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Le bon gouvernement ne dépend jamais des lois, mais des qualités personnelles de ceux qui gouvernent. La machine gouvernementale est toujours subordonnée à la volonté de ceux qui l’administrent. Il s’ensuit donc que l’élément le plus important de l’art du gouvernement est la méthode selon laquelle les chefs sont choisis.

Loi et Gouvernement,

Manuel de la Guilde Spatiale.


Pour quelle raison Alia souhaite-t-elle que je sois présente à la séance du matin ? se demanda Jessica. Ma réintégration dans le Conseil n’a pas encore été votée.

Elle se trouvait dans l’antichambre de la Grande Salle du Donjon. Sur tout autre monde qu’Arrakis, cette antichambre eût été la Grande Salle. Le pouvoir des Atréides, la concentration de la richesse et de la puissance avaient encore accru le gigantisme des constructions. Cette salle semblait habitée de toutes les craintes de Jessica. Elle haïssait son immense carrelage qui représentait la victoire de son fils sur Shaddam IV.

La porte de plastacier poli qui la séparait de la Grande Salle lui renvoyait son image et elle examina les signes du temps sur ses traits : des lignes infinies sillonnaient l’ovale de son visage et le regard de ses yeux indigo était plus dur. Elle se souvenait d’un temps où il y avait eu du blanc autour de ses prunelles bleues. Il lui fallait désormais les soins attentifs d’un coiffeur professionnel pour garder à sa chevelure ce lustre de bronze qu’elle avait eu. Son nez était demeuré petit, le dessin de sa bouche généreux et son corps était encore svelte, mais les muscles – même ceux d’une Bene Gesserit – avaient tendance à s’amollir avec le temps. Cela pouvait échapper à bien des humains qui disaient : « Vous n’avez changé en rien ! » Mais l’éducation Bene Gesserit était une arme à double tranchant : les changements les plus subtils de l’être échappaient difficilement à celles qui avaient été ainsi éduquées.

Et l’absence totale de changements chez Alia n’avait pas échappé à Jessica.

Javid, qui tenait le rôle d’huissier auprès d’Alia, était campé près de la grande porte en une attitude très officielle. Il y avait un sourire cynique sur sa figure ronde. Jessica le vit tel un djinn en robe. Aux yeux de Jessica, Javid était un paradoxe : un Fremen bien nourri.

Conscient de l’examen de Jessica, Javid haussa les épaules avec un sourire entendu. Ainsi qu’il l’avait prévu, son séjour dans le proche entourage de Jessica avait été bref. Il avait de la haine pour les Atréides mais il était l’homme d’Alia de plus d’une façon, si l’on en croyait les rumeurs.

Jessica nota sa réaction et pensa : Cet âge est celui du haussement d’épaules. Il sait que j’ai entendu toutes les histoires qui courent à son sujet et il ne s’en soucie point. Notre civilisation pourrait bien périr d’indifférence avant même que de succomber à une attaque de l’extérieur…

Les gardes que Gurney lui avait assignés avant de rejoindre les contrebandiers dans le désert n’avaient pas apprécié sa décision de venir seule. Mais Jessica se sentait étrangement en sécurité. S’il venait à quiconque l’idée de faire d’elle une martyre en ce lieu, Alia n’y survivrait pas. Et elle le savait.

Voyant que Jessica ne réagissait pas à son haussement d’épaules ni à son sourire, Javid toussota. Pour un Fremen, c’était une sorte de torture du larynx qui demandait une longue pratique. C’était comme un langage secret, et ainsi Javid venait de dire : « Nous comprenons l’absurdité de toute cette pompe, Ma Dame. N’est-ce point merveilleux ce que l’on peut faire croire aux humains ? »

Merveilleux ! se dit Jessica, mais il n’y eut pas le moindre reflet de cette pensée sur son visage.

L’antichambre était presque comble, maintenant que tous les suppliants du matin avaient reçu le droit d’entrer. Les portes extérieures avaient été refermées. Suppliants et serviteurs se tenaient à distance respectueuse de Jessica, mais ils pouvaient tous remarquer qu’elle portait la traditionnelle robe aba des Révérendes Mères. Ce qui allait susciter bien des questions. Elle n’arborait aucun insigne de la prêtrise de Muad’Dib. La foule bourdonnante partageait donc son attention entre Jessica et la petite porte dérobée par laquelle Alia ferait son entrée afin de les accueillir dans la Grande Salle. Il était évident pour Jessica que le vieux schéma qui définissait les pouvoirs de la Régence venait d’être quelque peu bousculé.

Et il m’a suffi de venir, se dit-elle. Pourtant, je ne suis venue que parce qu’Alia m’a invitée.

Tout en relevant les signes de trouble, Jessica prit conscience qu’Alia prolongeait délibérément cette attente afin de permettre aux courants subtils qui s’étaient formés de mieux se dessiner. Certainement, elle observait toute la scène par quelque regard secret. Il était peu de ruses de sa part qui fussent encore ignorées de Jessica. Au fil des minutes, Jessica mesurait à quel point elle avait eu raison d’accepter la mission des Sœurs.

« On ne peut permettre aux événements de suivre ce cours plus longtemps, lui avait déclaré le chef de la délégation Bene Gesserit. Assurément les signes du déclin n’ont pu vous échapper. A vous, surtout ! Nous savons pourquoi vous nous avez quittées, mais nous savons aussi comment vous avez été éduquée. Rien ne vous a été épargné. Vous êtes une adepte de la Panoplia Prophetica et vous devez savoir à quel moment le pourrissement d’une religion puissante nous menace toutes. »

Les lèvres serrées, Jessica avait réfléchi intensément, immobile devant la fenêtre, lisant les premières traces douces du printemps de Castel Caladan. Il lui déplaisait de donner ce cours logique à ses pensées. L’une des premières leçons du Bene Gesserit était de conserver une attitude d’interrogation méfiante envers tout ce qui s’habillait de logique. Mais les membres de la délégation le savaient, elles aussi.

L’air avait été si humide, ce matin-là, se rappela Jessica tout en promenant son regard dans l’antichambre. Si frais et si humide. Ici, l’air était moite, comme imprégné de sueur, et Jessica, découvrant le malaise qu’il provoquait en elle, songea : J’ai retrouvé mes sens Fremen. Oui, l’air était trop humide dans ce sietch-au-dessus-du-sol. Que faisait donc le Maître des Distilles ? Jamais Paul n’aurait toléré semblable négligence.

Javid, remarqua-t-elle, le visage lisse, l’air composé, le regard vif, ne semblait pas s’être aperçu de la moiteur anormale qui régnait dans l’antichambre. Une faute grave pour un natif d’Arrakis.

Les membres de la délégation Bene Gesserit lui avaient demandé si elle voulait des preuves de leurs allégations. Rageusement, elle leur avait cité un de leurs propres manuels : « Toutes les preuves conduisent inévitablement à des propositions qui n’ont pas de preuves ! Toutes choses sont connues parce que nous voulons croire en elles ! »

« Mais ces questions ont été soumises à des mentats ! » avait protesté le chef de la délégation.

Jessica lui avait adressé un regard de surprise.

« Je m’étonne que vous ayez atteint votre présente situation sans connaître encore les limitations des mentats. »

Les Sœurs s’étaient alors détendues. Apparemment, tout cela n’avait été qu’un test, qu’elle avait réussi. Elles avaient craint, bien sûr, qu’elle eût perdu tout contact avec les pouvoirs d’équilibre qui constituaient le noyau de l’éducation B.G.

Elle se fit plus attentive en voyant que Javid quittait son poste près de la porte pour s’approcher d’elle.

Il s’inclina.

« Ma Dame. Il m’apparaît qu’il se pourrait que vous n’ayez point entendu relater le dernier exploit du Prêcheur.

« Je reçois des rapports quotidiens sur tout ce qui se passe ici », répondit Jessica. Et elle se dit : Qu’il aille donc répéter ça à Alia !

Javid sourit.

« Alors vous savez qu’il se répand en invectives contre votre famille. La nuit dernière, il a prêché dans le faubourg sud et nul n’a osé porter la main sur lui. Bien sûr, vous savez pourquoi. »

« Parce qu’ils croient que mon fils est revenu parmi eux », dit-elle d’une voix lasse.

« Cette question n’a pas encore été soumise au mentat Idaho. Peut-être cela permettrait-il d’y répondre définitivement et de régler ce problème. »

Jessica songea : En voilà un qui ignore certainement les limitations des mentats, encore qu’il fasse porter des cornes à Duncan – en rêve, sinon en fait.

« Les mentats, dit-elle, partagent les faiblesses de ceux qui les utilisent. L’esprit de l’homme, comme celui de n’importe quel animal, est un résonateur. Il répond aux résonances de l’environnement. Le mentat a appris à étendre sa conscience sur différentes boucles parallèles de causalité et à induire de longues chaînes de conséquences à partir de ces boucles. »

Qu’il rumine ça !

« Ainsi, ce Prêcheur ne vous inquiète pas ? »

Le ton de Javid était tout à coup sombre et compassé.

« C’est un signe bienfaisant, dit-elle. Je ne veux pas qu’on l’importune. »

Javid ne s’était visiblement pas attendu à une réponse aussi tranchante. Il tenta vainement de sourire.

« Bien sûr, si vous insistez, le Conseil de l’église qui a défié votre fils s’inclinera devant votre volonté. Mais il est certain que quelque explication…»

« Peut-être préféreriez-vous que je vous explique, moi, comment je m’insère dans vos plans. »

Javid l’observa attentivement.

« Je ne vois aucune raison logique, Ma Dame, à votre refus de dénoncer ce Prêcheur. Il ne peut être votre fils. Je fais une demande raisonnable : dénoncez-le. »

Tout cela était préparé, songea-t-elle. Il suit les instructions d’Alia.

« Non », dit-elle.

« Mais il défie le nom de votre fils ! Il prêche des choses abominables, vitupère votre sainte fille. Il incite la populace à se tourner contre nous. Lorsqu’on le questionne, il ose dire que vous avez en vous la nature du Mal et que votre…»

« Il suffit de ces commérages ! Allez dire à Alia que je refuse. Depuis mon retour, je n’ai entendu que des histoires à propos de ce Prêcheur ! Il m’ennuie. »

« Ma Dame trouve-t-elle ennuyeux son dernier discours profane où il a dit que Ma Dame ne s’opposerait point à lui ? Et voici que, clairement, Ma Dame…»

« Même avec tout le mal que je porte en moi, je ne le dénoncerai pas. »

« Il n’y a pas là matière à plaisanterie, Ma Dame ! »

Jessica leva la main d’un geste irrité.

« Disposez ! » lança-t-elle d’une voix assez forte pour que chacun pût l’entendre et que Javid soit obligé de se retirer.

Ses yeux luisaient de colère, mais il s’inclina avec raideur et regagna son poste près de la porte.

Cette altercation, se dit Jessica, correspondait parfaitement aux observations qu’elle avait déjà faites. Lorsqu’il parlait d’Alia, la voix de Javid avait les accents rauques d’un amant, sans conteste. Les rumeurs étaient très certainement fondées. Alia avait laissé son existence dégénérer d’une façon terrible. Et Jessica, pour la première fois, fut gagnée par le soupçon qu’Alia pouvait être consentante à l’Abomination. Était-ce là l’expression d’un désir pervers d’autodestruction ? Car, cela ne faisait aucun doute, elle travaillait à sa fin et à l’effondrement du pouvoir né des enseignements de son frère.

De faibles signes de malaise devinrent apparents dans l’antichambre. Les aficionados du lieu devaient savoir quand Alia tardait trop et, maintenant, tous avaient pu entendre Jessica renvoyer péremptoirement le favori d’Alia.

Elle soupira. Elle sentait bien que son corps était entré ici d’abord, son âme rampant à la suite. Les mouvements des courtisans étaient si transparents ! Leur quête des personnages importants était comme la danse des épis sous le vent dans un champ de céréales. Les résidents informés de cet endroit fronçaient les sourcils et situaient pragmatiquement leurs voisins sur une échelle d’évaluation, selon leur importance. A l’évidence, Javid avait été touché par sa rebuffade. Bien peu lui adressaient la parole depuis cet instant. Mais les autres ! L’œil exercé de Jessica lui permettait de lire la cote de tous les satellites attendant l’arrivée de la vraie puissance.

Ils se défient de moi parce que je suis dangereuse. Alia a peur de moi et c’est cette odeur que je porte.

Elle regarda autour d’elle et les yeux se détournèrent. Ces gens étaient si sérieusement futiles qu’elle fut sur le point de se mettre à hurler contre leurs justifications toutes faites pour des existences sans but. Oh, si seulement le Prêcheur pouvait voir l’antichambre en cet instant !

Son attention fut attirée par une bribe de conversation proche. Un Prêtre, grand et maigre, s’adressait à sa coterie, formée, sans nul doute, des suppliants placés sous ses auspices.

« Souvent, je dois parler autrement que je pense, disait-il. On appelle cela : diplomatie. »

Les rires furent trop bruyants, et trop vite suspendus : certains, dans le groupe, voyaient que Jessica avait surpris ces paroles.

Celui-là, mon Duc l’aurait jeté dans l’oubliette la plus lointaine qu’il aurait pu trouver ! se dit Jessica. On ne peut pas dire que je sois revenue trop tôt !

Elle savait à présent que, sur la lointaine Caladan, elle avait vécu dans une capsule étanche que seuls les excès les plus outranciers d’Alia avaient réussi à percer. En cela, songea-t-elle, je n’ai fait que contribuer à mon existence rêvée. Caladan avait été comme une de ces frégates de première classe que les long-courriers de la Guilde emportaient dans leurs flancs et qui réagissaient à peine aux manœuvres les plus violentes.

Il est si séduisant de vivre en paix, pensa-t-elle.

Plus elle découvrait la cour d’Alia, plus elle éprouvait de sympathie pour les déclarations du Prêcheur qui lui avaient été rapportées. Oui, Paul aurait pu émettre de tels jugements en voyant ce qu’il était advenu de son royaume. Et Jessica se demanda ce que Gurney avait bien pu découvrir chez les contrebandiers.

Le jour de son retour, sa première réaction, en Arrakeen, avait été la plus juste. Lorsqu’elle était entrée dans la cité en compagnie de Javid, son attention avait été attirée par les écrans armés disposés autour des demeures, par les chemins et les allées lourdement gardés, les sentinelles vigilantes à chaque carrefour, les hautes murailles et les fondations épaisses qui annonçaient autant de profonds abris souterrains. Arrakeen était devenu un lieu hostile, assiégé, une cité folle et pharisienne à l’image dure.

Brusquement, la petite porte de l’antichambre s’ouvrit. Les prêtresses-amazones qui précédaient Alia jaillirent dans la pièce et formèrent un bouclier roide et mouvant, chacun de leurs mouvements suggérant une force réelle et terrifiante. Alia avait une expression composée et il n’y eut pas la moindre trace d’émotion sur ses traits lorsqu’elle posa son regard sur sa mère. Mais Jessica, tout comme elle, savait que l’heure de la bataille avait sonné.

Sur l’ordre de Javid, les portes gigantesques de la Grande Salle furent ouvertes dans un silence absolu qui évoquait de formidables énergies cachées.

Alia vint se placer au côté de sa mère tandis que les gardes se refermaient en rideau sur elles.

« Pouvons-nous entrer, mère ? » demanda-t-elle.

« Il est grand temps », dit Jessica. Et, lisant la joie dans les yeux d’Alia, elle se dit : Elle pense qu’elle peut me détruire et demeurer indemne ! Elle est folle !

Et elle se demanda soudain si ce n’était pas ce dont Duncan avait cherché à la prévenir en lui adressant ce message auquel elle avait été incapable de répondre tant il était énigmatique : « Danger. Je dois vous voir. » Le message avait été rédigé dans une variante de l’ancien Chakobsa, où le mot particulier choisi pour désigner le danger signifiait complot.

Je dois le voir immédiatement, dès que je regagnerai le Sietch Tabr, décida Jessica.

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