Levy Marc - les enfants de la liberté Marc Levy
LES ENFANTS DE LA LIBERTÉ
DU MEME AUTEUR
Marc Levy
chez le même éditeur
Et si c'était vrai..., roman, 2000
Où es-tu ?, roman, 2001
Sept jours pour une éternité..., roman, 2003
La Prochaine Fois, roman, 2004
Vous revoir, roman, 2005
Mes amis Mes amours, roman, 2006
LES ENFANTS
DE LA LIBERTÉ
roman
ROBERT LAFFONT
J'aime bien ce verbe « résister ».
Résister, à ce qui nous emprisonne, aux préjugés, aux jugements hâtifs, à l'envie de juger, à tout ce qui est mauvais en nous et ne demande qu'à s'exprimer, à l'envie d'abandonner, au besoin de se faire plaindre, au besoin de parler de soi au détriment de l'autre, aux modes, aux ambitions malsaines, au désarroi ambiant.
Résister, et... sourire.
Emma DANCOURT
Éditions Robert Laffont, S.A., Susanna Lea Associates, Paris, 2007
ISBN 978-2-221-1071S-3
A mon père,
à son frère Claude,
à tous les enfants de la liberté.
À mon fils
et à toi mon amour.
Je vais t'aimer demain, aujourd'hui je ne te connais pas encore. J'ai commencé par descendre l'escalier du vieil immeuble que j'habitais, le pas un peu pressé, je te l'avoue. Au rez-de-chaussée, ma main, qui avait serré la rambarde, sentait la cire d'abeille que la concierge appliquait méthodique-ment jusqu'au coude du deuxième palier les lundis et puis vers les derniers étages les jeudis. Malgré la lumière qui dorait les façades, le trottoir était encore moiré de la pluie du petit matin. Dire que sur ces pas légers, je ne savais encore rien, j'ignorais tout de toi, toi qui me donnerais sûrement un jour le plus beau cadeau que la vie fait aux hommes.
Je suis entré dans le petit café de la rue Saint-Paul, j'avais du temps dans mes poches. Trois au comptoir, nous étions peu à être riches de cela ce matin de printemps. Et puis, les mains derrière sa gabardine, mon père est entré, il s'est accoudé au zinc comme s'il ne m'avait pas vu, une façon d'élé-
gance bien à lui. Il a commandé un café serré et j'ai pu voir le sourire qu'il me cachait tant bien que mal, plutôt mal. D'un tapotement sur le comptoir, il m'a indiqué que la salle était « tranquille », que je pouvais enfin me rapprocher. J'ai senti, en frôlant sa veste, sa force, le poids de la tristesse qui écrasait ses épaules. Il m'a demandé si j'étais « toujours sûr ». Je n'étais sûr de rien, mais j'ai hoché la tête. Alors il a poussé sa tasse très discrètement. Sous la soucoupe, il y avait un billet de cinquante francs. J'ai refusé, mais il a serré très fort les mâchoires et grommelé que, pour faire la guerre, il fallait avoir le ventre plein. J'ai pris le billet et, à son regard, j'ai compris qu'il fallait maintenant que je parte. J'ai rajusté ma Page 1
Levy Marc - les enfants de la liberté casquette, ouvert la porte du café et remonté la rue.
En longeant la vitrine, j'ai regardé mon père à l'intérieur du bar, un petit regard volé, comme ça ; lui m'a offert son ultime sourire, pour me faire signe que mon col était mal ajusté.
Il y avait dans ses yeux une urgence que je mettrais des années à comprendre, mais il me suffit aujourd'hui encore de fermer les miens en pensant à lui, pour que son dernier visage me revienne, intact. Je sais que mon père était triste de mon départ, je devine aussi qu'il pressentait que nous ne nous reverrions plus. Ce n'était pas sa mort qu'il avait imaginée, mais la mienne.
Je repense à ce moment au café des Tourneurs.
Cela doit demander beaucoup de courage à un homme d'enterrer son fils alors qu'il prend un café-
chicorée juste à côté de lui, de rester dans le silence et de ne pas lui dire « Tu rentres à la maison tout de suite et tu vas faire tes devoirs ».
Un an plus tôt, ma mère était allée chercher nos étoiles jaunes au commissariat. C'était pour nous le signal de l'exode et nous partions à Toulouse. Mon père était tailleur et jamais il ne coudrait cette saloperie sur un bout d'étoffe.
Ce 21 mars 1943, j'ai dix-huit ans, je suis monté dans le tramway et je pars vers une station qui ne figure sur aucun plan : je vais chercher le maquis.
Il y a dix minutes je m'appelais encore Raymond, depuis que je suis descendu au terminus de la ligne 12, je m'appelle Jeannot. Jeannot sans nom. À ce moment encore doux de la journée, des tas de gens dans mon monde ne savent pas ce qui va leur arriver. Papa et maman ignorent que bientôt on va leur tatouer un numéro sur le bras, maman ne sait pas que sur un quai de gare, on va la séparer de cet homme qu'elle aime presque plus que nous.
Moi je ne sais pas non plus que dans dix ans, je reconnaîtrai, dans un tas de paires de lunettes de près de cinq mètres de haut, au Mémorial d'Auschwitz, la monture que mon père avait rangée dans la poche haute de sa veste, la dernière fois que je l'ai vu au café des Tourneurs. Mon petit frère Claude ne sait pas que bientôt je passerai le chercher, et que s'il n'avait pas dit oui, si nous n'avions pas été deux à traverser ces années-là, aucun de nous n'aurait survécu. Mes sept camarades, Jacques, Boris, Rosine, Ernest, François, Marius, Enzo, ne savent pas qu'ils vont mourir en criant « Vive la France », et presque tous avec un accent étranger.
Je me doute bien que ma pensée est confuse
,
PREMIERE PARIIE
que les mots se bousculent dans ma tête, mais à partir de ce lundi midi et pendant deux ans, sans cesse mon cœur va battre dans ma poitrine au rythme que lui impose la peur ; j'ai eu peur pendant deux ans, je me réveille encore parfois la nuit avec cette foutue sensation. Mais tu dors à côté de moi mon amour, même si je ne le sais pas encore. Alors voilà un petit bout de l'histoire de Charles, Claude, Alonso, Catherine, Sophie, Rosine, Marc, Emile, Robert, mes copains, espagnols, italiens, polonais, hongrois, roumains, les enfants de la liberté.
1.
Il faut que tu comprennes le contexte dans lequel nous vivions, c'est important un contexte, pour une phrase par exemple. Sortie de son contexte elle change souvent de sens, et pendant les années qui viendront, tant de phrases seront sorties Page 2
Levy Marc - les enfants de la liberté de leur contexte pour juger de façon partiale et mieux condamner. C'est une habitude qui ne se perdra pas.
Aux premiers jours de septembre, les armées d'Hitler avaient envahi la Pologne, la France avait déclaré la guerre et personne ici ou là ne doutait que nos troupes repousseraient l'ennemi aux frontières. La Belgique avait été balayée par la déferlante des divisions de blindés allemands, et en quelques semaines cent mille de nos soldats mourraient sur les champs de bataille du Nord et de la Somme.
Le maréchal Pétain fut nommé à la tête du gouvernement ; le surlendemain, un général qui refusait la défaite lançait un appel à la résistance depuis Londres. Pétain préféra signer la reddition de tous nos espoirs. Nous avions perdu la guerre si vite.
En faisant allégeance à l'Allemagne nazie, le maréchal Pétain entraînait la France dans une des périodes les plus sombres de son histoire. La république fut abolie au profit de ce que l'on appellerait dorénavant l'État français. La carte fut barrée d'une ligne horizontale et la nation séparée en deux zones, l'une au nord, occupée, et l'autre au sud, dite libre.
Mais la liberté y était toute relative. Chaque jour voyait paraître son lot de décrets, acculant à la pré-
carité deux millions d'hommes, de femmes et d'enfants étrangers qui vivaient en France dépourvus désormais de droits : celui d'exercer leur métier, d'aller à l'école, de circuler librement et bientôt, très bientôt, celui d'exister tout simplement.
Ces étrangers qui venaient de Pologne, de Rou-manie, de Hongrie, ces réfugiés espagnols ou italiens, la nation devenue amnésique en avait pourtant eu sacrement besoin. Il avait bien fallu repeupler une France privée, vingt-cinq ans plus tôt, d'un million et demi d'hommes, morts dans les tranchées de la Grande Guerre. Étrangers, c'était le cas de presque tous mes copains, et chacun avait subi les répressions, les exactions perpétrées dans son pays depuis plusieurs années. Les démocrates allemands savaient qui était Hitler, les combattants de la guerre d'Espagne connaissaient la dictature de Franco, ceux d'Italie, le fascisme de Mussolini. Ils avaient été les premiers témoins de toutes les haines, de toutes les intolérances, de cette pandémie qui infestait l'Europe, avec son terrible cortège de morts et de misère.
Tous savaient déjà que la défaite n'était qu'un avant-goût, le pire était encore à venir. Mais qui aurait voulu écouter les porteurs de mauvaises nouvelles ?
Aujourd'hui, la France n'avait plus besoin d'eux.
Alors ces exilés, venus de l'Est ou du Sud, étaient arrêtés et internés dans des camps.
Le maréchal Pétain n'avait pas seulement renoncé, il allait pactiser avec les dictateurs d'Europe, et dans notre pays qui s'endormait autour de ce vieillard, se pressaient déjà chef de gouvernement, ministres, préfets, juges, gendarmes, policiers, miliciens, plus zélés les uns que les autres dans leurs terribles besognes.
2.
Tout a commencé comme un jeu d'enfants, il y a trois ans, le 10 novembre 1940. Le triste maréchal de France, entouré de quelques préfets aux lauriers d'argent, entamait par Toulouse le tour de la zone libre d'un pays pourtant prisonnier de sa défaite.
Étrange paradoxe que ces foules désemparées, émerveillées en regardant se lever le bâton du Page 3
Levy Marc - les enfants de la liberté Maréchal, sceptre d'un ancien chef revenu au pouvoir et porteur d'un ordre nouveau. Mais l'ordre nouveau de Pétain serait un ordre de misère, de ségré-
gation, de dénonciations, d'exclusions, de meurtres et de barbarie.
Parmi ceux qui formeraient bientôt notre brigade, certains connaissaient les camps d'enfermement, où le gouvernement français avait fait parquer tous ceux qui avaient le tort d'être étrangers, juifs ou communistes. Et dans ces camps du Sud-Ouest, qu'il s'agisse de Gurs, d'Argelès, de Noé ou de Rivesaltes, la vie était abominable. Autant te dire que pour qui y avait des amis, des membres de sa famille prisonniers, la venue du Maréchal était vécue comme un ultime assaut au peu de liberté qu'il nous restait.
Et puisque la population se préparait à l'acclamer, ce Maréchal, il fallait sonner notre tocsin, réveiller les gens de cette peur si dangereuse, celle qui gagne les foules et les conduit à baisser les bras, à accepter n'importe quoi ; à se taire avec pour seule excuse à la lâcheté que le voisin fait de même et que si le voisin fait de même, c'est donc ainsi qu'il faut faire.
Pour Gaussât, un des meilleurs amis de mon petit frère, comme pour Bertrand, Clouet ou Delà-
court, il n'est pas question de baisser les bras, pas question de se taire, et la sinistre parade qui va se dérouler dans les rues de Toulouse sera le terrain d'une déclaration magistrale.
Ce qui compte aujourd'hui, c'est que des mots de vérité, quelques mots de courage et de dignité pleuvent sur le cortège. Un texte gauchement écrit, mais qui dénonce quand même ce qui se doit d'être dénoncé ; et puis qu'importe ce que dit le texte ou ce qu'il ne dit pas. Reste à imaginer le moyen par lequel les tracts seront le plus largement balancés, sans se faire aussitôt arrêter par les forces de l'ordre.
Mais les copains ont bien pensé le coup.
Quelques heures avant le défilé, ils traversent la place Esquirol. Ils ont les bras chargés de paquets.
La police est déployée, mais qui se soucie de ces adolescents à l'allure innocente ? Les voici au bon endroit, un immeuble à l'angle de la rue de Metz.
Alors, tous les quatre se glissent dans la cage d'escalier et grimpent jusqu'au toit en espérant qu'aucune vigie ne s'y trouvera. L'horizon est libre et la ville s'étend à leurs pieds.
Gaussat assemble le mécanisme que ses copains et lui ont conçu. Au bord du toit, une planchette repose sur un petit tréteau, prête à basculer comme une balançoire. D'un côté ils posent la pile de tracts qu'ils ont tapés à la machine, de l'autre côté un bidon plein d'eau. Au bas du récipient, un petit trou et voilà l'eau qui file dans les gouttières tandis qu'eux filent déjà vers la rue.
La voiture du Maréchal approche, Gaussat lève la tête et sourit. La limousine décapotable remonte lentement la rue. Sur le toit, le bidon est presque vide, il ne pèse plus rien ; alors la planche bascule et les tracts voltigent. Ce 10 novembre 1940 sera le premier automne du maréchal félon. Regarde le ciel, les feuilles virevoltent et, comble de bonheur pour ces gavroches au courage improvisé, quelques-unes viennent se poser sur la visière du maréchal Pétain. La foule se baisse et ramasse les tracts. La confusion est totale, la police court dans tous les sens et ceux qui croient voir ces gamins acclamer comme Page 4
Levy Marc - les enfants de la liberté tous les autres le cortège ignorent que c'est leur première victoire qu'ils célèbrent.
Ils se sont dispersés et chacun maintenant s'éloigne. En rentrant chez lui ce soir-là, Gaussat ne peut imaginer que trois jours plus tard, dénoncé, il sera arrêté et passera deux ans dans les geôles de la centrale de Nîmes. Delacourt ne sait pas que dans quelques mois il sera abattu par des policiers français, dans une église d'Agen où, pourchassé, il s'était réfugié ; Clouet ignore que, l'an prochain, il sera fusillé à Lyon ; quant à Bertrand personne ne retrouvera le coin de champ sous lequel il repose.
En sortant de prison, Gaussat, les poumons bouffés par la tuberculose, rejoindra le maquis. Arrêté à nouveau, il sera cette fois déporté. Il avait vingt-deux ans quand il est mort à Buchenwald.
Tu vois, pour nos copains, tout a commencé comme un jeu d'enfants, un jeu d'enfants qui n'auront jamais eu le temps de devenir adultes.
C'est d'eux dont il faut que je te parle, Marcel Langer, Jan Gerhard, Jacques Insel, Charles Michalak, José Linarez Diaz, Stefan Barsony, de tous ceux qui les rejoindront au fil des mois qui suivront.
Ce sont eux les premiers enfants de la liberté, ceux qui ont fondé la 35e brigade. Pourquoi ? Pour résister ! C'est leur histoire qui compte, pas la mienne, et pardonne-moi si parfois ma mémoire s'égare, si je suis confus ou me trompe de nom.
Qu'importent les noms, a dit un jour mon copain Urman, nous étions peu nombreux et, au fond, nous n'étions qu'un. Nous vivions dans la peur, dans la clandestinité, nous ne savions pas de quoi chaque lendemain serait fait, et il est toujours difficile de rouvrir aujourd'hui la mémoire d'une seule de ces journées.
3.
Crois-moi sur parole, la guerre n'a jamais ressemblé à un film, aucun de mes copains n'avait la tête de Robert Mitchum, et si Odette avait eu ne serait-ce que les jambes de Lauren Bacall, j'aurais probablement essayé de l'embrasser au lieu d'hésiter comme un con devant le cinéma. D'autant que c'était la veille de l'après-midi où deux nazis l'ont abattue au coin de la rue des Acacias. Depuis, je n'aime pas les acacias.
Le plus dur, je sais que c'est difficile à croire, fut de trouver la Résistance.
Depuis la disparition de Gaussat et de ses copains, mon petit frère et moi broyions du noir. Au lycée, entre les réflexions antisémites du prof d'histoire-géo et les sarcasmes des élèves de philo avec lesquels on se battait, la vie n'était pas très marrante.
Je passais mes soirées devant le poste de radio, à guetter les nouvelles de Londres. À la rentrée, nous avions trouvé sur nos pupitres des petits feuillets titrés « Combat ». J'avais vu le garçon qui sortait en douce de la classe ; c'était un réfugié alsacien nommé Bergholtz. J'ai couru à toutes jambes pour le rejoindre dans la cour, pour lui dire que je voulais faire comme lui, distribuer des tracts pour la Résistance. Il a rigolé quand j'ai dit ça, mais je suis quand même devenu son second. Et les jours suivants, en sortant de cours, je l'attendais sur le trottoir. Dès qu'il arrivait au coin de la rue, je me mettais en marche, et lui accélérait le pas pour me rejoindre.
Ensemble, nous glissions des journaux gaullistes dans les boîtes aux lettres, parfois nous les jetions Page 5
Levy Marc - les enfants de la liberté des plates-formes de tramway avant de sauter en marche et de décamper.
Un soir, Bergholtz n'apparut pas à la sortie du lycée, et le lendemain non plus...
Désormais, à la fin de la classe, avec mon petit frère Claude, nous prenions le petit train qui longeait la route de Moissac. En cachette, nous nous rendions au « Manoir ». C'était une grande demeure où vivaient cachés une trentaine d'enfants dont les parents avaient été déportés ; des éclaireuses-scouts les avaient recueillis et prenaient soin d'eux. Claude et moi allions y biner le potager, parfois nous donnions des cours de maths et de français aux plus jeunes. Chaque jour passé au Manoir, j'en profitais pour supplier Josette, la directrice, de me filer un tuyau qui me permettrait de rejoindre la Résistance, et chaque fois, elle me regardait en levant les yeux au ciel, faisant mine de ne pas savoir de quoi je lui parlais.
Mais un jour, Josette m'a pris à part dans son bureau.
- Je crois que j'ai quelque chose pour toi.
Rends-toi devant le 25 de la rue Bayard, à deux heures de l'après-midi. Un passant te demandera l'heure. Tu lui répondras que ta montre ne marche pas. S'il te dit « Vous ne seriez pas Jeannot ? » c'est que ce type est le bon.
Et c'est comme cela que ça s'est passé...
J'ai emmené mon petit frère et nous avons rencontré Jacques devant le 25 de la rue Bayard, à Toulouse.
Il est entré dans la rue, en manteau gris et chapeau de feutre, une pipe au coin des lèvres. Il a jeté son journal dans la corbeille fixée au lampa-daire ; je ne l'ai pas récupéré parce que ce n'était pas la consigne. La consigne, c'était d'attendre qu'il me demande l'heure. Il s'est arrêté à notre hauteur, nous a toisés et quand je lui ai répondu que ma montre ne marchait pas, il a dit s'appeler Jacques et a demandé lequel de nous deux était Jeannot. J'ai fait aussitôt un pas en avant puisque Jeannot, c'était moi.
Jacques recrutait lui-même les partisans. Il ne faisait confiance à personne et il avait raison. Je sais que ce n'est pas très généreux de dire ça, mais il faut se remettre dans le contexte.
À ce moment-là, je ne savais pas que dans quelques jours, un résistant qui s'appelait Marcel Langer serait condamné à mort à cause d'un procureur français qui avait demandé sa tête et l'avait obtenue. Et personne en France, zone libre ou pas, ne se doutait qu'après que l'un des nôtres eut descendu ce procureur en bas de chez lui, un dimanche, alors qu'il allait à la messe, plus aucune Cour de justice n'oserait demander la tête d'un partisan arrêté.
Je ne savais pas non plus que j'irais abattre un salopard, haut responsable de la Milice, dénon-ciateur et assassin de tant de jeunes résistants. Le milicien en question n'a jamais su que sa mort n'avait tenu qu'à un fil. Que j'ai eu tellement peur de tirer que j'aurais pu me pisser dessus, que j'ai failli lâcher mon arme et que si cette ordure n'avait pas dit « Pitié », lui qui n'en avait eu pour personne, je n'aurais pas été assez en colère pour le descendre de cinq balles dans le ventre.
On a tué. J'ai mis des années à le dire, on n'oublie jamais le visage de quelqu'un sur qui on va Page 6
Levy Marc - les enfants de la liberté tirer. Mais nous n'avons jamais abattu un innocent, pas même un imbécile. Je le sais, mes enfants le sauront aussi, c'est ça qui compte.
Pour l'instant, Jacques me regarde, me jauge, me renifle presque comme un animal, il se fie à son instinct et puis il se campe devant moi ; ce qu'il va dire dans deux minutes fera basculer ma vie :
- Qu'est-ce que tu veux exactement ?
- Rejoindre Londres.
- Alors je ne peux rien faire pour toi, dit Jacques. Londres c'est loin et je n'ai aucun contact.
Je m'attendais à ce qu'il me tourne le dos et s'en aille mais Jacques reste devant moi. Son regard ne me quitte pas, je tente une seconde chance.
- Pouvez-vous me mettre en contact avec les maquisards ? Je voudrais aller me battre avec eux.
- Ça aussi c'est impossible, reprend Jacques en rallumant sa pipe.
- Pourquoi ?
- Parce que tu dis que tu veux te battre. On ne se bat pas dans le maquis ; au mieux on récupère des colis, on passe des messages, mais la résistance y est encore passive. Si tu veux te battre, c'est avec nous.
- Nous ?
- Es-tu prêt à combattre dans les rues ?
- Ce que je veux, c'est tuer un nazi avant de mourir. Je veux un revolver.
J'avais dit ça d'un air fier. Jacques a éclaté de rire. Moi, je ne comprenais pas ce qu'il y avait de drôle, je trouvais même cela plutôt dramatique ! Justement, c'est ce qui avait fait rigoler Jacques.
- Tu as lu trop de livres, il va falloir qu'on t'apprenne à te servir de ta tête.
Sa remarque paternaliste m'avait un peu vexé, mais pas question qu'il s'en aperçoive. Voilà des mois que je tentais d'établir un contact avec la Résistance et j'étais en train de tout gâcher.
Je cherche des mots justes qui ne viennent pas, un propos qui témoigne que je suis quelqu'un sur qui les partisans pourront compter. Jacques me devine, il sourit, et dans ses yeux, je vois soudain comme une étincelle de tendresse.
- Nous ne nous battons pas pour mourir, mais pour la vie, tu comprends ?
Cela n'a l'air de rien, mais cette phrase, je l'ai reçue comme un coup de poing. C'étaient là les premières paroles d'espoir que j'entendais depuis le début de la guerre, depuis que je vivais sans droits, sans statut, dépourvu de toute identité dans ce pays qui était le mien, hier encore. Mon père me manque, ma famille aussi. Que s'est-il passé ? Autour de moi tout s'est évanoui, on a volé ma vie, simplement parce que je suis juif et que cela suffit à des tas de gens pour me vouloir mort.
Derrière moi, mon petit frère attend. Il se doute que quelque chose d'important se joue, alors il toussote pour rappeler qu'il est là lui aussi. Jacques pose sa main sur mon épaule.
- Viens, ne restons pas ici. Une des premières choses que tu dois apprendre, c'est à ne jamais rester immobile, c'est ainsi qu'on se fait repérer. Un gars qui attend dans la rue, par les temps qui courent, c'est toujours louche.
Et nous voilà marchant le long d'un trottoir dans une ruelle sombre, avec Claude qui nous emboîte le pas.
- J'ai peut-être du travail pour vous. Ce soir, vous irez dormir au 15 rue du Ruisseau, chez la mère Page 7
Levy Marc - les enfants de la liberté Dublanc, elle sera votre logeuse. Vous lui direz que vous êtes tous les deux étudiants. Elle te demandera certainement ce qui est arrivé à Jérôme. Réponds que vous prenez sa place, qu'il est parti retrouver sa famille dans le Nord.
Je devinais là un sésame qui nous donnerait l'accès à un toit et, qui sait, peut-être même à une chambre chauffée. Alors, prenant mon rôle très au sérieux, j'ai demandé qui était ce Jérôme, histoire d'être au point si la mère Dublanc cherchait à en savoir plus sur ses nouveaux locataires. Jacques m'a aussitôt ramené à une réalité plus crue.
- Il est mort avant-hier, à deux rues d'ici. Et si la réponse à ma question « Veux-tu entrer au contact direct de la guerre ? » est toujours oui, alors disons que c'est celui que tu remplaces. Ce soir, quelqu'un frappera à ta porte. Il te dira qu'il vient de la part de Jacques.
Avec un tel accent, je savais bien que ce n'était pas son véritable prénom, mais je savais aussi que lorsqu'on entrait dans la Résistance, votre vie d'avant n'existait plus, et votre nom disparaissait avec.
Jacques m'a glissé une enveloppe dans la main.
- Tant que tu paieras le loyer, la mère Dublanc ne posera pas de questions. Allez vous faire photo-graphier, il y a une cabine à la gare. Barrez-vous, maintenant. Nous aurons l'occasion de nous revoir.
Jacques a continué son chemin. Au coin de la ruelle, sa longue silhouette s'est effacée dans la bruine.
- On y va ? a dit Claude.
J'ai emmené mon frère dans un café et nous avons pris juste de quoi nous réchauffer. Attablé contre la vitrine, je regardais le tramway remonter la grande rue.
- Tu es sûr ? a demandé Claude, en approchant ses lèvres de la tasse fumante.
- Et toi ?
- Moi je suis sûr que je vais mourir, à part ça, je ne sais pas.
- Si nous entrons dans la Résistance, c'est pour vivre, pas pour mourir. Tu comprends ?
- D'où sors-tu une chose pareille ?
- C'est Jacques qui me l'a dit tout à l'heure.
- Alors si Jacques le dit...
Et puis un long silence s'est installé. Deux miliciens sont entrés dans la salle, ils se sont assis sans nous prêter attention. Je redoutais que Claude ne fasse une connerie, mais il s'est contenté de hausser les épaules. Son estomac gargouillait.
- J'ai faim, a-t-il dit. Je n'en peux plus d'avoir faim.
J'avais honte d'avoir face à moi un gamin de dix-sept ans qui ne mangeait pas à sa faim, honte de mon impuissance ; mais ce soir nous entrerions peut-
être enfin dans la Résistance et alors, j'en étais certain, les choses finiraient par changer. Le printemps reviendra, dirait un jour Jacques, alors, un jour, j'emmènerai mon petit frère dans une boulan-gerie, je lui offrirai toutes les pâtisseries du monde qu'il dévorera jusqu'à n'en plus pouvoir, et ce printemps-là sera le plus beau de ma vie.
Nous avons quitté le troquet et, après une courte halte dans le hall de la gare, nous sommes allés à l'adresse que Jacques nous avait indiquée.
La mère Dublanc n'a pas posé de questions. Elle a juste dit que Jérôme ne devait pas beaucoup tenir à ses affaires pour partir comme ça. Je lui ai remis Page 8
Levy Marc - les enfants de la liberté l'argent et elle m'a confié la clé d'une chambre au rez-de-chaussée qui donnait sur la rue.
- C'est pour une seule personne ! a-t-elle ajouté.
J'ai expliqué que Claude était mon petit frère, qu'il était là en visite pour quelques jours. Je crois que la mère Dublanc se doutait un peu que nous n'étions pas étudiants, mais tant qu'on lui réglait son loyer, la vie de ses locataires ne la regardait pas. La chambre ne payait pas de mine, une vieille literie, un broc d'eau et une cuvette. Les besoins se faisaient dans un réduit au fond du jardin.
Nous avons attendu le reste de l'après-midi. A la tombée du jour, on a frappé à la porte. Pas de cette façon qui vous fait sursauter, pas ce cognement assuré de la Milice quand elle vient vous arrêter, juste deux petits coups contre le chambranle. Claude a ouvert. Emile est entré et j'ai tout de suite senti que nous allions nous lier d'amitié.
Emile n'est pas très grand et il déteste qu'on dise qu'il est petit. Voilà un an qu'il est entré dans la clandestinité et tout dans son attitude montre son accoutumance à la chose. Emile est calme, il arbore un drôle de sourire, comme si plus rien n'avait d'importance.
À dix ans, il a fui la Pologne parce qu'on y persé-
cutait les siens. À quinze ans à peine, en regardant les armées d'Hitler défiler dans Paris, Emile a compris que ceux qui avaient déjà voulu lui confisquer sa vie dans son pays étaient venus jusqu'ici finir leur sale besogne. Ses yeux de gamin se sont écarquillés sans qu'il puisse jamais tout à fait les refermer. C'est peut-être ce qui lui donne ce drôle de sourire ; non, Emile n'est pas petit, il est trapu.
C'est sa concierge qui l'a sauvé, Emile. Il faut dire que dans cette France triste, il y avait des chouettes logeuses, de celles qui nous regardaient autrement, qui n'acceptaient pas que l'on tue de braves gens, juste parce que leur religion était diffé-
rente. Des femmes qui n'avaient pas oublié que, métèque ou pas, un enfant c'est sacré.
Le père d'Emile avait reçu la lettre de la pré-
fecture qui l'obligeait à aller acheter les étoiles jaunes à coudre sur les manteaux, à hauteur de la poitrine, de façon bien visible, disait l'avis. À
l'époque, Emile et sa famille vivaient à Paris, rue Sainte-Marthe, dans le Xe arrondissement. Le père d'Emile était allé au commissariat de l'avenue Vel-lefaux ; il avait quatre enfants, on lui avait donc remis quatre étoiles, plus une pour lui et une autre pour sa femme. Le père d'Emile avait payé les étoiles et il était rentré chez lui, la tête basse, comme un animal qu'on aurait marqué au fer rouge. Emile a porté son étoile, et puis les rafles ont commencé. Il avait beau s'insurger, dire à son père d'arracher cette saloperie, rien n'y faisait. Le père d'Emile était un homme qui vivait dans la légalité, et puis il avait confiance dans ce pays qui l'avait accueilli ; ici, on ne pouvait rien faire de mal aux honnêtes gens.
Emile avait trouvé à se loger dans une petite chambre de bonne sous les toits. Un jour, comme il descendait, sa concierge s'était précipitée derrière lui.
- Remonte tout de suite, ils arrêtent tous les juifs dans les rues, la police est partout. Ils sont devenus fous. Emile, monte vite te cacher.
Elle lui a dit de fermer sa porte et de ne répondre à personne, elle lui apporterait de quoi Page 9
Levy Marc - les enfants de la liberté manger. Quelques jours plus tard, Emile est sorti sans son étoile. Il est retourné rue Sainte-Marthe, mais dans l'appartement de ses parents, il n'y avait plus personne ; ni son père, ni sa mère, ni ses deux petites sœurs, celle de six ans, l'autre de quinze, pas même son frère qu'il avait pourtant supplié de rester avec lui, de ne pas retourner dans l'appartement de la rue Sainte-Marthe.
Emile n'avait plus personne ; tous ses amis avaient été arrêtés ; deux d'entre eux, qui avaient participé à une manif à la porte Saint-Martin, avaient réussi à cavaler par la rue de Lancry quand des soldats allemands à moto avaient mitraillé le cortège ; mais ils s'étaient fait rattraper. Ils avaient fini fusillés contre un mur. Un résistant connu sous le nom de Fabien avait, en représailles, abattu le lendemain un officier ennemi sur le quai de métro de la station Barbes, mais les deux copains d'Emile n'avaient pas ressuscité pour autant.
Non, Emile n'avait plus personne, à part André, un ultime camarade avec lequel il avait pris quelques cours de comptabilité. Alors il était allé le voir, pour chercher un peu d'aide. C'est la mère d'André qui lui avait ouvert la porte. Et quand Emile lui avait annoncé que sa famille avait été raflée, qu'il était tout seul, elle avait pris l'acte de naissance de son fils, l'avait donné à Emile en lui conseillant de quitter Paris au plus vite. « Vous en ferez ce que vous pourrez, peut-être même obtiendrez-vous une carte d'identité. » Le nom de famille d'André c'était Berté, il n'était pas juif, le certificat était un sauf-conduit en or.
Gare d'Austerlitz, Emile a attendu que soit formé sur le quai le train qui partait pour Toulouse.
Là-bas, il avait un oncle. Puis il est monté dans un wagon et s'est caché sous une banquette, sans bouger. Dans le compartiment, les voyageurs ignoraient que derrière leurs pieds était tapi un môme qui avait peur pour sa vie.
Le convoi s'est ébranlé, Emile est resté planqué, immobile, pendant des heures. Quand le train a franchi la zone libre, Emile a quitté sa cachette. Les passagers ont fait une drôle de tête en voyant ce gamin qui sortait de nulle part ; il a avoué qu'il n'avait pas de papiers ; un homme lui a dit de retourner aussitôt dans sa planque, il avait l'habitude du trajet et les gendarmes ne tarderaient pas à faire un autre contrôle. Il le préviendrait quand il pourrait sortir.
Tu vois, dans cette France triste, il y avait non seulement des concierges et des logeuses formidables, mais aussi des mères généreuses, des voyageurs épatants, des gens anonymes qui résistaient à leur manière, des gens anonymes qui refusaient de faire comme le voisin, des gens anonymes qui dérogeaient aux règles puisqu'elles étaient indignes.
C'est dans cette chambre que me loue la mère Dublanc depuis quelques heures qu'Emile vient d'entrer, avec toute son histoire, avec tout son passé.
Et même si je ne la connais pas encore, l'histoire d'Emile, je sais pourtant à son regard que nous allons bien nous entendre.
- Alors c'est toi le nouveau ? demande-t-il.
- C'est nous, reprend mon petit frère qui en a marre qu'on fasse comme s'il n'était pas là.
- Vous avez les photos ? questionne Emile.
Et il sort de sa poche deux cartes d'identité, des tickets de rationnement et un tampon. Les papiers Page 10
Levy Marc - les enfants de la liberté établis, il se lève, retourne la chaise et se rassied à califourchon.
- Parlons de ta première mission. Enfin, puisque vous êtes deux, disons de votre première mission.
Mon frère a les yeux qui pétillent, je ne sais pas si c'est la faim qui taraude son estomac sans relâche ou l'appétit nouveau d'une promesse d'action, mais je le vois bien, ses yeux pétillent.
- Il va falloir aller voler des vélos, dit Emile.
Claude retourne vers le lit, la mine défaite.
- C'est ça faire de la résistance ? C'est piquer des bicyclettes ? J'ai fait tout ce trajet pour que l'on me demande d'être un voleur ?
- Parce que tu crois que les actions, tu vas les faire en voiture ? La bicyclette, c'est le meilleur ami du résistant. Réfléchis deux secondes, si ce n'est pas trop te demander. Personne ne prête attention à un homme à vélo ; tu es juste un type qui rentre de l'usine ou qui part au travail selon l'heure. Un cycliste se fond dans la foule, il est mobile, se faufile partout. Tu fais ton coup, tu te tires à vélo, et alors que les gens comprennent à peine ce qui vient de se passer, toi tu es déjà à l'autre bout de la ville. Donc si tu veux que l'on te confie des missions importantes, commence par aller piquer ta bicyclette !
Voilà, la leçon venait d'être dite. Restait à savoir où on irait piquer les vélos. Emile a dû devancer ma question. Il avait déjà fait un repérage et nous indiqua le couloir d'un immeuble où dormaient trois bicyclettes, jamais attachées. Il nous fallait agir tout de suite ; si tout se passait bien, nous devions le retrouver en début de soirée chez un copain dont il me demandait d'apprendre l'adresse par cœur.
C'était à quelques kilomètres, dans la banlieue de Toulouse, une petite gare désaffectée du quartier de Loubers. « Dépêchez-vous, avait insisté Emile, il faudra que vous soyez là-bas avant le couvre-feu. »
C'était le printemps, la nuit ne tomberait pas avant plusieurs heures et l'immeuble aux vélos n'était pas loin d'ici. Emile est parti et mon petit frère conti-nuait à faire la tête.
J'ai réussi à convaincre Claude qu'Emile n'avait pas tort et puis que c'était probablement une mise à l'épreuve. Mon petit frère a râlé mais il a accepté de me suivre.
Nous nous sommes remarquablement acquittés de cette première mission. Claude était en planque dans la rue, on pouvait quand même prendre deux ans de prison pour un vol de bicyclette. Le couloir était désert et, comme l'avait promis Emile, il y avait bien trois vélos, posés les uns contre les autres, libres de toute attache.
Emile m'avait dit de piquer les deux premiers, mais le troisième, celui contre le mur, était un modèle sport avec un cadre rouge flamboyant et un guidon muni de poignées en cuir. J'ai déplacé celui de devant qui s'est effondré dans un tintamarre effrayant. Je me voyais déjà contraint de bâillonner la concierge, coup de chance, la loge était vide et personne ne vint troubler mon travail. La bécane qui me plaisait n'était pas facile à attraper. Quand on a peur, les mains sont moins habiles. Les pédales étaient emmêlées et rien n'y faisait, je n'arrivais pas à séparer les deux bicyclettes. Au prix de mille efforts, calmant du mieux que je le pouvais les battements de mon cœur, je parvins à mes fins. Mon petit frère avait pointé le bout de son nez, trouvant le temps Page 11
Levy Marc - les enfants de la liberté long à poireauter tout seul sur le trottoir.
- Qu'est-ce que tu fous, bon sang ?
- Tiens, prends ton vélo au lieu de râler.
- Et pourquoi je n'aurais pas le rouge ?
- Parce qu'il est trop grand pour toi !
Claude a encore râlé, je lui ai fait remarquer que nous étions en mission commandée et que ce n'était pas le moment de se disputer. Il a haussé les épaules et enfourché sa bicyclette. Un quart d'heure plus tard, pédalant à toute berzingue, nous longions la voie ferrée désaffectée vers l'ancienne petite gare de Loubers.
Emile nous a ouvert la porte.
- Regarde ces bécanes, Emile !
Emile a fait une drôle de tête, comme s'il n'avait pas l'air content de nous voir, et puis il nous a laissé entrer. Jan, un grand type élancé nous regardait en souriant. Jacques aussi était dans la pièce ; il nous a félicités tous les deux et, en voyant le vélo rouge que j'avais choisi, il a de nouveau éclaté de rire.
- Charles va les maquiller pour qu'ils soient méconnaissables, a-t-il ajouté en rigolant de plus belle.
Je ne voyais toujours pas ce qu'il y avait de drôle et apparemment Emile non plus vu la tête qu'il faisait.
Un homme en maillot de corps descendait l'escalier, c'est lui qui habitait ici dans cette petite gare désaffectée et je rencontrais pour la première fois le bricoleur de la brigade. Celui qui démontait et remontait les vélos, celui qui fabriquait les bombes pour faire sauter les locos, celui qui expliquait comment saboter, sur des plates-formes de trains, les cockpits assemblés dans les usines de la région, ou comment cisailler les câbles des ailes de bombardiers pour qu'une fois montés en Allemagne, les avions d'Hitler ne décollent pas de sitôt. Il faudra que je te parle de Charles, ce copain qui avait perdu toutes ses dents de devant pendant la guerre d'Espagne, ce copain qui avait traversé tant de pays qu'il en avait mélangé les langues pour inventer son propre dia-lecte, au point que personne ne le comprenait vraiment. Il faudra que je te parle de Charles parce que, sans lui, nous n'aurions jamais pu accomplir tout ce que nous allions faire dans les mois suivants.
Ce soir, dans cette pièce au rez-de-chaussée d'une vieille gare désaffectée, nous avons tous dix-sept et vingt ans, nous allons bientôt faire la guerre et malgré son éclat de rire tout à l'heure quand il a vu mon vélo rouge, Jacques a l'air inquiet. Je vais bientôt comprendre pourquoi.
On frappe à la porte, et cette fois entre Catherine. Elle est belle, Catherine, d'ailleurs à voir le regard qu'elle échange avec Jan, je jurerais qu'ils sont ensemble, mais c'est impossible. Règle numéro un, pas d'histoire d'amour quand on est clandestin dans la Résistance, expliquera Jan à table en nous instruisant sur la conduite à tenir. C'est trop dangereux, si on est arrêté on risque de parler pour sauver celui ou celle qu'on aime. « La condition du résistant, c'est de ne pas s'attacher », a dit Jan.
Pourtant, lui s'attache à chacun d'entre nous et cela je le devine déjà. Mon petit frère n'écoute rien, il dévore l'omelette de Charles ; par moments je me dis que si je ne l'arrête pas, il va finir par manger aussi la fourchette. Je le vois lorgner sur la poêle.
Charles le voit aussi, il sourit, se lève et va lui en resservir une part. C'est vrai qu'elle est délicieuse Page 12
Levy Marc - les enfants de la liberté l'omelette de Charles, plus encore pour nos ventres vides depuis si longtemps. Derrière la gare, Charles cultive un potager, il a trois poules et même des lapins. Il est jardinier, Charles, enfin, c'est sa couverture et les gens du coin l'aiment bien, même s'il a un terrible accent étranger. Il leur donne des salades. Et puis son potager, c'est une parcelle de couleur dans le quartier triste, alors les gens du coin l'aiment bien, ce coloriste improvisé, même s'il a un terrible accent étranger.
Jan parle d'une voix posée. Il est à peine plus vieux que moi mais il a déjà l'air d'un homme mûr, son calme impose le respect. Ce qu'il nous dit nous passionne, il y a comme une aura autour de lui. Les mots de Jan sont terribles, quand il nous raconte les missions accomplies par Marcel Langer et les premiers membres de la brigade. Déjà un an qu'ils opèrent dans la région de Toulouse, Marcel, Jan, Charles et José Linarez. Douze mois au cours des-quels ils ont balancé des grenades sur un banquet d'officiers nazis, foutu le feu à une péniche bourrée d'essence, incendié un garage de camions allemands. Tant d'actions, que la liste seule ne pourrait être dite au cours d'une unique soirée ; ils sont terribles les mots de Jan et pourtant, il émane de lui une sorte de tendresse qui nous manque à tous ici, nous les enfants abandonnés.
Jan s'est tu, Catherine revient de la ville avec des nouvelles de Marcel, le chef de la brigade. Il est incarcéré à la prison Saint-Michel.
C'est si stupide, la façon dont il est tombé. Il s'était rendu à la gare de Saint-Agne pour récupérer une valise convoyée par une jeune fille de la brigade.
La valise contenait des explosifs, des bâtons de dynamite, de l'ablonite EG antigel de vingt-quatre millimètres de diamètre. Ces bâtons de soixante grammes étaient mis de côté par quelques mineurs espagnols sympathisants employés dans l'usine des carrières à Paulilles.
C'est José Linarez qui avait organisé la mission de récupération. Il avait refusé que Marcel monte à bord du petit train qui assurait la navette entre les villes des Pyrénées ; la jeune fille et un copain espagnol avaient fait seuls l'aller-retour jusqu'à Luchon et pris possession du colis ; la remise devait avoir lieu à Saint-Agne. L'arrêt de Saint-Agne relevait plus du passage à niveau que de la gare à proprement parler. Il n'y avait pas grand monde dans ce coin de campagne à peine urbanisé ; Marcel attendait derrière la barrière. Deux gendarmes faisaient leur ronde, guettant d'éventuels voyageurs transportant des victuailles destinées au marché noir de la région. Quand la jeune fille est descendue, son regard a croisé celui du gendarme. Se sentant observée, elle a reculé d'un pas, éveillant aussitôt l'intérêt de l'homme. Marcel a tout de suite compris qu'elle serait contrôlée, alors il est allé au-devant d'elle. Il lui a fait signe de s'approcher de la barrière qui séparait la halte du chemin, lui a pris la valise des mains et lui a intimé l'ordre de foutre le camp.
Le gendarme n'avait rien perdu de la scène et il s'est précipité sur Marcel. Quand il lui demanda ce que contenait la valise, Marcel lui répondit qu'il n'en avait pas la clé. Le gendarme voulait qu'il le suive, alors Marcel dit que c'était un bagage pour la Résistance et qu'il fallait le laisser passer.
Le gendarme ne l'a pas cru, Marcel fut conduit au commissariat central. Le rapport dactylographié Page 13
Levy Marc - les enfants de la liberté stipulait qu'un terroriste en possession de soixante bâtons de dynamite avait été arrêté en gare de Saint-Agne.
L'affaire était d'importance. Un commissaire répondant au nom de Caussié prit la relève, et pendant des jours Marcel fut battu. Il ne lâcha aucun nom, aucune adresse. Consciencieux, le commissaire Caussié s'était rendu à Lyon, afin de consulter ses supérieurs. La police française et la Gestapo détenaient enfin un cas exemplaire : un étranger en possession d'explosifs, juif et communiste de surcroît ; autant dire un parfait terroriste et un exemple éloquent dont ils allaient se servir pour calmer toute envie de résistance dans la population.
Inculpé, Marcel avait été déféré devant la section spéciale du parquet de Toulouse. Le substitut Lespinasse, homme d'extrême droite, farouchement anticommuniste, voué au régime de Vichy, serait le procureur idéal, le gouvernement du Maréchal pourrait compter sur sa fidélité. Avec lui, la loi serait appliquée sans aucune retenue, sans aucune circonstance atténuante, sans souci du contexte. À peine confirmé dans sa tâche, Lespinasse, gonflé d'orgueil, se jura d'obtenir la tête de Marcel devant la Cour.
Entre-temps, la jeune fille qui avait échappé à l'arrestation était allée prévenir la brigade. Les copains prirent aussitôt contact avec le bâtonnier Arnal, l'un des meilleurs avocats du barreau. Pour lui l'ennemi était allemand, et le moment venu de prendre position en faveur de ces gens que l'on persécutait sans raison. La brigade avait perdu Marcel, mais elle venait de gagner à sa cause un homme d'in-fluence, respecté en ville. Quand Catherine lui avait parlé de ses honoraires, Arnal avait refusé qu'on le paie.
Il sera terrible le matin du 11 juin 1943, terrible dans la mémoire des partisans. Chacun mène sa vie et bientôt les destins vont se croiser. Marcel est dans sa cellule, il regarde par la lucarne le jour qui se lève, c'est aujourd'hui qu'on le juge. Il sait qu'on va le condamner, il n'a guère d'espoir. Dans un appartement non loin de là, le vieil avocat qui va assurer sa défense regroupe ses notes. Sa femme de ménage entre dans son bureau et lui demande s'il veut qu'elle lui prépare un petit déjeuner. Mais maître Arnal n'a pas faim en ce matin du 11 juin 1943.
Toute la nuit il a entendu la voix du substitut demander la tête de son client ; toute la nuit il s'est retourné dans son lit, cherchant des mots forts, des mots justes qui contreront le réquisitoire de son adversaire, l'avocat général Lespinasse.
Et pendant que maître Arnal révise encore et encore, le redoutable Lespinasse entre dans la salle à manger de sa maison cossue. Il s'assied à la table, ouvre son journal et prend son café du matin, que lui sert sa femme, dans la salle à manger de sa maison cossue.
Dans sa cellule, Marcel aussi boit le breuvage chaud que lui apporte le gardien. Un huissier vient de lui délivrer sa citation à comparaître devant la Cour spéciale du tribunal de Toulouse. Marcel regarde par la lucarne, le ciel est un peu plus haut que tout à l'heure. Il pense à sa petite fille, à sa femme, là-bas quelque part en Espagne, de l'autre côté des montagnes.
La femme de Lespinasse se lève et embrasse son mari sur la joue, elle part pour une réunion de bonnes œuvres. Le substitut enfile son pardessus, il Page 14
Levy Marc - les enfants de la liberté se regarde dans la glace, fier de sa belle allure, convaincu de gagner. Il connaît son texte par cœur, étrange paradoxe pour un homme qui n'en a guère, de cœur. Une Citroën noire l'attend devant chez lui et le conduit déjà au Palais.
À l'autre bout de la ville, un gendarme choisit sa plus belle chemise dans sa penderie, elle est blanche, le col est amidonné. C'est lui qui a arrêté le prévenu et aujourd'hui il est appelé à comparaître. En nouant sa cravate, il a les mains moites, le jeune gendarme Cabannac. Il y a quelque chose qui cloche dans ce qui va se dérouler, quelque chose de moche, il le sait, Cabannac ; d'ailleurs, si c'était à refaire il le laisserait filer, ce type avec sa valise noire.
Les ennemis, ce sont les Boches, pas les gars comme lui. Mais il pense à l'État français et à sa mécanique administrative. Lui, il n'est qu'un simple rouage et il ne peut pas faire défaut. Il connaît bien la mécanique, le gendarme Cabannac, son père lui a tout appris, et la morale qui va avec. Le week-end, il aime bien réparer sa motocyclette dans la remise de son père. Il sait bien que si une pièce vient à faire défaut, c'est toute la mécanique qui se grippe. Alors, les mains moites, Cabannac resserre le nœud de sa cravate sur le col amidonné de sa belle chemise blanche et se dirige vers l'arrêt du tramway.
Une Citroën noire file au loin et dépasse la rame du tram. À l'arrière du wagon, assis sur la banquette en bois, un vieil homme relit ses notes. Maître Arnal lève la tête et se replonge dans sa lecture. La partie s'annonce serrée mais rien n'est perdu.
Impensable qu'une Cour française condamne à mort un patriote. Langer est un homme courageux, un de ceux qui agissent parce qu'ils sont valeureux.
Il l'a su dès qu'il l'a rencontré dans sa cellule. Il avait le visage si déformé ; sous ses pommettes, on devinait les coups de poing qui s'y étaient abattus, les lèvres tailladées étaient bleues, tuméfiées. Il se demande à quoi ressemblait Marcel avant qu'on le tabasse ainsi, avant que son visage se déforme, prenant l'empreinte des violences subies. Merde, ils se battent pour notre liberté, rumine Arnal, ce n'est quand même pas compliqué de s'en rendre compte. Si la Cour ne le voit pas encore, il se fera fort de leur ouvrir les yeux. Qu'on lui inflige une peine de prison pour l'exemple, d'accord, on sauvera les apparences, mais la mort, non. Ce serait un jugement indigne de magistrats français. Alors que le tramway s'immobilise dans un grincement de métal à la station Palais de Justice, maître Arnal a recouvré la confiance nécessaire au bon déroulement de sa plaidoirie. Il va gagner ce procès, il croisera le fer avec son adversaire, le substitut Lespinasse, et il sauvera la tête de ce jeune homme. Marcel Langer, se répète-t-il à voix basse en gravissant les marches.
Pendant que maître Arnal avance dans le long couloir du Palais, Marcel, menotté à un gendarme, attend dans un petit bureau.
Le procès se tient à huis clos. Marcel est dans le box des accusés, Lespinasse se lève et ne lui adresse pas le moindre regard ; il se moque de l'homme qu'il veut condamner, il ne veut surtout pas le connaître. Devant lui, quelques notes à peine. Il rend hommage d'abord à la perspicacité de la gendarmerie, qui a su mettre hors d'état de nuire un dangereux terroriste, et puis il rappelle à la Cour son devoir, celui d'observer la loi, de la faire respecter.
Montrant du doigt le prévenu sans jamais le Page 15
Levy Marc - les enfants de la liberté regarder, le substitut Lespinasse accuse. Il énumère la longue liste d'attentats dont ont été victimes les Allemands, il rappelle aussi que la France a signé l'armistice dans l'honneur et que l'accusé, qui n'est même pas français, n'a aucun droit de remettre en cause l'autorité de l'État. Lui accorder des circonstances atténuantes reviendrait à bafouer la parole du Maréchal. « Si le Maréchal a signé l'armistice, c'est pour le bien de la Nation », reprend Lespinasse avec véhémence. « Et ce n'est pas un terroriste étranger qui pourra juger du contraire. »
Pour ajouter un peu d'humour, il rappelle enfin que ce n'étaient pas des pétards du 14 Juillet que transportait Marcel Langer, mais des explosifs destinés à détruire des installations allemandes, et donc à perturber la tranquillité des citoyens. Marcel sourit.
Comme ils sont loin les feux d'artifice du 14 Juillet.
Au cas où la défense avancerait quelques argu-ments d'ordre patriotique aux fins d'accorder à Langer des circonstances atténuantes, Lespinasse rappelle encore à la Cour que le prévenu est apatride, qu'il a préféré abandonner sa femme et sa petite fille en Espagne, où déjà, bien que polonais et étranger au conflit, il était parti faire le coup de feu.
Que la France, dans sa mansuétude, l'avait accueilli, mais pas pour venir ici, chez nous, porter désordre et chaos. « Comment un homme sans patrie pourrait-il prétendre avoir agi par idéal patriotique ? » Et Lespinasse ricane de son bon mot, de sa tournure de phrase. De peur que la Cour ne soit atteinte d'am-nésie, le voilà qui rappelle l'acte d'accusation, énonce les lois qui condamnent de tels actes à la peine capitale, se félicite de la sévérité des textes en vigueur. Puis il marque un temps, se tourne vers celui qu'il accuse et enfin accepte de le regarder.
«Vous êtes étranger, communiste et résistant, trois raisons dont chacune suffit à ce que je demande votre tête à la Cour. » Cette fois, il se détourne vers les magistrats et réclame d'une voix calme la condamnation à mort de Marcel Langer.
Maître Arnal est livide, il se lève au moment même où Lespinasse, satisfait, se rassied. Le vieil avocat a les yeux mi-clos, le menton penché en avant, mains serrées devant sa bouche. La Cour est immobile, silencieuse ; le greffier ose à peine reposer sa plume. Même les gendarmes retiennent leur souffle, attendant qu'il parle. Mais pour l'instant, maître Arnal ne peut rien dire, la nausée le gagne.
Il est donc le dernier ici à comprendre que les règles sont truquées, que la décision est déjà prise.
Dans sa cellule, Langer le lui avait pourtant dit, il se savait condamné d'avance. Mais le vieil avocat croyait encore à la justice et n'avait cessé de lui assurer qu'il se trompait, qu'il le défendrait comme il se devait et qu'il aurait gain de cause. Dans son dos, maître Arnal sent la présence de Marcel, il croit entendre le murmure de sa voix : « Vous voyez, j'avais raison, mais je ne vous en veux pas, de toute façon, vous ne pouviez rien y faire. »
Alors il lève les bras, ses manches semblent flotter dans l'air, il inspire et se lance dans un ultime plaidoyer. Comment louer le travail de la gendarmerie, quand on voit sur le visage du prévenu les stigmates des violences qu'il a subies ? Comment oser plaisanter sur le 14 Juillet dans cette France qui n'a plus le droit de le célébrer ? Et que connaît réellement le procureur de ces étrangers qu'il accuse ?
En apprenant à connaître Langer au parloir, lui Page 16
Levy Marc - les enfants de la liberté a pu découvrir combien ces apatrides, comme le dit Lespinasse, aiment ce pays qui les a accueillis ; au point, comme Marcel Langer, de sacrifier leur vie pour le défendre. L'accusé n'est pas celui que le procureur a dépeint. C'est un homme sincère et honnête, un père qui aime sa femme et sa fille. Il n'est pas parti en Espagne pour y faire le coup de feu, mais parce que, plus que tout, il aime l'humanité et la liberté des hommes. La France n'était-elle pas hier encore le pays des droits de l'homme ?
Condamner Marcel Langer à mort, c'est condamner l'espoir d'un monde meilleur.
Arnal a plaidé pendant plus d'une heure, usant jusqu'à ses dernières forces ; mais sa voix résonne sans écho dans ce tribunal qui a déjà statué. Triste jour que ce 11 juin 1943. La sentence est tombée, Marcel sera envoyé à la guillotine. Quand Catherine apprend la nouvelle dans le bureau d'Arnal, ses lèvres se serrent, elle encaisse le coup. L'avocat jure qu'il n'en a pas fini, qu'il ira à Vichy plaider un recours en grâce.
Ce soir, dans la petite gare désaffectée qui sert de logis et d'atelier à Charles, la table s'est agrandie.
Depuis l'arrestation de Marcel, Jan a pris le commandement de la brigade. Catherine s'est assise à côté de lui. Au regard qu'ils ont échangé, j'ai su cette fois qu'ils s'aimaient. Pourtant, elle a le regard triste Catherine, ses lèvres osent à peine articuler les mots qu'elle doit nous dire. C'est elle qui nous annonce que Marcel a été condamné à mort par un procureur français. Je ne connais pas Marcel, mais comme tous les copains qui sont autour de la table, j'ai le cœur lourd et mon petit frère, lui, a perdu tout appétit.
Jan fait les cent pas. Tout le monde se tait, attendant qu'il parle.
- S'ils vont jusqu'au bout, il faudra abattre Lespinasse, pour leur foutre la trouille ; sinon ces salauds enverront à la mort tous les partisans qui tomberont entre leurs mains.
- Pendant qu'Arnal demandera son recours en grâce, nous pourrons préparer l'action, reprend Jacques.
- Sa démanderoun beaucoup plus dil temps, murmure Charles dans sa langue étrange.
- Et en attendant, on ne fait rien ? intervient Catherine qui est la seule à avoir compris ce qu'il disait.
Jan réfléchit et continue d'arpenter la pièce.
- Il faut agir maintenant. Puisqu'ils ont condamné Marcel, condamnons aussi l'un des leurs.
Demain, nous descendrons un officier allemand en pleine rue et nous diffuserons un tract pour expliquer notre action.
Je n'ai certes pas une grande expérience des actions politiques, mais une idée me trotte dans la tête et je me risque à parler.
- Si on veut vraiment leur foutre la trouille, le mieux serait encore de balancer les tracts d'abord, et de descendre l'officier allemand après.
- Et comme ça ils seront tous sur leurs gardes.
Tu as d'autres idées de ce genre ? reprend Emile qui semble décidément en pétard contre moi.
- Elle n'est pas mauvaise, mon idée, pas si les actions sont séparées de quelques minutes et exé-
cutées dans le bon ordre. Je m'explique. En dézin-guant le Boche d'abord et en balançant le tract après, nous passerons pour des lâches. Aux yeux de la population, Marcel a d'abord été jugé et ensuite Page 17
Levy Marc - les enfants de la liberté seulement condamné.
Je doute que La Dépêche fasse état de la condamnation arbitraire d'un partisan héroïque. Ils vont annoncer qu'un terroriste a été condamné par un tribunal. Alors jouons avec leurs règles, la ville doit être avec nous, pas contre nous.
Emile a voulu me couper la parole, mais Jan lui a fait signe de me laisser parler. Mon raisonnement était logique, ne me restait plus qu'à trouver les mots justes pour expliquer à mes copains ce que j'avais en tête.
- Imprimons dès demain matin un communiqué annonçant qu'en représailles de la condamnation de Marcel Langer, la Résistance a condamné à mort un officier allemand. Annonçons aussi que la sentence sera appliquée dès l'après-midi. Moi, je m'occupe de l'officier, et vous, au même moment, vous balancez le tract partout. Les gens en prendront connaissance tout de suite, tandis que la nouvelle de l'action mettra beaucoup plus de temps à se répandre en ville. Les journaux n'en parleront que dans l'édition du lendemain, la bonne chronologie des événements sera respectée, en apparence.
Jan consulte tour à tour les membres de la tablée, son regard finit par croiser le mien. Je sais qu'il adhère à mon raisonnement, à un détail près, peut-être : il a un peu tiqué au moment où j'ai lancé dans la foulée que j'abattrais moi-même l'Allemand.
De toute façon, s'il hésite trop, j'ai un argument irréfutable ; après tout, l'idée est de moi, et puis j'ai volé ma bicyclette, je suis en règle avec la brigade.
Jan regarde Emile, Alonso, Robert, puis Catherine qui acquiesce d'un signe de tête. Charles n'a rien perdu de la scène. Il se lève, se dirige sous l'appentis de l'escalier et revient avec une boîte à chaussures. Il me tend un revolver à barillet.
- Ce soir, il soura mieux que ta frèro et tu, dorme là.
Jan s'approche de moi.
- Toi, tu seras le tireur, toi l'Espagnol, dit-il en désignant Alonso, le guetteur, et toi le plus jeune, tu tiendras la bicyclette dans le sens de la fuite.
Voilà. Bien sûr, dit comme ça, c'est anodin, sauf que Jan et Catherine sont repartis vers la nuit, et moi j'avais maintenant un pistolet dans la main avec six balles et mon couillon de petit frère qui voulait voir comment ça marchait. Alonso s'est penché vers moi et m'a demandé comment Jan savait qu'il était espagnol, alors qu'il n'avait pas dit un mot de la soirée. « Et comment savait-il que le tireur ce serait moi ? » ai-je dit en haussant les épaules. Je n'avais pas répondu à sa question mais le silence de mon copain témoignait que ma question avait dû l'emporter sur la sienne.
Ce soir-là, nous avons dormi pour la première fois dans la salle à manger de Charles. Je me suis couché crevé, mais quand même avec un sacré poids sur la poitrine ; d'abord la tête de mon petit frère qui avait pris la sale habitude de s'endormir collé à moi depuis qu'on était séparés des parents, et pire encore, le pistolet à barillet dans la poche gauche de mon veston. Même si les balles n'étaient pas dedans, j'avais peur que dans mon sommeil, il troue la tête de mon petit frère.
Dès que tout le monde s'est endormi pour de vrai, je me suis levé sur la pointe des pieds et je suis sorti dans le jardin à l'arrière de la maison. Charles avait un chien aussi gentil qu'il était con.
Page 18
Levy Marc - les enfants de la liberté Je pense à lui parce que cette nuit-là, j'avais rudement besoin de son museau d'épagneul. Je me suis assis sur la chaise sous la corde à linge, j'ai regardé le ciel et j'ai sorti le pétard de ma poche. Le chien est venu renifler le canon, alors je lui ai caressé la tête en lui disant qu'il serait bien le seul qui pourrait de mon vivant renifler le canon de mon arme. J'ai dit ça parce qu'à ce moment j'avais vraiment besoin de me donner une contenance.
Une fin d'après-midi, en volant deux vélos, j'étais entré dans la Résistance, et c'est seulement en entendant le ronflement d'enfant au nez bouché de mon petit frère que je m'en étais rendu compte.
Jeannot, brigade Marcel Langer ; pendant les mois à venir, j'allais faire sauter des trains, des pylônes électriques, saboter des moteurs et des ailes d'avions.
J'ai fait partie d'une bande de copains qui est la seule à avoir réussi à descendre des bombardiers allemands... à bicyclette.
4.
C'est Boris qui nous a réveillés. Le jour se lève à peine, les crampes tenaillent mon estomac mais je ne dois pas écouter sa complainte, nous n'aurons pas de petit déjeuner. Et puis j'ai une mission à remplir.
C'est peut-être la peur, plus que la faim, qui me noue le ventre. Boris prend place à la table, Charles est déjà au travail ; la bicyclette rouge se transforme sous mes yeux, elle a perdu ses poignées en cuir, elles sont maintenant dépareillées, l'une est rouge, l'autre bleue. Tant pis pour l'élégance de mon vélo, je me rends à la raison, l'important est que l'on ne reconnaisse pas les bécanes volées. Pendant que Charles vérifie le mécanisme du dérailleur, Boris me fait signe de le rejoindre.
- Les plans ont changé, dit-il, Jan ne veut pas que vous partiez tous les trois. Vous êtes novices et, en cas de coup dur, il veut qu'un ancien soit là en renfort.
Je ne sais pas si cela signifie que la brigade ne me fait pas encore assez confiance. Alors je ne dis rien et je laisse parler Boris.
- Ton frère restera là. C'est moi qui t'accompa-gnerai, j'assurerai ta fuite. Maintenant écoute-moi bien, voilà comment les choses doivent se dérouler.
Pour descendre un ennemi, il y a une méthode et il est très important de la respecter à la lettre. Tu m'écoutes ?
Je fais oui de la tête, Boris a dû percevoir que l'espace d'un instant mon esprit est ailleurs. Je pense à mon petit frère ; il va faire une de ces têtes, quand il apprendra qu'il est écarté du coup. Et je ne pourrai même pas lui avouer que cela me rassure de savoir que, ce matin, sa vie ne sera pas en danger.
Ce qui me rassure doublement, c'est que Boris est étudiant en troisième année de médecine, alors si je suis blessé à l'action, il pourra peut-être me sauver, même si c'est complètement idiot, parce que, en action, le plus grand risque n'est pas d'être blessé mais de se faire arrêter ou tuer tout simplement, ce qui finalement revient au même dans la plupart des cas.
Tout ça étant dit, j'avoue que Boris n'avait pas tort, j'avais peut-être la tête un peu ailleurs pendant qu'il me parlait; mais, à ma décharge, j'ai toujours eu un fâcheux penchant à la rêverie, déjà mes professeurs disaient que j'étais d'une nature distraite.
C'était avant que le proviseur du lycée ne me renvoie Page 19
Levy Marc - les enfants de la liberté chez moi le jour où je me suis présenté aux épreuves du baccalauréat. Parce que avec mon nom, le bac, ce n'était vraiment pas possible.
Bon, je retourne à l'action à venir sinon, au mieux je vais me faire houspiller par le camarade Boris qui se donne la peine de m'expliquer comment les choses vont se dérouler, et au pire, il va me sucrer la mission pour défaut d'attention.
- Tu m'écoutes ? dit-il.
- Oui, oui, bien sûr !
- Dès qu'on aura repéré notre cible, tu vérifieras que le cran de sûreté du revolver est bien enlevé. On a déjà vu des copains avoir de sérieuses déconvenues en pensant que leur arme s'était enrayée, alors qu'ils avaient bêtement oublié d'ôter la sécurité.
J'ai trouvé ça effectivement idiot, mais quand on a peur, vraiment peur, on est beaucoup moins habile, crois-moi sur parole. L'important était de ne pas interrompre Boris et de se concentrer sur ce qu'il disait.
- Il faut que ce soit un officier, nous ne tuons pas de simples soldats. Tu as bien compris ? On le filera à distance, ni trop près, ni trop loin. Moi je m'occupe du périmètre avoisinant. Tu t'approches du type, tu lui vides ton chargeur et tu comptes bien les coups de feu pour garder une balle. C'est très important pour la fuite, tu peux en avoir besoin, on ne sait jamais. La fuite, c'est moi qui la couvre. Toi, tu ne te soucies que de pédaler. Si des gens veulent s'interposer, j'interviens pour assurer ta protection.
Quoi qu'il arrive, tu ne te retournes pas ! Tu pédales et tu fonces, tu m'entends bien ?
J'ai essayé de dire oui, mais j'avais la bouche tellement sèche que ma langue était collée. Boris en a conclu que j'étais d'accord et il a poursuivi.
- Quand tu seras assez loin, ralentis l'allure et circule comme n'importe quel gars à vélo. Sauf que toi, tu vas circuler longtemps. Si quelqu'un t'a suivi, tu dois t'en rendre compte et ne jamais risquer de le conduire jusqu'à ton adresse. Va te balader sur les quais, arrête-toi souvent, pour vérifier si tu ne reconnais pas un visage que tu aurais croisé plus d'une fois. Ne te fie pas aux coïncidences, dans nos vies, il n'y en a jamais. Si tu es certain de ta sécurité, alors et seulement alors, tu peux prendre le chemin du retour.
J'avais perdu toute envie de distraction et je savais ma leçon sur le bout des lèvres, à une chose près : ce que je ne savais pas du tout, c'était comment faire pour tirer sur un homme.
Charles est revenu de son atelier avec mon vélo qui avait subi de sérieuses transformations. L'important, a-t-il dit, c'est qu'il était sûr du pédalier et de la chaîne. Boris m'a fait signe, il était temps de partir. Claude dormait encore, je me suis demandé s'il fallait que je le réveille. Au cas où il m'arriverait quelque chose, il pourrait encore faire la tête parce que je ne lui aurais même pas dit au revoir avant de mourir. Mais j'ai préféré le laisser dormir ; en se réveillant, il aurait un appétit de loup et rien à se mettre sous la dent. Chaque heure de sommeil était autant de temps gagné sur les tenailles de la faim.
J'ai demandé pourquoi Emile ne venait pas avec nous. « Laisse tomber ! » m'a murmuré Boris. Hier, Emile s'était fait voler son vélo. Ce con l'avait laissé dans le couloir de son immeuble sans l'attacher.
C'était d'autant plus regrettable qu'il s'agissait d'un Page 20
Levy Marc - les enfants de la liberté assez beau modèle avec des poignées en cuir, exactement comme celui que j'avais dégoté ! Pendant que nous serions à l'action, il fallait qu'il aille en piquer un autre. Boris a ajouté qu'Emile était d'ailleurs assez en pétard à ce sujet !
La mission s'est déroulée comme Boris l'avait décrite. Enfin presque. L'officier allemand que nous avions repéré descendait les dix marches d'un escalier de rue, qui conduisait à une placette où trônait une vespasienne. C'est le nom que portaient les pissotières vertes que l'on trouvait en ville. Nous, on appelait ça des tasses, à cause de leur forme. Mais comme elles avaient été inventées par un empereur romain qui répondait au nom de Vespasien, on les avait baptisées ainsi. Finalement, je l'aurais peut-être eu mon baccalauréat, si je n'avais pas eu le tort d'être juif aux épreuves de juin 1941.
Boris m'a fait signe, l'endroit était idéal. La petite place était en contrebas de la rue et il n'y avait personne aux alentours ; j'ai suivi l'Allemand, qui ne s'est douté de rien. Pour lui, j'étais un quidam avec lequel, à défaut de partager la même allure, lui dans son uniforme vert impeccable, moi plutôt mal fagoté, il partageait une même envie. La vespasienne étant équipée de deux compartiments, il ne devait voir aucune objection à ce que je descende le même escalier que lui.
Je me suis donc retrouvé dans une pissotière, en compagnie d'un officier allemand sur lequel j'allais vider le barillet de mon revolver (moins une balle comme l'avait précisé Boris). J'avais pris soin d'ôter la sécurité, quand un vrai problème de conscience m'a traversé l'esprit. Pouvait-on décemment appartenir à la Résistance, avec toute la noblesse que cela représentait, et abattre un type qui avait la braguette baissée et se trouvait dans une posture aussi peu glorieuse ?
Impossible de demander son avis au camarade Boris, qui m'attendait avec les deux vélos en haut des marches, pour assurer la fuite. J'étais seul et il fallait que je me décide.
Je n'ai pas tiré, c'était inconcevable. Je ne pouvais pas accepter l'idée que le premier ennemi que j'allais abattre soit en train de pisser au moment de mon action héroïque. Si j'avais pu en parler à Boris, il m'aurait probablement rappelé que l'ennemi en question appartenait à une armée qui ne se posait aucune question, quand elle tirait dans la nuque des enfants, quand elle mitraillait des gamins aux coins de nos rues, et encore moins quand elle exterminait sans compter dans les camps de la mort.
Il n'aurait pas eu tort Boris, mais voilà, moi je rêvais d'être pilote dans une escadrille de la Royal Air Force, alors à défaut d'avion, mon honneur serait quand même sauf. J'ai attendu que mon officier se remette en condition d'être descendu. Je ne me suis pas laissé distraire par son petit sourire en coin quand il a quitté les lieux et lui ne m'a pas plus prêté attention quand je l'ai suivi à nouveau vers l'escalier.
La pissotière était au bout d'une impasse, il n'y avait qu'un seul chemin pour en repartir.
En l'absence de déflagration, Boris devait se demander ce que je faisais depuis tout ce temps.
Mais mon officier montait les marches devant moi et je n'allais quand même pas lui tirer dans le dos. Le seul moyen pour qu'il se retourne était de l'appeler, ce qui n'était pas évident si on considère que mon allemand courant se limitait à deux mots : ja et nein.
Page 21
Levy Marc - les enfants de la liberté Tant pis, dans quelques secondes il regagnerait la rue et tout serait foutu. Avoir pris tous ces risques pour faillir au dernier moment aurait été trop bête.
J'ai bombé le torse et j'ai crié Ja de toutes mes forces.
L'officier a dû comprendre que je m'adressais à lui, parce qu'il s'est aussitôt retourné et j'en ai profité pour lui tirer cinq balles dans la poitrine, c'est-à-dire de face. La suite fut relativement fidèle aux instructions données par Boris. J'ai rangé le revolver dans mon pantalon, me brûlant au passage, contre le canon où venaient de passer cinq balles à une vitesse que mon niveau en mathématiques ne me permettait pas d'estimer.
Arrivé en haut de l'escalier, j'ai enfourché mon vélo et j'ai perdu mon pistolet qui a glissé de ma ceinture. J'ai mis pied à terre pour ramasser mon arme, mais la voix de Boris qui m'a crié « Fous le camp bon sang » m'a ramené à la réalité de l'instant présent. J'ai pédalé à perdre haleine, me faufilant entre les passants qui couraient déjà vers l'endroit d'où les coups de feu étaient partis.
En chemin, je pensais sans cesse au pistolet perdu. Les armes étaient rares dans la brigade. À la différence des maquis, on ne bénéficiait pas des parachutages de Londres ; ce qui était vraiment injuste, car les maquisards ne faisaient pas grand-chose des caisses qu'on leur expédiait, à part les entreposer dans des caches en vue d'un futur débarquement allié, qui apparemment n'était pas pour demain. Pour nous, le seul moyen de se procurer des armes était de les récupérer sur l'ennemi ; dans de rares cas, en entreprenant des missions extrê-
mement dangereuses. Non seulement je n'avais pas eu la présence d'esprit de prendre le Mauser que portait l'officier à sa ceinture, mais en plus, j'avais égaré mon revolver. Je crois que je pensais surtout à ça pour tenter d'oublier que si finalement, tout s'était déroulé comme l'avait dit Boris, je venais quand même de tuer un homme.
On frappa à la porte. Les yeux rivés au plafond, Claude, allongé sur la couche, fit comme s'il n'avait rien entendu, on aurait cru qu'il écoutait de la musique ; la pièce étant silencieuse, j'en déduisis qu'il boudait.
Par sécurité, Boris avança jusqu'à la fenêtre et souleva légèrement le rideau pour jeter un coup d'œil au-dehors. La rue était tranquille. J'ouvris et laissai entrer Robert. Son vrai nom c'était Lorenzi, mais chez nous on se contentait de l'appeler Robert ; parfois on l'appelait aussi « Trompe-la-Mort » et ce sobriquet n'était en rien péjoratif. C'est simplement que Lorenzi cumulait un certain nombre de qualités.
D'abord sa précision de tir ; elle était inégalable. Je n'aurais pas aimé me trouver dans la ligne de mire de Robert, le taux d'erreur de visée avoisinant le zéro chez notre camarade. Il avait obtenu de Jan l'autorisation de garder son revolver en permanence sur lui, alors que nous, en raison de la pénurie d'armes qui affectait la brigade, devions restituer le matériel quand l'action était finie, afin qu'un autre puisse ensuite en profiter. Aussi étrange que cela paraisse, chacun avait son agenda de la semaine, où figuraient, selon, une grue à faire exploser sur le canal, un camion militaire à incendier quelque part, un train à faire dérailler, un poste de garnison à attaquer, la liste est longue. J'en profite pour ajouter que les mois passant, la cadence que nous imposerait Jan ne cesserait de s'intensifier. Les jours de relâche Page 22
Levy Marc - les enfants de la liberté se faisaient rares, au point que nous étions épuisés.
On dit généralement des types à la gâchette facile qu'ils sont d'une nature excitée, voire intem-pestive ; Robert, c'était tout le contraire, il était calme et posé. Très admiré des autres, d'un naturel chaleureux, il avait toujours un mot aimable et réconfortant, ce qui était rare par les temps qui couraient. Et puis Robert était quelqu'un qui ramenait toujours ses hommes de mission, alors l'avoir en couverture, ça, c'était vraiment rassurant.
Un jour, je le rencontrerais dans un troquet place Jeanne-d'Arc, où nous allions souvent manger des vesces, un légume qui ressemble à des lentilles et qu'on donne au bétail ; on se contentait de la ressemblance. C'est fou ce que l'on peut avoir comme imagination quand on a faim.
Robert dînait en face de Sophie et, à la façon dont ils se regardaient, j'aurais juré qu'ils s'aimaient eux aussi. Mais je devais me tromper puisque Jan avait dit qu'on n'avait pas le droit de s'aimer entre résistants, parce que c'était trop dangereux pour la sécurité. Quand je repense au nombre de copains qui la veille de leur exécution ont dû s'en vouloir d'avoir respecté le règlement, j'en ai mal au ventre.
Ce soir, Robert s'est assis au bout du lit et Claude n'a pas bougé. Il faudra que je lui parle un jour de son caractère, à mon petit frère. Robert n'en a pas tenu cas et m'a tendu la main, tout en me féli-citant pour l'action accomplie. Je n'ai rien dit, tiraillé par des sentiments contradictoires, ce qui, en raison de mon naturel distrait comme le disaient mes professeurs, me plongeait aussitôt dans un mutisme total pour cause de réflexion profonde.
Et pendant que Robert restait là, planté devant moi, je pensais que j'étais entré dans la Résistance, avec trois rêves en tête : rejoindre le général de Gaulle à Londres, m'engager dans la Royal Air Force et tuer un ennemi avant de mourir.
Ayant bien compris que les deux premiers rêves resteraient hors de portée, avoir pu au moins accomplir le troisième aurait dû m'emplir de joie, d'autant que je n'étais toujours pas mort, alors que l'action remontait déjà à quelques heures. En fait, c'était tout le contraire. Imaginer mon officier allemand qui, à l'heure présente, était encore pour les besoins de l'enquête dans la position où je l'avais laissé, allongé par terre, bras en croix sur des marches d'escalier avec vue en contrebas sur une pissotière, ne me procurait aucune satisfaction.
Boris a toussoté, Robert ne me tendait pas la main pour que je la lui serre - bien que je sois certain qu'il n'aurait rien eu contre, étant d'un naturel chaleureux -, mais de toute évidence, il voulait récupérer son arme. Parce que le pistolet à barillet que j'avais égaré, c'était le sien !
Je ne savais pas que Jan l'avait envoyé en seconde protection, anticipant les risques liés à mon inexpérience au moment du coup de feu et de la fuite qui devait s'ensuivre. Comme je l'ai dit, Robert ramenait toujours ses hommes. Ce qui me touchait, c'était que Robert ait confié son arme à Charles hier soir pour qu'il me la remette, alors que je lui avais à peine porté attention au cours du dîner, bien trop absorbé par ma part d'omelette. Et si Robert, responsable de mes arrières et de ceux de Boris, avait eu un geste si généreux, c'est qu'il avait voulu que je dispose d'un revolver qui ne s'enraye jamais, contrairement aux armes automatiques.
Page 23
Levy Marc - les enfants de la liberté Mais Robert n'avait pas dû voir la fin de l'action et probablement pas non plus que son pistolet brûlant avait glissé de ma ceinture pour atterrir sur le pavé, juste avant que Boris ne m'ordonne de déguerpir à toute vitesse.
Alors que le regard de Robert se faisait insistant, Boris se leva et ouvrit le tiroir du seul meuble de la pièce. Il sortit d'une armoire rustique le pistolet tant attendu et le rendit aussitôt à son propriétaire, sans faire le moindre commentaire.
Robert le rangea en bonne place et j'en profitai pour m'instruire sur la façon dont on devait passer le canon sous la boucle de la ceinture, pour éviter de se brûler l'intérieur de la cuisse et d'avoir à assumer les conséquences qui en découlent.
Jan était content de notre action, nous étions désormais acceptés dans la brigade. Une nouvelle mission nous attendait.
Un type du maquis avait pris un verre avec Jan.
Au cours de la conversation, il avait commis une indiscrétion volontaire, dévoilant entre autres détails l'existence d'une ferme où étaient stockées quelques armes parachutées par les Anglais. Nous, ça nous rendait dingues qu'on stocke, en vue du débarquement allié, des armes qui nous faisaient défaut tous les jours. Alors pardon pour les collègues du maquis, mais Jan avait pris la décision d'aller se servir chez eux. Pour éviter de créer des brouilles inutiles, et prévenir toute bavure, nous partirions désarmés.
Je ne dis pas qu'il n'y avait pas quelques rivalités entre les mouvements gaullistes et notre brigade mais pas question de risquer de blesser un « cousin »
résistant, même si les relations familiales n'étaient pas toujours au beau fixe. Instructions étaient donc données de ne pas avoir recours à la force. Si ça dérapait, on fichait le camp, un point c'est tout.
La mission devait se dérouler avec l'art et la manière. D'ailleurs, si le plan que Jan avait conçu se réalisait sans accrochage, je mettais au défi les gaullistes de rapporter à Londres ce qui leur serait arrivé, au risque de passer vraiment pour des andouilles et de tarir leur source d'approvisionnement.
Pendant que Robert expliquait comment procéder, mon petit frère faisait comme s'il s'en fichait complètement, mais moi, je pouvais voir qu'il ne perdait pas une miette de la conversation. Nous devions nous présenter dans cette ferme à quelques kilomètres à l'ouest de la ville, expliquer aux gens sur place que l'on venait de la part d'un certain Louis, que les Allemands suspectaient la planque et n'allaient pas tarder à débarquer ; on était venus les aider à déménager la marchandise et les fermiers étaient censés nous remettre les quelques caisses de grenades et mitraillettes qu'ils avaient entreposées.
Une fois celles-ci chargées sur les petites remorques accrochées à nos vélos, on se faisait la malle et l'affaire était dans le sac.
- Il faut six personnes pour opérer, a dit Robert.
Je savais bien que je ne m'étais pas trompé au sujet de Claude, parce qu'il s'est redressé sur son lit, comme si sa sieste venait subitement de s'achever, là, maintenant, juste par hasard.
- Tu veux participer ? a demandé Robert à mon frère.
- Avec l'expérience que j'ai maintenant dans le vol de vélos, je suppose que je suis aussi qualifié pour piquer des armes. Je dois avoir la tête d'un voleur Page 24
Levy Marc - les enfants de la liberté pour que l'on pense systématiquement à moi dans ce genre de mission.
- C'est tout le contraire, tu as la tête d'un honnête garçon et c'est pour ça que tu es particuliè-
rement qualifié, tu n'éveilles pas les soupçons.
Je ne sais pas si Claude a pris ça pour un compliment ou s'il était simplement content que Robert s'adresse à lui directement, lui offrant la considé-
ration dont il semblait manquer, mais ses traits se sont aussitôt détendus. Je crois même l'avoir vu sourire. C'est fou comme le fait de bénéficier d'une reconnaissance, aussi infime soit-elle, peut vous mettre du baume à l'âme. Finalement, se sentir anonyme auprès des gens qui vous côtoient est une souffrance bien plus importante qu'on ne le suppose, c'est comme si on était invisible.
C'est probablement aussi pour cela que nous souffrions tant de la clandestinité, et aussi pour cela que dans la brigade, nous retrouvions une sorte de famille, une société où tous, nous avions une existence. Et cela comptait beaucoup pour chacun d'entre nous.
Claude a dit «J'en suis ». Avec Robert, Boris et moi, il en manquait deux à l'appel. Alonso et Emile se joindraient à nous.
Les six membres de la mission devaient d'abord se rendre au plus tôt à Loubers, où une petite remorque serait attelée à leur vélo. Charles avait demandé que l'on passe à tour de rôle ; non pas en raison de la taille modeste de son atelier, mais pour éviter qu'un convoi n'attire l'attention du voisinage.
Rendez-vous fut donné vers six heures à la sortie du village, direction la campagne au lieu dit la « Côte Pavée ».
5.
C'est Claude qui s'est présenté le premier au fermier. Il a suivi à la lettre les instructions que Jan avait obtenues de son contact chez les maquisards.
- Nous venons de la part de Louis. Il m'a dit de vous dire que cette nuit, la marée sera basse.
- Tant pis pour la pêche, a répondu l'homme.
Claude ne l'a pas contrarié sur ce point et a délivré aussitôt la suite de son message.
- La Gestapo est en route, il faut déménager les armes !
- Bon sang, c'est terrible, s'est exclamé le fermier.
Il a regardé nos vélos et a ajouté « Où est votre camion ? ». Claude n'a pas compris la question, pour être honnête moi non plus et je crois que pour les copains derrière, c'était pareil. Mais il n'a rien perdu de sa repartie, et a répondu aussitôt « Il nous suit, on est là pour commencer l'organisation du transfert ». Le fermier nous a conduits vers sa grange. Là, derrière des balles de foin amoncelées sur plusieurs mètres de hauteur, nous avons découvert ce qui donnerait plus tard son nom de code à cette mission, la « Caverne d'Ali Baba ». Alignées sur le sol, étaient empilées des caisses bourrées de grenades, de mortiers, de mitraillettes Sten, des sacs entiers de balles, des cordons, de la dynamite, des fusils-mitrailleurs et j'en oublie certainement.
À ce moment précis, je prenais conscience de deux choses d'égale importance. Tout d'abord, mon appréciation politique quant à l'intérêt de se pré-
parer au débarquement allié se devait d'être révisée.
Mon point de vue venait de changer, plus encore Page 25
Levy Marc - les enfants de la liberté lorsque je compris que cette cache n'était probablement qu'un dépôt parmi d'autres en cours de constitution sur le territoire. La seconde, c'est que nous étions en train de piller des armes qui feraient probablement défaut au maquis un jour ou l'autre.
Je me gardai bien de faire part de ces considérations au camarade Robert, chef de notre mission ; non par peur d'être mal jugé par mon supérieur, mais plutôt parce que, après plus ample réflexion, je m'accordais avec ma conscience : avec nos six petites remorques de bicyclette, on n'allait pas priver le maquis de grand-chose.
Pour comprendre ce que je ressentais devant ces armes, connaissant mieux maintenant la valeur du moindre pistolet au sein de notre brigade et sai-sissant par la même occasion le sens de la question bienveillante du fermier « mais où est votre camion ? », il suffit d'imaginer mon petit frère se retrouvant par enchantement devant une table recouverte de frites craquantes et dorées, mais par un jour de nausée.
Robert a mis un terme à notre émoi général et a ordonné qu'en attendant le fameux camion, nous commencions à charger ce que nous pouvions dans les remorques. C'est à ce moment-là que le fermier a posé une seconde question qui allait tous nous laisser pantois.
- Qu'est-ce qu'on fait des Russes ?
- Quels Russes ? a demandé Robert.
- Louis ne vous a rien dit ?
- Ça dépend à quel sujet, est intervenu Claude, qui visiblement gagnait de l'assurance.
- Nous cachons deux prisonniers russes, évadés d'un bagne sur le mur de l'Atlantique. Il faut faire quelque chose. On ne peut pas prendre le risque que la Gestapo les trouve, ils les fusilleraient sur-le-champ.
Il y avait deux choses troublantes dans ce que venait de nous annoncer le fermier. La première, c'était que sans le vouloir, nous allions faire vivre un cauchemar à ces deux pauvres types qui avaient dû en avoir déjà suffisamment pour leur compte ; mais plus encore, pas un seul instant le fermier en question n'avait pensé à sa propre vie. A ma liste de personnes formidables pendant cette période peu glorieuse, il faudra que je pense à rajouter des fermiers.
Robert a proposé que les Russes aillent se cacher pour la nuit dans le sous-bois. Le paysan a demandé si l'un de nous était capable de leur expliquer cela, sa pratique de leur langue ne s'étant pas révélée fameuse depuis qu'il avait recueilli les deux pauvres bougres. Après nous avoir bien observés, il a conclu qu'il préférait s'en occuper.
« C'est plus sûr », a-t-il ajouté. Et pendant qu'il les rejoignait, nous avons chargé les remorques à ras bord, Emile a même pris deux ballots de munitions qui ne nous serviraient à rien puisque nous n'avions pas de revolver au calibre correspondant, mais cela, c'est Charles qui nous l'apprendrait à notre retour.
Nous avions laissé notre fermier en compagnie de ses deux réfugiés russes, non sans un certain sentiment de culpabilité, et nous pédalions à perdre haleine, tractant nos petites remorques sur le chemin de l'atelier.
En entrant dans les faubourgs de la ville, Alonso ne put éviter un nid-de-poule, et un des sacs de balles qu'il transportait passa par-dessus bord. Les passants Page 26
Levy Marc - les enfants de la liberté s'arrêtèrent, surpris par la nature du chargement qui venait de se déverser sur la chaussée. Deux ouvriers vinrent à la rencontre d'Alonso et l'aidèrent à ramasser les balles, les remettant dans le chariot sans poser de questions.
Charles inventoria nos prises et les rangea en bonne place. Il nous retrouva dans la salle à manger, nous offrant l'un de ses magnifiques sourires édentés, et il annonça dans son parler si particulier : « Sa del tris bon trabara. Nous avir à moins de quoi fire sount actions. » Ce que nous traduisîmes aussitôt par :
« C'est du très bon travail. Nous avons là de quoi faire au moins cent actions. »
6.
Juin s'effaçait au fil de nos actions, le mois tirait presque à sa fin. Des grues déracinées par nos charges explosives s'étaient inclinées dans les canaux sans jamais pouvoir se redresser, des trains avaient déraillé en roulant sur les rails que nous avions déplacés, les routes que parcouraient les convois allemands étaient barrées de pylônes électriques abattus. Au milieu du mois, Jacques et Robert réussirent à placer trois bombes à la Feldgendarmerie, les dégâts y furent considérables. Le préfet de région avait une nouvelle fois lancé un appel à la population ; message pitoyable, invitant chacun à dénoncer toute personne susceptible d'appartenir à une organisation terroriste. Dans son communiqué, le chef de la police française de la région de Toulouse fustigeait ceux qui se réclamaient d'une soi-disant Résistance, ces fauteurs de troubles qui nuisaient à l'ordre public et au bon confort des Français. Les fauteurs de troubles en question, c'étaient nous, et on se foutait bien de ce que pensait le préfet.
Aujourd'hui avec Emile, nous avons récupéré des grenades chez Charles avec pour mission d'aller les balancer à l'intérieur d'un central téléphonique de la Wehrmacht.
Nous marchions dans la rue, Emile m'a montré les carreaux que nous devions viser, et à son signal nous avons catapulté nos projectiles. Je les ai vus s'élever, formant une courbe presque parfaite. Le temps semblait figé. Ensuite est venu le bruit du verre qui se brise et j'ai même cru entendre rouler les grenades sur le parquet et les pas des Allemands qui se ruaient probablement vers la première porte venue. Il vaut mieux être deux pour faire ce genre de chose ; seul, la réussite paraît improbable.
À l'heure qu'il est, je doute que les communica-tions allemandes soient rétablies avant un bon moment. Mais rien de cela ne me réjouit, mon petit frère doit déménager.
Claude est maintenant intégré à l'équipe. Jan a décidé que notre cohabitation était trop dangereuse, non conforme aux règles de sécurité. Chaque copain doit vivre seul, pour éviter de compromettre un colo-cataire s'il venait à être arrêté. Comme elle me manque la présence de mon petit frère, et il m'est désormais impossible le soir de me coucher sans penser à lui. S'il est à l'action, je n'en suis plus informé. Alors, allongé sur mon lit, les mains derrière la tête, je cherche le sommeil sans jamais le trouver complètement. La solitude et la faim sont de sale compagnie. Le gargouillement de mon estomac vient parfois perturber le silence qui m'entoure.
Pour me changer les idées, je fixe l'ampoule au plafond de ma chambre et bientôt, elle devient un Page 27
Levy Marc - les enfants de la liberté éclat de lumière dans la verrière de mon chasseur anglais. Je pilote un Spitfire de la Royal Air Force. Je survole la Manche, il me suffit d'incliner l'appareil pour voir au bout des ailes les crêtes des vagues qui filent comme moi vers l'Angleterre. À quelques mètres à peine, l'avion de mon frère ronronne, je jette un œil à son moteur pour m'assurer qu'aucune fumée ne viendra compromettre son retour, mais déjà devant nous se profilent les côtes et leurs falaises blanches. Je sens le vent qui entre dans l'habitacle et siffle entre mes jambes. Une fois posés, nous nous régalerons autour d'une bonne table au mess des officiers... Un convoi de camions allemands passe devant mes fenêtres et les craquements des embrayages me ramènent à ma chambre et à ma solitude.
En entendant s'effacer dans la nuit le convoi de camions allemands, en dépit de cette satanée faim qui me tenaille, je réussis enfin à trouver le courage d'éteindre l'ampoule au plafond de ma chambre.
Dans la pénombre, je me dis que je n'ai pas renoncé.
Je vais probablement mourir mais je n'aurai pas renoncé, de toute façon je pensais mourir bien plus tôt que cela et je suis encore en vie, alors qui sait ?
Peut-être qu'en fin de compte, c'est Jacques qui a raison, le printemps reviendra un jour.
Au petit matin, je reçois la visite de Boris, une autre mission nous attend. Et pendant que nous pédalons vers la vieille gare de Loubers pour aller chercher nos armes, maître Arnal arrive à Vichy pour plaider la cause de Langer. C'est le directeur des affaires criminelles et des grâces qui le reçoit. Son pouvoir est immense et il le sait. Il écoute l'avocat d'une oreille distraite, il a la tête ailleurs, la fin de la semaine approche et il se soucie de savoir comment il l'occupera, si sa maîtresse l'accueillera dans la tiédeur de ses cuisses après le bon souper qu'il lui réserve dans un restaurant de la ville. Le directeur des affaires criminelles parcourt rapidement le dossier qu'Arnal le supplie de considérer. Les faits sont là, écrits noir sur blanc, et ils sont graves. La sentence n'est pas sévère, dit-il, elle est juste. Il n'y a rien à reprocher aux juges, ils ont fait leur devoir en appliquant la loi. Son opinion est faite, mais Arnal insiste encore, alors il accepte, puisque l'affaire est délicate, de réunir la Commission des grâces.
Plus tard, devant ses membres, il prononcera toujours le nom de Marcel de manière à faire entendre qu'il s'agit là d'un étranger. Et tandis que le vieil avocat Arnal quitte Vichy, la Commission rejette la grâce. Et tandis que le vieil avocat Arnal monte à bord du train qui le reconduit vers Toulouse, un document administratif suit aussi son petit train ; il chemine vers le garde des Sceaux, qui le fait porter aussitôt sur le bureau du maréchal Pétain. Le Maréchal signe le procès-verbal, le sort de Marcel est désormais scellé, il sera guillotiné.
Aujourd'hui, 15 juillet 1943, avec mon copain Boris, place des Carmes, nous avons attaqué le bureau du dirigeant du groupe « Collaboration ».
Après-demain, Boris s'en prendra à un certain Rouget, collabo zélé et l'un des meilleurs indics de la Gestapo.
En quittant le palais de justice pour aller déjeuner, le substitut Lespinasse est de fort belle humeur. Le petit train-train administratif est arrivé ce matin à destination. Le rejet de la grâce de Marcel est sur son bureau, il porte la signature du Maréchal.
Page 28
Levy Marc - les enfants de la liberté L'ordre d'exécution l'accompagne. Lespinasse a passé la matinée à contempler ce petit bout de papier de quelques centimètres carrés. Cette feuille rectangulaire est pour lui comme une récompense, un prix d'excellence que lui accordent les plus hautes autorités de l'État. Ce n'est pas le premier que Lespinasse décroche. À l'école primaire déjà, chaque année il ramenait à son père un satisfecit, acquis grâce à son travail assidu, grâce à l'estime de ses maîtres... Grâce... c'est ce que Marcel n'aura pas obtenu. Lespinasse soupire, il soulève le petit bibelot en porcelaine qui trône sur son bureau, devant son sous-main en cuir. Il glisse la feuille et repose le bibelot dessus. Il ne faut pas qu'elle le distraie ; il doit terminer de rédiger le discours de sa prochaine conférence, mais son esprit vogue vers son petit carnet. Il l'ouvre, en tourne les pages, un jour, deux, trois, quatre, voilà, c'est ici. Il hésite à noter les mots
« exécution Langer » au-dessus de « déjeuner Armande », la feuille est déjà chargée de rendez-vous. Alors il se contente de dessiner une croix. Il referme l'agenda et reprend la rédaction de son texte. Quelques lignes et le voilà qui se penche vers ce document qui dépasse de l'embase du bibelot. Il rouvre le carnet et, devant la croix, inscrit le chiffre 5. C'est l'heure à laquelle il devra se pré-
senter à la porte de la prison Saint-Michel. Lespinasse range enfin le carnet dans sa poche, repousse le coupe-papier en or sur le bureau, l'aligne, parallè-
lement à son stylo. Il est midi et le substitut se sent maintenant en appétit. Lespinasse se lève, ajuste le pli de son pantalon et sort dans le couloir du Palais.
De l'autre côté de la ville, maître Arnal repose sur son bureau la même feuille de papier, qu'il a reçue ce matin. Sa femme de ménage entre dans la pièce. Arnal la regarde fixement, aucun son ne peut sortir de sa gorge.
- Vous pleurez, maître ? murmure la femme de ménage.
Arnal se courbe au-dessus de la corbeille à papier pour y vomir de la bile. Les spasmes le secouent. Elle hésite, la vieille Marthe, elle ne sait pas quoi faire. Et puis son bon sens prend le dessus, elle a trois enfants et deux petits-enfants la vieille Marthe, c'est dire qu'elle en a vu, des vomissures.
Elle s'approche et pose sa main sur le front du vieil avocat. Et chaque fois qu'il se penche vers la corbeille, elle accompagne son mouvement. Elle lui tend un mouchoir de coton blanc, et pendant que son patron s'essuie la bouche, son regard se pose sur la feuille de papier et cette fois ce sont les yeux de la vieille Marthe qui se remplissent de larmes.
Ce soir, nous nous retrouverons dans la maison de Charles. Assis à même le sol, Jan, Catherine, Boris, Emile, Claude, Alonso, Stefan, Jacques, Robert, nous formons tous un cercle. Une lettre passe de main en main, chacun cherche des mots qu'il ne trouve pas. Qu'écrire à un ami qui va mourir ? « Nous ne t'oublierons pas », murmure Catherine. C'est ce que chacun pense ici. Si notre combat nous mène à recouvrer la liberté, si un seul d'entre nous y survit, il ne t'oubliera pas Marcel, et il dira un jour ton nom. Jan nous écoute, il prend la plume et griffonne en yiddish les quelques phrases que nous venons de te dire. De la sorte, les gardiens qui te mèneront à l'échafaud ne pourront pas comprendre. Jan replie la missive, Catherine la prend et la glisse dans son corsage. Demain, elle ira la Page 29
Levy Marc - les enfants de la liberté remettre au rabbin.
Pas sûr que notre lettre parvienne jusqu'au condamné. Marcel ne croit pas en Dieu et il refusera probablement la présence de l'aumônier, comme celle du rabbin. Mais après tout, qui sait ? Un petit brin de chance dans toute cette misère ne serait pas de trop. Fasse-t-elle que tu lises ces quelques mots écrits pour te dire que, si un jour nous sommes à nouveau libres, ta vie y sera pour beaucoup.
7.
Il est cinq heures en ce triste matin du 23 juillet 1943. Dans un bureau de la prison Saint-Michel, Lèspinasse se désaltère en compagnie des juges, du directeur et des deux bourreaux. Un café pour les hommes en noir, un verre de vin blanc sec pour étancher la soif de ceux qui ont eu chaud en montant la guillotine. Lespinasse consulte sans cesse sa montre. Il attend que l'aiguille achève son tour de cadran. « C'est l'heure, dit-il, allez prévenir Arnal. » Le vieil avocat n'a pas voulu se mêler à eux, il patiente seul dans la cour. On va le chercher, il se joint au cortège, fait un signe au gardien et marche loin devant.
L'heure du réveil n'a pas encore sonné mais tous les prisonniers sont déjà debout. Ils savent, quand l'un des leurs va être exécuté. Un murmure s'élève ; les voix des Espagnols se fondent à celles des Français que bientôt les Italiens rejoignent, c'est au tour des Hongrois, des Polonais, des Tchèques et des Roumains. Le murmure est devenu un chant qui s'élève haut et fort. Tous les accents se mêlent et clament les mêmes paroles. C'est la Marseillaise qui résonne dans les murs des cachots de la prison Saint-Michel.
Arnal entre dans la cellule ; Marcel s'éveille, il regarde le ciel rose à la lucarne, et comprend aussitôt. Arnal le prend dans ses bras. Par-dessus son épaule, Marcel regarde à nouveau le ciel et sourit. À
l'oreille du vieil avocat, il murmure «J'aimais tant la vie ».
Le coiffeur entre à son tour, il faut dégager la nuque du condamné. Les ciseaux cliquettent et les mèches glissent vers le sol en terre battue. Le cortège avance, dans le couloir le Chant des partisans a remplacé la Marseillaise. Marcel s'arrête au haut des marches de l'escalier, il se retourne, lève lentement le poing et crie : « Adieu camarades. » La prison tout entière se tait un court instant. «Adieu camarade et vive la France », répondent les prisonniers à l'unisson. Et la Marseillaise envahit à nouveau l'espace, mais la silhouette de Marcel a déjà disparu.
Épaule contre épaule, Arnal en cape, Marcel en chemise blanche, marchent vers l'inévitable. En les regardant de dos, on ne sait pas bien lequel soutient l'autre. Le surveillant en chef sort un paquet de gauloises de sa poche. Marcel prend la cigarette qu'il lui tend, une allumette crépite et la flamme illumine le bas de son visage. Quelques volutes de fumée s'échappent de sa bouche, la marche reprend. Au pas de la porte qui donne sur la cour, le directeur de la prison lui demande s'il veut un verre de rhum.
Marcel jette un regard à Lespinasse et hoche la tête.
- Donnez-le donc plutôt à cet homme, dit-il, il en a plus besoin que moi.
La cigarette roule au sol, Marcel fait signe qu'il est prêt.
Le rabbin s'approche, mais d'un sourire, Marcel Page 30
Levy Marc - les enfants de la liberté lui indique qu'il n'a pas besoin de lui.
- Merci, rabbin, mais je ne crois qu'ici en un monde meilleur pour les hommes, et les hommes seuls décideront peut-être un jour d'inventer ce monde-là. Pour eux et pour leurs enfants.
Le rabbin sait bien que Marcel ne veut pas de son aide, mais il a une mission à remplir et le temps presse. Alors, sans plus attendre, l'homme de Dieu bouscule Lespinasse et tend à Marcel le livre qu'il tient entre ses mains. Il lui murmure en yiddish : « Il y a quelque chose pour vous dedans. »
Marcel hésite, il tâte l'ouvrage et le feuillette.
Entre les pages, il trouve le mot griffonné de la main de Jan. Marcel en effleure les lignes, de droite à gauche ; il ferme les paupières et le rend au rabbin.
- Dites-leur que je les remercie et surtout, que j'ai confiance en leur victoire.
Il est cinq heures quinze, la porte s'ouvre sur l'une des courettes sombres de la prison Saint-Michel. La guillotine se dresse sur la droite. Par déli-catesse, les bourreaux l'ont montée ici, pour que le condamné ne la découvre qu'à l'ultime moment. Du haut des miradors, les sentinelles allemandes s'amusent du spectacle insolite qui se joue sous leurs yeux. « Ce sont quand même des gens bizarres, ces Français, en principe c'est nous l'ennemi, non ? »
ironise l'un. Son compatriote se contente de hausser les épaules et se penche pour mieux voir. Marcel gravit les marches de l'échafaud, il se retourne une dernière fois vers Lespinasse : « Mon sang retombera sur votre tête », il sourit, et ajoute : «Je meurs pour la France et pour une humanité meilleure. »
Sans qu'on l'assiste, Marcel s'allonge sur la planche et le couperet glisse. Arnal a retenu son souffle, il a le regard fixé vers le ciel tissé de nuages légers, on dirait de la soie. À ses pieds, les pavés de la cour sont rougis de sang. Et pendant que l'on dépose la dépouille de Marcel dans un cercueil, les bourreaux s'affairent déjà à nettoyer leur machine.
On jette un peu de sciure par terre.
Arnal accompagnera son ami jusqu'à sa dernière demeure. Il monte à l'avant du corbillard, les portes de la prison s'ouvrent et l'attelage se met en route. Au coin de la rue, il passe devant la silhouette de Catherine sans même la reconnaître.
Cachées dans l'embrasure d'une porte, Catherine et Marianne guettaient le cortège. L'écho des sabots du cheval se perd dans le lointain. Sur la porte de la maison d'arrêt, un gardien placarde l'avis d'exécution. Il n'y a plus rien à faire. Livides, elles quittent leur abri et remontent la rue à pied.
Marianne tient un mouchoir devant sa bouche, piètre remède contre la nausée, contre la douleur.
Il est à peine sept heures quand elles nous rejoignent chez Charles. Jacques ne dit rien, il serre les poings.
Du bout du doigt, Boris dessine un rond sur la table en bois, Claude est assis contre un mur, il me regarde.
- Il faut abattre un ennemi aujourd'hui, dit Jan.
- Sans aucune préparation ? demande Catherine.
- Moi je suis d'accord, dit Boris.
*
À huit heures du soir, en été, il fait encore plein jour. Les gens se promènent, profitant de la douceur revenue. Les terrasses des cafés regorgent de monde, quelques amoureux s'embrassent aux coins des rues.
Au milieu de cette foule, Boris semble être un jeune Page 31
Levy Marc - les enfants de la liberté homme comme les autres, inoffensif. Pourtant, il serre dans sa poche la crosse de son pistolet. Voilà une heure qu'il cherche une proie, pas n'importe laquelle, il veut de l'officier pour venger Marcel, du galon doré, de la vareuse étoilée. Mais pour l'instant il n'a croisé que deux moussaillons allemands en goguette et ces jeunes types ne sont pas assez malins pour mériter de mourir. Boris traverse le square Lafayette, remonte la rue d'Alsace, arpente les trottoirs de la place Esquirol. Au loin on entend les cuivres d'un orchestre. Alors Boris se laisse guider par la musique.
Sous un kiosque joue un orchestre allemand.
Boris trouve une chaise et s'assied. Il ferme les yeux et cherche à calmer les battements de son cœur. Pas question de rentrer bredouille, pas question de décevoir les copains. Bien sûr, ce n'est pas ce genre de vengeance que Marcel mérite, mais la décision est prise. Il rouvre les yeux, la Providence lui sourit, un bel officier s'est installé au premier rang. Boris regarde la casquette que le militaire agite pour s'éventer. Sur la manche de la veste, il voit le ruban rouge de la campagne de Russie. Il a dû en tuer des hommes cet officier, pour avoir le droit de se reposer à Toulouse. Il a dû en conduire à la mort des soldats, pour profiter si paisiblement d'une douce soirée d'été dans le sud-ouest de la France.
Le concert s'achève, l'officier se lève, Boris le suit. À quelques pas de là, au beau milieu de la rue, cinq coups de feu claquent, les flammes ont jailli du canon de l'arme de notre copain. La foule se pré-
cipite, Boris s'en va.
Dans une rue de Toulouse, le sang d'un officier allemand coule vers le caniveau. À quelques kilomètres de là, sous la terre d'un cimetière de Toulouse, le sang de Marcel est déjà sec.
La Dépêche fait état de l'action de Boris ; dans la même édition, elle annonce l'exécution de Marcel.
Les gens de la ville feront vite le lien entre les deux affaires. Ceux qui sont compromis apprendront que le sang d'un partisan ne coule pas impunément, les autres sauront que tout près d'eux certains se battent.
Le préfet de région s'est empressé de faire paraître un communiqué pour rassurer l'occupant de la bienveillance de ses services à son égard. « Dès que j'ai appris l'attentat, publie-t-il, je me suis fait l'interprète de l'indignation de la population auprès du général chef de l'état-major et du chef de la Sûreté allemande. » L'intendant de police de la région avait ajouté sa patte à la prose collaboration-niste : « Une prime très importante en argent sera versée par les autorités à toute personne permettant d'identifier l'auteur ou les auteurs de l'odieux attentat commis par arme à feu dans la soirée du 23 juillet contre un militaire allemand rue Bayard à Toulouse. » Fin de citation ! Il faut dire qu'il venait d'être nommé à son poste, l'intendant de police Barthenet. Quelques années de zèle auprès des services de Vichy avaient taillé sa réputation d'homme aussi efficace que redoutable et offert cette pro-motion dont il rêvait tant. Le chroniqueur de La Dépêche avait accueilli sa nomination en lui souhaitant la bienvenue en première page du quotidien.
Nous aussi, à notre façon, venions de lui souhaiter
« notre » bienvenue. Et histoire de mieux l'accueillir encore, nous avons distribué un tract dans toute la ville. En quelques lignes, nous annoncions avoir Page 32
Levy Marc - les enfants de la liberté abattu un officier allemand en représailles de la mort de Marcel.
Nous n'attendrons d'ordre de personne. Le rabbin avait raconté à Catherine ce que Marcel avait dit à Lespinasse avant de mourir sur l'échafaud.
« Mon sang retombera sur votre tête. » Le message nous était arrivé en pleine figure, comme un testament laissé par notre camarade, et nous avions tous décodé sa dernière volonté. Nous aurions la peau du substitut. L'entreprise nécessiterait une longue préparation. On n'abattait pas un procureur comme cela en pleine rue. L'homme de loi était certainement protégé, il ne devait se déplacer que conduit par son chauffeur et il n'était pas question dans notre brigade qu'une action fasse courir le moindre risque à la population. Au contraire de ceux qui collaboraient ouvertement avec les nazis, de ceux qui dénonçaient, de ceux qui arrêtaient, ceux qui torturaient, déportaient, ceux qui condam-naient, qui fusillaient, ceux qui, libres de toute entrave, la conscience drapée dans la toge d'un pré-
tendu devoir, assouvissaient leur haine raciste, au contraire de tous ceux-là, si nous étions prêts à nous salir les mains, elles resteraient propres.
*
À la demande de Jan, Catherine mettait en place depuis quelques semaines une cellule de renseignements. Entends par là qu'avec quelques-unes de ses amies, Damira, Marianne, Sophie, Rosine, Osna, toutes celles qu'il nous était interdit d'aimer mais que nous aimions quand même, elle allait glaner les informations nécessaires à la préparation de nos missions.
Au fil des mois à venir, les jeunes filles de la brigade se spécialiseraient dans les filatures, les pho-tographies prises à la sauvette, les relevés d'itiné-
raires, les observations d'emplois du temps, les enquêtes de voisinage. Grâce à elles, nous saurions tout ou presque des faits et gestes de ceux que nous visions. Non, nous n'attendrions d'ordre de personne. En tête de leur liste figurait désormais le substitut Lespinasse.
8.
Jacques m'avait demandé de retrouver Damira en ville, je devais lui transmettre un ordre de mission. Le rendez-vous avait été fixé dans ce bistrot où les copains se retrouvaient un peu trop souvent, jusqu'à ce que Jan nous interdise d'y mettre les pieds, pour raison de sécurité comme toujours.
Quel choc, la première fois que je l'ai vue. Moi, j'avais les cheveux roux, la peau blanche constellée de taches de rousseur, au point qu'on me demandait si j'avais regardé le soleil à travers une passoire, et j'étais binoclard à souhait. Damira était italienne et, plus important que tout à mes yeux de myope, elle était rousse, elle aussi. J'en concluais que cela créerait inévitablement des liens privilégiés entre nous. Mais bon, je m'étais déjà trompé dans mon appréciation de l'intérêt des stocks d'armes que constituaient les maquis gaullistes, autant dire qu'en ce qui concernait Damira, je n'étais sûr de rien.
Attablés devant une assiette de vesces, nous devions ressembler à deux jeunes amoureux, sauf que Damira n'était pas amoureuse de moi, et moi quand même déjà un peu entiché d'elle. Je la regardais comme si, après dix-huit années de vie passée dans la peau d'un type né avec une botte de Page 33
Levy Marc - les enfants de la liberté carottes sur la tête, je découvrais un être semblable, et du sexe opposé ; opposition qui pour une fois était une sacrée bonne nouvelle.
- Pourquoi tu me regardes comme ça ? a demandé Damira.
- Pour rien !
- On nous surveille ?
- Non, non, absolument pas !
- Tu es certain ? Parce qu'à la façon dont tu me dévisageais, j'ai cru que tu me signalais un danger.
- Damira, je te promets que nous sommes en sécurité !
- Alors pourquoi as-tu le front qui perle ?
- Il fait une chaleur de bœuf dans cette salle.
- Je ne trouve pas.
- Tu es italienne et moi je suis de Paris, alors tu dois avoir plus l'habitude que moi.
- Tu veux que nous allions marcher ?
Damira m'aurait proposé d'aller me baigner dans le canal, j'aurais dit oui tout de suite. Elle n'avait pas fini sa phrase que j'étais déjà debout, déplaçant sa chaise pour l'aider à se lever.
- C'est bien, un homme galant, a-t-elle dit en souriant.
La température à l'intérieur de mon corps venait de grimper encore et, pour la première fois depuis le début de la guerre, on aurait pu croire que j'avais bonne mine, tant mes joues devaient être rouges.
Nous marchions tous les deux vers le canal où je m'imaginais en train de m'ébattre avec ma splendide rousse italienne dans de tendres jeux d'eau amoureux. Ce qui était totalement ridicule puisque se baigner entre deux grues et trois péniches chargées d'hydrocarbures n'a jamais rien eu de vraiment romantique. Cela étant, à ce moment-là, rien au monde n'aurait pu m'empêcher de rêver.
D'ailleurs, alors que nous traversions la place Esquirol, je posais mon Spitfire (dont le moteur m'avait lâché au cours d'un looping) dans un champ qui bordait le ravissant petit cottage que Damira et moi habitions en Angleterre depuis qu'elle était enceinte de notre second enfant (qui serait probablement aussi roux que notre fille aînée). Et, comble de bonheur, il était juste l'heure du thé. Damira venait à ma rencontre, cachant dans les poches de son tablier à carreaux verts et rouges quelques sablés chauds juste sortis du four. Tant pis, je m'occuperais de réparer mon avion après le goûter ; les gâteaux de Damira étaient exquis, elle avait dû se donner un mal fou à les préparer rien que pour moi. Pour une fois, je pouvais oublier un instant mon devoir d'officier et lui rendre hommage. Assise devant notre maison, Damira avait posé sa tête sur mon épaule et soupirait, comblée par ce moment de bonheur simple.
- Jeannot, je crois que tu t'es endormi.
- Comment ? ai-je dit en sursautant.
- Ta tête est sur mon épaule !
Rouge cramoisi, je me suis redressé. Spitfire, cottage, thé et gâteaux s'étaient évanouis et seuls restaient les reflets sombres du canal, et le banc où nous étions assis.
À la recherche désespérée d'un semblant de contenance, j'ai toussoté et, sans oser regarder ma voisine, j'ai tenté quand même de mieux la connaître.
- Comment es-tu entrée dans la brigade ?
- Tu ne devais pas me remettre un ordre de mission ? a répondu Damira aussi sec.
Page 34
Levy Marc - les enfants de la liberté
- Si, si, mais nous avons le temps, non ?
- Toi peut-être, mais pas moi.
- Réponds-moi et après, promis, nous parlons du boulot.
Damira a hésité un instant, elle a souri, et accepté de me répondre. Elle devait certainement savoir que j'avais un peu le béguin pour elle, les filles savent toujours ça, souvent même avant que nous le sachions nous-mêmes. Il n'y avait rien d'indélicat dans sa démarche, elle savait combien la solitude nous pesait à tous, peut-être à elle aussi, alors elle a juste accepté de me faire plaisir et de parler un peu.
Le soir était déjà là, mais la nuit serait encore longue à venir, nous avions quelques heures devant nous avant le couvre-feu. Deux gamins assis sur un banc, le long d'un canal, en pleine Occupation, il n'y avait aucun mal à profiter du temps qui passait. Qui aurait pu dire combien il nous en restait, à l'un comme à l'autre ?
- Je ne croyais pas que la guerre arriverait jusqu'à nous, a dit Damira. Elle est venue un soir par l'allée devant la maison : un monsieur marchait, habillé comme mon père, comme un ouvrier. Papa est allé à sa rencontre et pendant un bon moment ils ont parlé. Et puis le type est reparti. Papa est rentré dans la cuisine, il s'est entretenu avec maman.
Moi, j'ai bien vu qu'elle pleurait, elle lui a dit « On n'en a pas eu assez comme ça ? ». Elle a dit ça parce que son frère a été torturé en Italie par les Chemises noires. C'est le nom qu'on donne chez nous aux fascistes de Mussolini, comme la Milice ici.
Je n'avais pas pu passer mon bac pour les raisons que l'on connaît déjà, mais je savais très bien ce qu'étaient les Chemises noires. Néanmoins, j'ai préféré ne pas prendre le risque d'interrompre Damira.
- J'ai compris pourquoi ce type parlait avec mon père dans le jardin ; et papa, avec son sens de l'honneur, il n'attendait que cela. Je savais qu'il avait dit oui, pour lui, et pour mes frères aussi. Maman pleurait parce qu'on allait entrer dans la lutte. Moi j'étais fière et heureuse, mais on m'a envoyée dans ma chambre. Chez nous, les filles n'ont pas les mêmes droits que les garçons. Chez nous, il y a papa, mes crétins de frères et ensuite, et seulement ensuite, il y a maman et moi. Autant te dire que les garçons, je connais ça par cœur, j'en ai quatre à la maison.
Quand Damira a dit ça, j'ai repensé à mon comportement depuis que nous nous étions retrouvés attablés à L'Assiette aux Vesces et je me suis dit que la probabilité qu'elle n'ait pas détecté que j'avais bien plus qu'un sacré béguin pour elle devait se situer entre le zéro et le zéro pointé. Je n'ai pas imaginé l'interrompre, j'aurais été incapable d'articuler le moindre mot. Alors Damira a poursuivi.
- Moi, j'ai le caractère de mon père, pas celui de ma mère ; en plus je sais bien que mon père aime ça, que je lui ressemble. Je suis comme lui... une révoltée. Je n'accepte pas l'injustice. Maman a toujours voulu m'apprendre à me taire, papa c'est tout le contraire, il m'a toujours poussée à répondre, à ne pas me laisser faire, même s'il le fait surtout quand mes frères ne sont pas là, à cause de l'ordre établi dans la famille.
A quelques mètres de nous, une péniche lar-guait ses amarres ; Damira s'est tue, comme si les bateliers pouvaient nous entendre. C'était idiot à Page 35
Levy Marc - les enfants de la liberté cause du vent qui soufflait dans les grues, mais je l'ai laissé reprendre son souffle. Nous avons attendu qu'elle s'éloigne vers l'écluse, et Damira a continué.
- Tu connais Rosine ?
Rosine, italienne, léger accent chantant, voix provoquant des frissons incontrôlables, 1,70 mètre environ, brune aux yeux bleus, chevelure longue, au-delà du fantasme.
Par prudence, j'ai répondu timidement :
- Oui, je crois que nous nous sommes croisés une ou deux fois.
- Elle ne m'a jamais parlé de toi.
Ça ne m'étonnait pas trop, j'ai haussé les épaules. C'est généralement ce que l'on fait bêtement lorsque l'on est confronté à une fatalité.
- Pourquoi tu me parles de Rosine ?
- Parce que c'est grâce à elle que j'ai pu rejoindre la brigade, a poursuivi Damira. Un soir, il y avait une réunion à la maison, elle était là. Quand j'ai voulu qu'on aille se coucher, elle m'a répondu qu'elle n'était pas ici pour dormir, mais pour assister à la réunion. Je t'ai dit que j'avais horreur de l'injustice ?
- Oui, oui, c'était il y a moins de cinq minutes, je m'en souviens très bien !
- Eh bien là, c'en était trop. J'ai demandé pourquoi moi je ne pouvais pas participer à la réunion, papa a dit que j'étais trop jeune. Or, Rosine et moi on a le même âge. Alors j'ai décidé de prendre mon destin en mains et j'ai obéi à mon père pour la dernière fois. Quand Rosine est venue me rejoindre dans ma chambre, je ne dormais pas. Je l'avais attendue. Nous avons papoté toute la nuit. Je lui ai avoué que je voulais être comme elle, comme mes frères, et je l'ai suppliée de me faire rencontrer le commandant de la brigade. Elle a éclaté de rire et elle m'a dit que le commandant était sous mon toit, il dormait même dans le salon. Le commandant, c'était le copain de mon père qui était venu le voir un jour dans le jardin, le jour où maman avait pleuré.
Damira a marqué un temps, comme si elle voulait s'assurer que je la suivais bien dans son récit, or c'était parfaitement inutile, puisqu'à ce moment-là je l'aurais suivie n'importe où si elle me l'avait demandé, et probablement même si elle ne me l'avait pas demandé.
- Le lendemain je suis allée voir le commandant pendant que maman et papa étaient occupés. Il m'a écoutée et il m'a dit que dans la brigade, ils avaient besoin de tout le monde. Il a ajouté qu'au début on me confierait des tâches pas trop difficiles et qu'après on verrait. Voilà, tu sais tout. Bon, tu me donnes mon ordre de mission maintenant ?
- Et ton père, qu'est-ce qu'il a dit ?
- Les premiers temps il ne se doutait de rien, et puis il a fini par deviner. Je crois savoir qu'il est allé parler au commandant et qu'ils ont eu une sacrée engueulade, tous les deux. Papa a fait ça juste pour une question d'autorité paternelle, parce que je suis toujours dans la brigade. Depuis, on fait comme si de rien n'était, mais moi, je sens bien qu'on est encore plus proches, lui et moi. Bon, Jeannot, tu me files cet ordre de mission ? Il faut vraiment que je rentre.
- Damira?
- Oui?
- Je peux te confier un secret ?
Page 36
Levy Marc - les enfants de la liberté
- Je travaille dans le renseignement clandestin, Jeannot, alors s'il y a bien quelqu'un à qui on peut confier un secret, c'est moi !
- J'ai complètement oublié de quoi parlait l'ordre de mission...
Damira m'a regardé fixement et elle a esquissé un sourire étrange, comme si elle était à la fois amusée et terriblement en pétard contre moi.
- T'es vraiment trop con, Jeannot.
Ce n'était quand même pas ma faute si j'avais les mains moites depuis une heure, plus une goutte de salive dans la bouche et les genoux qui se chica-naient. Je me suis excusé du mieux que je le pouvais.
- Je suis certain que c'est passager mais là, j'ai comme une absence terrible.
- Bon, je rentre, a dit Damira ; toi, tu passes la nuit à retrouver la mémoire et demain matin au plus tard, je veux savoir de quoi il s'agissait. Bon sang, on fait la guerre, Jeannot, c'est sérieux !
Au cours du mois qui s'était écoulé, j'avais fait exploser un certain nombre de bombes, détruit des grues, un central téléphonique allemand et quelques-uns de ses occupants ; mes nuits étaient encore hantées par le cadavre d'un officier ennemi qui fixait une pissotière en ricanant, s'il y avait bien quelqu'un qui savait que ce que nous faisions était sérieux, c'était moi ; mais les troubles de mémoire, disons les troubles tout court, ça ne se contrôle pas comme ça. J'ai proposé à Damira de faire encore quelques pas avec elle, peut-être qu'en marchant, ça me reviendrait.
En repassant place Esquirol, c'est là que nos chemins devaient se séparer, Damira s'est plantée face à moi, l'air résolu.
- Écoute, Jeannot, les histoires entre garçons et filles c'est interdit chez nous, tu te souviens ?
- Mais tu disais que tu étais rebelle !
- Je ne te parle pas de mon père, crétin, mais de la brigade, c'est interdit et dangereux, alors on se voit dans le cadre de nos missions et on oublie le reste, d'accord ?
Et en plus elle était franche ! J'ai bafouillé que je comprenais très bien et que de toute façon, je n'entendais pas les choses autrement. Elle m'a dit que maintenant que tout était clair, j'allais peut-être retrouver la mémoire.
- Il faut que tu ailles te promener du côté de la rue Pharaon, on s'intéresse à un certain Mas, chef de la Milice, ai-je dit ; et je jure que ça m'est revenu comme ça, d'un seul trait !
- Qui sera à l'action ? a demandé Damira.
- Puisque c'est un milicien, il y a de grandes chances que ce soit Boris qui s'en occupe, mais rien d'officiel pour l'instant.
- C'est prévu pour quand ?
- La mi-août, je crois.
- Ça ne me laisse que quelques jours, c'est très court, je vais demander à Rosine de me donner un coup de main.
- Damira ?
- Oui?
- Si nous n'étions pas... enfin... s'il n'y avait pas les règles de sécurité ?
- Arrête, Jeannot, avec nos couleurs de cheveux identiques, on aurait l'air d'un frère et d'une sœur, et puis...
Damira n'a pas fini sa phrase, elle a hoché la tête et s'est éloignée. Je suis resté là, les bras ballants, Page 37
Levy Marc - les enfants de la liberté quand elle s'est retournée et est revenue vers moi.
- Tu as de très beaux yeux bleus, Jeannot, et ton regard de myope derrière tes verres de lunettes, c'est craquant pour une fille. Alors essaie de les sauver de cette guerre et je n'ai aucun doute que tu seras un homme heureux en amour. Bonne nuit, Jeannot.
- Bonne nuit, Damira.
En la quittant ce soir-là, je ne savais pas que Damira était follement amoureuse d'un copain qui s'appelait Marc. Ils se voyaient en cachette, il paraît même qu'ils allaient faire les musées ensemble. Marc était cultivé, il emmenait Damira visiter des églises et lui parlait peinture. En la quittant ce soir-là, je ne savais pas non plus que dans quelques mois Marc et Damira seraient arrêtés ensemble et Damira déportée au camp de concentration de Ravensbrûck.
9.
Damira allait se renseigner sur le milicien Mas.
Jan avait demandé simultanément à Catherine et à Marianne de filer Lespinasse. Aussi étrange que cela paraisse, Jan avait trouvé l'adresse dans l'annuaire.
Le substitut vivait dans une maison bourgeoise de la proche banlieue de Toulouse. Il y avait même une plaque en cuivre à son nom, apposée sur la porte du jardin. Nos deux copines en étaient stupéfaites, l'homme ne prenait aucune mesure de sécurité. Il entrait et sortait sans escorte, conduisait seul sa voiture, comme s'il ne se méfiait de rien. Pourtant, les quotidiens avaient relaté dans différents articles que c'était grâce à lui qu'un odieux terroriste avait été mis hors d'état de nuire. Même Radio Londres avait rapporté la responsabilité de Lespinasse dans l'exécution de Marcel. Pas un client dans les cafés, pas un ouvrier dans les usines, qui ne connaisse désormais son nom. Il fallait être sacrement abruti pour ne pas se douter un instant que la Résistance en avait après lui. À moins, comme le pensaient les deux filles après quelques jours de filature, que sa vanité, son arrogance, ne fussent telles qu'il lui semblait inconcevable que quelqu'un ose attenter à sa vie.
La planque n'était pas facile pour nos deux camarades. La rue était le plus souvent déserte, ce qui serait un avantage certain au moment de passer à l'action, mais une femme seule y était plus que repérable. Parfois cachées derrière un arbre, passant la plupart du temps leurs journées, comme toutes les filles du renseignement, à marcher, Catherine et Marianne espionnèrent une semaine durant.
L'affaire se compliquait d'autant que leur proie semblait n'avoir aucune régularité dans son emploi du temps. Il ne se déplaçait qu'à bord de sa Peugeot 202 noire, ce qui ne permettait pas de le suivre au-delà de la rue. Pas d'habitudes, sauf une, remarquée par les deux filles : tous les jours il quittait son domicile vers trois heures et demie de l'après-midi.
Ce serait donc le moment de la journée où il faudrait agir, avaient-elles conclu dans leur rapport. Il n'était pas utile de poursuivre l'enquête plus avant. Impossible de le filer à cause de la voiture ; au Palais on ne retrouvait jamais sa trace et puis à trop insister, elles risquaient de se faire repérer.
Après que Marius était venu un vendredi matin effectuer un ultime repérage et décider des itiné-
raires de retraite, l'action fut programmée au lundi suivant. Il fallait faire vite. Jan supposait que si Lespi-Page 38
Levy Marc - les enfants de la liberté nasse vivait aussi tranquillement, c'est qu'il béné-
ficiait probablement d'une discrète protection policière. Catherine jura qu'elle n'avait rien noté de tel, Marianne partageait son point de vue, mais Jan se méfiait de tout, à juste titre. Une autre raison de se hâter était qu'en cette période estivale, notre homme pouvait partir en vacances à tout moment.
*
Fatigué des missions opérées au cours de la semaine, le ventre plus vide que jamais, j'imaginais mon dimanche allongé sur mon lit, à rêver. Avec un peu de chance, je verrais mon petit frère. Nous irions nous promener tous les deux le long du canal ; comme deux mômes en balade qui profitent de l'été ; comme deux mômes qui n'ont ni faim ni peur, deux adolescents en goguette fleurant le parfum des jeunes femmes parmi ceux de l'été. Et si le vent du soir était complice, peut-être nous ferait-il la grâce de relever les jupes légères que portent les filles, à peine de quoi entrevoir un genou, mais suffisamment pour être ému et rêver un peu plus en retrouvant le soir la moiteur de nos sinistres chambres.
Tout cela était sans compter sur la ferveur de Jan. Jacques venait de mettre mes espoirs à mal en frappant à ma porte. Moi qui m'étais juré de roupiller le lendemain matin, c'était fichu et pour cause... Jacques déplia un plan de la ville et me pointa du doigt un carrefour. À cinq heures précises demain après-midi, je devais faire jonction avec Emile et lui remettre un colis que je serais allé chercher auparavant chez Charles. Je n'avais pas besoin d'en savoir plus. Demain soir, ils partaient en opération avec une nouvelle recrue qui assurerait le repli, un certain Guy, dix-sept ans au compteur, mais un sacré coup de pied au pédalier. Demain soir, aucun d'entre nous ne connaîtrait le répit tant que les copains ne seraient pas rentrés sains et saufs.
Samedi matin, le ciel est dégagé, à peine quelques nuages cotonneux. Tu vois, si la vie était bien faite, je sentirais l'odeur d'un gazon anglais, je vérifierais la gomme des pneus de mon zinc, le méca-nicien me ferait signe que tout est en ordre. Alors je grimperais dans l'habitacle, fermerais le canopy et m'envolerais en patrouille. Mais j'entends la mère Dublanc qui entre dans sa cuisine, et le bruit de ses pas me sort de ma rêverie. J'enfile ma veste, regarde ma montre, il est sept heures. Il faut me rendre chez Charles et récupérer ce colis que je dois remettre à Emile. Direction la banlieue. Arrivé à Saint-Jean, je remonte la voie de chemin de fer comme à l'accoutumée. Il y a longtemps que les trains ne circulent plus sur les vieux rails qui mènent au quartier de Loubers. Une fine brise souffle sur ma nuque, je relève mon col et siffle l'air de la Butte Rouge. Au loin, je vois la petite gare désaffectée. Je frappe à sa porte et Charles me fait signe d'entrer.
- Tou quieres oune cafeille ? me demande-t-il de son plus bel accent sabir.
Je le comprends de mieux en mieux l'ami Charles, il suffit de mélanger un mot de polonais, un de yiddish, un autre d'espagnol, de mettre un brin de mélodie française et l'affaire est dans le sac.
Sa drôle de langue, Charles l'a apprise le long de ses chemins d'exode.
- Toun colis est rangir sous l'escabar, oune ne sait jamère qui golpé à la puerta. Tes dieras à Jacques que j'ai miste la paquette. Oune entendera l'ac-tioune à desse kilométras. Dis-louisse biène de faitre Page 39
Levy Marc - les enfants de la liberté gaffe, après l'atincelle, il y a zwei minoutes, pas plous, pétatre oune peu moins.
Une fois la traduction accomplie, impossible d'empêcher ma tête de faire le calcul. Deux minutes, soit vingt millimètres de mèche qui sépareront la vie de la mort pour mes compagnons. Deux centimètres pour allumer les engins, les poser et trouver le chemin de retraite. Charles me regarde et sent mon inquiétude.
- Yé prendar toujours oune petite marge de sécuritas, per les copains, ajoute-t-il en souriant, comme pour m'apaiser.
Drôle de sourire, que celui du copain Charles.
Il a perdu presque toutes ses dents de devant au cours d'un bombardement d'avion, ce qui, je dois le dire à sa décharge, n'arrange rien à sa diction. Toujours mal fagoté, incompréhensible pour la plupart, il est pourtant de tous, celui qui me rassure le plus.
Est-ce cette sagesse qui semble l'habiter ? Sa détermination ? Son énergie ? Sa joie de vivre ? Comment fait-il, si jeune, pour être adulte ? Il a déjà drôlement vécu, l'ami Charles. En Pologne ils l'ont arrêté, parce que son père était ouvrier, et lui communiste. Il a passé plusieurs années en taule. Libéré, il est parti comme quelques copains faire la guerre en Espagne avec Marcel Langer. De Lôdz aux Pyrénées, la route n'était pas simple, surtout quand on n'a ni papiers ni argent. J'aime l'écouter quand il évoque sa traversée de l'Allemagne nazie. Ce n'était pas la première fois que je lui demandais de me raconter son histoire. Charles le savait bien, mais parler un peu de sa vie, c'est pour lui une façon de pratiquer son français et de me faire plaisir, alors Charles s'assied sur une chaise et des mots de toutes les couleurs se délient sous sa langue.
Il était monté dans un train, sans billet et avec le culot qui le caractérise, il avait poussé la chance jusqu'à s'installer en première classe, dans un compartiment bourré d'uniformes et d'officiers. Son voyage, il l'avait passé à bavarder avec eux. Les militaires l'avaient trouvé plutôt sympathique et le contrôleur s'était bien gardé de demander quoi que ce soit à quiconque dans ce compartiment. En arrivant à Berlin, ils lui avaient même indiqué comment traverser la ville et rejoindre la gare d'où partaient les trains pour Aix-la-Chapelle. Paris ensuite, puis en car jusqu'à Perpignan, enfin il avait traversé la montagne à pied. De l'autre côté de la frontière, d'autres autocars conduisaient les combattants jusqu'à Albacete, direction la bataille de Madrid dans la brigade des Polonais.
Après la défaite, avec des milliers de réfugiés, il a franchi les Pyrénées dans l'autre sens et regagné la frontière où il fut accueilli par les gendarmes.
Direction le camp d'internement du Vernet.
- Là-bas je faisère la couisine pour tous les prisonniers et chacoune avait sa ration quostidienne !
disait-il non sans une certaine fierté.
Trois ans de détention en tout, jusqu'au signal de l'évasion. Il a marché deux cents bornes jusqu'à Toulouse.
Ce n'est pas la voix de Charles qui me rassure, c'est ce qu'il me raconte. Il y a dans son histoire une parcelle d'espoir qui donne un sens à ma vie. Moi aussi je veux apprivoiser cette chance à laquelle il veut croire. Combien d'autres auront renoncé ? Mais même au pied d'un mur, Charles ne s'avouerait pas prisonnier. Il prendrait juste le temps de réfléchir à Page 40
Levy Marc - les enfants de la liberté la façon de le contourner.
- Tou devére y aller, dit Charles, à l'heure de la déjeunir les rues sont plous calmes.
Charles se dirige vers la soupente de l'escalier, il prend le colis et le pose sur la table. C'est drôle, il a emballé les bombes dans des feuilles de journal.
On peut y lire le récit d'une action menée par Boris, le journaliste le traite de terroriste, il nous accuse tous d'être des fauteurs de troubles à l'ordre public.
Le milicien est la victime, nous ses bourreaux ; étrange façon de considérer l'Histoire qui s'écrit chaque jour dans les rues de nos villes occupées.
On gratte à la porte, Charles ne bronche pas, moi je retiens mon souffle. Une petite fille entre dans la pièce et le visage de mon copain s'illumine.
- C'est ma professeur de français, dit-il l'air enjoué.
La gamine lui saute dans les bras et l'embrasse.
Elle se prénomme Camille. Michèle, sa maman, héberge Charles dans cette gare abandonnée. Le papa de Camille est prisonnier en Allemagne depuis le début de la guerre et Camille ne pose jamais de questions. Michèle feint d'ignorer que Charles est un résistant. Pour elle comme pour tous les gens du coin, il est un jardinier qui cultive le plus beau potager des environs. Parfois, le samedi, Charles sacrifie un de ses lapins pour leur préparer un bon repas. J'en voudrais tant de ce civet, mais je dois partir. Charles me fait signe, alors je salue la petite Camille et sa maman et je m'en vais, mon colis sous le bras. Il n'y a pas que des miliciens et des collabora-teurs, il y a aussi des gens comme Michèle, des gens qui savent que ce que nous faisons est bien, et qui prennent des risques pour nous venir en aide, chacun à sa façon. Derrière la porte en bois, j'entends encore Charles qui articule les mots qu'une petite fille de cinq ans lui fait répéter consciencieu-sement, « vache, poulet, tomate », et mon ventre gargouille alors que je m'éloigne.
Il est cinq heures pile. Je retrouve Emile, au lieu désigné par Jacques sur le plan de la ville, et je lui remets le colis. Charles a joint deux grenades aux bombes. Emile ne bronche pas, j'ai envie de lui dire
« À ce soir » mais, par superstition peut-être, je me tais.
- Tu as une cigarette ? demande-t-il.
- Tu fumes ?
- C'est pour allumer les mèches.
Je fouille la poche de mon pantalon et lui remets un paquet de gauloises froissé. Il en reste deux. Mon copain me salue et disparaît au coin de la rue.
La nuit est tombée et la pluie fine avec. Le pavé est luisant et gras. Emile est tranquille, jamais une bombe de Charles n'a fait défaut. L'appareil est simple, trente centimètres de tuyau de fonte, un tronçon de gouttière volé à la sauvette. Un bouchon boulonné à chaque côté, un trou et une mèche qui plonge dans l'ablonite. Ils poseront les bombes devant la porte de la brasserie, puis ils balanceront les grenades par la fenêtre, et ceux qui réussiront à sortir connaîtront le feu d'artifice de Charles.
Ils sont trois à l'action ce soir, Jacques, Emile et le petit nouveau qui assure la retraite avec un revolver chargé dans la poche, prêt à faire feu en l'air si des passants approchent, à l'horizontale si les nazis les prennent en chasse. Les voilà dans la rue où l'opération aura lieu. Les fenêtres du restaurant Page 41
Levy Marc - les enfants de la liberté où se tient un banquet d'officiers ennemis brillent de lumières. Le coup est sérieux, ils sont bien une trentaine là-dedans.
Trente officiers, cela fait un sacré nombre de barrettes sur les vareuses vertes de la Wehrmacht qui pendent au vestiaire. Emile remonte la rue et passe une première fois devant la porte vitrée. Il tourne à peine la tête, pas question de se faire repérer. C'est là qu'il remarque la serveuse. Il faudra trouver un moyen de la protéger, mais avant cela, neutraliser les deux policiers postés en sentinelle. Jacques en saisit un brusquement et le serre à la gorge ; il le conduit vers la ruelle avoisinante et lui donne l'ordre de foutre le camp, le flic tremblotant décampe. Celui dont Emile s'est occupé ne se laisse pas faire. D'un mouvement du coude, Emile fait tomber son képi et lui assène un coup de crosse. Le policier inanimé est traîné à son tour vers l'impasse. Il se réveillera avec du sang sur le front et un mauvais mal de tête. Reste la serveuse qui officie dans la salle. Jacques est perplexe. Emile propose de lui faire un signe depuis la fenêtre, mais ce n'est pas sans risque. Elle peut donner l'alerte. Bien sûr, les conséquences seraient désastreuses, mais te l'ai-je dit? nous n'avons jamais tué un innocent, pas même un imbécile, alors il faut l'épargner, même si elle sert à des officiers nazis la nourriture qui nous manque tant.
Jacques s'approche de la vitre ; depuis la salle, il doit ressembler à un pauvre type affamé qui se repaît d'un simple regard. Un capitaine le voit, lui sourit et lève son verre. Jacques lui rend son sourire et fixe la serveuse. La jeune femme est rondelette, nul doute que les victuailles du restaurant lui profitent, à sa famille aussi peut-être. Après tout, comment juger ?
Il faut bien survivre en ces temps difficiles ; chacun a sa façon de faire.
Emile s'impatiente ; au bout de la rue noire, le jeunot tient les bicyclettes entre ses mains moites.
Enfin, le regard de la serveuse croise celui de Jacques, il lui fait un signe, elle incline la tête, hésite et fait demi-tour. Elle a compris le message, la serveuse rondelette. Pour preuve, quand le patron entre dans la salle, elle le retient par le bras et l'entraîne, autoritaire, vers les cuisines. Maintenant, tout se passe très vite. Jacques donne le signal à Emile ; les mèches rougeoient, les goupilles dégringolent dans le caniveau, les carreaux sont brisés et les grenades roulent déjà sur le sol du restaurant. Emile ne peut résister à l'envie de se lever, juste pour voir un peu de la débandade.
- Grenades ! Barre-toi ! hurle Jacques.
Le souffle projette Emile à terre. Il est un peu sonné mais ce n'est pas le moment de se laisser aller à un étourdissement. L'odeur de fumée acre le fait toussoter. Il crache ; du sang épais coule dans sa main. Tant que ses jambes ne se dérobent pas, il y a encore une chance. Jacques le prend par le bras et les voilà qui courent tous les deux vers le jeunot avec ses trois vélos. Emile pédale, Jacques roule à ses côtés, il faut faire gaffe, le pavé est glissant. Il y a un sacré ramdam derrière eux. Jacques se retourne, est-ce que le gamin les suit toujours ? S'il a bien compté il reste à peine dix secondes avant le big-bang. Voilà, le ciel s'illumine, les deux bombes viennent d'exploser. Le gosse à vélo est tombé, fauché par le coup de tonnerre, Jacques fait demi-tour, mais des soldats sortent de partout et deux d'entre eux ont déjà attrapé le môme qui se débat.
Page 42
Levy Marc - les enfants de la liberté
- Jacques, putain, regarde devant ! crie Emile.
Au bout de la rue, des policiers font barrage, celui qu'ils ont laissé filer tout à l'heure a dû aller chercher des renforts. Jacques dégaine son revolver, il appuie sur la détente mais il n'entend qu'un petit clic. Un bref coup d'œil à son arme, sans perdre l'équilibre, sans quitter la cible, le chargeur pendouille, un miracle qu'il ne soit pas tombé. Jacques cogne le pistolet sur le guidon et remboîte le chargeur dans la crosse ; il tire par trois fois, les flics détalent et cèdent le passage. Son vélo revient à la hauteur de celui d'Emile.
- Tu pisses le sang, mon vieux.
- J'ai la tête qui va exploser, bafouille Emile.
- Le petit est tombé, confie Jacques.
- On y retourne ? demande Emile en voulant mettre pied à terre.
- Pédale ! lui ordonne Jacques, ils l'ont déjà pris et je n'ai plus que deux balles.
Des cars de police arrivent de partout. Emile baisse la tête et avance aussi vite qu'il peut. Si la nuit n'était là pour le protéger de son obscurité, le sang qui coule sur son visage le trahirait aussitôt. Il a mal Emile, la douleur qui envahit sa gueule est terrible, mais il veut ignorer sa peine. Le copain qui est resté à terre va souffrir bien plus que lui ; ils vont le torturer. Quand ils le roueront de coups, ses tempes seront bien plus meurtries que les siennes.
Au bout de sa langue, Emile sent le morceau de métal qui traverse sa joue. Un éclat de sa propre grenade, quelle connerie ! Il fallait être au plus près, c'était le seul moyen de faire mouche.
La mission est accomplie, alors tant pis s'il doit crever, pense Emile. Sa tête tourne, un voile rouge envahit son champ de vision. Jacques voit la bicyclette vaciller, il s'approche, se met à portée et saisit son ami par l'épaule.
- Tiens le coup, on y est presque !
Ils croisent des policiers qui courent vers le nuage de fumée. On ne leur prête aucune attention.
Une ruelle de traverse, le chemin du salut n'est plus très loin, dans quelques minutes ils pourront ralentir l'allure.
Quelques coups, on tambourine à ma porte, j'ouvre. Emile a le visage en sang. Jacques le soutient par le bras.
- Tu as une chaise ? demande-t-il. Emile est un peu fatigué.
Et quand Jacques referme la porte derrière eux, je comprends qu'il manque un copain à l'appel.
- Il faut lui enlever le morceau de grenade qu'il a dans la figure, dit Jacques.
Jacques fait chauffer la lame de son couteau à la flamme de son briquet et il incise dans la joue d'Emile. Parfois, quand la douleur est trop forte, elle remonte au cœur jusqu'à l'en soulever, alors moi je le maintiens quand sa tête roule. Emile lutte, il refuse de s'évanouir, il pense à tous ces jours à venir, toutes ces nuits où le copain tombé en action se fera tabasser ; non, Emile ne veut pas perdre conscience.
Et pendant que Jacques arrache le bout de métal, Emile repense aussi à ce soldat allemand, allongé au milieu de la rue, le corps déchiré par sa bombe.
10.
Dimanche est passé. J'ai vu mon frère, il a encore maigri mais il ne parle pas de sa faim. Je ne peux plus l'appeler mon petit frère comme avant.
Page 43
Levy Marc - les enfants de la liberté En quelques jours, il a tant vieilli. Nous n'avons pas le droit de nous raconter nos actions à cause des règles de sécurité, mais je lis dans ses yeux la dureté de sa vie. Nous sommes assis au bord du canal ; pour passer le temps, nous parlons de la maison, de la vie comme elle était avant, mais cela n'arrange pas son regard. Alors nous partageons de longs silences.
Non loin de nous, une grue aux jambes pliées se balance au-dessus de l'eau, on dirait qu'elle agonise.
C'est peut-être Claude qui a fait le coup, mais je n'ai pas le droit de lui poser la question. Il me devine et rigole.
- C'est toi qui as fait la grue ?
- Non, je pensais que c'était peut-être toi...
- Je me suis occupé de l'écluse un peu plus en amont, et je peux te dire qu'elle n'est pas près de fonctionner, mais la grue, je te jure que je n'y suis pour rien.
Il avait suffi de quelques minutes assis là, l'un à côté de l'autre, quelques minutes où nous nous retrouvions enfin, et il redevenait déjà mon petit frère. Au ton de sa voix, c'était presque comme s'il s'excusait d'avoir fait une bêtise en faisant sauter la machinerie de son écluse. Pourtant, combien de jours de retard s'accumuleraient dans l'achemi-nement de lourdes pièces de marine que l'armée allemande faisait transiter par le canal, de l'Atlantique à la Méditerranée ? Claude riait, j'ai passé ma main dans sa chevelure ébouriffée et moi aussi je me suis mis à rigoler. Parfois, entre deux frères, la complicité est bien plus forte que tous les interdits du monde. Il faisait beau et la faim était toujours là.
Alors, interdit pour interdit, tant pis.
- Ça te dirait une balade du côté de la place Jeanne-d'Arc ?
- Pour quoi faire ? a demandé Claude d'un air espiègle.
- Manger un plat de lentilles, par exemple.
- Place Jeanne-d'Arc ? a insisté Claude en arti-culant bien chacun de ses mots.
- Tu connais un autre endroit ?
- Non, mais si on se fait piquer par Jan, tu sais à quoi on s'expose ?
J'aurais bien voulu faire l'innocent mais Claude a bougonné aussitôt :
- Eh ben je vais te le dire, on risque de passer un très très mauvais dimanche !
Il faut savoir que toute la brigade s'était fait sévè-
rement remonter les bretelles par Jan à cause du troquet de la place Jeanne-d'Arc. C'est Emile, je crois, qui avait déniché l'adresse. Le restaurant avait deux avantages, on y mangeait pour presque rien, quelques pièces à peine, mais plus encore, on en res-sortait repu et cette sensation valait bien à elle seule toutes les nourritures du monde. Emile n'avait pas tardé à refiler le tuyau aux copains et, petit à petit, le troquet avait commencé à faire le plein.
Un jour, passant devant la vitrine, Jan avait découvert avec effroi que la quasi-totalité des membres de sa brigade y déjeunait. Une rafle de police et nous étions tous pris. Le soir même, nous étions convoqués manu militari chez Charles, et nous en avions pris chacun pour notre grade. Le lieu dit de L'Assiette aux Vesces nous était désormais formel-lement interdit, sous peine de sanctions graves.
- Je pense à quelque chose, a murmuré Claude.
Si plus personne n'a le droit d'y aller, ça veut donc dire que personne de chez nous ne s'y trouvera ?
Page 44
Levy Marc - les enfants de la liberté Jusque-là, le raisonnement de mon petit frère se tenait. Je l'ai laissé poursuivre.
- Or, si personne de chez nous ne s'y trouve, en y allant toi et moi, nous ne faisons courir aucun risque à la brigade, non ?
Rien à redire, ça se tenait toujours.
- Et, si nous y allons ensemble, personne ne l'apprendra et Jan ne pourra pas nous en faire le reproche.
Tu vois, c'est fou ce que l'on a comme imagination quand on a le ventre vide et cette saloperie de faim qui le tenaille. J'ai pris mon petit frère par le bras et, aussitôt le canal oublié, nous piquions un sprint vers la place Jeanne-d'Arc.
En entrant dans le restaurant nous avons eu un drôle de choc tous les deux. Apparemment, tous les copains de la brigade avaient tenu le même raisonnement que nous ; et c'était bien plus qu'une apparence, puisque chacun y déjeunait, au point d'ailleurs qu'il ne restait que deux chaises vides dans la salle. Ajoute à cela que les places libres se trouvaient juste à côté de celles qu'occupaient Jan et Catherine, dont le tête-à-tête amoureux était franchement compromis, et pour cause ! Jan tirait une tête de cent pieds de long et tous essayaient tant bien que mal de refréner le fou rire qui les gagnait. Ce dimanche-là, le patron a dû se demander pourquoi d'un coup d'un seul, sa salle de restaurant tout entière s'était mise à se tordre de rire, alors que visiblement aucun des clients ne semblait se connaître.
Je fus le premier à avoir repris le contrôle de mon fou rire ; non parce que je trouvais la situation moins cocasse que les autres, mais c'est qu'au fond du bistrot, je venais de voir Damira et Marc qui déjeunaient aussi en tête à tête. Et comme Jan s'était fait surprendre dans le bistrot interdit en compagnie de Catherine, Marc n'avait aucune raison de se priver ; je l'ai vu prendre la main de Damira et elle l'a laissé faire.
Pendant que mes espoirs amoureux s'évanouis-saient devant un plat de fausses lentilles, les copains, têtes baissées sur leurs assiettes, séchaient leurs larmes. Catherine cachait son visage derrière son foulard, mais c'était plus fort qu'elle et à son tour elle fut prise d'un fou rire qui raviva l'humeur joyeuse de la salle ; même Jan et le patron ont fini par s'y mettre.
En fin d'après-midi, j'ai raccompagné Claude.
Nous avons remonté ensemble la petite rue où il logeait. Avant d'aller prendre mon tramway, je me suis retourné, juste une fois, pour voir sa frimousse avant de repartir vers la solitude. Lui ne s'est pas retourné, et finalement c'était mieux comme ça.
Parce que ce n'était plus mon petit frère qui rentrait chez lui, mais l'homme qu'il était devenu. Et ce dimanche soir-là, j'avais un sacré coup de cafard.
11.
Le week-end a enterré juillet. Ce lundi matin, nous sommes le 2 août 1943. C'est aujourd'hui que Marcel sera vengé, cet après-midi Lespinasse sera abattu quand il sortira de chez lui, à trois heures et demie comme d'habitude, puisque c'est là son unique habitude.
En se levant ce matin, Catherine a comme une étrange intuition, elle est inquiète pour ceux qui feront l'opération. Un détail lui a peut-être échappé.
Y avait-il, dans une voiture garée le long du trottoir Page 45
Levy Marc - les enfants de la liberté des policiers en planque qu'elle n'aurait pas vus ?
Elle repasse sans cesse dans sa tête sa semaine de surveillance. Combien de fois a-t-elle arpenté la rue bourgeoise où vit le substitut, cent fois, plus peut-
être ? Marianne non plus n'a rien vu, alors pourquoi cette angoisse soudaine ? Pour chasser ses mauvaises pensées, elle décide de filer au palais de justice. Elle se dit que c'est là qu'elle entendra les premiers échos de l'opération.
Il est trois heures moins le quart à la grande horloge qui tictaque sur le frontispice du palais de justice. Dans quarante-cinq minutes, les copains feront feu. Pour ne pas être repérée, elle flâne dans le grand couloir, consulte les avis placardés sur les murs. Mais elle a beau y faire, elle relit toujours la même ligne, incapable d'en retenir un seul mot. Un homme s'avance, son pas résonne sur le sol, il sourit, drôle de sourire. Deux autres viennent à sa rencontre et le saluent.
- Permettez-moi, monsieur l'avocat général, dit le premier, de vous présenter à l'un de mes amis.
Intriguée, Catherine se retourne et épie la scène. L'homme tend la main à celui qui sourit, le troisième continue de faire les présentations.
- Monsieur le substitut Lespinasse, voici mon bon ami, M. Dupuis.
Le visage de Catherine se fige, l'homme au sourire étrange n'est en rien celui qu'elle a traqué pendant toute la semaine. Pourtant, c'est Jan qui lui avait communiqué l'adresse, et son nom figurait sur la plaque en cuivre apposée sur la porte de son jardin. La tête de Catherine bourdonne, son cœur s'accélère dans sa poitrine et peu à peu, les choses s'éclaircissent. Le Lespinasse qui vit dans la maison bourgeoise de la banlieue de Toulouse est un homonyme ! Même nom, pire encore, même pré-
nom ! Comment Jan a-t-il pu être assez stupide pour imaginer que l'adresse d'un avocat général aussi important puisse se trouver dans l'annuaire ? Et pendant que Catherine réfléchit, l'horloge au mur du grand couloir continue son inlassable course. Il est trois heures, dans trente minutes les copains vont abattre un innocent, un pauvre type dont le seul tort aura été de porter le nom d'un autre. Elle doit se calmer, reprendre ses esprits. D'abord, il faut partir d'ici sans que quiconque remarque la confusion qui la submerge. Ensuite, une fois la rue gagnée, courir, voler un vélo s'il le faut, mais arriver à tout prix à temps, pour éviter le pire. Il reste vingt-neuf minutes, à condition toutefois que l'homme qu'elle voulait mort et qu'elle veut maintenant sauver ne soit pas en avance sur son horaire... pour une fois.
Catherine court, devant elle une bicyclette qu'un homme a posée contre un mur, le temps d'acheter son journal au kiosque ; du temps elle n'en a pas, ni pour évaluer les risques, encore moins pour hésiter, tant pis, elle l'enfourche et pédale de toutes ses forces. Dans son dos, personne ne crie
« Au voleur », le type n'a pas dû déjà se rendre compte qu'on lui avait fauché son vélo. Elle grille un feu, son foulard se défait quand une voiture surgit, un klaxon rugit. L'aile avant gauche frôle la cuisse de Catherine, la poignée de la portière la griffe à la hanche, elle chancelle mais réussit à retrouver son équilibre. Pas le temps d'avoir mal, à peine celui d'une grimace, pas le temps d'avoir peur, il faut pédaler plus vite. Ses jambes accélèrent, les rayons des roues disparaissent dans la lumière, la cadence Page 46
Levy Marc - les enfants de la liberté est infernale. Au passage clouté, les piétons l'in-sultent, pas le temps de s'excuser, pas même celui de freiner au prochain carrefour. Nouvel obstacle, un tramway, le dépasser, faire attention aux rails, si la roue s'y glisse c'est la chute assurée et à cette vitesse aucune chance cette fois de se relever. Les façades dénient, les trottoirs ne sont plus qu'un long trait gris. Ses poumons vont éclater, sa poitrine lui fait mal à crever, mais sa brûlure n'est rien à côté de celle que ressentira le pauvre type, quand il prendra ses cinq balles dans le thorax. Quelle heure est-il ?
Trois heures et quart ? vingt ? Elle reconnaît la côte qui se dessine au loin. Elle l'a empruntée tous les jours de la semaine pour venir faire sa ronde.
Et dire qu'elle en voulait à Jan, mais comment avait-elle été assez stupide pour imaginer que le substitut Lespinasse prenne aussi peu de précautions que cet homme qu'elle filait ? Chaque jour elle se moquait de lui, murmurait pendant ses longues heures d'attente que la proie était vraiment trop facile. L'ignorance qu'elle moquait, c'était la sienne.
Logique que ce pauvre bougre n'eût aucune raison de se méfier, qu'il ne se soit senti visé ni par la Résistance ni par quiconque d'ailleurs, logique aussi qu'il ne se soucie de rien, puisqu'il était innocent de tout.
Ses jambes lui font un mal de chien, mais Catherine continue sa course, sans relâche. Voilà, la côte est dépassée, encore un ultime carrefour et elle arrivera peut-être à temps. Si l'action avait eu lieu, elle aurait entendu les coups de feu, et pour l'instant seul un long sifflement bourdonne à ses oreilles. C'est le sang qui bat trop fort dans ses tempes, pas le son de la mort, pas encore.
La rue est là, l'innocent referme la porte de sa maison et traverse son jardin. Robert avance sur le trottoir, la main dans sa poche, les doigts serrés sur la crosse du revolver, prêt à faire feu. Ce n'est plus qu'une question de secondes maintenant. Un coup de frein, le vélo glisse, Catherine le laisse filer sur la chaussée et se précipite dans les bras du partisan.
- Tu es folle ! Qu'est-ce que tu fais ?
Elle n'a plus de souffle pour parler, le visage blême, elle retient la main de son camarade. Ellemême ignore où elle trouve encore autant de force.
Et comme il ne comprend pas, Catherine réussit enfin à hoqueter :
- Ce n'est pas lui !
L'innocent Lespinasse est monté dans sa voiture, le moteur toussote et la Peugeot 202 noire s'en va tranquillement. En passant devant ce couple qui semble enlacé, le conducteur leur fait un petit signe de la main. « C'est beau les amoureux », pense-t-il en jetant un coup d'œil à son rétroviseur.
Aujourd'hui, c'est une sale journée. Les Allemands ont fait une descente à l'université. Ils ont interpellé dix jeunes dans le hall, les ont traînés vers les marches en les faisant avancer à coups de crosse de fusil, et puis ils les ont embarqués. Tu vois, nous ne renoncerons pas ; même si nous crevons de faim, même si la peur hante nos nuits, même si nos copains tombent, nous continuerons de résister.
Nous avions évité le pire de justesse, mais tu vois, je te l'ai déjà dit, nous n'avons jamais tué un innocent, pas même un imbécile. En attendant, le substitut était toujours en vie, et il fallait reprendre l'enquête à zéro. Puisque nous ne savions pas où il habitait, la filature commencerait depuis le palais de Page 47
Levy Marc - les enfants de la liberté justice. L'entreprise était difficile. Le vrai Lespinasse ne se déplaçait qu'à bord d'une grosse Hotchkiss noire, parfois dans une Renault Primaquatre, mais dans tous les cas, conduite par son chauffeur. Pour ne pas se faire repérer, Catherine avait mis une méthode au point. Le premier jour, un copain suivait à vélo le substitut depuis sa sortie du Palais et abandonnait la partie au bout de quelques minutes.
Dès le lendemain, un autre copain, sur une bicyclette différente, reprenait la piste là où elle avait été abandonnée la veille. Par tronçons successifs, nous avons ainsi réussi à remonter la route jusqu'au domicile du substitut. Désormais, Catherine pourrait reprendre ses longues marches sur un autre trottoir.
Encore quelques jours de planque et nous connaî-
trions tout des habitudes de l'avocat général.
12.
Pour nous, il y avait un ennemi encore plus haïssable que les nazis. Les Allemands, nous étions en guerre contre eux, mais la Milice était la pire engeance que le fascisme et l'arrivisme peuvent produire, de la haine ambulante.
Les miliciens violaient, torturaient, dérobaient les biens des gens qu'ils déportaient, monnayaient leur pouvoir sur la population. Combien de femmes ont écarté leurs jambes, yeux fermés, mâchoires serrées à en crever, contre la promesse fictive que leurs enfants ne seraient pas arrêtés ? Combien de ces vieillards dans les longues files d'attente au-devant des épiceries vides devaient payer les miliciens pour qu'on les laisse en paix, et combien de ceux qui ne purent s'acquitter furent envoyés dans les camps afin que les chiens de rue viennent tranquillement vider leurs logis ? Sans ces salauds, jamais les nazis n'auraient pu déporter tant de monde, pas plus d'un sur dix de ceux qui ne reviendraient pas.
J'avais vingt ans, j'avais peur, j'avais faim, faim tout le temps, et ces types en chemise noire dînaient dans les restaurants qui leur étaient réservés.
Combien d'entre eux ai-je observés derrière les vitrines embuées d'hiver, se léchant les doigts, gavés d'un repas dont le seul rêve faisait gargouiller mon estomac ? Peur et faim, un cocktail terrible dans le ventre.
Mais nous aurons notre vengeance, tu vois, rien qu'en disant ce mot, je sens battre mon cœur à nouveau. Quelle horrible idée que celle de la vengeance, je n'aurais pas dû dire cela ; les actions que nous entreprenions étaient tout autres que de la vengeance, elles étaient un devoir de cœur, pour sauver ceux qui n'auraient pas à connaître ce sort, pour participer à la guerre de libération.
Faim et peur, un cocktail explosif au ventre ! Il est terrible le petit bruit de l'œuf que l'on casse sur un comptoir, dirait un jour Prévert, libre de l'écrire ; moi, prisonnier de vivre, je le savais déjà ce jour-là.
Le 14 août dernier, rentrant de chez Charles un peu tard dans la nuit et bravant le couvre-feu avec quelques copains, Boris s'était retrouvé nez à nez avec un groupe de miliciens.
Boris, qui s'était déjà occupé personnellement de plusieurs membres de leur troupeau, connaissait leur organigramme mieux que personne. Il avait suffi de la bienveillante lumière d'un réverbère pour qu'il reconnaisse aussitôt le sinistre visage du dénommé Costes. Pourquoi lui ? Parce que le bonhomme en question n'était autre que le secrétaire Page 48
Levy Marc - les enfants de la liberté général des « francs-gardes », une armée de chiens sauvages et sanguinaires.
Alors que les miliciens marchaient vers eux, arrogants à croire que la rue leur appartenait, Boris avait dégainé. Les copains avaient fait de même et Costes s'était effondré dans un bain de sang, le sien pour être précis.
Mais ce soir, Boris avait monté la barre d'un cran ; il allait s'attaquer à Mas, le chef de la Milice.
L'action était presque suicidaire. Mas était à son domicile, en compagnie de bon nombre de ses gardes. Boris avait commencé par assommer le cerbère qui gardait la porte d'entrée de la villa, rue Pharaon. Au palier du premier étage, un autre avait reçu un coup de crosse fatal. Boris n'avait pas fait dans la dentelle, il était entré dans le salon, l'arme à la main, et il avait tiré. Les types étaient tous tombés, la plupart seulement blessés, mais Mas avait pris sa balle au bon endroit. Recroquevillé sous son bureau, la tête entre les pieds du fauteuil, la position du corps laissait entendre que le chef Mas ne pourrait plus jamais violer, plus jamais tuer, plus jamais terroriser quiconque.
La presse nous traitait régulièrement de terroristes, un mot apporté par les Allemands et qui désignait sur leurs affiches les résistants qu'ils avaient fusillés. Mais nous ne terrorisions qu'eux et les collabos fascistes et actifs. Pour revenir à Boris, c'est après l'action que les choses se sont compliquées.
Pendant qu'il faisait son affaire à l'étage, les deux copains qui assuraient sa retraite en bas avaient dû affronter des miliciens venus en renfort. Une fusillade enfumait l'escalier. Boris avait rechargé son revolver et s'était engagé sur le palier. Hélas, les copains en sous-effectif étaient contraints au repli.
Boris se trouvait pris entre deux feux. Ceux qui tiraient sur ses amis et ceux qui tiraient sur lui.
Alors qu'il tentait de sortir de l'immeuble, une nouvelle escouade de chemises noires, venue cette fois des étages supérieurs, avait eu raison de sa résistance. Tabassé et ceinturé, Boris était tombé. Après qu'il eut perforé copieusement le thorax de leur chef et grièvement blessé plusieurs de leurs collègues, il y avait fort à parier que les types allaient en découdre avec lui. Les deux autres copains avaient réussi à s'en sortir, l'un avait pris une balle dans la hanche, mais Boris ne pourrait plus le soigner.
C'était une autre de ces tristes journées d'août 1943 qui s'achevait. Un ami était pris, un jeune étudiant en troisième année de médecine qui, toute son enfance, avait rêvé de sauver des vies était envoyé dans un cachot de la prison Saint-Michel. Et aucun de nous ne doutait que le substitut Lespinasse, pour se faire mieux voir encore du gouvernement, pour mieux asseoir son autorité, voudrait venger lui-même son ami Mas, défunt chef de la Milice.
13.
Septembre filait, les feuilles rousses des marron-niers annonçaient la venue de l'automne.
Nous étions épuisés, plus affamés que jamais, mais les actions se multipliaient et la Résistance s'étendait chaque jour un peu plus. Au cours du mois, nous avions détruit un garage allemand boulevard de Strasbourg, puis nous nous en étions pris à la caserne Caffarelli occupée par un régiment de la Wehrmacht ; un peu plus tard, nous avions attaqué un convoi militaire qui filait sur la voie Page 49
Levy Marc - les enfants de la liberté reliant Toulouse à Carcassonne. La chance avait été des nôtres ce jour-là ; nous avions placé nos charges sous le wagon qui transportait un canon, mais les obus disposés à côté s'étaient joints à notre feu, et c'était tout le train qui était parti en l'air. À la mi-temps du mois, on avait fêté la bataille de Valmy avec un peu d'avance en attaquant la cartoucherie, y rendant impossible la fabrication de douilles pour longtemps ; Emile était même allé à la bibliothèque municipale pour trouver d'autres dates de batailles à célébrer de la même façon.
Mais ce soir, il n'y aurait pas d'action. On aurait eu à descendre le général Schmoutz en personne, on y aurait réfléchi à deux fois ; la raison en était simple, les poules que Charles élevait dans son jardin avaient dû passer une semaine « espatante », comme il disait : nous étions invités chez lui à manger une omelette.
Nous nous sommes retrouvés à la tombée de la nuit dans la petite gare désaffectée de Loubers.
Le couvert était dressé et tout le monde déjà assis autour de la table. Vu le nombre de convives, Charles, jugeant qu'il manquerait d'œufs, décida d'allonger son omelette avec de la graisse d'oie. Il en avait toujours un pot qui traînait dans l'atelier, s'en servant parfois pour améliorer l'étanchéité de ses bombes ou pour lubrifier les ressorts de nos revolvers.
On était à la fête, les filles du renseignement étaient là et nous étions heureux d'être ensemble.
Bien sûr, ce repas dérogeait aux règles de sécurité les plus élémentaires, mais Jan savait combien ces rares moments nous guérissaient de l'isolement qui touchait chacun d'entre nous. Si les balles allemandes ou miliciennes ne nous avaient pas encore atteints, la solitude, elle, nous tuait à petit feu. Nous n'avions pas tous la vingtaine, à peine davantage pour les plus âgés d'entre nous, alors à défaut de remplir nos ventres, la présence des copains nous remplissait le cœur.
À voir les regards amourachés que Damira et Marc échangeaient, ils étaient incontestablement épris l'un de l'autre. Quant à moi, je ne lâchais plus Sophie des yeux. Alors que Charles revenait de l'atelier avec son pot de graisse d'oie sous le bras, Sophie m'a offert un de ces sourires dont elle avait le secret, un des plus beaux que j'avais vus de ma vie.
Emporté par l'euphorie du moment, je me promettais de trouver le courage de l'inviter à sortir avec moi ; peut-être même à déjeuner dès le lendemain.
Après tout, pourquoi attendre ? Alors pendant que Charles battait ses œufs, moi je me persuadais de lui faire ma demande avant la fin de la soirée. Il faudrait, bien sûr, que je guette le moment discret, où Jan n'entendrait pas ; même si, depuis qu'il s'était fait piquer à L'Assiette aux Vesces en compagnie de Catherine, les consignes portant sur la sécurité amoureuse s'étaient un peu relâchées dans la brigade. Si Sophie ne pouvait pas demain, ce ne serait pas grave, je proposerais le jour suivant. Ma résolution prise, j'allais passer à l'acte quand Jan a annoncé qu'il affectait Sophie à l'équipe de surveillance du substitut Lespinasse.
Courageuse comme elle l'était, Sophie a accepté aussitôt. Jan a précisé qu'elle s'occuperait de la tranche comprise entre onze et quinze heures. Ce con de substitut m'aura vraiment fait chier jusqu'au bout.
Page 50
Levy Marc - les enfants de la liberté La soirée n'était pas tout à fait foutue, restait encore l'omelette, mais quand même, qu'est-ce qu'elle était belle Sophie, avec ce sourire qui ne la quittait jamais. De toutes les façons, Catherine et Marianne qui veillaient comme deux mères sur les filles du renseignement ne nous auraient jamais laissé faire. Alors finalement, c'était mieux de la regarder sourire en silence.
Charles a vidé le pot de graisse d'oie dans la poêle à frire, il a touillé un peu et il est venu s'asseoir avec nous en disant « Maintenant faut qués sa couise ».
C'est pendant que nous cherchions à traduire sa phrase que l'incident s'est produit. Des coups de feu ont claqué de tous les côtés. Nous nous sommes jetés à terre. Jan, l'arme au poing, fulminait. Nous avions dû être suivis et les Allemands nous attaquaient. Deux copains qui avaient un pistolet à la ceinture ont trouvé le courage de se faufiler entre les balles jusqu'aux fenêtres. J'ai fait comme eux, ce qui était idiot vu que je n'avais pas d'arme, mais si l'un d'eux tombait, je prendrais son revolver et assurerais le relais. Une chose nous paraissait assez étrange, les balles continuaient à fuser dans la pièce, des éclats de bois sautaient sur le plancher, les murs étaient criblés de trous et pourtant face à nous, la campagne restait déserte. Et puis la pétarade s'est arrêtée. Plus un seul bruit, rien que du silence. On se regardait les uns les autres, tous très intrigués, et puis j'ai vu Charles se relever en premier, il était rouge écarlate et bafouillait plus que jamais. Les larmes aux yeux, il ne cessait de répéter « Pardoun, pardoun ».
En fait, il n'y avait aucun ennemi au-dehors ; Charles avait juste oublié avoir versé des balles de 7,65 millimètres dans son pot de graisse d'oie... pour les empêcher de s'oxyder ! Les munitions avaient eu un petit coup de chaud au contact de la poêle à frire !
Aucun de nous n'étant blessé, à part peut-être dans son amour-propre, nous avons ramassé ce qui restait de l'omelette, fait le tri pour vérifier qu'elle ne contenait plus rien d'anormal, et on s'est remis à table, comme si de rien n'était.
Bon, les talents d'artificier de l'ami Charles étaient plus fiables que sa cuisine, mais après tout, par les temps qui couraient c'était mieux comme ça.
Demain, octobre commençait et la guerre conti-nuait, la nôtre aussi.
14.
Les salauds ont la peau dure. La seconde filature des filles arrivée à son terme, Jan avait aussitôt confié à Robert la mission d'abattre Lespinasse.
Boris, qui était en prison, ne tarderait pas à passer en jugement et il ne fallait pas perdre de temps si on voulait lui éviter le pire. En envoyant un signal fort aux magistrats, on finirait par leur faire comprendre que s'en prendre à la vie d'un partisan revenait à signer sa propre condamnation à mort.
Depuis quelques mois, dès que les Allemands affi-chaient un avis d'exécution sur les murs toulousains, on abattait aussitôt leurs officiers, et chaque fois, nous balancions des tracts expliquant notre action à la population. Depuis quelques semaines, ils fusillaient moins et leurs soldats n'osaient plus rentrer seuls la nuit. Tu vois, nous ne renoncions pas et la Résistance progressait un peu plus chaque jour.
Page 51
Levy Marc - les enfants de la liberté La mission devait se dérouler lundi matin, nous avions rendez-vous au point de récupération, c'est-à-
dire au terminus de la ligne 12 du tramway. Quand Robert est arrivé, nous avons tout de suite compris que le coup ne s'était pas fait. Quelque chose avait cloché et Jan était furibard.
Ce lundi était le jour de la rentrée judiciaire et tous les magistrats seraient présents au Palais. L'annonce de la mort du substitut aurait eu plus que jamais l'effet tant escompté. On ne tuait pas un homme comme ça, pas n'importe quand, même si dans le cas de Lespinasse chaque jour aurait fait l'affaire. Robert a attendu que Jan se calme, que son pas ralentisse.
Jan n'était pas seulement furieux que nous ayons raté la rentrée judiciaire. Cela faisait plus de deux mois que Marcel avait été guillotiné, Radio Londres avait annoncé plusieurs fois que le responsable de sa condamnation paierait pour son crime odieux, et nous allions finir par passer pour des incapables ! Mais Robert avait eu une sale impression au moment de passer à l'action, et c'était la première fois que ça lui arrivait.
Sa détermination d'en finir avec le procureur n'avait en rien changé, mais voilà, impossible d'agir aujourd'hui ! Il promit sur l'honneur qu'il ignorait tout de l'importance de cette date que Jan avait choisie ; jamais Robert n'avait renoncé ; avec ce sang-froid qui le caractérisait, il devait avoir eu de bonnes raisons de le faire.
Il était arrivé vers neuf heures dans la rue où vivait Lespinasse. Selon les renseignements recueillis par les filles de la brigade, le substitut sortait de chez lui tous les jours à dix heures pile. Marius, qui avait participé à la première opération, et manqué de peu d'abattre l'autre Lespinasse, se contentait cette fois d'assurer la protection.
Robert portait un grand manteau, deux grenades dans la poche gauche, une offensive et une défensive, et son revolver armé dans la droite. À dix heures, personne. Un quart d'heure plus tard, toujours pas de Lespinasse. Elles sont longues les quinze minutes qui s'écoulent quand on a deux grenades qui s'entrechoquent dans la poche à chaque pas que l'on fait.
Un policier à vélo remonte la rue et ralentit à sa hauteur. Une coïncidence probablement, mais avec sa cible qui n'apparaît toujours pas, il y a de quoi se poser des questions.
Le temps s'étire lentement, la rue est calme ; même en allant et venant, difficile de ne pas se faire repérer tôt ou tard.
En amont, les deux copains ne doivent pas non plus passer complètement inaperçus avec leurs trois vélos prêts pour la fuite.
Un camion bourré d'Allemands tourne au coin de la rue ; deux « coïncidences » en si peu de temps, ça commence à faire beaucoup ! Robert se sent mal à l'aise. Au loin, Marius l'interroge d'un signe et Robert lui répond de la même façon, que pour l'instant tout va bien, on continue l'action. Seul problème, toujours pas de substitut en vue. Le camion allemand passe sans s'arrêter, mais son allure est molle et cette fois Robert se pose de plus en plus de questions. Les trottoirs sont de nouveau déserts, la porte de la maison s'ouvre enfin, un homme sort et traverse le jardin. Dans la poche de son manteau, la main de Robert serre la crosse du revolver. Robert Page 52
Levy Marc - les enfants de la liberté ne peut toujours pas voir le visage de celui qui referme la grille du pavillon. Le voilà qui avance vers sa voiture. Robert a un doute terrible. Si ce n'était pas lui ? Si c'était juste un toubib venu rendre visite au procureur alité à cause d'une mauvaise grippe ?
Difficile de se présenter ainsi : « Bonjour, êtes-vous bien le type sur qui je dois vider mon chargeur ? »
Robert va à sa rencontre et la seule chose qui lui vienne à l'esprit, c'est de lui demander l'heure.
Il voudrait que cet homme, qui ne peut ignorer être menacé, affiche un quelconque signe qui trahisse sa peur, que sa main tremble, que la sueur perle à son front !
L'homme se contente de retrousser sa manche et répond poliment « Dix heures trente ». Les doigts de Robert se détachent de la crosse, incapables de tirer. Lespinasse le salue et monte dans sa voiture.
Jan ne dit plus rien, il n'y a plus rien à dire.
Robert avait de bonnes raisons et personne ne peut lui faire le reproche d'avoir renoncé. C'est seulement que les vrais salauds ont la peau dure. Au moment où nous nous quittons, Jan murmure qu'il faudra recommencer très vite.
L'amertume ne l'a pas quitté de la semaine.
D'ailleurs, il n'a voulu voir personne. Le dimanche venu, Robert a mis son réveil aux premières heures du jour. L'arôme du café que prépare sa logeuse monte jusqu'à sa chambre. D'ordinaire, l'odeur du pain grillé titillerait son ventre, mais depuis lundi dernier, Robert a mal au cœur. Il s'habille calmement, récupère son revolver sous le matelas et le passe à la ceinture de son pantalon. Il enfile une veste, met un chapeau et sort de chez lui sans pré-
venir personne. Ce n'est pas le souvenir de l'échec, qui donne la nausée à Robert. Faire sauter des locomotives, déboulonner des rails, détruire des pylônes, dynamiter des grues, saboter du matériel ennemi, on le fait de bon cœur, mais tuer, personne n'aime ça.
Nous, nous rêvions d'un monde où les hommes seraient libres d'exister. Nous voulions être médecins, ouvriers, artisans, enseignants. Ce n'est pas quand ils nous ont enlevé ces droits-là que nous avons pris les armes, c'est plus tard ; quand ils ont déporté des enfants, fusillé les copains. Mais tuer reste pour nous une sale besogne. Je te l'ai dit, on n'oublie jamais le visage de quelqu'un sur qui on va tirer, même pour un salaud comme Lespinasse, la chose est difficile.
Catherine a confirmé à Robert que tous les dimanches matin, le substitut se rend à la messe à dix heures précises, alors, décidé, Robert lutte contre l'écœurement qui le gagne et grimpe sur son vélo. Et puis il faut sauver Boris.
Il est dix heures quand Robert s'engage dans la rue. Le procureur vient de refermer la grille de son jardin. Entouré de sa femme et de sa fille, le voilà qui marche sur le trottoir. Robert relève le chien de son revolver, avance vers lui ; le groupe arrive à sa hauteur et le dépasse. Robert sort son arme, fait demi-tour et vise. Pas dans le dos, alors il crie « Lespinasse ! ». Surprise, la famille se retourne, découvre l'arme pointée, mais déjà deux coups de feu claquent et le substitut tombe à genoux, mains sur le ventre. Les yeux écarquillés, Lespinasse fixe Robert, il se relève, titube, se retient à un arbre. Les salauds ont vraiment la peau dure !
Robert s'approche, le substitut supplie, il murmure « Grâce ». Robert, lui, pense au corps de Marcel, la tête entre les mains dans son cercueil, il Page 53
Levy Marc - les enfants de la liberté voit le visage des copains abattus. Pour tous ces gamins-là, il n'y a eu ni grâce ni pitié ; Robert vide son chargeur. Les deux femmes hurlent, un passant tente de leur venir en aide, mais Robert relève son arme et l'homme détale.
Et pendant que Robert s'éloigne sur son vélo, les appels au secours s'élèvent dans son dos.
À midi, il est de retour dans sa chambre. La nouvelle s'est déjà répandue dans toute la ville. Les policiers ont bouclé le quartier, ils interrogent la veuve du procureur, lui demandent si elle pourrait reconnaître l'homme qui a fait le coup. Mme Lespinasse hoche la tête et répond que c'est possible, mais qu'elle ne le souhaiterait pas, il y a déjà eu bien trop de morts comme ça.
15.
Emile avait réussi à se faire embaucher dans les chemins de fer. Chacun d'entre nous essayait de dénicher un travail. Nous avions tous besoin d'un salaire ; il fallait payer son loyer, se nourrir tant bien que mal, et la Résistance peinait à nous verser une solde chaque mois. Un emploi avait aussi pour avantage de donner le change quant à nos activités clandestines. On attirait moins l'attention de la police ou de ses voisins, quand on partait travailler chaque matin. Ceux qui chômaient n'avaient d'autre choix que de se faire passer pour des étudiants, mais ils étaient beaucoup plus repérables. Évidemment, si le travail déniché pouvait aussi servir à la cause, c'était l'idéal ! Les postes qu'Emile et Alonso occupaient à la gare de triage de Toulouse étaient pré-
cieux à la brigade. Ils avaient constitué avec quelques cheminots une petite équipe spécialisée dans les sabotages en tout genre. L'une de leurs spécialités consistait à décoller, au nez et à la barbe des soldats allemands, les étiquettes figurant sur les flancs des wagons et à les recoller aussitôt sur d'autres. Ainsi au moment des assemblages de convois, les pièces détachées tant attendues à Calais par les nazis filaient vers Bordeaux, les transformateurs espérés à Nantes arrivaient à Metz, les moteurs partant en Allemagne étaient livrés à Lyon.
Les Allemands accusaient la SNCF de cette pagaille, raillant l'inefficacité française. Grâce à Emile, à François et à quelques-uns de leurs collègues cheminots, le ravitaillement nécessaire à l'occupant se dispersait dans toutes les directions, sauf la bonne, et se perdait dans la nature. Avant que les marchandises destinées à l'ennemi soient retrouvées et arrivent à bon port, un à deux mois s'écoulaient, et c'était toujours ça de pris.
Souvent, à la nuit tombée, nous les rejoignions pour nous faufiler entre les convois à l'arrêt. Nous guettions chaque bruit autour de nous, profitant du grincement d'un aiguillage ou du passage d'une motrice pour avancer vers notre cible sans nous faire surprendre par les patrouilles allemandes.
La semaine précédente, nous nous étions glissés sous un train, remontant sous ses essieux jusqu'à atteindre un wagon très particulier dont nous raffo-lions : le Tankwagen, traduisez « wagon-citerne ».
Bien que particulièrement difficile à mettre en œuvre sans se faire repérer, la manœuvre de sabotage passerait totalement inaperçue une fois accomplie.
Pendant que l'un de nous faisait le guet, les autres se hissaient en haut de la citerne, ouvraient le Page 54
Levy Marc - les enfants de la liberté couvercle et versaient des kilos de sable et de mélasse dans le carburant. Quelques jours plus tard, arrivé à destination, le précieux liquide trafiqué par nos soins était pompé pour alimenter les réservoirs des bombardiers ou chasseurs allemands. Nos connaissances en mécanique étaient suffisantes pour savoir que juste après le décollage, le pilote de l'appareil n'aurait qu'une alternative : chercher à comprendre pourquoi ses moteurs venaient de s'éteindre ou sauter tout de suite en parachute avant que son zinc ne s'écrase ; dans le pire des cas, les avions seraient hors d'usage en bout de piste, ce qui n'était déjà pas mal.
Avec un peu de sable et tout autant de culot, mes copains avaient réussi à mettre au point un système de destruction à distance de l'aviation ennemie des plus simples, mais des plus efficaces. Et quand j'y pensais en rentrant avec eux au petit matin, je me disais que ce faisant, ils m'offraient une petite part de mon second rêve : rejoindre la Royal Air Force.
Il nous arrivait aussi de nous glisser le long des voies de chemin de fer de la gare de Toulouse-Raynal, pour soulever les bâches des plates-formes de trains et opérer en fonction de ce que nous y trouvions. Quand nous découvrions des ailes de Mes-serschmitt, des fuselages de Junkers ou des empen-nages de Stuka fabriqués dans les usines Latécoère de la région, nous coupions les câbles des commandes. Lorsque nous avions affaire à des moteurs d'avions, nous arrachions les câbles électriques ou les tuyaux d'essence. Je ne peux pas compter le nombre d'appareils que nous avons ainsi cloués au sol. Quant à moi, chaque fois que je détruisais un zinc ennemi de la sorte, il valait toujours mieux que je le fasse avec un copain, à cause de ma nature distraite. Dès que je m'attaquais à trouer au poinçon la voilure d'une aile, je m'imaginais aussitôt dans le cockpit de mon Spitfire, appuyant sur la gâchette du manche, avec le vent qui sifflait dans le fuselage.
Heureusement pour moi, les mains bienveillantes d'Emile ou d'Alonso me tapotaient toujours sur l'épaule, et je voyais alors leurs mines désolées de me ramener à la réalité, quand ils me disaient « Allez viens, Jeannot, faut rentrer maintenant ».
Nous avions passé les quinze premiers jours d'octobre à opérer ainsi. Mais cette nuit, le coup serait bien plus important que d'habitude. Emile l'avait appris, douze locomotives allaient être conduites demain en Allemagne.
La mission était d'envergure, et pour l'accomplir nous serions six. Il était rare que nous agis-sions en aussi grand nombre ; si nous étions pris, la brigade perdrait près du tiers de ses effectifs. Mais l'enjeu justifiait que l'on prenne un tel risque. Qui dit douze locomotives dit également douze bombes.
Pas question cependant de nous rendre en cortège chez l'ami Charles. Pour une fois, c'est lui qui livrerait à domicile.
Aux premières heures du jour, notre ami avait disposé ses précieux colis au fond d'une petite char-rette attelée à son vélo, les avait recouverts de salades fraîchement cueillies dans son jardin et d'une bâche.
Il avait quitté la petite gare de Loubers, pédalant en chantant dans la campagne toulousaine. La bicyclette de Charles constituée de pièces récupérées sur nos vélos volés était unique en son genre. Avec un guidon de presque un mètre d'envergure, une selle Page 55
Levy Marc - les enfants de la liberté rehaussée, un cadre mi-bleu, mi-orange, des pédales disparates et deux sacoches de femme accrochées sur les flancs de la roue arrière, elle avait vraiment une drôle d'allure, la bicyclette de Charles.
Charles aussi avait une drôle d'allure. Il n'était pas inquiet en se rendant en ville, les policiers ne lui prêtaient généralement aucune attention, convaincus qu'il était un clochard errant dans le coin. Un désagrément pour la population, certes, mais pas un danger à proprement parler. C'est vrai, qu'avec sa drôle d'allure, la police se foutait bien de lui, sauf aujourd'hui, hélas.
Charles traverse la place du Capitule tractant son chargement plus que particulier, quand deux gendarmes l'arrêtent pour un contrôle de routine.
Charles tend sa carte d'identité sur laquelle est inscrit qu'il est né à Lens. Comme si le brigadier ne savait pas lire ce qui était pourtant écrit noir sur blanc, le voici qui demande à Charles son lieu de naissance. Charles, qui n'a pas l'esprit de contradiction, répond sans hésiter.
- Lountz !
- Lountz ? demande le brigadier perplexe.
- Lountz ! insiste Charles, bras croisés.
- Vous dites que vous êtes né à Lountz et moi, là sur vos papiers, je lis que c'est à Lens que votre mère vous a mis au monde, alors ou vous mentez, ou c'est une fausse carte ?
- Ma noun, s'évertue à dire Charles avec son accent un peu particulier. Lountz, sa exactoument ce que je dise ! Lountz dans la Pas-de-Calais !
Le policier le regarde, en se demandant si le type qu'il interroge ne serait pas en train de se payer sa tête.
- Vous prétendez aussi être français, peut-être ?
rétorque-t-il.
- Si, ti ta fou ! affirme Charles... (Traduisez par là : « Oui, tout à fait ! ») Cette fois le policier se dit qu'il se fout vraiment de sa gueule.
- Où vivez-vous ? questionne-t-il d'un ton autoritaire.
Charles, connaissant sa leçon sur le bout des lèvres, répond aussitôt « À Brist ! ».
- À Brist ? Et où ça se trouve ça, Brist ? Connais pas, moi, Brist, dit le policier en se retournant vers son collègue.
- Brist, dans la Finistire ! répond Charles avec une pointe d'agacement.
- Je crois qu'il veut dire Brest dans le Finistère, chef ! intervient le collègue, impassible.
Et Charles, ravi, hoche la tête en signe d'acquiescement. Le brigadier, vexé, le toise de haut en bas. Il faut dire qu'entre sa bicyclette multicolore, sa vareuse de clochard et son chargement de salades, Charles n'a pas tout à fait l'allure d'un marin-pêcheur brestois. Le gendarme, qui n'en peut plus, lui ordonne alors de le suivre pour vérification d'identité.
Cette fois, c'est Charles qui le regarde fixement.
Et il faut croire que les leçons de vocabulaire de la petite Camille ont porté leurs fruits, parce que l'ami Charles se penche à l'oreille de l'agent et lui murmure :
- Je transporte des bombes dans ma carriole ; si tu m'emmènes à ton commissariat, on me fusillera.
Et demain c'est toi qu'on fusillera, parce que les copains de la Résistance sauront qui m'a arrêté.
Page 56
Levy Marc - les enfants de la liberté Comme quoi, quand Charles y mettait du sien, il parlait rudement bien le français !
Le policier avait la main posée sur son arme de service. Il hésita, puis sa main délaissa la crosse du revolver ; un bref échange de regards avec son collègue et il dit à Charles :
- Allez, fous-moi le camp d'ici, le Brestois !
À midi, nous prenions livraison des douze bombes, Charles nous raconta son aventure et le pire c'est que ça le faisait marrer.
Jan, lui, ne trouva pas cela drôle du tout. Il ser-monna Charles, lui dit qu'il avait pris trop de risques, mais Charles rigolait toujours et rétorqua que bientôt, douze locomotives ne pourraient plus jamais tracter de trains de déportés. Il nous souhaita bonne chance pour ce soir et remonta sur son vélo. Parfois, la nuit, avant de m'endormir, il m'arrive encore de l'entendre pédaler vers la gare de Loubers, juché sur sa grande bicyclette multicolore, avec ses immenses éclats de rire tout aussi colorés.
Dix heures, la nuit est maintenant assez noire pour que nous puissions agir. Emile donne le signal et nous sautons par-dessus le mur qui borde la voie.
Il faut faire attention au moment de la réception, chacun de nous porte deux bombes dans sa besace.
Il fait froid, l'humidité nous glace les os. François ouvre la marche, Alonso, Emile, mon frère Claude, Jacques et moi formons la colonne qui se faufile le long d'un train immobile. La brigade semble presque au complet.
Devant nous, un soldat fait le guet et bloque notre progression. Le temps presse, nous devons avancer jusqu'aux locos parquées plus loin. Cet après-midi, nous avons répété la mission. Grâce à Emile, nous savons que les machines sont toutes alignées sur les voies de triage. Chacun devra s'occuper de deux locomotives. D'abord, grimper sur la motrice, emprunter la passerelle qui court le long du flanc, prendre l'échelle de coupe et se hisser au sommet de la chaudière. Allumer sa cigarette, puis la mèche, et faire descendre lentement la bombe dans la cheminée à l'aide du fil de fer qui la retient à un crochet. Arrimer le crochet au bord de la cheminée, de façon que la bombe reste suspendue à quelques centimètres du fond de la chaudière.
Ensuite, redescendre, traverser la voie et recommencer sur la locomotive suivante. Une fois les deux bombes en place, filer vers un muret qui se trouve cent mètres devant et, en fait, filer tout court avant que cela n'explose. Dans la mesure du possible, essayer d'être synchrone avec les copains, pour éviter que l'un soit encore à la tâche quand les locos de l'autre sauteront. Au moment où trente tonnes de métal s'éventrent, mieux vaut être le plus loin possible.