- Je crois que tu étais à deux doigts de tourner de l'œil, me dit-il en s'excusant.
- Arrête de m'appeler Jeannot, ça n'a plus de sens !
- Tant que nous n'aurons pas gagné la guerre, je continuerai de t'appeler Jeannot !
- Comme tu voudras.
Le soir vient. Le train n'a plus bougé de la journée. Demain, il changera plusieurs fois de voie, mais sans jamais quitter la gare. Les soldats crient, on accroche de nouveaux wagons. À la tombée du jour suivant, les Allemands distribuent à chacun, une pâte de fruits et une boule de pain de seigle pour trois jours, mais toujours pas d'eau.
Le lendemain, quand le convoi s'en va enfin, aucun de nous n'a la force de s'en rendre compte dans l'instant.
Alvarez s'est redressé. Il observe les traits que la lumière dessine sur le sol en passant au travers des planches clouées à la lucarne. Il se retourne et nous regarde, avant de se déchirer les mains en repoussant les fils de fer barbelés.
- Qu'est-ce que tu fais ? demande un homme apeuré.
- À ton avis ?
- Tu ne vas pas t'évader, j'espère ?
- Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? répond Alvarez en suçant le sang qui coule de ses doigts.
- Ça me fait que si tu es pris, ils fusilleront dix d'entre nous en guise de représailles. Tu ne l'as pas entendu quand ils l'ont dit à la gare ?
- Alors si tu es décidé à rester ici et qu'ils te choisissent, remercie-moi. J'aurai abrégé tes souffrances. Où crois-tu que ce train nous conduise ?
- Je n'en sais rien et je ne veux pas le savoir !
gémit l'homme en s'accrochant à la veste d'Alvarez.
- Aux camps de la mort ! C'est là que se retrou-Page 116
Levy Marc - les enfants de la liberté veront tous ceux qui n'auront pas suffoqué avant, étouffés par le gonflement de leur propre langue.
Tu comprends ? hurle Âlvarez en se dégageant de l'emprise du déporté.
- Évade-toi et fiche-lui donc la paix, s'interpose Jacques ; et il aide Âlvarez à chasser les planches de la lucarne.
Âlvarez est à bout de forces, il n'a que dix-neuf ans et le désespoir se mêle à sa colère.
Les lattes sont ramenées à l'intérieur du wagon.
L'air entre enfin, et même si certains ont peur de ce que va tenter notre ami, tout le monde goûte la fraîcheur qui pénètre.
- Saloperie de lune ! grommelle Âlvarez.
Regarde-moi cette clarté de merde, on se croirait en plein jour.
Jacques regarde à la fenêtre, au loin un virage, une forêt s'y dessine dans la nuit.
- Dépêche-toi, si tu veux sauter c'est maintenant !
- Qui veut me suivre ?
- Moi, répond Titonel.
- Moi aussi, ajoute Walter.
- Nous verrons après, ordonne Jacques, allez, grimpe, je te fais la courte échelle.
Et voilà le copain qui se prépare à exécuter le plan qu'il a en tête depuis que les portes du wagon se sont refermées il y a deux jours. Deux journées et deux nuits, plus longues que toutes celles de l'enfer.
Âlvarez se hisse à la lucarne et passe d'abord les jambes avant de se retourner. Il faudra s'accrocher à la paroi, et faire glisser le corps. Le vent gifle ses joues et lui redonne quelques forces, à moins qu'elles ne renaissent de l'espoir du salut. Il suffit que le soldat allemand en queue de convoi, celui posté derrière sa mitrailleuse, ne le voie pas ; il suffit qu'il ne regarde pas dans sa direction. Quelques secondes seulement, le temps que le petit bois se rapproche, c'est là qu'il sautera. Et s'il ne se rompt pas le cou en tombant sur le ballast, alors c'est dans l'ombre de la forêt qu'il le trouvera, ce salut. Encore quelques secondes, et Âlvarez lâche prise. Aussitôt, le crépitement des mitrailleuses retentit ; on tire de partout.
- Je vous l'avais dit ! crie l'homme. C'était une folie.
- Tais-toi ! ordonne Jacques.
Âlvarez roule sur le sol. Les balles déchirent la terre autour de lui. Il a des côtes cassées, mais il est en vie. Le voilà qui court à toutes jambes. Dans son dos, il entend crisser les freins du train. Une meute s'élance déjà à sa poursuite ; et pendant qu'il se faufile entre les arbres, détalant à perdre haleine, les coups de feu fusent autour de lui, faisant éclater les écorces des pins qui l'entourent.
La forêt s'éclaircit ; devant s'étire la Garonne comme un long ruban argenté dans la nuit.
Huit mois de prison, huit mois de privation de nourriture, auxquels viennent s'ajouter ces terribles journées de train ; mais Âlvarez a l'âme d'un battant.
Il a en lui la force que donne la liberté. Et alors qu'il se jette dans le fleuve, Âlvarez se dit que s'il réussit, d'autres suivront ; alors il ne périra pas noyé, les copains valent ce voyage. Non, Âlvarez ne mourra pas ce soir.
Quatre cents mètres plus loin, il se hisse sur la berge opposée. Titubant, il marche vers la seule lumière qui brille devant lui. C'est la fenêtre éclairée Page 117
Levy Marc - les enfants de la liberté d'une maison qui borde un champ. Un homme vient à sa rencontre, il le prend sous son bras et le porte jusqu'à sa demeure. Il avait entendu la fusillade. Sa fille et lui lui offrent l'hospitalité.
De retour sur la voie, les SS qui n'ont pas trouvé leur proie sont furieux, ils donnent coups de pied et de crosse sur les flancs des wagons, comme pour y interdire tout murmure. Il y aura probablement des représailles, mais pas pour l'instant. Le lieutenant Schuster a décidé de remettre son convoi en marche.
Avec la Résistance qui s'étend désormais dans la région, il ne fait pas bon traîner ici. Le train pourrait être attaqué. Les soldats remontent à bord et la locomotive s'ébranle.
Nuncio Titonel, qui devait sauter juste après Âlvarez, a dû y renoncer. Il promet de tenter le coup une prochaine fois. Dès qu'il parle, Marc baisse la tête. Nuncio c'est le frère de Damira. Après leur arrestation, Marc et Damira ont été séparés et depuis leurs interrogatoires, il ne sait pas ce qu'elle est devenue. À la prison Saint-Michel, il n'a jamais eu de nouvelles et ses pensées ne peuvent se détacher d'elle. Nuncio le regarde, il soupire et vient s'asseoir auprès de lui. Jamais ils n'ont encore osé parler de la femme qui aurait pu faire d'eux des frères si la liberté de s'aimer leur avait été donnée.
- Pourquoi ne m'as-tu pas dit que vous étiez ensemble ? demande Nuncio.
- Parce qu'elle me l'avait interdit.
- Quelle drôle d'idée !
- Elle craignait ta réaction, Nuncio. Je ne suis pas italien...
- Si tu savais ce que je m'en fous que tu ne sois pas de chez nous, du moment que tu l'aimes et que tu la respectes. On est tous l'étranger de quelqu'un.
- Oui, on est tous l'étranger de quelqu'un.
- De toutes les façons, je le savais depuis le premier jour.
- Qui te l'a dit ?
- Tu aurais vu sa tête quand elle est rentrée à la maison, la première fois que vous avez dû vous embrasser ! Et dès qu'elle partait en mission avec toi, ou quelque part où elle devait te rencontrer, elle passait un sacré temps à se préparer. Il ne fallait pas être bien malin pour comprendre.
- Je t'en prie, Nuncio, ne parle pas d'elle à l'imparfait.
- Tu sais, Marc, à l'heure qu'il est, elle doit être en Allemagne, je ne me fais plus trop d'illusions.
- Alors, pourquoi m'en parles-tu maintenant ?
- Parce que, avant, je pensais que l'on s'en sortirait, que nous serions libérés, je ne voulais pas que tu renonces.
- Si tu t'évades, je viens avec toi, Nuncio !
Nuncio regarde Marc. Il pose sa main sur son épaule et le serre contre lui.
- La chose qui me rassure, c'est qu'Osna, Sophie et Marianne sont avec elle ; tu verras, elles se tiendront les coudes. Osna veillera à ce qu'elles s'en sortent, jamais elle n'abandonnera, tu peux me faire confiance !
- Tu crois qu'Âlvarez s'en est tiré ? poursuit Nuncio.
Nous ne savions pas si notre copain avait survécu, mais en tout cas, il avait réussi à s'évader et pour nous tous, l'espoir renaissait.
Quelques heures plus tard, nous arrivions à Bordeaux.
Page 118
Levy Marc - les enfants de la liberté Au petit matin, les portes s'ouvrent. On nous distribue enfin un peu d'eau, qu'il faut boire d'abord en s'humectant les lèvres, puis par petits traits, avant que la gorge n'accepte de s'ouvrir pour laisser passer le liquide. Le lieutenant Schuster nous autorise à descendre par groupes de quatre ou cinq.
Le temps de nous soulager à l'écart de la voie.
Chaque sortie est encadrée de soldats armés ; certains portent des grenades pour parer à une fuite collective. C'est devant eux que nous nous accrou-pissons ; ce n'est là qu'une humiliation de plus, il faut vivre avec. Mon petit frère me regarde, la mine triste. Je lui souris tant bien que mal, plutôt mal je crois.
31.
4 juillet
Les portes sont à nouveau closes et la chaleur monte aussitôt. Le convoi se met en marche. A bord du wagon, les hommes se sont couchés sur le sol.
Nous, les copains de la brigade, sommes assis contre la paroi du fond. À nous regarder ainsi, on pourrait croire que nous sommes leurs enfants, et pourtant, pourtant...
Nous discutons itinéraire, Jacques parie pour Angoulême, Claude rêve de Paris, Marc est certain que nous roulons vers Poitiers, la plupart s'accordent pour Compiègne. Là-bas, il y a un camp de transit qui sert de gare de correspondance. Nous savons tous que la guerre se poursuit en Normandie, il paraît que l'on se bat dans la région de Tours. Les armées alliées avancent vers nous, et nous avançons vers la mort.
- Tu sais, dit mon petit frère, je crois que nous sommes plus otages que prisonniers. Peut-être qu'ils nous lâcheront à la frontière. Tous ces Allemands veulent rentrer chez eux, et si le train n'arrive pas jusqu'en Allemagne, Schuster et ses hommes seront capturés. En fait, ils redoutent que la Résistance ne les retarde trop en faisant sauter les voies. C'est pour cela que le train n'avance pas. Schuster essaie de passer entre les mailles du filet. D'un côté, il est pris en étau par les copains des maquis, et de l'autre, il a une trouille bleue d'un bombardement de l'aviation anglaise.
- D'où sors-tu cette idée ? Tu as imaginé cela tout seul ?
- Non, avoue-t-il. Pendant qu'on pissait sur les voies, Meyer a entendu deux soldats qui parlaient entre eux.
- Et Meyer comprend l'allemand ? questionne Jacques.
- Il parle le yiddish...
- Et où est Meyer, maintenant ?
- Dans le wagon voisin, répond Claude.
Et à peine a-t-il achevé sa phrase qu'à nouveau le convoi s'immobilise. Claude se hisse à la lucarne.
Au loin, on voit le quai d'une petite gare, c'est Parcoul-Médillac.
Il est dix heures du matin, pas l'ombre d'un voyageur, ni celle d'un cheminot. Le silence enveloppe la campagne avoisinante. La journée s'étire dans une chaleur insoutenable. Nous suffoquons.
Pour nous aider à tenir, Jacques nous raconte une histoire, François assis à ses côtés l'écoute, perdu dans ses pensées. Un homme gémit au fond du wagon, il perd connaissance. À trois, nous le portons vers la lucarne. Il y souffle un peu d'air. Un autre Page 119
Levy Marc - les enfants de la liberté tourne en rond sur lui-même, il semble que la folie le gagne, il se met à hurler, sa plainte est lancinante et à son tour il tombe. Ainsi passe la journée, à quelques mètres de la petite gare, un 4 juillet, à Parcoul-Médillac.
32.
Il est quatre heures de l'après-midi. Jacques n'a plus de salive, il s'est tu. Quelques murmures troublent l'attente insupportable.
- Tu as raison, il va falloir penser à notre évasion, dis-je en m'asseyant près de Claude.
- Nous ne tenterons le coup que lorsque nous serons sûrs de pouvoir nous échapper tous ensemble, ordonne Jacques.
- Chut ! murmure mon petit frère.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Tais-toi et écoute !
Claude se redresse, je fais de même. Il avance à la lucarne et regarde devant lui. Est-ce à nouveau le bruit de l'orage que mon petit frère entend avant les autres ?
Les Allemands quittent le train et courent vers les champs, Schuster en tête. Les membres de la Gestapo et leurs familles se précipitent à l'abri des talus. Les soldats y plantent des fusils-mitrailleurs qui nous visent, comme pour prévenir toute évasion.
Claude regarde maintenant le ciel, tendant l'oreille.
- Des avions ! Recule ! Reculez tous et allongez-vous, hurle-t-il.
On entend le vrombissement des avions qui se rapprochent.
Le jeune capitaine de l'escadrille de chasseurs a fêté ses vingt-trois ans, hier, au mess des officiers sur un aérodrome du sud de l'Angleterre. Aujourd'hui, il glisse dans les airs. Sa main retient le manche, le pouce sur le bouton qui actionne les mitrailleuses d'ailes. Devant lui, un train immobile sur la voie de chemin de fer, l'attaque sera facile. Il donne l'ordre à ses équipiers de se mettre en formation, parés pour l'attaque, et son avion plonge vers le sol. Les wagons se dessinent dans son viseur, nul doute qu'il s'agit là d'un transport de marchandises allemandes destinées à ravitailler le front. L'ordre est donné de tout détruire. Derrière lui, ses ailiers s'alignent dans le ciel bleu, ils sont prêts. Le convoi est à portée de feu.
Le pouce du pilote effleure la gâchette. Dans son cockpit, la chaleur aussi se fait sentir.
Maintenant ! Les ailes crépitent et les balles tra-
çantes longues comme des couteaux fusent vers le train que l'escadrille survole, sous la riposte des soldats allemands.
Dans notre wagon, les parois de bois éclatent sous les impacts. Les projectiles sifflent de toutes parts ; un homme hurle et s'écroule, un autre retient ses entrailles qui dégueulent de son ventre déchiré, un troisième a la jambe arrachée ; c'est un carnage.
Les prisonniers tentent de se protéger derrière leurs minces bagages ; espoir dérisoire de survivre à l'assaut. Jacques s'est jeté sur François, lui offrant son corps pour rempart. Les quatre avions anglais se succèdent, le grondement de leurs moteurs bat sour-dement jusqu'à nos tempes, mais déjà les voilà qui s'éloignent et grimpent vers le ciel. Par la lucarne, on les voit virer au loin et remonter le convoi, à haute altitude cette fois.
Je m'inquiète de Claude et le serre dans mes bras. Son visage est si pâle.
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Levy Marc - les enfants de la liberté
- Tu n'as rien ?
- Non, mais toi, tu saignes au cou, dit mon petit frère en passant sa main sur ma blessure.
Ce n'est qu'un éclat qui a entaillé la peau.
Autour de nous règne la désolation. Il y a six morts dans le wagon et autant de blessés. Jacques, Charles et François sont saufs. Nous ne savons rien des pertes dans les autres wagons. Sur le talus, un soldat allemand baigne dans son sang.
Au loin, nous guettons le bruit des appareils qui se rapprochent.
- Ils reviennent, annonce Claude.
J'ai regardé le sourire désolé qui se dessinait sur ses lèvres, comme s'il voulait me dire adieu sans oser désobéir à l'ordre que je lui avais donné de rester en vie. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Mes gestes se sont juste enchaînés, mus par cet autre ordre que m'avait donné maman dans un cauchemar récent. « Sauve la vie de ton petit frère. »
- Passe-moi ta chemise ! ai-je crié à Claude.
- Quoi ?
- Enlève-la tout de suite et file-la-moi.
J'ai fait de même avec la mienne, elle était bleue, celle de mon petit frère, vaguement blanche, et sur le corps d'un homme qui gisait devant moi, j'ai arraché le tissu rougi de sang.
Les trois étoffes en main, je me suis précipité à la lucarne, Claude m'a fait la courte échelle. J'ai passé le bras au-dehors et, regardant les avions qui piquaient sur nous, j'ai agité la main et mon drapeau de fortune.
Dans son cockpit, le jeune chef d'escadrille est gêné par le soleil. Il tourne la tête légèrement de côté, pour ne pas se laisser éblouir. Son pouce caresse la détente. Le train est encore hors de portée, mais dans quelques secondes, il pourra donner l'ordre de tirer la seconde salve. Au loin, la locomotive fume par son travers. Preuve que les balles ont transpercé sa chaudière.
Encore un passage peut-être, et jamais ce convoi ne pourra repartir.
Au bout de son aile gauche, semble se fondre celle de son ailier. Il lui fait signe, l'attaque est immi-nente. Il regarde dans son viseur et s'étonne d'une tache de couleur qui apparaît sur le flanc d'un wagon. On dirait qu'elle s'agite. Est-ce le miroi-tement du canon d'un fusil ? Le jeune pilote connaît les étranges diffractions de la lumière. Combien de fois, là-haut dans les airs, a-t-il traversé ces arcs-en-ciel qu'on ne voit pas depuis la terre, comme des traits multicolores qui relieraient les nuages.
L'appareil entame sa plongée, et sur le manche la main du pilote se prépare. Devant lui, la tache rouge et bleu continue de s'agiter. Les fusils de couleur ça n'existe pas, et puis cette étoffe blanche au milieu, n'achève-t-elle pas de former un drapeau français ? Son regard se fige sur ces bouts de tissu qu'on agite depuis l'intérieur d'un wagon. Le sang du capitaine anglais ne fait qu'un tour, son pouce s'immobilise.
- Break, break, break ! hurle-t-il dans la radio de bord, et pour s'assurer que ses ailiers ont entendu son ordre, il remet les gaz en battant des ailes à tout-va et reprend de l'altitude.
Derrière lui, les avions rompent leur formation et tentent de le suivre ; on dirait un escadron de bourdons affolés qui grimpent vers le ciel.
De la lucarne, je vois les avions s'éloigner. Je Page 121
Levy Marc - les enfants de la liberté sens bien les bras de mon petit frère qui fléchissent sous mes pieds, mais je m'accroche à la paroi, pour voir les aviateurs continuer de voler.
Je voudrais être l'un d'eux ; ce soir, ils rejoindront l'Angleterre.
- Alors ? supplie Claude.
- Alors, je crois qu'ils ont compris. Leur battement d'ailes est un salut.
Là-haut, les appareils se regroupent. Le jeune chef d'escadrille informe les autres pilotes. Le convoi qu'ils ont mitraillés, n'est pas un train de marchandises. À bord, ce sont des prisonniers. Il a vu l'un d'entre eux qui agitait un drapeau pour le leur faire savoir.
Le pilote incline son manche, l'avion se penche et glisse sur son aile. D'en bas, Jeannot le voit faire demi-tour et rebrousser chemin pour se positionner à l'arrière du convoi. Et puis, à nouveau le voilà qui plonge vers le sol ; cette fois, son allure est calme.
L'appareil remonte sur le travers du train. On dirait presque qu'il plane en rase-mottes, à quelques mètres seulement du sol.
Le long des talus, les soldats allemands n'en reviennent pas, aucun n'ose bouger. Le pilote, lui, ne quitte pas des yeux ce drapeau de fortune qu'un prisonnier continue d'agiter à la lucarne d'un wagon. Quand il arrive à sa hauteur, il ralentit encore, à la limite du décrochage. Son visage se tourne. L'espace de quelques secondes, deux paires d'yeux bleus se fixent. Ceux d'un jeune lieutenant anglais à bord d'un chasseur de la Royal Air Force et ceux d'un jeune prisonnier juif qu'on déporte en Allemagne. La main du pilote se porte à sa visière et elle honore le prisonnier qui lui rend son salut.
Puis l'avion s'élève, accompagnant son envol d'un dernier salut d'ailes.
- Ils sont partis ? demande Claude.
- Oui. Ce soir, ils seront en Angleterre.
- Un jour tu piloteras, Raymond, je te le jure !
- Je croyais que tu voulais m'appeler Jeannot jusqu'à...
- On l'a presque gagnée la guerre, frérot, regarde les traînées dans le ciel. Le printemps est revenu. C'est Jacques qui avait raison.
Ce 4 juillet 1944, à quatre heures dix de l'après-midi, deux regards se croisaient au milieu de la guerre ; quelques secondes à peine, mais pour deux jeunes hommes, le temps d'une éternité.
Les Allemands se sont relevés et réapparaissent au milieu des herbes folles. Ils reviennent vers le train. Schuster se précipite vers la locomotive pour évaluer les dégâts. Pendant ce temps quatre hommes sont conduits vers le mur d'un dépôt construit près de la gare. Quatre prisonniers qui avaient tenté de s'évader, profitant de l'attaque aérienne. On les aligne et les abat aussitôt à la mitrailleuse. Étendus sur le quai, leurs corps inertes baignent dans le sang, leurs yeux vitreux semblent nous observer et nous dire que pour eux, l'enfer s'est achevé aujourd'hui, le long de cette voie de chemin de fer.
La porte de notre wagon s'ouvre, le Feldgendarme a un haut-le-cœur. Il fait un pas en arrière et vomit. Deux autres soldats le rejoignent, une main devant la bouche pour ne pas sentir l'air putride qui règne ici. L'odeur acre de l'urine se mélange à celle des excréments, à la pestilence des entrailles de Bastien, celui qui a eu le ventre déchiré.
Un interprète annonce que les morts seront Page 122
Levy Marc - les enfants de la liberté sortis des wagons d'ici quelques heures, et nous savons que par la chaleur qui règne, chaque minute à venir sera invivable.
Je me demande s'ils prendront la peine d'enterrer les quatre hommes assassinés qui gisent encore, à quelques mètres.
On appelle à l'aide dans les voitures voisines. Il y a de tous les métiers dans ce train. Les fantômes qui le peuplent sont ouvriers, notaires, menuisiers, ingénieurs, enseignants. Un médecin, prisonnier lui aussi, est autorisé à porter secours aux nombreux blessés. Il s'appelle Van Dick, un chirurgien espagnol qui a servi de médecin pendant trois ans dans le camp du Vernet lui prête main-forte. Ils ont beau passer les heures qui viennent à tout essayer pour sauver quelques vies, rien n'y fait ; ils n'ont aucun matériel et la chaleur accablante ne tardera pas à achever ceux qui gémissent encore. Certains supplient que l'on prévienne leur famille, d'autres en s'éteignant semblent sourire, comme délivrés de leurs souffrances. Ici à Parcoul-Médillac, à la tombée du jour, on meurt par dizaines.
La locomotive est hors d'usage. Le train ne repartira pas ce soir. Schuster en commande une autre, elle arrivera dans la nuit.
D'ici là les cheminots auront eu le temps de la saboter un peu, son réservoir d'eau fuira, et le convoi devra s'arrêter plus souvent pour refaire le plein.
La nuit est silencieuse. Nous devrions nous révolter mais nous n'en avons plus la force. La canicule pèse sur nous comme une chape de plomb et nous plonge tous dans une semi-inconscience.
Nos langues commencent à gonfler, rendant la respiration difficile. Âlvarez ne s'était pas trompé.
33.
- Tu crois qu'il s'en est tiré ? demande Jacques.
Alvarez était digne de la chance que la vie lui avait donnée. L'homme et sa fille qui l'avaient hébergé lui avaient proposé de rester chez eux jusqu'à la Libération. Pourtant, à peine remis de ses blessures, Alvarez les remercia de l'avoir soigné et nourri, il devait retourner au combat. L'homme n'insista pas, il savait son interlocuteur résolu. Alors, il découpa un plan de la région qui figurait sur son calendrier des PTT et le donna au copain. Il lui offrit aussi un couteau et l'invita à se rendre à Sainte-Bazeille. Là-bas, le chef de gare faisait partie de la résistance. Quand Alvarez arriva au lieu dit, il s'assit sur le banc en face du quai. Le chef en question ne tarda pas à le repérer et le fit venir aussitôt dans son bureau. Il l'informa que les SS du coin le recherchaient encore. Il le conduisit vers un réduit où étaient rangés quelques outils et des vêtements de cheminot, lui fit passer une veste grise, ajusta une casquette sur sa tête et lui confia une masse légère.
Après avoir vérifié la bonne tenue de son habit, il le pria de le suivre le long de la voie. En route, ils croisèrent deux patrouilles allemandes. La première ne leur prêta aucune attention, la seconde les salua.
Ils arrivèrent à la maison de son guide à la tombée du jour. Âlvarez y fut accueilli par la femme du chef de gare et par ses deux enfants. La famille ne lui demanda rien. Trois jours durant, il fut nourri et soigné avec un amour infini. Ses sauveurs étaient basques. Au troisième matin, une traction avant noire s'arrêta devant la petite maison, où Âlvarez Page 123
Levy Marc - les enfants de la liberté reprenait des forces. À son bord, trois francs-tireurs partisans venaient le chercher pour repartir avec lui au combat.
6 juillet
À l'aube, le train reprend son chemin. Nous passons bientôt devant la petite gare d'un village qui porte un drôle de nom. Sur les panneaux, on peut lire « Charmant ». Vu les circonstances, l'ironie de cette géographie nous fait marrer. Mais brusquement, le convoi s'immobilise à nouveau. Pendant que nous suffoquons dans nos wagons, Schuster enrage de ce énième arrêt et réfléchit à un nouvel itinéraire. Le lieutenant allemand sait la progression vers le nord impossible. Les Alliés avancent inexora-blement et il redoute de plus en plus les actions de la Résistance, qui fait sauter les voies pour retarder notre déportation.
*
Soudain la porte s'ouvre et roule avec fracas.
Éblouis, nous voyons dans son encadrement le soldat allemand qui aboie. Claude me regarde, dubitatif.
- La Croix-Rouge est là, il faut aller chercher un seau sur le quai, dit un déporté qui nous sert d'interprète.
Jacques me désigne. Je saute du wagon et tombe à genoux. Il faut croire que ma tête de rouquin déplaît au Feldgendarme qui se tient devant moi : le temps que nos regards se croisent et le voilà qui me frappe le visage d'un magistral coup de crosse. Je pars en arrière et retombe cul à terre. À tâtons, je cherche mes lunettes. Enfin, les voilà sous ma main.
J'en ramasse les débris et les fourre dans ma poche, et dans un brouillard épais, je colle aux pas du soldat qui m'entraîne derrière une haie. Du canon de son fusil, il me désigne un seau d'eau et une boîte en carton qui contient des boules de pain noir à se partager. C'est ainsi que pour chaque wagon s'organise le ravitaillement. Et je comprends que les gens de la Croix-Rouge et nous ne devons jamais nous voir.
Lorsque je reviens au wagon, Jacques et Charles se précipitent à la porte pour m'aider à monter.
Autour de moi, je ne vois qu'un épais brouillard colorié de rouge. Charles me nettoie la figure, mais la brume ne se dissipe pas. Alors je comprends ce qui vient de m'arriver. Je te l'ai dit, la nature n'a pas eu son compte d'humour en donnant à mes cheveux la couleur des carottes, il a fallu aussi qu'elle me rende myope comme une taupe. Sans mes binocles, le monde est flou, je suis aveugle, tout juste apte à savoir si c'est le jour ou la nuit, à peine capable de discerner les formes qui se meuvent autour de moi.
Pourtant, je reconnais la présence de mon petit frère à mes côtés.
- Dis donc, ce salaud t'a salement amoché.
Je tiens entre mes mains ce qui reste de mes lunettes. Un petit morceau de verre à droite de la monture, un autre à peine plus grand pendouille du côté gauche. Claude doit être bien fatigué, pour ne pas voir que son frère ne porte rien sur le nez. Et je sais qu'il ne mesure pas encore l'ampleur du drame.
Désormais, il devra s'évader sans moi ; pas question de s'encombrer d'un infirme. Jacques, lui, a tout compris ; il demande à Claude de nous laisser et vient s'asseoir près de moi.
- Ne renonce pas ! chuchote-t-il.
- Et comment veux-tu que je fasse maintenant ?
- Nous trouverons bien une solution.
- Jacques, je t'ai toujours trouvé optimiste mais Page 124
Levy Marc - les enfants de la liberté là, tu dépasses les bornes !
Claude s'impose à nous et me pousse presque pour que je lui cède un peu de place.
- Dis donc, j'ai pensé à une chose pour tes lunettes. Il va bien falloir le rendre, le seau ?
- Et alors ?
- Alors comme ils n'autorisent aucun contact entre la Croix-Rouge et nous, il faudra bien qu'on le redépose derrière la haie, une fois vidé.
Je m'étais trompé, non seulement Claude avait compris ma situation, mais il était déjà en train d'échafauder un plan. Et aussi improbable cela soit-il, j'en venais à me demander si désormais, des deux, le petit frère ne serait pas moi.
- Je ne comprends toujours pas où tu veux en venir ?
- Il reste un morceau de verre de chaque côté de ta monture. Assez pour qu'un opticien reconnaisse ton degré de myopie.
À l'aide d'un éclat de bois et d'un bout de fil arraché à ma chemise, je m'efforçais de réparer l'ir-réparable. Claude avait posé ses mains sur les miennes, exaspéré.
- Arrête d'essayer de les rafistoler ! Écoute-moi, bon sang. Tu ne pourras jamais sauter par la lucarne, ni prendre tes jambes à ton cou avec des lunettes dans cet état. En revanche, si on déposait ce qui en reste au fond du seau, peut-être que quelqu'un com-prendrait et nous viendrait en aide.
J'avais les yeux mouillés, je l'avoue. Non parce que la solution de mon frère débordait de tout son amour, mais parce qu'à ce moment-là, au fond du désarroi qui était le nôtre, Claude avait encore assez de force pour croire à l'espoir. J'étais si fier de lui ce jour-là, je l'ai aimé si fort que je me demande encore si j'ai pris le temps de le lui dire.
- Ça tient la route son idée, a dit Jacques.
- C'est même loin d'être con, a ajouté François, et tous les autres l'approuvaient.
Je n'y croyais pas une seconde. Imaginer que le seau échapperait à la fouille avant que la Croix-Rouge ne le récupère. Rêver que quelqu'un ou quelqu'une y découvre mes morceaux de lunettes et s'intéresse à mon sort, au problème de vue d'un prisonnier en déportation pour l'Allemagne, c'était plus qu'invraisemblable. Mais même Charles trouvait le plan de mon frère « espatant ».
Alors, faisant fi de mes doutes et de mon pessi-misme, j'ai accepté de me séparer des deux infimes morceaux de verre qui m'auraient tout juste permis de distinguer les parois du wagon.
Pour rendre à mes copains un peu de cet espoir qu'ils m'offraient avec tant de générosité, ainsi que Claude l'avait proposé, j'ai déposé en fin d'après-midi, dans le seau vide qui quitterait le wagon, ce qui restait de mes lunettes. Et quand la porte s'est refermée, j'ai vu dans l'ombre de l'infirmière de la Croix-Rouge qui s'éloignait le noir de la mort m'en-vahir.
Cette nuit-là, un orage a éclaté au-dessus de Charmant. La pluie ruisselait du toit et s'écoulait dans le wagon par les trous qu'avaient laissés les balles des avions anglais. Ceux qui avaient encore assez de force se tenaient debout, tête en l'air, pour en récupérer les gouttes dans leurs bouches grandes ouvertes.
34.
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Levy Marc - les enfants de la liberté 8 juillet
Nous sommes repartis, c'est foutu, je ne reverrai jamais mes lunettes.
À l'aube, nous arrivons à Angoulême. Autour de nous, tout est désolation ; la gare a été détruite par les bombardements alliés. Alors que le convoi ralentit, nous regardons, stupéfaits, les bâtiments éventrés, les carcasses calcinées de wagons encastrés les uns dans les autres. Des locomotives se consument encore sur les voies, parfois couchées sur le flanc. Des grues sinistres gisent, tels des squelettes. Et le long des rails arrachés qui pointent vers le ciel, quelques ouvriers, incrédules, pelle et pioche en main, regardent avec effroi passer notre convoi. Sept cents fantômes qui traversent un paysage d'apocalypse.
Les freins crissent, le train s'immobilise. Les Allemands interdisent aux cheminots de s'approcher. Personne ne doit savoir ce qui se passe à l'intérieur des wagons, nul ne doit témoigner de l'horreur. Schuster redoute de plus en plus une attaque. La peur des maquisards est devenue chez lui obsessionnelle. Il faut dire que depuis notre embarquement, le train n'a jamais pu parcourir plus de cinquante kilomètres par jour et le front de la bataille de la Libération avance vers nous.
Il nous est strictement défendu de communiquer d'un wagon à l'autre, mais les nouvelles circulent quand même. Surtout celles qui parlent de la guerre et de l'avancement des Alliés. Chaque fois qu'un cheminot courageux réussit à approcher le convoi, chaque fois qu'un civil généreux vient, à la faveur de la nuit, nous apporter un peu de réconfort, nous glanons des informations. Et chaque fois, renaît l'espoir que Schuster ne réussisse pas à gagner la frontière.
Nous sommes le dernier train à partir pour l'Allemagne, le dernier convoi de déportés, et certains veulent croire que nous finirons par être libérés par les Américains ou par la Résistance. C'est grâce à elle que nous n'avançons pas, c'est grâce à elle que les voies sautent. Au loin, les Feldgendarmes prennent à partie deux cheminots qui tentent de venir vers nous. Désormais, pour ce bataillon en retraite, l'ennemi est partout. En chaque civil qui veut nous venir en aide, en chaque ouvrier, les nazis voient des terroristes. Pourtant, ce sont eux qui hurlent fusil au poing, grenades à la ceinture, eux qui tabassent les plus faibles d'entre nous, brutalisent les plus vieux, juste pour se défouler de la tension qui les harcèle.
Aujourd'hui, nous ne repartirons pas. Les wagons restent fermés sous bonne garde. Et toujours cette chaleur qui ne cesse d'augmenter et nous tue lentement. Dehors, il fait trente-cinq degrés ; dedans, personne ne peut le dire, nous sommes presque tous inconscients. Le seul réconfort dans cette horreur est d'entrevoir le visage familier des copains. Je devine le sourire qu'esquisse Charles quand je le regarde, Jacques semble toujours veiller sur nous.
François reste à ses côtés, comme un fils auprès d'un père qu'il n'a plus. Moi, je rêve de Sophie et de Marianne ; j'imagine la fraîcheur du canal du Midi et je revois le petit banc où nous nous asseyions pour échanger des messages. En face de moi, Marc semble si triste ; pourtant c'est lui qui a de la chance. Il songe à Damira, et je suis certain qu'elle aussi pense à lui, si elle est encore en vie. Aucun geôlier, aucun tortionnaire ne pourra retenir prisonnières ces pensées-là. Les sentiments voyagent à travers les bar-Page 126
Levy Marc - les enfants de la liberté reaux les plus étroits, ils s'en vont sans peur de la distance, et ne connaissent ni les frontières des langues, ni celles des religions, ils se rejoignent au-delà des prisons inventées par les hommes.
Marc a cette liberté-là. Je voudrais croire que là où se trouve Sophie, elle pense un peu à moi ; quelques secondes suffiraient, quelques pensées pour l'ami que j'étais... à défaut d'être pour elle davantage.
Aujourd'hui, nous n'aurons ni eau ni pain. Certains d'entre nous ne peuvent plus parler, ils n'en ont plus la force. Claude et moi ne nous quittons pas, vérifiant à chaque instant que l'un ou l'autre ne s'est pas évanoui, que la mort n'est pas en train de l'emporter, et de temps en temps, nos mains se rejoignent, juste pour vérifier...
9 juillet
Schuster a décidé de rebrousser chemin. La Résistance a fait sauter un pont, interdisant notre passage. Nous repartons vers Bordeaux. Et pendant que le train s'éloigne d'Angoulême et de sa gare dévastée, je repense à un seau où j'ai laissé filer ma dernière chance d'y voir clair. Déjà deux jours dans la brume et la nuit toujours devant moi.
Nous arrivons au début de l'après-midi. Nuncio et son ami Walter ne pensent qu'à s'évader. Le soir, pour passer le temps, nous faisons la chasse aux puces et aux poux qui rongent le peu de chair qui nous reste. Les parasites se logent dans les coutures de nos chemises et de nos pantalons. Il faut beaucoup d'adresse pour les déloger, et à peine une colonie chassée, une autre prolifère. À tour de rôle, les uns s'allongent pour essayer de se reposer tandis que d'autres s'accroupissent pour leur faire de la place. C'est au milieu de cette nuit-là, que me vient cette drôle de question : si nous survivons à cet enfer, pourrons-nous un seul jour l'oublier ? Aurons-nous le droit de revivre comme des gens normaux ? Peut-on gommer la part de mémoire qui trouble l'esprit ?
Claude me regarde étrangement.
- A quoi penses-tu ? me demande mon frère.
- À Chahine, tu te souviens de lui ?
- Je crois. Pourquoi penses-tu à lui maintenant ?
- Parce que ses traits ne s'effaceront jamais.
- À quoi penses-tu vraiment, Jeannot ?
- Je cherche une raison de survivre à tout cela.
- Tu l'as en face de toi, imbécile ! Un jour, nous retrouverons la liberté. Et puis, je t'ai promis que tu volerais, ça tu t'en souviens j'espère ?
- Et toi, qu'est-ce que tu voudras faire après la guerre ?
- Faire le tour de la Corse à moto, avec la plus belle gonzesse du monde accrochée à ma taille.
Le visage de mon frère se penche vers moi pour que je distingue mieux ses traits.
- J'en étais sûr ! J'avais repéré ton petit ricanement. Quoi? Tu me crois incapable de séduire une fille et de l'emmener en voyage ?
J'ai beau tout faire pour me contenir, je sens le rire qui me gagne et mon frère qui s'impatiente.
Charles rigole à son tour, même Marc se joint à nous.
- Mais qu'est-ce que vous avez tous ? demande Claude, agacé.
- C'est terrible ce que tu pues, mon vieux, si tu voyais ton allure ! Je doute que dans ton état, même un cafard veuille te suivre où que ce soit.
Page 127
Levy Marc - les enfants de la liberté Claude me renifle et se joint à ce fou rire absurde qui ne nous quitte pas.
10 juillet
Aux premières heures du jour, la chaleur est déjà intenable. Et ce fichu train qui ne bouge toujours pas. Pas le moindre nuage à l'horizon, pas l'espoir d'une goutte de pluie qui viendrait apaiser les souffrances des prisonniers. On dit que les Espagnols chantent quand ça va mal. Une mélopée s'élève, c'est la belle langue de Catalogne qui s'évade par les planches du wagon voisin.
- Regardez ! dit Claude qui s'est hissé à la lucarne.
- Qu'est-ce que tu vois ? demande Jacques.
- Les soldats s'agitent le long de la voie. Des camionnettes de la Croix-Rouge arrivent, des infirmières en descendent, elles portent de l'eau et viennent vers nous.
Elles avancent jusqu'au quai mais les Feldgendarmes leur ordonnent de s'arrêter, de déposer leurs seaux et de se retirer. Les prisonniers viendront les chercher dès qu'elles seront parties. Aucun contact avec les terroristes n'est autorisé !
L'infirmière en chef repousse le soldat d'un geste de la main.
- Quels terroristes ? demande-t-elle outrée. Les vieux ? Les femmes ? Les hommes affamés dans ces wagons à bestiaux ?
Elle l'invective et lui dit qu'elle en a assez des ordres. Dans quelque temps, il faudra rendre des comptes. Ses infirmières iront porter le ravitaillement jusqu'aux wagons, c'est ainsi et pas autrement ! Et elle ajoute que ce n'est pas parce qu'il porte un uniforme qu'il va l'impressionner.
Et quand le lieutenant brandit son revolver en lui demandant si cela l'impressionne un peu plus, l'infirmière en chef toise Schuster et sollicite courtoi-sement une faveur. S'il avait le courage de tirer sur une femme, et de surcroît de dos, elle le prierait d'avoir l'amabilité de viser le centre de la croix qu'elle porte sur son uniforme. Elle ajoute que par chance, cette dernière est suffisamment grande pour que même un imbécile comme lui soit capable d'ajuster le tir. Cela lui fera de beaux états de service quand il rentrera chez lui, et de meilleurs encore s'il venait à être arrêté par les Américains ou la Résistance.
Profitant de la stupeur de Schuster, l'infirmière en chef ordonne à sa drôle de troupe d'avancer vers les wagons. Sur le quai, les soldats semblent s'amuser de son autorité. Peut-être sont-ils simplement soulagés que quelqu'un force leur chef à un peu d'humanité.
Elle est la première à ouvrir le loquet d'une porte, les autres femmes l'imitent.
L'infirmière en chef de la Croix-Rouge de Bordeaux pensait avoir tout vu dans sa vie. Deux guerres et des années à donner des soins aux plus démunis l'avaient convaincue que plus rien ne la surpren-drait. Pourtant, en nous découvrant, ses yeux s'écarquillent, elle a un haut-le-coeur et ne peut réprimer le « Mon Dieu » qui s'échappe de sa bouche.
Les infirmières, tétanisées, nous regardent ; sur leur visage les copains peuvent voir le dégoût et la révolte que notre condition leur inspire. Nous avions beau nous être rhabillés du mieux que nous le pouvions, nos figures émaciées trahissaient notre état.
Dans chaque wagon, une infirmière apporte un Page 128
Levy Marc - les enfants de la liberté seau, offre des biscuits et échange quelques mots avec les prisonniers. Mais Schuster hurle déjà pour que la Croix-Rouge se retire et l'infirmière en chef juge avoir suffisamment joué de sa chance aujourd'hui. Les portes se referment.
- Jeannot ! Viens voir, dit Jacques qui assure la distribution des biscuits et à chacun sa ration d'eau.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Il y a qu'il faut que tu te dépêches !
Se lever demande beaucoup d'effort et dans le flou où je vis depuis quelques jours, l'exercice est encore plus pénible. Mais je sens chez les copains une urgence qui me force à les rejoindre. Claude me prend par l'épaule.
- Regarde ! dit-il.
Il en a de bonnes, Claude ! À part le bout de mon nez, je ne vois pas grand-chose, quelques silhouettes parmi lesquelles je reconnais celle de Charles, et je devine Marc et François qui se tiennent derrière lui.
Je distingue les contours du seau que Jacques soulève vers moi, et soudain, au fond, j'aperçois la monture d'une paire de lunettes neuves. Je tends ma main qui disparaît dans l'eau, et saisis ce à quoi je ne veux croire encore.
Les copains, silencieux, attendent en retenant leur souffle que je pose les lunettes sur mon nez. Et tout à coup, le visage de mon petit frère redevient clair comme aux premiers jours, je vois l'émotion dans les yeux de Charles, la mine réjouie de Jacques, celles de Marc et François qui me serrent dans leurs bras.
Qui a pu comprendre ? Qui a su deviner le destin d'un déporté sans espoir, en découvrant dans le fond d'un seau des lunettes brisées ? Qui a eu le cœur d'en faire fabriquer de nouvelles, de suivre le train pendant plusieurs jours, de repérer sans erreur le wagon d'où elles provenaient et de faire le nécessaire pour qu'une paire neuve s'y retrouve ?
- L'infirmière de la Croix-Rouge, répond Claude.
Qui d'autre ?
Je veux revoir le monde, je ne suis plus aveugle, la brume s'est envolée. Alors je tourne la tête et regarde autour de moi. Le premier décor qui s'offre à ma vue recouvrée est d'une tristesse infinie. Claude m'entraîne vers la lucarne.
- Regarde comme il fait beau dehors.
- Oui, il a raison mon petit frère, il fait si beau dehors.
- Tu crois qu'elle est jolie ?
- Qui ça ? demande Claude.
- L'infirmière !
Ce soir-là, je me dis que, peut-être, mon destin se dessinait enfin. Les refus de Sophie, de Damira et, pour tout dire, de toutes les filles de la brigade à vouloir m'embrasser avaient finalement un sens. La femme de ma vie, la vraie, serait donc celle qui m'avait sauvé la vue.
En découvrant les lunettes au fond du seau, elle avait aussitôt compris l'appel au secours que je lui avais lancé du fond de mon enfer. Elle avait caché la monture dans son mouchoir, prenant un soin infini des éclats de verre qui s'y trouvaient accrochés. Elle s'était rendue en ville chez un opticien proche de la Résistance. Ce dernier avait cherché sans relâche des verres correspondant aux fragments qu'il avait étudiés. La monture reconstruite, elle était repartie à vélo, longeant les rails jusqu'à ce qu'elle repère le Page 129
Levy Marc - les enfants de la liberté convoi. En le voyant rebrousser chemin vers Bordeaux, elle sut qu'elle réussirait à livrer son colis.
Avec la complicité de l'infirmière en chef de la Croix-Rouge, elle choisit avant d'arriver sur le quai le wagon qu'elle reconnaissait aux éclats de balles qui striaient son flanc. C'est ainsi que mes lunettes me revinrent.
Il avait fallu à cette femme tant de cœur, de générosité et de courage, que je me promettais, si je m'en sortais, de la retrouver dès la fin de la guerre et de la demander en mariage. Je m'imaginais déjà, roulant cheveux au vent, sur une route de campagne, à bord d'une Chrysler décapotable, ou pourquoi pas sur une bicyclette, ce qui n'en aurait que plus de charme. Je frapperais à la porte de sa maison, je frapperais deux petits coups, et quand elle m'ouvrirait, je lui dirais «Je suis celui à qui tu as sauvé la vie et ma vie désormais t'appartient ». Nous dînerions devant l'âtre, et nous nous raconterions chacun les dernières années écoulées, tous ces mois de souffrance sur ce long chemin où nous avions enfin fini par nous rencontrer. Et nous refermerions ensemble les pages du passé pour écrire à deux les jours à venir. Nous aurions trois enfants ou plus si elle le souhaitait et nous vivrions heureux. Je prendrais des cours de pilotage comme Claude me l'avait promis et quand je serais diplômé, je l'emmènerais le dimanche, survoler la campagne française. Voilà, tout était désormais logique ; maintenant, la vie pour moi avait enfin un sens.
Compte tenu du rôle qu'avait joué mon petit frère dans mon sauvetage, et vu la relation qui nous liait, il était tout à fait normal que je lui demande aussitôt d'être mon témoin.
Claude m'a regardé en toussotant.
- Écoute, mon vieux, je n'ai rien contre le principe d'être témoin à ton mariage, j'en suis même honoré, mais il faut quand même que je te dise quelque chose avant que ta décision ne soit définitive.
L'infirmière qui a rapporté tes lunettes est mille fois plus myope que toi, enfin, vu l'épaisseur des verres qu'elle portait sur le nez. Bon, ça, tu vas me dire qu'on s'en fiche ; mais il faut aussi que je te dise, puisque tu étais encore dans le brouillard quand elle est repartie : elle a quarante ans de plus que toi, elle doit déjà être mariée et avoir au moins douze enfants. Je ne dis pas que dans notre état nous ayons les moyens d'être exigeants, mais enfin, là...
Nous sommes restés trois jours parqués dans ces wagons immobiles sur un quai de la gare de Bordeaux. Les copains suffoquaient, parfois l'un d'entre eux se levait, à la recherche d'un peu d'air, mais il n'y en avait pas.
L'homme s'habitue à tout, c'est l'un de ses grands mystères. Nous ne sentions plus notre propre puanteur, personne ne se souciait de celui qui se penchait au-dessus du minuscule trou dans le plancher pour s'y soulager. La faim était oubliée depuis longtemps, seule durait l'obsession de la soif ; surtout quand une nouvelle boursouflure se formait sur nos langues. L'air se raréfiait non seulement dans le wagon mais aussi dans nos gorges ; il était de plus en plus difficile de déglutir. Mais nous avions pris l'habitude de cette souffrance du corps qui ne nous quittait plus ; nous nous accoutumions à toutes les privations, y compris à celle du sommeil. Et les seuls qui, par courts instants, trouvaient une déli-Page 130
Levy Marc - les enfants de la liberté vrance, c'était dans la folie qu'ils s'évadaient. Ils se levaient, se mettaient à gémir ou à hurler, parfois certains pleuraient avant de s'écrouler, inanimés.
Quant à ceux qui tenaient encore le coup, ils essayaient tant bien que mal de rassurer les autres.
Dans un wagon voisin, Walter expliquait à qui voulait l'entendre que les nazis n'arriveraient jamais à nous emmener jusqu'en Allemagne, les Américains nous délivreraient avant. Dans le nôtre, Jacques s'épuisait à nous raconter des histoires, pour faire passer le temps. Quand sa bouche était trop sèche pour qu'il continue à parler, l'angoisse renaissait dans le silence qui s'installait.
Et pendant que les copains mouraient en silence, moi je revivais d'avoir recouvré la vue ; et quelque part, je m'en sentais coupable.
12 juillet
Il est deux heures et demie du matin. Soudain, les portes sont déverrouillées. La gare de Bordeaux grouille de soldats, la Gestapo a été dépêchée sur place. Les soldats armés jusqu'aux dents hurlent et nous ordonnent de prendre le peu d'affaires qu'il nous reste. À coups de crosse et de pied, on nous fait descendre de nos wagons et on nous regroupe sur le quai. Parmi les prisonniers, certains sont terrorisés, d'autres se contentent de boire l'air à grandes goulées.
Par colonnes de cinq, nous nous enfonçons dans la ville noire et silencieuse. Il n'y a aucune étoile dans le ciel.
Nos pas résonnent sur le pavé désert où s'étire la longue cohorte. De rang en rang, les informations circulent. Certains disent qu'on nous conduit vers le fort du Hâ, d'autres sont certains qu'on nous dirige vers la prison. Mais ceux qui comprennent l'allemand apprennent, des discussions des soldats qui nous encadrent, que toutes les cellules de la ville sont déjà pleines.
- Alors où va-t-on ? murmure un prisonnier.
- Schnell, schnell ! hurle un Feldgendarme en lui assenant un coup de poing dans le dos.
La marche nocturne dans la ville muette s'achève rue Laribat, devant les portes immenses d'un temple. C'est la première fois que mon petit frère et moi entrons dans une synagogue.
35.
Il n'y avait plus aucun meuble. Le sol avait été recouvert de paille et un alignement de seaux témoignait que les Allemands avaient pensé à nos besoins.
Les trois nefs pouvaient accueillir les six cent cinquante prisonniers du convoi. Étrangement, tous ceux qui venaient de la prison Saint-Michel se regroupèrent, près de l'autel. Des femmes que nous n'avions jamais aperçues de notre wagon furent parquées dans un espace voisin, de l'autre côté d'une grille.
Quelques couples se retrouvent ainsi le long des barreaux qui les séparent. Cela fait pour certains si longtemps qu'ils ne se sont pas vus. Beaucoup pleurent, quand les mains se touchent à nouveau. La plupart restent silencieux, les regards suffisent à tout dire quand on s'aime. D'autres murmurent à peine, que peut-on raconter de soi, des jours écoulés, sans faire du mal à l'autre ?
Le matin venu, il faudra toute la cruauté de nos geôliers pour séparer ces couples, parfois à coups de crosse. Car à l'aube, on emmène les femmes vers une Page 131
Levy Marc - les enfants de la liberté caserne de la ville.
Les jours passent et chacun ressemble à la veille.
Le soir, on nous distribue un bol d'eau chaude où nagent une feuille de chou, parfois quelques pâtes.
Nous accueillons cette gamelle comme un festin. De temps en temps, les soldats viennent chercher certains d'entre nous, on ne les revoit jamais et la rumeur nous apprend qu'ils servent d'otages ; dès qu'une action de la Résistance est accomplie dans la ville, ils sont exécutés.
Certains pensent à s'évader. Ici, les prisonniers du Vernet sympathisent avec ceux de Saint-Michel.
Les hommes du Vernet sont surpris par nos âges.
Des gosses qui faisaient la guerre, ils n'en croient pas leurs yeux.
14 juillet
Nous sommes résolus à célébrer ce jour comme il se doit. Chacun cherche de quoi fabriquer des cocardes avec des bouts de papier. On les accroche sur nos poitrines. On chante la Marseillaise. Nos geô-
liers ferment les yeux. La réprimande serait trop violente.
20 juillet
Aujourd'hui, trois résistants, que nous avons rencontrés ici, ont tenté de s'évader. Ils se sont fait surprendre par un soldat de garde, alors qu'ils fouillaient la paille, derrière l'orgue où se trouve une grille. Quesnel et Damien, qui fête aujourd'hui ses vingt ans, ont réussi à filer à temps.
Roquemaurel a reçu sa volée de coups de botte, mais au moment de l'interrogatoire, il a eu la pré-
sence d'esprit de prétendre qu'il cherchait un mégot de cigarette qu'il avait aperçu. Les Allemands l'ont cru et ne l'ont pas fusillé. Roquemaurel, c'est un des fondateurs du maquis de Bir-Hakeim qui agissait dans le Languedoc et les Cévennes. Damien est son meilleur ami. Tous deux avaient été condamnés à mort après leur arrestation.
À peine remis de leurs blessures, Roquemaurel et ses camarades échafaudent un nouveau plan, pour un autre jour, qui viendra sûrement.
L'hygiène ici n'est pas meilleure que dans le train, et la gale fait rage. Les colonies de parasites pullulent. Ensemble, nous avons inventé un jeu. Dès le matin, chacun fait sur son corps sa cueillette de puces et de poux. Les bestioles sont regroupées dans des petites boîtes de fortune. Quand passent les Feldgendarmes pour nous compter, nous les ouvrons et en semons leur contenu sur eux.
Même là, nous n'avons pas renoncé, et ce jeu qui peut paraître trivial est pour nous une façon de résister, munis de la seule arme qui nous reste et qui nous ronge chaque jour.
Nous qui pensions être seuls à l'action, ren-controns ici ceux qui, comme nous, n'ont jamais accepté la condition qu'on voulait leur imposer, n'ont jamais admis que l'on attente à la dignité des hommes. Il y avait tant de courages dans cette synagogue. Une bravoure parfois submergée par la solitude, mais si forte que, certains soirs, l'espoir chassait les pensées les plus sombres qui nous occupaient.
Au début, tout contact avec le monde extérieur nous était impossible, mais depuis deux semaines que nous croupissons ici, les choses s'organisent un peu. Chaque fois que les « gameliers » sortent dans la cour pour aller chercher la marmite, un couple âgé qui vit dans une maison voisine chante les infor-Page 132
Levy Marc - les enfants de la liberté mations du front à tue-tête. Une vieille dame qui habite un appartement donnant sur la synagogue écrit chaque soir en grosses lettres, sur une ardoise, l'avancée des troupes alliées qu'elle présente à sa fenêtre.
Roquemaurel s'était donc promis de tenter une nouvelle évasion. À l'heure où les Allemands autorisent quelques prisonniers à grimper à l'étage pour y récupérer des affaires de toilette (on y a empilé sur la galerie les maigres bagages des déportés), il se précipite avec trois de ses copains. L'occasion est trop belle. Au bout de la coursive qui surplombe la grande salle de la synagogue, se trouve un réduit.
Son plan est risqué mais possible. Le cagibi jouxte l'un des vitraux qui ornent la façade. La nuit venue, il suffira de le briser et de fuir par les toits. Roquemaurel et ses amis s'y cachent en attendant la tombée du jour. Deux heures passent et l'espoir grandit. Mais soudain, il entend des bruits de bottes.
Les Allemands ont fait leurs comptes et le compte n'y est pas. On les cherche, les pas se rapprochent, et la lumière pénètre leur abri. De la mine ravie du soldat qui les déloge on peut augurer ce qui les attend. Les coups sont si violents que Roquemaurel gît inanimé, baignant dans son sang. Quand il reprend conscience le lendemain matin, il est traîné devant le lieutenant de garde. Christian, c'est son prénom, ne se fait guère d'illusions sur la suite des événements.
Pourtant, la vie ne lui réserve pas le destin qu'il suppose.
L'officier qui l'interroge doit avoir la trentaine.
Il s'est assis à califourchon sur un banc de la cour et regarde Roquemaurel en silence. Il inspire profondément, prenant tout le temps de jauger son interlocuteur.
- J'ai moi-même été fait prisonnier, dit-il dans un français presque parfait. C'était pendant la campagne de Russie. Je me suis évadé également, et j'ai parcouru dans des circonstances plus que pénibles des dizaines et des dizaines de kilomètres. Les souffrances que j'ai subies, je ne les souhaite à personne, et je ne suis pas un homme à se régaler de la torture.
Christian écoute sans rien dire le jeune lieutenant qui s'adresse à lui. Et soudain, il a l'espoir d'avoir la vie sauve.
- Comprenons-nous, reprend l'officier, et je suis sûr que vous n'aurez pas l'occasion de trahir le secret que je m'apprête à vous confier. Je trouve normal, presque légitime, qu'un soldat cherche à s'évader. Mais vous trouverez, comme moi, tout aussi normal que celui qui se fait prendre subisse la punition qui sanctionne sa faute aux yeux de son ennemi. Et votre ennemi, c'est moi !
Christian écoute la sentence. Toute la journée, il devra rester immobile, au garde-à-vous face à un mur, sans jamais avoir le droit de s'y adosser ou d'y chercher le moindre appui. Il restera ainsi, les bras le long du corps, sous le soleil de plomb qui frappera bientôt le bitume de la cour.
Chaque mouvement sera sanctionné de coups, tout évanouissement entraînera la sanction supé-
rieure.
On dit que l'humanité de certains hommes naît dans la mémoire des souffrances subies, dans la ressemblance qui les lie soudain à leur ennemi. Ce furent là les deux raisons qui sauvèrent Christian du Page 133
Levy Marc - les enfants de la liberté peloton. Mais il faut croire que ce genre d'humanité connaît ses limites.
Les quatre prisonniers qui avaient tenté l'évasion se retrouvent ainsi, face au mur, séparés de quelques mètres. Tout au long de la matinée, le soleil grimpe dans le ciel jusqu'à atteindre son zénith. La chaleur est insoutenable, leurs jambes s'ankylosent, les bras deviennent aussi lourds que s'ils étaient en plomb, la nuque se raidit.
Que pense le garde qui marche dans leur dos ?
Au début de l'après-midi, Christian vacille, il reçoit instantanément un coup de poing dans la nuque qui l'envoie valdinguer contre le mur. La mâchoire brisée, il tombe et se relève aussitôt, apeuré de subir la punition suprême.
Que manque-t-il à l'âme de ce soldat qui l'épie et se repaît de la souffrance qu'il inflige à cet homme ?
Puis vient la tétanie, les muscles se contractent sans jamais pouvoir se relâcher. La souffrance est insoutenable. Les crampes gagnent le corps tout entier.
Quel goût prendra l'eau qui coule dans la gorge de ce lieutenant, pendant que ses victimes se consument sous ses yeux ?
La question me hante encore parfois la nuit, quand ma mémoire fait renaître leurs visages tuméfiés, leurs corps brûlés par la chaleur.
La nuit tombée, leurs tortionnaires les ramènent dans la synagogue. Nous les accueillons avec les clameurs qu'on réserve aux vainqueurs d'une course, mais je doute qu'ils s'en soient rendu compte avant de s'effondrer sur la paille.
24 juillet
Les actions que la Résistance mène dans la ville et ses alentours rendent les Allemands de plus en plus nerveux. Il est fréquent désormais que leur comportement frise l'hystérie, et ils nous frappent sans raison, simple délit de gueule ou tort d'être au mauvais endroit, au mauvais moment. À midi, on nous rassemble sous la tribune. Une sentinelle postée dans la rue prétend avoir entendu le bruit d'une lime à l'intérieur de la synagogue. Si celui qui détient un outil destiné à s'évader ne le remet pas dans les dix minutes qui suivent, dix prisonniers seront fusillés. À côté de l'officier, une mitrailleuse nous vise. Et pendant que s'écoulent les secondes, l'homme posté derrière la gueule du canon prête à souffler son haleine carnassière, se plaît à nous mettre en joue. Il joue à charger et décharger son arme. Le temps passe, personne ne parle. Les soldats tabassent, hurlent, terrorisent, les dix minutes sont passées. Le commandant saisit un prisonnier, lui appuie son revolver sur la tempe, arme le chien et vocifère un ultimatum.
Alors, un déporté fait un pas en avant, la main tremblante. Sa paume ouverte révèle une lime, de celles qu'on utilise pour les ongles. Cet outil ne pourrait même pas rayer les murs épais de la synagogue. À peine arrive-t-il, avec cette lime, à aiguiser sa cuillère en bois pour couper du pain quand il y en a. C'est une astuce apprise dans les prisons, un truc aussi vieux que le monde, depuis qu'on emprisonne les hommes.
Les déportés ont peur. Le commandant pensera probablement qu'on se moque de lui. Mais le « coupable » est conduit vers le mur et un coup de feu lui ôte la moitié du crâne.
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Levy Marc - les enfants de la liberté Nous passons la nuit debout, dans la lumière d'un projecteur, sous la menace de cette mitrailleuse qui nous vise et de cette ordure qui, pour se tenir éveillé, continue à jouer avec son chargeur.
7 août
Vingt-huit jours se sont écoulés depuis que nous sommes retenus dans la synagogue. Claude, Charles, Jacques, François, Marc et moi sommes regroupés près de l'autel.
Jacques a repris l'habitude de nous raconter des histoires, pour tuer le temps et nos angoisses.
- C'est vrai que ton frère et toi, vous n'étiez jamais entrés dans une synagogue avant d'arriver ici ? demande Marc.
Claude baisse la tête, comme s'il se sentait coupable. Je réponds à sa place.
- Oui, c'est vrai, c'était la première fois.
- Avec un nom aussi juif que le vôtre, c'est peu banal. N'y vois pas un reproche de ma part, reprend Marc aussitôt. C'est juste que je pensais...
- Eh bien tu te trompes, nous n'étions pas prati-quants à la maison. Tous les Dupont et Durand ne vont pas nécessairement à l'église le dimanche.
- Vous ne faisiez rien, même pour les grandes fêtes ? demande Charles.
- Si tu veux tout savoir, le vendredi, notre père célébrait le sabbat.
- Ah oui, et que faisait-il ? demande François, curieux.
- Rien de plus que les autres soirs, sauf qu'il récitait une prière en hébreu et nous partagions tous un verre de vin.
- Un seul ? demande François.
- Oui, un seul.
Claude sourit, je le vois qui s'amuse de mon récit. Il me pousse du coude.
- Allez, raconte-leur l'histoire, après tout il y a prescription.
- Quelle histoire ? demande Jacques.
- Rien!
Les copains, affamés de récits par l'ennui qui ne les quitte pas depuis presque un mois, insistent tous ensemble.
- Eh bien, chaque vendredi au moment de passer à table, papa nous récitait une prière en hébreu. Il était le seul à la comprendre, dans la famille, personne ne parlait ou ne comprenait l'hébreu. Nous avons ainsi célébré le sabbat pendant des années et des années. Un jour, notre grande sœur nous a annoncé qu'elle avait rencontré quelqu'un et qu'elle voulait l'épouser. Nos parents ont bien accueilli la nouvelle et tenu à ce qu'elle l'invite à dîner, pour faire sa connaissance. Alice a aussitôt proposé qu'il se joigne à nous le vendredi suivant, nous fêterions le sabbat tous ensemble.
À la surprise générale, papa ne semblait pas du tout enchanté par cette idée. Il prétendit que ce soir-là était réservé à la famille et que tout autre soir de la semaine conviendrait mieux.
Maman avait beau lui faire remarquer que, ayant su gagner le cœur de sa fille, leur invité faisait déjà en quelque sorte presque partie de la famille, rien ne fit changer d'avis notre père. Pour des premières présentations, il trouvait que le lundi, le mardi, le mercredi et le jeudi convenaient mieux.
Nous nous sommes tous ralliés à la cause de maman et avons insisté pour que la rencontre se fasse le soir du sabbat où le repas était plus copieux et la nappe Page 135
Levy Marc - les enfants de la liberté plus belle. Mon père leva les bras au ciel en gémissant et demanda pourquoi il fallait que la famille soit toujours liguée contre lui. Il aimait bien se poser en victime.
Il ajouta qu'il trouvait étrange, alors qu'il se pro-posait sans rechigner, sans poser la moindre question (ce qui témoignait de son immense ouverture d'esprit), d'ouvrir la porte de sa maison, tous les jours de la semaine sauf un, que la famille préfère accueillir cet inconnu (qui allait quand même lui enlever sa fille) le seul soir qui ne lui convenait pas.
Maman, étant d'un naturel obstiné, voulut savoir pourquoi le choix du vendredi soir semblait poser un tel problème à son mari.
- Pour rien ! conclut-il, signant là sa défaite.
Mon père n'a jamais su dire « non » à sa femme.
Parce qu'il l'aimait plus que tout au monde, plus que ses propres enfants, je crois, et je n'ai pas le souvenir d'un seul souhait de ma mère qu'il ne se soit efforcé d'exaucer. Bref, passe la semaine sans que mon père desserre les dents. Et plus les jours s'effacent, plus nous le sentons tendu.
La veille du dîner tant attendu par nous tous, papa prend sa fille à part et lui demande, en chuchotant, si son fiancé est juif. Et quand Alice lui répond « Oui, évidemment », mon père lève à nouveau les bras au ciel en gémissant «J'en étais sûr ! ».
Vous vous en doutez, sa réaction ne manque pas de stupéfier notre sœur, qui lui demande pourquoi cette nouvelle le contrarie visiblement.
- Mais pour rien, ma chérie, lui répond-il, ajoutant avec une mauvaise foi flagrante : Qu'est-ce que tu vas chercher là ?
Notre sœur Alice, qui a hérité du caractère de maman, le retient par le bras alors qu'il tente de s'es-quiver vers la salle à manger, elle se campe face à lui.
- Excuse-moi, papa, mais je suis quand même plus qu'étonnée de ta réaction ! Je redoutais que tu aies ce genre d'attitude si je t'avais annoncé que mon fiancé n'était pas juif, mais alors là !!!
Papa dit à Alice qu'elle est grotesque d'imaginer de telles choses, et jure qu'il se fout complètement des origines, de la religion ou de la couleur de peau de l'homme qu'a choisi sa fille, du moment que ce dernier est un gentleman et la rende heureuse comme lui a su aimer sa mère. Alice n'est pas convaincue, mais papa réussit à lui échapper et change aussitôt de sujet de conversation.
Le vendredi soir arrive enfin, jamais nous n'avions vu notre père aussi nerveux. Maman le taquinait tout le temps, lui rappelant toutes les fois où il gémissait à la moindre douleur, au moindre rhumatisme qu'il serait mort avant d'avoir pu marier sa fille... il était en parfaite santé et Alice désormais amoureuse, toutes les raisons de se réjouir étaient donc réunies, il n'y avait pas de motif à s'angoisser.
Papa jura qu'il ne voyait même pas de quoi sa femme lui parlait.
Alice et Georges, c'est le prénom du fiancé de notre sœur, sonnent à la porte à sept heures précises et mon père sursaute, tandis que maman lève les yeux au ciel en allant les accueillir.
Georges est beau garçon, son élégance est natu-relle, on le croirait anglais. Alice et lui vont si bien ensemble que leur couple paraît une évidence. À
peine arrivé, Georges est déjà accepté par la famille.
Page 136
Levy Marc - les enfants de la liberté Même mon père donne l'impression qu'il commence à se détendre au cours de l'apéritif.
Maman annonce que le dîner est prêt. Tout le monde prend place autour de la table, attendant religieusement que mon père récite la prière du sabbat. Nous le voyons alors inspirer profondément, son torse se gonfle et... se dégonfle aussitôt. Nouvel essai, le voilà qui reprend sa respiration et... à nouveau se déballonne. Une troisième tentative et soudain, il regarde Georges et annonce :
- Pourquoi ne laisserions-nous pas notre invité réciter à ma place ? Après tout, je vois bien que tout le monde l'apprécie déjà et un père doit apprendre à s'effacer devant le bonheur de ses enfants quand le moment est venu.
- Qu'est-ce que tu racontes ? demande maman.
Quel moment ? Et qui t'a demandé de t'effacer ?
Voilà vingt ans que tu te fais un devoir chaque vendredi de réciter cette prière, dont tu es le seul à comprendre le sens, puisque personne ici ne parle l'hébreu. Tu ne vas pas me dire que tu as soudain le trac devant l'ami de ta fille ?
- Je n'ai pas du tout le trac, assure notre père, en frottant le revers de sa veste.
Georges ne dit rien, mais nous l'avons tous vu perdre quelques couleurs, quand papa a proposé qu'il officie à sa place. Depuis que maman est venue à sa rescousse, il a déjà meilleure mine.
- Bien, bien, reprend mon père. Alors peut-être que Georges acceptera au moins de se joindre à moi ?
Papa commence à réciter, Georges se lève et répète mot à mot après lui.
La prière dite, ils se rasseyent tous deux, et le dîner est l'occasion d'un moment chaleureux où tout le monde rit de bon cœur.
À la fin du repas, maman propose à Georges de l'accompagner à l'office, l'occasion pour eux de faire un peu connaissance.
D'un sourire complice Alice le rassure, tout se passe pour le mieux. Georges récupère les assiettes sur la table et suit notre mère. Une fois dans la cuisine, elle le débarrasse de la vaisselle et l'invite à prendre place sur une chaise.
- Dites-moi, Georges, vous n'êtes pas du tout juif!
Georges rougit et toussote.
- Je crois que si, un peu par mon père... ou l'un de ses frères ; maman était protestante.
- Tu parles d'elle à l'imparfait ?
- Elle est morte l'an dernier.
- J'en suis désolée, murmure maman, sincère.
- Cela pose un problème que... ?
- Que tu ne sois pas juif? Pas le moins du monde, dit maman en riant. Ni mon mari ni moi n'accordons d'importance à la différence de l'autre.
Bien au contraire, nous avons toujours pensé qu'elle était passionnante et source de multiples bonheurs.
Le plus important, quand on veut vivre à deux toute une vie, est d'être sûr que l'on ne s'ennuiera pas ensemble. L'ennui dans un couple, c'est ce qu'il y a de pire, c'est lui qui tue l'amour. Tant que tu feras rire Alice, tant que tu lui donneras l'envie de te retrouver, alors que tu viens à peine de la quitter pour aller travailler, tant que tu seras celui dont elle partage les confidences et à qui elle aime aussi se confier, tant que tu vivras tes rêves avec elle, même ceux que tu ne pourras pas réaliser, alors je suis cer-Page 137
Levy Marc - les enfants de la liberté taine que quelles que soient tes origines, la seule chose qui sera étrangère à votre couple sera le monde et ses jaloux.
Maman prend Georges dans ses bras et l'accueille dans la famille.
- Allez, file rejoindre Alice, dit-elle, presque la larme à l'œil. Elle va détester que sa mère retienne son fiancé en otage. Et si elle apprend que j'ai prononcé le mot fiancé, elle me tue !
Alors qu'il s'éloigne vers la salle à manger, Georges se retourne et demande à maman au seuil de la cuisine comment elle a deviné qu'il n'était pas juif.
- Ah! s'exclame maman en souriant. Voilà vingt ans que mon mari récite tous les vendredis soir une prière dans une langue qu'il invente. Il n'a jamais su un mot d'hébreu! Mais il est très attaché à ce moment où, chaque semaine, il prend la parole en famille. C'est comme une tradition qu'il perpétue en dépit de son ignorance. Et même si ses mots n'ont aucun sens, je sais que ce sont quand même des prières d'amour qu'il formule et invente pour nous. Aussi, tu te doutes bien que lorsque je t'ai entendu tout à l'heure répéter presque à l'identique son charabia, je n'ai pas eu de mal à comprendre...
Que tout cela reste entre toi et moi. Mon mari est convaincu que personne ne se doute de son petit arrangement avec Dieu, mais je l'aime depuis tant d'années que son Dieu et moi n'avons plus aucun secret.
À peine de retour dans la salle à manger, Georges se voit entraîner à l'écart par notre père.
- Merci pour tout à l'heure, grommelle papa.
- De quoi ? demande Georges.
- Eh bien de ne pas avoir vendu la mèche. C'est très généreux de ta part. J'imagine que tu dois mal me juger. Ce n'est pas que je prenne un plaisir quelconque à entretenir ce mensonge ; mais depuis vingt ans... comment leur dire maintenant ? Oui, je ne parle pas l'hébreu, c'est vrai. Mais célébrer le sabbat c'est pour moi entretenir la tradition et la tradition c'est important, tu comprends ?
- Je ne suis pas juif, monsieur, répond Georges.
Tout à l'heure, je me suis contenté de répéter vos mots sans avoir aucune idée de leur sens, et c'est moi qui voulais vous remercier de ne pas avoir vendu la mèche.
- Ah ! lâche papa en laissant retomber ses bras le long du corps.
Les deux hommes se regardent quelques instants, puis notre père pose sa main sur l'épaule de Georges et lui dit :
- Bon, écoute-moi, je te propose que notre petite affaire reste strictement entre nous. Moi je dis le sabbat et toi, tu es juif !
- Tout à fait d'accord, répond Georges.
- Bien, bien, bien, dit papa en retournant vers le salon. Alors, passe me voir jeudi soir prochain à mon atelier, histoire que l'on répète bien ensemble les mots que nous réciterons le lendemain, puisque maintenant, nous dirons la prière à deux.
Le dîner achevé, Alice raccompagne Georges jusqu'à la rue, attend qu'ils soient à l'abri de la porte cochère et prend son fiancé dans ses bras.
- Ça s'est vraiment bien passé, et puis chapeau, tu t'es débrouillé comme un chef. Je ne sais pas comment tu as fait, mais papa n'a rien vu, il est à mille lieues de se douter que tu n'es pas juif.
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Levy Marc - les enfants de la liberté
- Oui, je crois qu'on s'en est bien sortis, sourit Georges en s'éloignant.
Voilà, c'est vrai, Claude et moi n'avions jamais eu l'occasion d'entrer dans une synagogue, avant d'être enfermés ici.
Ce soir-là, les soldats ont hurlé l'ordre d'empa-queter gamelle et petite valise pour ceux qui en avaient une, et de tout regrouper dans le couloir principal de la synagogue. Celui qui traînait se faisait rappeler à l'ordre à coups de botte et de poing. Nous n'avions aucune idée de notre destination, mais une chose nous rassurait : lorsqu'ils venaient chercher des prisonniers pour les fusiller, ceux qui partaient sans jamais revenir devaient abandonner leurs affaires.
En début de soirée, les femmes qui avaient été transférées au fort du Hâ avaient été ramenées et enfermées dans une salle voisine. À deux heures du matin les portes du temple s'ouvrent, nous repartons en colonne et traversons la ville déserte et silencieuse, revenant sur les pas qui nous avaient conduits ici.
Nous avons repris place à bord du train. Les prisonniers du fort du Hâ et tous les résistants capturés ces dernières semaines nous ont rejoints.
Désormais, il y a deux wagons de femmes en tête du convoi. Nous repartons en direction de Toulouse, et certains croient que nous rentrons chez nous.
Mais Schuster a d'autres desseins en tête. Il s'est juré que la destination finale serait Dachau et rien ne l'ar-rêtera, ni les armées alliées qui progressent, ni les bombardements qui rasent les villes que nous traversons, ni les efforts de la Résistance pour retarder notre progression.
Près de Montauban, Walter a enfin réussi à s'évader. Il avait repéré qu'un des quatre écrous qui scellent les barreaux à la lucarne avait été remplacé par un boulon. Avec le peu de salive dont il dispose et toute la force de ses doigts, il s'efforce de le faire tourner, et quand sa bouche est trop sèche, c'est le sang des blessures qui se forment sur ses doigts, qui donnera peut-être assez d'humidité pour faire bouger le boulon. Après des heures et des heures de souffrance, la pièce de métal commence à glisser, Walter veut croire à sa chance, il veut croire en l'espoir.
Ses doigts sont si enflés, quand il arrive à ses fins, qu'il ne peut plus les écarter. Il n'y a plus maintenant qu'à pousser le barreau et l'espace à la lucarne sera suffisant pour s'y faufiler. Tapis dans l'ombre du wagon, trois copains le regardent, Lino, Pipo et Jean, tous des jeunes recrues de la 35e brigade. L'un pleure, il n'en peut plus, il va devenir fou. Il faut dire que jamais la chaleur n'a été si forte. On suffoque et le wagon tout entier semble expirer au rythme des râles des prisonniers qui étouffent. Jean supplie Walter de les aider à s'évader, Walter hésite, et puis comment ne rien dire, comment ne pas aider ceux qui sont pour lui comme des frères. Alors il les entoure de ses mains meurtries et leur révèle ce qu'il a accompli. On attendra la nuit pour sauter, lui en premier, les autres ensuite. À voix basse, on répète la procédure. S'accrocher au montant, le temps de faire passer tout le corps au-dehors, et puis sauter et courir au loin. Si les Allemands tirent, chacun pour soi ; si on a réussi, quand la lanterne rouge aura disparu, on remontera le long de la voie pour se regrouper.
Le jour commence à s'éteindre, le moment tant attendu ne va pas tarder, mais le destin a l'air d'en Page 139
Levy Marc - les enfants de la liberté avoir décidé autrement. Le convoi ralentit en gare de Montauban. Au bruit des roues, on s'engage sur une voie de garage. Et quand les Allemands avec leurs mitrailleuses prennent position sur le quai, Walter se dit que c'est foutu. La mort dans l'âme, les quatre compères s'accroupissent et chacun retourne à sa solitude.
Walter voudrait dormir, reprendre quelques forces, mais le sang bat dans ses doigts et la douleur est bien trop forte. Dans le wagon, on entend quelques lamentations.
Il est deux heures du matin et le convoi s'ébranle. Le cœur de Walter ne tambourine plus dans ses mains mais dans sa poitrine. Il secoue ses copains et ensemble, ils attendent le bon moment.
La nuit est trop claire, la lune presque pleine qui brille dans le ciel les dénoncera trop facilement.
Walter guette par la lucarne, le train roule à belle allure, au loin, un sous-bois se dessine.
Walter et deux copains se sont évadés du train.
Après être tombé dans le fossé, il est resté longtemps accroupi. Et quand la lanterne rouge du convoi s'est effacée dans la nuit, il a levé les bras vers le ciel et a crié « Maman ». Il a marché des kilomètres, Walter.
En arrivant à l'orée d'un champ, il est tombé sur un soldat allemand qui se soulageait, son fusil à baïonnette posé près de lui. Allongé au milieu des épis de maïs, Walter a attendu l'instant propice et s'est jeté sur lui. Où a-t-il trouvé ce restant de force pour prendre le dessus au moment de la rixe ? La baïonnette est restée fichée dans le corps du soldat ; en parcourant bien d'autres kilomètres, Walter avait l'impression de voler, comme un papillon.
Le train ne s'est pas arrêté à Toulouse, nous ne rentrions pas chez nous. Nous avons dépassé Carcassonne, Béziers, Montpellier.
36.
Les jours passent et la soif revient. Dans les villages que nous traversons, les gens font de leur mieux pour nous venir en aide. Bosca, un prisonnier parmi tant d'autres, jette par la lucarne un petit mot qu'une femme trouve près de la voie et va remettre à sa destinataire. Sur le bout de papier, le déporté tente de rassurer son épouse. Il l'informe qu'il est à bord d'un train qui était de passage à Agen le 10 août et qu'il va bien, mais Mme Bosca ne reverra jamais son mari.
Au cours d'un arrêt près de Nîmes, on nous donne un peu d'eau, du pain sec et de la confiture avariée. La nourriture est immangeable. Dans les wagons, certains sont frappés de démence. La bave suinte à la commissure de leurs lèvres. Ils se lèvent, tournent sur eux-mêmes et hurlent avant de s'écrouler, secoués de spasmes qui précèdent leur mort. On dirait des chiens enragés. Les nazis vont nous faire tous mourir ainsi. Ceux qui ont encore gardé la raison n'osent plus les regarder. Alors, les prisonniers ferment les yeux, se recroquevillent sur eux-mêmes en se bouchant les oreilles.
- Tu crois vraiment que la démence est contagieuse ? demande Claude.
- Je n'en sais rien, mais faites-les taire, supplie François.
Au loin, les bombes tombent sur Nîmes. Le train s'arrête à Remoulins.
15 août
Le convoi n'a pas bougé depuis plusieurs jours.
Page 140
Levy Marc - les enfants de la liberté On débarque le corps d'un prisonnier mort de faim.
Les plus malades sont autorisés à aller se soulager le long de la voie. Ils arrachent des brins d'herbe qu'ils distribuent en revenant. Les déportés affamés se disputent cette nourriture.
Les Américains et les Français ont débarqué à Sainte-Maxime. Schuster cherche un moyen de passer entre les lignes alliées qui l'encerclent. Mais comment faire pour remonter la vallée du Rhône, et avant cela, traverser le fleuve dont tous les ponts ont été bombardés ?
18 août
Le lieutenant allemand a peut-être trouvé une solution à son problème. Le train repart. Au passage d'un aiguillage, un cheminot a ouvert le loquet d'un wagon. Trois prisonniers ont réussi à s'échapper à la faveur d'un tunnel. D'autres le feront un peu plus tard au cours des quelques kilomètres qui nous séparent de Roquemaure. Schuster immobilise le convoi à l'abri d'une percée rocheuse ; là, il sera protégé des bombardements ; ces derniers jours, nous avons été survolés plusieurs fois par des avions anglais ou américains. Mais, dans cette percée, la Résistance ne nous trouvera pas non plus. Aucun convoi ne peut nous croiser, le trafic ferroviaire est interrompu dans tout le pays. La guerre fait rage et la Libération progresse, pareille à une vague qui recouvre, un peu plus chaque jour, le pays. Puisque la traversée du Rhône est impossible en train, qu'importe, Schuster nous le fera franchir à pied. Après tout, ne dispose-t-il pas de sept cent cinquante esclaves pour transborder les marchandises qui accompagnent les familles de la Gestapo et les soldats qu'il s'est juré de ramener chez eux ?
Ce 18 août, sous un soleil ardent qui brûle le peu de peau que nous ont laissé les puces et les poux, nous marchons en colonne. Nos maigres bras portent des valises allemandes, des caisses de vin que les nazis ont volées à Bordeaux. Une cruauté de plus, pour nous qui crevons de soif. Ceux qui tombent inanimés ne se relèveront pas. Une balle dans la nuque les achève comme on abat des chevaux devenus inutiles. Ceux qui le peuvent, en aident d'autres à se tenir debout. Quand l'un vacille, ses copains l'entourent pour masquer sa chute et le relèvent aussi vite que possible, avant qu'une sentinelle ne s'en aperçoive. Autour de nous, les vignes s'étendent à perte de vue. Elles sont chargées de grappes de raisin que l'été torride a fait mûrir préco-cement. Nous voudrions les cueillir et faire craquer leurs grains dans nos bouches asséchées, mais seuls les soldats, qui nous hurlent de rester dans le chemin, en remplissent leur casque et les savourent, devant nous.
Et nous passons, tels des fantômes, à quelques mètres des ceps.
Alors je me souviens des paroles de la Butte Rouge. Te souviens-tu? Ceux qui boiront d'ce vin-là, boiront le sang des copains.
Dix kilomètres déjà, combien derrière nous gisent dans les fossés ? Quand nous traversons des villages, les gens regardent effarés cette étrange colonne qui avance. Certains veulent nous venir en aide, ils accourent en nous portant de l'eau, mais les nazis les repoussent violemment. Quand les volets d'une maison s'ouvrent, les soldats tirent sur les fenêtres.
Un prisonnier accélère le pas. Il sait qu'en tête Page 141
Levy Marc - les enfants de la liberté de la colonne marche sa femme, descendue d'un des premiers wagons du train. Les pieds en sang, il réussit à la rejoindre et, sans rien dire, lui prend sa valise des mains et la porte à sa place.
Ensemble, les voilà qui marchent côte à côte, enfin réunis, mais sans le droit de se dire qu'ils s'aiment. À peine échangent-ils un sourire, de peur d'y laisser la vie. Qu'en reste-t-il, de leur vie ?
Autre village, dans une courbe, la porte d'une maison s'entrouvre. Les soldats, eux aussi terrassés par la chaleur, sont moins vigilants. Le prisonnier prend la main de sa femme et lui fait signe de se glisser dans l'embrasure, il couvrira sa fuite.
- Vas-y, chuchote-t-il, la voix tremblante.
- Je reste avec toi, lui répond-elle. Je n'ai pas fait tout ce chemin pour te quitter maintenant. Nous rentrerons ensemble, ou pas du tout.
Ils sont morts tous les deux à Dachau.
À la fin de l'après-midi, nous arrivons à Sorgues.
Cette fois, ce sont des centaines d'habitants qui nous voient traverser leur bourgade et rejoindre la gare.
Les Allemands sont dépassés, Schuster n'avait pas prévu que la population sortirait si nombreuse. Les habitants improvisent des secours. Les soldats ne peuvent les retenir, ils sont débordés. Sur le quai, les villageois apportent des vivres, du vin dont les nazis s'emparent. Profitant de la cohue, certains font évader quelques prisonniers. Ils les recouvrent d'une veste de cheminot, de paysan, leur glissent une cagette de fruits sous le bras, tâchant de les faire passer pour l'un de ceux qui viennent porter secours, et les entraînent loin de la gare avant d'aller les cacher chez eux.
La Résistance, prévenue, avait envisagé une action armée pour libérer le convoi, mais les soldats sont trop nombreux, ce serait un carnage. Désespérés, ils nous regardent embarquer à bord du nouveau train qui nous attend à quai. Si, en montant dans ces wagons, nous avions su que dans huit jours à peine, Sorgues serait libérée par les armées américaines...
Le convoi repart à la faveur de la nuit. Un orage éclate, apportant un peu de fraîcheur et quelques gouttes de pluie ; elles ruissellent par les interstices du toit, et nous nous abreuvons.
37.
19 août
Le train file à vive allure. Soudain, les freins crissent et le convoi glisse sur les rails, des gerbes d'étincelles se forment sous les roues. Les Allemands sautent des wagons et se précipitent sur les bas-côtés.
Un déluge de balles s'abat sur nos wagons, un ballet d'avions américains tournoie dans le ciel. Leur premier passage a fait un véritable carnage. On se précipite aux lucarnes, agitant des morceaux de tissu, mais les pilotes sont trop haut pour nous voir et déjà, le bruit des moteurs s'amplifie quand les appareils piquent sur nous.
L'instant se fige et je n'entends plus rien. Tout se déroule comme si soudain, le temps ralentissait chacun de nos gestes. Claude me regarde, Charles aussi. Face à nous, Jacques sourit, illuminé, et sa bouche crache une gerbe de sang ; lentement, il tombe à genoux. François se précipite pour le retenir dans sa chute. Il le recueille dans ses bras.
Jacques a un trou béant dans le dos ; il voudrait nous dire quelque chose, mais aucun son ne sort de sa Page 142
Levy Marc - les enfants de la liberté gorge. Ses yeux se voilent, François a beau lui retenir la tête, elle glisse sur le côté, maintenant que Jacques est mort.
La joue tachée du sang de son meilleur ami, de celui qui jamais ne l'a quitté pendant ce long trajet, François hurle un « NON » qui envahit l'espace. Et sans que nous puissions le retenir, il se jette à la lucarne, arrache à mains nues les barbelés. Une balle allemande siffle et lui enlève l'oreille. Cette fois, c'est son sang qui coule dans sa nuque, mais rien n'y fait, il s'accroche à la paroi et se faufile au-dehors. À
peine retombé sur ses pieds, il se redresse, se pré-
cipite vers la porte du wagon et soulève le loquet pour nous laisser sortir.
Je revois encore la silhouette de François se découper dans la lumière du jour. Derrière lui, dans le ciel, les avions qui tournoient et reviennent vers nous, et dans son dos, ce soldat allemand qui vise et tire. Le corps de François est projeté en avant et la moitié de son visage s'épanche sur ma chemise. Son corps sursaute, un ultime tremblement et François rejoint Jacques dans la mort.
Le 19 août, à Pierrelatte, parmi tant d'autres, nous avons perdu deux amis.
La locomotive fume de toutes parts. La vapeur s'échappe par ses flancs troués. Le convoi ne repartira pas. Il y a beaucoup de blessés. Un Feldgendarme va chercher un médecin au village. Que peut faire cet homme, désemparé devant ces prisonniers allongés, les entrailles dehors, certains les membres couverts de plaies béantes. Les avions reviennent.
Profitant de la panique qui gagne les soldats, Titonel se fait la malle. Les nazis ouvrent le feu sur lui, une balle le transperce, mais il continue sa course à travers champs. Un paysan le recueille et le conduit à l'hôpital de Montélimar.
Le ciel est redevenu calme. Le long de la voie, le médecin de campagne supplie Schuster de lui confier les blessés qu'il peut encore sauver, mais le lieutenant ne veut rien savoir. Le soir, on les charge dans les wagons, au moment même où une nouvelle locomotive arrive de Montélimar.
Voilà presque une semaine que les Forces fran-
çaises libres et de l'intérieur sont passées à l'offensive. Les nazis sont en déroute, leur retraite commence. Les voies ferrées, comme la nationale 7, font l'objet de violents combats. Les armées américaines, la division blindée du général de Lattre de Tassigny, débarquées en Provence, progressent vers le nord. La vallée du Rhône est une impasse pour Schuster. Mais les Forces françaises se replient pour venir en soutien aux Américains qui visent Grenoble ; ils sont déjà à Sisteron. Hier encore, nous n'aurions eu aucune chance de traverser la vallée, mais momentanément, les Français ont desserré l'étau. Le lieutenant en profite, c'est le moment ou jamais de passer. À Montélimar, le convoi s'arrête en gare, sur la voie où passent les trains qui descendent vers le sud.
Schuster veut se débarrasser au plus vite des morts et les abandonner à la Croix-Rouge.
Richter, chef de la Gestapo de Montélimar, est sur place. Quand la responsable de la Croix-Rouge lui demande de lui remettre aussi les blessés, il refuse catégoriquement.
Alors elle lui tourne le dos et s'en va. Il lui demande où elle va ainsi.
- Si vous ne me laissez pas emmener les blessés Page 143
Levy Marc - les enfants de la liberté avec moi, alors démerdez-vous avec vos cadavres.
Richter et Schuster se consultent, ils finissent par céder et jurent qu'ils reviendront chercher ces prisonniers dès qu'ils seront guéris.
Depuis les lucarnes de nos wagons, nous regardons nos copains partir sur des civières, ceux qui gémissent, ceux qui ne disent plus rien. Les cadavres sont alignés sur le sol de la salle d'attente.
Un groupe de cheminots les regarde tristement, ils enlèvent leurs casquettes et leur rendent un dernier hommage. La Croix-Rouge fait évacuer les blessés vers l'hôpital, et pour écarter tout appétit de la part des nazis qui occupent encore la ville de venir en finir avec eux, la responsable de la Croix-Rouge invente qu'ils sont tous atteints du typhus, une maladie terriblement contagieuse.
Pendant que les camionnettes de la Croix-Rouge s'éloignent, on conduit les morts au cimetière.
Parmi les corps allongés dans la fosse, la terre se referme sur les visages de Jacques et de François.
20 août
Nous roulons vers Valence. Le train s'arrête dans un tunnel pour se protéger d'une escadrille d'avions. L'oxygène se raréfie au point que nous perdons tous connaissance. Lorsque le convoi entre en gare, une femme profite de la distraction d'un Feldgendarme et brandit un panneau depuis la fenêtre de son logement. On lit dessus : « Paris est encerclé, ayez du courage. »
21 août
Nous traversons Lyon. Quelques heures après notre passage les Forces françaises de l'intérieur incendient les dépôts de carburant de l'aérodrome de Bron. L'état-major allemand abandonne la ville.
Le front se rapproche de nous, mais le convoi poursuit sa route. À Chalon, nouvelle halte, la gare est en ruine. Nous croisons les éléments de la Luftwaffe qui remontent vers l'est. Un colonel allemand a bien failli sauver la vie de quelques prisonniers. Il réclame à Schuster deux wagons. Ses soldats et ses armes sont bien plus importants que les épaves humaines en guenilles que le lieutenant garde à son bord. Les deux hommes en viennent presque aux mains, mais Schuster a la dent dure. Il convoiera tous ces juifs, métèques et terroristes jusqu'à Dachau. Aucun d'entre nous ne sera libéré et le convoi repart.
Dans mon wagon, la porte s'ouvre. Trois jeunes soldats allemands aux visages inconnus nous tendent des fromages et la porte aussitôt se referme. Depuis trente-six heures, nous n'avons reçu ni eau ni nourriture. Les copains organisent aussitôt un partage équitable.
À Beaune, la population et la Croix-Rouge nous viennent en aide. On nous apporte de quoi nous ravitailler un peu. Les soldats s'emparent de caisses de bourgogne. Ils s'enivrent, et quand le train repart, ils jouent à tirer à la mitraillette sur les façades des maisons qui bordent la voie.
À peine trente kilomètres parcourus, nous sommes maintenant à Dijon. Une terrible confusion règne dans la gare. Plus aucun train ne peut remonter vers le nord. La bataille du rail fait rage.
Les cheminots veulent empêcher le train de repartir.
Les bombardements sont incessants. Mais Schuster ne renoncera pas et, malgré les protestations des ouvriers français, la locomotive siffle, ses bielles se Page 144
Levy Marc - les enfants de la liberté remettent en mouvement, et la voilà tractant son terrible cortège.
Elle n'ira pas bien loin, devant, les rails sont déplacés. Les soldats nous font descendre et nous mettent au travail. De déportés, nous voici devenus des forçats. Sous un soleil brûlant, devant les Feldgendarmes qui pointent sur nous leurs fusils, nous reposons les rails que la Résistance avait défaits.
Nous serons privés d'eau jusqu'à réparation complète, hurle Schuster debout sur la plate-forme de la locomotive.
Dijon est derrière nous. À la tombée du jour, nous voulons croire encore que nous nous en sor-tirons. Le maquis attaque le train, non sans précautions pour ne pas nous blesser, et aussitôt les soldats allemands ripostent depuis la plate-forme accrochée au bout du convoi, repoussant l'adversaire. Mais le combat reprend, les maquisards nous suivent dans cette course infernale qui nous rapproche inexora-blement de la frontière allemande ; une fois que nous l'aurons franchie, nous le savons, nous ne reviendrons pas. Et à chaque kilomètre qui file sous les roues du train, nous nous demandons combien nous séparent encore de l'Allemagne.
De temps à autre, les soldats mitraillent la campagne, ont-ils vu une ombre qui les inquiète ?
23 août
Jamais le voyage n'a été aussi insupportable. Ces derniers jours sont caniculaires. Nous n'avons plus de vivres, plus d'eau. Les paysages que nous par-courons sont dévastés. Deux mois bientôt que nous avons quitté la cour de la prison Saint-Michel, deux mois que le voyage a commencé, et sur nos visages émaciés, nos yeux enfoncés dans leurs orbites voient nos os détailler nos squelettes le long de nos corps décharnés. Ceux qui ont résisté à la folie s'enfoncent dans un profond mutisme. Mon petit frère, avec ses joues creuses, ressemble à un vieillard pourtant, chaque fois que je le regarde, il me sourit.
25 août
Hier, des prisonniers se sont évadés, Nitti et quelques-uns de ses copains ont réussi à desceller des planches, ils ont sauté sur les rails à la faveur de la nuit. Le train venait de passer la gare de Lécourt.
On a retrouvé le corps de l'un, coupé en deux, un autre a eu la jambe arrachée, en tout six sont morts.
Mais Nitti et quelques autres ont réussi à s'échapper.
Nous sommes regroupés autour de Charles. À
l'allure à laquelle file le convoi, ce n'est plus qu'une question d'heures avant que nous franchissions la frontière. Les avions ont beau nous survoler souvent, ils ne nous libéreront pas.
- Nous ne pouvons plus compter que sur nous, maugrée Charles.
- On tente le coup ? demande Claude.
Charles me regarde, j'acquiesce d'un signe de tête. Qu'avions-nous à perdre ?
Charles nous détaille son plan. Si nous réus-sissons à ouvrir quelques lattes du plancher, nous nous laisserons glisser dans le trou. À tour de rôle, les copains retiendront celui qui s'y faufilera. Au signal, ils le lâcheront. Il faudra alors se laisser tomber, les bras le long du corps pour qu'ils ne soient pas hachés sous les roues. Surtout ne pas relever la tête, au risque de se faire décapiter par l'essieu qui arrivera à toute vitesse. Il faudra compter les wagons qui passeront au-dessus de nous, douze, treize peut-être ? Puis attendre, immobile, que la Page 145
Levy Marc - les enfants de la liberté lumière rouge du train s'éloigne avant de se relever.
Pour éviter de pousser un cri qui alerterait les soldats sur la plate-forme, celui qui saute s'enfoncera un morceau de tissu dans la bouche. Et pendant que Charles nous fait répéter la manœuvre, un homme se lève et se met à l'ouvrage. De toutes ses forces, il tire sur un clou. Ses doigts glissent sous le métal et tentent de le faire tourner sans relâche. Le temps presse, sommes-nous seulement encore en France ?
Le clou cède. Les mains en sang, l'homme le prend et pioche dans le bois dur ; il tire sur les lattes qui bougent à peine et creuse encore. Les paumes transpercées de toutes parts, il ignore sa douleur et continue sa tâche. Nous voulons l'aider mais il nous repousse. C'est la porte de la liberté qu'il dessine sur le plancher de ce wagon fantôme, et il insiste pour qu'on le laisse faire. L'homme veut bien mourir mais pas pour rien, s'il peut au moins sauver des vies qui le méritent, alors la sienne aura servi à quelque chose. Lui n'a pas été arrêté pour faits de résistance, juste pour quelques larcins, c'est par hasard qu'il s'est retrouvé dans le wagon de la 35e brigade. Alors il nous supplie de le laisser faire, il nous doit bien cela dit-il, en creusant encore et encore.
Maintenant, ses mains ne sont plus que lam-beaux de chair, mais le plancher bouge enfin.
Armand se précipite et tous, nous l'aidons à arracher une première latte, puis une suivante. Le trou est assez grand pour s'y faufiler. Le vacarme des roues envahit le wagon, les traverses défilent sous nos yeux à toute vitesse. Charles décide de l'ordre dans lequel nous sauterons.
- Toi, Jeannot, tu passes en premier, ensuite Claude, puis Marc, Samuel...
- Pourquoi nous d'abord ?
- Parce que vous êtes les plus jeunes.
Marc, épuisé, nous fait signe d'obéir, Claude ne discute pas.
Il faut nous rhabiller. Enfiler nos vêtements sur nos peaux recouvertes d'abcès est une torture.
Armand, qui sautera en neuvième, offre à celui qui a creusé le trou de s'évader avec nous.
- Non, dit-il, je serai celui qui soutiendra le dernier des vôtres à sauter. Il en faut bien un, n'est-ce pas ?
- Vous ne pouvez pas y aller maintenant, dit un autre homme assis contre la paroi. Je connais la distance qui sépare chaque poteau, j'ai compté les secondes entre. Nous roulons au moins à soixante kilomètres à l'heure, vous vous briseriez tous le cou à cette vitesse. Il faut attendre que le convoi ralentisse, quarante à l'heure, c'est le maximum.
L'homme sait de quoi il parle : avant la guerre, il posait des rails de chemin de fer.
- Et si la loco était en queue de convoi et non en tête ? demande Claude.
- Alors, vous y passerez tous, répond l'homme.
Il y a aussi le risque que les Allemands aient fixé une barre au bout du dernier wagon, mais c'est un risque à courir.
- Pourquoi auraient-ils fait cela ?
- Pour qu'on ne puisse pas sauter sur les rails, précisément !
Et soudain, alors que nous pesons le pour et le contre, le convoi perd de la vitesse.
- C'est le moment ou jamais, dit l'homme qui posait des voies quand le pays était en paix.
- Vas-y ! dit Claude. Tu sais ce qui nous attend Page 146
Levy Marc - les enfants de la liberté à l'arrivée de toute façon.
Charles et lui me soutiennent par les bras. J'enfonce le morceau de tissu dans ma bouche et mes jambes pénètrent le trou béant. Il faut empêcher mes pieds de toucher la terre avant que les copains ne me donnent le signal, sinon mon corps se retournera, happé et déchiqueté en une seconde.
Mon ventre me fait mal, il n'y a plus aucun muscle pour m'aider à tenir cette position.
- Maintenant ! me crie Claude.
Je tombe, le sol heurte mon dos. Ne pas bouger, le vacarme est assourdissant. À quelques centimètres, de part et d'autre, défilent les roues qui sifflent sur les rails. Chaque essieu me frôle, je sens le souffle de l'air qu'il déplace et l'odeur du métal. Compter les wagons, mon cœur bat si fort dans ma poitrine.
Encore trois, peut-être quatre ? Claude a-t-il déjà sauté ? Je veux pouvoir le serrer encore une fois dans mes bras, lui dire qu'il est mon frère, que sans lui, jamais je n'aurais survécu, jamais je n'aurais pu mener ce combat.
Le vacarme s'interrompt et j'entends le train s'éloigner alors que la nuit m'entoure. Est-ce enfin l'air de la liberté que je respire ?
Au loin, la lanterne rouge du convoi s'étiole et disparaît dans la courbe des rails. Je suis en vie ; dans le ciel, la lune est pleine.
- À ton tour, ordonne Charles.
Claude enfonce le mouchoir dans sa bouche et ses jambes glissent entre les planches. Mais les copains le remontent aussitôt. Le train oscille, est-il en train de s'arrêter ? Fausse alerte. Il passait sur un petit pont en mauvais état. On reprend la manœuvre et cette fois, le visage de Claude disparaît.
Armand se retourne, Marc est trop épuisé pour sauter.
- Reprends des forces, je fais passer les autres et nous passerons ensuite.
Marc acquiesce d'un signe de la tête. Samuel saute, Armand est le dernier qui s'engouffre dans le trou. Marc n'a pas voulu y aller. L'homme qui a creusé dans le plancher le porte.
- Vas-y, qu'as-tu à perdre ?
Alors, Marc se décide enfin. Il s'abandonne et glisse à son tour. Le convoi freine brusquement. Les Feldgendarmes en descendent aussitôt. Tapi entre deux traverses, il les voit venir vers lui, ses jambes n'ont plus la force de l'aider à fuir et les soldats le cueillent. Ils le ramènent vers un wagon. En route, ils le tabassent si fort qu'il en perd connaissance.
Armand est resté accroché aux essieux pour échapper aux lampes des soldats qui font la ronde à la recherche d'autres évadés. Le temps passe. Il sent ses bras qui vont lâcher. Si près du but, c'est impossible, alors il résiste ; je te l'ai dit, nous n'avons jamais renoncé. Et soudain, le convoi s'ébranle. Le copain attend qu'il reprenne un peu de vitesse et se laisse tomber sur la voie. Et il est le dernier à voir le fanion rouge s'éteindre au loin.
Voilà peut-être une demi-heure que le train a disparu. Comme nous en étions convenus, je remonte la voie ferrée, à la rencontre des copains.
Claude a-t-il survécu ? Sommes-nous en Allemagne ?
Devant moi se profile un petit pont, gardé par une sentinelle allemande. C'est celui où mon frère avait failli sauter, juste avant que Charles ne le retienne. Le soldat de faction fredonne Lili Marlene.
Voilà qui semble répondre à l'une des deux ques-Page 147
Levy Marc - les enfants de la liberté tions qui me hantent ; l'autre concerne mon frère.
Le seul moyen de franchir cet obstacle est de glisser sur l'une des poutres qui soutiennent le tablier du pont. Suspendu dans le vide, j'avance dans la nuit claire, redoutant à chaque instant que l'on me surprenne.
J'ai marché si longtemps que je ne peux plus compter mes pas, ni les traverses de la voie que je longe. Et devant moi, toujours ce silence et pas âme qui vive. Suis-je le seul à avoir survécu ? Tous les copains sont-ils morts ? « Vous avez une chance sur cinq de vous en sortir », avait dit l'ancien poseur de rails. Et mon frère, bon sang ? Pas ça ! Tuez-moi surle-champ mais pas lui. Il ne lui arrivera rien, je le ramènerai, je l'ai juré à maman, dans le pire de mes rêves. Je croyais ne plus avoir de larmes, plus jamais de raison de pleurer, et pourtant, à genoux au milieu des rails, seul dans cette campagne déserte, je te l'avoue, j'ai pleuré comme un gosse. Sans mon petit frère, à quoi servait la liberté ? La voie s'étend dans le lointain et Claude n'est nulle part.
Un frémissement dans un buisson me fait tourner la tête.
- Bon, tu veux bien arrêter de chialer et venir me donner un coup de main ? Ça fait un mal de chien ces épines.
Claude, la tête en bas, est prisonnier d'un bosquet de ronces. Comment a-t-il fait son coup pour se mettre dans cette situation ?
- Libère-moi d'abord et je t'expliquerai ensuite ! râle-t-il.
Et pendant que je l'extirpe des branchages qui le retiennent, je vois la silhouette de Charles qui marche en titubant vers nous.
Le train avait disparu pour toujours. Charles pleurait un peu, nous serrant dans ses bras. Claude essayait d'enlever du mieux qu'il le pouvait les épines fichées dans ses cuisses. Samuel se tenait la nuque, masquant une méchante blessure qu'il s'était faite en sautant. Nous ne savions toujours pas si nous étions en France ou déjà en terre allemande.
Charles nous fait remarquer que nous sommes à découvert et qu'il serait temps de sortir d'ici. Nous gagnons un petit bois, portant Samuel que ses forces abandonnent, et attendons cachés derrière des arbres la venue du jour.
38.
26 août
L'aube se lève. Samuel a perdu beaucoup de sang au cours de la nuit.
Pendant que les autres dorment encore, je l'entends gémir. Il m'appelle, je m'approche de lui. Son visage est blafard.
- Quelle connerie, si près du but ! murmure-t-il.
- De quoi tu parles ?
- Ne fais pas le con, Jeannot, je vais y passer, je ne sens déjà plus mes jambes, et j'ai tellement froid.
Ses lèvres sont violettes, il grelotte, alors je le serre dans mes bras pour le réchauffer du mieux que je le peux.
- C'était quand même une sacrée évasion, n'est-ce pas ?
- Oui, Samuel, c'était une sacrée évasion.
- Tu sens comme l'air est bon ?
- Garde tes forces, mon vieux.
- Pour en faire quoi ? Ce n'est plus qu'une Page 148
Levy Marc - les enfants de la liberté question d'heures pour moi. Jeannot, il faudra un jour que tu racontes notre histoire. Il ne faut pas qu'elle disparaisse comme moi.
- Tais-toi, Samuel, tu dis des bêtises et je ne sais pas raconter les histoires.
- Écoute-moi, Jeannot, si toi tu n'y arrives pas, alors tes enfants le feront à ta place, il faudra que tu le leur demandes. Jure-le-moi.
- Quels enfants ?
- Tu verras, poursuit Samuel dans un délire hal-luciné. Plus tard tu en auras, un, deux, ou plus je ne sais pas, je n'ai plus vraiment le temps de compter.
Alors il faudra que tu leur demandes quelque chose de ma part, que tu leur dises que cela compte beaucoup pour moi. C'est un peu comme s'ils tenaient une promesse que leur père aurait faite dans un passé qui n'existera plus. Parce que ce passé de guerre n'existera plus, tu verras. Tu leur diras de raconter notre histoire, dans leur monde libre. Que nous nous sommes battus pour eux. Tu leur apprendras que rien ne compte plus sur cette terre que cette putain de liberté capable de se soumettre au plus offrant. Tu leur diras aussi que cette grande salope aime l'amour des hommes, et que toujours elle échappera à ceux qui veulent l'emprisonner, qu'elle ira toujours donner la victoire à celui qui la respecte sans jamais espérer la garder dans son lit.
Dis-leur, Jeannot, dis-leur de raconter tout cela de ma part, avec leurs mots à eux, ceux de leur époque.
Les miens ne sont faits que des accents de mon pays, du sang que j'ai dans la bouche et sur les mains.
- Arrête, Samuel, tu t'épuises pour rien.
- Jeannot, fais-moi cette promesse : jure-moi qu'un jour tu aimeras. J'aurais tant voulu pouvoir le faire, tant voulu pouvoir aimer. Promets-moi que tu porteras un enfant dans tes bras et que dans le premier regard de vie que tu lui donneras, dans ce regard de père, tu mettras un peu de ma liberté.
Alors, si tu le fais, il restera quelque chose de moi sur cette foutue terre.
J'ai promis et Samuel est mort au lever du jour.
Il a inspiré très fort, le sang a coulé de sa bouche, et puis j'ai vu sa mâchoire se crisper tant la douleur était violente. La plaie à son cou était devenue parme. Elle est restée ainsi. Je crois que sous la terre qui le recouvre, dans ce champ de la Haute-Marne, un peu de pourpre résiste au temps, et à l'absurdité des hommes.
Au milieu de la journée, nous avons aperçu au loin un paysan qui avançait dans son champ. Dans notre état, affamés et blessés, nous ne pourrions plus tenir longtemps. Après concertation, nous avons décidé que j'irais à sa rencontre. S'il était allemand, je lèverais les bras en l'air, les copains resteraient cachés dans le petit bois.
Alors que je marchais vers lui, je ne savais pas lequel des deux effrayerait le plus l'autre. Moi, en guenilles, en habits de fantôme, ou lui dont j'ignorais encore la langue dans laquelle il me par-lerait.
- Je suis un prisonnier évadé d'un train de déportation et j'ai besoin d'aide, ai-je crié en lui tendant la main.
- Vous êtes tout seul ? m'a-t-il demandé.
- Alors vous êtes français ?
- Bien sûr que je suis français, pardi ! Quelle question ! Allez, venez, je vous emmène à la ferme, a dit le fermier effaré, vous êtes dans un sale état !
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Levy Marc - les enfants de la liberté J'ai fait signe aux copains qui ont accouru aussitôt.
Nous étions le 26 août 1944, et nous étions sauvés.
39.
Marc a repris connaissance trois jours après notre évasion, le convoi conduit par Schuster entrait dans le camp de la mort de Dachau, sa destination finale qu'il a atteinte le 28 août 1944.
Des sept cents prisonniers qui avaient pourtant survécu au terrible voyage, à peine une poignée échappèrent à la mort.
Alors que les troupes alliées reprenaient le contrôle du pays, Claude et moi avons récupéré une voiture abandonnée par les Allemands. Nous avons remonté les lignes et sommes partis vers Montélimar chercher les corps de Jacques et de François pour les ramener à leurs familles.
Dix mois plus tard, un matin du printemps 1945, derrière les grilles du camp de Ravensbrûck, Osna, Damira, Marianne et Sophie virent arriver les troupes américaines qui les libéraient. Peu de temps avant, à Dachau, Marc qui avait survécu avait été libéré lui aussi.
Claude et moi n'avons jamais revu nos parents.
Nous avions sauté du train fantôme le 25 août 1944, ce jour même où Paris était libéré.
Les jours suivants, le fermier et sa famille nous prodiguèrent des soins. Je me souviens de ce soir où ils nous préparèrent une omelette. Charles nous regardait en silence ; le visage des copains attablés dans la petite gare de Loubers revenait à nos mémoires.
Un matin, mon frère me réveilla.
- Viens, me dit-il en me tirant du lit.
Je le suivis à l'extérieur de la grange où Charles et les autres dormaient encore.
Nous avons marché ainsi, côte à côte, sans parler, jusqu'à nous retrouver au milieu d'un grand champ de chaumes.
- Regarde, me dit Claude en me tenant la main.
Les colonnes de chars américains et ceux de la division Leclerc convergeaient au loin vers l'est. La France était libérée.
Jacques avait raison, le printemps était revenu...
et j'ai senti la main de mon petit frère qui serrait la mienne.
Dans ce champ de chaumes, mon petit frère et moi étions et resterions à jamais deux enfants de la liberté, égarés parmi soixante millions de morts.
Épilogue
Un matin de septembre 1974, j'allais avoir dix-huit ans, maman entra dans ma chambre. Le soleil était à peine levé et elle m'annonça que je n'irais pas au lycée.
Je me redressai dans mon lit. Cette année-là, je préparais mon bac et m'étonnai que ma mère me propose de sécher les cours. Elle partait avec papa pour la journée et souhaitait que ma sœur et moi soyons du voyage. J'ai demandé où nous allions, maman m'a regardé avec ce sourire qui ne la quittait jamais.
- Si tu le lui demandes, peut-être que ton père te parlera en route d'une histoire qu'il n'a jamais voulu vous raconter.
Nous sommes arrivés à Toulouse au milieu de Page 150
Levy Marc - les enfants de la liberté la journée. Une voiture nous attendait à la gare et nous conduisit jusqu'au grand stade de la ville.
Alors que ma sœur et moi prenions place sur les gradins presque déserts, mon père et son frère, accompagnés de quelques hommes et femmes, descendaient les marches, se dirigeant vers une estrade dressée au milieu de la pelouse. Ils s'y alignèrent en rang, un ministre avança vers eux et prononça un discours :
« En novembre 1942, la Main-d'œuvre immigrée du Sud-Ouest se constitua en mouvement de résistance militaire pour former la 35e brigade FTP-MOI.
Juifs, ouvriers, paysans, pour la plupart immigrés hongrois, tchèques, polonais, roumains, italiens, you-goslaves, ils étaient plusieurs centaines à participer à la libération de Toulouse, de Montauban, d'Agen ; ils étaient de tous les combats pour bouter l'ennemi hors de la Haute-Garonne, du Tarn, du Tarn-et-Garonne, de l'Ariège, du Gers, des Basses et Hautes-Pyrénées.
Nombre d'entre eux ont été déportés ou ont laissé leur vie, à l'image de leur chef Marcel Langer...
Traqués, misérables, sortis de l'oubli, ils étaient le symbole de la fraternité forgée dans le tourment né de la division, mais aussi symbole de l'engagement des femmes, des enfants et des hommes qui contribuèrent à ce que notre pays, livré en otage aux nazis, sortît lentement de son silence pour renaître enfin à la vie...
Ce combat condamné par les lois alors en vigueur fut glorieux. Il fut le temps où l'individu dépasse sa propre condition en connaissant le mépris des blessures, les tortures, la déportation et la mort.
Il est de notre devoir d'enseigner à nos enfants combien il était porteur de valeurs essentielles, combien il mérite en raison du lourd tribut payé à la liberté d'être inscrit dans la mémoire de la République française(1). »
Le ministre accrocha une médaille au revers de leurs vestes. Alors qu'arrivait le tour d'être décoré de l'un d'entre eux qui dénotait par la rousseur de ses cheveux, un homme monta sur l'estrade. Il portait un costume bleu marine de la Royal Air Force et une casquette blanche. Il s'approcha de celui qui, en d'autres temps, se prénommait Jeannot et le salua lentement comme on salue un soldat. Alors, les yeux d'un ancien pilote et ceux d'un ancien déporté se croisèrent à nouveau.
À peine descendu de l'estrade, mon père a ôté sa médaille et l'a rangée dans la poche de sa veste.
Il est venu vers moi, m'a pris sous son épaule et a murmuré « Viens, il faut que je te présente aux copains, et puis nous rentrerons à la maison »
1. Discours de M. Charles Hernu, ministre des Armées.
Le soir, dans ce train qui nous ramenait vers Paris, je l'ai surpris, regardant défiler la campagne, muré dans son silence. Sa main traînait sur la tablette qui nous séparait. Je l'ai recouverte de la mienne, cela n'était pas rien, nous ne nous touchions pas beaucoup lui et moi. Il n'a pas détourné la tête, mais j'ai pu voir, dans la fenêtre, les reflets de son sourire. Je lui ai demandé pourquoi il ne m'avait pas raconté tout cela plus tôt, pourquoi avoir attendu tout ce temps.
Il a haussé les épaules.
- Qu'est-ce que tu voulais que je te dise ?
Moi, je pensais que j'aurais voulu savoir qu'il était Jeannot, j'aurais voulu porter son histoire sous mon habit d'école.
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Levy Marc - les enfants de la liberté
- Beaucoup de copains sont tombés sous ces rails, nous avons tué. Plus tard, je veux juste que tu te souviennes que je suis ton père.
Et, bien plus tard, j'ai compris qu'il avait voulu peupler mon enfance d'une autre que la sienne.
Maman ne le quittait pas des yeux. Elle a posé un baiser sur ses lèvres. Aux regards qu'ils échangeaient, nous devinions ma sœur et moi comme ils s'aimaient depuis le premier jour.
Me reviennent les dernières paroles de Samuel.
Jeannot a tenu sa promesse.
Voilà, mon amour. Cet homme accoudé au comptoir du café des Tourneurs et qui te sourit dans son élégance, c'est mon père.
Sous cette terre de France, reposent ses copains.
Chaque fois qu'ici ou là j'entends quelqu'un exprimer ses idées au milieu d'un monde libre, je pense à eux.
Alors je me souviens que le mot « Étranger » est une des plus belles promesses du monde, une promesse en couleurs, belle comme la Liberté.
Je n'aurais jamais pu écrire ce livre sans les témoignages et récits recueillis dans Une histoire vraie (Claude et Raymond Levy, Les Éditeurs Français Réunis), La Vie des Français sous l'Occupation (Henri Amoureux, Fayard), Les Parias de la Résistance (Claude Levy, Calmann-Lévy), Ni travail, ni famille, ni patrie -Journal d'une brigadeFTP-MOI, Toulouse, 1942-1944 (Gérard de Verbizier, Calmann-Lévy), L'Odyssée du train fantôme. 3 juillet 1944 : une page de notre histoire (Jûrg Altwegg, Robert Laffont), Schwartzenmurtz ou l'Esprit de parti (Raymond Levy, Albin Michel) et Le Train fantôme - Toulouse-Bordeaux, Sorgues-Dachau (Études Sorguaises).
Remerciements
Emmanuelle Hardouin
Raymond et Danièle Levy, Claude Levy Claude et Paulette Urman
Pauline Lévêque
Nicole Lattes, Leonello Brandolini, Brigitte Lannaud, Antoine Caro, Lydie Leroy, Anne-Marie Lenfant, Elisabeth Villeneuve, Brigitte et Sarah Forissier, Tine Gerber, Marie Dubois, Brigitte Strauss, Serge Bovet, Céline Ducournau, Aude de Margerie, Arié Sberro, Sylvie Bardeau et toutes les équipes des Éditions Robert Laffont Laurent Zahut et Marc Mehenni Léonard Anthony
Eric Brame, Kamel Berkane, Philippe Guez Katrin Hodapp, Mark Kessler, Marie Garnero, Marion Millet, Johanna Krawczyk
Pauline Normand, Marie-Eve Provost et
Susanna Lea et Antoine Audouard www.laffont.fr
www. marclevy. info
Ce volume a été composé et mis en pages par ÉTIANNE COMPOSITION
à Montrouge.
Impression réalisée par
BUSSIÈRE
CROUPE CPI
à Saint-Amand-Montrond (Cher) pour le compte des Éditions Robert Laffont en avril 2007
N° d'édition : 47985/01. - N° d'impression : 071566/4.
Dépôt légal : mai 2007.
Imprimé en France
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