Alonso regarde Emile, il faut se débarrasser de ce type qui nous barre la route. Emile sort son pistolet. Le soldat accroche une cigarette à ses lèvres. Il craque une allumette et la flamme éclaire son visage.

Malgré son uniforme impeccable, l'ennemi a plutôt l'air d'un pauvre gamin déguisé en soldat que d'un nazi féroce.

Emile range son pétard et nous fait signe que nous nous contenterons de l'assommer. Tout le monde se réjouit de la nouvelle, moi un peu moins que les autres parce qu'il faut que je me charge de la besogne. C'est terrible d'assommer quelqu'un, terrible de lui frapper le crâne, avec la peur de le tuer.

Page 57


Levy Marc - les enfants de la liberté Le soldat inanimé est porté dans un wagon dont Alonso referme la porte, le plus doucement possible.

La marche reprend. Nous voilà arrivés. Emile lève le bras pour donner le signal, chacun retient son souffle, prêt à agir. Moi je lève la tête et regarde le ciel en me disant que se battre dans les airs, ça doit quand même avoir plus d'allure que de ramper sur du gravier et des morceaux de charbon, mais un détail attire mon attention. À moins que ma myopie ne se soit brutalement aggravée, il me semble voir de la fumée sortir de la cheminée de toutes nos locomotives. Or, qui dit fumée dans la cheminée d'une locomotive présume que sa chaudière est allumée.

Grâce à l'expérience acquise dans la salle à manger de Charles au cours d'une omelette-party (comme diraient les Anglais de la Royal Air Force au mess des officiers), je sais désormais que tout ce qui contient de la poudre est extrêmement sensible à proximité d'une source de chaleur. Sauf un miracle ou une particularité de nos bombes qui aurait échappé au champ des connaissances que j'avais acquises en chimie jusqu'aux portes du baccalauréat, Charles aurait pensé tout comme moi que « Nous avère oune sérieux problème ».

Chaque chose ayant une raison d'être, ainsi que le répétait sans cesse mon professeur de mathématiques au lycée, je comprends que les cheminots, que nous avons oublié de prévenir de notre action, ont laissé les machines en chauffe, les alimentant en charbon, afin de maintenir un niveau constant de vapeur et d'assurer la ponctualité matinale de leurs convois.

Sans vouloir pour autant briser l'élan patriotique de mes camarades juste avant de passer à l'action, je juge utile d'informer Emile et Alonso de ma découverte. Je le fais en chuchotant bien sûr, pour ne pas attirer inutilement l'attention d'autres gardes, ayant particulièrement détesté, tout à l'heure, devoir assommer un soldat. Chuchotements ou pas, Alonso a l'air consterné et regarde comme moi les cheminées fumantes. Et comme moi, il analyse parfaitement le dilemme auquel nous sommes confrontés. Le plan prévu est de faire descendre nos explosifs par les cheminées, pour les laisser en suspension dans les chaudières des locomotives ; or, si les chaudières sont incandescentes, il est difficile, voire quasi impossible, de calculer au bout de combien de temps les bombes, soumises à la température ambiante, exploseront ; leur mèche étant devenues, dès lors, un accessoire relativement superfétatoire.

Après consultation générale, il s'avère que la carrière d'Emile comme cheminot n'est pas assez longue pour nous permettre d'affiner nos estima-tions, et personne ne peut vraiment lui en faire le reproche.

Alonso pense que les bombes vont nous péter à la figure à mi-hauteur de la cheminée, Emile est plus confiant, il pense que la dynamite étant dans des cylindres de fonte, la conduction de la chaleur devrait prendre un certain temps. À la question d'Alonso « Oui, mais combien ? », Emile répond qu'il n'en a pas la moindre idée. Mon petit frère conclut en ajoutant que quitte à être là, autant tenter le coup !

Je te l'ai dit, nous ne renoncerons pas. Demain matin, les locomotives, fumantes ou pas, seront hors service. Décision est prise à la majorité absolue, sans Page 58


Levy Marc - les enfants de la liberté abstention de vote, d'y aller quand même. Emile lève à nouveau le bras pour donner le signal du départ, mais cette fois c'est moi qui ose une question, que finalement tout le monde se pose.

- Est-ce qu'on allume quand même les mèches ?

La réponse, agacée, d'Emile est affirmative.

La suite se passe très vite. Chacun court maintenant vers son objectif. Nous grimpons tous sur notre première locomotive, les uns priant pour le meilleur, les autres, moins croyants, espérant que le pire ne se produise pas. L'amadou grésille, j'ai quatre minutes, sans compter le paramètre calorique dont j'ai déjà largement parlé, pour poser ma première charge, filer vers la loco suivante, réitérer l'action et rejoindre le muret salvateur. Ma bombe se balance au bout de son fil de fer et descend vers l'objectif. Je devine combien l'arrimage est important ; avec la braise dans le foyer, autant éviter tout contact.

Si ma mémoire est claire, en dépit du chaud et froid qui me fait frissonner, il s'était écoulé trois bonnes minutes entre le moment où Charles avait jeté sa graisse d'oie dans la poêle et celui où nous avions dû nous jeter par terre. Alors, si la chance me sourit, je ne finirai peut-être pas ma vie déchiqueté au-dessus d'une chaudière de locomotive, ou en tout cas pas avant d'avoir au moins posé ma seconde charge.

D'ailleurs, je cours déjà entre les rails et grimpe vers mon deuxième objectif. À quelques mètres Alonso me fait signe que tout va bien. Ça me rassure un peu de voir qu'il n'en mène pas plus large que moi. J'en connais qui se tiennent à distance quand ils craquent une allumette devant leur gazinière, de peur d'un retour de flamme ; j'aimerais bien les voir en train de laisser glisser une bombe de trois kilos dans la chaudière brûlante d'une locomotive. Mais la seule chose qui me rassurerait vraiment serait de savoir que mon petit frère a fini son travail et qu'il est déjà au point de fuite.

Alonso est à la traîne, en redescendant il a tré-

buché et s'est pris le pied entre le rail et la roue de sa locomotive. À trois, nous le tirons comme nous pouvons pour le libérer et moi j'entends le pendule de la mort et son tic-tac à mon oreille.

Le pied d'Alonso meurtri mais enfin dégagé, nous courons vers notre salut et le souffle de la première explosion qui s'élève dans un fracas terrible nous aide un peu, puisqu'il nous projette tous les trois jusqu'au muret.

Mon frère vient m'aider à me relever, et en voyant sa frimousse grise, même si je suis un peu sonné, je respire à nouveau et l'entraîne vers les bicyclettes.

- T'as vu, on y est arrivés ! dit-il en se marrant presque.

- Tiens, tu souris toi maintenant ?

- Des soirs comme celui-là, oui ! répond-il en pédalant.

Au loin, les explosions se succèdent, c'est une pluie de fer qui retombe du ciel. Nous sentons la chaleur jusqu'ici. À vélo dans la nuit, nous mettons pied à terre et nous nous retournons.

Mon frère a raison de sourire. Ce n'est pas la nuit du 14 Juillet, ni celle de la Saint-Jean. Nous sommes le 10 octobre 1943, mais demain, il manquera douze locos aux Allemands, c'est le plus beau Page 59


Levy Marc - les enfants de la liberté des feux d'artifice auquel nous pouvions assister.


16.

Le jour était levé, je devais rejoindre mon frère et j'étais en retard. Hier soir, en nous quittant après l'explosion des locomotives, nous nous étions promis de prendre un café ensemble. Nous nous manquions, les occasions de se voir se faisant de plus en plus rares. Habillé à la hâte, je filai le retrouver dans un café à quelques pas de la place Esquirol.

- Dites-moi, qu'est-ce que vous faites comme genre d'études, exactement ?

La voix de ma logeuse a résonné dans le couloir alors que je m'apprêtais à sortir. À son intonation, j'ai bien compris que la question n'était pas liée à un intérêt soudain de la mère Dublanc pour mon cursus universitaire. Je me suis retourné, lui faisant face en m'efforçant d'être le plus convaincant possible. Si ma logeuse doutait de mon identité, il me faudrait déménager au plus vite et probablement quitter la ville aujourd'hui.

- Pourquoi cette question, madame Dublanc ?

- Parce que si vous étiez en faculté de médecine, ou mieux encore à l'école vétérinaire, ça m'arrangerait bien. Mon chat est malade, il ne veut pas se lever.

- Hélas, madame Dublanc, j'aurais bien voulu vous aider, enfin, aider votre chat, mais j'étudie la comptabilité.

Je pensais être tiré d'affaire, mais la mère Dublanc a ajouté aussitôt que c'était bien dommage ; elle avait l'air songeur en me disant cela et son comportement m'inquiétait.

- Je peux faire autre chose pour vous, madame Dublanc ?

- Ça ne vous embêterait pas de venir quand même jeter un petit coup d'œil à mon Gribouille ?

La mère Dublanc me prend aussitôt par le bras et m'entraîne chez elle ; comme si elle voulait me rassurer, elle me chuchote à l'oreille que ce serait mieux qu'on se parle à l'intérieur ; les murs de sa maison ne sont pas très épais. Mais en disant ça, elle fait tout sauf me rassurer.

Le logement de la mère Dublanc ressemble à ma chambre, avec des meubles et une salle d'eau en plus, ce qui finalement fait quand même pas mal de différence. Sur le fauteuil, dort un gros chat gris qui n'a pas l'air d'avoir meilleure mine que moi, mais je m'abstiens de tout commentaire.

- Écoutez, mon grand, dit-elle en refermant la porte. Je me fiche que vous appreniez la comptabilité ou l'algèbre ; des étudiants comme vous, j'en ai vu défiler quelques-uns, et certains ont disparu sans même revenir chercher leurs affaires. Vous, je vous aime bien, mais je ne veux pas d'ennuis avec la police et encore moins avec la Milice.

Mon estomac venait de se tordre, j'avais l'impression qu'on jouait au mikado dans mon ventre.

- Pourquoi dites-vous ça, madame Dublanc ? ai-je bafouillé.

- Parce qu'à moins que vous ne soyez un cancre résolu, je ne vous vois pas beaucoup étudier. Et puis votre petit frère qui vient de temps en temps avec quelques autres de vos copains, ils ont des têtes de terroristes ; alors je vous le dis, je ne veux pas d'ennuis.

Je mourais d'envie d'entreprendre la mère Dublanc sur sa définition du terrorisme. La pru-Page 60


Levy Marc - les enfants de la liberté dence aurait voulu que je me taise, c'était bien plus que des soupçons qu'elle entretenait à mon égard ; et néanmoins, je n'ai pas pu renoncer.

- Je crois que les vrais terroristes sont les nazis et les gars de la Milice. Parce que entre nous, madame Dublanc, les copains et moi ne sommes que des étudiants qui rêvons d'un monde en paix.

- Mais moi aussi je veux la paix, et dans ma maison pour commencer ! Alors si cela ne te pose pas de problème, mon garçon, évite de tenir de tels propos sous mon toit. Les miliciens ne m'ont rien fait, à moi. Et quand je les croise dans la rue, ils sont toujours bien habillés, très polis et parfaitement civi-lisés ; ce qui n'est pas le cas de tous les gens que l'on rencontre en ville, loin s'en faut, si tu vois ce que je veux dire. Je ne veux pas d'histoires ici, c'est compris ?

- Oui, madame Dublanc, ai-je répondu, consterné.

- Ne me faites pas non plus dire ce que je n'ai pas dit. Je suis d'accord que, par les temps qui courent, étudier comme vous et vos amis le faites demande une certaine foi en l'avenir, voire même un certain courage ; mais je préférerais néanmoins que vos études se fassent à l'extérieur de mes murs...

vous me suivez dans mon raisonnement ?

- Vous voulez que je m'en aille, madame Dublanc ?

- Tant que vous payez votre loyer, je n'ai aucune raison de vous congédier, mais soyez gentil de ne plus ramener vos amis réviser leurs devoirs à la maison. Arrangez-vous pour avoir l'air d'un gars sans histoire. Ce sera mieux pour moi et pour vous aussi. Voilà, c'est tout !

La mère Dublanc m'a fait un clin d'oeil et par la même occasion m'a invité à emprunter la porte de son studio pour ressortir. Je l'ai saluée et suis parti en courant rejoindre mon petit frère qui probablement râlait déjà, certain que je lui avais posé un lapin.

Je l'ai retrouvé attablé près de la vitrine, buvant un café en compagnie de Sophie. Ce n'était pas vraiment du café, mais en face de lui, c'était vraiment Sophie. Elle n'a pas vu comme j'ai rougi en l'approchant, enfin je ne crois pas, mais j'ai jugé utile de préciser que je venais de piquer un sprint à cause de mon retard. Mon petit frère avait l'air de s'en foutre complètement. Sophie s'est levée pour nous laisser tous les deux, mais Claude l'a invitée à partager ce moment avec nous. Son initiative fichait en l'air notre tête-à-tête, mais j'avoue que je ne lui en voulais pas du tout.

Sophie était contente de partager ce moment.

Sa vie d'agent de liaison n'était pas des plus faciles.

Comme moi, elle se faisait passer pour une étudiante auprès de sa logeuse. Tôt le matin, elle quittait la chambre qu'elle occupait dans une maison de la Côte Pavée et n'y retournait que tard le soir, évitant ainsi de compromettre sa couverture. Quand elle n'était pas en filature, quand elle ne transportait pas d'armes, elle arpentait les rues en attendant que vienne la nuit et de pouvoir enfin rentrer chez elle.

En hiver ses journées étaient encore plus pénibles.

Les seuls moments de répit venaient quand elle s'octroyait une pause au comptoir d'un bar, pour se réchauffer. Mais elle ne pouvait jamais y rester très longtemps, au risque de se mettre en danger. Une jeune femme, belle et seule, attirait facilement l'at-Page 61


Levy Marc - les enfants de la liberté tention.

Le mercredi, elle s'offrait une place de cinéma, et le dimanche, elle nous racontait le film. Enfin, les trente premières minutes, parce que le plus souvent elle s'endormait avant l'entracte, à cause de la chaleur qui la berçait.

Je n'ai jamais su s'il y avait une limite au courage de Sophie ; elle était belle, elle avait un sourire à se damner, et en toutes circonstances un à-propos incroyable. Si avec tout cela on ne m'accorde pas quelques circonstances atténuantes au fait que je rougisse en sa présence, c'est que le monde est vraiment trop injuste.

- Il m'est arrivé un truc incroyable la semaine dernière, dit-elle en passant la main dans sa longue chevelure.

Inutile de préciser que ni mon frère ni moi n'étions en mesure de l'interrompre.

- Qu'est-ce que vous avez les garçons ? Vous êtes muets ?

- Non, non, vas-y, continue, répond mon frère avec un sourire béat.

Sophie, perplexe, nous regarde à tour de rôle et poursuit son récit.

- J'allais à Carmaux, porter trois mitraillettes qu'Emile attendait. Charles les avait cachées dans une valise, assez lourde quand même. Me voilà prenant mon train à la gare de Toulouse ; j'ouvre la porte de mon compartiment et je tombe sur huit gendarmes ! Je repars illico sur la pointe des pieds, priant pour ne pas avoir éveillé leur attention, mais voilà que l'un d'eux se lève et me propose de se serrer pour me faire une petite place. Un autre m'offre même de m'aider avec ma valise. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma place ?

- Ben, moi j'aurais prié pour qu'ils me fusillent tout de suite ! répond mon petit frère.

Et il ajoute :

- À quoi bon attendre ? Quand c'est foutu, c'est foutu, non ?

- Eh bien, foutu pour foutu comme tu dis, j'ai laissé faire. Ils ont pris la valise et l'ont rangée à mes pieds, sous la banquette. Le train est parti et on a papoté jusqu'à Carmaux. Mais attendez, c'est pas tout!

Je crois qu'à ce moment-là, Sophie m'aurait dit :

«Jeannot, je veux bien t'embrasser si tu changes cette horrible couleur de cheveux », non seulement je l'aurais bien pris, mais je me serais fait teindre dans la seconde. Mais bon, la question ne s'est pas posée, je suis toujours rouquin et Sophie continue son récit de plus belle.

- Le train arrive donc en gare de Carmaux et patatras, un contrôle ! Par la fenêtre, je vois les Allemands ouvrir tous les bagages sur le quai ; cette fois, je me dis que je suis vraiment fichue !

- Mais tu es là ! se hasarde Claude en trempant son doigt, à défaut de morceau de sucre, dans ce qui reste de café au fond de sa tasse.

- Les gendarmes se marrent en voyant ma tête, ils me tapotent sur l'épaule et disent qu'ils vont m'accompagner jusqu'au-dehors. Et devant mon étonnement, leur brigadier ajoute qu'il préfère que ça soit une fille comme moi qui profite des jambons et des saucissons que j'ai planqués dans ma valise, plutôt que quelques soldats de la Wehrmacht. Elle n'est pas géniale, cette histoire ? conclut Sophie en éclatant de rire.

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Levy Marc - les enfants de la liberté Nous, son histoire nous glace le dos, mais notre copine est hilare, alors nous sommes heureux, heureux d'être simplement là auprès d'elle. Comme si tout cela finalement n'était qu'un jeu d'enfants, un jeu d'enfants où elle aurait pu être fusillée dix fois... pour de vrai.

Sophie a eu dix-sept ans cette année. Au début, son père qui est mineur à Carmaux n'était pas très chaud pour qu'elle rejoigne la brigade. Quand Jan l'a prise dans nos rangs, il est même allé lui passer un savon. Mais le père de Sophie est un résistant de la première heure, alors difficile pour lui de trouver un argument valable pour interdire à sa fille de faire comme lui. Son coup de gueule avec Jan, c'était plus pour la forme.

- Attendez, le meilleur est à venir, enchaîne Sophie, encore plus enjouée.

Claude et moi écoutons la fin de son récit de bonne grâce.

- À la gare, Emile m'attend au bout du quai, il me voit venir vers lui, encadrée de huit gendarmes, dont l'un porte la valoche qui contient les mitraillettes. Vous auriez vu la tête d'Emile !

- Comment il a réagi ? demande Claude.

- Je lui ai fait de grands signes, je l'ai appelé

« chéri » de loin, et je me suis littéralement jetée à son cou pour qu'il ne fiche pas le camp. Les gendarmes lui ont remis mon bagage et ils sont partis en nous souhaitant une bonne journée. À l'heure qu'il est, je crois qu'Emile en tremble encore.

- Je vais peut-être arrêter de manger kascher si le jambon porte bonheur à ce point-là, râle mon petit frère.

- C'étaient des mitraillettes, imbécile, rétorque Sophie, et puis les gendarmes étaient juste de bonne humeur, voilà tout.

Claude ne pensait pas à la chance que Sophie avait eue avec les gendarmes, mais à celle d'Emile...

Notre copine a regardé sa montre, elle s'est levée d'un bond en disant « Il faut que j'y aille », puis elle nous a embrassés tous les deux et elle est repartie. Mon frère et moi sommes restés assis l'un à côté de l'autre, sans rien dire, pendant une bonne heure. On s'est quittés au début de l'après-midi, et chacun savait à quoi l'autre pensait.

Je lui ai proposé que l'on remette notre tête-à-

tête au lendemain soir, pour qu'on puisse se parler un peu.

- Demain soir ? Je peux pas, a dit Claude.

Je ne lui ai pas posé de questions, mais à son silence, je savais qu'il partait en opération, et lui, à ma tête, voyait bien que l'inquiétude commençait de me ronger depuis qu'il s'était tu.

- Je passerai chez toi après, a-t-il ajouté. Mais pas avant dix heures.

C'était très généreux de sa part, parce que sa mission accomplie, il lui faudrait encore pédaler un long moment pour me retrouver. Mais Claude savait que sans cela, je ne fermerais pas l'œil de la nuit.

- Alors à demain, frérot.

- A demain.

Ma petite conversation avec la mère Dublanc me tracassait toujours. Si j'en parlais àjan, il m'obli-gerait à quitter la ville. Pas question pour moi de m'éloigner de mon frère... ni de Sophie. D'un autre côté, si je n'en parlais à personne et que j'étais pris, j'aurais commis une erreur impardonnable. J'en-fourchai mon vélo et filai vers la petite gare de Page 63


Levy Marc - les enfants de la liberté Loubers. Charles était toujours de bon conseil.

Il m'accueillit avec sa bonne humeur habituelle et m'invita à venir lui donner un coup de main dans le jardin. J'avais passé quelques mois à travailler le potager du Manoir avant de rejoindre la Résistance et j'avais acquis un certain savoir-faire en matière de binage et de sarclage. Charles appréciait mon coup de main. Très vite, nous avons engagé la conversation. Je lui ai répété les mots que la mère Dublanc m'avait tenus et Charles m'a rassuré aussitôt.

D'après lui, si ma logeuse ne voulait pas de problèmes, elle n'irait pas me dénoncer, par peur d'être inquiétée d'une façon ou d'une autre ; et puis sa petite phrase sur le mérite qu'elle accordait aux

« étudiants » laissait croire qu'elle n'était pas si mauvaise que ça. Charles a même ajouté qu'il ne fallait pas méjuger les gens trop vite. Beaucoup ne font rien, simplement parce qu'ils ont peur, cela ne fait pas d'eux des balances pour autant. La mère Dublanc est comme ça. L'Occupation ne change pas sa vie au point de lui faire courir le risque de la perdre, voilà tout.

Il faut une véritable prise de conscience pour se rendre compte que l'on est en vie, a-t-il expliqué en arrachant une botte de radis.

Charles a raison, la plupart des hommes se contentent d'un boulot, d'un toit, de quelques heures de repos le dimanche et ils s'estiment heureux comme ça ; heureux d'être tranquilles, pas d'être en vie ! Que leurs voisins souffrent, tant que la peine ne pénètre pas chez eux, ils préfèrent ne rien voir ; faire comme si les mauvaises choses n'existaient pas. Ce n'est pas toujours de la lâcheté. Pour certains, vivre demande déjà beaucoup de courage.

- Évite de ramener des amis chez toi pendant quelques jours. On ne sait jamais, a ajouté Charles.

Nous avons continué à biner la terre en silence.

Lui s'occupait des radis, moi des salades.

- Il n'y a pas que ta logeuse qui te tracasse, n'est-ce pas ? a demandé Charles en me tendant un sarcloir.

J'ai attendu un peu pour lui répondre, alors il a enchaîné.

- Une fois, une femme est venue ici. C'est Robert qui m'avait demandé de l'héberger. Elle avait dix ans de plus que moi, elle était malade et venait se reposer. J'ai dit que je n'étais pas médecin, mais j'ai accepté. Il n'y a qu'une chambre là-haut, alors qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? Nous avons partagé le lit ; elle d'un côté, moi de l'autre, l'oreiller au milieu. Elle a passé deux semaines dans ma maison, nous rigolions tout le temps, on se racontait des tas de choses et je m'étais habitué à sa présence. Un jour, elle était guérie, alors elle est repartie. Je n'ai rien demandé, mais j'ai dû me réhabituer à vivre avec le silence. La nuit, quand le vent soufflait, on l'écoutait à deux. Seul, il ne fait plus la même musique.

- Tu ne l'as jamais revue ?

- Elle a frappé à ma porte deux semaines plus tard et m'a dit qu'elle voulait rester avec moi.

- Et alors ?

- J'ai dit que c'était mieux pour nous qu'elle retourne auprès de son mari.

- Pourquoi me racontes-tu ça, Charles ?

- De quelle fille de la brigade es-tu tombé amoureux ?

Je n'ai pas répondu.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Jeannot, je sais combien la solitude nous pèse, mais c'est le prix à payer quand on est dans la clandestinité.

Et comme je restais silencieux, Charles a arrêté de biner.

Nous sommes repartis vers la maison, Charles m'a offert un bouquet de radis pour me remercier de l'avoir aidé.

- Tu sais, Jeannot, cette amie dont je t'ai parlé tout à l'heure, elle m'a donné une chance formidable ; elle m'a laissé l'aimer. Ce n'était que quelques jours, mais avec la tête que j'ai, c'était déjà un beau cadeau. Maintenant, il me suffit de penser à elle pour trouver un peu de bonheur. Tu devrais rentrer, la nuit tombe tôt en ce moment.

Et Charles m'a raccompagné au pas de la porte.

En enfourchant mon vélo, je me suis retourné et je lui ai demandé s'il pensait que j'avais quand même une chance avec Sophie, au cas où je la reverrais un jour, après la guerre, quand nous ne serions plus dans la clandestinité. Charles avait l'air désolé, je l'ai vu hésiter et il m'a répondu, le sourire triste :

- Si Sophie et Robert ne sont plus ensemble à la fin de la guerre, qui sait ? Bonne route, mon vieux, fais attention aux patrouilles à la sortie du village.

Le soir, en m'endormant, je repensais à ma conversation avec Charles. Je me rendais à sa raison, Sophie serait une formidable amie et ce serait mieux comme ça. De toutes les façons, j'aurais détesté me teindre les cheveux.

Nous avions décidé de poursuivre l'action de Boris contre la Milice. Désormais, les chiens de rue dans leurs habits noirs, ceux qui nous espionnaient pour mieux nous arrêter, ceux qui torturaient, ceux qui vendaient la misère humaine au plus offrant seraient combattus sans pitié. Ce soir, nous irions rue Alexandre faire exploser leur tanière.

En attendant, allongé sur son lit, mains sous la tête, Claude regarde le plafond de sa chambre en pensant à ce qui l'attend.

- Ce soir, je ne reviendrai pas, dit-il.

Jacques est entré. Il s'assied à côté de lui, mais Claude ne dit rien ; du doigt, il mesure la mèche qui entre dans la bombe - quinze millimètres seulement -, et mon petit frère murmure :

- Tant pis, j'y vais quand même.

Alors Jacques sourit tristement, il n'a rien ordonné, c'est Claude qui a proposé.

- Tu es sûr ? demande-t-il.

Claude n'est sûr de rien, mais il entend encore la question de mon père au café des Tourneurs...

Pourquoi lui ai-je raconté cela ? Alors il dit « Oui ».

- Ce soir, je ne reviendrai pas, murmure mon petit frère âgé de dix-sept ans à peine.

Quinze millimètres d'amadou, c'est court ; une minute et demie de vie quand il entendra le grésillement de la mèche ; quatre-vingt-dix secondes pour fuir.

- Ce soir, je ne reviendrai pas, ne cesse-t-il de répéter, mais ce soir, les miliciens non plus ne ren-treront pas chez eux. Alors, des tas de gens que nous ne connaissons pas auront gagné quelques mois de vie, quelques mois d'espoir, le temps que d'autres chiens viennent repeupler les terriers de la haine.

Une minute et demie pour nous et quelques mois pour eux, cela valait bien la peine, n'est-ce pas ?

Boris avait commencé notre guerre contre la Page 65


Levy Marc - les enfants de la liberté Milice le jour même où Marcel Langer avait été condamné à mort. Alors, rien que pour lui qui crou-pissait dans une geôle de la prison Saint-Michel, il fallait y aller. C'était aussi pour le sauver qu'on avait descendu le substitut Lespinasse. Notre tactique avait fonctionné : au procès de Boris, les juges s'étaient récusés les uns après les autres, les commis d'office avaient eu tellement peur qu'ils s'étaient contentés de vingt ans de prison. Ce soir, Claude pense à Boris, et à Ernest aussi. C'est lui qui lui donnera du courage. Ernest avait seize ans quand il est mort, te rends-tu compte ? Il paraît que quand les miliciens l'ont arrêté, il s'est mis à pisser sur lui au milieu de la rue ; les salauds l'ont autorisé à ouvrir sa braguette, le temps de se soulager de sa peur, là, devant eux, pour l'humilier ; en vérité, le temps de dégoupiller la grenade qu'il cachait dans son pantalon et d'entraîner ces salopards en enfer. Et Claude revoit les yeux gris d'un gamin disparu au milieu de la rue ; d'un gamin qui n'avait que seize ans.

Nous sommes le 5 novembre, presque un mois est passé depuis qu'on a tué Lespinasse. «Je ne reviendrai pas, dit mon petit frère, mais ce n'est pas grave, d'autres vivront à ma place. »

La nuit s'en est venue, la pluie en cortège.

« C'est le moment », murmure Jacques, et Claude soulève la tête et desserre les bras. Compte les minutes, petit frère, mémorise chaque instant et laisse le courage te gagner ; laisse cette force remplir ton ventre si vide de tout. Tu n'oublieras jamais le regard de maman, sa tendresse quand elle venait t'endormir il y a quelques mois encore. Regarde comme le temps fut long depuis ; alors, même si tu ne reviens pas ce soir, il te reste un peu à vivre.

Remplis ta poitrine de l'odeur de la pluie, laisse faire les gestes tant de fois répétés. Je voudrais être à tes côtés, mais je suis ailleurs, et toi tu es là, Jacques est avec toi.

Claude serre son colis sous le bras, quelques morceaux de bravoure, dont dépassent les mèches d'amadou. Il essaie d'oublier la moiteur sur sa peau, comme la bruine sur la nuit. Il n'est pas seul, même ailleurs, je suis là.

Place Saint-Paul il sent son cœur battre à ses tempes et cherche à caler son rythme sur celui des pas qui le mènent au courage. Il continue sa marche.

Si la chance lui sourit, tout à l'heure il s'enfuira par la rue des Créneaux. Mais il ne faut pas penser maintenant au chemin de retraite... si la chance lui sourit seulement.

Mon petit frère entre dans la rue Alexandre, le courage est au rendez-vous. Le milicien qui garde la tanière se dit que pour avancer d'un pas si décidé, Jacques et toi faites partie de sa meute. La porte cochère se referme sur vous. Tu craques l'allumette, les bouts incandescents grésillent, et le tic-tac de la mort qui rôde cliquette dans vos têtes. Au fond de la cour, une bicyclette est rangée contre une fenêtre ; une bicyclette avec un panier où déposer la première bombe que Charles a fabriquée. Une porte. Tu prends le couloir, le tic-tac continue, combien reste-t-il de secondes ? Deux pas pour chacune d'entre elles, trente pas en tout, ne calcule pas, petit frère, trace ton sillage, le salut est derrière, mais toi, il te faut encore avancer.

Dans le couloir, deux miliciens parlent sans lui prêter attention, Claude entre dans la salle, pose son paquet près d'un radiateur, fait mine de fouiller Page 66


Levy Marc - les enfants de la liberté dans sa poche, comme s'il avait oublié quelque chose. Il hausse les épaules, comment peut-on être si étourdi, le milicien se plaque contre le mur pour le laisser ressortir.

Tic tac, il faut garder la marche régulière, ne rien laisser paraître de la moiteur cachée sous les habits. Tic tac, le voilà dans la cour, Jacques lui montre le vélo et Claude voit la mèche incandescente disparaître sous le papier journal. Tic tac, combien de temps encore ? Jacques a deviné la question et ses lèvres murmurent « Trente secondes, peut-être moins ? » Tic tac, les vigiles les laissent passer, on leur a dit de surveiller ceux qui entrent, pas ceux qui sortent.

La rue est là et Claude grelotte quand la sueur vient se mêler au froid. Il ne sourit pas encore de son audace, comme l'autre jour après les locomotives. Si son calcul est bon, il faut dépasser l'intendance de police avant que l'explosion ne troue la nuit. À cet instant, il fera clair comme en plein jour pour les enfants de la guerre et il sera visible à l'ennemi.

« Maintenant ! » dit Jacques en lui serrant le bras. Et l'étreinte de Jacques se resserre tel un étau à l'instant de la première explosion. Le souffle brûlant des bombes écharne les murs des maisons, les vitres volent en éclats, une femme crie sa peur, les policiers sifflent la leur, courant dans tous les sens. Au carrefour, Jacques et Claude se séparent ; la tête enfoncée dans le col de son veston, mon frère redevient celui qui rentre de l'usine, un parmi les milliers qui reviennent du travail.

Jacques est déjà loin, boulevard Carnot, sa silhouette s'est fondue dans l'invisible, et Claude, sans comprendre pourquoi, l'imagine mort, la peur le reprend. Il pense au jour où l'un des deux dira « Ce soir-là, j'avais un ami », et il s'en veut de penser qu'il serait le survivant.

Rejoins-moi chez la mère Dublanc, petit frère.

Jacques sera demain au terminus du tramway 12 et quand tu le verras, tu seras enfin rassuré. Cette nuit, blotti sous ton drap, la tête enfouie dans l'oreiller, ta mémoire t'offrira en cadeau le parfum de maman, un petit bout d'enfance qu'elle garde encore au fond de toi. Dors, mon petit frère, Jacques est rentré du boulot. Et ni toi ni moi ne savons qu'un soir d'août 1944, dans un train qui nous déportera vers l'Allemagne, nous le verrons, allongé, le dos troué d'une balle.


J'avais invité ma logeuse à l'Opéra, non pour la remercier de sa relative bienveillance, pas même pour avoir un alibi, mais parce que d'après les recommandations de Charles, il était préférable qu'elle ne croise pas mon frère quand il arriverait chez moi en rentrant de mission. Dieu sait dans quel état il serait.

Le rideau se levait et moi, dans cette obscurité, assis au balcon du grand théâtre, je pensais sans cesse à lui. J'avais caché la clé sous le paillasson, il savait où la trouver. Pourtant, si l'inquiétude me ron-geait, et je ne suivais rien du spectacle, je me sentais étrangement bien d'être simplement quelque part.

Ça n'a l'air de rien, mais quand on est fugitif, être à l'abri est une guérison. Savoir que deux heures durant, je n'aurais ni à me cacher, ni à fuir, me plongeait dans une béatitude inouïe. Bien sûr, je pressentais que l'entracte passé, la peur du retour grignoterait cet espace de liberté qui m'était offert ; Page 67


Levy Marc - les enfants de la liberté à peine une heure que le spectacle se jouait, il suf-fisait d'un silence pour me ramener à cette réalité, à la solitude qui était mienne au milieu de cette salle emportée dans le monde merveilleux de la scène. Ce que je ne pouvais imaginer, c'est que l'irruption d'une poignée de gendarmes allemands et de miliciens ferait soudainement basculer ma logeuse du côté de la Résistance. Les portes s'étaient ouvertes avec fracas et les aboiements des Feldgendarmes avaient mis un terme à l'opéra. Et l'opéra, justement, c'était pour la mère Dublanc quelque chose de sacré.

Trois ans de brimades, de privations de liberté, d'as-sassinats sommaires, toute la cruauté et la violence de l'Occupation nazie n'avaient pas réussi à provoquer l'indignation de ma logeuse. Mais interrompre la première de Pelléas et Mélisande, c'en était trop ! Alors, la mère Dublanc avait murmuré

« Quels sauvages ! ».

En repensant à ma conversation de la veille avec Charles, j'ai compris ce soir-là que le moment où une personne prend conscience de sa propre vie res-terait, pour moi, à jamais un mystère.

Du balcon, nous regardions les bouledogues évacuer la salle dans une hâte que seule leur violence dépassait. C'est vrai qu'ils avaient l'air de bouledogues, ces soldats aboyant avec leur plaque qui pendait à une grosse chaîne autour du cou. Et les miliciens vêtus de noir qui les accompagnaient ressemblaient à des chiens de misère, de ceux que l'on croise dans les rues de villes abandonnées, la salive ruisselant aux babines, l'œil torve et l'envie de mordre, par haine plus que par faim. Si Debussy était bafoué, si les miliciens étaient en fureur, c'est que Claude avait réussi son coup.

- Allons-nous-en, avait dit la mère Dublanc drapée dans son manteau vermillon qui lui servait de dignité.

Pour me lever, encore fallait-il que je calme mon cœur qui tambourinait dans ma poitrine, si fort qu'il dérobait mes jambes. Et si Claude s'était fait prendre ? S'il était enfermé dans une cave humide, face à ses tortionnaires ?

- On y va, oui ? avait repris la mère Dublanc, on ne va quand même pas attendre que ces animaux viennent nous déloger.

- Alors ça y est, enfin ? ai-je dit, un sourire au coin des lèvres.

- Ça y est quoi ? a demandé ma logeuse plus en colère que jamais.

- Vous aussi, vous allez vous mettre aux

« études » ? lui ai-je répondu en réussissant enfin à me lever.


17.

La file s'étire devant le magasin d'alimentation.

Chacun attend, ses tickets de rationnement dans la poche, violets pour la margarine, rouges pour le sucre, bruns pour la viande - mais depuis le début de l'année la viande a déserté les étals, on ne la trouve qu'une fois par semaine -, verts pour le thé ou le café, et depuis longtemps le café a été remplacé par de la chicorée ou de l'orge grillée. Trois heures d'attente avant d'arriver au comptoir, pour obtenir juste de quoi vivre, mais les gens ne comptent plus le temps qui passe, ils regardent la porte cochère en face de l'épicerie. Dans la queue, une habituée n'est pas là. « Une dame si brave », disent les uns, « Une femme courageuse », se Page 68


Levy Marc - les enfants de la liberté lamentent d'autres. En ce matin pâle, deux voitures noires sont garées devant l'immeuble où vit la famille Lormond.

- Ils ont emmené son mari tout à l'heure, j'étais déjà là, chuchote une ménagère.

- Ils retiennent Mme Lormond là-haut. Ils veulent attraper la petite, elle était absente à leur arrivée, précise la concierge de l'immeuble qui fait la queue, elle aussi.

La petite dont ils parlent s'appelle Gisèle. Gisèle n'est pas son vrai prénom, son vrai nom n'est pas non plus Lormond. Ici dans le quartier, tout le monde sait qu'ils sont juifs, mais la seule chose importante, c'était que la police et la Gestapo l'ignorent. Ils ont fini par le découvrir.

- C'est affreux ce qu'ils font aux juifs, dit une dame en pleurant.

- Elle était si gentille Mme Lormond, répond une autre en lui tendant son mouchoir.

Là-haut, à l'étage, les miliciens ne sont pourtant que deux, même nombre pour la Gestapo qui les accompagne. En tout, quatre hommes avec des chemises noires, des uniformes, des revolvers et plus de force que cent autres, immobiles dans la file qui s'étire au-devant de l'épicerie. Mais les gens sont terrorisés, ils osent à peine parler, alors agir...

C'est Mme Pilguez, la locataire du cinquième étage, qui a sauvé la petite fille. Elle était à sa fenêtre, quand elle a vu arriver les voitures au bout de la rue. Elle s'est précipitée chez les Lormond pour les prévenir de leur arrestation. La maman de Gisèle l'a suppliée d'emmener son enfant, de la cacher.

La petite n'a que dix ans ! Mme Pilguez a dit oui aussitôt.

Gisèle n'a pas eu le temps d'embrasser sa maman, ni son papa d'ailleurs. Mme Pilguez l'a déjà prise par la main et l'entraîne chez elle.

- J'ai vu partir beaucoup de juifs, aucun n'est revenu pour l'instant ! dit un vieux monsieur alors que la file avance un peu.

- Vous croyez qu'il y aura des sardines aujourd'hui ? demande une femme.

- Je n'en sais rien ; lundi il y avait encore quelques boîtes, répond le vieux monsieur.

- Ils n'ont toujours pas trouvé la petite et c'est tant mieux ! soupire une dame derrière eux.

- Oui, c'est préférable, répond dignement le vieux monsieur.

- Il paraîtrait qu'on les envoie dans des camps et qu'on en tue beaucoup là-bas ; c'est un collègue ouvrier polonais qui l'a dit à mon mari à l'usine.

- Je n'en sais rien du tout, mais vous feriez mieux de ne pas parler de ce genre de choses et votre époux non plus.

- Il va nous manquer, M. Lormond, soupire à nouveau la dame. Quand il y avait un bon mot dans la foule, c'était toujours lui qui le disait.

Aux premières heures du jour, le cou enveloppé dans son écharpe rouge, il venait faire la queue devant l'épicerie. C'est lui qui les réconfortait pendant la longue attente des petits matins glacés. Il n'offrait rien d'autre que de la chaleur humaine mais dans cet hiver-là, c'est ce qui manquait le plus.

Voilà, c'est fini, maintenant M. Lormond ne dira plus jamais rien. Ses mots d'humour qui provo-quaient toujours un rire, un soulagement, ses petites phrases drôles ou tendres qui tournaient en dérision l'humiliation du rationnement, sont partis dans une Page 69


Levy Marc - les enfants de la liberté voiture de la Gestapo il y a deux heures déjà.

La foule se tait, à peine flotte un murmure. Le cortège vient de sortir de l'immeuble. Mme Lormond a la chevelure défaite, les miliciens l'encadrent. Elle marche, tête haute, elle n'a pas peur. On lui a volé son mari, on lui a pris sa fille, on ne lui ôtera ni sa dignité de mère, ni sa dignité de femme.

Tout le monde la regarde, alors elle sourit ; ils n'y sont pour rien les gens dans la file, c'est juste sa façon à elle de leur dire au revoir.

Les hommes de la Milice la poussent vers la voiture. Soudain, dans son dos, elle devine la pré-

sence de son enfant. La petite Gisèle est là-haut, le visage collé à la fenêtre du cinquième étage ; Mme Lormond le sent, elle sait. Elle voudrait se retourner, pour offrir à sa fille un dernier sourire, un geste de tendresse qui lui dirait combien elle l'aime ; un regard, le temps d'une fraction de seconde, mais assez pour qu'elle sache que ni la guerre, ni la folie des hommes ne la déposséderont de l'amour de sa mère.

Mais voilà, en se retournant elle attirerait l'attention sur son enfant. Une main amie a sauvé sa petite fille, elle ne peut pas prendre le risque de la mettre en danger. Le cœur en étau, elle ferme les yeux et avance vers la voiture, sans se retourner.

Au cinquième étage d'un immeuble, à Toulouse, une fillette de dix ans regarde sa maman qui s'en va pour toujours. Elle sait bien qu'elle ne reviendra pas, son père le lui a dit ; les juifs qu'on emmène ne reviennent jamais, c'est pour cela qu'il ne fallait jamais se tromper quand elle donnait son nouveau nom.

Mme Pilguez a posé la main sur son épaule, et de l'autre elle retient le voilage à la fenêtre, pour que d'en bas, on ne les voie pas. Pourtant Gisèle voit sa maman qui monte dans la voiture noire. Elle voudrait lui dire qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours, que de toutes les mamans elle était la meilleure du monde, qu'elle n'en aura pas d'autre.

Parler est interdit, alors elle pense de toutes ses forces que tant d'amour doit forcément pouvoir traverser une vitre. Elle se dit que, dans la rue, sa maman entend les mots qu'elle murmure entre ses lèvres, même si elle les serre si fort.

Mme Pilguez a posé sa joue sur sa tête, et un baiser avec. Elle sent les larmes de Mme Pilguez qui coulent dans sa nuque. Elle, elle ne pleurera pas.

Elle veut juste regarder jusqu'au bout, et elle se jure de ne jamais oublier ce matin de décembre 1943, le matin où sa maman est partie pour toujours.

La portière de la voiture vient de se refermer et le cortège s'en va. La petite fille tend les bras, dans un ultime geste d'amour.

Mme Pilguez s'est agenouillée pour être plus près d'elle.

- Ma petite Gisèle, je suis si désolée.

Elle pleure à chaudes larmes, Mme Pilguez. La petite fille la regarde, elle a le sourire fragile. Elle essuie les joues de Mme Pilguez et lui dit :

- Je m'appelle Sarah.

Dans sa salle à manger, le locataire du qua-trième étage quitte sa fenêtre, de mauvaise humeur.

En chemin, il s'arrête et souffle sur le cadre posé sur la commode. Une fâcheuse poussière s'était posée sur la photo du maréchal Pétain. Désormais, les voisins du dessous ne feront plus de bruit, il n'aura plus à entendre les gammes du piano. Et, ce faisant, Page 70


Levy Marc - les enfants de la liberté il pense aussi qu'il faudra continuer sa surveillance et trouver maintenant qui a bien pu cacher la sale petite youpine.


18.

Bientôt huit mois passés dans la brigade et nous étions à l'action presque chaque jour. Au seul cours de la semaine écoulée, j'en accomplissais quatre.

J'avais perdu dix kilos depuis le début de l'année, et mon moral souffrait tout autant que mon corps de faim et d'épuisement. À la fin de la journée, j'étais passé chercher mon petit frère chez lui et, sans rien annoncer, je l'emmenai partager un vrai repas dans un restaurant de la ville. Claude avait les yeux écarquillés en lisant le menu. Pot-au-feu de viande, légumes et tarte aux pommes ; les prix pratiqués à la Reine Pédauque étaient hors de portée et j'y sacrifiai tout l'argent qui me restait, mais je m'étais mis en tête que j'allais mourir avant la fin de l'année et nous étions déjà début décembre !

En entrant dans l'établissement qui n'était accessible qu'aux bourses des miliciens et des Allemands, Claude a cru que je l'emmenais faire un coup. Quand il a compris que nous étions là pour nous régaler, j'ai vu revivre sur son visage les expressions de son enfance. J'ai vu renaître le sourire qui le gagnait quand maman jouait à cache-cache dans l'appartement où nous vivions, la joie dans ses yeux quand elle passait devant l'armoire, feignant de ne pas avoir vu qu'il s'y trouvait.

- Qu'est-ce que nous fêtons ? a-t-il chuchoté.

- Ce que tu veux ! L'hiver, nous, d'être en vie, je ne sais pas.

- Et comment comptes-tu payer l'addition ?

- Ne t'inquiète pas pour ça et savoure.

Claude dévorait des yeux les morceaux de pain croustillants dans la corbeille, avec l'appétit d'un pirate qui aurait trouvé des pièces d'or dans une cas-sette. À la fin du repas, le moral regonflé d'avoir vu mon frère aussi heureux, j'ai demandé la note pendant qu'il se rendait aux lavabos.

Je l'ai vu revenir la mine goguenarde. Il n'a pas voulu se rasseoir, il fallait que nous partions tout de suite, m'a-t-il dit. Je n'avais pas vidé ma tasse de café, mais mon frère insistait pour que nous nous pressions. Il avait dû sentir un danger que j'ignorais encore. J'ai payé, enfilé mon manteau et nous sommes sortis tous les deux. Dans la rue, il s'ac-crochait à mon bras et me tirait en avant, me forçant à accélérer le pas.

- Dépêche-toi, je te dis !

J'ai jeté un bref coup d'oeil par-dessus mon épaule, supposant que quelqu'un nous suivait, mais la rue était déserte et je voyais bien que mon frère luttait difficilement contre le fou rire qui le gagnait.

- Mais qu'est-ce qu'il y a, bon sang ? Tu me fais peur à la fin !

- Viens ! a-t-il insisté. Là-bas, dans la petite ruelle, je t'expliquerai.

Il m'a conduit jusqu'au bout d'une impasse et, ménageant son effet, il a ouvert son pardessus. Au vestiaire de la Reine Pédauque, il avait piqué le cein-turon d'un officier allemand et le pistolet Mauser suspendu dans son étui.

Nous avons marché tous les deux dans la ville, plus complices que jamais. La soirée était belle, la nourriture nous avait redonné quelques forces et presque autant d'espoir. Au moment de se quitter, Page 71


Levy Marc - les enfants de la liberté je lui ai proposé que l'on se revoie dès le lendemain.

- Je ne peux pas, je pars en action, a murmuré Claude. Oh, et puis merde pour les consignes, tu es mon frère. Si, à toi, je ne peux pas raconter ce que je fais, alors à quoi bon tout ça ?

Je n'ai rien dit, je ne voulais ni le forcer à parler, ni l'empêcher de se confier à moi.

- Demain, je dois aller piquer la recette de la poste. Jan doit penser que je suis vraiment fait pour les larcins en tout genre ! Si tu savais ce que cela m'agace !

Je comprenais son désarroi, mais nous avions cruellement besoin d'argent. Ceux d'entre nous qui étaient « étudiants » devaient bien se nourrir un peu si l'on voulait qu'ils puissent continuer le combat.

- C'est très risqué ?

- Même pas ! C'est peut-être encore ça le plus vexant, a maugréé Claude.

Et il m'a expliqué le plan de sa mission.

Chaque matin, une préposée de la poste arrivait seule au bureau de la rue Balzac. Elle transportait une besace contenant assez d'espèces pour que nous puissions tous tenir quelques mois de plus. Claude devait l'assommer pour lui prendre la sacoche.

Emile serait en couverture.

- J'ai refusé la matraque ! dit Claude presque en colère.

- Et comment comptes-tu t'y prendre ?

- Je ne frapperai jamais une femme ! Je vais lui faire peur, au pire la bousculer un peu ; je lui arrache sa besace et voilà tout.

Je ne savais trop quoi dire. Jan aurait du comprendre que Claude ne cognerait pas sur une femme. Mais j'avais peur que les choses ne se passent pas comme Claude l'espérait.

- Je dois convoyer l'argent jusqu'à Albi. Je ne reviendrai que dans deux jours.

Je l'ai pris dans mes bras, et avant de partir je lui ai fait promettre d'être prudent. Nous nous sommes adressés un dernier au revoir de la main. J'avais moi aussi une mission à accomplir le surlendemain et je devais me rendre chez Charles chercher des munitions.

Comme prévu, à sept heures du matin, Claude s'est accroupi derrière un buisson dans le petit jardin qui borde le bureau de la poste. Comme prévu, à huit heures dix, il a entendu la camionnette déposer l'employée et les graviers de l'allée crisser sous ses pas. Comme prévu, Claude s'est levé d'un bond, le poing menaçant. Comme ce n'était pas du tout prévu, la préposée pesait cent kilos, et elle portait des lunettes !

Le reste s'est déroulé très vite. Claude a tenté de la bousculer en se ruant sur elle ; s'il avait foncé sur un mur, l'effet aurait été le même ! Il s'est retrouvé par terre, un peu sonné. Il n'avait plus d'autre solution que de revenir au plan de Jan et d'assommer la préposée. Mais en regardant ses lunettes, Claude pense à ma terrible myopie ; l'idée d'envoyer des éclats de verre dans les yeux de sa victime le fait définitivement renoncer.

« Au voleur ! » hurle la préposée. Claude réunit toutes ses forces et tente d'arracher la sacoche qu'elle serre contre sa poitrine aux proportions démesurées. Est-ce la faute d'un émoi passager ?

D'un rapport de forces inégales ? La lutte au corps s'engage et Claude se retrouve à terre, avec cent kilos de féminité sur le thorax. Il se débat comme il peut, Page 72


Levy Marc - les enfants de la liberté se libère, agrippe la besace et, sous le regard atterré d'Emile, enfourche son vélo. Il s'enfuit sans que personne ne le suive. Emile s'en assure et part dans la direction opposée. Quelques passants s'attroupent, la postière est relevée, on la calme.

Un policier à moto débouche d'une rue trans-versale et comprend tout ; il repère Claude au loin, met les gaz et le prend aussitôt en chasse. Quelques secondes plus tard, mon petit frère ressent la morsure foudroyante de la matraque qui le projette à terre. Le policier descend de sa machine et se pré-

cipite sur lui. Des coups de pied d'une violence inouïe fusent et le frappent. Revolver sur la tempe, Claude est déjà menotté, il s'en moque, il a perdu connaissance.

Quand il revient à lui, il est attaché à une chaise, mains liées dans le dos. Son éveil ne dure pas longtemps, la première raclée du commissaire qui l'interroge le fait valdinguer. Son crâne heurte le sol et c'est à nouveau l'obscurité. Combien de temps s'est écoulé quand il rouvre les yeux ? Son regard est voilé de rouge. Ses paupières boursouflées sont collées par le sang, sa bouche craque et se déforme sous les coups. Claude ne dit rien, pas un râle, pas même un murmure. Seuls quelques évanouissements le sous-traient aux brutalités, et dès qu'il relève la tête, les bâtons des inspecteurs s'acharnent.

- Toi, tu es un petit juif, hein ? demande le commissaire Fourna. Et le pognon, c'était pour qui ?

Claude invente une histoire, une histoire où il n'y a pas d'enfants qui se battent pour la liberté, une histoire sans copains, sans personne à balancer.

Cette histoire-là ne tient pas debout ; Fourna hurle :

- Elle est où ta piaule ?

Il faut tenir deux jours avant de répondre à cette question. C'est la consigne, le temps nécessaire aux autres pour aller faire le « ménage ». Fourna frappe encore, l'ampoule qui pend au plafond oscille et entraîne mon petit frère dans sa valse. Il vomit et sa tête retombe.

- Quel jour sommes-nous ? demande Claude.

- Tu es là depuis deux jours, répond le gardien.

Ils t'ont bien arrangé, si tu voyais ta tête.

Claude avance la main vers son visage, mais à peine l'effleure-t-il que la douleur le submerge. Le gardien murmure «J'aime pas ça». Il lui laisse sa gamelle et referme la porte sur lui.

Deux jours ont donc passé. Claude peut enfin lâcher son adresse.

Emile avait assuré qu'il avait vu Claude s'enfuir.

Tous ont pensé qu'il a dû s'attarder à Albi. Après une deuxième nuit dans l'attente, il est trop tard pour aller nettoyer sa chambre, Fourna et ses hommes l'ont déjà investie.

Les policiers assoiffés sentent l'odeur du résistant. Mais dans la chambre misérable il n'y a pas grand-chose à trouver, presque rien à détruire. Le matelas est éventré, rien ! On déchire l'oreiller, encore rien ! On fracture le tiroir de la commode, toujours rien ! Ne reste que le poêle dans l'angle de la pièce. Fourna repousse la grille en fonte.

- Venez voir ce que j'ai trouvé ! hurle-t-il, fou de joie.

Il tient une grenade. Elle était cachée dans le foyer éteint.

Il se penche, passe presque la tête ; l'un après l'autre, il sort du poêle les morceaux d'une lettre que mon frère m'avait écrite. Je ne l'ai jamais reçue.

Page 73


Levy Marc - les enfants de la liberté Par mesure de sécurité, il avait préféré la déchirer.

Ne manquait que de quoi acheter un peu de charbon pour la brûler.

Quand j'ai quitté Charles, il était de bonne humeur comme toujours. À cette heure, je ne sais pas que mon petit frère a été arrêté, j'espère qu'il se planque à Albi. Charles et moi avons un peu conversé dans le potager, mais nous sommes rentrés à cause du froid glacial. Avant de partir, il m'a remis les armes pour la mission que je dois accomplir demain.

J'ai deux grenades dans mes poches, un revolver à la ceinture du pantalon. Pas facile de pédaler sur la route de Loubers avec cet attirail.

La nuit est tombée, ma rue est déserte. Je range mon vélo dans le corridor et cherche la clé de ma chambre. Je suis fourbu par la route que je viens de faire. Ça y est, je sens la clé au fond de ma poche.

Dans dix minutes je serai sous les draps. La lumière du couloir s'éteint. Ce n'est pas grave, je sais retrouver l'emplacement de la serrure dans le noir.

Un bruit dans mon dos. Je n'ai pas le temps de me retourner ; je suis plaqué au sol. En quelques secondes, j'ai les bras tordus, les mains menottées et la figure en sang. À l'intérieur de ma chambre, six policiers m'attendaient. Il y en avait autant dans le jardin, sans compter ceux qui ont bouclé la rue. J'entends hurler la mère Dublanc. Les pneus des voitures crissent, la police est partout.

C'est vraiment idiot, sur la lettre que m'avait écrite mon petit frère figurait mon adresse. Il lui aura juste manqué quelques morceaux de charbon pour la brûler. La vie ne tient qu'à ça.

*

Au petit matin, Jacques ne me voit pas au rendez-vous de la mission. Quelque chose a dû m'arriver en chemin, un contrôle aura mal tourné. Il enfourche son vélo et se précipite chez moi pour

« nettoyer » ma chambre, c'est la règle.

Les deux policiers qui étaient en planque l'ont arrêté.

J'ai subi le même traitement que mon frère. Le commissaire Fourna avait la réputation d'être féroce, elle n'était pas surfaite. Dix-huit jours d'interrogatoires, de coups de poing, de matraquages ; dix-huit nuits où se succèdent brûlures de cigarettes et séances de tortures variées. Quand il est de bonne humeur, le commissaire Fourna m'oblige à me tenir à genoux, bras tendus, un annuaire dans chaque main. Dès que je fléchis, son pied vole sur moi, parfois entre mes omoplates, parfois dans le ventre, parfois sur ma figure. Quand il est de mauvaise humeur, il vise l'entrejambe. Je n'ai pas parlé. Nous sommes deux dans les cellules du commissariat de la rue du Rempart-Saint-Étienne. Parfois, la nuit, j'entends gémir Jacques. Lui non plus n'a rien dit.

23 décembre, vingt jours maintenant, nous n'avons toujours pas parlé. Fou de rage, le commissaire Fourna signe enfin notre mandat de dépôt. Au terme d'une ultime journée de tabassage en règle, Jacques et moi sommes transférés.

Dans le fourgon qui nous conduit vers la prison Saint-Michel, je ne sais pas encore que dans quelques jours, les cours martiales seront mises en place, j'ignore qu'on exécutera dans la cour aussitôt les jugements prononcés puisque c'est le sort promis à tous les résistants qui seront arrêtés.

Il est bien loin le ciel d'Angleterre, sous mon Page 74


Levy Marc - les enfants de la liberté crâne meurtri, je n'entends plus le ronronnement du moteur de mon Spitfire.

Dans ce fourgon qui nous conduit vers la fin du voyage, je repense à mes rêves de gamin. C'était il y a huit mois à peine.

Et un 23 décembre, en 1943, le gardien de la prison Saint-Michel refermait dans mon dos la porte de notre cellule. Difficile de voir quelque chose dans cette semi-clarté. La lumière filtrait à peine sous nos paupières tuméfiées. Elles étaient si gonflées que nous pouvions à peine les entrouvrir.

Mais dans l'ombre de ma cellule à la prison Saint-Michel, je m'en souviens encore, j'ai reconnu une voix fragile, une voix qui m'était familière.

- Joyeux Noël.

- Joyeux Noël, petit frère.


19.

Impossible de s'accoutumer aux barreaux de la prison, impossible de ne pas sursauter au bruit des portes qui se ferment sur les cellules, impossible d'endurer les tours de garde des matons. Tout cela est impossible, quand on est épris de liberté.

Comment trouver un sens à notre présence entre ces murs ? Nous avons été arrêtés par des policiers français, nous comparaîtrons bientôt devant une cour martiale, et ceux qui nous fusilleront dans la cour, juste après, seront français eux aussi. S'il y a un sens à tout cela, alors je n'arrive pas à le trouver du fond de ma geôle.

Ceux qui sont là depuis plusieurs semaines me disent qu'on s'habitue, qu'une nouvelle vie s'organise au fil du temps qui passe. Moi, je pense au temps perdu, je le compte. Je ne connaîtrai jamais mes vingt ans, mes dix-huit ont disparu, sans que jamais je ne les vive. Bien sûr, il y a la gamelle du soir, dit Claude. La nourriture est infecte, une soupe aux choux, parfois quelques haricots déjà bouffés par les charançons, pas de quoi nous redonner la moindre force, nous crevons de faim. Nous ne sommes pas que quelques compagnons de la MOI(1) ou des FTP(2) à partager l'espace de la cellule. Il faut aussi cohabiter avec les puces, les punaises et la gale qui nous rongent.

La nuit, Claude reste collé à moi. Les murs de la prison sont luisants de glace. Dans cette froideur, nous nous serrons l'un contre l'autre pour gagner un peu de chaleur.

Jacques n'est déjà plus le même. Dès son réveil, il fait les cent pas, silencieux. Lui aussi compte ces heures perdues, foutues à jamais. Peut-être pense-t-il aussi à une femme, au-dehors. Le manque de l'autre est un abîme ; parfois, la nuit, sa main se lève et tente de retenir l'impossible, la caresse qui n'est plus, la mémoire d'une peau dont la saveur a disparu, un regard où la complicité vivait en paix.

Il arrive qu'un gardien bienveillant nous glisse un feuillet clandestin imprimé par les copains francs-tireurs partisans. Jacques nous le lit. Cela compense pour lui ce sentiment de frustration qui ne le quitte pas. Son impuissance à agir le ronge un peu plus chaque jour. Je suppose que l'absence d'Osna aussi.

C'est en le regardant muré dans son désespoir, ici même, au milieu de cet univers sordide, que j'ai 1. MOI (Main-d'œuvre immigrée).

2. FTP (Francs-tireurs et partisans).

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Levy Marc - les enfants de la liberté pourtant vu l'une des plus justes beautés de notre monde : un homme peut se résoudre à l'idée de perdre sa vie, mais pas à l'absence de ceux qu'il aime.

Jacques s'est tu un instant, il reprend sa lecture et nous donne des nouvelles des amis. Quand nous apprenons qu'une paire d'ailes d'avion a été sabotée, qu'un pylône gît couché, arraché par la bombe d'un copain, quand un milicien s'écroule dans la rue, quand dix wagons sont mis hors d'usage, l'usage étant de déporter des innocents, c'est un peu de leur victoire que nous partageons.

Ici, nous sommes au fond du monde, dans un espace obscur et exigu ; un territoire où seule la maladie règne en maître. Mais au milieu de ce terrier infâme, au plus noir de l'abîme, réside encore une infime parcelle de lumière, elle est comme un murmure. Les Espagnols qui occupent les cellules voisines l'appellent parfois le soir en la chantant, ils l'ont baptisée Esperanza.


20.

Le jour de l'an, il n'y avait eu aucune célé-

bration, nous n'avions rien à fêter. C'est ici, au milieu de nulle part, que j'ai rencontré Chahine.

Janvier avançait, déjà, quelques-uns d'entre nous étaient amenés devant leurs juges et pendant qu'un semblant de procès se déroulait, une camionnette venait déposer leurs cercueils dans la cour. Ensuite il y avait le bruit des fusils, la clameur des prisonniers, et le silence retombait sur leur mort et la nôtre à venir.

Je n'ai jamais connu le véritable prénom de Chahine, il n'avait plus la force de le prononcer. Je l'ai surnommé ainsi parce que les délires des fièvres qui agitaient ses nuits le faisaient parfois parler. Il appelait alors à lui un oiseau blanc qui viendrait le libérer. En arabe, Chahine est le nom que l'on donne au faucon pèlerin à robe blanche. Je l'ai cherché après la guerre, dans la mémoire de ces moments.

Enfermé depuis des mois, Chahine mourait un peu plus chaque jour. Son corps souffrait de multiples carences et son estomac devenu trop petit ne tolérait même plus la soupe.

Un matin, alors que je m'épouillais, ses yeux ont croisé les miens, son regard m'appelait en silence. Je suis venu vers lui, et il lui fallut réunir bien des forces pour me sourire ; à peine, mais c'était un sourire quand même. Son regard s'est détourné vers ses jambes. La gale y faisait des ravages. J'ai compris sa supplique. La mort ne tarderait pas à l'enlever d'ici, mais Chahine voulait la rejoindre dignement, aussi propre qu'il soit encore possible. J'ai déplacé ma couche vers la sienne, et la nuit revenue, je lui ôtais ses puces, arrachais dans les pliures de sa chemise les poux qui s'y logeaient.

Parfois, Chahine m'adressait un de ses sourires fragiles qui lui demandaient tant d'efforts, mais qui disaient merci à sa façon. C'est moi qui voulais tant le remercier.

Quand la gamelle du soir était distribuée, il me faisait signe de donner la sienne à Claude.

- À quoi bon nourrir ce corps, puisqu'il est déjà mort, murmurait-il. Sauve ton frère, il est jeune, il a encore à vivre.

Chahine attendait que le jour s'en aille pour échanger quelques mots. Il lui fallait probablement Page 76


Levy Marc - les enfants de la liberté que les silences de la nuit l'entourent pour retrouver un peu de force. Ensemble dans ces silences, nous partagions un peu d'humanité.

Le père Joseph, l'aumônier de la prison, sacri-fiait ses tickets de rationnement pour lui venir en aide. Chaque semaine, il lui apportait un petit colis de biscuits. Pour nourrir Chahine, je les émiettais et le forçais à manger. Il lui fallait plus d'une heure pour grignoter un biscuit, parfois le double. Épuisé, il me suppliait de donner le reste aux copains, pour que le sacrifice du père Joseph serve à quelque chose.

Tu vois, c'est l'histoire d'un curé qui se prive de manger pour sauver un Arabe, d'un Arabe qui sauve un Juif en lui donnant encore raison de croire, d'un Juif qui tient l'Arabe au creux de ses bras, tandis qu'il va mourir, en attendant son tour ; tu vois, c'est l'histoire du monde des hommes avec ses moments de merveilles insoupçonnées.

La nuit du 20 janvier était glaciale, le froid venait jusqu'à nos os. Chahine grelottait, je le serrais contre moi, les tremblements l'épuisaient. Cette nuit-là, il a refusé la nourriture que je portais à ses lèvres.

- Aide-moi, je veux juste retrouver ma liberté, m'a-t-il dit soudain.

Je lui ai demandé comment donner ce qu'on n'a pas. Chahine a souri et répondu :

- En l'imaginant.

Ce furent ses derniers mots. J'ai tenu ma promesse et lavé son corps jusqu'à l'aube ; puis je l'ai enveloppé dans ses vêtements, juste avant le lever du jour. Ceux qui parmi nous avaient la foi ont prié pour lui ; et qu'importaient les mots de leurs prières puisqu'elles venaient du cœur. Moi qui n'avais jamais cru en Dieu, l'espace d'un instant j'ai aussi prié, pour que le vœu de Chahine soit exaucé, pour qu'il soit libre ailleurs.


21.

Derniers jours de janvier, le rythme des exécutions dans la cour diminue, laissant espérer à certains d'entre nous que le pays sera libéré avant que vienne leur tour. Lorsque les gardiens les emmènent, ils espèrent que leur jugement sera reporté, pour qu'on leur laisse un peu de temps encore, mais cela ne se produit jamais et ils sont fusillés.

Si nous sommes cloîtrés entre ces murs sombres, impuissants à agir, nous apprenons qu'à l'extérieur, les actions de nos copains se multiplient. La Résistance tisse sa toile, elle se déploie. La brigade a maintenant des détachements organisés dans toute la région, d'ailleurs c'est partout en France que le combat pour la liberté prend forme. Charles a dit un jour que nous avions inventé la guerre des rues, c'était exagéré, nous n'étions pas les seuls, mais dans la région, nous avions montré l'exemple. Les autres nous suivaient et chaque jour la tâche de l'ennemi se voyait contrariée, paralysée par le nombre de nos actions. Plus un convoi allemand ne circulait sans le risque qu'un wagon, un chargement ne soit saboté, plus une usine française ne produisait pour l'armée ennemie sans que sautent les transformateurs qui l'alimentaient en courant, sans que ses installations soient détruites. Et plus les copains agissaient, plus la population reprenait courage, et plus les rangs de la Résistance gonflaient.

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Levy Marc - les enfants de la liberté À l'heure de la promenade, les Espagnols nous font savoir qu'un coup d'éclat de la brigade a été réalisé hier. Jacques essaie d'en apprendre plus auprès d'un détenu politique espagnol. Il s'appelle Boldados, les matons le craignent un peu. C'est un Castillan qui, comme tous les siens, porte en lui la fierté de sa terre. Cette terre-là, il l'a défendue dans les combats de la guerre d'Espagne, il l'a aimée tout au long de son exode en traversant les Pyrénées à pied. Et dans les camps de l'Ouest où on l'avait enfermé, il n'a jamais cessé de la chanter. Boldados fait signe à Jacques de s'approcher du grillage qui sépare la cour des Espagnols de celle des Français. Et quand Jacques est près de lui, il lui raconte ce qu'il a appris de la bouche d'un gardien sympathisant.

- C'est un des vôtres qui a fait le coup. La semaine dernière, il est monté un peu tard dans le dernier tramway, sans même se rendre compte qu'il était réservé aux Allemands. Il faut croire qu'il avait la tête ailleurs, ton copain, pour faire un truc pareil.

Un officier l'a fait redescendre aussitôt d'un coup de pied dans le cul. Ton copain n'a pas aimé ça du tout.

Je le comprends, le coup de pied dans le cul, c'est une humiliation et c'est pas bon. Alors il a mené une sorte d'enquête et il a vite compris que ce tramway ramenait chaque soir les officiers qui sortaient du cinéma des Variétés. Un peu comme si le dernier service était réservé à ces hijos de putas. Avec trois types de chez vous, ils sont revenus quelques jours après, c'est-à-dire hier soir, à l'endroit même où ton copain s'était fait botter le cul, et ils ont attendu.

Jacques ne disait rien, il buvait les paroles de Boldados. En fermant les yeux, c'est comme s'il était à l'action, comme s'il pouvait entendre la voix d'Emile, deviner le sourire malicieux qui se dessine sur ses lèvres quand il flaire le bon coup. L'histoire ainsi contée peut sembler simple. Quelques grenades balancées à la va-vite sur un tramway, des officiers nazis qui n'officieront plus, des gamins de rue aux gueules de héros. Mais rien de tout cela, l'histoire ne se raconte pas ainsi.

Ils sont en planque, à peine cachés dans l'ombre de quelques porches glauques, la trouille au ventre, le corps qui grelotte parce que la nuit est glaciale, si froide que le pavé givré de la rue déserte luit sous la clarté de lune. Les gouttes d'une vieille pluie qui fuient d'une gouttière crevée s'abîment dans le silence. Pas une âme à l'horizon. Des nuages de buée se forment à leurs bouches dès qu'ils expirent. De temps en temps, il faut se frictionner les mains, pour préserver l'agilité des doigts. Mais comment faire pour lutter contre les tremblements quand la peur se mêle au froid ? Il suffit qu'un détail les trahisse, et tout finira là. Emile se souvient de son ami Ernest, allongé sur le dos, la poitrine hachée, le torse rougi du sang qui coule de sa gorge, de sa bouche, les jambes retournées, les bras ballants et la nuque pen-dante. Dieu qu'on est souple quand on vient d'être fusillé.

Non, crois-moi, rien dans cette histoire ne se passe comme on l'imagine. Que la peur habite chacun de vos jours, chacune de vos nuits, continuer de vivre, continuer d'agir, de croire que le printemps reviendra, cela demande beaucoup de cran. Mourir pour la liberté d'autrui est difficile quand on n'a que seize ans.

Au loin, le tintamarre du tramway trahit son approche. Son phare trace un trait dans la nuit.

Page 78


Levy Marc - les enfants de la liberté André est à l'action, aux côtés d'Emile et de François. C'est parce qu'ils sont ensemble qu'ils peuvent agir. L'un sans les autres et tout serait différent. Leurs mains glissent dans les poches des manteaux ; ils ont dégoupillé les grenades, serrant bien les cuillers. Il suffirait d'une maladresse pour que tout finisse là. La police ramasserait les morceaux d'Emile, épars sur la chaussée. La mort est dégueulasse, ce n'est un secret pour personne.

Le tram avance, les silhouettes des soldats se reflètent dans les vitrines éclairées par les lumières de la rame. Il faut résister encore, garder patience, contrôler les battements de cœur qui font sourdre le sang jusqu'aux tempes. « Maintenant », murmure Emile. Les goupilles glissent vers le pavé. Les grenades fracassent les carreaux qui se brisent, et roulent sur le plancher du tramway.

Les nazis ont perdu toute arrogance, ils tentent de fuir l'enfer. Emile fait signe à François de l'autre côté de la rue. Les mitraillettes s'arment et tirent, les grenades explosent.

Les mots que prononce Boldados sont si précis que Jacques croit presque frôler le carnage. Il ne dit rien, son mutisme se mêle au silence revenu hier soir dans la rue désolée. Et dans ce silence-là, il entend les râles de souffrance.

Boldados le regarde. Jacques le remercie d'un signe de tête ; les deux hommes se séparent, chacun s'éloigne dans sa cour.

« Un jour le printemps reviendra », chuchote-t-il en nous rejoignant.


22.

Janvier s'est éteint. Parfois, dans ma cellule, je repense à Chahine. Claude a perdu beaucoup de forces. De temps en temps, un copain rapporte une pastille de soufre de l'infirmerie. Il ne l'utilise pas pour calmer la brûlure de sa gorge, mais pour gratter une allumette. Alors, les copains se resserrent autour d'une cigarette refilée par un gardien, nous la grillons ensemble. Mais aujourd'hui, le cœur n'y est pas.

François et André étaient partis donner un coup de main au maquis qui vient de se constituer dans le Lot-et-Garonne. À leur retour de mission, un détachement de gendarmes les attendait pour les cueillir. Vingt-cinq képis contre deux casquettes de gavroches, le combat était inégal. Ils ont revendiqué leur appartenance à la Résistance ; parce que depuis que les rumeurs d'une probable défaite allemande circulent, les forces de l'ordre sont parfois moins assurées, certains pensent déjà à l'avenir et se posent des questions. Mais ceux qui attendaient nos copains n'ont pas encore changé d'avis, ni changé de camp, ils les ont emmenés sans ménagement.

En entrant dans la gendarmerie, André n'a pas eu peur. Il a dégoupillé sa grenade et l'a jetée à terre. Sans même tenter de fuir, alors que tout le monde se planquait, il est resté seul, debout, immobile à la regarder rouler sur le sol. Elle a fini sa course entre deux lattes du plancher, mais elle n'a pas sauté. Les gendarmes se sont rués sur lui et lui ont fait passer le goût de la bravoure.

La gueule en sang, le corps tuméfié, il a été incarcéré ce matin. Il est à l'infirmerie. Ils lui ont brisé les côtes et la mâchoire, fendu le front, rien que de l'ordinaire.

*

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Levy Marc - les enfants de la liberté À la prison Saint-Michel, le chef des matons s'appelle Touchin. C'est lui qui ouvre nos cellules pour la promenade de l'après-midi. Vers cinq heures, il agite son trousseau, et commence alors la cacophonie des verrous qui cliquettent. Nous devons attendre son signal pour sortir. Mais quand retentit le sifflet du chef Touchin, nous comptons tous quelques secondes avant de franchir le seuil de nos geôles, juste pour l'emmerder. Ensemble, les portes s'ouvrent sur la passerelle où les prisonniers s'alignent contre le mur. Le gardien-chef, escorté de deux collègues, se tient bien droit dans son uniforme. Quand tout lui semble en ordre, bâton à la main, il remonte la file des prisonniers.

Chacun doit le saluer à sa façon ; un mouvement de tête, un sourcil qui se lève, un soupir, qu'importe, le gardien-chef veut que l'on reconnaisse son autorité. Quand la revue est terminée, la file avance en rangs serrés.

Après notre retour de promenade, nos copains espagnols ont droit au même cérémonial. Ils sont cinquante-sept à occuper la partie d'étage qui leur est réservée.

On passe devant Touchin et on le salue à nouveau. Mais les copains espagnols devront aussi se déshabiller sur la passerelle et laisser leurs vêtements sur la rambarde. Chacun doit rentrer dans la cellule dortoir nu comme un ver. Touchin dit que c'est pour des raisons de sécurité que le règlement force les prisonniers à se dévêtir pour la nuit. Le caleçon y passe aussi. « On a rarement vu un homme tenter de s'évader les balloches à l'air, justifie Touchin. Sûr que dans la ville, il se ferait vite repérer. »

Ici, nous savons bien que là n'est pas la raison de ce règlement cruel ; ceux qui l'ont instauré mesurent l'humiliation qu'ils font subir aux prisonniers.

Touchin aussi sait tout cela, mais il s'en moque, son plaisir de la journée reste à venir, quand les Espagnols passeront devant lui et le salueront ; cinquante-sept saluts, puisqu'ils sont cinquante-sept, cinquante-sept frissons de plaisir pour le chef maton Touchin.

Alors les Espagnols passent devant lui et le saluent, puisque le règlement les oblige à le faire.

Avec eux, Touchin est toujours un peu déçu. Il y a chez ces gars-là quelque chose qu'il ne pourra jamais dompter.

La colonne avance, c'est le copain Rubio qui l'entraîne. Normalement Boldados devrait être à sa tête, mais je te l'ai dit, Boldados est castillan et avec son fier caractère, il pourrait bien balancer son poing dans la figure d'un maton, ou même balancer le maton par-dessus la balustrade en le traitant de hijo de puta ; alors c'est Rubio qui ouvre la marche, c'est plus sûr ainsi, surtout ce soir.

Rubio, je le connais mieux que les autres, nous avons tous deux quelque chose en commun, une particularité qui nous rend presque indissociables.

Rubio est roux, il a la peau tachetée et les yeux clairs, mais la nature a été plus généreuse avec lui qu'avec moi. Il a une vue parfaite, je suis myope au point que sans mes lunettes, je suis aveugle. Rubio a un humour sans pareil, il suffit qu'il ouvre la bouche pour que tout le monde se marre. Ici, entre les murs sombres, c'est un don précieux, parce que l'envie de rire est plutôt rare sous la verrière grise de crasse qui surplombe les passerelles.

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Levy Marc - les enfants de la liberté Ça devait marcher fort pour Rubio avec les filles, quand il était dehors. Il faudra que je lui demande de me confier quelques trucs, juste au cas où un jour je reverrais Sophie.

Avance la colonne d'Espagnols, que Touchin compte un par un. Rubio marche, le visage impertur-bable, il s'arrête, fait quelques génuflexions devant le chef maton qui voit là, ravi, comme une révérence, alors que Rubio se fout ouvertement de sa gueule.

Derrière Rubio, il y a le vieux professeur qui voulait enseigner en catalan, le paysan qui a appris à lire dans sa cellule et récite maintenant des vers de Garcia Lorca, l'ancien maire d'un village des Asturies, un ingénieur qui savait trouver l'eau même quand elle se cachait au fond de la montagne, un mineur épris de la Révolution française et qui chante parfois les paroles de Rouget de Lisle sans que l'on sache s'il les comprend vraiment.

Les prisonniers s'arrêtent devant la cellule dortoir et, un à un, commencent à se déshabiller.

Les vêtements qu'ils ôtent sont ceux avec lesquels ils combattaient pendant la guerre d'Espagne.

Leurs pantalons de toile ne tiennent que par des cor-delettes usées, les espadrilles qu'ils ont cousues dans les camps de l'Ouest n'ont presque plus de semelles, les chemises sont déchirées, mais même vêtus de leurs guenilles, ils ont une fière allure les camarades espagnols. La Castille est belle et ses enfants aussi.

Touchin se frotte le ventre, il éructe, passe la main sous son nez, et essuie sa morve au revers de sa veste.

Ce soir, il remarque que les Espagnols prennent leurs aises, ils sont plus minutieux qu'à l'accoutumée. Les voilà qui plient leurs pantalons, ôtent leurs chemises et les rangent sur la rambarde ; tous ensemble, ils se baissent et alignent leurs espadrilles sur la dalle. Touchin agite le bâton, comme si son geste pouvait scander le temps.

Cinquante-sept corps maigres et opalins se tournent maintenant vers lui. Touchin regarde, aus-culte, un détail ne va pas, mais quel est-il ? Le maton se gratte la tête, soulève son képi, se penche en arrière comme si la posture allait lui donner un peu de recul. Il en est certain, quelque chose cloche, mais quoi ? Un bref regard à gauche vers son collègue qui hausse les épaules, un à droite vers l'autre qui fait de même, et Touchin découvre l'inadmis-sible : « Mais qu'est-ce donc que ces caleçons que l'on porte encore, alors qu'on devrait être les couilles à l'air ?! » Sûr qu'il n'est pas chef pour rien Touchin, ses deux acolytes n'avaient rien vu de la manigance. Touchin se penche de côté pour vérifier si, dans la file, il n'y en aurait pas au moins un qui aurait obéi, mais non, chacun sans exception porte encore la culotte.

Rubio se garde bien de rire, même si l'envie l'en prend en voyant la tête dépitée de Touchin. C'est une bataille qui se joue, elle peut sembler bien anodine, mais l'enjeu est de taille. C'est la première et si elle est gagnée, il y en aura d'autres.

Rubio, qui n'a pas son pareil pour se foutre de Touchin, le regarde avec l'air innocent de celui qui demande ce que l'on attend pour rentrer dans les cellules.

Et comme Touchin, stupéfait, ne dit rien, Rubio fait un pas en avant et la colonne de prisonniers aussi. Alors Touchin, désemparé, se précipite vers la porte du dortoir et, bras en croix, en bloque le pas-Page 81


Levy Marc - les enfants de la liberté sage.

- Allons, allons, vous connaissez le règlement, avertit Touchin qui ne veut pas d'histoires. Le prisonnier et le caleçon ne peuvent pas entrer en même temps dans la cellule. Le caleçon dort sur la rambarde et le prisonnier dans le dortoir ; ça a toujours été comme ça, pourquoi changer ce soir ? Allons, allons, Rubio, ne fais pas l'imbécile.

Rubio ne changera pas d'avis, il toise Touchin et lui dit calmement dans sa langue qu'il ne l'enlèvera pas.

Touchin menace, il tente de bousculer Rubio, le saisit au bras et le secoue. Mais sous les pieds du gardien-chef, la dalle usée par les pas des prisonniers est bien glissante avec ce froid humide. Touchin se démène et tombe à la renverse. Les gardiens se pré-

cipitent pour le relever. Furieux, Touchin lève le bras sur Rubio, Boldados fait un pas en avant et s'interpose. Il serre les poings, mais il a juré aux autres de ne pas s'en servir, de ne pas saper leur stratagème par un accès de colère, même légitime.

- Moi non plus je ne l'enlèverai pas le caleçon, chef!

Touchin, écarlate, agite son bâton et crie à qui veut l'entendre :

- Une rébellion, c'est ça ? Vous allez voir ce que vous allez voir ! Au mitard tous les deux, un mois, je vais vous apprendre !

À peine a-t-il achevé sa phrase que les cinquante-cinq autres Espagnols font un pas en avant et prennent, eux aussi, le chemin du mitard. Le mitard, à deux, on y est déjà à l'étroit. Touchin n'est pas très fort en géométrie, mais il mesure quand même l'ampleur du problème auquel il est confronté.

Le temps de réfléchir, il continue d'agiter son bâton ; interrompre le mouvement serait comme reconnaître qu'il a perdu la face. Rubio regarde ses copains, il sourit, et à son tour se met à agiter les bras, sans jamais toucher un gardien pour ne pas donner de prétexte à l'envoi de renforts. Rubio ges-ticule, formant de grands cercles dans l'espace, et ses copains font comme lui. Cinquante-sept paires de bras tournoient et des étages inférieurs montent les clameurs des autres prisonniers. Par là on chante la Marseillaise, par ici l'Internationale, au rez-de-chaussée le Chant des partisans.

Le gardien-chef n'a plus le choix, s'il laisse faire, c'est toute la prison qui va se mutiner. Le bâton de Touchin retombe, immobile ; il fait signe aux prisonniers de rentrer dans leur cellule dortoir.

Tu vois, ce soir-là, les Espagnols ont gagné la guerre des caleçons. Ce n'était qu'une première bataille, mais quand Rubio, le lendemain dans la cour, m'en a raconté chaque détail, nous nous sommes serré la main au travers du grillage. Et quand il m'a demandé ce que je pensais de tout ça, je lui ai répondu :

- Il reste des bastilles à prendre.

Le paysan qui chantait la Marseillaise est mort un jour dans sa cellule, le vieux professeur qui voulait enseigner le catalan n'est jamais revenu de Mau-thausen, Rubio a été déporté mais il est quand même rentré, Boldados a été fusillé à Madrid, le maire du village des Asturies est retourné chez lui, et le jour où l'on déboulonnera les statues de Franco son petit-fils reprendra la mairie.

Quant à Touchin, à la Libération il a été nommé surveillant-chef de la prison d'Agen.

Page 82


Levy Marc - les enfants de la liberté 23.

Au petit matin du 17 février, les gardiens viennent chercher André. En quittant la cellule, il hausse les épaules et nous adresse un petit regard en coin. La porte se referme, il part entre deux matons vers la cour martiale qui siège dans l'enceinte de la prison. Il n'y aura pas de débat, il n'a pas d'avocat En une minute il est condamné à mort. Le peloton d'exécution l'attend déjà dans la cour.

Les gendarmes sont venus spécialement de Grenade-sur-Garonne, de là même où André était en mission quand ils l'ont arrêté. Il faut bien finir la besogne.

André voudrait dire adieu, mais c'est contraire au règlement. Avant de mourir, André écrit un petit mot à sa mère qu'il remet au surveillant-chef Theil qui remplace Touchin ce jour-là.

Maintenant on attache André au poteau, il demande quelques secondes de sursis, juste le temps d'enlever l'anneau qu'il porte au doigt. Le surveillant-chef Theil râle un peu mais accepte la bague qu'André lui confie en le suppliant de la restituer à sa mère. « C'était son alliance », explique-t-il, elle la lui avait offerte le jour où il était parti rejoindre la brigade. Theil promet, et cette fois, on attache les liens autour des poignets d'André.

Agrippés aux barreaux de nos geôles, nous avons imaginé les douze hommes casqués former le peloton. André se tient droit. Les fusils se relèvent, nous serrons les poings et douze balles déchi-quettent le corps maigre de notre copain qui se plie en deux et reste là, pantelant, à son poteau, la tête sur le côté, la gueule qui dégouline de sang.

L'exécution est terminée, les gendarmes s'en vont. Le gardien-chef Theil déchire la lettre d'André et range la bague dans sa poche. Demain, il s'occupera d'un autre de nos copains.

Sabatier, arrêté à Montauban, a été fusillé au même poteau. Dans son dos, le sang d'André séchait à peine.

La nuit, je vois encore parfois s'envoler dans la cour de la prison Saint-Michel les petits morceaux de papier déchirés. Dans mon cauchemar, ils virevoltent jusqu'au mur derrière le poteau des fusillés et se recollent les uns aux autres pour recomposer les mots qu'André avait écrits juste avant de mourir.

Il venait d'avoir dix-huit ans.

À la fin de la guerre, le gardien-chef Theil a été promu surveillant général à la prison de Lens.

Dans quelques jours viendrait le tour du procès de Boris et nous redoutions le pire. Mais à Lyon, nous avions des frères.

Leur groupe se nomme Carmagnole-Liberté.

Hier ils ont réglé son compte à un avocat général qui, comme Lespinasse, avait réussi à faire couper la tête d'un résistant. Le copain Simon Frid était mort, mais le procureur Fauré-Pingelli avait eu la peau trouée. Après ce coup-là, plus aucun magistrat n'oserait demander la vie d'un des nôtres. Boris, qui a écopé de vingt ans de prison, se moque bien de sa peine, son combat continue au-dehors. La preuve, les Espagnols nous ont fait savoir que la maison d'un milicien avait sauté hier au soir. J'ai réussi à faire passer un mot à Boris pour qu'il le sache.

Boris ignore que le premier jour du printemps 1945, il mourra à Gusen, dans un camp de concentration.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Ne fais pas cette tête-là, Jeannot !

La voix de Jacques me sort de ma torpeur. Je redresse la tête, prends la cigarette qu'il me tend et fais un signe à Claude pour qu'il vienne près de moi tirer quelques bouffées. Mais mon petit frère, épuisé, préfère rester allongé contre le mur de la cellule.

Ce qui l'épuise, Claude, ce n'est pas le manque de nourriture, ce n'est pas la soif, ce ne sont pas les puces qui nous dévorent la nuit, pas plus que les brimades des matons ; non, ce qui rend mon petit frère si maussade, c'est de rester là, loin de l'action, et je le comprends puisque je ressens la même tristesse.

- Nous ne renoncerons pas, poursuit Jacques.

Au-dehors, ils continuent à se battre et les Alliés finiront bien par débarquer, tu verras.

Alors même qu'il me tient ces paroles pour me réconforter, Jacques ne se doute pas que les copains préparent une opération contre le cinéma des Variétés : on n'y projette que des films de propa-gande nazie.

Rosine, Marius et Enzo sont à l'action, mais pour une fois ce n'est pas Charles qui a préparé la bombe. L'explosion doit se produire une fois la séance terminée, quand le cinéma sera vide, pour éviter toute victime parmi la population civile.

L'engin que Rosine devra placer sous un fauteuil de l'orchestre est équipé d'un dispositif à retardement, et notre jardinier de Loubers n'avait pas le matériel nécessaire pour le fabriquer. Le coup devait avoir lieu hier soir ; au programme : LeJuifSùss. Mais, la police était partout, les entrées filtrées, les sacs et cartables fouillés, alors les copains n'ont pas pu entrer avec leur chargement.

Jan a décidé de remettre cela au lendemain.

Cette fois, pas de barrage au guichet, Rosine entre dans la salle et s'assied à côté de Marius, qui glisse le sac contenant la bombe sous son fauteuil. Enzo prend place derrière eux, pour surveiller qu'ils n'ont pas été repérés. Si j'avais eu vent de l'histoire, je l'aurais envié, Marius, de passer toute une soirée au cinéma à côté de Rosine. Elle est si jolie, avec son léger accent chantant et sa voix qui provoque des frissons incontrôlables.

Les lumières s'éteignent et les actualités défilent sur la toile du cinéma des Variétés. Rosine se tasse au fond de son fauteuil, sa longue chevelure brune glisse vers son épaule. Enzo n'a rien perdu du mouvement suave et élégant de la nuque. Difficile de se concentrer sur le film qui commence, quand on a deux kilos d'explosifs devant les jambes. Marius a beau vouloir se persuader du contraire, il est un peu nerveux. Il n'aime pas travailler avec du matériel qu'il ne connaît pas. Quand Charles prépare les charges, il est confiant ; jamais le travail de son ami n'a fait défaut ; mais là, le mécanisme est différent, la bombe trop sophistiquée à son goût.

À la fin du spectacle, il devra glisser la main dans le sac de Rosine et briser un tube de verre qui contient de l'acide sulfurique. En trente minutes, l'acide aura rongé la paroi d'une petite boîte en fer bourrée de chlorate de potasse. En se mélangeant l'une à l'autre, les deux substances feront sauter les détonateurs implantés dans la charge. Mais tous ces trucs de chimistes sont bien trop compliqués aux yeux de Marius. Lui, il aime les systèmes simples, ceux que Charles fabrique avec de la dynamite et une mèche. Quand elle crépite, il suffit de compter les secondes ; en cas de problème, avec un peu de Page 84


Levy Marc - les enfants de la liberté courage et d'agilité on peut toujours ôter le cordon d'amadou. En plus, l'artificier a ajouté un autre système sous le ventre de sa bombe ; quatre petites piles et une bille de mercure sont reliées entre elles pour déclencher immédiatement l'explosion si un vigile la trouvait et tentait de la soulever une fois le mécanisme armé.

Alors Marius transpire et essaie en vain de s'inté-

resser au film. À défaut, il jette des coups d'œil discrets vers Rosine, qui fait semblant de n'avoir rien vu ; jusqu'au moment où elle lui assène une tape sur la jambe pour lui rappeler que le spectacle se passe devant, et non dans son cou.

Même à côté de Rosine, les minutes qui s'égrènent semblent bien longues dans le cinéma des Variétés. Bien sûr, Rosine, Enzo et Marius auraient pu déclencher le mécanisme à l'entracte et se faire la malle aussitôt. Le tour serait joué et eux déjà rentrés, au lieu de souffrir et suer comme ils le font. Mais je te l'ai dit, nous n'avons jamais tué un innocent, pas même un imbécile. Alors ils attendent la fin de la séance et quand la salle se videra, ils enclencheront le mécanisme à retardement, et seulement alors.

Enfin les lumières se rallument. Les spectateurs se lèvent et se dirigent vers la sortie. Assis au milieu de la rangée, Marius et Rosine restent à leur place, attendant que les gens s'en aillent. Derrière eux, Enzo ne bouge pas davantage. Au bout de l'allée, une vieille dame prend tout son temps pour remettre son manteau. Son voisin n'en peut plus d'attendre. Exaspéré, il fait demi-tour et se dirige vers le couloir opposé.

- Allez, poussez-vous d'ici, le film est fini !

rouspète-t-il.

- Ma fiancée est un peu fatiguée, répond Marius, nous attendons qu'elle reprenne des forces pour nous lever.

Rosine fulmine et pense tout bas que Marius ne manque pas de toupet, et elle le lui dira dès qu'ils seront dehors ! En attendant, elle voudrait surtout que ce type reparte d'où il est venu.

L'homme jette un coup d'œil à la rangée, la vieille dame est partie mais il faudrait retraverser toute l'allée. Tant pis, il se plaque au dossier du fauteuil, force le passage devant ce garçon imbécile qui reste encore assis alors que le générique est entiè-

rement déroulé, enjambe, en la bousculant un peu, sa voisine qu'il trouve bien jeune pour être fatiguée et s'éloigne sans s'excuser.

Marius tourne lentement la tête vers Rosine, son sourire est étrange, quelque chose ne va pas, il le sait, il le sent. Rosine a le visage défait.

- Ce con a écrasé mon sac !

Ce sont les derniers mots que Marius entendra jamais ; le mécanisme est enclenché ; dans la bous-culade, la bombe s'est retournée, la bille de mercure vient au contact des piles et déclenche aussitôt la mise à feu. Marius, coupé en deux, est tué sur le coup. Enzo, projeté en arrière, voit dans sa chute le corps de Rosine s'élever lentement et retomber trois rangs devant. Il tente de lui porter secours, mais s'affale aussitôt, la jambe ouverte, presque arrachée.

Allongé sur le sol, les tympans crevés, il ne peut plus entendre les policiers qui se précipitent. Dans la salle, dix rangées de fauteuils sont disloquées.

On le soulève et le porte, il perd son sang, sa conscience est floue. Devant lui, Rosine, à terre, Page 85


Levy Marc - les enfants de la liberté baigne dans une mare rouge qui ne cesse de grandir, le visage figé.

Ça s'est passé hier, au cinéma des Variétés, à la fin de la séance, Enzo s'en souvient, Rosine avait la beauté des printemps. Ils ont été transportés à l'hô-

pital de l'Hôtel-Dieu.

Au petit matin, Rosine est morte sans avoir jamais repris connaissance.

On a recousu la jambe d'Enzo, les chirurgiens ont fait comme ils pouvaient.

Devant sa porte, trois miliciens assurent la garde.

La dépouille de Marius a été jetée dans une fosse du cimetière de Toulouse. Souvent, la nuit dans ma cellule de la prison Saint-Michel, je pense à eux. Pour que jamais ne s'effacent leurs visages, pour ne jamais non plus oublier leur courage.

*

Le lendemain, Stefan qui revient d'une mission accomplie à Agen retrouve Marianne ; elle l'attend à la descente du train, la figure défaite. Stefan la prend par la taille et l'entraîne à l'extérieur de la gare.

- Tu es au courant ? demande-t-elle la gorge nouée.

À sa tête, elle comprend que Stefan ignore tout du drame qui s'est joué hier dans la salle du cinéma des Variétés. Sur le trottoir où ils marchent, elle lui apprend la mort de Rosine et celle de Marius.

- Où se trouve Enzo ? demande Stefan.

- À l'Hôtel-Dieu, répond Marianne.

- Je connais un docteur qui travaille au service de chirurgie. Il est plutôt libéral, je vais voir ce que je peux faire.

Marianne accompagne Stefan jusqu'à l'hôpital.

Ils n'échangent pas un mot tout au long du chemin, chacun pense à Rosine et à Marius. En arrivant devant la façade de l'Hôtel-Dieu, Stefan brise le silence.

- Et Rosine, où est-elle ?

- A la morgue. Ce matin, Jan est passé voir son père.

- Je comprends. Tu sais, la mort de nos amis ne servirait à rien si nous n'allions pas jusqu'au bout.

- Stefan, je ne sais pas si le « bout » dont tu parles existe vraiment, si nous nous réveillerons un jour de ce cauchemar que nous vivons depuis des mois. Mais si tu veux savoir si j'ai peur depuis que Rosine et Marius sont morts, oui, Stefan, j'ai peur; en me levant le matin, j'ai peur ; tout au long de la journée, quand j'arpente les rues pour glaner des informations ou filer un ennemi, j'ai peur ; à chaque carrefour, j'ai peur qu'on me suive, peur qu'on me tire dessus, peur qu'on m'arrête, peur que d'autres Marius et Rosine ne reviennent pas de l'action, peur que Jeannot, Jacques et Claude soient fusillés, peur qu'il arrive quelque chose à Damira, à Osna, à Jan, à vous tous qui êtes ma famille. J'ai tout le temps peur, Stefan, même en dormant. Mais pas plus qu'hier ou avant-hier, pas plus que depuis le premier jour où j'ai rejoint la brigade, pas plus que depuis ce jour où l'on nous a ôté le droit d'être libres. Alors oui, Stefan, je vais continuer à vivre avec cette peur, jusqu'à ce « bout » dont tu me parles, même si j'ignore où il se trouve.

Stefan s'approche de Marianne et ses bras mala-droits l'enlacent. Avec tout autant de pudeur, elle pose la tête sur son épaule ; et tant pis si Jan trouve cette liberté dangereuse. Au cœur de cette solitude Page 86


Levy Marc - les enfants de la liberté qui est leur quotidien, si Stefan le veut, elle le laissera faire, elle se laissera aimer, même un moment, pourvu qu'il soit de tendresse. Vivre un instant de réconfort, sentir en elle la présence d'un homme qui lui dirait, par la douceur de ses gestes, que la vie continue, qu'elle existe, tout simplement.

Les lèvres de Marianne glissent vers celles de Stefan et ils s'embrassent, là, devant les marches de l'Hôtel-Dieu, où repose Rosine dans un sous-sol obscur.

Sur le trottoir, les passants ralentissent le pas, s'amusant de voir ce couple enlacé dont le baiser semble ne jamais vouloir finir. Au milieu de cette horrible guerre, certains trouvent encore la force de s'aimer. Le printemps reviendra, a dit Jacques un jour, et ce baiser volé sur le parvis d'un hôpital sinistre laisse croire qu'il avait peut-être raison.

- Il faut que j'y aille, murmure Stefan.

Marianne desserre son étreinte et regarde son ami gravir les marches. Alors qu'il arrive sur le perron, elle lui fait un signe de la main. Une façon de lui dire « à ce soir », peut-être.

Le professeur Rieuneau officiait en chirurgie à l'Hôtel-Dieu. Il avait été l'un des professeurs de Stefan et de Boris, quand ils avaient encore le droit de suivre leurs études de médecine à la faculté.

Rieuneau n'aimait pas les lois indignes de Vichy ; de sensibilité libérale, son cœur penchait en faveur de la Résistance. Il accueillit son ancien élève avec bienveillance et l'entraîna à l'écart.

- Que puis-je faire pour toi ? demanda le professeur.

- J'ai un ami, répondit Stefan hésitant, un très bon ami qui se trouve quelque part ici.

- Dans quel service ?

- Là où l'on s'occupe de ceux qui ont eu la jambe arrachée par une bombe.

- Alors, je suppose que c'est en chirurgie, répondit le professeur. Il a été opéré ?

- Cette nuit, je crois.

- Il n'est pas dans mon service, je l'aurais vu au moment de ma visite du matin. Je vais me renseigner.

- Professeur, il faudrait trouver un moyen de...

- J'avais bien compris, Stefan, l'interrompit le professeur, je verrai ce qu'il est possible de faire.

Attends-moi dans le hall, je vais déjà m'inquiéter de son état de santé.

Stefan s'exécuta et emprunta l'escalier. Arrivé au rez-de-chaussée, il reconnut la porte aux boiseries écaillées ; derrière, d'autres marches conduisaient vers les sous-sols. Stefan hésita, si on le surprenait, on ne manquerait pas de lui poser des questions auxquelles il aurait bien du mal à répondre. Mais le devoir se faisait plus pressant que le risque encouru, et sans plus attendre, il poussa les battants.

Au bas de l'escalier, le couloir semblait un long boyau pénétrant les entrailles de l'hôpital. Au plafond, des entrelacs de câbles couraient autour des tuyauteries suintantes. Tous les dix mètres, une applique électrique diffusait son halo de lumière pâle ; par endroits, l'ampoule était cassée et le couloir plongeait dans la pénombre.

Stefan se moquait bien de l'obscurité, il connaissait son chemin. Avant, il lui arrivait de devoir venir ici. Le local qu'il cherchait se trouvait sur sa droite, il y entra.

Rosine reposait sur une table, seule dans la Page 87


Levy Marc - les enfants de la liberté pièce. Stefan s'approcha du drap, taché de sang noir.

La tête légèrement de biais trahissait la fracture à la base de la nuque. Était-ce cette blessure qui l'avait tuée ou les multiples autres qu'il voyait ? Il se recueillit devant la dépouille.

Il venait de la part des copains pour lui dire au revoir, lui dire que jamais son visage ne s'effacerait de nos mémoires et que jamais nous ne renoncerions.

« Si là où tu te trouves, tu croises André, salue-le pour moi. »

Stefan embrassa Rosine sur le front et il quitta la morgue, le cœur lourd.

Quand il revint dans le hall, le professeur Rieuneau l'attendait.

- Je vous cherchais, où étiez-vous, bon sang ?

Votre copain est tiré d'affaire, les chirurgiens ont recousu sa jambe. Comprenez bien que je ne vous dis pas qu'il remarchera, mais il survivra à ses blessures.

Et comme Stefan, silencieux, ne le quittait pas des yeux, le vieux professeur conclut :

- Je ne peux rien faire pour lui. Il est gardé en permanence par trois miliciens, ces sauvages ne m'ont même pas laissé entrer dans la pièce où il se trouve. Dites à vos amis de ne rien tenter ici, c'est beaucoup trop dangereux.

Stefan remercia son professeur et repartit aussitôt. Ce soir, il retrouverait Marianne et lui annon-cerait la nouvelle.

Ils ne laissèrent que quelques jours de répit à Enzo avant de le sortir de son lit d'hôpital pour le transférer à l'infirmerie de la prison. Les miliciens l'y conduisirent sans ménagement et Enzo perdit trois fois connaissance au cours de son transfert.

Son sort était joué avant même son incarcé-

ration. Dès qu'il serait rétabli, on le fusillerait dans la cour ; comme il fallait qu'il soit capable de marcher jusqu'au poteau d'exécution, nous nous attellerions à ce qu'il ne puisse pas tenir debout de sitôt. Nous étions au début du mois de mars 1944, les rumeurs de l'imminence d'un débarquement allié se faisaient de plus en plus nombreuses. Personne ici ne doutait que ce jour-là, les exécutions cesseraient et que nous serions libérés. Pour sauver le copain Enzo, il fallait jouer contre la montre.

Depuis hier, Charles est furieux. Jan est venu lui rendre visite dans la petite gare désaffectée de Loubers. Drôle de visite en fait, Jan est venu lui faire ses adieux. Une nouvelle brigade de résistants français se forme dans l'arrière-pays, ils ont besoin d'hommes d'expérience, Jan doit les rejoindre. Ce n'est pas lui qui en a décidé ainsi, ce sont les ordres, voilà tout. Il se contente d'obéir.

- Mais qui donne ces ordres ? demande Charles qui ne décolère pas.

Des résistants français, dans Toulouse, hors de la brigade, ça n'existait pas encore le mois dernier !

Voilà qu'un nouveau réseau s'organise et on déshabille son équipe ! Des types comme Jan, il n'y en a pas assez, beaucoup de copains sont tombés ou ont été arrêtés, alors devoir le laisser partir ainsi il trouve ça injuste.

- Je sais, dit Jan, mais les directives viennent d'en haut.

Charles dit que « en haut » il ne connaît pas non plus. Depuis tous ces longs mois, c'est ici-bas que le combat se fait. La guerre des rues, c'est eux qui l'ont Page 88


Levy Marc - les enfants de la liberté inventée. Facile pour les autres de copier leur travail.

Charles ne pense pas vraiment ce qu'il dit, c'est juste que faire ses adieux au copain Jan, ça lui fait presque plus mal que le jour où il a dit à une femme qu'il valait mieux qu'elle retourne auprès de son mari.

Bien sûr, Jan est beaucoup moins joli qu'elle et il n'aurait jamais partagé son lit avec lui, même s'il avait été malade à en crever. Mais avant d'être son chef, Jan est d'abord son ami, alors le voir partir comme ça...

- Tu as le temps pour une omelette ? J'ai des œufs, grommelle Charles.

- Garde-les pour les autres, il faut vraiment que je m'en aille, répond Jan.

- Quels autres ? A ce train-là, je vais finir tout seul dans la brigade !

- D'autres viendront, Charles, ne t'inquiète pas.

Le combat ne fait que commencer, la Résistance s'organise et il est normal que nous donnions un coup de main là où nous pouvons être utiles. Allez, dis-moi au revoir et ne fais pas cette tête-là.

Charles accompagna Jan sur le petit chemin.

Ils se donnèrent l'accolade, se jurant de se revoir un jour, quand le pays serait libéré. Jan monta sur son vélo et Charles l'appela une dernière fois.

- Catherine vient avec toi ?

- Oui, répondit Jan.

- Alors embrasse-la pour moi.

Jan promit d'un signe de la tête et le visage de Charles s'éclaira tandis qu'il lui posait une ultime question.

- Donc techniquement, depuis que nous nous sommes dit au revoir, tu n'es plus mon chef?

- Techniquement, non ! répondit Jan.

- Alors, grand couillon, si on la gagne cette guerre, tâchez d'être heureux, Catherine et toi. Et c'est moi, l'artificier de Loubers, qui t'en aurai donné l'ordre !

Jan salua Charles comme on salue un soldat qu'on respecte, et il s'éloigna sur son vélo.

Charles lui rendit son salut et il resta là, au bout du chemin de la vieille gare désaffectée, jusqu'à ce que la bicyclette de Jan disparaisse à l'horizon.


Pendant que nous crevons de faim dans nos cellules, pendant qu'Enzo se tord de douleur à l'infirmerie de la prison Saint-Michel, le combat continue dans la rue. Et pas un jour ne passe sans que l'ennemi connaisse son lot de trains sabotés, de pylônes arrachés, de grues qui plongent dans le canal, de camions allemands où atterrissent soudainement quelques grenades.

Mais, à Limoges, un délateur a informé les autorités que des jeunes gens, sûrement des juifs, se réunissent furtivement dans un appartement de son immeuble. La police procède aussitôt à des arrestations. Le gouvernement de Vichy décide alors de dépêcher sur place l'un de ses meilleurs limiers.

Le commissaire Gillard, chargé de la répression antiterroriste, est envoyé enquêter avec son équipe sur ce qui pourrait bien enfin leur donner les moyens de remonter jusqu'au réseau de Résistance du Sud-Ouest qu'il faut anéantir à tout prix.

À Lyon, Gillard avait fait ses preuves, il a l'habitude des interrogatoires, ce n'est pas à Limoges qu'il baissera la garde. Il retourne au commissariat s'occuper lui-même des questions à poser. De bri-Page 89


Levy Marc - les enfants de la liberté mades en sévices, il finit par apprendre que des

« colis » sont envoyés en poste restante à Toulouse.

Cette fois, il sait où lancer son hameçon, il suffira ensuite de surveiller le poisson qui viendra mordre.

Le temps est venu de se débarrasser une fois pour toutes de ces métèques qui troublent l'ordre public et remettent en cause l'autorité de l'État.

Aux premières heures du matin, Gillard abandonne ses victimes au commissariat de Limoges et prend le train pour Toulouse avec son équipe.


24.

Dès son arrivée, Gillard écarte de son chemin les policiers toulousains et s'isole dans un bureau au premier étage du commissariat. Si les flics de Toulouse avaient été compétents, on n'aurait pas eu besoin de faire appel à lui, et les jeunes terroristes seraient déjà sous les verrous. Et puis Gillard n'est pas sans savoir que même dans les rangs de la police, comme à la préfecture, on trouve ici et là quelques sympathisants à la cause résistante, parfois même à l'origine de fuites. Ne prévient-on pas de temps à autres certains juifs qu'ils vont être arrêtés ? Si ce n'était le cas, les miliciens ne trouveraient pas des appartements vidés de leurs occupants, quand ils procèdent aux interpellations. Gillard rappelle à ses équipiers de se méfier, les juifs et les communistes sont partout. Dans le cadre de son enquête, il ne veut prendre aucun risque. La réunion levée, une surveillance de la poste est aussitôt organisée.

Ce matin-là, Sophie est souffrante. Une mauvaise grippe la cloue au lit. Il faut pourtant aller récu-pérer le colis arrivé, comme chaque jeudi, faute de quoi les copains ne toucheront pas leur solde ; ils doivent payer leur loyer, acheter de quoi se nourrir, au minimum. Simone, une nouvelle recrue récemment venue de Belgique, s'y rendra à sa place.

Quand elle entre dans le bureau de poste, Simone ne repère pas les deux hommes qui font semblant de remplir des papiers. Eux, identifient aussitôt la gamine qui est en train d'ouvrir la boîte aux lettres n° 27, pour y récupérer le paquet qu'elle contient.

Simone s'en va, ils la suivent. Deux flics expérimentés contre une jeune fille de dix-sept ans, la partie de cache-cache est jouée d'avance. Une heure plus tard, Simone revient chez Sophie lui rapporter ses « courses », elle ignore qu'elle vient de permettre aux hommes de Gillard de localiser son domicile.

Celle qui savait si bien se cacher pour suivre les autres, celle qui inlassablement arpentait les rues pour ne pas se faire repérer, celle qui savait, mieux que nous, relever les emplois du temps, les déplace-ments, les contacts, et les moindres détails de la vie de ceux qu'elle filait, ne se doute pas que devant ses fenêtres deux hommes la guettent et que c'est elle désormais que l'on traque. Chats et souris viennent d'inverser leurs rôles.

L'après-midi même, Marianne rend visite à Sophie. Le soir venu, quand elle repart, les hommes de Gillard la suivent à son tour.

Ils se sont donné rendez-vous le long du canal du Midi. Stefan l'attend sur un banc. Marianne hésite et lui sourit de loin. Il se lève et lui rend son bonsoir. Encore quelques pas et elle sera dans ses bras. Depuis hier, la vie n'est plus tout à fait pareille.

Rosine et Marius sont morts et il n'y a rien à faire pour cesser d'y penser, mais Marianne n'est plus seule. On peut aimer si fort à dix-sept ans, on peut Page 90


Levy Marc - les enfants de la liberté aimer jusqu'au point d'oublier que l'on a faim, on peut aimer à en oublier qu'hier encore on avait peur. Mais depuis hier la vie n'est plus pareille, puisque désormais elle pense à quelqu'un.

Assis côte à côte, sur ce banc près du pont des Demoiselles, Marianne et Stefan s'embrassent et rien ni personne ne pourra venir leur voler ces minutes de bonheur. Le temps passe et l'heure du couvre-feu s'annonce. Derrière eux, les becs de gaz sont déjà allumés, il faut se séparer. Demain, on se retrouvera, et tous les soirs suivants. Et tous les soirs suivants, le long du canal du Midi, les hommes du commissaire Gillard espionneront à leur aise deux adolescents qui s'aiment au milieu de la guerre.

Le lendemain, Marianne retrouve Damira.

Quand elles se quittent, Damira est prise en filature.

Le jour d'après, ou était-ce plus tard ? Damira rencontre Osna, le soir Osna a rendez-vous avec Antoine. En quelques jours, presque toute la brigade est logée par les hommes de Gillard. L'étau se resserre sur eux.

Nous n'avions pas vingt ans, à peine plus pour certains d'entre nous, et il nous restait bien des choses à apprendre pour faire la guerre sans se faire repérer, des choses que les limiers de la police de Vichy connaissaient sur le bout des doigts.

Le coup de filet se prépare, le commissaire Gillard a réuni tous ses hommes dans le bureau qu'ils ont investi au commissariat de Toulouse. Pour procéder aux arrestations, il faudra néanmoins demander du renfort aux policiers de la 8e brigade.

À l'étage, un inspecteur n'a rien perdu de ce qui se trame. Il quitte son poste discrètement et se rend à la poste centrale. Il se présente au guichet et demande à l'opératrice un numéro à Lyon. On lui passe la communication dans une cabine.

Un coup d'œil par la porte vitrée, la préposée discute avec sa collègue, la ligne est sûre.

Son correspondant ne parle pas, il se contente d'écouter la terrible nouvelle. Dans deux jours, la 35e brigade Marcel Langer sera arrêtée au grand complet. L'information est certaine, il faut les pré-

venir de toute urgence. L'inspecteur raccroche et prie pour que le relais se fasse.

Dans un appartement de Lyon, un lieutenant de la Résistance française repose le combiné sur son socle.

- Qui était-ce ? demande son commandant.

- Un contact à Toulouse.

- Que voulait-il ?

- Nous informer que les gars de la 35e brigade vont tomber dans deux jours.

- La Milice ?

- Non, des flics envoyés par Vichy.

- Alors ils n'ont aucune chance.

- Pas si nous les alertons ; nous avons encore le temps de les exfiltrer.

- Peut-être, mais nous ne le ferons pas, répond le commandant.

- Mais pourquoi ? demande l'homme stupéfait.

- Parce que la guerre ne durera pas. Les Allemands ont perdu deux cent mille hommes à Stalingrad, on dit que cent mille autres sont aux mains des Russes, parmi eux des milliers d'officiers et une bonne vingtaine de généraux. Leurs armées sont en déroute sur les fronts de l'Est et qu'il arrive à l'ouest ou au sud, le débarquement des Alliés ne tardera pas. Nous savons que Londres s'y prépare.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Je connais toutes ces nouvelles, mais quel rapport avec les types de la brigade Langer ?

- C'est désormais une affaire de bon sens politique. Ces hommes et ces femmes dont nous parlons, sont tous hongrois, espagnols, italiens, polonais et j'en passe ; tous ou presque étrangers. Quand la France sera libérée, il sera préférable que l'Histoire raconte que ce sont des Français qui se sont battus pour elle.

- Alors on va les laisser tomber, comme ça ?

s'indigne l'homme qui pense à ces adolescents, combattants de la première heure.

- Rien ne dit qu'ils seront obligatoirement tués...

Et devant le regard écœuré de son lieutenant, ce commandant de la Résistance française soupire et conclut :

- Écoute-moi. Dans quelque temps, le pays devra se relever de cette guerre, et il faudra bien qu'il ait la tête haute, que la population se réconcilie autour d'un seul chef, et ce sera de Gaulle. La victoire se doit d'être la nôtre. Cela est regrettable, j'en conviens, mais la France aura besoin que ses héros soient des Français, pas des étrangers !

Dans sa petite gare de Loubers, Charles était dégoûté. Au début de la semaine, on lui avait fait savoir que la brigade ne recevrait plus d'argent. Il n'y aurait plus non plus d'expéditions d'armes. Les liens tissés avec les réseaux de Résistance qui s'organisaient sur le territoire étaient coupés. La raison invoquée était l'attaque du cinéma des Variétés. La presse s'était gardée de dire que les victimes étaient des résistants. Aux yeux de l'opinion, Rosine et Marius passaient pour deux civils, deux gosses victimes d'un lâche attentat, et personne ne se souciait que le troisième enfant-héros qui les accompagnait se torde de douleur sur un lit de l'infirmerie de la prison Saint-Michel. On avait dit à Charles que de telles actions jetaient l'opprobre sur toute la Résistance, et que celle-ci préférait couper les ponts.

Cet abandon avait pour lui un goût de trahison.

Ce soir-là, en compagnie de Robert, qui avait repris le commandement de la brigade depuis le départ de Jan, il exprimait tout son dégoût. Comment pouvait-on les abandonner, leur tourner le dos, eux qui avaient été au commencement ? Robert ne savait trop que dire, il aimait Charles comme on aime un frère, et il le rassura sur le point qui le préoccupait probablement le plus, celui qui le faisait le plus souffrir.

- Écoute, Charles, personne n'est dupe de ce qui est écrit dans la presse. Chacun sait ce qui s'est vraiment passé au cinéma des Variétés, qui a perdu la vie là-bas.

- À quel prix ! grommela Charles.

- Celui de leur liberté, répondit Robert, et tous en ville le savent.

Marc les rejoignit un peu plus tard. Charles haussa les épaules en le voyant et il sortit faire quelques pas dans le jardin à l'arrière de la maison.

En tapant dans une motte de terre, Charles se dit que Jacques avait dû se tromper, nous étions à la fin du mois de mars 1944 et le printemps n'était toujours pas là.

*

Le commissaire Gillard et son adjoint Sirinelli ont réuni tous leurs hommes. Au premier étage du commissariat, l'heure est aux préparatifs. C'est Page 92


Levy Marc - les enfants de la liberté aujourd'hui que seront effectuées les arrestations. Le mot d'ordre est donné, silence absolu, on doit éviter que quiconque puisse alerter ceux qui, dans quelques heures, tomberont dans les mailles de leur filet. Pourtant, depuis le bureau voisin, un jeune commissaire de police entend ce qui se dit de l'autre côté de la cloison. Son boulot à lui, ce sont les droit commun, la guerre n'a pas fait disparaître les truands et il faut bien que quelqu'un s'en occupe.

Mais le commissaire Esparbié n'a jamais fait coffrer de partisans, bien au contraire. Quand quelque chose se prépare, c'est lui qui les prévient, c'est sa façon d'appartenir à la Résistance.

Les informer du danger qu'ils courent ne se fera ni sans peine, ni sans risque, les délais sont très courts ; Esparbié n'est pas seul, l'un de ses collègues est aussi son complice. Le jeune commissaire abandonne son fauteuil et va le trouver aussitôt.

- File tout de suite à la trésorerie principale.

Au service des pensions, tu demanderas à voir une certaine Madeleine, dis-lui que son copain Stefan doit partir tout de suite en voyage.

Esparbié a confié cette mission à son collègue car lui se rend à un autre rendez-vous. En empruntant une voiture, il sera dans une demi-heure à Loubers.

C'est là qu'il doit s'entretenir avec un ami ; il a vu sa fiche signalétique dans un dossier, où il eût mieux valu qu'elle ne figure pas.

À midi, Madeleine quitte la trésorerie principale et part chercher Stefan, mais elle a beau visiter tous les lieux qu'il fréquente, elle ne le trouve pas. Quand elle rentre chez ses parents, les policiers l'attendent.

Ils ne savent rien sur elle, si ce n'est que Stefan passe la voir presque tous les jours. Pendant que les policiers fouillent les lieux, Madeleine, profitant d'une minute d'inattention, griffonne un mot à la hâte et le cache dans une boîte d'allumettes. Elle prétend se sentir mal et demande si elle peut prendre l'air à la fenêtre...

Sous ses fenêtres vit un de ses amis, un épicier italien qui la connaît mieux que personne. Une boîte d'allumettes tombe à ses pieds. Giovanni la ramasse, lève la tête et sourit à Madeleine. C'est l'heure de fermer boutique ! Au client qui s'en étonne, Giovanni répond que de toutes les façons, il y a longtemps qu'il n'y a plus rien à vendre sur ses étals. Le rideau baissé, il enfourche son vélo et va prévenir qui de droit.

Au même moment, Charles raccompagne Esparbié. À peine ce dernier parti, il fait sa valise et, le cœur gros, referme pour la dernière fois la porte de sa gare désaffectée. Avant de tourner la clé dans la serrure, il jette un ultime coup d'œil à la pièce.

Sur le réchaud, une vieille poêle lui rappelle un dîner, où une de ses omelettes avait failli virer à la catastrophe. Ce soir-là, tous les copains étaient réunis. C'était un de ces jours terribles, mais les temps étaient meilleurs qu'aujourd'hui.

Sur sa drôle de bicyclette, Charles pédale aussi vite qu'il peut. Il y a tant de copains à retrouver. Les heures filent et ses amis sont en danger.

Prévenu par l'épicier italien, Stefan est déjà sur la route. Il n'aura pas eu le temps de dire au revoir à Marianne, ni même d'aller embrasser son amie Madeleine, celle dont l'insolence lui aura sauvé la vie, au péril de la sienne.

Charles a rejoint Marc dans un café. Il l'informe de ce qui se trame et lui donne l'ordre de partir Page 93


Levy Marc - les enfants de la liberté aussitôt rejoindre des maquisards près de Montauban.

- Vas-y avec Damira, ils vous accueilleront dans leurs rangs.

Avant de le quitter, il lui confie une enveloppe.

- Fais très attention. J'ai noté la plupart de nos faits d'armes sur ce journal de bord, dit Charles, tu le remettras de ma part à ceux que tu retrouveras là-bas.

- Ce n'est pas dangereux de garder ces docu-ments ?

- Si, mais si nous mourons tous, il faudra que quelqu'un sache un jour ce que nous avons fait. J'accepte qu'on me tue, mais pas qu'on me fasse disparaître.

Les deux amis se séparent, Marc doit retrouver Damira au plus vite. Leur train part en début de soirée.

Charles avait planqué quelques armes rue Dal-matie, d'autres dans une église non loin de là. Il faut bien essayer de sauver ce qui peut encore l'être.

Quand il arrive aux abords de la première cache, Charles remarque, au carrefour, deux hommes, dont l'un lit un journal.

« Merde, c'est foutu », pense-t-il.

Reste encore l'église, mais alors qu'il s'en approche, une Citroën noire débouche sur le parvis, quatre hommes en jaillissent et lui tombent dessus.

Charles se débat du mieux qu'il peut, la lutte est inégale, les coups pleuvent. Charles pisse le sang, vacille, les hommes de Gillard finissent de l'assommer ; on l'embarque.

Le jour tombe, Sophie rentre chez elle. Deux individus la guettent au bout de la rue. Elle les repère, fait demi-tour, mais deux autres avancent déjà vers elle. L'un ouvre sa veste, sort son revolver et la vise. Sophie n'a aucun moyen de s'échapper, elle sourit et refuse de lever les mains en l'air.

Ce soir, Marianne dîne chez sa mère, une vague soupe de topinambours est au menu. Rien de très savoureux, mais quand même de quoi oublier sa faim jusqu'au lendemain. On frappe violemment à la porte. La jeune femme sursaute, elle a reconnu cette façon de tambouriner et ne se fait aucune illusion quant à la nature de ses visiteurs. Sa mère la regarde, inquiète.

- Ne bouge pas, c'est pour moi, dit Marianne en reposant sa serviette.

Elle fait le tour de la table, prend sa mère dans ses bras et la serre contre elle.

- Quoi qu'on te dise, je ne regrette rien de ce que j'ai fait, maman. J'ai agi pour une cause juste.

La mère de Marianne regarde fixement sa fille, elle lui caresse la joue, comme si ce geste d'ultime tendresse lui permettait de retenir ses larmes.

- Quoi qu'on me dise, mon amour, tu es ma fille et je suis fière de toi.

La porte tremble sous les coups, Marianne embrasse une dernière fois sa mère et va ouvrir.

C'est une soirée douce ; Osria est accoudée à sa fenêtre, elle fume une cigarette. Une voiture remonte la rue et se gare devant chez elle. Quatre hommes en pardessus en descendent. Osna a compris. Le temps qu'ils montent à l'étage, elle pourrait peut-être encore se cacher, mais la fatigue est si forte, au terme de tous ces mois de clandestinité. Et puis où se cacher ? Alors Osna referme la vitre. Elle avance vers le lavabo, fait couler un peu d'eau qu'elle se passe sur le visage.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

« Le temps est venu », murmure-t-elle à son reflet dans le miroir.

Et déjà elle entend les pas dans l'escalier.

Sur le quai de la gare, l'horloge marque sept heures trente-deux. Damira est nerveuse, elle se penche, espérant voir apparaître le train qui les emmènera loin d'ici.

- Il est en retard, non ?

- Non, répond Marc calmement, il arrivera dans cinq minutes.

- Tu crois que les autres s'en sont sortis ?

- Je n'en sais rien, mais je ne suis pas trop inquiet pour Charles.

- Moi je le suis pour Osna, Sophie et Marianne.

Marc sait qu'aucun mot ne viendra rassurer la jeune femme qu'il aime. Il la prend dans ses bras et l'embrasse.

- Ne t'en fais pas, je suis certain qu'elles auront été prévenues à temps. Tout comme nous.

- Et si on nous arrêtait ?

- Eh bien au moins, nous serions ensemble, mais on ne nous arrêtera pas.

- Je ne pensais pas à ça, mais au journal de bord de Charles, c'est quand même moi qui le porte.

-Ah!

Damira regarde Marc et lui sourit tendrement.

- Je suis désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire, j'ai tellement peur que je finis par raconter n'importe quoi.

Au loin, le nez de la locomotive se profile dans la courbe des rails.

- Tu vois, tout se passera bien, dit Marc.

- Jusqu'à quand ?

- Un jour le printemps reviendra, tu verras, Damira.

Le convoi passe devant eux, les roues de la motrice se bloquent, faisant jaillir derrière elles quelques gerbes d'étincelles, et le train s'immobilise dans un crissement de freins.

- Tu crois que tu m'aimeras toujours, quand la guerre sera finie ? demande Marc.

- Qui t'a dit que je t'aimais ? répond Damira d'un sourire malicieux.

Et alors qu'elle l'entraîne vers le marchepied du wagon, une main s'abat lourdement sur son épaule.

Marc est plaqué au sol, deux hommes le menottent. Damira se débat, une gifle magistrale l'envoie valdinguer contre la paroi du wagon. Son visage s'écrase sur la plaque du convoi. Juste avant de perdre connaissance, elle lit écrit en grosses lettres

« Montauban ».

Au commissariat, les policiers trouvent sur elle l'enveloppe que Charles avait confiée à Marc.

Ce 4 avril 1944, la brigade est tombée, presque entière, aux mains de la police. Quelques-uns s'en sont sortis. Catherine et Jan ont échappé au coup de filet. Les policiers n'ont pas réussi à loger Alonso.

Quant à Emile, il est parti juste à temps.

Ce soir du 4 avril 1944, Gillard et son terrible adjoint Sirinelli trinquent au Champagne. En levant leur verre, ils se félicitent avec leurs collègues policiers d'avoir mis fin aux activités d'une bande de jeunes « terroristes ».

Grâce au travail qu'ils ont accompli, ces étrangers qui nuisaient à la France passeront le reste de leur vie derrière les barreaux. « Quoique... !

ajouta-t-il en épluchant le journal de bord de Charles, avec ce qu'il y a là de pièces à conviction, Page 95


Levy Marc - les enfants de la liberté on peut être certain que la vie de ces métèques ne sera pas longue avant qu'on les fusille. »

Pendant que l'on commençait à torturer Marianne, Sophie, Osna et tous ceux arrêtés ce jour-là, l'homme qui, par son silence, les avait trahis, celui qui avait décidé, pour des raisons politiques, de ne pas relayer les informations communiquées par des résistants travaillant à la préfecture, celui-là même préparait déjà son entrée dans l'état-major de la Libération.

Quand il apprit, dès le lendemain, que la 35e brigade Marcel Langer, qui appartenait à la MOI, était tombée dans sa quasi-totalité, il haussa les épaules et épousseta sa veste ; à l'endroit même où, dans quelques mois, on accrocherait une Légion d'honneur. Aujourd'hui commandant dans les Forces françaises de l'intérieur, il sera bientôt colonel.

Quant au commissaire Gillard, félicité par les autorités, on lui confia à la fin de la guerre la direction de la brigade des stupéfiants. Il y finit tranquillement sa carrière.


25.

Je te l'ai dit, nous n'avons jamais renoncé. Les rares rescapés s'organisaient déjà. Quelques copains de Grenoble se joignirent à eux. Désormais à leur tête, Urman ne laisserait aucun répit à l'ennemi et la semaine suivante, les actions reprenaient.

Il faisait nuit depuis longtemps. Claude dormait, comme la plupart d'entre nous ; moi j'essayais d'apercevoir des étoiles dans le ciel, par-delà les barreaux.

Au milieu du silence, j'ai entendu les sanglots d'un copain. Je me suis approché de lui.

- Pourquoi pleures-tu ?

- Mon frère, tu sais, il ne pouvait pas tuer, jamais il n'a pu lever son arme sur un homme, même sur une merde de milicien.

Il y avait chez Samuel un étrange mélange de sagesse et de colère. Je croyais les deux inconci-liables, jusqu'à ce que je le rencontre.

Samuel passe sa main sur son visage, en étirant ses larmes, il dévoile la pâleur de ses joues émaciées.

Ses yeux sont rentrés au fond de leurs orbites, on dirait qu'ils y tiennent comme par miracle, il n'y a presque plus de muscle sur son visage, que de la peau translucide qui laisse paraître ses os.

- C'était il y a si longtemps, reprend-il dans un murmure à peine audible. Te rends-tu compte, nous n'étions alors que cinq. Cinq résistants dans toute la ville et ensemble, nous n'avions pas cent ans. Moi, je n'ai tiré qu'une fois, à bout portant, mais c'était un salaud, un de ceux qui dénonçaient, qui violaient et torturaient. Mon frère, lui, était incapable de faire du mal, même à ceux-là.

Samuel s'est mis à ricaner et sa poitrine, rongée par la tuberculose, ne cessait de râler. Il avait une voix étrange, parfois empreinte d'un timbre d'homme, parfois d'une clarté d'enfance, Samuel avait vingt ans.

- Je ne devrais pas te raconter, je sais, ce n'est pas bien, ça rallume la peine, mais quand je parle de lui, je le fais vivre encore un peu, tu ne crois pas ?

Je n'en savais rien, mais j'ai acquiescé d'un signe de la tête. Qu'importe ce qu'il avait à dire, le copain avait besoin qu'on l'écoute. Il n'y avait pas d'étoiles dans le ciel et j'avais trop faim pour dormir.

- C'était au commencement. Mon frère avait le Page 96


Levy Marc - les enfants de la liberté cœur d'un ange, la bouille d'un gamin. Il croyait au bien et au mal. Tu sais, j'ai compris dès le début qu'il était fichu. Avec une âme aussi pure, on ne peut pas faire la guerre. Et lui, son âme était si belle qu'elle brillait par-dessus la saleté des usines, par-dessous celle des prisons ; elle éclairait les chemins d'aube, quand tu pars au boulot avec la chaleur du lit qui te colle encore dans le dos.

À lui, on ne pouvait pas demander de tuer. Je te l'ai dit, n'est-ce pas ? Il croyait au pardon. Attention, il avait du courage mon frère, jamais il ne renonçait à partir à l'action, mais toujours sans arme. « À quoi cela servirait, je ne sais pas tirer ? » disait-il en se moquant de moi. C'était son cœur qui l'empêchait de viser, un cœur gros comme ça, je te le dis, insistait Samuel en écartant les bras. Il allait les mains vides, tranquillement, au combat, certain de sa victoire.

On nous avait demandé de saboter une chaîne de montage dans une usine du coin. On y fabriquait des cartouches. Mon frère a dit qu'il fallait y aller, pour lui c'était logique, autant de cartouches qu'on ne fabriquerait plus, autant de vies sauvées.

Ensemble, nous avons mené l'enquête. On ne se séparait jamais. Il avait quatorze ans, il fallait bien que je le surveille, que je prenne soin de lui. Si tu veux la vérité, je crois que tout ce temps, c'est lui qui me protégeait.

Il avait les mains pleines de talents, tu l'aurais vu avec un crayon dans les doigts, capable de dessiner tout et n'importe quoi. En deux traits de fusain, il t'aurait croqué le portrait et ta mère l'aurait accroché au mur de son salon. Alors, perché sur le muret d'enceinte, au beau milieu de la nuit, il a dessiné le pourtour de l'usine, colorié chacun des bâtiments qui poussaient sur sa feuille de papier comme le blé sort de terre. Moi, je faisais le guet et l'attendais en bas. Et puis d'un coup d'un seul, il s'est mis à rire, comme ça, au milieu de la nuit ; un rire plein et clair, un rire que j'emmènerai toujours avec moi, jusque dans la tombe quand ma tuberculose aura gagné sa guerre. Mon frère riait d'avoir dessiné un bonhomme au milieu de l'usine, un type avec des jambes arquées comme les avait le directeur de son école.

Quand il a fini son dessin, il a sauté dans la rue et m'a dit « Viens, on peut y aller maintenant ».

Tu vois, mon frère était comme ça ; les gendarmes seraient passés par là, sûr que l'on se serait retrouvés en prison, mais lui, il s'en foutait complètement ; il regardait son plan d'usine, avec son petit bonhomme aux jambes arquées et il riait à gorge déployée ; ce rire, crois-moi, je te le jure, emplissait la nuit.

Un autre jour, pendant qu'il était à l'école, je suis allé visiter l'usine. Je traînais dans la cour en essayant de ne pas trop me faire remarquer, quand un ouvrier est venu vers moi. Il m'a dit que si je venais pour l'embauche, il fallait que j'emprunte le chemin qui longeait les transformateurs, ceux qu'il désignait du doigt ; et comme il a ajouté

« camarade », j'ai compris son message.

En rentrant, j'ai tout raconté au frérot qui a complété son plan. Et cette fois, en regardant le dessin achevé, il ne riait plus, même quand je lui montrais le petit bonhomme aux jambes arquées.

Samuel s'est arrêté de parler, le temps de retrouver un peu de souffle. J'avais gardé un mégot dans ma poche, je l'ai allumé mais je ne lui ai pas Page 97


Levy Marc - les enfants de la liberté proposé de le partager, à cause de sa toux. Il m'a laissé le temps de savourer une première bouffée et puis il a repris son récit, avec sa voix qui changeait d'intonation selon qu'il parlait de lui ou de son frère.

- Huit jours après, ma copine Louise a débarqué de la gare avec un carton qu'elle serrait sous le bras. Dans la boîte, il y avait douze grenades.

Dieu sait comment elle les avait trouvées.

Tu sais, nous n'avions pas droit aux parachutages, on était seuls, tellement seuls. Louise, c'était une sacrée fille, j'avais le béguin pour elle et elle pour moi. Parfois nous allions nous aimer du côté de la gare de triage et il fallait drôlement s'aimer pour ne pas prêter attention au décor, mais de toutes les façons, nous n'avions jamais le temps. Le lendemain du jour où Louise était revenue avec son colis, nous partions à l'action ; c'était par une nuit froide et sombre, comme celle-ci, enfin différente, puisque mon frère était encore en vie. Louise nous accompagnait, jusqu'à l'usine. Nous avions deux revolvers, pris à des policiers que j'avais un peu cognés chacun leur tour, dans une ruelle. Mon frère ne voulait pas d'arme, alors j'avais les deux pistolets dans la sacoche de ma bicyclette.

Il faut que je te dise ce qui m'arrive, parce que tu ne vas pas le croire, même si je te le jure, là devant toi. On roule, la bicyclette tremblote sur les pavés et dans mon dos, j'entends un homme qui me dit

« Monsieur, vous avez fait tomber quelque chose ».

Je n'avais pas envie de l'entendre ce gars-là, mais un type qui continue son chemin alors qu'il a perdu quelque chose c'est suspect. J'ai mis pied à terre et je me suis retourné. Sur le trottoir qui longe la gare, des ouvriers rentrent de l'usine, leur musette en ban-doulière. Ils marchent par groupes de trois, parce que le trottoir n'est pas assez large pour quatre. Il faut que tu comprennes que c'est toute l'usine qui remonte la rue. Et devant moi, à trente mètres, il y a mon revolver, tombé de ma sacoche, mon revolver qui brille sur le pavé. Je range mon vélo contre le mur et je marche vers l'homme qui se baisse, ramasse ma pétoire et me la rend comme s'il s'agissait d'un mouchoir. Le gars me salue et il rejoint ses copains qui l'attendent en me souhaitant une bonne soirée. Ce soir, il rentre chez lui retrouver sa femme et la gamelle qu'elle lui aura pré-

parée. Moi, je remonte sur mon vélo, l'arme sous la veste, et je pédale pour rattraper mon frère. Tu imagines ? Tu vois la tête que tu aurais faite si tu avais perdu ton flingue à l'action et que quelqu'un te l'avait rapporté ?

Je n'ai rien dit à Samuel, je ne voulais pas l'interrompre, mais aussitôt ont ressurgi de ma mémoire le regard d'un officier allemand, les bras en croix près d'une pissotière, ceux de Robert et de mon copain Boris aussi.

- Devant nous, la cartoucherie était dessinée comme un trait à l'encre de Chine dans la nuit.

Nous avons longé le mur d'enceinte. Mon frère l'a escaladé, ses pieds accrochaient les meulières comme s'il montait un escalier. Avant de sauter de l'autre côté, il m'a souri et m'a dit qu'il ne pouvait rien lui arriver, qu'il nous aimait Louise et moi. J'ai grimpé à mon tour et l'ai rejoint comme nous en étions convenus dans la cour, derrière un pylône qu'il avait marqué sur son plan. Dans nos besaces, on entendait toquer les grenades.

Page 98


Levy Marc - les enfants de la liberté Il faut faire attention au gardien. Il dort loin du bâtiment qu'on va brûler et l'explosion le fera sortir à temps pour qu'il ne risque rien, mais nous, que risquons-nous s'il nous voit ?

Mon frère se faufile déjà, il avance dans la bruine, je le suis, jusqu'à ce que nos chemins se séparent ; lui s'occupe de l'entrepôt, moi de l'atelier et des bureaux. J'ai son plan dans la tête et la nuit ne me fait pas peur. J'entre dans la bâtisse, longe la chaîne de montage et emprunte les marches de la passerelle qui conduit aux bureaux. La porte est fermée avec un croisillon d'acier, solidement verrouillé d'un cadenas ; tant pis, les carreaux sont fragiles. Je prends deux grenades, arrache les goupilles et les lance, une dans chaque main. Les vitres éclatent, juste le temps de m'accroupir, le souffle vient jusqu'à moi. Je suis projeté et retombe bras en croix. Sonné, les tympans qui bourdonnent, du gravier dans la bouche, les poumons enfumés, je crache tout ce que je peux. J'essaie de me relever, ma chemise est en feu, je vais brûler vif. J'entends d'autres explosions qui tonnent au loin, du côté des entrepôts. Moi aussi je dois finir le travail.

Je me laisse rouler sur les marches de fer et atterris devant une fenêtre. Le ciel est rougi par l'action de mon frère, d'autres bâtiments s'illuminent à leur tour, au fil des explosions qui les enflamment dans la nuit. Je puise dans ma musette, dégoupille et jette mes grenades, une à une, courant dans la fumée vers la sortie.

Dans mon dos, les déflagrations se succèdent ; à chacune d'entre elles, c'est mon corps tout entier qui vacille. Il y a tant de flammes qu'il fait comme en plein jour, et par instants, la clarté se masque, faisant place au noir le plus profond. Ce sont mes yeux qui m'abandonnent, les larmes qui en ruissellent sont brûlantes.

Je veux vivre, je veux m'évader de l'enfer, sortir d'ici. Je veux voir mon frère, le serrer dans mes bras, lui dire que tout n'était qu'un absurde cauchemar ; qu'au réveil j'ai retrouvé nos vies, comme ça, par hasard dans le coffre où maman rangeait mes affaires. Ces deux vies, la sienne, la mienne, celles où nous allions chaparder des bonbons chez l'épicier du coin, celles où maman nous attendait au retour de l'école, celles où elle nous faisait réciter nos devoirs ; juste avant qu'ils viennent nous l'enlever et nous voler nos vies.

Devant moi, une poutre de bois vient de s'effondrer, elle flambe et me barre le passage. La chaleur est terrible mais dehors, mon frère attend et, je le sais, il ne partira pas sans moi. Alors je prends les flammes entre mes mains et je repousse la poutre.

La morsure du feu, on ne peut l'imaginer tant qu'elle ne vous a pas saisi. Tu sais, j'ai hurlé, comme un chien qu'on tabasse, j'ai hurlé à la mort, mais je veux vivre, je te l'ai dit ; alors je continue ma route au milieu du brasier, en priant qu'on me coupe les poignets pour que la douleur cesse. Et devant moi, enfin apparaît la petite courette, comme mon frère l'avait dessinée. Un peu plus loin, l'échelle qu'il a déjà mise contre le mur. «Je me demandais ce que tu faisais, tu sais ? » me dit-il en me voyant la gueule noircie comme celle d'un charbonnier. Et il ajoute

« Tu t'es mis dans un drôle d'état ». Il m'ordonne de passer le premier, à cause de mes blessures. Je monte comme je peux, en m'appuyant sur les Page 99


Levy Marc - les enfants de la liberté coudes, les mains me font trop mal. En haut, je me retourne et l'appelle, pour lui dire que c'est son tour, il ne faut pas traîner.

À nouveau, Samuel s'est tu. Comme pour puiser la force de me raconter la fin de son histoire. Puis il ouvre les mains et me montre ses paumes ; ce sont celles d'un homme qui sa vie durant aurait travaillé la terre, un homme de cent ans ; Samuel n'en a que vingt.

- Mon frère est là, dans la cour, mais à mon appel, c'est la voix d'un autre homme qui répond.

Le gardien de l'usine met son fusil en joue et crie

« Halte, halte ». Je sors mon revolver de ma besace, j'en oublie la douleur dans mes mains, et je vise ; mais mon frère crie à son tour « Ne fais pas ça ! ». Je le regarde et l'arme glisse entre mes doigts. Quand elle tombe à ses pieds, il sourit, comme rassuré que je ne puisse pas faire de mal. Tu vois, je te l'ai dit, il a le cœur d'un ange. Les mains nues, il se retourne et sourit au gardien. « Ne tire pas, lui dit-il, ne tire pas, c'est la Résistance. » Il a parlé comme pour le rassurer, ce petit homme rondelet avec son fusil braqué, comme pour lui dire qu'on ne lui voulait pas de mal.

Mon frère ajoute « Après la guerre, ils te recons-truiront une usine toute neuve, elle sera encore plus belle à garder ». Et puis il se retourne et pose son pied sur le premier barreau de l'échelle. L'homme rondelet crie encore « Halte, halte », mais mon frère continue sa marche vers le ciel. Le gardien appuie sur la détente.

J'ai vu sa poitrine exploser, son regard se figer.

Il m'a souri et ses lèvres imbibées de sang ont murmuré « Sauve-toi, je t'aime ». Son corps est retombé en arrière.

J'étais là-haut sur le mur, lui en bas, baignant dans cette mare rouge qui s'étalait sous lui, rouge de tout l'amour qui foutait le camp.

Samuel n'a plus rien dit de la nuit. Quand il a fini de me raconter son histoire, je suis allé me coucher près de Claude, qui a râlé un peu parce que je le réveillais.

De ma paillasse, j'ai vu par-delà les barreaux quelques étoiles briller enfin dans le ciel. Je ne crois pas en Dieu, mais ce soir-là j'imaginais que sur l'une d'elles, scintillait l'âme du frère de Samuel.


26.

Le soleil de mai réchauffe notre cellule. Au milieu de la journée, les barreaux aux lucarnes tracent trois raies noires sur le sol. Quand le vent est favorable, nous pouvons sentir les premières odeurs des tilleuls venir jusqu'à nous.

- Il paraît que les copains ont récupéré une voiture.

C'est la voix d'Étienne qui brise le silence.

Étienne, je l'ai connu ici, il a rejoint la brigade quelques jours après que Claude et moi avons été arrêtés ; il est tombé comme les autres dans les filets du commissaire Gillard. Et pendant qu'il parle, j'essaye de m'imaginer dehors, dans une autre vie que la mienne. J'entends dans la rue les passants qui marchent sur les pas légers de leur liberté, ignorant qu'à quelques mètres d'eux, derrière un double mur, nous sommes prisonniers et attendons la mort.

Etienne chantonne, comme pour tuer l'ennui. Et puis il y a l'enfermement, il est comme un serpent qui nous enserre sans relâche. Sa morsure indolore, Page 100


Levy Marc - les enfants de la liberté son poison se diffuse. Alors les mots que chante notre ami nous rappellent à l'instant ; non, nous ne sommes pas seuls, mais tous ensemble ici.

Étienne est assis par terre, dos au mur, sa voix fragile est douce, c'est presque celle d'un enfant qui raconte une histoire, celle d'un môme courageux qui fredonne à l'espoir :

Sur c'te butte-là, y avait pas d'gigoktte, Pas de marions, ni de beaux muscadins.

Ah, c'était loin du moulin d'la Galette, Et de Paname, qu'est le roi despat'lins.

C'qu'elle en a bu, du beau sang, cette terre, Sang d'ouvrier et sang de paysan, Car les bandits, qui sont cause des guerres, N'en meurent jamais, on n'tue qu'les innocents.

À la voix d'Étienne se mêle celle de Jacques ; et les mains des copains qui battaient leur paillasse continuent leur besogne, mais maintenant au rythme du refrain.

La Butte Rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin Où tous ceux qui grimpèrent, roulèrent dans le ravin Aujourd'hui y a des vignes, il y pousse du raisin Qui boira d'ce vin-là, boira l'sang des copains.

Dans la cellule voisine, j'entends l'accent de Charles et celui de Boris qui se joignent au chant.

Claude, qui griffonnait des mots sur une feuille de papier, abandonne son crayon pour en fredonner d'autres. Le voilà qui se lève et qui chante à son tour.

Sur c'te butte-là, on n'y fsait pas la noce, Comme à Montmartre, où l'champagne coule à flots.

Mais les pauv ' gars qu 'avaient laissé des gosses, Ifsaient entendre de pénibles sanglots.

C'qu'elle en a bu, des larmes, cette terre, Larmes d'ouvriers et larmes de paysans, Car les bandits, qui sont cause des guerres, Ne pleurent jamais, car ce sont des tyrans.

La Butte Rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin Où tous ceux qui grimpèrent, roulèrent dans le ravin Aujourd'hui y a des vignes, il y pousse du raisin Qui boit de ce vin-là, boira les larmes des copains.

Dans mon dos, les Espagnols s'y mettent aussi, ils ne connaissent pas les paroles mais fredonnent avec nous. Bientôt, à l'unisson, c'est à l'étage entier que sonne la Butte Rouge. Maintenant, ils sont cent à chanter :

Sur c'te butte-là, on y r'fait des vendanges, On y entend des cris et des chansons.

Filles et gars, doucement y échangent Des mots d'amour, qui donnent le frisson.

Peuvent-ils songer dans leurs folles étreintes, Qu 'à cet endroit où s'échangent leurs baisers, J'ai entendu, la nuit, monter des plaintes, Et j'y ai vu des gars au crâne brisé ?

La Butte Rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin Où tous ceux qui grimpèrent, roulèrent dans le ravin Aujourd'hui y a des vignes, il y pousse du raisin Mais moi j'y vois des croix, portant l'nom des copains.

Tu vois, Étienne avait raison, nous ne sommes pas seuls, mais tous ensemble ici. Le silence retombe et avec lui la nuit à la fenêtre. Chacun retourne à son ennui, à sa peur. Bientôt, il faudra sortir sur la passerelle, enlever les vêtements, sauf les caleçons puisque désormais, grâce à quelques copains espagnols, nous avons le droit de les garder.

Le petit jour est revenu. Les prisonniers sont rhabillés et tous attendent le repas. Sur la passerelle, deux corvettiers traînent la marmite, servant les gamelles qu'on leur tend. Les détenus rentrent dans Page 101


Levy Marc - les enfants de la liberté les cellules, les portes se referment et le concert des verrous s'achève. Chacun s'isole, chacun part à sa solitude, se réchauffant les mains sur les bords de son bol en métal. Les lèvres avancent vers le bouillon et soufflent sur le liquide saumâtre. C'est la journée qui vient qu'ils boivent à petites gorgées.

Hier quand nous chantions, une voix manquait à l'appel. Enzo est à l'infirmerie.

- On attend là tranquillement qu'ils l'exécutent mais je pense que nous devons agir, dit Jacques.

- D'ici ?

- Tu vois, Jeannot, d'ici on ne peut pas faire grand-chose justement, c'est pour cela qu'il faudrait que nous lui rendions visite, me répond-il.

- Et... ?

- Tant qu'il ne tiendra pas debout, ils ne pourront pas le fusiller. Il faut que nous l'em-pêchions de guérir trop vite, tu comprends ?

À mon regard Jacques devine que je ne saisis pas encore le rôle qu'il me réserve ; il tire à la courte paille celui de nous deux qui devra se tordre de douleur.

Je n'ai jamais eu de chance au jeu, et l'adage selon lequel je devrais en avoir en amour est idiot, je sais de quoi je parle !

Me voilà donc, me roulant sur le sol, feignant des maux que mon imagination n'a pas eu à aller chercher très loin.

Les gardiens mettront une heure avant de venir voir qui souffre au point de hurler comme je le fais ; et pendant que je poursuis mes plaintes, la conversation va bon train dans la cellule.

- C'est vrai que les copains ont des bagnoles ?

demande Claude qui ne prête aucune attention à mes talents d'acteur.

- Oui, il paraît, répond Jacques.

- Tu te rends compte, eux dehors, en voiture pour partir à l'action, et nous, là, comme des cons à ne rien pouvoir faire.

- Oui, je me rends compte, maugrée Jacques.

- Tu crois qu'on y retournera ?

- Je ne sais pas, peut-être.

- Qui sait si nous aurons de l'aide ? demande mon petit frère.

- Tu veux dire de l'extérieur ? répond Jacques.

- Oui, reprend Claude, presque enjoué. Ils viendront peut-être tenter le coup.

- Ils ne pourront pas. Entre les Allemands sur les miradors et les gardiens français dans la cour, il faudrait une armée pour nous libérer.

Mon petit frère réfléchit, ses espoirs sont déçus, il se rassied dos au mur, la mine triste se joint à son teint pâle.

- Dis donc, Jeannot, tu voudrais pas gémir un peu moins fort, on s'entend à peine ! bougonne-t-il avant de se taire pour de bon.

Jacques regarde fixement la porte de la cellule.

Nous entendons des bruits de godillots sur la coursive.

Le guichet se soulève et la tête rougeaude du gardien apparaît. Ses yeux semblent chercher d'où viennent les râles. La serrure cliquette, deux gardiens me soulèvent de terre et me traînent au-dehors.

- Tu as intérêt à avoir quelque chose de grave, pour nous déranger en dehors des horaires ; sinon, on te fera passer le goût de la promenade, dit l'un.

- Tu peux compter sur nous ! ajoute l'autre.

Mais moi, je me fiche bien de quelques brimades supplémentaires, puisqu'ils m'emmènent Page 102


Levy Marc - les enfants de la liberté voir Enzo.

Il dort sur son lit d'un sommeil agité. L'infirmier me reçoit et me fait allonger sur une civière, près d'Enzo. Il attend que les gardiens s'en aillent et se tourne vers moi.

- Tu fais semblant pour passer quelques heures de repos ou tu as vraiment mal quelque part ?

Je lui montre mon ventre en grimaçant, il palpe, hésitant.

- On t'a déjà ôté l'appendice ?

- Je ne crois pas, dis-je en balbutiant, sans vraiment réfléchir aux conséquences de ma réponse.

- Laisse-moi t'expliquer quelque chose, reprend l'homme d'un ton sec. Si la réponse à ma question est toujours non, il est possible que l'on t'ouvre le ventre pour te l'enlever, cet appendice enflammé. Bien sûr, il y a des avantages à cela. Tu vas troquer deux semaines de cellule contre autant de jours dans un bon lit et tu bénéficieras d'une meilleure nourriture. Si tu devais passer en jugement, il sera retardé d'autant et si ton copain est toujours là à ton réveil, vous pourrez même faire un brin de causette tous les deux.

L'infirmier sort un paquet de cigarettes de la poche de sa blouse, m'en offre une, en colle une autre entre ses lèvres, et reprend d'un ton plus solennel encore.

- Bien sûr, il y a aussi des inconvénients.

D'abord, je ne suis pas chirurgien, tout juste externe ; sinon, tu t'en doutes, je ne travaillerais pas comme infirmier à la prison Saint-Michel. Attention, je ne dis pas que je n'ai aucune chance de réussir ton opé-

ration, je connais mes manuels par cœur ; mais tu comprends que ce n'est quand même pas pareil que d'être entre des mains expertes. Ensuite, je ne te cache pas que les conditions d'hygiène ici ne sont pas idéales. On n'est jamais à l'abri d'une infection, et dans ce cas, je ne peux pas te cacher non plus qu'une mauvaise fièvre pourrait t'emporter bien avant le peloton d'exécution. Alors, je vais aller faire un tour dehors, le temps de fumer cette cigarette.

Toi, tu vas essayer pendant ce temps-là de te souvenir si la cicatrice que je vois en bas de ton ventre, à droite, ne serait pas justement celle d'une opération de l'appendicite !

L'infirmier a quitté la pièce, me laissant seul avec Enzo. J'ai secoué mon copain, le tirant probablement d'un rêve, puisqu'il me souriait.

- Qu'est-ce que tu fous là, Jeannot ? Tu t'es fait esquinter ?

- Non, je n'ai rien, je suis juste venu te rendre visite.

Enzo s'est redressé sur son lit et cette fois son sourire ne venait d'aucun songe.

- Ça c'est drôlement chouette ! Tu t'es donné tout ce mal rien que pour venir me voir ?

J'ai hoché la tête en guise de réponse, parce que pour tout te dire, j'étais drôlement ému de voir mon copain Enzo. Et plus je le regardais, plus l'émotion montait ; aussi parce que près de lui, je voyais Marius au cinéma des Variétés et Rosine à ses côtés qui me souriait.

- Fallait pas te donner cette peine, Jeannot, je vais bientôt remarcher, je suis presque rétabli.

J'ai baissé les yeux, je ne savais pas comment lui dire.

- Eh ben, mon vieux, ça a l'air de te réjouir que j'aille mieux !

- Ben justement, Enzo, ce serait mieux que tu n'ailles pas aussi bien, tu comprends ?

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Pas vraiment, non !

- Écoute-moi. Dès que tu vas remarcher, ils t'emmèneront dans la cour pour te régler ton sort.

Tant que tu ne pourras pas aller à pied au poteau, tu seras en sursis. Tu comprends cette fois ?

Enzo n'a rien dit. Moi j'avais honte, parce que mes mots étaient crus et parce que si j'avais été à sa place, je n'aurais pas aimé qu'il me les dise. Mais c'était pour lui rendre service et lui sauver la peau, alors j'ai ravalé ma gêne.

- Faut pas que tu guérisses, Enzo. Le débarquement finira bien par arriver, nous devons gagner du temps.

Enzo a relevé brusquement son drap pour découvrir sa jambe. Les cicatrices étaient immenses, mais presque refermées.

- Et qu'est-ce que je peux y faire ?

- Jacques ne m'a encore rien dit à ce sujet ; mais ne t'inquiète pas, nous trouverons un moyen.

En attendant, essaie de feindre un regain de douleur. Si tu veux je peux te montrer, j'ai acquis un certain savoir-faire.

Enzo m'a dit que pour ça, il n'avait pas besoin de moi ; question douleur, il avait des souvenirs très frais. J'entendais l'infirmier revenir sur ses pas, Enzo a fait semblant de repiquer un roupillon et moi je suis retourné sur ma civière.

Après mûre réflexion, j'ai préféré rassurer l'homme en blouse ; la mémoire m'était revenue à la faveur de ce court moment de repos ; j'en étais presque certain, à cinq ans, on m'avait déjà opéré de l'appendicite. De toute façon, le mal semblait s'en être allé, je pouvais même retourner en cellule. L'infirmier m'a glissé quelques pastilles de soufre dans la poche, pour allumer nos cigarettes. Aux gardiens qui me reconduisaient, il a dit qu'ils avaient bien fait de m'amener jusqu'ici, j'avais un début d'occlusion qui aurait pu mal tourner, et sans leur intervention, j'aurais même pu en mourir.

Au plus crétin de ces deux-là, qui sur la passerelle a osé me faire remarquer qu'il m'avait sauvé la vie, j'ai dû dire merci, et ce merci-là parfois me brûle encore la bouche ; mais quand je pense que c'était pour sauver Enzo, alors le feu s'éteint.

De retour en cellule, je donne des nouvelles d'Enzo et c'est bien la première fois que je vois des gens attristés que leur ami guérisse. C'est dire si l'époque est folle, si la vie a perdu tout sens logique et à quel point notre monde tourne à l'envers.

Alors chacun y va de ses cent pas, bras derrière le dos, cherchant une solution pour sauver la vie d'un copain.

- En fait, dis-je en m'aventurant un peu, il faut juste trouver un moyen pour que les cicatrices ne se referment pas.

- Merci, Jeannot, grommelle Jacques, jusque-là, nous sommes tous d'accord avec toi !

Mon petit frère, qui rêve de faire un jour des études de médecine, ce qui dans sa situation relève d'un certain optimisme, enchaîne aussitôt.

- Pour ça, il suffirait que les plaies s'infectent.

Jacques le toise, se demandant si chez les deux frères il n'y aurait pas une tare congénitale les pré-

disposant à l'énoncé de lieux communs.

- Le problème, ajoute Claude, c'est de trouver le moyen pour que les plaies s'infectent ; d'ici, c'est pas évident !

- Alors il nous faut gagner la complicité de l'in-Page 104


Levy Marc - les enfants de la liberté firmier.

Je sors de ma poche la cigarette et les pastilles de soufre qu'il m'a offertes tout à l'heure, et dis à Jacques que j'ai senti chez cet homme une certaine compassion à notre égard.

- Au point de prendre des risques pour sauver l'un d'entre nous ?

- Tu sais, Jacques, il y a des tas de gens qui sont encore prêts à prendre des risques pour épargner la vie d'un gamin.

- Jeannot, je me fiche de ce que font ou ne font pas les gens, ce qui m'intéresse, c'est cet infirmier que tu as rencontré. Comment évalues-tu nos chances avec lui ?

- Je n'en sais rien, enfin, je pense que ce n'est pas un mauvais type.

Jacques marche vers la fenêtre, il réfléchit ; sa main ne cesse de passer sur son visage décharné.

- Il faut retourner le voir, dit-il. Il faut lui demander de nous aider à ce que le copain Enzo retombe malade. Lui saura comment faire.

- Et s'il ne veut pas ? intervient Claude.

- On lui parlera de Stalingrad, on lui dira que les Russes sont aux frontières de l'Allemagne, que les nazis sont en train de perdre la guerre, que le débarquement ne va pas tarder et que la Résistance saura le remercier quand tout sera fini.

- Et s'il ne se laisse pas convaincre ? insiste mon petit frère.

- Alors, nous le menacerons de lui régler son compte à la Libération, répond Jacques.

Et Jacques déteste ses propres mots, mais qu'importent les moyens, il faut que la plaie d'Enzo se gan-grène.

- Et comment va-t-on lui dire tout ça, à l'infirmier ? demande Claude.

- Je n'en sais rien encore. Si nous refaisons le coup du malade, les matons flaireront l'arnaque.

- Je crois que je connais une façon, dis-je sans trop réfléchir.

- Comment comptes-tu t'y prendre ?

- Au moment de la promenade, les gardiens sont tous dans la cour. Je vais faire la seule chose à laquelle ils ne s'attendent pas : je vais m'évader à l'intérieur de la prison.

- Fais pas l'idiot, Jeannot, si tu te fais prendre, ils vont te dérouiller.

- Je croyais qu'il fallait sauver Enzo à tout prix !

La nuit revient et le matin suivant se lève, aussi gris que les autres. C'est l'heure de la promenade.

Au bruit des bottes des gardiens qui avancent sur la passerelle, revient à ma mémoire la mise en garde de Jacques. « S'ils te prennent, ils vont te dérouiller », mais je pense à Enzo. Les verrous claquent, les portes s'ouvrent et les prisonniers s'alignent devant Touchin, qui les compte.

On salue le gardien-chef et la cohorte s'engage dans l'escalier en colimaçon qui mène au rez-de-chaussée. Nous passons sous la verrière, elle éclaire tristement la galerie ; nos pas résonnent sur la pierre usée et nous entrons dans le couloir qui s'étire vers la cour.

Mon corps entier est tendu, c'est dans le virage qu'il faudra s'échapper, se glisser, invisible au milieu du cortège, vers la petite porte entrouverte. Je sais que de jour elle n'est jamais fermée, pour permettre au gardien de jeter un coup d'œil de sa chaise à la cellule des condamnés à mort. Je connais le chemin, Page 105


Levy Marc - les enfants de la liberté hier je l'ai emprunté sous bonne garde. Devant moi, un sas d'un mètre à peine et au bout, quelques marches qui conduisent à l'infirmerie. Les matons sont dans la cour, la chance est avec moi.

Quand il me voit, l'infirmier sursaute. À mon air, il sait qu'il n'a rien à craindre. Je lui parle, il m'écoute sans m'interrompre, et soudain il s'assied sur un tabouret, l'air abattu.

- Je n'en peux plus de cette prison, dit-il, je n'en peux plus de vous savoir tous au-dessus de ma tête, je n'en peux plus de mon impuissance, de devoir dire bonjour, au revoir, chaque fois que je les croise ces salauds qui vous gardent et vous tabassent à la première occasion. Je n'en peux plus des fusillades dans la cour ; mais il faut que je vive, non ? Il faut que je nourrisse ma femme, l'enfant que nous attendons, tu comprends ?

Et me voilà qui réconforte l'infirmier ! C'est moi, le juif, roux et binoclard, en guenilles, la peau décharnée, couverte des cloques que me laissent les puces chaque matin en souvenir de leur nuit ; c'est moi, le prisonnier qui guette la mort comme on attend son tour chez le médecin, moi dont le ventre gargouille, moi qui le rassure sur son avenir !

Entends-moi lui dire tout ce à quoi je crois encore : les Russes à Stalingrad, les fronts de l'Est qui se dégradent, le débarquement qui se prépare et les Allemands qui tomberont bientôt du haut des miradors, comme les pommes à l'automne.

Et l'infirmier m'écoute ; il m'écoute comme un enfant qui n'a presque plus peur. À la fin du récit, nous voilà tous les deux, un peu complices, liés dans notre sort. Quand je sens son amertume passée, je lui redis qu'entre ses mains se trouve la vie d'un gamin qui n'a que dix-sept ans.

- Écoute-moi, dit l'infirmier. Demain, ils vont le descendre dans la cellule des condamnés ; d'ici là, s'il est d'accord, je lui ferai une bandelette autour de sa plaie, avec un peu de chance, l'infection reviendra et ils le remonteront ici. Mais dans les jours à venir, il faudra vous débrouiller pour entretenir le stratagème.

Dans ses armoires on trouve du désinfectant, mais le produit infectant, ça n'existe pas. Alors, cette chance dont parle l'infirmier, c'est d'uriner sur le pansement.

- Sauve-toi maintenant, me dit-il en regardant à la fenêtre, la promenade se termine.

J'ai rejoint les prisonniers, les matons n'ont rien vu et Jacques, pas à pas, s'est approché de moi.

- Alors ? m'a-t-il demandé.

- Alors, j'ai un plan !

Et le lendemain, le surlendemain et tous les jours suivants, au moment de la promenade, j'organisais la mienne, à l'écart des autres. En passant devant le sas, je m'éclipsais vite fait de la file des prisonniers. Je n'avais qu'à tourner la tête et voir Enzo, dans la cellule des condamnés à mort, qui dormait sur sa couche.

- Tiens, t'es encore là, Jeannot ? disait-il toujours en s'étirant.

Et chaque fois il se redressait, inquiet.

- Mais qu'est-ce que tu fous encore, t'es dingue, s'ils te piquent, tu vas te faire dérouiller.

- Je sais, Enzo, Jacques me l'a dit cent fois, mais faut refaire ton pansement.

- C'est bizarre votre histoire avec l'infirmier.

- T'inquiète de rien, Enzo, il est avec nous, il Page 106


Levy Marc - les enfants de la liberté sait ce qu'il fait.

- Alors ? Vous avez des nouvelles ?

- De quoi ?

- Ben du débarquement ! Ils en sont où les Américains ? a questionné Enzo, comme un gamin demande au sortir d'un cauchemar si tous les monstres de sa nuit sont bien rentrés sous le plancher.

- Écoute, les Russes ont mis le paquet, les Allemands sont en déroute, on raconte même qu'ils seraient en train de libérer la Pologne.

- Ah dis donc, c'est drôlement chouette.

- Mais sur le débarquement, on n'en sait rien pour l'instant.

J'ai dit cela la voix triste et Enzo l'a senti ; ses yeux se sont plissés, comme si la mort tirait son drap vers lui, réduisant les distances.

Et le visage de mon copain se ferme pendant qu'il compte les jours.

Enzo a relevé la tête, à peine, juste de quoi me lancer un petit regard.

- Faut vraiment que tu t'en ailles, Jeannot, si tu te fais piquer, tu te rends compte ?

- Je veux bien me tirer, mais où tu veux que j'aille ?

Enzo a rigolé et c'était bon de voir mon ami sourire.

- Et ta jambe ?

Il a regardé sa guibole et a haussé les épaules.

- Ben, je peux pas te dire que ça sente très bon !

- Bien sûr, ça va te faire de nouveau mal, mais c'est mieux que le pire, non ?

- T'inquiète pas, Jeannot, je sais ; et puis ça sera toujours moins douloureux que les balles qui me feront éclater les os. Maintenant va-t'en avant qu'il ne soit trop tard.

Son visage devient blême, et je sens un coup de pied qui explose dans mes reins. Il a beau hurler que ce sont des salauds, les gardiens me tabassent, je suis plié en deux, mon épaule est au sol et les talonnades continuent. Mon sang se répand sur la dalle. Enzo s'est redressé, les mains accrochées aux barreaux de son cachot il supplie qu'on me laisse.

- Ben tu vois que tu tiens debout, ricane le gardien.

Je voudrais m'évanouir, ne plus sentir les coups qui pleuvent sur ma figure comme une averse d'août. Qu'il est loin le printemps dans ces jours froids de mai.


27.

Je m'éveille lentement. Ma figure me fait mal, mes lèvres sont collées par du sang séché. J'ai les yeux trop gonflés pour savoir si l'ampoule au plafond du mitard est déjà allumée. Mais j'entends des voix par le soupirail, je suis encore en vie. Les copains sont à la promenade dans la cour.

Un filet d'eau coule au robinet fiché sur un mur à l'extérieur. Les copains s'y succèdent. Les doigts glacés retiennent à peine la savonnette qui sert à se laver. La toilette achevée, ils échangent quelques mots et vont se réchauffer là où un rai de soleil s'étire sur le sol de la cour.

Les gardiens regardent l'un des nôtres. Ils portent dans leurs yeux le regard des vautours. Le môme a les jambes qui se mettent à trembler, les prisonniers se serrent autour de lui, l'encerclent pour faire rempart.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Allez, viens avec nous ! dit le chef.

- Qu'est-ce qu'ils veulent ? demande le môme Antoine, la peur au visage.

- Viens, on te dit ! ordonne le maton en traçant son chemin au milieu des détenus.

Les mains se tendent pour serrer celles d'Antoine qu'on enlève à la vie.

- T'inquiète pas, murmure l'un des copains.

- Mais qu'est-ce qu'ils me veulent ? répète sans fin l'adolescent qu'on tire par les épaules.

Tous ici savent bien ce que veulent les vautours, et Antoine comprend. En délaissant la cour, il regarde ses amis, muet ; son au revoir est silencieux, mais les prisonniers immobiles entendent son adieu.

Les gardiens le reconduisent jusqu'à sa cellule.

En entrant, ils lui ordonnent de prendre ses affaires, toutes ses affaires.

- Toutes mes affaires ? supplie Antoine.

- T'es sourd ? Qu'est-ce que je viens de dire !

Et pendant qu'Antoine roule sa paillasse, c'est sa vie qu'il emballe ; dix-sept ans de souvenirs, le paquetage est vite fait.

Touchin se balance sur ses jambes.

- Allez, viens, dit-il, un rictus dégueulasse à ses lèvres grossières.

Antoine s'approche de la fenêtre, prend un crayon pour griffonner un mot à ceux qui sont encore dans la cour, il ne les reverra plus.

- Et puis quoi encore, dit le chef en lui frappant les reins.

On tire Antoine par les cheveux, si fins qu'ils s'arrachent.

Le gamin se relève et prend son balluchon, le serre contre son ventre et suit les deux gardiens.

- On va où ? demande-t-il la voix frêle.

- Tu verras quand t'y seras !

Et quand le gardien-chef ouvre la grille de la cellule des condamnés à mort, Antoine relève les yeux et sourit au prisonnier qui l'accueille.

- Qu'est-ce que tu fiches là ? demande Enzo.

- Je ne sais pas, répond Antoine, je crois qu'ils m'ont envoyé ici pour que tu sois moins seul. Qu'est-ce que ça pourrait bien être d'autre ?

- Ben oui, Antoine, répond doucement Enzo, qu'est-ce que tu veux que ce soit d'autre ?

Antoine ne dit plus rien, Enzo lui tend la moitié de son pain mais le môme n'en veut pas.

- Faut que tu manges.

- À quoi bon ?

Enzo se lève, sautille en grimaçant et va s'asseoir par terre, contre le mur. Il pose sa main sur l'épaule d'Antoine et lui montre sa jambe.

- Tu crois vraiment que je me donnerais tout ce mal, s'il n'y avait pas d'espoir ?

Les yeux écarquillés, Antoine regarde la plaie d'où suinte le pus.

- Alors ils ont réussi ? bredouille-t-il.

- Ben oui, tu vois, ils ont réussi. J'ai même des nouvelles du débarquement, si tu veux tout savoir.

- Toi, dans la cellule des condamnés à mort, tu as ce genre de nouvelles ?

- Parfaitement ! Et puis, mon petit Antoine, tu n'as rien compris. Ici, ce n'est pas la cellule dont tu parles, mais celle de deux résistants, encore vivants.

Viens, il faut que je te montre quelque chose.

Enzo fouille sa poche et sort une pièce de quarante sous tout écrasée.

- Je l'avais dans ma doublure, tu sais.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Tu l'as mise dans un drôle d'état, ta pièce, soupire Antoine.

- Fallait d'abord que j'enlève la francisque de Pétain. Maintenant qu'elle est toute lisse, regarde ce que j'avais commencé à graver.

Antoine se penche sur la pièce et lit les premières lettres.

- Qu'est-ce que ça dit ta phrase ?

- C'est pas encore fini, mais ça dira : « Il reste des bastilles à prendre. »

- Tu vois, Enzo, pour être très honnête, je sais pas si ton truc c'est beau, ou si c'est très con.

- C'est une citation. Elle est pas de moi, c'est Jeannot qui me l'a dite un jour. Tu vas m'aider à finir, parce que pour être aussi honnête que toi, avec la fièvre qui revient, j'ai plus trop de forces, Antoine.

Et pendant qu'Antoine trace des lettres avec un vieux clou sur la pièce de quarante sous, Enzo, allongé sur le bat-flanc, lui invente des nouvelles de la guerre.

Emile est commandant, il a levé une armée, maintenant ils ont des voitures, des mortiers et bientôt des canons. La brigade s'est reformée, ils attaquent partout.

- Tu vois, conclut Enzo, ce n'est pas nous qui sommes foutus, crois-moi ! Et encore, je ne t'ai pas parlé du débarquement. C'est pour bientôt, tu sais.

Quand Jeannot sortira du mitard, les Anglais et les Américains seront là, tu verras.

La nuit, Antoine ne sait pas bien si Enzo lui dit vrai ou si la fièvre et son délire confondent rêve et réalité.

Au matin, il défait les bandelettes, les trempe dans la tinette avant de les lui remettre. Le reste de la journée, il veille Enzo, guette sa respiration.

Quand il n'ôte pas ses poux, il travaille sa pièce sans relâche et chaque fois qu'il grave un nouveau mot, il murmure à Enzo que finalement, c'est lui qui doit avoir raison ; ensemble, ils verront la Libération.

Un jour sur deux, l'infirmier vient leur rendre visite. Le gardien-chef ouvre la grille et l'enferme avec eux, lui laissant un quart d'heure pour s'occuper d'Enzo, pas une minute de plus.

Antoine avait commencé à défaire le bandage et s'en excuse.

L'infirmier pose sa boîte de soins et ouvre le couvercle.

- À ce train-là, nous l'aurons tué avant que le peloton ne s'en occupe.

Il leur a apporté de l'aspirine et un peu d'opium.

- Ne lui en donne pas trop ; je ne reviens que dans deux jours et demain la douleur sera encore plus forte.

- Merci, chuchote Antoine, alors que l'infirmier se lève.

- De rien, dit l'infirmier. Je vous offre tout ce que j'ai, dit-il désolé.

Il enfonce ses mains dans les poches de sa blouse et se tourne vers la grille de la cellule.

- Dis, l'infirmier, c'est quoi votre prénom?

demande Antoine.

- Jules, je m'appelle Jules.

- Alors merci, Jules.

Et l'infirmier se retourne à nouveau pour faire face à Antoine.

- Tu sais, votre copain Jeannot est remonté à l'étage.

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Levy Marc - les enfants de la liberté

- Ah ! C'est une bonne nouvelle, dit Antoine.

Et les Anglais ?

- Quels Anglais ?

- Ben les Alliés, le débarquement, vous êtes au courant de rien ? interroge Antoine stupéfait.

- J'ai entendu des choses mais rien de précis.

- Rien de précis ou rien qui se précise ? Parce que dans notre cas à tous les deux, c'est pas pareil, tu comprends ça, Jules ?

- Et toi, c'est quoi ton prénom ? demande l'infirmier.

- Antoine !

- Alors écoute, Antoine, ce Jeannot dont je te parlais tout à l'heure, je lui ai menti quand il est venu me trouver pour aider ton copain avec sa jambe que j'avais trop bien soignée. Je ne suis pas médecin, juste infirmier, et si je suis ici, c'est parce que je me suis fait surprendre pendant que je chapardais des draps et d'autres bricoles dans les armoires de l'hô-

pital où je travaillais. J'en ai pris pour cinq ans ; je suis comme toi, un prisonnier. Vous, politiques, moi de droit commun, enfin, pas comme vous ; moi, je ne suis rien.

- Ben si, vous êtes un chic type, dit Antoine pour le consoler, parce qu'il sent bien que l'infirmier en a gros sur le cœur.

- J'ai tout raté, je voudrais être comme toi. Tu vas me dire qu'il n'y a rien à envier à celui qu'on va fusiller, mais je voudrais un instant connaître ta fierté, avoir ton courage. J'en ai tant rencontré des gars comme vous. Tu sais, j'étais déjà là quand ils ont guillotiné Langer. Qu'est-ce que je dirai, moi, après la guerre ? Que j'étais en taule pour avoir piqué des draps ?

- Écoute, Jules, déjà, tu pourras dire que tu nous as soignés et c'est beaucoup. Tu pourras dire aussi que tous les deux jours, tu prenais des risques pour venir refaire le pansement d'Enzo. Enzo c'est lui, le copain dont tu t'occupes, au cas où tu ne le saurais pas. C'est important les prénoms, Jules. C'est comme ça qu'on se souvient des gens ; même quand ils sont morts, on continue parfois à les appeler par leur prénom ; parce que sinon, on ne peut pas. Tu vois Jules, il y a une raison à tout, c'est ma mère qui disait ça. Tu n'as pas piqué tes draps parce que tu es un voleur, mais parce qu'il fallait que tu sois pris, pour te trouver ici à nous apporter de l'aide. Bon, maintenant que ça va mieux, Jules, je le vois à ton visage, tu as repris des couleurs, dis-moi, pour le débarquement, alors, ça s'annonce comment ?

Jules s'est avancé vers la grille et appelle pour qu'on vienne le chercher.

- Pardonne-moi, Antoine, mais je peux plus mentir, je n'ai plus la force. Pour ton débarquement, je n'ai rien entendu.

Cette nuit-là, pendant qu'Enzo gémit sa douleur, emporté par la fièvre, Antoine, accroupi par terre, achève de graver le mot « bastilles » sur une pièce de quarante sous.

Au matin gris, Antoine reconnaît les verrous de la cellule voisine qu'on ouvre et qu'on referme. Les pas s'éloignent en cadence. Quelques instants plus tard, accroché aux barreaux de la fenêtre, il entend douze coups sourds qui frappent le mur des fusillés.

Antoine lève la tête ; au loin, le Chant des partisans s'élève. Un chant immense, qui traverse les murs de la prison Saint-Michel et vient à lui, comme un hymne à l'espoir.

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Levy Marc - les enfants de la liberté Enzo ouvre un œil, et murmure :

- Antoine, tu crois que les copains chanteront aussi quand on me fusillera ?

- Oui, Enzo, plus fort encore, répond doucement Antoine. Si fort, même, qu'on entendra leurs voix jusqu'au bout de la ville.


28.

Je suis sorti du mitard et j'ai retrouvé les copains. Ils se sont réunis pour m'offrir du tabac, de quoi rouler trois cigarettes au moins.

Au milieu de la nuit, des bombardiers anglais survolent notre prison. Au loin, on entend les sirènes ; je m'accroche aux barreaux et regarde le ciel.

Le vrombissement lointain des moteurs ressemble à la venue d'un orage ; il envahit l'espace et résonne jusqu'à nous.

Dans les rais de lumière qui balaient le ciel, je vois se dessiner les toits de notre ville. Toulouse, la ville rose. Je pense à la guerre qui se mène de l'autre côté des murs, je pense aux villes d'Allemagne et aux villes d'Angleterre.

- Où vont-ils ? demande Claude assis sur sa paillasse.

Je me retourne et, dans l'ombre, regarde les copains et leurs corps amaigris. Jacques est adossé au mur, Claude ramassé en boule. Les gamelles cognent aux murs et, des autres cellules, des voix s'élèvent pour nous dire « Vous entendez, les gars ? »

Oui, tous nous entendons ces bruits de la liberté, si près et si loin à la fois, à quelques milliers de mètres au-dessus de nos têtes.

Dans les avions, là-haut, il y a des types libres, des thermos de café, des biscuits et plein de cigarettes ; juste au-dessus de nous, te rends-tu compte ?

Et les pilotes, dans leurs blousons de cuir, traversent les nuages, flottent au milieu des étoiles. Sous leurs ailes, la terre est sombre, pas une lumière, pas même celle des prisons, et ils emplissent nos cœurs d'une bouffée d'espoir. Dieu que je voudrais être des leurs, j'aurais donné ma vie pour être assis près d'eux, mais ma vie, je l'ai déjà donnée à la liberté, ici, dans un cachot de pierre à la prison Saint-Michel.

- Alors, ils vont où ? répète le petit frère.

- J'en sais rien !

- En Italie ! affirme l'un des nôtres.

- Non, quand ils vont là-bas, ils partent de l'Afrique, répond Samuel.

- Alors où ? redemande Claude. Qu'est-ce qu'ils font là ?

- Je ne sais pas, je ne sais pas, mais tiens-toi loin de la fenêtre, on ne sait jamais.

- Et toi alors, t'es collé aux barreaux !

- Moi je regarde et je te raconte...

Des sifflements déchirent la nuit, les premières explosions font trembler la prison Saint-Michel et tous les prisonniers se lèvent, crient des hourras.

« Vous entendez, les gars ? »

Oui, on entend. C'est Toulouse qu'on bombarde et le ciel rougit dans le lointain. Les canons antiaériens se mettent à répondre, mais les sifflements continuent. Les copains m'ont rejoint sous les barreaux. Quel feu d'artifice !

- Mais qu'est-ce qu'ils font ? supplie Claude.

- Je ne sais pas, murmure Jacques.

La voix d'un copain s'élève et se met à chanter.

Je reconnais l'accent de Charles, et me souviens de Page 111


Levy Marc - les enfants de la liberté la gare de Loubers.

Mon petit frère est près de moi, Jacques en face, François et Samuel sur leur paillasse ; en bas, il y a Enzo et Antoine. La 35e brigade n'a pas fini d'exister.

- Si seulement l'une de ces bombes pouvait faire tomber les murs de cette taule..., dit Claude.

Et demain au réveil, nous apprendrons que cette nuit, les avions dans le ciel étiraient sous leurs ailes l'aube du débarquement.

Jacques avait raison, le printemps revient, Enzo et Antoine sont peut-être sauvés.

A l'aube du jour suivant, trois hommes en noir sont entrés dans la cour. Un officier en uniforme les suivait.

Le gardien-chef les accueille, même lui est stupéfait.

- Attendez-moi dans le bureau, dit-il, il faut que je les prévienne, on ne vous attendait pas.

Et pendant que le surveillant revient sur ses pas, un camion franchit le porche et douze hommes casqués en descendent tour à tour.

Ce matin, Touchin et Theil sont de repos, Delzer est de service.

- Il fallait que ça tombe sur moi, grommelle le suppléant du gardien-chef.

Il franchit le sas et s'approche de la cellule.

Antoine entend les pas et se dresse.

- Qu'est-ce que vous faites là, il fait nuit encore, c'est pas l'heure de la gamelle ?

- Ça y est, dit Delzer, ils sont là.

- Quelle heure est-il ? interroge le môme.

Le gardien regarde sa montre, il est cinq heures.

- C'est pour nous ? demande Antoine.

- Ils n'ont rien dit.

- Alors, on va venir nous chercher ?

- Dans une demi-heure, je pense. Ils ont des papiers à remplir, et puis il faudra enfermer les corvettiers.

Le gardien fouille sa poche et sort un paquet de gauloises, il le passe au travers des barreaux.

- Il vaudrait mieux quand même que tu réveilles ton copain.

- Mais il ne peut pas tenir debout, ils ne vont pas faire ça ! Ils n'ont pas le droit, putain ! s'insurge Antoine.

- Je sais, dit Delzer, en baissant la tête. Je te laisse, peut-être que c'est moi qui reviendrai tout à l'heure.

Antoine s'approche de la paillasse d'Enzo. Il lui tapote l'épaule.

- Réveille-toi.

Enzo sursaute, il ouvre les yeux.

- C'est pour maintenant, murmure Antoine, ils sont là.

- Pour nous deux ? demande Enzo dont les yeux se mouillent.

- Non, toi ils ne peuvent pas, ce serait trop dégueulasse.

- Dis pas ça, Antoine, j'ai pris l'habitude que nous soyons ensemble, j'irai avec toi.

- Tais-toi, Enzo ! Toi tu peux plus marcher, je te défends de te lever, tu m'entends ? Je peux y aller seul, tu sais.

- Je sais, l'ami, je sais.

- Tiens, on a deux cigarettes, des vraies, on a le droit de les griller.

Enzo se redresse et craque une allumette. Il tire Page 112


Levy Marc - les enfants de la liberté une longue bouffée et regarde les volutes de fumée.

- Alors les Alliés n'ont toujours pas débarqué ?

- Faut croire que non, mon vieux.

Dans la cellule dortoir, chacun attend à sa manière. Ce matin, la soupe est en retard. Il est six heures et les corvettiers ne sont pas encore entrés dans la galerie. Jacques fait les cent pas ; à son visage, on voit qu'il est inquiet. Samuel reste prostré contre le mur, Claude se dresse aux barreaux mais la cour est encore grise, il retourne s'asseoir.

- Qu'est-ce qu'ils foutent, bon sang ? rumine Jacques.

- Les salauds ! répond mon petit frère.

- Tu crois que... ?

- Tais-toi, Jeannot ! ordonne Jacques, et il retourne s'asseoir, dos à la porte, la tête sur les genoux.

Delzer est revenu dans la cellule des condamnés.

Il a le visage défait.

- Je suis désolé, les gars.

- Et comment ils vont l'emmener ? supplie Antoine.

- On le portera sur une chaise. C'est à cause de ça, le retard. J'ai essayé de les en dissuader, de leur dire que ces choses-là ne se font pas, mais ils en ont assez d'attendre qu'il guérisse.

- Les salauds ! hurle Antoine.

Et c'est Enzo qui le réconforte.

- Je veux y aller debout !

Il se lève, trébuche et tombe. Le bandage se défait, sa jambe est toute pourrie.

- Ils vont t'apporter une chaise, soupire Delzer.

Pas la peine que tu souffres en plus.

Et derrière ces mots, Enzo entend les pas qui viennent à eux.

*

- Tu as entendu ? dit Samuel en se redressant.

- Oui, murmure Jacques.

Dans la cour, résonnent les pas des gendarmes.

- Va à la fenêtre, Jeannot, et dis-nous ce qu'il se passe.

J'avance jusqu'aux barreaux, Claude me fait la courte échelle. Dans mon dos, les copains attendent que je leur conte la triste histoire d'un monde où deux gamins perdus dans le petit matin sont traînés vers la mort, celle où l'un d'entre eux vacille sur une chaise que portent deux gendarmes.

L'un debout qu'on attache au poteau, l'autre que l'on pose, juste à côté de lui.

Douze hommes s'alignent. J'entends les doigts de Jacques qui craquent tant il les serre, et douze coups de feu qui claquent dans l'aube d'un dernier jour. Jacques hurle un « Non ! » plus fort encore que les chants qui s'élèvent, plus long que les couplets de la Marseillaise qu'on entonne.

Les têtes de nos copains dodelinent et retombent, les poitrines percées se vident de leur sang ; la jambe d'Enzo gigote encore, elle se tend et la chaise roule sur le côté.

Son visage est dans le sable, et dans le silence revenu, je te jure qu'il sourit.

Cette nuit-là, cinq mille navires qui venaient d'Angleterre ont traversé la Manche. Au lever du jour, dix-huit mille parachutistes sont descendus du ciel et les soldats américains, anglais et canadiens débarquaient par milliers sur les plages de France ; trois mille y ont laissé la vie aux premières heures du matin, la plupart reposent dans les cimetières de Page 113


Levy Marc - les enfants de la liberté Normandie.

Nous sommes le 6 juin 1944, il est six heures.

À l'aube, dans la cour de la prison Saint-Michel, à Toulouse, Enzo et Antoine ont été fusillés.


29.

Pendant les trois semaines qui suivirent, les Alliés connurent l'enfer en Normandie. Chaque jour apportait son lot de victoires et d'espoir ; Paris n'était pas encore libéré, mais le printemps que Jacques avait tant attendu s'annonçait, et quand bien même il était en retard, personne ne pouvait lui en vouloir.

Tous les matins, au moment de la promenade, nous échangeons avec nos copains espagnols des nouvelles de la guerre. Maintenant, nous en sommes certains, on ne tardera pas à nous libérer. Mais l'intendant de police Marty, que la haine n'a jamais quitté, en a décidé autrement. À la fin du mois, il donne l'ordre à l'administration pénitentiaire de remettre tous les prisonniers politiques aux mains des nazis.

À l'aube, on nous réunit dans la galerie, sous la verrière grise. Chacun porte son paquetage, sa gamelle et ses maigres affaires.

La cour s'est emplie de camions et les Waffen-SS aboient pour nous faire mettre en rangs. La prison est en état de siège. On nous encadre. Les soldats hurlent, et nous font avancer à coups de crosse de fusil. Dans la file, je rejoins Jacques, Charles, François, Marc, Samuel, mon petit frère et tous les copains survivants de la 35e brigade.

Bras dans le dos, le surveillant-chef Theil, entouré de quelques gardiens, nous regarde, et ses yeux pétillent de hargne.

Je me penche à l'oreille de Jacques et murmure :

- Regarde-le, il est blafard. Tu vois, j'aime encore mieux être à ma place qu'à la sienne.

- Mais tu réalises où on va, Jeannot !

- Oui, mais nous irons la tête haute et lui vivra toujours à voix basse.

Tous, nous espérions la liberté et tous, nous partons en rang, enchaînés quand s'ouvrent les portes de la prison. Nous traversons la ville, sous escorte, et les rares passants, silencieux dans ce matin blême, regardent la cohorte de prisonniers qu'on emmène à la mort.

À la gare de Toulouse, où reviennent les souvenirs, un convoi de wagons de marchandises nous attend.

En s'alignant sur le quai, chacun de nous devine bien où ce train nous conduit. Il fait partie de ceux qui, depuis de longs mois, traversent l'Europe, ceux dont les passagers ne reviennent jamais.

Terminus à Dachau, Ravensbrûck, Auschwitz, Birkenau. C'est dans le train fantôme que l'on nous pousse, tels des animaux.


30.

Le soleil n'est pas encore bien haut dans le ciel, les quatre cents prisonniers du camp du Vernet attendent sur le quai pourtant déjà empreint de la tiédeur du jour. Les cent cinquante détenus de la prison Saint-Michel se joignent à eux. Au convoi, sont couplés entre les wagons de marchandises qui nous sont réservés quelques wagons de passagers. Y

embarquent des Allemands coupables de menus Page 114


Levy Marc - les enfants de la liberté délits. Ils retournent chez eux, sous escorte. Des membres de la Gestapo, qui ont obtenu d'être rapa-triés avec leurs familles, grimpent à leur tour. Les Waffen-SS s'asseyent sur les marchepieds, fusil sur les genoux. Près de la locomotive, le chef du train, le lieutenant Schuster, donne des ordres à ses soldats.

En queue de convoi, on arrime un plateau sur lequel sont montés un immense projecteur et une mitrailleuse. Les SS nous bousculent. La tête d'un prisonnier ne revient pas à l'un d'entre eux. Il lui assène un coup de crosse. L'homme roule à terre et se relève en se tenant le ventre. Les portes des bétaillères s'ouvrent. Je me retourne et regarde une dernière fois la couleur du jour. Pas un nuage, c'est une chaude journée d'été qui s'annonce, et je pars pour l'Allemagne.

Le quai est pourtant noir de monde, les files de déportés se sont formées devant chaque wagon, et moi, étrangement, je n'entends plus aucun bruit.

Alors qu'on nous pousse, Claude se penche à mon oreille.

- Cette fois, c'est le dernier voyage.

- Tais-toi !

- Combien de temps crois-tu que nous tiendrons là-dedans ?

- Le temps qu'il faudra. Je te défends de mourir !

Claude hausse les épaules, c'est à son tour de monter, il me tend la main, je le suis. Derrière nous, la porte du wagon se referme.

Il faut un peu de temps à mes yeux pour s'habituer à l'obscurité. Des planches entourées de barbelés sont clouées à la lucarne. Nous sommes soixante-dix entassés dans ce wagon, peut-être un peu plus. Je comprends que pour se reposer, il faudra s'allonger à tour de rôle.

Il est bientôt midi, la chaleur est intenable et le convoi ne bouge toujours pas. Si nous roulions, nous aurions peut-être un peu d'air, mais rien ne se passe.

Un Italien qui n'en peut plus de soif, pisse entre ses mains et boit sa propre urine. Le voilà qui vacille et s'évanouit. À trois, nous le soutenons sous le mince filet d'air qui passe par la lucarne. Mais pendant que nous le réanimons, d'autres perdent conscience et s'écroulent.

- Écoutez ! murmure mon petit frère.

Nous tendons l'oreille et le regardons tous, dubitatifs.

- Chut, insiste-t-il.

C'est le grondement de l'orage qu'il entend, et déjà de grosses gouttes éclatent sur le toit. Meyer se précipite, il tend les bras vers les barbelés et se blesse ; qu'importe, à son sang qui coule sur sa peau se mêle un peu d'eau de pluie, il la lèche. Sa place est disputée par d'autres. Assoiffés, épuisés, apeurés, les hommes sont en train de devenir des animaux ; mais après tout, comment leur en vouloir de perdre la raison, ne sommes-nous pas parqués dans des wagons à bestiaux ?

Une secousse, le convoi s'ébranle. Il parcourt quelques mètres et s'immobilise.

C'est mon tour d'être assis. Claude est à côté de moi. Dos à la paroi, genoux recroquevillés pour prendre le moins de place possible. Il fait quarante degrés et je sens sa respiration haletante, comme celle des chiens qui s'abandonnent à la sieste sur la pierre chaude.

Le wagon est silencieux. Parfois, un homme tousse avant de s'évanouir. Dans l'antichambre de la Page 115


Levy Marc - les enfants de la liberté mort, je me demande à quoi pense celui qui conduit la locomotive, à quoi pensent les familles allemandes qui ont pris place sur les banquettes confortables de leurs compartiments, à ces hommes et ces femmes qui, à deux wagons de nous, boivent à leur soif et mangent à leur faim. Y en a-t-il parmi eux quelques-uns qui imaginent ces prisonniers qui suffoquent, ces adolescents inanimés, tous ces êtres humains à qui l'on veut enlever leur dignité avant de les assassiner ?

- Jeannot, il faut se tirer d'ici avant qu'il ne soit trop tard.

- Et comment ?

- Je ne sais pas, mais je voudrais que tu y réflé-

chisses avec moi.

J'ignore si Claude a dit cela parce qu'il croit vraiment qu'une évasion est possible, ou bien simplement parce qu'il sentait que je désespérais.

Maman nous disait toujours que la vie ne tenait qu'à l'espoir qu'on lui accorde. Je voudrais sentir son parfum, entendre sa voix et me souvenir qu'il y a quelques mois encore, j'étais un enfant. Je revois son sourire se figer, elle me dit des mots que je n'entends pas. « Sauve la vie de ton petit frère, articulent ses lèvres, ne renonce pas, Raymond, ne renonce pas ! »

- Maman ?

Une gifle claque sur ma joue.

- Jeannot ?

Je secoue la tête et dans mon brouillard, je vois la bouille confuse de mon petit frère.

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