Deuxième partie

Livre IV: Les déchirements

I. Le père Théraponte

Aliocha s’éveilla avant l’aube. Le starets ne dormait plus et se sentait très faible; néanmoins il voulut se lever et s’asseoir dans un fauteuil. Il avait toute sa connaissance; son visage, quoique épuisé, reflétait une joie sereine; le regard gai, affable, attirait à lui. «Peut-être ne verrai-je pas la fin de ce jour», dit-il à Aliocha. Il voulut aussitôt se confesser et communier; son directeur habituel était le Père Païsius. Puis on lui administra l’extrême-onction. Les religieux se réunirent, la cellule, peu à peu, se remplit; le jour était venu; il en vint aussi du monastère. Après l’office, le starets voulut faire ses adieux à tout le monde, et les embrassa tous. Vu l’exiguïté de la cellule, les premiers arrivés cédaient la place aux autres. Aliocha se tenait auprès du starets, de nouveau assis dans son fauteuil. Il parlait et enseignait selon ses forces; sa voix, quoique faible, était encore assez nette. «Depuis tant d’années que je vous instruis par la parole, c’est devenu pour moi une habitude si invétérée que, même dans mon état de faiblesse actuel, le silence me serait presque pénible, mes Chers Pères et frères», plaisanta-t-il en regardant d’un air attendri ceux qui se pressaient autour de lui. Aliocha se rappela ensuite certaines de ses paroles. Mais, bien que sa voix fût distincte et suffisamment ferme, son discours était assez décousu. Il parla beaucoup, comme s’il avait voulu, à cette heure suprême, exprimer tout ce qu’il n’avait pu dire durant sa vie, dans le dessein non seulement d’instruire, mais de faire partager à tous sa joie et son extase, d’épancher une dernière fois son cœur…


«Aimez-vous les uns les autres, mes Pères, enseignait le starets (d’après les souvenirs d’Aliocha). Aimez le peuple chrétien. Pour être venus nous enfermer dans ces murs, nous ne sommes pas plus saints que les laïcs; au contraire, tous ceux qui sont ici ont reconnu, par le seul fait de leur présence, qu’ils étaient pires que les autres hommes… Et plus le religieux vivra dans sa retraite, plus il devra avoir conscience de cette vérité; autrement, ce n’était pas la peine qu’il vînt ici. Quand il comprendra que non seulement il est pire que tous les laïcs, mais coupable de tout envers tous, de tous les péchés collectifs et individuels, alors seulement le but de notre union sera atteint. Car sachez, mes Pères, que chacun de nous est assurément coupable ici-bas de tout envers tous, non seulement par la faute collective de l’humanité, mais chacun individuellement, pour tous les autres sur la terre entière. Cette conscience de notre culpabilité est le couronnement de la carrière religieuse, comme d’ailleurs de toutes les carrières humaines; car les religieux ne sont point des hommes à part, ils sont l’image de ce que devraient être tous les gens en ce monde. Alors seulement votre cœur sera pénétré d’un amour infini, universel, jamais assouvi. Alors chacun de vous sera capable de gagner le monde entier par l’amour et d’en laver les péchés par ses pleurs… Que chacun rentre en lui-même et se confesse inlassablement. Ne craignez pas votre péché, même si vous en avez conscience, pourvu que vous vous repentiez, mais ne posez pas de conditions à Dieu. Je vous le répète, ne vous enorgueillissez pas, ni devant les petits ni devant les grands. Ne haïssez pas ceux qui vous repoussent et vous déshonorent, ceux qui vous insultent et vous calomnient. Ne haïssez pas les athées, les professeurs du mal, les matérialistes, même les méchants d’entre eux, car beaucoup sont bons, surtout à notre époque. Souvenez-vous d’eux dans vos prières; dites: «Sauve, Seigneur, ceux pour qui personne ne prie; sauve ceux qui ne veulent pas Te prier.» Et ajoutez: «Ce n’est pas par fierté que je T’adresse cette prière, Seigneur, car je suis moi-même vil entre tous…» Aimez le peuple chrétien, n’abandonnez pas votre troupeau aux étrangers, car si vous vous endormez dans la cupidité on viendra de tous les pays vous enlever votre troupeau. Ne vous lassez pas d’expliquer l’Évangile au peuple… Ne vous adonnez pas à l’avarice… Ne vous attachez pas à l’or et à l’argent… Ayez la foi, tenez ferme et haut l’étendard…»


Le starets, d’ailleurs, s’exprimait d’une façon plus décousue qu’on ne l’a exposé ci-dessus et qu’Aliocha ne l’écrivit ensuite. Parfois il s’arrêtait complètement, comme pour rassembler ses forces, il haletait, mais demeurait en extase. On l’écoutait avec attendrissement, bien que beaucoup s’étonnassent de ses paroles et les trouvassent obscures… Par la suite, tous se les rappelèrent. Lorsque Aliocha quitta la cellule pour un instant, il fut frappé de l’agitation générale et de l’attente de la communauté qui se pressait dans la cellule et à l’entour. Cette attente était chez certains presque anxieuse, chez d’autres, solennelle. Tous escomptaient quelque prodige immédiatement après le trépas du starets. Bien qu’en un sens cette attente fût frivole, les moines les plus sévères y étaient sujets. Le visage le plus sérieux était celui du Père Païsius. Aliocha ne s’était absenté que parce qu’un moine le demandait de la part de Rakitine, qui venait d’apporter une lettre de Mme Khokhlakov à son adresse. Elle communiquait une curieuse nouvelle qui arrivait fort à propos. La veille, parmi les femmes du peuple venues pour rendre hommage au starets et recevoir sa bénédiction, se trouvait une bonne vieille de la ville, Prokhorovna, veuve d’un sous-officier. Elle avait demandé au starets si l’on pouvait mentionner comme défunt, à la prière des morts, son fils Vassili, parti pour affaires de service à Irkoutsk, en Sibérie, et dont elle était sans nouvelles depuis un an. Il le lui avait sévèrement défendu, traitant cette pratique de quasi-sorcellerie. Mais, indulgent à son ignorance, il avait ajouté une consolation «comme s’il voyait dans le livre de l’avenir» (suivant l’expression de Mme Khokhlakov): Vassili était certainement vivant, il arriverait bientôt ou lui écrivait, elle n’avait qu’à l’attendre chez elle. Et alors, ajoutait Mme Khokhlakov, enthousiasmée, «la prophétie s’est accomplie à la lettre et même au-delà». À peine la bonne femme était-elle rentrée chez elle qu’on lui remit une lettre de Sibérie, qui l’attendait. Bien plus, dans cette lettre écrite d’Iékatérinenbourg, Vassili informait sa mère qu’il revenait en Russie, en compagnie d’un fonctionnaire, et que deux ou trois semaines après réception de cette lettre «il espérait embrasser sa mère». Mme Khokhlakov priait instamment Aliocha de communiquer le nouveau «miracle de cette prédiction» au Père Abbé et à toute la communauté. «Il importe que tous le sachent!» s’exclamait-elle à la fin de sa lettre, écrite à la hâte, et dont chaque ligne reflétait l’émotion. Mais Aliocha n’eut rien à communiquer à la communauté, tous étaient déjà au courant. Rakitine, en envoyant le moine à sa recherche, l’avait chargé, en outre, d’» informer respectueusement Sa Révérence, le Père Païsius, qu’il avait à lui communiquer sans retard, une affaire de première importance, et le priait humblement d’excuser sa hardiesse». Comme le moine avait d’abord transmis au Père Païsius la requête de Rakitine, il ne restait à Aliocha, après avoir lu la lettre, qu’à la communiquer au Père, à titre documentaire. Or, en lisant, les sourcils froncés, la nouvelle du «miracle», cet homme rude et méfiant ne put dominer son sentiment intime. Ses yeux brillèrent, il eut un sourire grave, pénétrant.


«Nous en verrons bien d’autres, laissa-t-il échapper.


– Nous en verrons bien d’autres!» répétèrent les moines; mais le Père Païsius, fronçant de nouveau les sourcils, pria tout le monde de n’en parler à personne, «jusqu’à ce que cela se confirme, car il y a beaucoup de frivolité dans les nouvelles du monde, et ce cas peut être arrivé naturellement», conclut-il comme par acquit de conscience, mais presque sans ajouter foi lui-même à sa réserve, ce que remarquèrent fort bien ses auditeurs. Au même instant, bien entendu, le «miracle» était connu de tout le monastère, et même de beaucoup de laïcs, qui étaient venus assister à la messe. Le plus impressionné paraissait être le moine arrivé la veille de Saint-Sylvestre, petit monastère situé près d’Obdorsk, dans le Nord lointain, celui qui avait rendu hommage au starets aux côtés de Mme Khokhlakov, et lui avait demandé d’un air pénétrant, en désignant la fille de cette dame: «Comment pouvez-vous tenter de telles choses?»


Il était maintenant en proie à une certaine perplexité et ne savait presque plus qui croire. La veille au soir, il avait rendu visite au Père Théraponte dans sa cellule particulière, derrière le rucher, et rapporté de cette entrevue une impression lugubre. Le Père Théraponte était ce vieux moine, grand jeûneur et observateur du silence, que nous avons déjà cité comme adversaire du starets Zosime, et surtout du «starétisme», qu’il estimait une nouveauté nuisible et frivole. Bien qu’il ne parlât presque à personne, c’était un adversaire fort redoutable, en raison de la sincère sympathie que lui témoignaient la plupart des religieux; beaucoup de laïcs aussi le vénéraient comme un juste et un ascète, tout en le tenant pour insensé: sa folie captivait. Le Père Théraponte n’allait jamais chez le starets Zosime. Bien qu’il vécût à l’ermitage, on ne lui imposait pas trop la règle, eu égard à sa simplicité d’esprit. Il avait soixante-quinze ans, sinon davantage, et habitait derrière le rucher, à l’angle du mur, une cellule en bois, tombant presque en ruine, édifiée il y a fort longtemps, encore au siècle dernier, pour un autre grand jeûneur et grand taciturne, le Père Jonas, qui avait vécu cent cinq ans et dont les exploits faisaient encore l’objet de récits fort curieux, tant au monastère qu’aux environs. Le Père Théraponte avait obtenu d’être installé dans cette cellule isolée, une simple masure, mais qui ressemblait fort à une chapelle, car elle contenait une masse d’icônes, devant lesquelles des lampes brûlaient perpétuellement; elles provenaient de dons et le Père Théraponte semblait chargé de leur surveillance. Il ne mangeait que deux livres de pain en trois jours, pas davantage; c’était le gardien du rucher qui les lui apportait, mais il échangeait rarement un mot avec cet homme. Ces quatre livres, avec le pain bénit du dimanche, que lui envoyait régulièrement le Père Abbé, constituaient sa nourriture de la semaine. On renouvelait tous les jours l’eau de sa cruche. Il assistait rarement à l’office. Ses admirateurs le trouvaient parfois des journées entières en prière, toujours agenouillé et sans regarder autour de lui. Entrait-il en conversation avec eux, il se montrait laconique, saccadé, bizarre et presque toujours grossier. Dans certains cas, fort rares, il daignait répondre à ses visiteurs, mais le plus souvent il se contentait de prononcer un ou deux mots étranges qui intriguaient toujours son interlocuteur, mais qu’en dépit de toutes les prières il se refusait à expliquer. Il n’avait jamais été ordonné prêtre. S’il fallait en croire un bruit étrange, qui circulait, à vrai dire, parmi les plus ignorants, le Père Théraponte était en relations avec les esprits célestes et ne s’entretenait qu’avec eux, ce qui expliquait son silence avec les gens. Le moine d’Obdorsk, qui était entré dans le rucher d’après l’indication du gardien, moine également taciturne et morose, se dirigea vers l’angle où se dressait la cellule du Père Théraponte. «Peut-être voudra-t-il te parler en tant qu’étranger, peut-être aussi ne tireras-tu rien de lui», l’avait prévenu le gardien. Le moine s’approcha, comme il le raconta plus tard, avec une grande frayeur. Il se faisait déjà tard. Le Père Théraponte était assis sur un petit banc, devant sa cellule. Au-dessus de sa tête un vieil orme gigantesque agitait doucement sa ramure. La fraîcheur du soir tombait. Le moine se prosterna devant le reclus et lui demanda sa bénédiction.


«Veux-tu, moine, que moi aussi je me prosterne devant toi? proféra le Père Théraponte. Lève-toi.»


Le moine se leva.


«Bénissant et béni, assieds-toi là. D’où viens-tu?»


Ce qui frappa le plus le pauvre petit moine, c’est que le Père Théraponte, en dépit de son grand âge et de ses jeûnes prolongés, semblait encore un vigoureux vieillard, de haute stature et de constitution athlétique. Il avait le visage frais, bien qu’émacié, la barbe et les cheveux touffus et encore noirs par places, de grands yeux bleus lumineux mais fort saillants. Il accentuait fortement les o [71]. Son costume consistait en une longue blouse roussâtre, de drap grossier, comme en portent les prisonniers, avec une corde en guise de ceinture. Le cou et la poitrine étaient nus. Une chemise de toile fort épaisse, presque noircie, qu’il gardait durant des mois, apparaissait sous la blouse. On disait qu’il portait sur lui des chaînes d’une trentaine de livres. Il était chaussé de vieux souliers presque effondrés.


«J’arrive du petit monastère d’Obdorsk, de Saint-Sylvestre, répondit d’un ton humble le nouveau venu, tout en observant l’ascète de ses yeux vifs et curieux, mais un peu inquiets.


– J’ai été chez ton Sylvestre. J’y ai vécu. Est-ce qu’il se porte bien?»


Le moine se troubla.


«Vous êtes des gens bornés! quel jeûne observez-vous?


– Notre table est réglée d’après l’ancien usage des ascétères. Durant le carême, les lundi, mercredi et vendredi, on ne sert aucun aliment. Le mardi et le jeudi, on donne à la communauté du pain blanc, une tisane au miel, des mûres sauvages ou des choux salés, et de la farine d’avoine. Le samedi, de la soupe aux choux, du vermicelle aux pois, du sarrasin à l’huile de chènevis. Le dimanche, on ajoute à la soupe du poisson sec et du sarrasin. La Semaine Sainte, du lundi au samedi soir, du pain, de l’eau, et seulement des légumes non cuits, en quantité modérée; encore ne doit-on pas manger, chaque jour, mais se conformer aux instructions données pour la première semaine [72]. Le vendredi saint, jeûne complet; le samedi, jusqu’à trois heures, où l’on peut prendre un peu de pain et d’eau, et boire une tasse de vin. Le jeudi saint, nous mangeons des aliments cuits sans beurre, nous buvons du vin et observons la xérophagie. Car déjà le concile de Laodicée s’exprime ainsi sur le jeudi saint: «Il ne convient pas de rompre le jeûne le jeudi de la dernière semaine et de déshonorer ainsi tout le carême.» Voilà ce qui se passe chez nous. Mais qu’est-ce que cela en comparaison de vous, éminent Père, ajouta le moine qui avait repris courage, car toute l’année, même à Pâques, vous ne vous nourrissez que de pain et d’eau; le pain que nous consommons en deux jours vous suffit pour la semaine entière. Votre abstinence est vraiment merveilleuse.


– Et les mousserons? demanda soudain le Père Théraponte.


– Les mousserons? répéta le moine, stupéfait.


– Oui. Je me passerai de leur pain, je n’en ai nul besoin; s’il le faut, je me retirerai dans la forêt, je m’y nourrirai de mousserons ou de baies. Mais eux ne peuvent pas se passer de pain, ils sont donc liés au diable. Au jour d’aujourd’hui, les mécréants prétendent qu’il est inutile de tellement jeûner. C’est là un raisonnement arrogant et impie.


– Hélas oui! soupira le moine.


– As-tu vu les diables chez eux? demanda le Père Théraponte.


– Chez qui? s’informa timidement le moine.


– L’année dernière, je suis allé chez le Père Abbé à la Pentecôte, je n’y suis pas retourné depuis. J’ai vu alors un diable caché sur la poitrine d’un moine, sous le froc, seules les cornes apparaissaient; un second moine en avait un dans sa poche, qui épiait, les yeux vifs, parce que je lui faisais peur; un troisième donnait asile à un diablotin dans ses entrailles impures; enfin un autre en portait un, suspendu à son cou, accroché, sans le voir.


– Vous les avez vus? insista le moine d’Obdorsk.


– Oui, te dis-je, de mes yeux vus. En quittant le Père Abbé, j’aperçus un diable qui se cachait de moi derrière la porte, un gaillard long d’une aune ou davantage, la queue épaisse et fauve; le bout se prit dans la fente, je fermai violemment la porte et lui pinçai la queue. Mon diable de gémir, de se débattre, je fis sur lui trois fois le signe de la croix. Il creva sur place comme une araignée écrasée. Il a dû pourrir dans un coin; il empeste, mais eux, ils ne le voient ni ne le sentent. Voilà un an que je n’y vais plus. À toi seul, en tant qu’étranger, je révèle ces choses.


– Vos paroles sont terribles! Dites-moi, éminent et bienheureux Père, est-il vrai, comme on le prétend dans les terres les plus lointaines, que vous seriez en relation permanente avec le Saint-Esprit?


– Il descend parfois sur moi.


– Sous quelle forme?


– Sous la forme d’un oiseau.


– D’une colombe, sans doute?


– Ça c’est le Saint-Esprit; mais je parle de l’Esprit Saint, qui est différent. Il peut descendre sous la forme d’un autre oiseau: une hirondelle ou un chardonneret, parfois une mésange.


– Comment pouvez-vous le reconnaître?


– Il parle.


– Quelle langue parle-t-il?


– La langue des hommes.


– Et que vous dit-il?


– Aujourd’hui, il m’a annoncé la visite d’un imbécile qui me poserait des questions oiseuses. Tu es bien curieux, moine.


– Vos paroles sont redoutables, bienheureux et vénéré Père.»


Le moine hochait la tête, mais la méfiance apparaissait dans ses yeux craintifs.


«Vois-tu cet arbre? demanda, après une pause, le Père Théraponte.


– Je le vois, bienheureux Père.


– Pour toi, c’est un orme, mais pour moi, tout autre chose.


– Et quoi donc? s’enquit le moine anxieux.


– Tu vois ces deux branches? La nuit, parfois, ce sont les bras du Christ qui s’étendent vers moi, qui me cherchent; je les vois clairement et je frémis. Oh! c’est terrible!


– Pourquoi terrible, si c’est le Christ lui-même?


– Une nuit, il me saisira, m’enlèvera.


– Vivant?


– Tu ne sais donc rien de la gloire d’Élie? Il vous étreint et vous enlève…»


Après cette conversation, le moine d’Obdorsk regagna la cellule qu’on lui avait assignée; il était assez perplexe, mais son cœur l’inclinait davantage vers le Père Théraponte que vers le Père Zosime. Notre moine prisant par-dessus tout le jeûne, il n’était pas surpris qu’un aussi grand jeûneur que le Père Théraponte «vît des merveilles». Ses paroles semblaient absurdes, évidemment, mais Dieu savait ce qu’elles signifiaient, et souvent les innocents, pour l’amour du Christ, parlent et agissent d’une manière encore plus étrange. Il prenait plaisir à croire sincèrement au diable, et à sa queue pincée, non seulement dans le sens allégorique, mais littéral. De plus, dès avant son arrivée au monastère, il avait une grande prévention contre le starétisme, qu’il considérait avec beaucoup d’autres comme une innovation nuisible. Pendant la journée passée au monastère, il avait pu remarquer le secret murmure de certains groupes frivoles, opposés à cette institution. En outre, c’était une nature insinuante et subtile, qui témoignait pour toutes choses une grande curiosité. Aussi la nouvelle du nouveau «miracle» accompli par le starets Zosime le plongea-t-elle dans une profonde perplexité. Plus tard, Aliocha se rappela, parmi les religieux qui se pressaient autour du starets et de sa cellule, la fréquente apparition de cet hôte curieux qui se faufilait partout, prêtant l’oreille et interrogeant tout le monde. Il n’y fit guère attention sur le moment, car il avait autre chose en tête. Le starets, qui s’était recouché, éprouvant de la lassitude, se souvint de lui à son réveil et réclama sa présence. Aliocha accourut. Autour du mourant, il n’y avait alors que le Père Païsius, le Père Joseph et le novice Porphyre. Le vieillard, fixant Aliocha de ses yeux fatigués, lui demanda:


«Est-ce que les tiens t’attendent, mon fils?»


Aliocha se troubla.


«N’ont-ils pas besoin de toi? As-tu promis à quelqu’un d’aller le voir aujourd’hui?


– J’ai promis à mon père… à mes frères… à d’autres aussi…


– Tu vois! Vas-y tout de suite et ne t’afflige pas. Sache-le, je ne mourrai point sans avoir prononcé devant toi mes suprêmes paroles ici-bas. C’est à toi que je les léguerai, mon cher fils, car je sais que tu m’aimes. Et maintenant, va tenir ta promesse.»


Aliocha se soumit immédiatement, bien qu’il lui en coûtât de s’éloigner. Mais la promesse d’entendre les dernières paroles de son maître, tel un legs personnel, le transportait d’allégresse. Il se hâta, afin de pouvoir revenir plus vite, après avoir tout terminé. Quand ils eurent quitté la cellule, le Père Païsius lui adressa, sans aucun préambule, des paroles qui l’impressionnèrent profondément.


«Souviens-toi toujours, jeune homme, que la science du monde s’étant développée, en ce siècle principalement, elle a disséqué nos livres saints et, après une analyse impitoyable, n’en a rien laissé subsister. Mais en disséquant les parties, les savants ont perdu de vue l’ensemble, et leur aveuglement a de quoi étonner. L’ensemble se dresse devant leurs yeux, aussi inébranlable qu’auparavant, et l’enfer ne prévaudra pas contre lui. L’Évangile n’a-t-il pas dix-neuf siècles d’existence, ne vit-il pas encore maintenant dans les âmes des individus comme dans les mouvements des masses? Il subsiste même, toujours inébranlable, dans les âmes des athées destructeurs de toute croyance! Car ceux qui ont renié le christianisme et se révoltent contre lui, ceux-là mêmes sont demeurés au fond fidèles à l’image du Christ, car ni leur sagesse ni leur passion n’ont pu créer pour l’homme un modèle qui fût supérieur à celui indiqué autrefois par le Christ. Toute tentative en ce sens a honteusement avorté. Souviens-toi de cela, jeune homme, car ton starets mourant t’envoie dans le monde. Peut-être qu’en te rappelant ce grand jour tu n’oublieras point ces paroles, que je t’adresse pour ton bien, car tu es jeune, grandes sont les tentations du monde, et tu n’as sans doute pas la force de les supporter. Et maintenant va, pauvre orphelin.»


Sur ce, le Père Païsius lui donna sa bénédiction. En réfléchissant à ces paroles imprévues, Aliocha comprit qu’il avait trouvé un nouvel ami et un guide indulgent dans ce moine jusqu’alors rigoureux et rude à son égard. Sans doute, le starets, se sentant à l’article de la mort, avait-il recommandé son jeune ami aux soins spirituels du Père Païsius, dont cette homélie attestait le zèle: il se hâtait d’armer ce jeune esprit pour la lutte contre les tentations et de préserver cette jeune âme qu’on lui léguait, en élevant autour d’elle le rempart le plus solide qu’il pût imaginer.

II. Aliocha chez son père

Aliocha commença par se rendre chez son père. En approchant, il se rappela que Fiodor Pavlovitch lui avait recommandé la veille d’entrer à l’insu d’Ivan. «Pourquoi? se demanda-t-il. Si mon père veut me faire une confidence, est-ce une raison pour entrer furtivement? Il voulait sans doute, dans son émotion, me dire autre chose et il n’a pas pu.» Néanmoins il fut bien aise d’apprendre de Marthe Ignatièvna, qui lui ouvrit la porte du jardin (Grigori était couché, malade), qu’Ivan était sorti depuis deux heures.


«Et mon père?


– Il s’est levé, il prend son café», répondit la vieille.


Aliocha entra. Le vieux, assis à sa table en pantoufles et en veston usé, examinait des comptes pour se distraire, sans y prendre, du reste, grand intérêt: son attention était ailleurs. Il se trouvait seul à la maison, Smerdiakov étant parti aux provisions. Bien qu’il se fût levé de bonne heure et qu’il fît le brave, il paraissait fatigué, affaibli. Son front, où s’étaient formées pendant la nuit des ecchymoses, était entouré d’un foulard rouge. Le nez, fortement enflé, donnait à son visage une expression particulièrement méchante, irritée. Le vieillard, qui s’en rendait compte, accueillit Aliocha d’un regard peu amical.


«Le café est froid, dit-il d’un ton sec, je ne t’en offre pas. Aujourd’hui, mon cher, je n’ai qu’une soupe de poisson et je n’invite personne. Pourquoi es-tu venu?


– Je suis venu prendre de vos nouvelles, proféra Aliocha.


– Oui. D’ailleurs, je t’avais prié hier de venir. Sottises que tout cela! Tu t’es dérangé en vain. Je savais bien que tu viendrais.»


Ses paroles reflétaient le sentiment le plus malveillant. Cependant il s’était levé et examinait anxieusement son nez au miroir (pour la quarantième fois peut-être depuis le matin). Il arrangea avec coquetterie son foulard rouge.


«Le rouge me va mieux, le blanc rappelle l’hôpital, déclara-t-il sur un ton sentencieux. Eh bien! Quoi de nouveau? Que devient ton starets?


– Il va très mal, il mourra peut-être aujourd’hui, dit Aliocha; mais son père n’y prit pas garde.


– Ivan est sorti, dit-il soudain. Il s’efforce de chiper à Mitia sa fiancée, c’est pour cela qu’il reste ici, ajouta-t-il rageur, la bouche contractée, en regardant Aliocha.


– Vous l’a-t-il dit lui-même?


– Depuis longtemps, il y a déjà trois semaines. Ce n’est pas pour m’assassiner en cachette qu’il est venu, il a donc un but.


– Comment! Pourquoi dites-vous cela? fit Aliocha avec angoisse.


– Il ne demande pas d’argent, c’est vrai; d’ailleurs, il n’aura rien. Voyez-vous, mon très cher Alexéi Fiodorovitch, j’ai l’intention de vivre le plus longtemps possible, prenez-en note; j’ai donc besoin de tout mon argent, et plus j’avancerai en âge, plus il m’en faudra, continua Fiodor Pavlovitch, les mains dans les poches de son veston taché, en calmande jaune. À cinquante-cinq ans, j’ai conservé ma force virile, et je compte bien que cela durera encore vingt ans; or, je vieillirai, je deviendrai repoussant, les femmes ne viendront plus de bon cœur, j’aurai donc besoin d’argent. Voilà pourquoi j’en amasse le plus possible, pour moi seul, mon cher fils Alexéi Fiodorovitch, sachez-le bien, car je veux vivre jusqu’à la fin dans le libertinage. Rien ne vaut ce mode d’existence; tout le monde déblatère contre lui et tout le monde le pratique, mais en cachette, tandis que moi je m’y adonne au grand jour. C’est à cause de ma franchise que tous les gredins me sont tombés dessus. Quant à ton paradis, Alexéi Fiodorovitch, tu sauras que je n’en veux pas; en admettant qu’il existe, il ne saurait convenir à un homme comme il faut. On s’endort pour ne plus se réveiller, voilà mon idée. Faites dire une messe pour moi si vous voulez; sinon, que le diable vous emporte! Voilà ma philosophie. Hier, Ivan a bien parlé à ce sujet, pourtant nous étions soûls. C’est un hâbleur dépourvu d’érudition… Il n’a guère d’instruction, sais-tu? il se tait et rit de vous en silence, voilà tout son talent.»


Aliocha écoutait sans mot dire.


«Pourquoi ne me parle-t-il pas? Et quand il parle, il fait le malin; c’est un misérable, ton Ivan! J’épouserai tout de suite Grouchegnka, si je veux. Car avec de l’argent, il suffit de vouloir, Alexéi Fiodorovitch, on a tout. C’est ce dont Ivan a peur, il me surveille et, pour empêcher mon mariage, il pousse Mitia à me devancer; de la sorte, il entend me préserver de Grouchegnka (dans l’espoir d’hériter si je ne l’épouse pas!); d’autre part, si Mitia se marie avec elle, Ivan lui souffle sa riche fiancée, voilà son calcul! C’est un misérable, ton Ivan.


– Comme vous êtes irascible! C’est la suite d’hier; vous devriez vous coucher, dit Aliocha.


– Tes paroles ne m’irritent pas, observa le vieillard, tandis que venant d’Ivan elles me fâcheraient, ce n’est qu’avec toi que j’ai eu de bons moments, car je suis méchant.


– Vous n’êtes pas méchant, vous avez l’esprit faussé, objecta Aliocha, souriant.


– Je voulais faire arrêter ce brigand de Mitia, et maintenant je ne sais quel parti prendre. Sans doute, cela passe aujourd’hui pour un préjugé de respecter père et mère; néanmoins les lois ne permettent pas encore de traîner un père par les cheveux, de le frapper au visage à coups de botte, dans sa propre maison, et de le menacer, devant témoins, de venir l’achever. Si je voulais, je le materais et je pourrais le faire arrêter pour la scène d’hier.


– Alors vous ne voulez pas porter plainte?


– Ivan m’en a dissuadé. Je me moque d’Ivan, mais il y a une chose…»


Il se pencha vers Aliocha et continua d’un ton confidentiel:


«Que je le fasse arrêter, le gredin, elle le saura et accourra vers lui! Mais qu’elle apprenne qu’il m’a à moitié assommé, moi, débile vieillard, elle l’abandonnera peut-être et viendra me voir… Tel est son caractère; elle n’agit que par contradiction; je la connais à fond! Tu ne veux pas de cognac? Prends donc du café froid, je te verserai dedans un peu de cognac, un quart de petit verre; cela donne bon goût.


– Non, merci. J’emporterai ce pain si vous le permettez, dit Aliocha, en prenant un petit pain mollet, qu’il glissa dans la poche de son froc. Vous ne devriez plus boire de cognac, conseilla-t-il d’un ton timide, en jetant un coup d’œil furtif sur le vieillard.


– Tu as raison, cela m’irrite. Mais rien qu’un petit verre…»


Il ouvrit le buffet, se versa un petit verre, referma le meuble et en remit la clef dans sa poche.


«Cela suffit, je ne crèverai pas d’un petit verre.


– Vous voilà meilleur!


– Hum! Je t’aime même sans cognac, et je suis une canaille pour les canailles. Ivan ne part pas pour Tchermachnia, c’est afin de m’espionner. Il veut savoir combien je donnerai à Grouchegnka, si elle vient. Ce sont tous des misérables! D’ailleurs, je renie Ivan, je ne le comprends pas. D’où vient-il? Son âme n’est pas faite comme la nôtre. Il compte sur mon héritage. Mais je ne laisserai pas de testament, sachez-le. Quant à Mitia, je l’écraserai comme un cafard; je les fais craquer la nuit sous ma pantoufle, et ton Mitia craquera de même. Je dis ton Mitia parce que tu l’aimes, mais cela ne me fait pas peur. Si c’était Ivan qui l’aimât, je craindrais pour moi-même. Mais Ivan n’aime personne, il n’est pas des nôtres, les gens comme lui, mon cher, ne sont pas pareils à nous, c’est de la poussière… Que le vent souffle, et cette poussière s’envole!… C’est une fantaisie qui m’a pris hier quand je t’ai dit de venir aujourd’hui; je voulais me renseigner par ton intermédiaire au sujet de Mitia; est-ce qu’en échange de mille ou deux mille roubles, ce gueux, ce vaurien, consentirait à s’en aller d’ici pour cinq ans, ou mieux pour trente-cinq ans, et à renoncer à Grouchka? Hein?


– Je… je lui demanderai, murmura Aliocha. Pour trois mille roubles, peut-être qu’il…


– Nenni! Il ne faut rien demander maintenant! Je me suis ravisé. C’est une lubie qui m’a pris hier. Je ne lui donnerai rien, pas une obole, j’ai besoin de mon argent, répéta le vieux avec un geste expressif. De toute façon, je l’écraserai comme un cafard. Ne lui dis rien, il compterait encore là-dessus. Mais tu n’as rien à faire chez moi, va-t’en. Et sa fiancée, Catherine Ivanovna, qu’il m’a toujours cachée si soigneusement, l’épousera-t-elle, oui ou non? Tu es allé la voir hier, je crois?


– Elle ne veut l’abandonner à aucun prix.


– Voilà les individus qu’aiment ces tendres demoiselles! Des noceurs, des gredins! Elles ne valent rien, ces pâles créatures! Si j’avais sa jeunesse et ma figure d’alors (car à vingt-huit ans, j’étais mieux que lui), je remporterais même succès. Canaille, va!… Mais il n’aura pas Grouchegnka, il ne l’aura pas… Je le broierai…»


Il redevint hargneux à ces dernières paroles.


«Va-t’en aussi, tu n’as rien à faire chez moi aujourd’hui», dit-il sèchement.


Aliocha s’approcha pour lui dire adieu et le baisa à l’épaule.


«Pourquoi? demanda le vieux surpris. Crois-tu donc que nous nous voyons pour la dernière fois?


– Pas du tout, c’est par hasard…


– Moi aussi… je dis cela comme ça… fit le vieillard en le regardant. Écoute, écoute, cria-t-il derrière lui, reviens bientôt, il y aura une soupe de poisson fameuse, pas comme aujourd’hui. Viens demain, entends-tu?»


Aussitôt qu’Aliocha fut sorti, il retourna au buffet et absorba un demi-verre de cognac.


«En voilà assez!» marmotta-t-il en soufflant.


Il referma le buffet, remit la clef dans sa poche, puis, à bout de forces, alla s’étendre sur son lit où il s’endormit aussitôt.

III. La rencontre avec les écoliers

«Quel bonheur que mon père ne m’ait pas questionné au sujet de Grouchegnka, se disait Aliocha en se dirigeant vers la maison de Mme Khokhlakov; il aurait fallu lui raconter ma rencontre d’hier.» Il pensait avec chagrin que, durant la nuit, les adversaires avaient repris des forces, que leurs cœurs étaient de nouveau endurcis. «Mon père est irrité et méchant, il demeure ancré dans son idée. Dmitri s’est lui aussi affermi et doit avoir un plan… Il faut absolument que je le rencontre aujourd’hui…»


Mais les réflexions d’Aliocha furent interrompues par un incident qui, malgré son peu d’importance, ne laissa pas de le frapper. Comme il approchait de la rue Saint-Michel, parallèle à la Grand-Rue dont elle n’est séparée que par un ruisseau (notre ville en est sillonnée), il aperçut en bas, devant la passerelle, un petit groupe d’écoliers, enfants de neuf à douze ans au plus. Ils retournaient chez eux après la classe, avec leurs sacs en bandoulière; d’autres le portaient fixé au dos par des courroies; les uns n’avaient qu’une veste, d’autres des pardessus; quelques-uns portaient des bottes plissées, de ces bottes dans lesquelles aiment à parader les enfants gâtés par des parents à leur aise. Le groupe discutait avec animation et semblait tenir conseil. Aliocha s’intéressait toujours aux enfants qu’il rencontrait, c’était le cas à Moscou, et bien qu’il préférât les bébés dans les trois ans, les écoliers de dix à onze ans lui plaisaient beaucoup. Aussi, malgré ses préoccupations, voulut-il les aborder, entrer en conversation avec eux. En s’approchant, il considérait leurs visages vermeils et remarqua que tous les garçons tenaient une ou deux pierres à la main. Au-delà du ruisseau, à environ trente pas, se tenait, adossé à une palissade, un écolier avec son sac sur la hanche, paraissant dix ans au plus, pâle, l’air maladif, avec des yeux noirs qui étincelaient. Il scrutait du regard les six écoliers, ses camarades, avec lesquels il semblait fâché. Aliocha s’avança et s’adressant à un garçon frisé, blond, vermeil, en veston noir, il fit observer, en le regardant:


«Quand j’avais votre âge, on portait le sac du côté gauche, afin de l’atteindre de la main droite; mais le vôtre est du côté droit, ce ne doit pas être commode.»


Sans aucune préméditation, Aliocha avait commencé par cette remarque pratique; un adulte ne peut procéder autrement s’il veut gagner la confiance d’un enfant et surtout d’un groupe d’enfants. Il fallait débuter sérieusement, pratiquement, pour se mettre sur un pied d’égalité. D’instinct, Aliocha s’en rendit compte.


«Il est gaucher», répondit aussitôt un autre garçon de onze ans, à l’air résolu.


Les cinq autres fixaient Aliocha.


«Il lance les pierres de la main gauche», fit remarquer un troisième.


Au même instant, une pierre fut jetée sur le groupe, effleurant le gaucher, mais elle alla se perdre, quoique envoyée avec adresse et vigueur. Elle avait été lancée par le garçon posté au-delà du ruisseau.


«Hardi, cogne dessus, Smourov! crièrent-ils tous. Le gaucher ne se fit pas prier et rendit aussitôt la pareille; il n’eut pas de succès et sa pierre frappa le sol. L’adversaire riposta par un caillou qui atteignit assez rudement Aliocha à l’épaule. On voyait à trente pas que ce gamin avait les poches de son pardessus gonflées de pierres.


– C’est vous qu’il visait, car vous êtes un Karamazov, s’écrièrent les garçons en éclatant de rire. Allons, tous à la fois sur lui, feu!»


Six pierres volèrent ensemble. Atteint à la tête, le gamin tomba, mais pour se relever aussitôt, et riposta avec acharnement. Des deux côtés ce fut un bombardement ininterrompu; beaucoup, dans le groupe, avaient aussi leurs poches pleines de projectiles.


«Y pensez-vous? N’avez-vous pas honte, mes amis? Six contre un! Vous allez le tuer!» s’écria Aliocha.


Il courut en avant s’exposer aux projectiles pour protéger ainsi le gamin au-delà du ruisseau. Trois ou quatre s’arrêtèrent pour une minute.


«C’est lui qui a commencé! cria d’une voix irritée un garçon en blouse rouge. C’est un vaurien; tantôt il a blessé en classe Krassotkine avec son canif, le sang a coulé, Krassotkine n’a pas voulu rapporter; mais lui, il faut le battre…


– Pourquoi donc? Vous devez le taquiner vous-mêmes?


– Il vous a encore envoyé une pierre dans le dos, il vous connaît, s’écrièrent les enfants. C’est vous qu’il vise, maintenant. Allons, tous encore sur lui; ne le manque pas, Smourov!…»


Le bombardement recommença, cette fois impitoyable. Le gamin isolé reçut une pierre à la poitrine; il poussa un cri, se mit à pleurer, et s’enfuit par la montée vers la rue Saint-Michel. Dans le groupe on s’écria: «Ha! il a eu peur, il s’est sauvé, le torchon de tille!»


«Vous ne savez pas encore, Karamazov, comme il est vil; ce serait peu de le tuer, répéta le garçon aux yeux ardents, qui paraissait être le plus âgé.


– C’est un rapporteur?» demanda Aliocha.


Les garçons échangèrent des regards d’un air moqueur.


«Vous allez par la rue Saint-Michel? continua le même. Alors, rattrapez-le… Voyez, il s’est arrêté de nouveau, il attend et vous regarde.


– Il vous regarde, il vous regarde! reprirent les gamins.


– Demandez-lui donc s’il aime un torchon de tille défait. Vous entendez, demandez-lui ça.»


Ce fut un éclat de rire général. Aliocha et les enfants croisaient leurs regards.


«N’y allez pas, il vous blessera, cria obligeamment Smourov.


– Mes amis, je ne le questionnerai pas à propos du torchon de tille, car vous devez le taquiner de cette manière, mais je m’informerai auprès de lui pourquoi vous le haïssez tant…


– Informez-vous, informez-vous», crièrent les gamins en riant.


Aliocha franchit la passerelle et gravit la montée le long de la palissade, droit au réprouvé.


«Attention, lui cria-t-on, il ne vous craint pas, il va vous frapper en traître, comme Krassotkine.»


Le garçon l’attendait immobile. Arrivé tout près, Aliocha se trouva en présence d’un enfant de neuf ans, faible, chétif, au visage ovale, pâle, maigre, avec de grands yeux sombres qui le regardaient haineusement. Il était vêtu d’un vieux pardessus, devenu trop court. Ses bras nus sortaient de ses manches. Il avait une grande pièce au genou droit de son pantalon et un trou à son soulier droit, à la place du gros orteil, dissimulé avec de l’encre. Les poches du pardessus étaient gonflées de pierres. Aliocha s’arrêta à deux pas et le regarda d’un air interrogateur. Le gamin, devinant aux yeux d’Aliocha qu’il n’avait pas l’intention de le battre, reprit courage et parla le premier.


«J’étais seul contre six… Je les assommerai tous, dit-il, le regard étincelant.


– Une pierre a dû vous faire très mal, observa Aliocha.


– J’ai atteint Smourov à la tête, moi, répliqua-t-il.


– Ils m’ont dit que vous me connaissiez et que vous m’aviez lancé une pierre à dessein», demanda Aliocha.


L’enfant le regardait d’un air sombre.


«Je ne vous connais pas. Est-ce que vous me connaissez? continua-t-il.


– Laissez-moi tranquille! s’écria soudain le garçon d’une voix irritée et le regard hostile, mais sans quitter sa place; il semblait attendre quelque chose.


– C’est bien, je m’en vais, fit Aliocha, mais je ne vous connais pas et ne veux pas vous taquiner. Pourtant vos camarades m’ont dit comment il fallait faire. Adieu.


– Espèce d’ensoutané! cria le gamin en suivant Aliocha du même regard haineux et provocant. Il se mit sur la défensive, croyant que celui-ci allait se jeter sur lui, mais Aliocha se retourna, le regarda, et suivit son chemin. Il n’avait pas fait trois pas qu’il reçut dans le dos le plus gros des cailloux qui remplissaient la poche du pardessus.


– Comment, par-derrière! C’est donc vrai, ce qu’ils disent, que vous attaquez en traître?»


Aliocha se retourna; visé à la figure, il eut le temps de se garer et un nouveau projectile l’atteignit au coude.


«N’avez-vous pas honte? Que vous ai-je fait?» s’écria-t-il.


Le gamin attendait, silencieux et agressif, persuadé que cette fois Aliocha riposterait; voyant que sa victime ne bougeait toujours pas, il devint furieux comme un petit fauve et s’élança. Avant qu’Aliocha eût pu faire un mouvement, le drôle lui avait empoigné la main gauche et cruellement mordu un doigt. Aliocha poussa un cri de douleur, et tâcha de se dégager. Le gamin le lâcha enfin, recula à l’ancienne distance. La morsure, près de l’ongle, était profonde; le sang coulait. Aliocha sortit son mouchoir, en enveloppa solidement sa main blessée. Cela prit environ une minute. Cependant le gamin attendait. Aliocha leva sur lui son paisible regard.


«Eh bien, dit-il, voyez comme vous m’avez mordu cruellement. Ça suffit, je pense! Maintenant, dites-moi ce que je vous ai fait.»


Le garçon le considéra avec surprise.


«Je ne vous connais pas du tout et vous vois pour la première fois, poursuivit Aliocha, avec le même calme, mais je dois vous avoir fait quelque chose, vous ne m’auriez pas tourmenté pour rien. Alors, dites-moi, que vous ai-je fait, en quoi suis-je coupable devant vous?»


En guise de réponse, l’enfant se mit à sangloter et se sauva. Aliocha le suivit lentement dans la rue Saint-Michel et l’aperçut encore longtemps, qui courait en pleurant, sans se retourner. Il se promit, dès qu’il aurait le temps, de le retrouver et d’éclaircir cette énigme.

IV. Chez les dames Khokhlakov

Il arriva bientôt chez Mme Khokhlakov, dont la maison, à deux étages et en pierre, était une des plus belles de notre ville. Bien qu’elle habitât plus souvent un domaine situé dans une autre province, ou sa maison de Moscou, elle en possédait une dans notre ville, qui lui venait de sa famille. Au reste, la plus grande de ses trois propriétés se trouvait dans notre district, mais elle n’était encore venue que fort rarement chez nous. Elle accourut à la rencontre d’Aliocha dans le vestibule.


«Vous avez reçu ma lettre à propos du nouveau miracle? demanda-t-elle nerveusement.


– Oui, je l’ai reçue.


– Vous l’avez fait circuler, montrée à tout le monde? Il a rendu un fils à sa mère?


– Il mourra sans doute aujourd’hui, dit Aliocha.


– Je le sais. Oh! comme je voudrais parler de tout cela, avec vous ou avec un autre! Non, avec vous, avec vous! Et dire que je ne peux pas le voir, quel dommage! Toute la ville est en émoi, tout le monde est dans l’attente. À propos… savez-vous que Catherine Ivanovna est en ce moment chez nous?


– Ah! l’heureuse rencontre! s’exclama Aliocha. Elle m’a recommandé d’aller la voir aujourd’hui.


– Je sais, je sais. On m’a raconté en détail ce qui s’est passé hier… cette scène horrible avec cette… créature. C’est tragique [73], et, à sa place je ne sais pas ce que j’aurais fait. Et votre frère Dmitri, quel homme, mon Dieu! Alexéi Fiodorovitch, je m’embrouille; figurez-vous que votre frère est ici, c’est-à-dire pas ce terrible personnage, mais l’autre, Ivan. Il a un entretien solennel avec Catherine Ivanovna… Si vous saviez ce qui se passe entre eux, c’est affreux, c’est déchirant, c’est invraisemblable! Ils se tourmentent à plaisir, ils le savent, et en tirent une âpre jouissance. Je vous attendais, j’avais soif de vous! Je ne puis supporter cela. Je vais tout vous raconter. Ah! j’allais oublier l’essentiel. Dites-moi, pourquoi Lise a-t-elle une crise nerveuse? Ça l’a prise dès qu’elle a été informée de votre arrivée.


– Maman, c’est vous qui avez une crise, ce n’est pas moi», gazouilla soudain la voix de Lise qui venait de la chambre voisine, à travers l’entrebâillement.


L’ouverture était toute petite et la voix aiguë, tout à fait comme lorsqu’on a une violente envie de rire et qu’on s’efforce de la réprimer. Aliocha avait remarqué cette fente, par où Lise devait l’examiner de son fauteuil, sans qu’il pût s’en rendre compte.


«Tes caprices pourraient bien en effet me donner une crise! Et pourtant, Alexéi Fiodorovitch, elle a été malade toute la nuit, la fièvre, des gémissements, que sais-je encore! Avec quelle impatience j’ai attendu le jour, et l’arrivée du docteur Herzenstube! Il dit qu’il n’y comprend rien, qu’il faut attendre. Quand il vient, il répète toujours la même chose. Dès que vous êtes entré, elle a poussé un cri et a voulu être transportée dans son ancienne chambre…


– Maman, je ne savais pas du tout qu’il allait venir, ce n’est pas pour l’éviter que j’ai voulu passer chez moi.


– Ce n’est pas vrai, Lise; Julie guettait Alexéi Fiodorovitch et a couru t’annoncer son arrivée.


– Chère petite maman, voilà qui n’est pas malin de votre part. Vous feriez mieux de dire à notre cher visiteur qu’il a prouvé son peu d’esprit en se décidant à venir chez nous après la journée d’hier, alors que tout le monde se moque de lui.


– Tu vas trop loin, Lise, et je t’assure que je recourrai à des mesures de rigueur. Personne ne se moque de lui; je suis fort heureuse qu’il soit venu; il m’est nécessaire, indispensable. Oh! Alexéi Fiodorovitch, que je suis malheureuse!


– Qu’avez-vous donc, ma petite maman?


– Ce qui me tue, Lise, ce sont tes caprices, ton inconstance, ta maladie, cette terrible nuit de fièvre, cet affreux et éternel Herzenstube, enfin tout, tout… Et puis ce miracle! Oh! comme il m’a frappée, remuée, cher Alexéi Fiodorovitch! Et cette tragédie au salon, ou plutôt cette comédie. Dites-moi, le starets Zosime vivra-t-il jusqu’à demain? Ô, mon Dieu, que m’arrive-t-il? Je ferme les yeux à chaque instant et je me dis que tout cela est absurde, absurde.


– Je vous serais bien obligé, l’interrompit soudain Aliocha, de me donner un petit chiffon pour panser mon doigt qui me fait très mal; je me suis blessé.»


Aliocha découvrit son doigt mordu, le mouchoir plein de sang. Mme Khokhlakov poussa un cri, ferma les yeux.


«Mon Dieu, quelle blessure, c’est affreux!»


Dès que Lise eut aperçu le doigt d’Aliocha à travers la fente, elle ouvrit la porte toute grande.


«Venez, venez, dit-elle d’une voix impérieuse. Maintenant, trêve de bêtises! Mon Dieu, pourquoi êtes-vous resté si longtemps sans rien dire? Il aurait pu perdre tout son sang, maman! Où et comment cela vous est-il arrivé? Avant tout de l’eau, de l’eau! Il faut laver la blessure, plonger le doigt dans l’eau froide pour faire cesser la douleur et l’y tenir longtemps… Vite, de l’eau, maman, dans un bol! Plus vite, voyons, fit-elle d’un mouvement nerveux. La blessure d’Aliocha la consternait.


– Ne faut-il pas envoyer chercher Herzenstube? s’écria la mère.


– Maman, vous me faites mourir, votre docteur viendra pour dire qu’il n’y comprend rien! De l’eau, de l’eau! maman, pour l’amour de Dieu, allez vous-même stimuler Julie qui s’est attardée je ne sais où; elle ne peut jamais venir à temps! Plus vite, maman, ou je meurs…


– Mais c’est une bêtise!» s’exclama Aliocha, effrayé de leur émoi.


Julie accourut avec de l’eau, Aliocha y trempa son doigt.


«Maman, je vous en supplie, apportez de la charpie et de cette eau trouble pour les coupures, comment l’appelle-t-on? Nous en avons, nous en avons… maman, vous savez où est le flacon, dans votre chambre à coucher, l’armoire à droite; il y a un grand flacon et de la charpie.


– Tout de suite, Lise, mais ne crie pas, ne t’énerve pas. Tu vois avec quel courage Alexéi Fiodorovitch supporte sa douleur. Où vous êtes-vous blessé ainsi, Alexéi Fiodorovitch?»


Elle sortit aussitôt. Lise n’attendait que cela.


«Avant tout, répondez à ma question, dit-elle rapidement. Où avez-vous pu vous blesser ainsi? Puis nous parlerons d’autre chose. Allez-y!»


Aliocha, devinant que le temps était précieux, lui fit un récit exact, bien qu’abrégé, de son étrange rencontre avec les écoliers. Après l’avoir écouté, Lise joignit les mains.


«Comment pouvez-vous, et encore dans cet habit, vous commettre avec des gamins! s’écria-t-elle d’un ton courroucé, comme si elle avait des droits sur lui. Après cela, vous n’êtes vous-même qu’un gamin, le plus petit d’entre eux. Pourtant, ne manquez pas de vous informer de ce drôle, et racontez-moi tout: il doit y avoir là un secret. Autre chose, maintenant. Pouvez-vous, malgré la douleur, parler sensément de bagatelles?


– Mais oui, d’ailleurs cela ne me fait plus si mal.


– C’est parce que votre doigt est dans l’eau. Il faut la changer tout de suite, elle s’échaufferait. Julie, va chercher un morceau de glace à la cave, et un nouveau bol d’eau. La voilà partie, j’aborde le sujet. Mon cher Alexéi Fiodorovitch, veuillez me rendre immédiatement ma lettre; maman peut rentrer d’une minute à l’autre, et je ne veux pas…


– Je ne l’ai pas sur moi.


– Ce n’est pas vrai, vous l’avez, j’étais sûre que vous me feriez cette réponse. J’ai tant regretté, toute la nuit, cette stupide plaisanterie. Rendez-moi ma lettre à l’instant. Rendez-la-moi!


– Elle est restée chez moi!


– Vous devez me prendre pour une fillette, après la sotte plaisanterie de ma lettre, je vous en demande pardon! Mais, rendez-la-moi; si vraiment vous ne l’avez pas sur vous, apportez-la aujourd’hui sans faute.


– Aujourd’hui, c’est impossible, car je retourne au monastère, et je ne viendrai pas vous voir pendant deux jours, trois, quatre peut-être, parce que le starets Zosime…


– Quatre jours, quelle sottise! Écoutez, avez-vous beaucoup ri de moi?


– Pas le moins du monde.


– Pourquoi donc?


– Parce que je vous ai crue, aveuglément.


– Vous m’offensez!


– Pas du tout. J’ai pensé tout de suite après avoir lu, que cela se réaliserait, car dès que le starets sera mort, il me faudra quitter le monastère. Ensuite, j’achèverai mes études, je passerai mes examens, et après le délai légal nous nous marierons. Je vous aimerai bien. Quoique je n’aie pas encore eu le temps d’y songer, j’ai réfléchi que je ne trouverai jamais une femme meilleure que vous, et le starets m’ordonne de me marier…


– Je suis un monstre, on me roule sur un fauteuil, objecta en riant Lise, les joues empourprées.


– Je vous roulerai moi-même, mais je suis sûr que d’ici là vous serez rétablie.


– Mais vous êtes fou! proféra Lise nerveusement. Tirer une telle conclusion d’une simple plaisanterie!… Voici maman, peut-être fort à propos. Maman, comment avez-vous pu rester si longtemps! Et voilà Julie qui apporte la glace.


– Ah! Lise, ne crie pas, je t’en supplie. J’ai la tête rompue… Est-ce ma faute si tu as changé la charpie de place… J’ai cherché, cherché… je soupçonne que tu l’as fait exprès.


– Je ne pouvais pas deviner qu’il arriverait avec un doigt mordu; sinon je l’aurais peut-être fait exprès. Ma chère maman, vous commencez à dire des choses fort spirituelles.


– Spirituelles, soit, mais de quels sentiments, Lise, à l’égard du doigt d’Alexéi Fiodorovitch et de tout ceci! Oh! mon cher Alexéi Fiodorovitch, ce ne sont pas les détails qui me tuent, ni un Herzenstube quelconque, mais le tout ensemble, le tout réuni, voilà ce que je ne puis supporter.


– En voilà assez sur Herzenstube, maman, reprit Lise dans un joyeux rire, donnez-moi vite l’eau et la charpie. C’est de l’eau blanche, Alexéi Fiodorovitch, le nom me revient, un excellent remède. Maman, figurez-vous qu’il s’est battu avec des gamins, dans la rue, et qu’un d’eux l’a mordu! N’est-il pas lui-même un petit bonhomme, et peut-il se marier, maman, après cette aventure, car figurez-vous qu’il veut se marier? Le voyez-vous marié, n’est-ce pas à mourir de rire?»


Lise riait de son petit rire nerveux, en regardant malicieusement Aliocha.


«Que racontes-tu là, Lise, c’est fort déplacé de ta part!… D’autant plus que ce gamin était peut-être enragé!


– Ah! maman, comme s’il y avait des enfants enragés.


– Pourquoi pas, Lise? Ce gamin a été mordu par un chien enragé, il l’est devenu lui-même et il a mordu quelqu’un à son tour… Comme elle vous a bien pansé, Alexéi Fiodorovitch, je n’aurais jamais su le faire comme ça. Avez-vous mal?


– Très peu.


– N’avez-vous pas peur de l’eau? demanda Lise.


– Assez, Lise, j’ai parlé peut-être trop vite de rage, à propos de ce garçon, et tu en conclus Dieu sait quoi. Catherine Ivanovna vient d’apprendre votre arrivée, Alexéi Fiodorovitch, elle désire ardemment vous voir.


– Ah! maman, allez-y seule; il ne peut pas encore, il souffre trop.


– Je ne souffre pas du tout, je puis très bien y aller, protesta Aliocha.


– Comment, vous partez? Ah, c’est comme ça!


– Eh bien, quand j’aurai fini, je reviendrai et nous pourrons bavarder autant qu’il vous plaira. J’ai hâte de voir Catherine Ivanovna, car je désire rentrer le plus tôt possible au monastère.


– Maman, emmenez-le vite. Alexéi Fiodorovitch, ne prenez pas la peine de revenir vers moi après avoir vu Catherine Ivanovna, allez tout droit à votre monastère, c’est là votre vocation! Quant à moi, j’ai envie de dormir, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.


– Ah! Lise, tu plaisantes, bien sûr; cependant si tu t’endormais, pour de bon?


– Je resterai bien encore trois minutes, même cinq si vous le voulez, marmotta Aliocha.


– Emmenez-le donc plus vite, maman, c’est un monstre.


– Lise, tu as perdu la tête. Allons-nous-en, Alexéi Fiodorovitch, elle est par trop capricieuse aujourd’hui, j’ai peur de l’énerver. Oh! quel malheur qu’une femme nerveuse! Mais peut-être a-t-elle réellement envie de dormir? Comme votre présence l’a vite inclinée au sommeil, et que c’est bien!


– Maman, que vous parlez gentiment! Je vous embrasse pour cela.


– Moi de même, Lise. Écoutez, Alexéi Fiodorovitch, chuchota-t-elle d’un air mystérieux, en s’éloignant avec le jeune homme, je ne veux pas vous influencer, ni soulever le voile; allez voir vous-même ce qui se passe: c’est terrible. La comédie la plus fantastique qui se puisse rêver. Elle aime votre frère Ivan et tâche de se persuader qu’elle est éprise de Dmitri. C’est affreux! Je vous accompagne et, si on le veut bien, j’attendrai.»

V. Le déchirement au salon

L’entretien au salon était terminé; Catherine Ivanovna, surexcitée, avait pourtant un air résolu. Lorsque Aliocha et Mme Khokhlakov entrèrent, Ivan Fiodorovitch se levait pour partir. Il était un peu pâle et son frère le considéra avec inquiétude. Aliocha trouvait maintenant la solution d’une énigme qui le tourmentait depuis quelque temps. À différentes reprises, depuis un mois, on lui avait suggéré que son frère Ivan aimait Catherine Ivanovna, et surtout qu’il était décidé à la «souffler» à Mitia. Jusqu’alors cela avait paru monstrueux à Aliocha, tout en l’inquiétant fort. Il aimait ses deux frères et s’effrayait de leur rivalité. Cependant Dmitri lui avait déclaré la veille qu’il était heureux d’avoir son frère pour rival, que cela lui rendait grand service. En quoi? Pour se marier avec Grouchegnka? Mais c’était là un parti désespéré. En outre, Aliocha avait cru fermement jusqu’à la veille au soir à l’amour passionné et opiniâtre de Catherine Ivanovna pour Dmitri. Il lui semblait qu’elle ne pouvait aimer un homme comme Ivan, mais qu’elle aimait Dmitri tel qu’il était, malgré l’étrangeté d’un pareil amour. Mais durant la scène avec Grouchegnka, ses impressions avaient changé. Le mot «déchirement», que venait d’employer Mme Khokhlakov, le troublait, car ce matin même en s’éveillant à l’aube, il l’avait prononcé deux fois, probablement sous l’impression de ses rêves, car toute la nuit il avait revu cette scène. L’affirmation catégorique de Mme Khokhlakov, que la jeune fille aimait Ivan, que son amour pour Dmitri n’était qu’un leurre, un amour d’emprunt qu’elle s’infligeait par jeu, par «déchirement», sous l’empire de la reconnaissance, cette affirmation frappait Aliocha. «C’est peut-être vrai!» Mais alors, quelle était la situation d’Ivan? Aliocha devinait qu’un caractère comme celui de Catherine Ivanovna avait besoin de dominer; or, cette domination ne pouvait s’exercer que sur Dmitri, et non sur Ivan. Car seul Dmitri pourrait peut-être un jour se soumettre à elle «pour son bonheur» (ce qu’Aliocha désirait même). Ivan en serait incapable; d’ailleurs cette soumission ne l’eût pas rendu heureux, d’après l’idée qu’Aliocha se faisait de lui. Ces réflexions poursuivaient le jeune homme quand il entra dans le salon; soudain une autre idée s’imposa à lui: «Et si elle n’aimait ni l’un ni l’autre?» Remarquons qu’Aliocha avait honte de telles pensées et se les était toujours reprochées, lorsque parfois elles lui étaient venues, au cours du dernier mois: «Qu’est-ce que j’entends à l’amour et aux femmes, et comment puis-je tirer pareilles conclusions?» se disait-il après chaque conjecture. Cependant la réflexion s’imposait. Il devinait que cette rivalité était capitale dans la destinée de ses deux frères. «Les reptiles se dévoreront entre eux», avait dit hier Ivan dans son irritation, à propos de leur père et de Dmitri; ainsi, depuis longtemps peut-être, Dmitri était un reptile à ses yeux. N’était-ce pas depuis qu’il avait fait lui-même la connaissance de Catherine Ivanovna? Ces paroles lui avaient sans doute échappé involontairement, mais c’était d’autant plus grave. Dans ces conditions, quelle paix pouvait dorénavant régner dans leur famille alors que surgissaient de nouveaux motifs de haine? Surtout, qui devait-il plaindre, lui, Aliocha? Il les aimait également, mais que souhaiter à chacun d’eux, parmi de si redoutables contradictions? Il y avait où s’égarer dans ce labyrinthe, et le cœur d’Aliocha ne pouvait supporter l’incertitude, car son amour avait toujours un caractère actif. Incapable d’aimer passivement, son affection se traduisait toujours par une aide. Mais pour cela, il fallait avoir un but, savoir clairement ce qui convenait à chacun et les aider en conséquence. Au lieu de but, il ne voyait que confusion et brouillamini. On avait parlé de «déchirement». Mais que pouvait-il comprendre, même à ce déchirement? Non, décidément, le mot de l’énigme lui échappait.


En voyant Aliocha, Catherine Ivanovna dit vivement à Ivan Fiodorovitch, qui s’était levé pour partir:


«Un instant! je veux avoir l’opinion de votre frère, en qui j’ai pleine confiance. Catherine Ossipovna, restez aussi», continua-t-elle en s’adressant à Mme Khokhlakov. Celle-ci s’installa à côté d’Ivan Fiodorovitch, et Aliocha en face, près de la jeune fille.


«Vous êtes mes amis, les seuls que j’aie au monde, commença-t-elle d’une voix ardente où tremblaient des larmes de sincère douleur, et qui lui attira de nouveau les sympathies d’Aliocha. Vous, Alexéi Fiodorovitch, vous avez assisté hier à cette scène terrible, vous m’avez vue. J’ignore ce que vous avez pensé de moi, mais je sais que dans les mêmes circonstances, mes paroles et mes gestes seraient identiques. Vous vous souvenez de m’avoir retenue… (En disant cela, elle rougit et ses yeux étincelèrent.) Je vous déclare, Alexéi Fiodorovitch, que je ne sais quel parti prendre. J’ignore si je l’aime maintenant, lui. Il me fait pitié, c’est une mauvaise marque d’amour. Si je l’aimais toujours, ce n’est pas de la pitié mais de la haine que j’éprouverais à présent…»


Sa voix tremblait, des larmes brillaient dans ses cils. Aliocha était ému. «Cette jeune fille est loyale, sincère, pensait-il, et… elle n’aime plus Dmitri.»


«C’est cela, c’est bien cela! s’exclama Mme Khokhlakov.


– Attendez, chère Catherine Ossipovna. Je ne vous ai pas dit l’essentiel, le parti que j’ai pris cette nuit. Je sens que ma résolution est peut-être terrible, – pour moi, mais je pressens que je n’en changerai à aucun prix. Mon cher et généreux conseiller, mon confident, le meilleur ami que j’aie au monde, Ivan Fiodorovitch, m’approuve entièrement et loue ma résolution.


– Oui, je l’approuve, dit Ivan d’une voix basse mais ferme.


– Mais je désire qu’Aliocha – excusez-moi de vous appeler ainsi -, je désire qu’Alexéi Fiodorovitch me dise maintenant, devant mes deux amis, si j’ai tort ou raison. Je devine que vous, Aliocha, mon cher frère (car vous l’êtes), répétait-elle avec transport, en saisissant sa main glacée d’une main brûlante, je devine que votre décision, votre approbation me tranquilliseront, malgré mes souffrances, car après vos paroles je m’apaiserai et me résignerai, je le pressens!


– J’ignore ce que vous allez me demander, dit Aliocha en rougissant, je sais seulement que je vous aime et que je vous souhaite en ce moment plus de bonheur qu’à moi-même!… Mais je n’entends rien à de telles affaires… se hâta-t-il d’ajouter sans savoir pourquoi…


– L’essentiel dans tout ceci, c’est l’honneur et le devoir, et quelque chose de plus haut, qui dépasse peut-être le devoir lui-même. Mon cœur me dicte ce sentiment irrésistible et il m’entraîne. Bref, ma décision est prise. Même s’il épouse cette… créature, à qui je ne pourrai jamais pardonner, je ne l’abandonnerai pourtant pas! Désormais, je ne l’abandonnerai jamais! dit-elle, en proie à une exaltation maladive. Bien entendu, je n’ai pas l’intention de courir après lui, de lui imposer ma présence, de l’importuner, oh non! je m’en irai dans une autre ville, n’importe où, mais je ne cesserai pas de m’intéresser à lui. Quand il sera malheureux avec l’autre – et cela ne tardera guère – qu’il vienne à moi, il trouvera une amie, une sœur… Une sœur seulement, certes, et cela pour la vie, une sœur aimante, qui lui aura sacrifié son existence. Je parviendrai, à force de persévérance, à me faire enfin apprécier de lui, à être sa confidente, sans qu’il en rougisse! s’écria-t-elle comme égarée. Je serai son Dieu, à qui il adressera ses prières, c’est le moins qu’il me doive pour m’avoir trahie et pour tout ce que j’ai enduré hier à cause de lui. Et il verra que, malgré sa trahison, je demeurerai éternellement fidèle à la parole donnée. Je ne serai que le moyen, l’instrument de son bonheur, pour toute sa vie, pour toute sa vie! Voilà ma décision. Ivan Fiodorovitch m’approuve hautement.»


Elle étouffait. Peut-être aurait-elle voulu exprimer sa pensée avec plus de dignité, de naturel, mais elle le fit avec trop de précipitation et sans voile. Il y avait dans ses paroles beaucoup d’exubérance juvénile, elles reflétaient l’irritation de la veille, le besoin de s’enorgueillir; elle-même s’en rendait compte. Soudain, son visage s’assombrit, son regard devint mauvais. Aliocha s’en aperçut et la compassion s’éveilla en lui. Son frère ajouta quelques mots.


«C’est, en effet, l’expression de ma pensée. Chez toute autre que vous cela eût paru de l’outrance, mais vous avez raison là où une autre aurait eu tort. Je ne sais comment motiver cela, mais je vous crois tout à fait sincère, voilà pourquoi vous avez raison.


– Mais ce n’est que pour un instant… C’est l’effet du ressentiment d’hier, ne put s’empêcher de dire avec justesse Mme Khokhlakov, malgré son désir de ne pas intervenir.


– Eh oui! fit Ivan avec une sorte d’irritation et visiblement vexé d’avoir été interrompu, c’est cela, chez une autre cet instant ne serait qu’une impression passagère mais avec le caractère de Catherine Ivanovna cela durera toute sa vie. Ce qui pour d’autres ne serait qu’une promesse en l’air sera pour elle un devoir éternel, pénible, maussade peut-être, mais incessant. Et elle se repaîtra du sentiment de ce devoir accompli! Votre existence, Catherine Ivanovna, se consumera maintenant dans une douloureuse contemplation de votre chagrin et de vos sentiments héroïques. Mais avec le temps cette souffrance se calmera, vous vivrez dans la douce contemplation d’un dessein ferme et fier, réalisé une fois pour toutes, désespéré à vrai dire, mais dont vous serez venue à bout. Cet état d’esprit vous procurera enfin la satisfaction la plus complète et vous réconciliera avec tout le reste…»


Il s’était exprimé avec une sorte de rancune, et sans chercher à dissimuler son intention ironique.


«Ô Dieu, que tout cela est faux! s’exclama de nouveau Mme Khokhlakov.


– Alexéi Fiodorovitch, parlez! Il me tarde de connaître votre opinion!» dit Catherine Ivanovna en fondant en larmes.


Aliocha se leva.


«Ce n’est rien, ce n’est rien! poursuivit-elle en pleurant, c’est l’énervement, l’insomnie, mais avec des amis comme votre frère et vous, je me sens fortifiée…, car je sais que vous ne m’abandonnerez jamais…


– Malheureusement, je devrai peut-être partir demain pour Moscou, vous quitter pour longtemps… Ce voyage est indispensable… proféra Ivan Fiodorovitch.


– Demain, pour Moscou! s’exclama Catherine Ivanovna, le visage crispé… Mon Dieu, quel bonheur!» reprit-elle d’une voix soudain changée, en refoulant ses larmes dont il ne resta pas trace.


Ce changement étonnant, qui frappa fort Aliocha, fut vraiment subit; la malheureuse jeune fille offensée, pleurant, le cœur déchiré, fit place tout à coup à une femme parfaitement maîtresse d’elle-même, et de plus satisfaite comme après une joie subite.


«Ce n’est pas votre départ qui me réjouit, bien sûr, rectifia-t-elle avec le charmant sourire d’une mondaine, un ami tel que vous ne peut le croire; je suis, au contraire, très malheureuse que vous me quittiez (elle s’élança vers Ivan Fiodorovitch et, lui saisissant les deux mains, les pressa avec chaleur); mais ce qui me réjouit, c’est que vous pourrez maintenant exposer, à ma tante et à Agathe, ma situation dans toute son horreur, franchement avec Agathe, mais en ménageant ma chère tante, comme vous êtes capable de le faire. Vous ne pouvez vous figurer combien je me suis torturée hier et ce matin, me demandant comment leur annoncer cette terrible nouvelle… À présent, il me sera plus facile de le faire, car vous serez chez elle en personne pour tout expliquer. Oh, que je suis heureuse! mais de cela seulement, je vous le répète. Vous m’êtes indispensable, assurément… Je cours écrire une lettre, conclut-elle, en faisant un pas pour sortir de la chambre.


– Et Aliocha? Et l’opinion d’Alexéi Fiodorovitch que vous désirez si vivement connaître? s’écria Mme Khokhlakov avec une intonation sarcastique et irritée.


– Je ne l’ai pas oublié, fit Catherine Ivanovna en s’arrêtant; mais pourquoi êtes-vous si malveillante pour moi en un tel moment, Catherine Ossipovna? ajouta-t-elle d’un ton d’amer reproche. Je confirme ce que j’ai dit. J’ai besoin de savoir son opinion, bien plus, sa décision! Elle sera une loi pour moi, tant j’ai soif de vos paroles, Alexéi Fiodorovitch… Mais qu’avez-vous?


– Je n’aurais jamais cru cela, je ne peux pas me le figurer! dit Aliocha d’un air affligé.


– Quoi donc?


– Comment, il part pour Moscou et vous faites exprès de témoigner votre joie! Ensuite vous expliquez que ce n’est pas son départ qui vous réjouit, que vous le regrettez, au contraire, que vous perdez… un ami; mais là encore, vous jouiez la comédie!…


– La comédie?… Que dites-vous? s’exclama Catherine Ivanovna stupéfaite. – Elle rougit, fronça les sourcils.


– Quoique vous affirmiez regretter en lui l’ami, vous lui déclarez carrément que son départ est un bonheur pour vous… proféra Aliocha haletant. – Il restait debout près de la table.


– Que voulez-vous dire? je ne comprends pas…


– Je ne sais pas moi-même… C’est comme une illumination soudaine… Je sais que j’ai tort de parler, mais je le ferai quand même, poursuivit-il, d’une voix tremblante, entrecoupée. Vous n’avez peut-être jamais aimé Dmitri… Lui non plus, sans doute, ne vous aime pas, il vous estime, voilà tout… Vraiment, je ne sais comment j’ai l’audace… mais il faut bien que quelqu’un dise la vérité, puisque personne ici n’ose le faire.


– Quelle vérité? s’écria Catherine Ivanovna avec exaltation.


– La voici, balbutia Aliocha, prenant son parti comme s’il se précipitait dans le vide. Envoyez chercher Dmitri, je le trouverai, s’il le faut; qu’il vienne ici prendre votre main et celle de mon frère Ivan pour les unir. Car vous faites souffrir Ivan uniquement parce que vous l’aimez… et que votre amour pour Dmitri est un douloureux mensonge… auquel vous tâchez de croire à tout prix.»


Aliocha se tut brusquement.


«Vous… vous êtes un jeune fou, entendez-vous», répliqua Catherine Ivanovna, pâle, les lèvres crispées.


Ivan Fiodorovitch se leva, le chapeau à la main.


«Tu t’es trompé, mon bon Aliocha, dit-il avec une expression que son frère ne lui avait jamais vue, une expression de sincérité juvénile, d’irrésistible franchise. Jamais Catherine Ivanovna ne m’a aimé! Elle connaît depuis longtemps mon amour pour elle, bien que je ne lui en aie jamais parlé, mais elle n’y a jamais répondu. Je n’ai pas été davantage son ami, à aucun moment, sa fierté n’avait pas besoin de mon amitié. Elle me gardait près d’elle pour se venger sur moi des offenses continuelles que lui infligeait Dmitri depuis leur première rencontre, car celle-ci est demeurée dans son cœur, comme une offense. Mon rôle a consisté à l’entendre parler de son amour pour lui. Je pars enfin, mais sachez, Catherine Ivanovna, que vous n’aimez, en réalité, que lui. Et cela en proportion de ses offenses. Voilà ce qui vous déchire. Vous l’aimez tel qu’il est, avec ses torts envers vous. S’il s’amendait, vous l’abandonneriez aussitôt et cesseriez de l’aimer. Mais il vous est nécessaire pour contempler en lui votre fidélité héroïque et lui reprocher sa trahison. Tout cela par orgueil! Vous êtes humiliée et abaissée, mais votre fierté est en cause… Je suis trop jeune, je vous aimais trop. Je sais que je n’aurais pas dû vous parler ainsi, qu’il eût été plus digne de ma part de vous quitter simplement; c’eût été moins blessant pour vous. Mais je pars au loin et ne reviendrai jamais… Je ne veux pas respirer cette atmosphère d’outrance… D’ailleurs, je n’ai plus rien à vous dire, c’est tout… Adieu, Catherine Ivanovna, ne soyez pas fâchée contre moi, car je suis cent fois plus puni que vous, puni par le seul fait que je ne vous reverrai plus. Adieu. Je ne veux pas prendre votre main. Vous m’avez fait souffrir trop sciemment pour que je puisse vous pardonner à l’heure actuelle. Plus tard, peut-être, mais pour le moment je ne veux pas de votre main.


Den Dank, Dame, Begehr’ich nicht [74]»,


ajouta-t-il avec un sourire contraint, prouvant ainsi qu’il connaissait Schiller par cœur, ce qu’Aliocha eût refusé de croire auparavant.


Il sortit sans même saluer la maîtresse de la maison. Aliocha joignit les mains.


«Ivan, lui cria-t-il éperdu, reviens, Ivan! Non, maintenant il ne reviendra pour rien au monde! s’écria-t-il dans un pressentiment désolé, mais c’est ma faute, c’est moi qui ai commencé! Ivan a parlé injustement, sous l’empire de la colère. Il faut qu’il revienne…» s’exclamait Aliocha, comme déséquilibré.


Catherine Ivanovna passa dans une autre pièce.


«Vous n’avez rien à vous reprocher; votre conduite est celle d’un ange, murmura au triste Aliocha Mme Khokhlakov enthousiasmée. Je ferai tout mon possible pour empêcher Ivan Fiodorovitch de partir…»


La joie illuminait son visage, à la grande mortification d’Aliocha, mais Catherine Ivanovna reparut soudain. Elle tenait deux billets de cent roubles.


«J’ai un grand service à vous demander, Alexéi Fiodorovitch, commença-t-elle d’une voix calme et égale, comme si rien ne s’était passé. Il y a huit jours environ, Dmitri Fiodorovitch s’est laissé aller à une action injuste et scandaleuse. Il y a ici un cabaret mal famé, où il rencontra cet officier en retraite, ce capitaine que votre père employait à certaines affaires. Irrité contre ce capitaine pour un motif quelconque, Dmitri Fiodorovitch le saisit par la barbe et le traîna dans cette posture humiliante jusque dans la rue, où il continua encore longtemps à le houspiller. On dit que le fils de ce malheureux, un jeune écolier, courait à ses côtés en sanglotant, demandait grâce et priait les passants de défendre son père, mais que tout le monde riait. Excusez-moi, Alexéi Fiodorovitch, je ne puis me rappeler sans indignation cette action honteuse… dont seul Dmitri Fiodorovitch est capable, lorsqu’il est en proie à la colère… et à ses passions! Je ne puis la raconter en détail, cela me fait mal… je m’embrouille. J’ai pris des renseignements sur ce malheureux, et j’ai appris qu’il est fort pauvre, il s’appelle Sniéguiriov. Il s’est rendu coupable d’une faute dans son service, on l’a révoqué, je ne puis vous donner de détails, et maintenant, avec sa malheureuse famille, les enfants malades, la femme folle, paraît-il, il est tombé dans une profonde misère. Il habite ici depuis longtemps, il avait un emploi de copiste qu’il a perdu. J’ai jeté les yeux sur vous… c’est-à-dire j’ai pensé, ah! je m’embrouille, je voulais vous prier, mon cher Alexéi Fiodorovitch, d’aller chez lui sous un prétexte quelconque, et, délicatement, prudemment, comme vous seul en êtes capable (Aliocha rougit), de lui remettre ce secours, ces deux cents roubles… Il les acceptera certainement… c’est-à-dire, persuadez-le de les accepter… Voyez-vous, ce n’est pas une indemnité, pour éviter qu’il porte plainte (car il voulait le faire, à ce qu’il paraît), mais simplement une marque de sympathie, le désir de lui venir en aide, en mon nom, comme fiancée de Dmitri Fiodorovitch, et non au sien… J’y serais bien allée moi-même, mais vous vous y prendrez mieux que moi. Il habite rue du Lac, dans la maison de Mme Kalmykov… Pour l’amour de Dieu, Alexéi Fiodorovitch, faites cela, à présent… je suis un peu… fatiguée. Au revoir…»


Elle disparut si rapidement derrière la portière qu’Aliocha n’eut pas le temps de dire un mot. Il aurait voulu demander pardon, s’accuser, dire quelque chose enfin, car son cœur débordait, et il ne pouvait se résoudre à s’éloigner ainsi. Mais Mme Khokhlakov le prit par le bras et l’emmena. Dans le vestibule, elle l’arrêta une fois de plus.


«Elle est fière, elle lutte contre elle-même, mais c’est une nature bonne, charmante, généreuse! murmura-t-elle à mi-voix. Oh comme je l’aime, par moments, et que je suis de nouveau contente! Mon cher Alexéi Fiodorovitch, savez-vous que nous toutes, ses deux tantes, moi et même Lise, nous n’avons qu’un désir depuis un mois, nous la supplions d’abandonner votre favori Dmitri, qui ne l’aime pas du tout, et d’épouser Ivan, cet excellent jeune homme si instruit dont elle est l’idole. Nous avons ourdi un véritable complot, et c’est peut-être la seule raison qui me retienne encore ici.


– Mais elle a pleuré, elle est de nouveau offensée! s’écria Aliocha.


– Ne croyez pas aux larmes d’une femme, Alexéi Fiodorovitch! Je suis toujours contre les femmes dans ce cas, et du côté des hommes.»


La voix aigrelette de Lise retentit derrière la porte:


«Maman, vous le gâtez!


– C’est moi qui suis cause de tout, je suis très coupable! répéta Aliocha qui, le visage caché dans ses mains, éprouvait une honte douloureuse de sa sortie.


– Au contraire, vous avez agi comme un ange, comme un ange, je suis prête à le redire mille fois.


– Maman, en quoi a-t-il agi comme un ange? demanda de nouveau Lise.


– Je me suis imaginé, je ne sais pourquoi, poursuivit Aliocha, comme s’il n’entendait pas Lise, qu’elle aimait Ivan, et j’ai lâché cette sottise… Que va-t-il arriver?


– De quoi s’agit-il? s’exclama Lise. Maman, vous voulez donc me faire mourir: je vous interroge, et vous ne me répondez pas.»


À ce moment, la femme de chambre accourut.


«Catherine Ivanovna se trouve mal…, elle pleure, elle a une attaque de nerfs.


– Qu’y a-t-il? cria Lise, la voix alarmée. Maman, c’est moi qui vais avoir une attaque!


– Lise, pour l’amour de Dieu, ne crie pas, tu me tues! À ton âge, tu ne peux pas tout savoir comme les grandes personnes; à mon retour je te raconterai ce qu’on peut te dire. Ô mon Dieu! j’y cours… Une attaque, c’est bon signe, Alexéi Fiodorovitch, c’est très bon signe. En pareil cas, je suis toujours contre les femmes, leurs attaques et leurs larmes. Julie, cours dire que j’arrive. Si Ivan Fiodorovitch est parti comme ça, c’est sa faute à elle. Mais il ne partira pas. Lise, pour l’amour de Dieu, ne crie pas. Eh! ce n’est pas toi qui cries, c’est moi, pardonne à ta mère. Mais je suis enthousiasmée, ravie! Avez-vous remarqué, Alexéi Fiodorovitch, comme votre frère est parti d’un air dégagé après lui avoir dit son fait. Un savant universitaire parle avec tant de chaleur, de franchise juvénile, d’inexpérience charmante! Tout cela est adorable, tout à fait dans votre genre!… Et ce vers allemand qu’il a cité!… Mais je cours, Alexéi Fiodorovitch; dépêchez-vous de faire cette commission et revenez bien vite… Lise, tu n’as besoin de rien? Pour l’amour de Dieu, ne retiens pas Alexéi Fiodorovitch, il va revenir te voir.»


Mme Khokhlakov s’en alla enfin. Aliocha, avant de sortir, voulut ouvrir la porte de Lise.


«Pour rien au monde je ne veux vous voir, Alexéi Fiodorovitch, s’écria Lise. Parlez-moi à travers la porte. Comment êtes-vous devenu un ange? c’est tout ce que je désire savoir.


– Par mon affreuse bêtise, Lise. Adieu!


– Voulez-vous bien ne pas partir ainsi! cria-t-elle.


– Lise, j’ai un chagrin sérieux! Je reviens tout de suite, mais j’ai un grand, grand chagrin.»


Il sortit en courant.

VI. Le déchirement dans l’izba

Aliocha avait rarement éprouvé un chagrin aussi sérieux: il était intervenu mal à propos dans une affaire de sentiment!


«Que puis-je connaître à ces choses? Ma honte n’est d’ailleurs qu’une punition méritée; le malheur, c’est que je vais être certainement la cause de nouvelles calamités… Et dire que le starets m’a envoyé pour réconcilier et unir! Est-ce ainsi qu’on unit?» Il se rappela alors comment il avait «uni les mains», et la honte le reprit. «Bien que j’aie agi de bonne foi, il faudra être plus intelligent à l’avenir», conclut-il, sans même sourire de sa conclusion.


La commission de Catherine Ivanovna le conduisait à la rue du Lac, et son frère habitait précisément dans une ruelle voisine. Aliocha décida de passer d’abord chez lui, à tout hasard, tout en pressentant qu’il ne le trouverait pas à la maison. Il soupçonnait Dmitri de vouloir peut-être se cacher de lui maintenant, mais il fallait le découvrir à tout prix. Le temps passait; l’idée du starets mourant ne l’avait pas quitté une minute depuis son départ du monastère.


Dans le récit de Catherine Ivanovna figurait une circonstance qui l’intéressait fort: quand la jeune fille avait parlé du petit écolier, fils du capitaine, qui courait en sanglotant à côté de son père, l’idée était venue soudain à Aliocha que ce devait être le même qui l’avait mordu au doigt, lorsqu’il lui demandait en quoi il l’avait offensé; il en était maintenant presque sûr, sans savoir encore pourquoi. Ces préoccupations étrangères détournèrent son attention; il résolut de ne plus «penser» au «mal» qu’il venait de faire, de ne pas se tourmenter par le repentir, mais d’agir; tant pis pour ce qui pourrait arriver là-bas! Cette idée lui rendit tout son courage. En entrant dans la ruelle où demeurait Dmitri, il eut faim et tira de sa poche le petit pain qu’il avait pris chez son père. Il le mangea en marchant; cela le réconforta.


Dmitri n’était pas chez lui. Les maîtres de la maisonnette – un vieux menuisier, sa femme et son fils – regardèrent Aliocha d’un air soupçonneux. «Voilà déjà trois jours qu’il ne passe pas la nuit ici, il est peut-être parti quelque part», répondit le vieux à ses questions. Aliocha comprit qu’il se conformait aux instructions reçues. Lorsqu’il demanda si Dmitri n’était pas chez Grouchegnka, ou de nouveau caché chez Foma (Aliocha parlait ainsi ouvertement à dessein), tous le regardèrent d’un air craintif. «Ils l’aiment donc, ils tiennent son parti, pensa-t-il, tant mieux!»


Enfin il découvrit dans la rue du Lac la masure de la mère Kalmykov, délabrée et affaissée, avec trois fenêtres sur la rue, une cour sale, au milieu de laquelle se tenait une vache. On entrait par la cour dans le vestibule; à gauche habitait la vieille propriétaire avec sa fille, également âgée, toutes deux sourdes, à ce qu’il semblait. À la question plusieurs fois répétée: où demeurait le capitaine? l’une d’elles, comprenant enfin qu’on demandait les locataires, lui désigna du doigt, à travers le vestibule, la porte qui menait à la plus belle pièce de l’izba. L’appartement du capitaine ne consistait en effet qu’en cette pièce. Aliocha avait mis la main sur la poignée afin d’ouvrir la porte, quand il fut frappé par le silence complet qui régnait à l’intérieur. Il savait pourtant, d’après le récit de Catherine Ivanovna, que le capitaine avait de la famille. «Ils dorment tous, sans doute, ou bien ils m’ont entendu venir et ils attendent que j’ouvre – mieux vaut frapper d’abord.» Il frappa. On entendit une réponse, mais au bout de dix secondes seulement.


«Qui est-ce?» cria une grosse voix irritée.


Aliocha ouvrit, franchit le seuil. Il se trouvait dans une salle assez spacieuse, mais fort encombrée de gens et de hardes. À gauche, il y avait un grand poêle russe. Du poêle à la fenêtre de gauche, une corde tendue à travers toute la chambre supportait divers chiffons. De chaque côté se trouvait un lit avec des couvertures tricotées. Sur l’un d’eux, celui de gauche, quatre oreillers étagés, plus petits l’un que l’autre; sur le lit de droite, on n’en voyait qu’un, fort petit. Plus loin, il y avait un espace restreint, séparé par un rideau ou un drap, fixé à une corde tendue en travers de l’angle; derrière apparaissait un lit improvisé sur un banc et une chaise placée auprès. Une table rustique, carrée, était installée vers la fenêtre du milieu. Les trois fenêtres, aux carreaux couverts de moisissures verdâtres, étaient ternes et hermétiquement fermées, de sorte qu’on étouffait dans la pièce à demi obscure. Sur la table, une poêle avec un reste d’œufs sur le plat, une tranche de pain entamée, un demi-litre d’eau-de-vie, presque vide de son contenu. Près du lit de gauche se tenait sur une chaise une femme, vêtue d’une robe d’indienne et qui avait l’air d’une dame. Elle était fort maigre, fort jaune; ses joues creuses attestaient au premier coup d’œil son état maladif; mais ce qui frappa surtout Aliocha, ce fut le regard de ses grands yeux bruns, interrogateur et arrogant tout ensemble. À côté de la fenêtre de gauche, se tenait debout une jeune fille au visage ingrat, aux cheveux roux clairsemés, vêtue d’une manière pauvre quoique très propre; elle n’accorda au nouveau venu qu’une œillade dédaigneuse. À droite, également près du lit, était assise une personne du sexe féminin, une pauvre créature jeune encore, d’une vingtaine d’années, mais bossue et impotente, les pieds desséchés, comme on l’expliqua ensuite à Aliocha; on voyait ses béquilles dans un coin, entre le lit et le mur; les magnifiques yeux de la pauvre fille se posèrent sur Aliocha avec douceur. Attablé et achevant l’omelette, on remarquait un personnage de quarante-cinq ans, de petite taille, de faible constitution, maigre, roux et dont la barbe clairsemée ressemblait fort à un torchon de tille défait (cette comparaison et surtout le mot de «torchon» surgirent au premier coup d’œil dans l’esprit d’Aliocha). C’était lui, évidemment, qui avait répondu de l’intérieur, car il n’y avait pas d’autre homme dans la chambre. Quand Aliocha entra, le personnage se leva brusquement, s’essuya avec une serviette trouée, et s’empressa à sa rencontre.


«Un moine qui quête pour son monastère, il a trouvé à qui s’adresser!» proféra la jeune fille qui se tenait dans l’angle de gauche.


L’individu qui était accouru au-devant d’Aliocha pirouetta sur ses talons et lui répondit d’un ton saccadé:


«Non, Varvara [75] Nicolaïevna, ce n’est pas cela, vous n’avez pas deviné! Permettez-moi de vous demander, fit-il en se tournant vers Aliocha, ce qui vous a engagé à visiter… cette retraite?»


Aliocha le considéra avec attention: ce personnage, qu’il voyait pour la première fois, avait quelque chose de pointu, d’irrité. Il était légèrement éméché. Son visage reflétait une impudence caractérisée, et en même temps – chose étrange – une couardise visible. On devinait un homme longtemps assujetti, mais avide de faire des siennes; ou mieux encore, un homme qui brûlerait d’envie de vous frapper, tout en craignant vos coups. Dans ses propos, dans l’intonation de sa voix plutôt perçante, on distinguait une sorte d’humour bizarre, tantôt méchant, tantôt timide, intermittent et de ton inégal. Il avait parlé de la «retraite» en tremblant, les yeux écarquillés, et en se tenant si près d’Aliocha que celui-ci fit machinalement un pas en arrière. Le personnage portait un paletot de nankin, sombre, en fort mauvais état, rapiécé, taché. Son pantalon à carreaux très clair, comme on n’en porte plus depuis longtemps, d’une étoffe fort mince, fripé en bas, remontait au point de lui donner l’air d’un garçon qui a grandi.


«Je suis… Alexéi Karamazov… répondit Aliocha.


– Je le sais bien, repartit l’autre, donnant à entendre qu’il connaissait l’identité de son visiteur. Et moi, je suis le capitaine en second Sniéguiriov; mais il importe de savoir ce qui vous amène…


– Je suis venu comme ça. Au fait, je voudrais vous dire un mot, en mon nom… si vous le permettez…


– En ce cas, voici une chaise, veuillez vous asseoir, comme on disait dans les vieilles comédies.»


D’un geste prompt le capitaine saisit une chaise libre (une simple chaise en bois) qu’il plaça presque au milieu de la chambre; il en prit une autre pour lui et s’assit en face d’Aliocha, de nouveau si près que leurs genoux se touchaient presque.


«Nicolas Ilitch Sniéguiriov, ex-capitaine en second de l’infanterie russe, avili par ses vices, mais pourtant capitaine [76]… Toutefois, je me demande en quoi ai-je pu exciter votre curiosité, car je vis dans des conditions qui ne permettent guère de recevoir des visites.


– Je suis venu pour cette affaire…


– Pour quelle affaire? interrompit le capitaine d’un ton impatient.


– À propos de votre rencontre avec mon frère Dmitri, répliqua Aliocha, gêné.


– De quelle rencontre? Ne serait-ce pas au sujet du torchon de tille? Et il s’avança tellement cette fois que ses genoux heurtèrent ceux d’Aliocha. Ses lèvres serrées formaient une ligne mince.


– Quel torchon de tille? murmura Aliocha.


– C’est pour se plaindre de moi, papa, qu’il est venu! retentit une voix derrière le rideau, une voix déjà connue d’Aliocha, celle du garçon de tantôt. Je lui ai mordu le doigt aujourd’hui!»


Le rideau s’écarta et Aliocha aperçut son récent ennemi, dans le coin sous les icônes, sur un lit formé d’un banc et d’une chaise. L’enfant gisait, recouvert de son petit pardessus et d’une vieille couverture ouatée. À en juger par ses yeux brûlants, il devait avoir la fièvre. Intrépide, il regardait Aliocha avec l’air de dire: «Ici, tu ne peux rien me faire.»


«Comment, quel doigt a-t-il mordu? sursauta le capitaine. C’est le vôtre?


– Oui, le mien. Tantôt, il se battait à coups de pierres dans la rue avec ses camarades; ils étaient six contre lui. Je me suis approché, il m’en a jeté une, puis une autre à la tête. Et comme je lui demandais ce que je lui avais fait, il s’est élancé et m’a mordu cruellement au doigt, j’ignore pourquoi.


– Je vais le fouetter! s’exclama le capitaine qui bondit de sa chaise.


– Mais je ne me plains pas, je vous raconte seulement ce qui s’est passé… Je ne veux pas que vous le fouettiez! D’ailleurs, je crois qu’il est malade…


– Et vous pensiez que j’allais le faire? Que j’allais empoigner Ilioucha [77] et le fouetter devant vous? Il vous faut ça tout de suite? proféra le capitaine, se tournant vers Aliocha avec un geste menaçant, comme s’il voulait se jeter sur lui. Je plains votre doigt, monsieur, mais ne voulez-vous pas qu’avant de fouetter Ilioucha je me tranche les quatre doigts sous vos yeux, avec ce couteau, pour votre juste satisfaction? Je pense que quatre doigts vous suffiront, vous ne réclamerez pas le cinquième, pour apaiser votre soif de vengeance?…»


Il s’arrêta soudain, comme suffoqué. Chaque trait de son visage remuait et se contractait, son regard était des plus provocants. Il était égaré.


«Maintenant, j’ai tout compris, dit Aliocha, d’un ton doux et triste, sans se lever. Ainsi, vous avez un bon fils, il aime son père et s’est jeté sur moi comme étant le frère de votre offenseur… Je comprends, à présent, répéta-t-il, songeur. Mais mon frère, Dmitri, regrette son acte, je le sais, et s’il peut venir chez vous, ou, encore mieux, vous rencontrer à la même place, il vous demandera pardon devant tout le monde… si vous le désirez.


– C’est-à-dire qu’après m’avoir tiré la barbe, il me fait des excuses… Il croit ainsi me donner pleine et entière satisfaction, n’est-ce pas?


– Oh non! Au contraire, il fera tout ce qui vous plaira et comme il vous plaira!


– De sorte que si je priais son Altesse Sérénissime de s’agenouiller devant moi, dans ce même cabaret, le cabaret À la Capitale , comme on l’appelle, ou sur la place, il le ferait?


– Oui, il le ferait.


– Vous me touchez jusqu’aux larmes. La générosité de votre frère me confond. Permettez-moi de vous présenter ma famille, mes deux filles et mon fils, ma portée. Si je meurs, qui les aimera? Et tant que je vis, qui m’aimera avec tous mes défauts, sinon eux? Le Seigneur a bien fait les choses pour chaque homme de mon espèce, car même un homme de ma sorte doit être aimé par un être quelconque…


– Ah! c’est parfaitement vrai! s’exclama Aliocha.


– Trêve de pitreries, vous nous bafouez devant le premier imbécile venu! s’écria soudain la jeune fille qui se tenait vers la fenêtre, en s’adressant à son père, la mine méprisante.


– Attendez un peu, Varvara Nicolaïevna, permettez-moi de continuer mon idée, lui cria son père d’un ton impérieux tout en la regardant avec approbation. Tel est son caractère, dit-il, se retournant vers Aliocha.


Et dans la nature entière

Il ne voulait rien bénir. [78]


C’est-à-dire il faudrait mettre au féminin: elle ne voulait rien bénir. Et maintenant, permettez-moi de vous présenter à mon épouse, Irène Petrovna, une dame impotente de quarante-trois ans; elle marche, mais fort peu. Elle est de basse condition; Irène Petrovna, faites-vous belle que je vous présente Alexéi Fiodorovitch – il le prit par le bras, et avec une force dont on ne l’eût pas cru capable, il le souleva. – On vous présente à une dame, il faut vous lever. Ce n’est pas ce Karamazov, maman, qui… hum! etc., mais son frère, reluisant de vertus pacifiques. Permettez, Irène Petrovna, permettez, maman, de vous baiser d’abord la main.»


Il baisa la main de sa femme avec respect, avec tendresse même. La jeune fille, vers la fenêtre, tournait le dos à cette scène avec indignation; le visage arrogant et interrogateur de la mère exprima soudain une grande affabilité.


«Bonjour, asseyez-vous, monsieur Tchernomazov, proféra-t-elle.


– Karamazov, maman, Karamazov… Nous sommes de basse condition, souffla-t-il de nouveau.


– Eh, Karamazov ou autrement, peu importe, moi je dis toujours Tchernomazov… Asseyez-vous, pourquoi vous a-t-il soulevé? Une dame sans pieds, qu’il dit, j’en ai, des pieds, mais ils sont enflés comme des seaux, et moi je suis desséchée. Autrefois, j’étais d’une grosseur énorme et maintenant on dirait que j’ai avalé une aiguille…


– Nous sommes de basse condition, de bien basse, répéta le capitaine.


– Papa, ah, papa! prononça soudain la bossue, demeurée jusqu’alors silencieuse, et qui se couvrit brusquement les yeux de son mouchoir.


– Bouffon! lança la jeune fille vers la fenêtre.


– Voyez ce qui se passe chez nous, reprit la mère, en désignant ses filles, c’est comme si des nuages passaient, ils passent et notre musique reprend. Auparavant, quand nous étions militaires, il nous venait beaucoup d’hôtes comme vous. Je ne fais pas de comparaison, monsieur, il faut aimer tout le monde. La femme du diacre vient parfois et dit: «Alexandre Alexandrovitch est un brave homme, mais Anastasie Pétrovna est un suppôt de Satan. – Eh bien! que je lui réponds, ça dépend qui on aime, tandis que toi, tu n’es qu’un petit tas, mais infect. – Toi, qu’elle me dit, il faut te serrer la vis. – Ah! noiraude, à qui viens-tu faire la leçon? – Moi, dit-elle, je laisse entrer l’air pur, et toi le mauvais air. – Demande, que je lui réponds, à messieurs les officiers si l’air est mauvais chez moi.» J’avais cela sur le cœur quand tantôt, assise comme je suis maintenant, j’ai vu entrer ce général, qui était venu ici pour Pâques. «Eh bien! lui dis-je, Votre Excellence, une dame noble peut-elle laisser entrer l’air du dehors? – Oui, répond-il, vous devriez ouvrir la porte ou le vasistas, car l’air n’est pas pur chez vous.» Et tous sont pareils! Pourquoi en veulent-ils à mon air? Les morts sentent encore plus mauvais. Je ne corromps pas l’air chez vous, je me ferai faire des souliers et je m’en irai. Mes enfants, n’en veuillez pas à votre mère! Nicolas Ilitch, mon ami, ai-je cessé de te plaire? Je n’ai plus qu’Ilioucha pour m’aimer, quand il revient de l’école. Hier, il m’a apporté une pomme. Pardonnez à votre mère, mes bons amis, pardonnez à une pauvre délaissée! En quoi mon air vous dégoûte-t-il?»


La pauvre démente éclata en sanglots, ses larmes ruisselaient. Le capitaine se précipita vers elle.


«Maman, chère maman, assez; tu n’es pas délaissée; tous t’aiment et t’adorent.»


Il recommença à lui baiser les mains et se mit à lui caresser le visage, à essuyer ses larmes avec une serviette. Il avait lui-même les yeux humides; c’est du moins ce qu’il sembla à Aliocha, vers qui il se tourna soudain pour lui dire d’un ton courroucé en désignant la pauvre démente:


«Eh bien, vous avez vu et entendu?


– Je vois et j’entends, murmura Aliocha.


– Papa, papa, comment peux-tu?… Laisse-le, papa! cria le garçon dressé sur son lit, avec un regard ardent.


– Assez fait le pitre, comme ça! Laissez donc vos stupides manigances, qui ne mènent jamais à rien! cria de son coin Varvara Nicolaïevna, exaspérée; elle tapa même du pied.


– Vous avez tout à fait raison, cette fois, de vous mettre en colère, Varvara Nicolaïevna, et je vais vous donner satisfaction. Couvrez-vous, Alexéi Fiodorovitch, je prends ma casquette, et sortons. J’ai à vous parler sérieusement, mais pas ici. Cette jeune personne assise, c’est ma fille Nina Nicolaïevna, j’ai oublié de vous la présenter. Un ange incarné… descendu chez les mortels… si tant est que vous puissiez comprendre cela.


– Le voilà tout secoué, comme s’il avait des convulsions, continua Varvara Nicoldievna indignée.


– Celle qui vient de taper du pied et de me traiter de pitre, c’est aussi un ange incarné, elle m’a donné le nom qui convient. Allons, Alexéi Fiodorovitch, il faut en finir…»


Et, prenant Aliocha par le bras, il le conduisit dehors.

VII. Et au grand air

«L’air est pur, ici, tandis que dans mes appartements, il ne l’est guère, sous tous les rapports. Marchons un peu, monsieur, je voudrais bien que ma personne vous intéressât.


– J’ai une importante communication à vous faire, déclara Aliocha; seulement je ne sais par où commencer.


– Je m’en doutais bien. Vous n’alliez pas vous déranger uniquement pour vous plaindre de mon garçon, n’est-ce pas? À propos du petit, il faut que je vous décrive la scène, je n’ai pas pu tout vous raconter là-bas. Voyez-vous, il y a huit jours, le torchon de tille était plus fourni – c’est de ma barbe que je parle; on l’a surnommée ainsi, les écoliers surtout. – Eh bien, quand votre frère s’est mis à me traîner par la barbe, le long de la place, à me faire des violences pour une bagatelle, c’était justement l’heure où les écoliers sortaient de classe, et parmi eux Ilioucha. Dès qu’il m’aperçut dans cette posture, il s’élança vers moi en criant: «Papa, papa!» Il s’accroche à moi, m’étreint, veut me dégager, crie à mon agresseur: «Lâchez-le, lâchez-le, c’est mon papa, pardonnez-lui!» Avec ses petits bras il le saisit et lui baisa la main, cette même main, qui… je me rappelle l’expression de son visage à ce moment, je ne l’oublierai jamais!…


– Je vous jure, s’écria Aliocha, que mon frère vous exprimera un complet repentir, de la façon la plus sincère, fût-ce à genoux sur cette même place… Je l’y obligerai; sinon il cessera d’être mon frère!


– Ah, ah, c’est encore à l’état de projet! Cela ne vient pas de lui, mais de la noblesse de votre cœur généreux. Vous auriez dû le dire tout de suite. Dans ce cas, permettez-moi de vous exposer l’esprit chevaleresque dont votre frère a fait preuve ce jour-là. Il s’arrêta de me traîner par la barbe et me lâcha: «Tu es officier, me dit-il, et moi aussi; si tu peux trouver comme témoin un homme comme il faut, envoie-le-moi, je te donnerai satisfaction, bien que tu sois un coquin!» Et voilà! Un esprit vraiment chevaleresque, n’est-ce pas? Nous nous éloignâmes avec Ilioucha, et cette scène de famille est restée à jamais gravée dans la mémoire du pauvre petit. À quoi nous sert d’appartenir à la noblesse? D’ailleurs, jugez-en vous-même; vous sortez de mes appartements, qu’avez-vous vu? Trois femmes, dont l’une est impotente et faible d’esprit; l’autre, impotente et bossue; la troisième, valide mais trop intelligente; c’est une étudiante, elle brûle de retourner à Pétersbourg découvrir sur les bords de la Néva les droits de la femme russe. Je ne parle pas d’Ilioucha, il n’a que neuf ans, il est entièrement seul, car si je meurs, qu’adviendra-t-il de mon foyer, je vous le demande? Dans ces conditions, si je provoque votre frère en duel et qu’il me tue, qu’arrivera-t-il? Que deviendront-ils, eux tous? S’il m’estropie seulement, ce sera encore pis; je serai incapable de travailler, mais il faudra manger; qui me nourrira, qui les nourrira tous? Faudra-t-il envoyer tous les jours Ilioucha demander l’aumône, au lieu d’aller à l’école? Voilà, monsieur, ce que signifie pour moi une provocation en duel; c’est une absurdité, rien de plus.


– Il vous demandera pardon, il se jettera à vos pieds au beau milieu de la place, s’écria de nouveau Aliocha, le regard enflammé.


– Je voulais l’assigner, continua le capitaine, mais ouvrez notre Code, puis-je m’attendre à recevoir une juste satisfaction de mon offenseur? Sur ce, Agraféna Alexandrovna m’a fait venir et menacé: «Si tu portes plainte, je m’arrangerai à faire constater publiquement qu’il t’a châtié de ta friponnerie, et alors c’est toi qu’on poursuivra.» Or, Dieu seul sait qui est l’auteur de cette friponnerie, et sous les ordres de qui j’ai agi en comparse; n’est-ce pas d’après ses instructions et celles de Fiodor Pavlovitch? «De plus, ajouta-t-elle, je te chasserai pour tout de bon et tu ne gagneras plus rien à mon service. Je le dirai aussi à mon marchand (c’est ainsi qu’elle appelle son vieux), de sorte que lui aussi te renverra également.» Et je me dis: si ce marchand me renvoie aussi, comment pourrai-je gagner ma vie? Car il ne me reste que ces deux protecteurs, vu que votre père m’a retiré sa confiance pour un autre motif, et veut même, muni de mes reçus, me traîner en justice. Pour ces raisons, je me suis tenu tranquille, et vous avez vu ma retraite. Maintenant, dites-moi, est-ce qu’Ilioucha vous a fait bien mal en vous mordant? Je ne pouvais pas entrer dans des détails en sa présence.


– Oui, très mal; il était très irrité. Il a vengé votre offense sur moi, en qualité de Karamazov, je le comprends maintenant. Mais si vous l’aviez vu se battre à coups de pierres avec ses camarades! C’est très dangereux, ils peuvent le tuer; les enfants sont stupides, une pierre a vite fait de fracasser la tête.


– Oui, il en a reçu une, pas à la tête, mais à la poitrine, au-dessus du cœur; il a un bleu, il est rentré en larmes, geignant, et le voilà malade.


– Savez-vous qu’il attaque les autres le premier? Il est devenu mauvais à cause de vous; ses camarades racontent qu’il a donné tantôt un coup de canif dans le côté au jeune Krassotkine…


– Je le sais; le père était fonctionnaire ici, et cela peut nous attirer des désagréments…


– Je vous conseillerais, continua avec chaleur Aliocha, de ne pas l’envoyer à l’école pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’il se calme… et que sa colère passe…


– La colère! reprit le capitaine, c’est bien ça. Une grande colère dans un petit être. Vous ne savez pas tout, permettez-moi de vous expliquer les choses en détail. Après l’événement, les écoliers se mirent à le taquiner, en l’appelant torchon de tille. Cet âge est sans pitié; pris séparément, ce sont des anges, mais tous ensemble sont impitoyables, surtout à l’école. Ils le persécutaient et un noble sentiment s’éveilla en Ilioucha. Un garçon ordinaire, faible comme lui, se fût résigné; il aurait eu honte de son père; mais lui s’est dressé contre tous, pour son père, pour la vérité, pour la justice. Car ce qu’il a enduré, depuis qu’il a baisé la main de votre frère en lui criant: «Pardonnez à papa, pardonnez à papa!» Dieu seul et moi le savons. Et ainsi nos enfants, pas les vôtres, les nôtres, les enfants des mendiants méprisés, mais nobles, apprennent à connaître la vérité, dès l’âge de neuf ans. Comment les riches l’apprendraient-ils? Ils ne pénètrent jamais ces profondeurs, tandis que mon Ilioucha a sondé toute la vérité, à la minute où sur la place il baisait la main qui me frappait. Elle est entrée en lui, cette vérité; elle l’a meurtri pour toujours! proféra avec passion le capitaine, l’air égaré, en se frappant la main gauche de son poing, comme s’il voulait montrer matériellement la meurtrissure faite à Ilioucha par la «vérité». Ce jour-là, il eut la fièvre et le délire pendant la nuit. Il resta silencieux toute la journée; je remarquai qu’il m’observait de son coin, faisant semblant d’apprendre ses leçons, mais ce n’étaient point les leçons qui l’occupaient. Le lendemain, je m’enivrai de chagrin, si bien que j’ai oublié beaucoup de choses. Maman aussi se mit à pleurer – je l’aime beaucoup -, alors, de douleur, je me soûlai avec mes derniers sous. Ne me méprisez pas, monsieur. En Russie, les pires ivrognes sont les meilleures des gens, et réciproquement. J’étais couché et ne pensais guère à Ilioucha; mais, ce même jour, les gamins s’égayèrent à ses dépens, dès le matin. «Eh! torchon de tille! lui criait-on, on a traîné ton père par sa barbe hors du cabaret; toi, tu courais à côté en demandant grâce.» C’était le surlendemain; il rentra de l’école pâle et défait. «Qu’as-tu?» lui dis-je. Il ne répondit rien. Impossible de causer à la maison; sa mère et ses sœurs s’en seraient mêlées tout de suite, les jeunes filles avaient appris l’affaire dès le premier jour. Varvara Nicolaïevna commençait déjà à grogner: «Bouffons, pitres, pouvez-vous faire quelque chose de sensé? – C’est vrai, dis-je, Varvara Nicolaïevna, pouvons-nous faire quelque chose de sensé?» Je m’en tirai ainsi pour cette fois. Dans la soirée, j’allai me promener avec le petit. Il faut vous dire que, depuis quelque temps, nous allons nous promener tous les soirs, par le même chemin que voici, jusqu’à cette énorme pierre isolée, là-bas près de la haie, où commencent les pâtis communaux: un endroit désert et charmant. Nous cheminions la main dans la main, comme d’habitude; il a une toute petite main, aux doigts minces, glacés, car il souffre de la poitrine. «Papa, fit-il, papa! – Eh bien! lui dis-je (je voyais ses yeux étinceler). – Comme il t’a traité, papa! – Que faire, Ilioucha! – Ne fais pas la paix avec lui, papa, garde-t’en bien. Mes camarades racontent qu’il t’a donné dix roubles pour ça. – Non, mon petit, pour rien au monde je n’accepterai de l’argent de lui, maintenant.» Il se mit à trembler, me saisit la main dans les siennes, m’embrassa. «Papa, provoque-le en duel; à l’école on me taquine en disant que tu es lâche, que tu ne te battras pas, mais que tu accepteras de lui dix roubles. – Je ne puis le provoquer en duel, Ilioucha», lui répondis-je, et je lui exposai brièvement ce que je viens de vous dire à ce sujet. Il m’écouta jusqu’au bout. «Papa, dit-il pourtant, ne fais pas la paix avec cet homme; quand je serai grand, je le provoquerai moi-même et je le tuerai!» Ses yeux brûlaient d’un éclat intense. Malgré tout, j’étais son père, et il fallut lui dire un mot de vérité: «C’est un péché, expliquai-je, de tuer son prochain, même en duel. – Papa, je le terrasserai, une fois grand, je lui ferai sauter son sabre des mains et je me jetterai sur lui en brandissant le mien, et lui dirai: je pourrais te tuer, mais je te pardonne!» Voyez, monsieur, voyez quel travail s’est opéré dans sa petite tête, durant ces deux jours; il ne fait que penser à la vengeance et il a dû en parler dans son délire. Quand, avant-hier, il est revenu de l’école, cruellement battu, j’ai tout appris. Vous avez raison, il n’y retournera plus. Il se dresse contre la classe entière, il les provoque tous; il s’est exaspéré, son cœur brûle de haine, j’ai peur pour lui. Nous retournâmes nous promener. «Papa, me demanda-t-il, les riches sont les plus forts en ce monde? – Oui, Ilioucha, il n’y a pas plus puissant que le riche. – Papa, dit-il, je deviendrai riche, je serai officier et je battrai tous les ennemis, le tsar me récompensera, je reviendrai auprès de toi, et alors personne n’osera…» Après un silence, il reprit, les lèvres tremblantes comme auparavant: «Papa, quelle vilaine ville que la nôtre. – Oui, Ilioucha, c’est une vilaine ville. – Papa, allons nous établir dans une autre, où l’on ne nous connaît pas. – Je veux bien, Ilioucha, allons-y; seulement il faut amasser de l’argent.» Je me réjouissais de pouvoir ainsi le distraire de ses sombres pensées; nous nous mîmes à faire des projets sur l’installation dans une autre ville, l’achat d’un cheval et d’une charrette. «Ta maman et tes sœurs monteront dedans, nous les couvrirons bien, nous-mêmes nous marcherons à côté, tu monteras de temps en temps, tandis que j’irai à pied, car il faut ménager le cheval; c’est ainsi que nous voyagerons.» Il fut enchanté, surtout d’avoir un cheval qui le conduirait. Comme vous le savez, un petit garçon russe ne voit rien de plus beau qu’un cheval. Nous bavardâmes longtemps. «Dieu soit loué, pensais-je, je l’ai distrait et consolé.» Mais hier, il est rentré de l’école fort sombre; le soir, à la promenade, il ne disait rien. Le vent s’éleva, le soleil disparut, on sentait l’automne et il faisait déjà sombre; nous étions tristes. «Eh bien, mon garçon, comment allons-nous faire nos préparatifs?» Je pensais reprendre la conversation de la veille. Pas un mot. Mais ses petits doigts tremblaient dans ma main. «Ça va mal, me dis-je, il y a du nouveau.» Nous arrivâmes, comme maintenant, jusqu’à cette pierre; je m’assis dessus, on avait lancé des cerfs-volants qui claquaient au vent, il y en avait bien une trentaine. C’est maintenant la saison. «Nous devrions nous aussi, Ilioucha, lancer le cerf-volant de l’année dernière. Je le réparerai, qu’en as-tu fait?» Il ne disait toujours rien et détournait le regard. Soudain, le vent se mit à bruire, soulevant du sable… Il eut un élan vers moi, ses deux bras passés autour de mon cou, et m’étreignit. Voyez-vous, monsieur, quand les enfants sont taciturnes et fiers, ils retiennent longtemps leurs larmes, mais lorsqu’elles jaillissent, lors d’un grand chagrin, elles ne coulent pas, elles ruissellent. Ses pleurs brûlants m’inondèrent le visage. Il sanglotait, secoué de convulsions, me serrait contre lui. «Papa, criait-il, mon cher papa, comme il t’a humilié!» Alors les sanglots me prirent à mon tour et nous étions là tous deux à gémir, enlacés sur cette pierre. Personne ne nous voyait alors, excepté Dieu; peut-être m’en tiendra-t-il compte. Remerciez votre frère, Alexéi Fiodorovitch. Non, je ne fouetterai pas mon garçon pour votre satisfaction!»


Il termina de la même façon bizarre et entortillée que tout à l’heure. Pourtant Aliocha, touché jusqu’aux larmes, sentait que cet homme avait confiance en lui et qu’il n’eût pas fait cette confidence à quelqu’un d’autre.


«Ah! comme je voudrais faire la paix avec votre garçon! s’exclama-t-il. Si vous vous en chargiez…


– Certainement, murmura le capitaine.


– Mais, maintenant, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, écoutez! poursuivit Aliocha. J’ai une commission à vous faire: mon frère, ce Dmitri, a insulté aussi sa fiancée, une noble fille dont vous avez dû entendre parler. J’ai le droit de vous révéler cette insulte, je dois même le faire, car, ayant appris l’offense que vous avez subie, et votre situation malheureuse, elle m’a chargé tantôt… de vous remettre ce secours de sa part seulement, pas au nom de Dmitri, qui l’a abandonnée, ni de moi, de son frère, ni de personne, mais uniquement de sa part à elle! Elle vous supplie d’accepter son aide… Vous avez été offensés tous deux par le même homme… Elle s’est souvenue de vous seulement lorsqu’elle eut souffert de Dmitri une injure tout aussi grave que la vôtre. C’est donc une sœur qui vient en aide à un frère… Elle m’a précisément chargé de vous convaincre d’accepter ces deux cents roubles de sa part, comme d’une sœur qui connaît votre gêne. Personne ne le saura, nuls commérages malveillants ne sont à redouter… Voici ces deux cents roubles et, je vous le jure, vous devez les accepter, sinon, il n’y aurait que des ennemis dans le monde! Mais il y a aussi des frères… Vous avez l’âme noble… Vous devez le comprendre!…»


Et Aliocha lui tendit deux billets de cent roubles tout neufs. Tous deux se trouvaient alors justement près de la grande pierre, près de la haie; il n’y avait personne alentour. Les billets parurent faire au capitaine une impression profonde; il tressaillit, mais ce fut d’abord uniquement de surprise; il ne s’attendait point à pareil dénouement et n’avait jamais rêvé d’une aide quelconque. Il prit les billets et, pendant presque une minute, fut incapable de répondre; une expression nouvelle apparut sur son visage.


«C’est pour moi, tant d’argent, deux cents roubles! Juste ciel! Depuis quatre ans je n’avais pas vu tant d’argent, Seigneur! Et elle dit qu’elle est une sœur… C’est vrai, c’est bien vrai?


– Je vous jure que tout ce que j’ai dit est la pure vérité!» s’écria Aliocha.


Le capitaine rougit.


«Écoutez, mon cher monsieur, écoutez; si j’accepte, ne serai-je pas un lâche? À vos yeux, Alexéi Fiodorovitch, ne le serai-je pas? Écoutez, écoutez, répétait-il à chaque instant en touchant Aliocha, vous me persuadez d’accepter sous le prétexte que c’est une «sœur» qui l’envoie, mais en vous-même, n’éprouverez-vous pas du mépris pour moi, si j’accepte, hein?


– Non, mille fois, non! Je vous le jure sur mon salut! Et personne ne le saura jamais, sauf nous: vous, moi, elle et encore une dame, sa grande amie.


– Qu’importe la dame! Écoutez, Alexéi Fiodorovitch, écoutez, c’est indispensable, car vous ne pouvez même pas comprendre ce que représentent pour moi ces deux cents roubles, poursuivit le malheureux, gagné peu à peu par une exaltation farouche, et s’exprimant avec une grande hâte, comme s’il appréhendait qu’on ne le laissât pas tout dire. À part le fait que cet argent provient d’une source honnête, d’une «sœur» aussi respectée, savez-vous que je puis soigner maintenant la mère et ma petite Nina, mon angélique bossue? Le docteur Herzenstube est venu chez moi, par bonté d’âme; il les a examinées une heure entière: «Je n’y comprends rien», m’a-t-il dit, pourtant l’eau minérale qu’il lui a prescrite lui fait certainement du bien; il lui a aussi ordonné des bains de pieds avec des remèdes. L’eau minérale coûte trente kopeks, il faut en boire peut-être quarante bouteilles. J’ai pris l’ordonnance et l’ai mise sur la tablette, au-dessous de l’icône; elle y reste. Pour Nina, il a prescrit des bains chauds dans une solution spéciale, tous les jours, matin et soir; comment pourrions-nous suivre un pareil traitement, logés comme nous sommes, sans domestique, sans aide, ni eau ni ustensiles? La pauvre Nina est percluse de rhumatismes, je ne vous l’avais pas dit; la nuit, tout le côté lui fait mal, elle souffre le martyre, et croiriez-vous que cet ange se raidit, pour ne pas nous inquiéter, qu’elle se retient de gémir, pour ne pas nous réveiller? Nous mangeons ce qui nous tombe sous la main; eh bien, elle prend le dernier morceau, bon à jeter au chien. «Je ne mérite pas ce morceau, je vous prive, je suis à votre charge.» Voilà ce que veut exprimer son regard céleste. Nous la servons et cela lui pèse. «Je ne mérite pas ces égards; je suis une impotente, une bonne à rien.» Elle ne les mérite pas, quand sa douceur angélique est une bénédiction pour tous! Sans sa douce parole, la maison serait un enfer, elle a attendri jusqu’à Varvara. Ne la condamnez pas non plus, celle-là; c’est aussi un ange, elle aussi est malheureuse. Elle est arrivée chez nous en été, avec seize roubles, gagnés à donner des leçons et destinés à payer son retour à Pétersbourg au mois de septembre, c’est-à-dire maintenant. Or, nous avons mangé son argent et elle n’a plus de quoi s’en retourner, voilà ce qui en est. D’ailleurs, elle ne pourrait pas partir, car elle travaille pour nous comme un galérien, nous en avons fait une bête de somme, elle vaque à tout; c’est elle qui raccommode, lave, balaie, elle couche la mère; et la mère est capricieuse, pleurarde, vous comprenez, une folle!… Maintenant, avec ces deux cents roubles, je puis prendre une domestique, Alexéi Fiodorovitch, je puis soigner ces chères créatures; j’enverrai l’étudiante à Pétersbourg, j’achèterai de la viande, j’établirai un nouveau régime. Seigneur, mais c’est un rêve!»


Aliocha était ravi d’avoir apporté tant de bonheur et de voir que le pauvre diable voulait bien consentir à être heureux.


«Attendez, Alexéi Fiodorovitch, attendez, reprit de plus belle le capitaine, se cramponnant à un nouveau rêve. Savez-vous qu’avec Ilioucha nous réaliserons peut-être, maintenant, notre projet; nous achèterons un cheval et une charrette, un cheval noir, il l’a demandé expressément, et nous partirons comme nous l’avons décidé avant-hier. Je connais un avocat dans la province de K…, un ami d’enfance; on m’a fait savoir par un homme sûr que si j’arrivais là-bas, il me donnerait une place de secrétaire; qui sait, il me la donnera peut-être?… Alors, la mère et Nina monteraient dedans, Ilioucha conduirait, moi, j’irais à pied, toute la famille serait ainsi transportée… Seigneur, si je pouvais seulement recouvrer une créance douteuse, cela suffirait même pour ce voyage!


– Cela suffira, cela suffira! s’écria Aliocha, Catherine Ivanovna vous enverra encore de l’argent autant que vous en voudrez. J’en ai aussi, prenez ce qu’il vous faut, je vous l’offre comme à un frère, comme à un ami, vous me le rendrez plus tard, car vous deviendrez riche! Vous ne pourrez jamais imaginer rien de mieux que ce déplacement! Ce serait le salut, surtout pour votre garçon; vous devriez partir plus vite, avant l’hiver, avant les froids; vous nous écririez de là-bas, nous resterions frères… Non, ce n’est pas un songe!»


Aliocha aurait voulu l’étreindre, tant il était content. Mais après l’avoir regardé il s’arrêta brusquement: le capitaine, le cou et les lèvres tendus, le visage blême et exalté, remuait les lèvres comme s’il voulait dire quelque chose, mais aucun son ne sortait.


«Qu’avez-vous? s’enquit Aliocha dans un tressaillement subit.


– Alexéi Fiodorovitch… je… vous… murmura le capitaine, par saccades, en le fixant d’un air étrange et farouche, l’air d’un homme qui va s’élancer dans le vide, en même temps que ses lèvres souriaient. Je… vous… voulez-vous que je vous montre un tour de passe-passe? chuchota-t-il soudain, d’un ton ferme, rapide.


– Quel tour?


– Vous allez voir, répéta le capitaine, la bouche crispée, l’œil gauche clignotant, le regard rivé sur Aliocha.


– Qu’avez-vous donc, de quel tour parlez-vous? s’écria Aliocha, effrayé pour de bon.


– Le voici, regardez!» vociféra le capitaine.


Et, lui montrant les deux billets que durant ses discours il avait tenus entre le pouce et l’index, il les saisit avec rage et les froissa dans son poing serré.


«Vous avez vu, vous avez vu! cria-t-il, blême, frénétique. Il leva le poing et, de toute sa force, jeta les deux billets chiffonnés sur le sable. Avez-vous vu? hurla-t-il de nouveau en les montrant du doigt, eh bien, voilà…»


Il se mit à les fouler sous son talon avec un acharnement sauvage. Il haletait et s’exclamait à chaque coup:


«Voilà ce que j’en fais, de votre argent, voilà ce que j’en fais!»


Soudain il bondit en arrière et se dressa devant Aliocha. Toute sa personne respirait une fierté indicible.


«Allez dire à ceux qui vous ont envoyé que le torchon de tille ne vend pas son honneur!» s’écria-t-il, le bras tendu.


Puis il tourna rapidement les talons et se mit à courir. Il n’avait pas fait cinq pas qu’il se retourna vers Aliocha, en lui faisant de la main un signe d’adieu. Au bout de cinq autres pas, il se retourna de nouveau; cette fois son visage n’était plus crispé par le rire, mais secoué par les larmes. Il bredouilla d’un ton larmoyant, saccadé:


«Qu’aurais-je dit à mon garçon, si j’avais accepté la rançon de notre honte?»


Après quoi il reprit sa course, cette fois sans se retourner. Aliocha le suivit des yeux avec une indicible tristesse: il comprenait que jusqu’au dernier moment le malheureux ne savait pas qu’il froisserait et jetterait les billets. Aliocha ne voulut ni le poursuivre ni l’appeler; quand le capitaine fut hors de vue il ramassa les deux billets froissés, aplatis, enfoncés dans le sable, mais encore intacts; ils craquèrent même quand Aliocha les déploya et les déplissa. Après les avoir pliés, il les mit dans sa poche et s’en fut rendre compte à Catherine Ivanovna du résultat de sa démarche.

Livre V: Pro et contra

I. Les fiançailles

Ce fut Mme Khokhlakov qui reçut de nouveau Aliocha, tout affairée; la crise de Catherine Ivanovna s’était terminée par un évanouissement, suivi d’» un profond accablement. Maintenant elle délirait, en proie à la fièvre. On avait envoyé chercher Herzenstube et les tantes. Celles-ci étaient déjà là. On attendait anxieusement, tandis qu’elle gisait sans connaissance. Pourvu que ce ne fût pas une fièvre chaude!»


Ce disant, la bonne dame avait l’air sérieux et inquiet. «C’est sérieux, cette fois, sérieux», ajoutait-elle à chaque mot, comme si tout ce qui lui était arrivé jusqu’alors ne comptait pas. Aliocha l’écoutait avec chagrin; il voulut lui raconter son aventure, mais elle l’interrompit dès les premiers mots; elle n’avait pas le temps, et le priait de tenir compagnie à Lise en l’attendant.


«Mon cher Alexéi Fiodorovitch, lui chuchota-t-elle presque à l’oreille, Lise m’a surprise tantôt, mais aussi attendrie; c’est pourquoi mon cœur lui pardonne tout. Figurez-vous qu’aussitôt après votre départ, elle a témoigné un sincère regret de s’être moquée de vous hier et aujourd’hui: ce n’étaient pourtant que de simples plaisanteries. Elle en pleurait presque, ce qui m’a fort surprise… Jamais auparavant, elle ne se repentait sérieusement de ses moqueries à mon égard, bien qu’il lui arrive à chaque instant de rire de moi. Mais maintenant, c’est sérieux, elle fait grand cas de votre opinion, Alexéi Fiodorovitch; si c’est possible, ménagez-la, ne lui gardez pas rancune. Moi-même, je ne fais que la ménager, elle est si intelligente! Elle me disait tout à l’heure que vous étiez son ami d’enfance «le plus sérieux»; que fait-elle donc de moi? Elle a toujours des sentiments, des souvenirs délicieux, des phrases, des petits mots, qui jaillissent quand on s’y attend le moins. Récemment, à propos d’un pin, par exemple. Il y avait un pin dans notre jardin, lorsqu’elle était toute petite; peut-être existe-t-il encore d’ailleurs et ai-je tort de parler au passé; les pins ne sont pas comme les gens, ils restent longtemps sans changer. «Maman! me dit-elle, je me rappelle ce pin comme en rêve, sosna kak so sna [79].» Elle a dû s’exprimer autrement; il y a une confusion; sosna est un mot bête; en tout cas, elle m’a dit à ce sujet quelque chose d’original, que je ne me charge pas de rendre. D’ailleurs, j’ai tout oublié. Eh bien, au revoir, je suis tout émue, c’est à perdre la tête. Alexéi Fiodorovitch, j’ai été folle deux fois et l’on m’a guérie. Allez voir Lise. Réconfortez-la comme vous savez si bien le faire. Lise, cria-t-elle en approchant de la porte, je t’amène ta victime, Alexéi Fiodorovitch, il n’est nullement fâché, je t’assure, au contraire, il s’étonne que tu aies pu le croire.


Merci maman [80]. Entrez, Alexéi Fiodorovitch.»


Aliocha entra. Lise le regarda d’un air confus et rougit jusqu’aux oreilles. Elle paraissait honteuse et, comme on fait en pareil cas, elle aborda aussitôt un autre sujet auquel elle feignit de s’intéresser exclusivement.


«Maman vient de me raconter, Alexéi Fiodorovitch, l’histoire de ces deux cents roubles et votre mission… auprès de ce pauvre officier… Elle m’a décrit cette scène affreuse, comment on l’a insulté, et savez-vous, bien que maman raconte fort mal… d’une façon décousue… j’ai versé des larmes à ce récit. Eh bien, lui avez-vous remis cet argent, et comment ce malheureux…


– Justement, je ne l’ai pas remis, c’est toute une histoire» répondit Aliocha, qui parut, de son côté, uniquement préoccupé de cette affaire; pourtant Lise remarquait que lui aussi détournait les yeux et avait visiblement l’esprit ailleurs. Aliocha prit place et commença son récit; dès les premiers mots, sa gêne disparut et il captiva Lise à son tour. Encore sous l’influence de la vive émotion qu’il venait de ressentir, il raconta sa visite avec force détails impressionnants. Déjà à Moscou, lorsque Lise était encore enfant, il aimait à venir la trouver, soit pour raconter une récente aventure, une lecture qui l’avait frappé, soit pour rappeler un épisode de son enfance. Parfois ils rêvaient ensemble et composaient à eux deux de véritables nouvelles, le plus souvent gaies et comiques. Ils revivaient maintenant ces souvenirs, vieux de deux ans. Lise fut vivement touchée de son récit. Aliocha lui peignit avec chaleur Ilioucha. Lorsqu’il eut décrit en détail la scène où le malheureux avait foulé l’argent, Lise joignit les mains et s’écria:


«Alors, vous ne lui avez pas donné l’argent, vous l’avez laissé partir! Vous auriez dû courir après lui, le rattraper…


– Non, Lise, c’est mieux comme ça, fit Aliocha, qui se leva et se mit à marcher, l’air préoccupé.


– Comment mieux, en quoi mieux? Ils vont mourir de faim, maintenant!


– Ils ne mourront pas, car ces deux cents roubles les atteindront de toute façon. Il les acceptera demain, j’en suis sûr. Voyez-vous, Lise, dit Aliocha en s’arrêtant brusquement devant elle, j’ai commis une erreur, mais elle a eu un heureux résultat.


– Quelle erreur, et pourquoi un heureux résultat?


– Voici pourquoi. Cet homme est un poltron, un caractère faible, un brave cœur accablé. Je ne cesse de me demander ce qui l’a soudain poussé à prendre la mouche, car, je vous l’assure, jusqu’à la dernière minute il ne se doutait pas qu’il piétinerait l’argent. Eh bien, je crois discerner plusieurs motifs à sa conduite. D’abord il n’a pas su dissimuler la joie que lui causait la vue de l’argent. S’il avait fait des façons, comme d’autres en pareil cas, il se fût finalement résigné. Mais après avoir trop crûment étalé sa joie, force lui fut de regimber. Voyez-vous, Lise, dans de pareilles situations, la sincérité ne vaut rien. Le malheureux parlait d’une voix si faible, si rapide, qu’il semblait tout le temps rire ou pleurer. Il a vraiment pleuré d’allégresse… Il m’a parlé de ses filles, de la place qu’on lui donnerait dans une autre ville, et après s’être épanché il a eu soudain honte de m’avoir dévoilé son âme. Aussitôt il m’a détesté. Il est de ces pauvres honteux, dont la fierté est extrême. Il s’est offensé surtout de m’avoir pris trop vite pour son ami; après s’être jeté sur moi pour m’intimider, il finit par m’étreindre et me caresser à la vue des billets. Dans cette posture il devait ressentir toute son humiliation, et c’est alors que j’ai commis une erreur grave. Je lui ai déclaré que s’il n’avait pas assez d’argent pour se rendre dans une autre ville, on lui en donnerait encore, que je lui en donnerais moi-même, de mes propres ressources. Voilà ce qui l’a blessé: pourquoi venais-je, moi aussi, à son secours? Voyez-vous, Lise, rien n’est plus pénible pour un malheureux que de voir tous les gens se considérer comme des bienfaiteurs…; je l’ai entendu dire au starets! Je ne sais comment exprimer cela, mais je l’ai souvent remarqué moi-même. Et j’éprouve le même sentiment. Mais surtout, bien qu’il ignorât jusqu’au dernier moment qu’il piétinerait les billets, il le pressentait fatalement. Voilà pourquoi il éprouvait une telle allégresse… Et voilà comment, si fâcheux que cela paraisse, tout est pour le mieux.


– Comment est-ce possible? s’écria Lise, en regardant Aliocha avec stupéfaction.


– Lise, si au lieu de piétiner cet argent il l’avait accepté, il est presque sûr qu’arrivé chez lui, une heure après, il eût pleuré d’humiliation. Et demain, il serait venu me le jeter à la face, il l’eût foulé aux pieds, peut-être, comme tantôt. Maintenant au contraire il est parti en triomphe, bien qu’il sache qu’» il se perd». Donc rien n’est plus facile, à présent, que de le contraindre à accepter ces deux cents roubles et pas plus tard que demain, car il a satisfait à l’honneur, en piétinant l’argent. Mais il a un besoin urgent de cette somme, et si fier qu’il soit encore, il va songer au secours dont il s’est privé. Il y songera encore davantage cette nuit, il en rêvera; demain matin peut-être, il sera prêt à accourir vers moi et à s’excuser. C’est alors que je me présenterai: «Vous êtes fier, vous l’avez montré; eh bien, acceptez maintenant, pardonnez-nous. «Alors il acceptera.»


C’est avec une sorte d’ivresse qu’Aliocha prononça ces mots: «Alors il acceptera!» Lise battit des mains.


«Ah! c’est vrai, j’ai compris tout d’un coup! Aliocha, comment savez-vous tout cela? Si jeune, et déjà connaisseur du cœur humain. Je ne l’aurais jamais cru…


– Il importe de le convaincre qu’il est avec nous tous sur un pied d’égalité, bien qu’il accepte de l’argent, poursuivit Aliocha avec exaltation. Et non seulement sur un pied d’égalité, mais même de supériorité…


– «Un pied de supériorité!» C’est charmant, Alexéi Fiodorovitch, mais parlez, parlez!


– C’est-à-dire je me suis mal exprimé… en fait de pied… mais ça ne fait rien… car…


– Mais ça ne fait rien, bien sûr, rien du tout! Pardonnez-moi, cher Aliocha… jusqu’à présent, je n’avais presque pas de respect pour vous… c’est-à-dire si, j’en avais, mais sur un pied d’égalité; dorénavant ce sera sur un pied de supériorité… Mon chéri, ne vous fâchez pas si je fais de l’esprit, reprit-elle aussitôt avec chaleur. Je suis une petite moqueuse, mais vous, vous!… Dites-moi, Alexéi Fiodorovitch, n’y a-t-il pas dans toute notre discussion… du dédain pour ce malheureux… car nous disséquons son âme avec une certaine hauteur, il me semble?


– Non, Lise, il n’y a là aucun dédain, répondit fermement Aliocha, comme s’il prévoyait cette question. J’y ai déjà songé en venant ici. Jugez vous-même: quel dédain peut-il y avoir, quand nous sommes tous pareils à lui, quand tous le sont. Car nous ne valons pas mieux. Fussions-nous meilleurs, nous serions pareils dans sa situation. J’ignore ce qui en est de vous, Lise, mais j’estime avoir l’âme mesquine pour bien des choses. Son âme à lui n’est pas mesquine, mais fort délicate… Non, Lise, mon starets a dit une fois: «Il faut bien souvent traiter les gens comme des enfants, et certains comme des malades.»


– Cher Alexéi Fiodorovitch, voulez-vous que nous traitions les gens comme des malades?


– Entendu, Lise, j’y suis disposé, mais pas tout à fait; parfois je suis fort impatient ou bien je ne remarque rien. Vous, vous n’êtes pas comme ça.


– Non, je ne le crois pas. Alexéi Fiodorovitch, que je suis heureuse!


– Quel plaisir de vous entendre dire cela, Lise!


– Alexéi Fiodorovitch, vous êtes d’une bonté surprenante, mais parfois vous avez l’air pédant… Néanmoins, on voit que vous ne l’êtes pas. Allez sans bruit ouvrir la porte et regardez si maman ne nous écoute pas», chuchota rapidement Lise.


Aliocha fit ce qu’elle demandait et déclara que personne n’écoutait.


«Venez ici, Alexéi Fiodorovitch, poursuivit Lise en rougissant de plus en plus; donnez-moi votre main, comme ça. Écoutez, j’ai un grand aveu à vous faire: ce n’est pas pour plaisanter que je vous ai écrit hier, mais… sérieusement…»


Et elle se couvrit les yeux de sa main. On voyait que cet aveu lui coûtait beaucoup. Soudain elle saisit la main d’Aliocha, et la baisa trois fois, impétueusement.


«Ah, Lise, c’est parfait! s’écria Aliocha tout joyeux. Je savais bien que c’était sérieux…


– Regardez un peu quelle assurance!»


Elle repoussa sa main sans toutefois la lâcher, rougit, eut un petit rire de bonheur. «Je lui baise la main, et il trouve cela «parfait».


Reproche injuste, d’ailleurs: Aliocha aussi était fort troublé.


«Je voudrais vous plaire toujours, Lise, mais je ne sais comment faire, murmura-t-il en rougissant à son tour.


– Aliocha, mon cher, vous êtes froid et présomptueux. Voyez-vous ça! Il a daigné me choisir pour épouse et le voilà tranquille! Il était sûr que je lui avais écrit sérieusement. Mais c’est de la présomption, cela!


– Avais-je tort d’être sûr? dit Aliocha en riant.


– Mais non, au contraire.»


Lise le regarda tendrement. Aliocha avait gardé sa main dans la sienne. Tout à coup il se pencha et l’embrassa sur la bouche.


«Qu’est-ce que c’est? Qu’avez-vous?» s’exclama Lise.


Aliocha parut tout décontenancé.


«Pardonnez-moi… j’ai peut-être fait une sottise… Vous me trouviez froid, et moi je vous ai embrassée… Mais je vois que c’était une sottise…»


Lise éclata de rire et se cacha le visage de ses mains.


«Et dans cet habit! laissa-t-elle échapper en riant; mais soudain elle s’arrêta, devint sérieuse, presque sévère.


– Non, Aliocha, à plus tard les baisers, car tous deux nous ne savons pas encore, et il faut attendre encore longtemps, conclut-elle. Dites-moi plutôt pourquoi vous choisissez comme femme une sotte et une malade telle que moi, vous si intelligent, si réfléchi, si pénétrant? Aliocha, je suis très heureuse, car je suis indigne de vous.


– Mais non, Lise! Bientôt je quitterai tout à fait le monastère. En rentrant dans le monde, je devrai me marier. Je le sais. Il me l’a ordonné. Qui trouverais-je de mieux que vous… et qui voudrait de moi, sinon vous? J’y ai déjà réfléchi. D’abord, vous me connaissez depuis l’enfance; en second lieu, vous avez beaucoup de facultés qui me manquent totalement. Vous êtes plus gaie que moi; surtout, plus naïve, car moi j’ai déjà effleuré bien des choses… Ah! vous ne savez pas, je suis aussi un Karamazov! Qu’importe que vous riiez et plaisantiez, et même à mes dépens, j’en suis si content… Mais vous riez comme une petite fille et vous vous tourmentez en pensant trop.


– Comment, je me tourmente? Comment cela?


– Oui, Lise, votre question de tout à l’heure: «N’y a-t-il pas du dédain envers ce malheureux, à disséquer ainsi son âme?» est une question douloureuse… Voyez-vous, je ne sais pas m’expliquer, mais ceux qui se posent de telles questions sont capables de souffrir. Dans votre fauteuil, vous devez remuer bien des pensées…


– Aliocha, donnez-moi votre main, pourquoi la retirez-vous? murmura Lise d’une voix affaiblie par le bonheur. Écoutez, comment vous habillerez-vous en quittant le monastère? Ne riez pas et gardez-vous de vous fâcher, c’est très important pour moi.


– Quant au costume, Lise, je n’y ai pas encore songé, mais je choisirai celui qui vous plaira.


– Je voudrais vous voir porter un veston de velours bleu foncé, un gilet de piqué blanc et un chapeau de feutre gris… Dites-moi, avez-vous cru tantôt que je ne vous aimais pas, quand j’ai désavoué ma lettre d’hier?


– Non, je ne l’ai pas cru.


– Oh, l’insupportable, l’incorrigible!


– Voyez-vous, je savais que vous… m’aimiez, mais j’ai fait semblant de croire que vous ne m’aimiez plus, pour vous être… agréable…


– C’est encore pis! Tant pis et tant mieux. Aliocha, je vous adore. Avant votre arrivée, je me suis dit: «Je vais lui demander la lettre d’hier, et s’il me la remet sans difficulté (comme on peut l’attendre de sa part), cela signifie qu’il ne m’aime pas du tout, qu’il ne sent rien, que c’est tout simplement un sot gamin, et je suis perdue.» Mais vous avez laissé la lettre dans la cellule et cela m’a rendu courage; n’était-ce pas parce que vous pressentiez que je vous la redemanderais, et afin de ne pas me la rendre?


– Ce n’est pas cela du tout, Lise, car j’ai la lettre sur moi, comme je l’avais tantôt; elle est dans cette poche, la voici.»


Aliocha sortit la lettre en riant et la lui montra de loin.


«Seulement vous ne l’aurez pas. Contentez-vous de la regarder.


– Comment, vous avez menti? Vous, un moine, mentir!


– Il est vrai que j’ai menti, mais c’était pour ne pas vous rendre la lettre. Elle m’est précieuse, ajouta-t-il avec ferveur, en rougissant de nouveau, et je ne la donnerai à personne.»


Lise le considérait, enchantée.


«Aliocha, chuchota-t-elle, allez voir si maman ne nous écoute pas.


– Bien, Lise, je vais regarder, mais ne serait-il pas préférable de ne pas le faire? Pourquoi soupçonner votre mère d’une telle bassesse?


– Comment? Mais elle a bien le droit de surveiller sa fille, je ne vois là aucune bassesse. Soyez sûr, Alexéi Fiodorovitch, que quand je serai mère et que j’aurai une fille comme moi, je la surveillerai également.


– Vraiment, Lise! Ce n’est pas bien.


– Mon Dieu, quelle bassesse y a-t-il à cela? Si elle écoutait une conversation mondaine, ce serait vil, mais il s’agit de sa fille en tête à tête avec un jeune homme… Sachez, Aliocha, que je vais vous surveiller dès que nous serons mariés, je décachetterai toutes vos lettres pour les lire… Vous voilà prévenu…


– Certainement, si vous y tenez… murmura Aliocha, mais ce ne sera pas bien…


– Quel dédain! Aliocha, mon cher, ne nous querellons pas dès le début, je préfère vous parler franchement: c’est mal, bien sûr, d’écouter aux portes, j’ai tort et vous avez raison, mais cela ne m’empêchera pas d’écouter.


– Faites. Vous ne m’attraperez jamais, dit en riant Aliocha.


– Autre chose: m’obéirez-vous en tout? Il faut aussi décider cela à l’avance.


– Très volontiers, Lise, sauf dans les choses essentielles. Dans ces cas-là, même si vous n’êtes pas d’accord avec moi, je ne me soumettrai qu’à ma conscience.


– C’est ce qu’il faut. Sachez que non seulement je suis prête à vous obéir dans les cas graves, mais que je vous céderai en tout, je vous le jure dès maintenant, en tout et pour toute la vie, cria Lise passionnément, et cela avec bonheur, avec joie! De plus, je vous jure de ne jamais écouter aux portes et de ne pas lire vos lettres, car vous avez raison. Si forte que soit ma curiosité, j’y résisterai, puisque vous trouvez cela vil. Vous êtes maintenant ma Providence… Dites-moi, Alexéi Fiodorovitch, pourquoi êtes-vous si triste, ces jours-ci? je sais que vous avez des ennuis, des peines, mais je remarque encore en vous une tristesse cachée…


– Oui, Lise, j’ai une tristesse cachée. Je vois que vous m’aimez, puisque vous l’avez deviné.


– Quelle tristesse? À quel propos? Peut-on savoir? demanda timidement Lise.


– Plus tard, Lise, je vous le dirai… Aliocha se troubla… Maintenant vous ne comprendriez pas. Et moi-même, je ne saurais pas l’expliquer.


– Je sais aussi que vous vous tourmentez au sujet de vos frères et de votre père.


– Oui, mes frères, proféra Aliocha, songeur.


– Je n’aime pas votre frère Ivan.»


Cette remarque surprit Aliocha, mais il ne la releva pas.


«Mes frères se perdent, poursuivit-il, mon père également. Ils en entraînent d’autres avec eux. C’est la force de la terre, spéciale aux Karamazov, selon l’expression du Père Païsius, une force violente et brute… J’ignore même si l’esprit de Dieu domine cette force. Je sais seulement que je suis moi-même un Karamazov… Je suis un moine, un moine… Vous disiez tout à l’heure que je suis un moine.


– Oui, je l’ai dit.


– Or, je ne crois peut-être pas en Dieu.


– Vous ne croyez pas, que dites-vous?» murmura Lise avec réserve.


Mais Aliocha ne répondit pas. Il y avait dans ces brusques paroles quelque chose de mystérieux, de trop subjectif peut-être, que lui-même ne s’expliquait pas et qui le tourmentait.


«De plus, mon ami se meurt; le plus éminent des hommes va quitter la terre. Si vous saviez, Lise, les liens moraux qui m’attachent à cet homme! Je vais rester seul… Je reviendrai vous voir, Lise… Désormais nous serons toujours ensemble…


– Oui, ensemble, ensemble! Dès à présent et pour toute la vie. Embrassez-moi, je vous le permets.»


Aliocha l’embrassa.


«Maintenant, allez-vous-en! Que le Christ soit avec vous! (elle fit sur lui le signe de la croix.) Allez le voir pendant qu’il est temps. J’ai été cruelle de vous retenir. Aujourd’hui je prierai pour lui et pour vous. Aliocha, nous serons heureux, n’est-ce pas?


– Je crois que oui, Lise.»


Aliocha n’avait pas l’intention d’entrer chez Mme Khokhlakov en sortant de chez Lise, mais il la rencontra dans l’escalier. Dès les premiers mots il devina qu’elle l’attendait.


«C’est affreux, Alexéi Fiodorovitch. C’est un enfantillage et une sottise. J’espère que vous n’allez pas rêver… Des bêtises, des bêtises! s’écria-t-elle, courroucée.


– Seulement ne le lui dites pas, cela l’agiterait et lui ferait du mal.


– Voilà la parole sage d’un jeune homme raisonnable. Dois-je entendre que vous consentiez uniquement par pitié pour son état maladif, par crainte de l’irriter en la contredisant?


– Pas du tout, je lui ai parlé très sérieusement, déclara avec fermeté Aliocha.


– Sérieusement? C’est impossible. D’abord, ma maison vous sera fermée, ensuite je partirai et je l’emmènerai, sachez-le!


– Mais pourquoi? dit Aliocha. C’est encore loin, dix-huit mois peut-être à attendre.


– C’est vrai, Alexéi Fiodorovitch, et en dix-huit mois vous pouvez mille fois vous quereller et vous séparer. Mais je suis si malheureuse! Ce sont des bêtises, d’accord, mais ça m’a consternée. Je suis comme Famoussov dans la scène de la comédie [81]; vous êtes Tchatski, elle, c’est Sophie. Je suis accourue ici, pour vous rencontrer. Dans la pièce aussi, les péripéties se passent dans l’escalier. J’ai tout entendu, je me contenais à peine. Voilà donc l’explication de cette mauvaise nuit et des récentes crises nerveuses! L’amour pour la fille, la mort pour la mère! Maintenant, un second point, essentiel: qu’est-ce que cette lettre que Lise vous a écrite, montrez-la-moi tout de suite!


– Non, à quoi bon? Donnez-moi des nouvelles de Catherine Ivanovna, cela m’intéresse fort.


– Elle continue à délirer et n’a pas repris connaissance; ses tantes sont ici à se lamenter, avec leurs grands airs. Herzenstube est venu, il a tellement pris peur que je ne savais que faire, je voulais même envoyer chercher un autre médecin. On l’a emmené dans ma voiture. Et pour m’achever, vous voilà avec cette lettre! Il est vrai que dix-huit mois nous séparent de tout cela. Au nom de ce qu’il y a de plus sacré, au nom de votre starets qui se meurt, montrez-moi cette lettre, à moi la mère. Tenez-la, si vous voulez, je la lirai à distance.


– Non, je ne vous la montrerai pas, Catherine Ossipovna; même si elle me le permettait, je refuserais. Je viendrai demain, et nous causerons, si vous voulez. Maintenant, adieu.»


Et Aliocha sortit précipitamment.

II. Smerdiakov et sa guitare

Il n’avait pas de temps à perdre. En prenant congé de Lise, une idée lui était venue; comment faire pour rejoindre immédiatement son frère Dmitri, qui semblait l’éviter? Il était déjà trois heures de l’après-midi. Aliocha éprouvait un vif désir de retourner au monastère vers l’» illustre» mourant, mais le besoin de voir Dmitri l’emporta; le pressentiment d’une catastrophe imminente grandissait dans son esprit. De quelle nature était-elle et qu’aurait-il voulu dire à présent à son frère, il n’en avait pas lui-même une idée bien nette. «Que mon bienfaiteur meure sans moi! Du moins, je ne me reprocherai pas toute ma vie de n’avoir pas sauvé quelqu’un, quand je pouvais peut-être le faire, d’avoir passé outre dans ma hâte de rentrer chez moi. D’ailleurs, j’obéis ainsi à sa volonté…»


Son plan consistait à surprendre Dmitri à l’improviste; voici comment: en escaladant la haie comme la veille, il pénétrerait dans le jardin et s’installerait dans le pavillon. «S’il n’est pas là, sans rien dire à Foma ni aux propriétaires, je resterai caché, à l’attendre jusqu’à la nuit. Si Dmitri guette encore la venue de Grouchegnka, il viendra probablement dans ce pavillon…» D’ailleurs, Aliocha ne s’arrêta guère aux détails du plan, mais il résolut de l’exécuter, dût-il ne pas rentrer ce soir-là au monastère.


Tout se passa sans encombre; il franchit la haie presque à la même place que la veille et se dirigea secrètement vers le pavillon. Il ne désirait pas être remarqué; la propriétaire, ainsi que Foma (s’il était là), pouvaient tenir le parti de son frère et se conformer à ses instructions, donc ne pas le laisser pénétrer dans le jardin ou avertir à temps Dmitri de sa présence. Il s’assit à la même place et se mit à attendre, la journée était aussi belle, mais le pavillon lui parut plus délabré que la veille. Le petit verre de cognac avait laissé un rond sur la table verte. Des idées oiseuses lui venaient à l’esprit, comme il arrive toujours lors d’une attente ennuyeuse: pourquoi s’était-il assis précisément à la même place, et non ailleurs? Une vague inquiétude le gagnait. Il attendait depuis un quart d’heure à peine, lorsque les accords d’une guitare montèrent des buissons, à une vingtaine de pas tout au plus. Aliocha se souvint avoir entrevu la veille, près de la clôture, à gauche, un vieux banc rustique. C’est de là que partaient les sons. Une voix de ténorino chantait en s’accompagnant de la guitare et avec des enjolivures de faquin:


Une force obstinée

M’attache à ma bien-aimée,

Seigneur, ayez pitié

Et d’elle et de moi!

Et d’elle et de moi!


La voix s’arrêta. Une autre, une voix de femme, caressante et timide, proféra en minaudant:


«Pourquoi vous voit-on si rarement, Pavel Fiodorovitch, pourquoi nous négligez-vous?


– Mais non», répondit la voix d’homme, avec une dignité ferme, bien que courtoise. On voyait que c’était l’homme qui dominait, que la femme lui faisait des avances. «Ce doit être Smerdiakov, pensa Aliocha, d’après la voix, du moins; la femme est sûrement la fille de la propriétaire, celle qui est revenue de Moscou et qui va en robe à traîne chercher de la soupe chez Marthe Ignatièvna…»


«J’adore les vers, quand ils sont harmonieux, poursuivit la voix de femme. Continuez.»


La voix de ténor reprit:


De la couronne il ne m’est rien

Si mon amie se porte bien,

Seigneur ayez pitié

Et d’elle et de moi!

Et d’elle et de moi!


«La dernière fois, c’était bien mieux, insinua la femme. Vous chantiez, à propos de la couronne: Si ma chérie se porte bien. C’était plus tendre.


– Les vers ne sont que balivernes! trancha Smerdiakov.


– Oh! non, j’adore les vers.


– Les vers, il n’y a rien de plus sot. Jugez vous-même; est-ce qu’on parle en rimes? Si nous parlions tous en rimes, même sur l’ordre des autorités, serait-ce pour longtemps? Les vers, ce n’est pas sérieux, Marie Kondratievna.


– Comme vous êtes intelligent! Où avez-vous appris tout cela? reprit la voix, de plus en plus caressante.


– J’en saurais bien davantage, si la chance ne m’avait pas toujours été contraire. Sans quoi je tuerais en duel celui qui me traiterait de gueux parce que je n’ai pas de père et que je suis né d’une puante [82]. Voilà ce qu’on m’a jeté à la face, à Moscou, où on l’a su par Grigori Vassiliévitch. Il me reproche de me révolter contre ma naissance: «Tu lui as déchiré les entrailles.» Soit, mais j’aurais préféré qu’on me tue dans le ventre de ma mère, plutôt que de venir au monde. On disait au marché – et votre mère me l’a raconté aussi avec son manque de délicatesse – que ma mère avait la plique et à peine cinq pieds de haut [83]… Je hais la Russie entière, Marie Kondratievna.


– Si vous étiez hussard, vous ne parleriez pas ainsi, vous tireriez votre sabre pour la défense de la Russie.


– Non seulement je ne voudrais pas être hussard, Marie Kondratievna, mais je désire au contraire la suppression de tous les soldats.


– Et si l’ennemi vient, qui nous défendra?


– À quoi bon? En 1812, la Russie a vu la grande invasion de l’empereur des Français, Napoléon Ier, le père de celui d’aujourd’hui, c’est grand dommage que ces Français ne nous aient pas conquis; une nation intelligente eût subjugué un peuple stupide. Tout aurait marché autrement.


– Avec ça, qu’ils valent mieux que nous? Je ne donnerais pas un de nos élégants pour trois jeunes Anglais, déclara d’une voix tendre Marie Kondratievna, en accompagnant sans doute ses paroles du regard le plus langoureux.


– Ça dépend des goûts.


– Vous êtes comme un étranger parmi nous, le plus noble des étrangers, je vous le dis sans honte.


– À vrai dire, pour la perversité, les gens de là-bas et ceux d’ici se ressemblent. Ce sont tous des fripons, avec cette différence qu’un étranger porte des bottes vernies, tandis que notre gredin national croupit dans la misère et ne s’en plaint pas. Il faut fouetter le peuple russe, comme le disait avec raison hier Fiodor Pavlovitch, bien qu’il soit fou ainsi que ses enfants.


– Pourtant, vous respectez fort Ivan Fiodorovitch, vous me l’avez dit vous-même.


– Mais il m’a traité de faquin malodorant. Il me prend pour un révolté. Il se trompe. Si j’avais quelque argent, il y a longtemps que j’aurais filé. Par sa conduite, Dmitri Fiodorovitch est pire qu’un laquais; c’est un panier percé, un propre-à-rien, et pourtant tous l’honorent. Je ne suis qu’un gâte-sauce, soit; mais, avec de la chance, je pourrais ouvrir un café-restaurant à Moscou, rue Saint-Pierre; en effet, je cuisine sur commande, et aucun de mes confrères, à Moscou, n’en est capable, sauf les étrangers. Dmitri Fiodorovitch est un va-nu-pieds, mais qu’il provoque en duel un fils de comte, celui-ci ira sur le terrain. Or, qu’a-t-il de plus que moi? Il est infiniment plus bête. Combien d’argent a-t-il gaspillé sans rime ni raison?


– Ça doit être fort intéressant, un duel, fit observer Marie Kondratievna.


– Comment cela?


– C’est effrayant, une telle bravoure, surtout quand de jeunes officiers échangent des balles pour une belle. Quel tableau! Ah! si les femmes pouvaient y assister, je voudrais tant…


– Ça va encore quand on vise, mais quand votre gueule sert de cible, la sensation manque de charme. Vous prendriez la fuite, Marie Kondratievna.


– Et vous, vous sauveriez-vous?


Smerdiakov ne daigna pas répondre. Après une pause, un nouvel accord retentit et la voix de fausset entonna le dernier couplet:


Malgré que j’en aie,

Je vais m’éloigner

Pour joui-i-r de la vie,

M’établir dans la capitale,

Et point ne me lamenterai,

Non, non, point ne me lamenterai…


À ce moment survint un incident. Aliocha éternua; le silence se fit sur le banc. Il se leva et marcha de leur côté. C’était en effet Smerdiakov, tiré à quatre épingles, pommadé, je crois même frisé, en bottines vernies. Il avait sa guitare à côté de lui. La dame était Marie Kondratievna, la fille de la propriétaire, une personne pas laide, mais au visage trop rond, semé de taches de rousseur; elle portait une robe bleu clair avec une traîne qui n’en finissait plus.


«Mon frère Dmitri viendra-t-il bientôt?» demanda Aliocha du ton le plus calme possible.


Smerdiakov se leva lentement; sa compagne l’imita.


«Comment puis-je connaître les allées et venues de Dmitri Fiodorovitch? Je ne suis pas son gardien, répondit paisiblement Smerdiakov avec une nuance de dédain.


– Je demandais simplement si vous saviez, expliqua Aliocha.


– J’ignore où il se trouve et je ne veux pas le savoir.


– Mon frère m’a dit que vous l’informiez de tout ce qui se passe dans la maison et que vous aviez promis de lui annoncer la venue d’Agraféna Alexandrovna.»


Smerdiakov, impassible, leva les yeux sur Aliocha.


«Comment avez-vous fait pour entrer? Voilà une heure que le verrou est mis à la porte.


– J’ai escaladé la clôture. J’espère que vous m’excuserez, dit-il à Marie Kondratievna, j’étais pressé de voir mon frère.


– Ah! peut-on vous en vouloir! murmura la jeune fille, flattée. Dmitri Fiodorovitch s’introduit souvent de cette manière dans le pavillon; il est déjà installé avant qu’on l’ait vu.


– Je suis à sa recherche, je voudrais bien le voir. Vous ne pourriez pas me dire où il est en ce moment? C’est pour une affaire sérieuse qui le concerne.


– Il ne nous dit pas où il va, balbutia-t-elle.


– Même ici, chez mes connaissances, votre frère me harcèle de questions sur mon maître; que se passe-t-il chez lui, qui vient, qui s’en va, n’ai-je rien à lui communiquer? Deux fois, il m’a menacé de mort.


– Est-ce possible? s’étonna Aliocha.


– Pensez-vous qu’il se gênerait, avec son caractère? Vous avez pu en juger hier: «Si je manque Agraféna Alexandrovna, et qu’elle passe la nuit chez le vieux, je ne réponds pas de ta vie», m’a-t-il dit. J’ai grand-peur de lui, et si j’osais, je devrais le dénoncer aux autorités. Dieu sait de quoi il est capable.


– L’autre jour, il lui a dit: «Je te pilerai dans un mortier», ajouta Marie Kondratievna.


– Ce n’est peut-être qu’un propos en l’air… observa Aliocha. Si je pouvais le voir, je lui parlerais à ce sujet.


– Voici tout ce que je peux vous communiquer, dit Smerdiakov après avoir réfléchi. Je viens fréquemment ici en voisin, pourquoi pas? D’autre part, Ivan Fiodorovitch m’a envoyé aujourd’hui de bonne heure chez Dmitri Fiodorovitch, à la rue du Lac, pour lui dire de venir sans faute dîner avec lui au cabaret de la place. J’y suis allé, mais je ne l’ai pas trouvé, il était déjà huit heures. «Il est venu, puis il est reparti», m’a dit textuellement son logeur. On dirait qu’ils se sont donné le mot. En ce moment, il est peut-être attablé avec Ivan Fiodorovitch, car celui-ci n’est pas rentré dîner; quant à Fiodor Pavlovitch, voilà déjà une heure qu’il a dîné et maintenant il fait la sieste. Mais je vous prie instamment de garder tout cela pour vous; il est capable de me tuer pour une bagatelle.


– Mon frère Ivan a donné rendez-vous à Dmitri au cabaret, aujourd’hui? insista Aliocha.


– Oui.


– Au cabaret À la Capitale , sur la place?


– Précisément.


– C’est fort possible! s’exclama Aliocha avec agitation. Je vous remercie, Smerdiakov; la nouvelle est d’importance; j’y vais tout de suite.


– Ne me trahissez pas.


– Non, je me présenterai comme par hasard, soyez tranquille.


– Où allez-vous donc? Je vais vous ouvrir la porte, cria Marie Kondratievna.


– Non, c’est plus court par ici, je vais franchir la haie.»


Cette nouvelle avait impressionné Aliocha, qui courut au cabaret. Il eût été inconvenant d’y entrer dans son costume, mais il pouvait se renseigner et appeler ses frères dans l’escalier. À peine s’approchait-il du cabaret qu’une fenêtre s’ouvrit et qu’Ivan lui cria:


«Aliocha, peux-tu venir me trouver. Tu m’obligeras infiniment.


– Je ne sais si, avec cette robe…


– Je suis dans un cabinet particulier, monte le perron, je vais à ta rencontre.»


Un instant après, Aliocha était assis à coté de son frère. Ivan dînait tout seul.

III. Les frères font connaissance

À vrai dire, la table d’Ivan, près de la fenêtre, était simplement protégée par un paravent contre les regards indiscrets. Elle se trouvait à côté du comptoir, dans la première salle, où les garçons circulaient à tout moment. Seul un vieux militaire en retraite prenait le thé dans un coin. Dans les autres salles, on entendait le brouhaha habituel à ces établissements: des appels, les bouteilles qu’on débouchait, le choc des billes sur le billard. Un orgue jouait. Aliocha savait que son frère n’aimait guère les cabarets et n’y allait presque jamais. Sa présence ne s’expliquait donc que par le rendez-vous assigné à Dmitri.


«Je vais te commander une soupe au poisson ou autre chose, tu ne vis pas de thé seulement, dit Ivan qui parut enchanté de la compagnie d’Aliocha. Il achevait de dîner et prenait le thé.


– Entendu, et ensuite du thé, j’ai faim, dit joyeusement Aliocha.


– Et des confitures de cerises? Te rappelles-tu comme tu les aimais, dans ton enfance, chez Poliénov?


– Ah! tu t’en souviens! Je veux bien, je les aime encore.»


Ivan sonna, commanda une soupe au poisson, du thé, des confitures.


«Je me rappelle tout, Aliocha. Tu avais onze ans et moi quinze. La camaraderie entre frères n’est pas possible à cet âge, avec quatre ans de différence. Je ne sais même pas si je t’aimais. Les premières années de mon séjour à Moscou, je ne pensais pas à toi. Puis, lorsque tu y es venu à ton tour, nous nous sommes rencontrés une seule fois, je crois. Et depuis plus de trois mois que je vis ici, nous n’avons guère causé. Je pars demain, et je songeais tout à l’heure aux moyens de te voir pour te faire mes adieux. Tu tombes bien.


– Tu désirais beaucoup me voir?


– Beaucoup. Je veux que nous apprenions à nous connaître mutuellement. Ensuite, nous nous quitterons. À mon avis, il vaut mieux faire connaissance avant de se séparer. J’ai remarqué comme tu m’observais, durant ces trois mois; une attente continuelle se lisait dans tes yeux, et c’est ce qui me tenait à distance. Enfin, j’ai appris à t’estimer: voilà, pensais-je, un petit homme qui a de la fermeté. Note que je parle sérieusement, tout en riant. Car tu es ferme, n’est-ce pas? J’aime qu’on soit ferme pour n’importe quel motif, et même à ton âge. Enfin, ton regard anxieux cessa de me déplaire, il me devint même sympathique. On dirait que tu as de l’affection pour moi, Aliocha?


– Certainement, Ivan. Dmitri dit que tu es un tombeau. Moi, je dis que tu es une énigme. Tu l’es encore maintenant pour moi; pourtant je commence à te comprendre, depuis ce matin seulement.


– Que veux-tu dire? fit Ivan en riant.


– Tu ne te fâcheras pas, au moins? dit Aliocha, riant à son tour.


– Eh bien?


– Eh bien, j’ai découvert qu’à vingt-trois ans tu es un jeune homme pareil à tous les autres, un garçon aussi frais, aussi gentiment naïf, bref un vrai blanc-bec. Mes paroles ne t’offusquent pas?


– Au contraire, je suis frappé d’une coïncidence, s’écria Ivan avec élan. Le croiras-tu, depuis notre entrevue de ce matin, je ne pense qu’à la naïveté de mes vingt-trois ans, et c’est par là que tu commences, comme si tu l’avais deviné. Sais-tu ce que je me disais, tout à l’heure: si je n’avais plus foi en la vie, si je doutais d’une femme aimée, de l’ordre universel, persuadé au contraire que tout n’est qu’un chaos infernal et maudit – et fussé-je en proie aux horreurs de la désillusion – même alors je voudrais vivre quand même. Après avoir goûté à la coupe enchantée, je ne la quitterai qu’une fois vidée. D’ailleurs, vers trente ans, il se peut que je la regrette, même inachevée, et j’irai… je ne sais où. Mais, jusqu’à trente ans, j’en ai la certitude, ma jeunesse triomphera de tout, désenchantement, dégoût de vivre, etc. Souvent je me suis demandé s’il y avait au monde un désespoir capable de vaincre en moi ce furieux appétit de vivre, inconvenant peut-être, et je pense qu’il n’en existe pas, avant mes trente ans, tout au moins. Cette soif de vivre, certains moralistes morveux et poitrinaires la traitent de vile, surtout les poètes. Il est vrai que c’est un trait caractéristique des Karamazov, cette soif de vivre à tout prix; elle se retrouve en toi, mais pourquoi serait-elle vile? Il y a encore beaucoup de force centripète sur notre planète, Aliocha. On veut vivre, et je vis, même en dépit de la logique. Je ne crois pas à l’ordre universel, soit; mais j’aime les tendres pousses au printemps, le ciel bleu, j’aime certaines gens, sans savoir pourquoi. J’aime l’héroïsme, auquel j’ai peut-être cessé de croire depuis longtemps, mais que je vénère par habitude. Voilà qu’on t’apporte la soupe au poisson, bon appétit; elle est excellente, on la prépare bien, ici. Je veux voyager en Europe, Aliocha. Je sais que je n’y trouverai qu’un cimetière, mais combien cher! De chers morts y reposent, chaque pierre atteste leur vie ardente, leur foi passionnée dans leur idéal, leur lutte pour la vérité et la science. Oh! je tomberai à genoux devant ces pierres, je les baiserai en versant des pleurs. Convaincu d’ailleurs, intimement, que tout cela n’est qu’un cimetière, et rien de plus. Et ce ne seront pas des larmes de désespoir, mais de bonheur. Je m’enivre de mon propre attendrissement. J’aime les tendres pousses au printemps et le ciel bleu. L’intelligence et la logique n’y sont pour rien, c’est le cœur qui aime, c’est le ventre, on aime ses premières forces juvéniles… Comprends-tu quelque chose à mon galimatias, Aliocha? conclut-il dans un éclat de rire.


– Je comprends trop, Ivan; on voudrait aimer par le cœur et par le ventre, tu l’as fort bien dit. Je suis ravi de ton ardeur à vivre. Je pense qu’on doit aimer la vie par-dessus tout.


– Aimer la vie, plutôt que le sens de la vie?


– Certainement. L’aimer avant de raisonner, sans logique, comme tu dis; alors seulement on en comprendra le sens. Voilà ce que j’entrevois depuis longtemps. La moitié de ta tâche est accomplie et acquise, Ivan: tu aimes la vie. Occupe-toi de la seconde partie, là est le salut.


– Tu es bien pressé de me sauver; peut-être ne suis-je pas encore perdu. En quoi consiste-t-elle, cette seconde partie?


– À ressusciter tes morts, qui sont peut-être encore vivants. Donne-moi du thé. Je suis content de notre entretien, Ivan.


– Je vois que tu es en verve. J’aime ces professions de foi [84] de la part d’un novice. Oui, tu as de la fermeté, Alexéi. Est-il vrai que tu veuilles quitter le monastère?


– Oui, mon starets m’envoie dans le monde.


– Alors, nous nous reverrons avant mes trente ans, quand je commencerai à délaisser la coupe. Notre père, lui, ne veut pas y renoncer avant soixante-dix ou quatre-vingts ans. Il l’a dit très sérieusement, quoique ce soit un bouffon. Il tient à sa sensualité comme à un roc… À vrai dire, après trente ans, il n’y a pas d’autre ressource, peut-être. Mais il est vil de s’y adonner jusqu’à soixante-dix ans. Mieux vaut cesser à trente ans. On conserve une apparence de noblesse, tout en se dupant soi-même. Tu n’as pas vu Dmitri, aujourd’hui?


– Non, mais j’ai vu Smerdiakov.»


Et Aliocha fit à son frère un récit détaillé de sa rencontre avec Smerdiakov. Ivan écoutait d’un air soucieux, il insista sur certains points.


«Il m’a prié de ne pas répéter à Dmitri ce qu’il a dit de lui», ajouta Aliocha.


Ivan fronça les sourcils, devint soucieux.


«C’est à cause de Smerdiakov que tu t’es assombri?


– Oui. Que le diable l’emporte! Je voulais, en effet, voir Dmitri; maintenant, c’est inutile… proféra Ivan à contrecœur.


– Tu pars vraiment si tôt, frère?


– Oui.


– Comment tout cela finira-t-il, avec Dmitri et notre père? demanda Aliocha avec inquiétude.


– Tu y reviens toujours! Que puis-je y faire? Suis-je le gardien de mon frère Dmitri?» répliqua Ivan avec irritation.


Soudain il eut un sourire amer. «C’est la réponse de Caïn à Dieu. Tu y penses peut-être en ce moment, hein? Mais, que diable! je ne peux pourtant pas rester ici pour les surveiller! Mes affaires sont terminées, je pars. Tu ne vas pas croire que j’étais jaloux de Dmitri, que je cherchais à lui prendre sa fiancée, durant ces trois mois? Eh! non, j’avais mes affaires. Les voilà terminées, je pars. Tu as vu ce qui s’est passé?


– Chez Catherine Ivanovna?


– Bien sûr. Je me suis dégagé d’un coup. Que m’importe Dmitri? Il n’est pour rien là-dedans. J’avais mes propres affaires avec Catherine Ivanovna. Tu sais toi-même que Dmitri s’est conduit comme s’il était de connivence avec moi. Je ne lui ai rien demandé; c’est lui-même qui me l’a solennellement transmise, avec sa bénédiction. C’est risible. Aliocha, si tu savais comme je me sens léger, à présent! Ici, en dînant, je voulais demander du champagne pour fêter ma première heure de liberté. Pouah! Six mois de servitude, presque, et tout à coup me voilà débarrassé! Hier encore, je ne me doutais pas qu’il était si aisé d’en finir.


– Tu veux parler de ton amour, Ivan?


– Oui, c’est de l’amour, si tu veux. Je me suis amouraché d’une pensionnaire, et nous nous faisions mutuellement souffrir. Je ne songeais qu’à elle… et soudain tout s’écroule. Tantôt je parlais d’un air inspiré, mais le croirais-tu? je suis sorti en riant aux éclats. C’est la vérité pure.


– Tu en parles encore maintenant avec gaieté, remarqua Aliocha en considérant le visage épanoui de son frère.


– Mais comment pouvais-je savoir que je ne l’aimais pas du tout? C’était pourtant la vérité. Mais qu’elle me plaisait, et hier encore, quand je discourais! Même à présent, elle me plaît beaucoup, cependant je la quitte le cœur léger. Tu penses peut-être que je fais le fanfaron?


– Non, peut-être n’était-ce pas l’amour.


– Aliocha, dit Ivan en riant, ne raisonne pas sur l’amour, cela ne te convient pas. Comme tu t’es mis en avant, hier! J’ai oublié de t’embrasser pour ça… Comme elle me tourmentait! C’était un véritable déchirement. Oh! elle savait que je l’aimais! C’est moi qu’elle aimait, et non Dmitri, affirma gaiement Ivan. Dmitri ne lui sert qu’à se torturer. Tout ce que je lui ai dit est la vérité pure. Seulement, il lui faudra peut-être quinze ou vingt ans pour se rendre compte qu’elle n’aime nullement Dmitri, mais seulement moi, qu’elle fait souffrir. Peut-être même ne le devinera-t-elle jamais, malgré la leçon d’aujourd’hui. Cela vaut mieux. Je l’ai quittée pour toujours. À propos, que devient-elle? Que s’est-il passé après mon départ?»


Aliocha lui raconta que Catherine Ivanovna avait eu une crise de nerfs et que maintenant elle délirait.


«Elle ne ment pas, cette Khokhlakov?


– Je ne crois pas.


– Il faut prendre de ses nouvelles. On ne meurt pas d’une crise de nerfs… D’ailleurs, c’est par bonté que Dieu en a gratifié les femmes. Je n’irai pas chez elle. À quoi bon?


– Tu lui as dit pourtant qu’elle ne t’avait jamais aimé.


– C’était exprès, Aliocha. Je vais demander du champagne, buvons à ma liberté! Si tu savais comme je suis content!


– Non, frère, ne buvons pas; d’ailleurs, je me sens triste.


– Oui, tu es triste, je m’en suis aperçu depuis longtemps.


– Alors, tu pars décidément demain matin?


– Demain, mais je n’ai pas dit le matin… D’ailleurs, ça se peut. Me croiras-tu? aujourd’hui j’ai dîné ici uniquement pour éviter le vieux, tellement il me dégoûte. S’il n’y avait que lui, je serais parti depuis longtemps. Pourquoi t’inquiètes-tu tant de mon départ? Nous avons encore du temps d’ici là, toute une éternité!


– Comment cela, si tu pars demain?


– Qu’est-ce que ça peut bien faire? Nous aurons toujours le temps de traiter le sujet qui nous intéresse. Pourquoi me regardes-tu avec étonnement? Réponds, pourquoi nous sommes-nous réunis ici? Pour parler de l’amour de Catherine Ivanovna, du vieux ou de Dmitri? De la politique étrangère? De la fatale situation de la Russie? De l’empereur Napoléon? Est-ce pour cela?


– Non.


– Donc, tu comprends toi-même pourquoi. Nous autres, blancs-becs, nous avons pour tâche de résoudre les questions éternelles, voilà notre but. À présent, toute la jeune Russie ne fait que disserter sur ces questions primordiales, tandis que les vieux se bornent aux questions pratiques. Pourquoi m’as-tu regardé durant trois mois d’un air anxieux, sinon pour me demander: «As-tu la foi ou ne l’as-tu pas?» Voilà ce qu’exprimaient vos regards, Alexéi Fiodorovitch; n’est-il pas vrai?


– Cela se peut bien, fit Aliocha en souriant. Mais tu ne te moques pas de moi, en ce moment, frère?


– Me moquer de toi? Je ne voudrais pas chagriner mon jeune frère, qui m’a scruté durant trois mois avec tant d’anxiété. Aliocha, regarde-moi en face: je suis un petit garçon pareil à toi, sauf que tu es novice. Comment procède la jeunesse russe, une partie du moins? Elle va dans un cabaret empesté, tel que celui-ci, et s’installe dans un coin. Ces jeunes gens ne se connaissaient pas et resteront quarante ans sans se retrouver. De quoi discutent-ils au cours de ces minutes brèves? Seulement des questions essentielles: si Dieu existe, si l’âme est immortelle. Ceux qui ne croient pas en Dieu discourent sur le socialisme, l’anarchie, sur la rénovation de l’humanité; or, ces questions sont les mêmes, mais envisagées sous une autre face. Et une bonne partie de la jeunesse russe, la plus originale, s’hypnotise sur ces questions. N’est-ce pas vrai?


– Oui, pour les vrais Russes, les questions de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, ou, comme tu dis, ces mêmes questions envisagées sous une autre face, sont primordiales, et c’est tant mieux, dit Aliocha en regardant son frère avec un sourire scrutateur.


– Aliocha, être Russe, ce n’est pas toujours une preuve d’intelligence. Il n’y a rien de plus sot que les occupations actuelles de la jeunesse russe. Pourtant, il y a un adolescent russe que j’aime beaucoup.


– Comme tu as bien exposé tout cela! fit Aliocha en riant.


– Eh bien, dis-moi par où commencer. Par l’existence de Dieu?


– Comme tu voudras, tu peux même commencer par «l’autre face». Tu as proclamé hier que Dieu n’existait pas, dit Aliocha en plongeant son regard dans celui de son frère.


– J’ai dit ça chez le vieux, exprès pour t’irriter, j’ai vu tes yeux étinceler. Mais, maintenant, je suis disposé à m’entretenir sérieusement avec toi. Je désire m’entendre avec toi, Aliocha, car je n’ai pas d’ami et je veux en avoir un. Figure-toi que j’admets peut-être Dieu, dit Ivan, en riant; tu ne t’y attendais pas, hein?


– Sans doute, si tu ne plaisantes pas en ce moment.


– Allons donc! C’était hier, chez le starets, qu’on pouvait prétendre que je plaisantais. Vois-tu, mon cher, il y avait un vieux pécheur, au XVIIIème siècle, qui a dit: Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer [85]. Et, en effet, c’est l’homme qui a inventé Dieu. Et ce qui est étonnant, ce n’est pas que Dieu existe en réalité, mais que cette idée de la nécessité de Dieu soit venue à l’esprit d’un animal féroce et méchant comme l’homme, tant elle est sainte, touchante, sage, tant elle fait honneur à l’homme. Quant à moi, j’ai renoncé depuis longtemps à me demander si c’est Dieu qui a créé l’homme, ou l’homme qui a créé Dieu. Bien entendu, je ne passerai pas en revue tous les axiomes que les adolescents russes ont déduits des hypothèses européennes, car ce qui, en Europe, est une hypothèse devient aussitôt un axiome pour lesdits adolescents, et non seulement pour eux, mais pour leurs professeurs, qui souvent leur ressemblent. Aussi j’écarte toutes les hypothèses: quel est, en effet, notre dessein? Mon dessein est de t’expliquer le plus rapidement possible l’essence de mon être, ma foi et mes espérances. Aussi je déclare admettre Dieu, purement et simplement. Il faut noter pourtant que si Dieu existe, s’il a créé vraiment la terre, il l’a faite, comme on sait, d’après la géométrie d’Euclide, et n’a donné à l’esprit humain que la notion des trois dimensions de l’espace. Cependant, il s’est trouvé, il se trouve encore des géomètres et des philosophes, même éminents, pour douter que tout l’univers et même tous les mondes aient été créés seulement suivant les principes d’Euclide. Ils osent même supposer que deux parallèles, qui suivant les lois d’Euclide ne peuvent jamais se rencontrer sur la terre, peuvent se rencontrer quelque part, dans l’infini. J’ai décidé, étant incapable de comprendre même cela, de ne pas chercher à comprendre Dieu. J’avoue humblement mon incapacité à résoudre de telles questions: j’ai essentiellement l’esprit d’Euclide, un esprit terrestre: à quoi bon vouloir résoudre ce qui n’est pas de ce monde? Et je te conseille de ne jamais te creuser la tête là-dessus, mon ami Aliocha, surtout au sujet de Dieu. Existe-t-il ou non? Ces questions sont hors de la portée d’un esprit qui n’a que la notion des trois dimensions. Ainsi, j’admets non seulement Dieu, mais encore sa sagesse, son but qui nous échappe; je crois à l’ordre, au sens de la vie, à l’harmonie éternelle, où l’on prétend que nous nous fondrons un jour: je crois au Verbe où tend l’univers qui est en Dieu et qui est lui-même Dieu, à l’infini. Suis-je dans la bonne voie? Figure-toi qu’en définitive, ce monde de Dieu, je ne l’accepte pas, et quoique je sache qu’il existe, je ne l’admets pas. Ce n’est pas Dieu que je repousse, note bien, mais la création, voilà ce que je me refuse à admettre. Je m’explique: je suis convaincu, comme un enfant, que la souffrance disparaîtra, que la comédie révoltante des contradictions humaines s’évanouira comme un piteux mirage, comme la manifestation vile de l’impuissance mesquine, comme un atome de l’esprit d’Euclide; qu’à la fin du drame, quand apparaîtra l’harmonie éternelle, une révélation se produira, précieuse au point d’attendrir tous les cœurs, de calmer toutes les indignations, de racheter tous les crimes et le sang versé; de sorte qu’on pourra, non seulement pardonner, mais justifier tout ce qui s’est passé sur la terre. Que tout cela se réalise, soit, mais je ne l’admets pas et ne veux pas l’admettre. Que les parallèles se rencontrent sous mes yeux, je le verrai et dirai qu’elles se sont rencontrées; pourtant je ne l’admettrai pas. Voilà l’essentiel, Aliocha, voilà ma thèse. J’ai commencé exprès notre entretien on ne peut plus bêtement, mais je l’ai mené jusqu’à ma confession, car c’est ce que tu attends. Ce n’est pas la question de Dieu qui t’intéressait, mais la vie spirituelle de ton frère affectionné. J’ai dit.»


Ivan acheva sa longue tirade avec une émotion singulière, inattendue.


«Mais pourquoi as-tu commencé «on ne peut plus bêtement»? demanda Aliocha en le regardant d’un air pensif.


– D’abord, par couleur locale: les conversations des Russes sur ce thème s’engagent toujours bêtement. Ensuite, la bêtise rapproche du but et de la clarté. Elle est concise et ne ruse pas, tandis que l’esprit use de détours et se dérobe. L’esprit est déloyal, il y a de l’honnêteté dans la bêtise. Plus je confesserai bêtement le désespoir qui m’accable, mieux cela vaudra pour moi.


– M’expliqueras-tu pourquoi «tu n’admets pas le monde»?


– Certainement, ce n’est pas un secret, et j’y venais. Mon petit frère, je n’ai pas l’intention de te pervertir ni d’ébranler ta foi, c’est plutôt moi qui voudrais me guérir à ton contact, dit Ivan avec le sourire d’un petit enfant.»


Aliocha ne l’avait jamais vu sourire ainsi.

IV. La révolte

«Je dois t’avouer une chose, commença Ivan, je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon idée, le prochain qu’on ne peut aimer; du moins ne peut-on l’aimer qu’à distance. J’ai lu quelque part, à propos d’un saint, «Jean le Miséricordieux» [86], qu’un passant affamé et transi, vint un jour le supplier de le réchauffer; le saint se coucha sur lui, le prit dans ses bras et se mit à insuffler son haleine dans la bouche purulente du malheureux, infecté par une horrible maladie. Je suis persuadé qu’il fit cela avec effort, en se mentant à lui-même, dans un sentiment d’amour dicté par le devoir, et par esprit de pénitence. Il faut qu’un homme soit caché pour qu’on puisse l’aimer; dès qu’il montre son visage, l’amour disparaît.


– Le starets Zosime a plusieurs fois parlé de cela, observa Aliocha. Il disait aussi que souvent, pour des âmes inexpérimentées, le visage de l’homme est un obstacle à l’amour. Il y a pourtant beaucoup d’amour dans l’humanité, un amour presque pareil à celui du Christ, je le sais par expérience Ivan…


– Eh bien, moi, je ne le sais pas encore et ne peux pas le comprendre, beaucoup sont dans le même cas. Il s’agit de savoir si cela provient des mauvais penchants, ou si c’est inhérent à la nature humaine. À mon avis, l’amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu; mais nous ne sommes pas des dieux. Supposons, par exemple, que je souffre profondément; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car c’est un autre, et pas moi. De plus, il est rare qu’un individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain (comme si c’était une dignité!) Pourquoi cela, qu’en penses-tu? Peut-être parce que je sens mauvais, que j’ai l’air bête ou que j’aurai marché un jour sur le pied de ce monsieur! En outre, il y a diverses souffrances: celle qui humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur voudra bien l’admettre, mais dès que ma souffrance s’élève, qu’il s’agit d’une idée, par exemple, il n’y croira que par exception car, peut-être, en m’examinant, il verra que je n’ai pas le visage que son imagination prête à un homme souffrant pour une idée. Aussitôt il cessera ses bienfaits, et cela sans méchanceté. Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse, ne devraient jamais se montrer, mais demander l’aumône par l’intermédiaire des journaux. En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin: de près, c’est presque impossible. Si, du moins, tout se passait comme sur la scène, dans les ballets où les pauvres en loques de soie et en dentelles déchirées mendient en dansant gracieusement, on pourrait encore les admirer. Les admirer, mais non pas les aimer… Assez là-dessus. Je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais parler des souffrances de l’humanité en général, mais il vaut mieux se borner aux souffrances des enfants. Mon argumentation sera réduite au dixième, mais cela vaut mieux. J’y perds, bien entendu. D’abord, on peut aimer les enfants de près, même sales, même laids (il me semble, pourtant, que les enfants ne sont jamais laids). Ensuite, si je ne parle pas des adultes, c’est que non seulement ils sont repoussants et indignes d’être aimés, mais qu’ils ont une compensation: ils ont mangé le fruit défendu, discerné le bien et le mal, et sont devenus «semblables à des dieux». Ils continuent à le manger. Mais les petits enfants n’ont rien mangé et sont encore innocents. Tu aimes les enfants, Aliocha? Je sais que tu les aimes, et tu comprendras pourquoi je ne veux parler que d’eux. Ils souffrent beaucoup, eux aussi, sans doute, c’est pour expier la faute de leurs pères, qui ont mangé le fruit; mais c’est le raisonnement d’un autre monde, incompréhensible au cœur humain ici-bas. Un innocent ne saurait souffrir pour un autre, surtout un petit être! Cela te surprendra, Aliocha, mais moi aussi j’adore les enfants. Remarque que les hommes cruels, doués de passions sauvages, les Karamazov, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusqu’à sept ans, les enfants diffèrent énormément de l’homme; c’est comme un autre être, avec une autre nature. J’ai connu un bandit, un bagnard; durant sa carrière, lorsqu’il s’introduisait nuitamment dans les maisons pour piller, il avait assassiné des familles entières, y compris les enfants. Pourtant, en prison, il les aimait étrangement; il ne faisait que regarder ceux qui jouaient dans la cour et devint l’ami d’un petit garçon qu’il voyait jouer sous sa fenêtre… Tu ne sais pas pourquoi je dis tout cela, Aliocha? J’ai mal à la tête et je me sens triste.


– Tu as l’air bizarre, tu ne me parais pas dans ton état normal, insinua Aliocha avec inquiétude.


– À propos, continua Ivan comme s’il n’avait pas entendu son frère, un Bulgare m’a récemment conté à Moscou les atrocités que commettent les Turcs et les Tcherkesses dans son pays: craignant un soulèvement général des Slaves, ils incendient, égorgent, violent les femmes et les enfants; ils clouent les prisonniers aux palissades par les oreilles, les abandonnent ainsi jusqu’au matin, puis les pendent, etc. On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves; c’est faire injure à ces derniers. Les fauves n’atteignent jamais aux raffinements de l’homme. Le tigre déchire sa proie et la dévore; c’est tout. Il ne lui viendrait pas à l’idée de clouer les gens par les oreilles, même s’il pouvait le faire. Ce sont les Turcs qui torturent les enfants avec une jouissance sadique, arrachent les bébés du ventre maternel, les lancent en l’air pour les recevoir sur les baïonnettes, sous les yeux des mères, dont la présence constitue le principal plaisir. Voici une autre scène qui m’a frappé. Pense donc: un bébé encore à la mamelle, dans les bras de sa mère tremblante, et autour d’eux, les Turcs. Il leur vient une plaisante idée: caressant le bébé, ils parviennent à le faire rire; puis l’un d’eux braque sur lui un revolver à bout portant. L’enfant tend ses menottes pour saisir le joujou; soudain, l’artiste presse la détente et lui casse la tête. Les Turcs aiment, dit-on, les douceurs.


– Frère, à quoi bon tout cela?


– Je pense que si le diable n’existe pas, s’il a été créé par l’homme, celui-ci l’a fait à son image.


– Comme Dieu, alors?


– Tu sais fort bien «retourner les mots», comme dit Polonius dans Hamlet, reprit Ivan en riant. Tu m’as pris au mot, soit; mais il est beau, ton Dieu, si l’homme l’a fait à son image. Tu me demandais tout à l’heure: à quoi bon tout cela? Vois-tu, je suis un dilettante, un amateur de faits et d’anecdotes; je les recueille dans les journaux, je note ce qu’on me raconte, cela forme déjà une jolie collection. Les Turcs y figurent, naturellement, avec d’autres étrangers, mais j’ai aussi des cas nationaux qui les surpassent. Chez les Russes, les verges et le fouet sont surtout en honneur; on ne cloue personne par les oreilles, parbleu, nous sommes des Européens, mais notre spécialité est de fouetter, et on ne saurait nous la ravir. À l’étranger, on dirait que cette pratique a disparu, par suite de l’adoucissement des mœurs, ou bien parce que les lois naturelles interdisent à l’homme de fouetter son semblable. En revanche, il existe là-bas comme ici une coutume à ce point nationale qu’elle serait presque impossible en Russie, bien qu’elle s’implante aussi chez nous, surtout à la suite du mouvement religieux dans la haute société. Je possède une charmante brochure traduite du français, où l’on raconte l’exécution à Genève, il y a cinq ans, d’un assassin nommé Richard, qui se convertit au christianisme avant de mourir, à l’âge de vingt-quatre ans. C’était un enfant naturel, donné par ses parents, quand il avait six ans, à des bergers suisses, qui l’élevèrent pour le faire travailler. Il grandit comme un petit sauvage, sans rien apprendre; à sept ans, on l’envoya paître le troupeau, au froid et à l’humidité, à peine vêtu et affamé. Ces gens n’éprouvaient aucun remords à le traiter ainsi; au contraire, ils estimaient en avoir le droit, car on leur avait fait don de Richard comme d’un objet, et ils ne jugeaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même raconte qu’alors, tel l’enfant prodigue de l’Évangile, il eût bien voulu manger la pâtée destinée aux pourceaux qu’on engraissait, mais il en était privé et on le battait lorsqu’il la dérobait à ces animaux: c’est ainsi qu’il passa son enfance et sa jeunesse, jusqu’à ce que, devenu grand et fort, il se mît à voler. Ce sauvage gagnait sa vie à Genève comme journalier, buvait son salaire, vivait comme un monstre, et finit par assassiner un vieillard pour le dévaliser. Il fut pris, jugé et condamné à mort. On n’est pas sentimental dans cette ville! En prison, il est aussitôt entouré par les pasteurs, les membres d’associations religieuses, les dames patronnesses. Il apprit à lire et à écrire, on lui expliqua l’Évangile, et, à force de l’endoctriner et de le catéchiser, on finit par lui faire avouer solennellement son crime. Il adressa au tribunal une lettre déclarant qu’il était un monstre, mais que le Seigneur avait daigné l’éclairer et lui envoyer sa grâce. Tout Genève fut en émoi, la Genève philanthropique et bigote. Tout ce qu’il y avait de noble et de bien pensant accourut dans sa prison. On l’embrasse, on l’étreint: «Tu es notre frère! Tu as été touché par la grâce!» Richard pleure d’attendrissement: «Oui. Dieu m’a illuminé! Dans mon enfance et ma jeunesse, j’enviais la pâtée des pourceaux; maintenant, la grâce m’a touché, je meurs dans le Seigneur! – Oui, Richard, tu as versé le sang et tu dois mourir. Tu n’es pas coupable d’avoir ignoré Dieu, lorsque tu dérobais la pâtée des pourceaux et qu’on te battait pour cela (d’ailleurs, tu avais grand tort, car il est défendu de voler), mais tu as versé le sang et tu dois mourir.» Enfin le dernier jour arrive. Richard, affaibli, pleure et ne fait que répéter à chaque instant: «Voici le plus beau jour de ma vie, car je vais à Dieu! – Oui, s’écrient pasteurs, juges et dames patronnesses, c’est le plus beau jour de ta vie, car tu vas à Dieu!» La troupe se dirige vers l’échafaud, derrière la charrette ignominieuse qui emmène Richard. On arrive au lieu du supplice. «Meurs, frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le Seigneur; sa grâce t’accompagne.» Et, couvert de baisers, le frère Richard monte à l’échafaud, on l’étend sur la bascule et sa tête tombe, au nom de la grâce divine. – C’est caractéristique. Ladite brochure a été traduite en russe par les luthériens de la haute société et distribuée comme supplément gratuit à divers journaux et publications, pour instruire le peuple.


«L’aventure de Richard est intéressante parce que nationale. En Russie, bien qu’il soit absurde de décapiter un frère pour la seule raison qu’il est devenu des nôtres et que la grâce l’a touché, nous avons presque aussi bien. Chez nous, torturer en battant constitue une tradition historique, une jouissance prompte et immédiate. Nékrassov raconte dans l’un de ses poèmes [87] comment un moujik frappe de son fouet les yeux de son cheval. Qui n’a vu cela? c’est bien russe. Le poète montre le petit cheval surchargé, embourbé avec sa charrette qu’il ne peut dégager. Alors, le moujik le bat avec acharnement, frappe sans comprendre ce qu’il fait, les coups pleuvent dans une sorte d’ivresse. «Tu ne peux pas tirer, tu tireras tout de même; meurs, mais tire.» La rosse sans défense se débat désespérément, cependant que son maître fouette ses «doux yeux» où roulent des larmes. Enfin, elle arrive à se dégager et s’en va tremblante, privée de souffle, d’une allure saccadée, contrainte, honteuse. Chez Nékrassov, cela produit une impression épouvantable. Mais aussi, ce n’est qu’un cheval, et Dieu ne l’a-t-il pas créé pour être fouetté? C’est ce que nous ont expliqué les Tatars, et ils nous ont légué le knout. Pourtant, on peut aussi fouetter les gens. Un monsieur cultivé et sa femme prennent plaisir à fustiger leur fillette de sept ans. Et le papa est heureux que les verges aient des épines. «Cela lui fera plus mal», dit-il. Il y a des êtres qui s’excitent à chaque coup, jusqu’au sadisme, progressivement. On bat l’enfant une minute, puis cinq, puis dix, toujours plus fort. Elle crie; enfin, à bout de forces, elle suffoque: «Papa, mon petit papa, pitié!» L’affaire devient scandaleuse et va jusqu’au tribunal. On prend un avocat. Il y a longtemps que le peuple russe appelle l’avocat «une conscience à louer». Le défenseur plaide pour son client: «L’affaire est simple; c’est une scène de famille, comme on en voit tant. Un père a fouetté sa fille, c’est une honte de le poursuivre!» Le jury est convaincu, il se retire et rapporte un verdict négatif. Le public exulte de voir acquitter ce bourreau. Hélas! je n’assistais pas à l’audience. J’aurais proposé de fonder une bourse en l’honneur de ce bon père de famille!… Voilà un joli tableau! Cependant, j’ai encore mieux, Aliocha, et toujours à propos d’enfants russes. Il s’agit d’une fillette de cinq ans, prise en aversion par ses père et mère, «d’honorables fonctionnaires instruits et bien élevés». Je le répète, beaucoup de gens aiment à torturer les enfants, mais rien que les enfants. Envers les autres individus, ces bourreaux se montrent affables et tendres, en Européens instruits et humains, mais ils prennent plaisir à faire souffrir les enfants, c’est leur façon de les aimer. La confiance angélique de ces créatures sans défense séduit les êtres cruels. Ils ne savent où aller, ni à qui s’adresser, et cela excite les mauvais instincts. Tout homme recèle un démon en lui: accès de colère, sadisme, déchaînement des passions ignobles, maladies contractées dans la débauche, ou bien la goutte, l’hépatite, cela varie. Donc, ces parents instruits exerçaient maints sévices sur la pauvre fillette. Ils la fouettaient, la piétinaient sans raison; son corps était couvert de bleus. Ils imaginèrent enfin un raffinement de cruauté: par les nuits glaciales, en hiver, ils enfermaient la petite dans les lieux d’aisances, sous prétexte qu’elle ne demandait pas à temps, la nuit, qu’on la fit sortir (comme si, à cet âge, une enfant qui dort profondément pouvait toujours demander à temps). On lui barbouillait le visage de ses excréments et sa mère la forçait à les manger, sa propre mère! Et cette mère dormait tranquille, insensible aux cris de la pauvre enfant enfermée dans cet endroit répugnant! Vois-tu d’ici ce petit être, ne comprenant pas ce qui lui arrive, au froid et dans l’obscurité, frapper de ses petits poings sa poitrine haletante et verser d’innocentes larmes, en appelant le «bon Dieu» à son secours? Comprends-tu cette absurdité? a-t-elle un but, dis-moi, toi mon ami et mon frère, toi le pieux novice? On dit que tout cela est indispensable pour établir la distinction du bien et du mal dans l’esprit de l’homme. À quoi bon cette distinction diabolique, payée si cher? Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. Je ne parle pas des souffrances des adultes, ils ont mangé le fruit défendu, que le diable les emporte! Mais les enfants! Je te fais souffrir, Aliocha, tu as l’air mal à l’aise. Veux-tu que je m’arrête?


– Non, je veux souffrir, moi aussi. Continue.


– Encore un petit tableau caractéristique. Je viens de le lire dans les Archives russes ou l’Antiquité russe [88], je ne sais plus. C’était à l’époque la plus sombre du servage, au début du XIXème siècle. Vive le Tsar libérateur [89]! Un ancien général, avec de hautes relations, riche propriétaire foncier, vivait dans un de ses domaines dont dépendaient deux mille âmes. C’était un de ces individus (à vrai dire déjà peu nombreux alors) qui, une fois retirés du service, étaient presque convaincus de leur droit de vie et de mort sur leurs serfs. Plein de morgue, il traitait de haut ses modestes voisins, comme s’ils étaient ses parasites et ses bouffons. Il avait une centaine de piqueurs, tous montés, tous en uniformes, et plusieurs centaines de chiens courants. Or, voici qu’un jour, un petit serf de huit ans, qui s’amusait à lancer des pierres, blessa à la patte un de ses chiens favoris. Voyant son chien boiter, le général en demanda la cause. On lui expliqua l’affaire en désignant le coupable. Il fit immédiatement saisir l’enfant, qu’on arracha des bras de sa mère et qui passa la nuit au cachot. Le lendemain, dès l’aube, le général en grand uniforme monte à cheval pour aller à la chasse, entouré de ses parasites, de ses veneurs, de ses chiens, de ses piqueurs. On rassemble toute la domesticité pour faire un exemple et la mère du coupable est amenée, ainsi que le gamin. C’était une matinée d’automne, brumeuse et froide, excellente pour la chasse. Le général ordonne de déshabiller complètement le bambin, ce qui fut fait; il tremblait, fou de peur, n’osant dire un mot. «Faites-le courir, ordonne le général. – Cours, cours, lui crient les piqueurs.» Le garçon se met à courir. «Taïaut!» hurle le général, qui lance sur lui toute sa meute. Les chiens mirent l’enfant en pièces sous les yeux de sa mère. Le général, paraît-il, fut mis sous tutelle. Eh bien, que méritait-il? Fallait-il le fusiller? Parle, Aliocha.


– Certes! proféra doucement Aliocha, tout pâle, avec un sourire convulsif.


– Bravo! s’écria Ivan enchanté; si tu le dis, toi, c’est que… Voyez-vous l’ascète! Tu as donc aussi un diablotin dans le cœur, Aliocha Karamazov?


– J’ai dit une bêtise, mais…


– Oui, mais… Sache, novice, que les bêtises sont nécessaires au monde; c’est sur elles qu’il est fondé: sans ces bêtises, il ne se passerait rien ici-bas. On sait ce qu’on sait.


– Que sais-tu?


– Je n’y comprends rien, poursuivit Ivan comme en rêve; je ne veux rien comprendre maintenant, je m’en tiens aux faits. En essayant de comprendre, j’altère les faits…


– Pourquoi me tourmentes-tu? fit douloureusement Aliocha. Me le diras-tu, enfin?


– Certes, je me préparais à te le dire. Tu m’es cher et je ne veux pas t’abandonner à ton Zosime.»


Ivan se tut un instant et son visage s’attrista soudain.


«Écoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je n’ai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. J’avoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables: on leur avait donné le paradis; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant qu’ils seraient malheureux; ils ne méritent donc aucune pitié. D’après mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que tout s’enchaîne, que tout passe et s’équilibre. Ce sont là sornettes d’Euclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en m’appuyant là-dessus. Qu’est-ce que tout cela peut bien me faire? Ce qu’il me faut, c’est une compensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. J’ai cru, je veux être témoin, et si je suis déjà mort, qu’on me ressuscite; si tout se passait sans moi, ce serait trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souffrances et ses fautes serve uniquement à fumer l’harmonie future, à l’intention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions, et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à l’harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l’harmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer? Je comprends bien la solidarité du péché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits innocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blasphème pas. Je comprends comment tressaillira l’univers, lorsque le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera: «Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées!», lorsque le bourreau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes: «Tu as raison, Seigneur!» Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Aliocha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant: «Tu as raison, Seigneur!» mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le «bon Dieu» dans son coin infect; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne saurait être question d’harmonie. Or, comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si j’avais tort! D’ailleurs, on a surfait cette harmonie; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet [90].


– Mais c’est de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.


– De la révolte? Je n’aurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté? Or, je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heureux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indispensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être, l’enfant qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur? Réponds sans mentir.


– Non, je n’y consentirais pas.


– Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang d’un petit martyr?


– Non, je ne puis l’admettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé s’il existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car c’est Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié, c’est lui la pierre angulaire de l’édifice, et c’est à lui de crier: «Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées.»


– Ah! oui, «le seul sans péché» et «qui a versé son sang». Non, je ne l’ai pas oublié, je m’étonnais, au contraire, que tu ne l’aies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, d’habitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que j’ai composé un poème, l’année dernière? Si tu peux m’accorder encore dix minutes, je te le raconterai.


– Tu as écrit un poème?


– Non, fit Ivan en riant, car je n’ai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poème et je m’en souviens. Tu seras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence? Veux-tu?


– Je suis tout oreilles.


– Mon poème s’intitule le Grand Inquisiteur, il est absurde, mais je veux te le faire connaître.»

V. Le grand inquisiteur

«Un préambule est nécessaire au point de vue littéraire. L’action se passe au XVIème siècle. Tu sais qu’à cette époque il était d’usage de faire intervenir dans les poèmes les puissances célestes. Je ne parle pas de Dante. En France, les clercs de la basoche et les moines donnaient des représentations où l’on mettait en scène la Madone, les anges, les saints, le Christ et Dieu le Père. C’étaient des spectacles naïfs. Dans Notre-Dame de Paris [91], de Victor Hugo, en l’honneur de la naissance du dauphin, sous Louis XI, à Paris, le peuple est convié à une représentation édifiante et gratuite: le Bon jugement de la très sainte et gracieuse Vierge Marie [92]. Dans ce mystère, la Vierge paraît en personne et prononce son bon jugement. Chez nous, à Moscou, avant Pierre le Grand, on donnait de temps en temps des représentations de ce genre, empruntées surtout à l’Ancien Testament [93]. En outre, il circulait une foule de récits et de poèmes où figuraient, suivant les besoins, les saints, les anges, l’armée céleste. Dans nos monastères, on traduisait, on copiait ses poèmes, on en composait même de nouveaux, et cela sous la domination tatare. Par exemple, il existe un petit poème monastique, sans doute traduit du grec: la Vierge chez les damnés [94], avec des tableaux d’une hardiesse dantesque. La Vierge visite l’enfer, guidée par saint Michel, archange. Elle voit les damnés et leurs tourments. Entre autres, il y a une catégorie très intéressante de pécheurs dans un lac de feu. Quelques-uns s’enfoncent dans ce lac et ne paraissent plus; «ceux-là sont oubliés de Dieu même», expression d’une profondeur et d’une énergie remarquables. La Vierge éplorée tombe à genoux devant le trône de Dieu et demande grâce pour tous les pécheurs qu’elle a vus en enfer, sans distinction. Son dialogue avec Dieu est d’un intérêt extraordinaire. Elle supplie, elle insiste, et quand Dieu lui montre les pieds et les mains de son fils percés de clous et lui demande: «Comment pourrais-je pardonner à ses bourreaux?» – elle ordonne à tous les saints, à tous les martyrs, à tous les anges de tomber à genoux avec elle et d’implorer la grâce des pécheurs, sans distinction. Enfin, elle obtient la cessation des tourments, chaque année, du vendredi saint à la Pentecôte, et les damnés, du fond de l’enfer, remercient Dieu et s’écrient: «Seigneur, ta sentence est juste!» Eh bien, mon petit poème eût été dans ce goût, s’il avait paru à cette époque. Dieu apparaît; il ne dit rien et ne fait que passer. Quinze siècles se sont écoulés, depuis qu’il a promis de revenir dans son royaume, depuis que son prophète a écrit: «Je reviendrai bientôt; quant au jour et à l’heure, le Fils même ne les connaît pas, mais seulement mon Père qui est aux cieux [95]», suivant ses propres paroles sur cette terre. Et l’humanité l’attend avec la même foi que jadis, une foi plus ardente encore, car quinze siècles ont passé depuis que le ciel a cessé de donner des gages à l’homme:


Crois ce que te dira ton cœur,

Les cieux ne donnent point de gages [96]


«Il est vrai que de nombreux miracles se produisaient alors: des saints accomplissaient des guérisons merveilleuses, la Reine des cieux visitait certains justes, à en croire leur biographie. Mais le diable ne sommeille pas; l’humanité commença à douter de l’authenticité de ces prodiges. À ce moment naquit en Allemagne une terrible hérésie qui niait les miracles. «Une grande étoile ardente comme un flambeau (l’Église évidemment!), tomba sur les sources des eaux qui devinrent amères [97].» La foi des fidèles ne fit que redoubler. Les larmes de l’humanité s’élèvent vers lui comme autrefois, on l’attend, on l’aime, on espère en lui comme jadis… Depuis tant de siècles, l’humanité prie avec ardeur: «Seigneur Dieu, daigne nous apparaître», depuis tant de siècles elle crie vers lui, qu’il a voulu, dans sa miséricorde infinie, descendre vers ses fidèles. Auparavant, il avait déjà visité des justes, des martyrs, de saints anachorètes, comme le rapportent leurs biographes. Chez nous, Tioutchev, qui croyait profondément à la vérité de ses paroles, a proclamé que:


Accablé sous le faix de sa croix,

Le Roi des cieux, sous une humble apparence,

T’a parcourue, terre natale,

Tout entière en te bénissant [98]


«Mais voilà qu’il a voulu se montrer pour un instant au moins au peuple souffrant et misérable, au peuple croupissant dans le péché, mais qui l’aime naïvement. L’action se passe en Espagne, à Séville, à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allumaient des bûchers à la gloire de Dieu et que


Dans de superbes autodafés

On brûlait d’affreux hérétiques [99]


«Oh! ce n’est pas ainsi qu’il a promis de revenir, à la fin des temps, dans toute sa gloire céleste, subitement, «tel un éclair qui brille de l’Orient à l’Occident [100]». Non, il a voulu visiter ses enfants, au lieu où crépitaient précisément les bûchers des hérétiques. Dans sa miséricorde infinie, il revient parmi les hommes sous la forme qu’il avait durant les trois ans de sa vie publique. Le voici qui descend vers les rues brûlantes de la ville méridionale, où justement, la veille, en présence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le grand inquisiteur a fait brûler une centaine d’hérétiques ad majorem Dei gloriam. Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et – chose étrange – tous le reconnaissent. Ce serait un des plus beaux passages de mon poème que d’en expliquer la raison. Attiré par une force irrésistible, le peuple se presse sur son passage et s’attache à ses pas. Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d’infinie compassion. Son cœur est embrasé d’amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l’amour dans les cœurs, Il leur tend les bras, Il les bénit, une vertu salutaire émane de son contact et même de ses vêtements. Un vieillard, aveugle depuis son enfance, s’écrie dans la foule: «Seigneur, guéris-moi, et je te verrai.» Une écaille tombe de ses yeux et l’aveugle voit. Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre sur ses pas. Les enfants jettent des fleurs sur son passage; on chante, on crie: «Hosanna!» C’est lui, ce doit être Lui, s’écrie-t-on, ce ne peut être que Lui! Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville au moment où l’on apporte un petit cercueil blanc où repose une enfant de sept ans, la fille unique d’un notable. La morte est couverte de fleurs. «Il ressuscitera ton enfant», crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. L’ecclésiastique venu au-devant du cercueil regarde d’un air perplexe et fronce le sourcil. Soudain un cri retentit, la mère se jette à ses pieds: «Si c’est Toi, ressuscite mon enfant!» et elle lui tend les bras. Le cortège s’arrête, on dépose le cercueil sur les dalles. Il le contemple avec pitié, sa bouche profère doucement une fois encore: «Talitha koumi et la jeune fille se leva. [101]» La morte se soulève, s’assied et regarde autour d’elle, souriante, d’un air étonné. Elle tient le bouquet de roses blanches qu’on avait déposé dans son cercueil. Dans la foule, on est troublé, on crie, on pleure. À ce moment passe sur la place le cardinal grand inquisiteur [102]. C’est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. Il n’a plus le pompeux costume dans lequel il se pavanait hier devant le peuple, tandis qu’on brûlait les ennemis de l’Église romaine; il a repris son vieux froc grossier. Ses mornes auxiliaires et la garde du Saint-Office le suivent à une distance respectueuse. Il s’arrête devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, le cercueil déposé devant Lui, la résurrection de la fillette, et son visage s’est assombri. Il fronce ses épais sourcils et ses yeux brillent d’un éclat sinistre. Il le désigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s’écarte devant les sbires; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci l’empoignent et l’emmènent. Comme un seul homme ce peuple s’incline jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur, qui le bénit sans mot dire et poursuit son chemin. On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bâtiment du Saint-Office, on l’y enferme dans une étroite cellule voûtée. La journée s’achève, la nuit vient, une nuit de Séville, chaude et étouffante. L’air est embaumé des lauriers et des citronniers. Dans les ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre soudain et le grand inquisiteur paraît, un flambeau à la main. Il est seul, la porte se referme derrière lui. Il s’arrête sur le seuil, considère longuement la Sainte Face. Enfin, il s’approche, pose le flambeau sur la table et lui dit: «C’est Toi, Toi?» Ne recevant pas de réponse, il ajoute rapidement: «Ne dis rien, tais-toi. D’ailleurs, que pourrais-tu dire? Je ne le sais que trop. Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous déranger? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain? J’ignore qui tu es et ne veux pas le savoir: est-ce Toi ou seulement Son apparence? mais demain je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu? Peut-être», ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fixés sur son Prisonnier.


– Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire, Ivan, objecta Aliocha, qui avait écouté en silence. Est-ce une fantaisie, une erreur du vieillard, un quiproquo étrange?


– Admets cette dernière supposition, dit Ivan en riant, si le réalisme moderne t’a rendu à ce point réfractaire au surnaturel. Qu’il en soit comme tu voudras. C’est vrai, mon inquisiteur a quatre-vingt-dix ans, et son idée a pu, de longue date, lui déranger l’esprit. Enfin, c’est peut-être un simple délire, la rêverie d’un vieillard avant sa fin, l’imagination échauffée par le récent autodafé. Mais quiproquo ou fantaisie, que nous importe? Ce qu’il faut seulement noter, c’est que l’inquisiteur révèle enfin sa pensée, dévoile ce qu’il a tu durant toute sa carrière.


– Et le Prisonnier ne dit rien? Il se contente de le regarder?


– En effet. Il ne peut que se taire. Le vieillard lui-même lui fait observer qu’il n’a pas le droit d’ajouter un mot à ses anciennes paroles. C’est peut-être le trait fondamental du catholicisme romain, à mon humble avis: «Tout a été transmis par toi au pape, tout dépend donc maintenant du pape; ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins.» Telle est leur doctrine, celle des jésuites, en tout cas. Je l’ai trouvée chez leurs théologiens. «As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde d’où tu viens?» demande le vieillard, qui répond à sa place: «Non, tu n’en as pas le droit, car cette révélation s’ajouterait à celle d’autrefois, et ce serait retirer aux hommes la liberté que tu défendais tant sur la terre. Toutes tes révélations nouvelles porteraient atteinte à la liberté de la foi, car elles paraîtraient miraculeuses; or, tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi. N’as-tu pas dit bien souvent: «Je veux vous rendre libres.» Eh bien! Tu les a vus, les hommes «libres», ajoute le vieillard d’un air sarcastique. Oui, cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude labeur pour instaurer la liberté; mais c’est fait, et bien fait. Tu ne le crois pas? Tu me regardes avec douceur, sans même me faire l’honneur de t’indigner? Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds. Cela est notre œuvre, à vrai dire; est-ce la liberté que tu rêvais?»


– De nouveau, je ne comprends pas, interrompit Aliocha; il fait de l’ironie, il se moque?


– Pas du tout! Il se vante d’avoir, lui et les siens, supprimé la liberté, dans le dessein de rendre les hommes heureux. Car c’est maintenant pour la première fois (il parle, bien entendu, de l’Inquisition), qu’on peut songer au bonheur des hommes. Ils sont naturellement révoltés; est-ce que des révoltés peuvent être heureux? Tu étais averti, lui dit-il, les conseils ne t’ont pas manqué, mais tu n’en as pas tenu compte, tu as rejeté l’unique moyen de procurer le bonheur aux hommes; heureusement qu’en partant tu nous a transmis l’œuvre, tu as promis, tu nous as solennellement accordé le droit de lier et de délier, tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger?»


– Que signifie ceci: «les avertissements et les conseils ne t’ont pas manqué»? demanda Aliocha.


– Mais c’est le point capital dans le discours du vieillard: «L’Esprit terrible et profond, l’Esprit de la destruction et du néant, reprend-il, t’a parlé dans le désert, et les Écritures rapportent qu’il t’a «tenté». Est-ce vrai? Et pouvait-on rien dire de plus pénétrant que ce qui te fut dit dans les trois questions ou, pour parler comme les Écritures, les «tentations» que tu as repoussées? Si jamais il y eut sur terre un miracle authentique et retentissant, ce fut le jour de ces trois tentations. Le seul fait d’avoir formulé ces trois questions constitue un miracle. Supposons qu’elles aient disparu des Écritures, qu’il faille les reconstituer, les imaginer à nouveau pour les y replacer, et qu’on réunisse à cet effet tous les sages de la terre, hommes d’États, prélats, savants, philosophes, poètes, en leur disant: imaginez, rédigez trois questions, qui non seulement correspondent à l’importance de l’événement, mais encore expriment en trois phrases toute l’histoire de l’humanité future, crois-tu que cet aréopage de la sagesse humaine pourrait imaginer rien d’aussi fort et d’aussi profond que les trois questions que te proposa alors le puissant Esprit? Ces trois questions prouvent à elles seules que l’on a affaire à l’Esprit éternel et absolu et non à un esprit humain transitoire. Car elles résument et prédisent en même temps toute l’histoire ultérieure de l’humanité; ce sont les trois formes où se cristallisent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine. On ne pouvait pas s’en rendre compte alors, car l’avenir était voilé, mais maintenant, après quinze siècles écoulés, nous voyons que tout avait été prévu dans ces trois questions et s’est réalisé au point qu’il est impossible d’y ajouter ou d’en retrancher un seul mot.


«Décide donc toi-même qui avait raison: toi, ou celui qui t’interrogeait? Rappelle-toi la première question, le sens sinon la teneur: tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n’y a et il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société! Tu vois ces pierres dans ce désert aride? Change-les en pains, et l’humanité accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et qu’ils n’aient plus de pain.


«Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté, et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra, que tous le suivront en s’écriant. «Qui est semblable à cette bête, elle nous a donné le feu du ciel?» Des siècles passeront et l’humanité proclamera par la bouche de ses savants et de ses sages qu’il n’y a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché; qu’il n’y a que des affamés. «Nourris-les, et alors exige d’eux qu’ils soient «vertueux»! Voilà ce qu’on inscrira sur l’étendard de la révolte qui abattra ton temple. À sa place un nouvel édifice s’élèvera, une seconde tour de Babel, qui restera sans doute inachevée, comme la première; mais tu aurais pu épargner aux hommes cette nouvelle tentative et mille ans de souffrance. Car ils viendront nous trouver, après avoir peiné mille ans à bâtir leur tour! Ils nous chercheront sous terre comme jadis, dans les catacombes où nous serons cachés (on nous persécutera de nouveau) et ils clameront: «Donnez-nous à manger, car ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous l’ont pas donné.» Alors, nous achèverons leur tour, car il ne faut pour cela que la nourriture, et nous les nourrirons, soi-disant en ton nom, nous le ferons accroire. Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant: «Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous.» Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion, parce que jamais ils ne sauront le répartir entre eux! Ils se convaincront aussi de leur impuissance à se faire libres, étant faibles, dépravés, nuls et révoltés. Tu leur promettais le pain du ciel; encore un coup, est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée? Des milliers et des dizaines de milliers d’âmes te suivront à cause de ce pain, mais que deviendront les millions et les milliards qui n’auront pas le courage de préférer le pain du ciel à celui de la terre? Ne chérirais-tu que les grands et les forts, à qui les autres, la multitude innombrable, qui est faible mais qui t’aime, ne servirait que de matière exploitable? Ils nous sont chers aussi, les êtres faibles. Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils s’étonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assurer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux, tellement à la fin ils auront peur d’être libres. Mais nous leur dirons que nous sommes tes disciples, que nous régnons en ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car alors nous ne te laisserons pas approcher de nous. Et c’est cette imposture qui constituera notre souffrance, car il nous faudra mentir. Tel est le sens de la première question qui t’a été posée dans le désert, et voilà ce que tu as repoussé au nom de la liberté, que tu mettais au-dessus de tout. Pourtant elle recelait le secret du monde. En consentant au miracle des pains, tu aurais calmé l’éternelle inquiétude de l’humanité – individus et collectivité -, savoir: «devant qui s’incliner?» Car il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner. Mais il ne veut s’incliner que devant une force incontestée, que tous les humains respectent par un consentement universel. Ces pauvres créatures se tourmentent à chercher un culte qui réunisse non seulement quelques fidèles, mais dans lequel tous ensemble communient, unis par la même foi. Ce besoin de la communauté dans l’adoration est le principal tourment de chaque individu et de l’humanité tout entière, depuis le commencement des siècles. C’est pour réaliser ce rêve qu’on s’est exterminé par le glaive. Les peuples ont forgé des dieux et se sont défiés les uns les autres: «Quittez vos dieux, adorez les nôtres; sinon, malheur à vous et à vos dieux!» Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu; on se prosternera devant les idoles. Tu n’ignorais pas, tu ne pouvais pas ignorer ce secret fondamental de la nature humaine, et pourtant tu as repoussé l’unique drapeau infaillible qu’on t’offrait et qui aurait courbé sans conteste tous les hommes devant toi, le drapeau du pain terrestre; tu l’as repoussé au nom du pain céleste et de la liberté! Vois ce que tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté! Il n’y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l’homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté que le malheureux apporte en naissant. Mais pour disposer de la liberté des hommes, il faut leur donner la paix de la conscience. Le pain te garantissait le succès; l’homme s’incline devant qui le donne, car c’est une chose incontestée, mais qu’un autre se rende maître de la conscience humaine, il laissera là même ton pain pour suivre celui qui captive sa conscience. En cela tu avais raison, car le secret de l’existence humaine consiste, non pas seulement à vivre, mais encore à trouver un motif de vivre. Sans une idée nette du but de l’existence, l’homme préfère y renoncer et fût-il entouré de monceaux de pain, il se détruira plutôt que de demeurer sur terre. Mais qu’est-il advenu? Au lieu de t’emparer de la liberté humaine, tu l’as encore étendue? As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal? Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. Et au lieu de principes solides qui eussent tranquillisé pour toujours la conscience humaine, tu as choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques, tout ce qui dépasse la force des hommes, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas, toi, qui étais venu donner ta vie pour eux! Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté. Tu voulais être librement aimé, volontairement suivi par les hommes charmés. Au lieu de la dure loi ancienne, l’homme devait désormais, d’un cœur libre, discerner le bien et le mal, n’ayant pour se guider que ton image, mais ne prévoyais-tu pas qu’il repousserait enfin et contesterait même ton image et ta vérité, étant accablé sous ce fardeau terrible: la liberté de choisir? Ils s’écrieront enfin que la vérité n’était pas en toi, autrement tu ne les aurais pas laissés dans une incertitude aussi angoissante avec tant de soucis et de problèmes insolubles. Tu as ainsi préparé la ruine de ton royaume; n’accuse donc personne de cette ruine. Cependant, était-ce là ce qu’on te proposait? Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont: le miracle, le mystère, l’autorité! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple. L’Esprit terrible et profond t’avait transporté sur le pinacle du Temple et t’avait dit: «Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père [103].» Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne t’es pas précipité. Tu montras alors une fierté sublime, divine, mais les hommes, race faible et révoltée, ne sont pas des dieux! Tu savais qu’en faisant un pas, un geste pour te précipiter, tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en lui. Tu te serais brisé sur cette terre que tu venais sauver, à la grande joie du tentateur. Mais y en a-t-il beaucoup comme toi? Peux-tu admettre un instant que les hommes auraient la force d’endurer une semblable tentation? Est-ce le propre de la nature humaine de repousser le miracle, et dans les moments graves de la vie, devant les questions capitales et douloureuses, de s’en tenir à la libre décision du cœur? Oh! tu savais que ta fermeté serait relatée dans les Écritures, traverserait les âges, atteindrait les régions les plus lointaines, et tu espérais que, suivant ton exemple, l’homme se contenterait de Dieu, sans recourir au miracle. Mais tu ignorais que l’homme repousse Dieu en même temps que le miracle, car c’est surtout le miracle qu’il cherche. Et comme il ne saurait s’en passer, il s’en forge de nouveaux, les siens propres, il s’inclinera devant les prodiges d’un magicien, les sortilèges d’une sorcière, fût-il même un révolté, un hérétique, un impie avéré. Tu n’es pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et qu’on te criait, par dérision: «Descends de la croix, et nous croirons en toi.» Tu ne l’as pas fait, car de nouveau tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle; tu désirais une foi qui fût libre et non point inspirée par le merveilleux. Il te fallait un libre amour, et non les serviles transports d’un esclave terrifié. Là encore, tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, bien qu’ils aient été créés rebelles. Vois et juge, après quinze siècles révolus; qui as-tu élevé jusqu’à toi? Je le jure, l’homme est plus faible et plus vil que tu ne pensais. Peut-il, peut-il accomplir la même chose que toi? La grande estime que tu avais pour lui a fait tort à la pitié. Tu as trop exigé de lui, toi pourtant qui l’aimais plus que toi-même! En l’estimant moins, tu lui aurais imposé un fardeau plus léger, plus en rapport avec ton amour. Il est faible et lâche. Qu’importe qu’à présent il s’insurge partout contre notre autorité et soit fier de sa révolte? C’est la fierté de jeunes écoliers mutinés qui ont chassé leur maître. Mais l’allégresse des gamins prendra fin et leur coûtera cher. Ils renverseront les temples et inonderont la terre de sang; mais ils s’apercevront enfin, ces enfants stupides, qu’ils ne sont que de faibles mutins, incapables de se révolter longtemps. Ils verseront de sottes larmes et comprendront que le créateur, en les faisant rebelles, a voulu se moquer d’eux, assurément. Ils le crieront avec désespoir et ce blasphème les rendra encore plus malheureux, car la nature humaine ne supporte pas le blasphème et finit toujours par en tirer vengeance. Ainsi, l’inquiétude, le trouble, le malheur, tel est le partage des hommes, après les souffrances que tu as endurées pour leur liberté! Ton éminent prophète dit, dans sa vision symbolique, qu’il a vu tous les participants à la première résurrection et qu’il y en avait douze mille pour chaque tribu [104]. Pour être si nombreux, ce devait être plus que des hommes, presque des dieux. Ils ont supporté ta croix et l’existence dans le désert, se nourrissant de sauterelles et de racines; certes, tu peux être fier de ces enfants de la liberté, du libre amour, de leur sublime sacrifice en ton nom. Mais rappelle-toi, ils n’étaient que quelques milliers, et presque des dieux; mais le reste? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles humains, s’ils n’ont pu supporter ce qu’endurent les forts? L’âme faible est-elle coupable de ne pouvoir contenir des dons si terribles? N’es-tu vraiment venu que pour les élus? Alors, c’est un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de le prêcher aux hommes, d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des cœurs ni l’amour qui importent, mais le mystère, auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience. C’est ce que nous avons fait. Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. Avions-nous raison d’agir ainsi, dis-moi? N’était-ce pas aimer l’humanité que de comprendre sa faiblesse, d’alléger son fardeau avec amour, de tolérer même le péché à sa faible nature, pourvu que ce fût avec notre permission? Pourquoi donc venir entraver notre œuvre? Pourquoi gardes-tu le silence en me fixant de ton regard tendre et pénétrant? Fâche-toi plutôt, je ne veux pas de ton amour, car moi-même je ne t’aime pas. Pourquoi le dissimulerais-je? Je sais à qui je parle, tu connais ce que j’ai à te dire, je le vois dans tes yeux. Est-ce à moi à te cacher notre secret? Peut-être veux-tu l’entendre de ma bouche, le voici. Nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà. Il y a juste huit siècles que nous avons reçu de lui ce dernier don que tu repoussas avec indignation, lorsqu’il te montrait tous les royaumes de la terre; nous avons accepté Rome et le glaive de César, et nous nous sommes déclarés les seuls rois de la terre, bien que jusqu’à présent nous n’ayons pas encore eu le temps de parachever notre œuvre. Mais à qui la faute? Oh! l’affaire n’est qu’au début, elle est loin d’être terminée, et la terre aura encore beaucoup à souffrir, mais nous atteindrons notre but, nous serons César, alors nous songerons au bonheur universel.


«Cependant, tu aurais pu alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don? En suivant ce troisième conseil du puissant Esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre: un maître devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience et le moyen de s’unir finalement dans la concorde en une commune fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et dernier tourment de la race humaine. L’humanité a toujours tendu dans son ensemble à s’organiser sur une base universelle. Il y a eu de grands peuples à l’histoire glorieuse, mais à mesure qu’ils se sont élevés, ils ont souffert davantage, éprouvant plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle. Les grands conquérants, les Tamerlan et les Gengis-Khan, qui ont parcouru la terre comme un ouragan, incarnaient, eux aussi, sans en avoir conscience, cette aspiration des peuples vers l’unité. En acceptant la pourpre de César, tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix au monde. En effet, qui est qualifié pour dominer les hommes, sinon ceux qui dominent leur conscience et disposent de leur pain? Nous avons pris le glaive de César et, ce faisant, nous t’avons abandonné pour le suivre. Oh! il s’écoulera encore des siècles de licence intellectuelle, de vaine science et d’anthropophagie, car c’est par là qu’ils finiront, après avoir édifié leur tour de Babel sans nous. Mais alors la bête viendra vers nous en rampant, léchera nos pieds, les arrosera de larmes de sang. Et nous monterons sur elle, nous élèverons en l’air une coupe où sera gravé le mot: «Mystère!» Alors seulement la paix et le bonheur régneront sur les hommes. Tu es fier de tes élus, mais ce n’est qu’une élite, tandis que nous donnerons le repos à tous. D’ailleurs, parmi ces forts destinés à devenir des élus, combien se sont lassés enfin de t’attendre, combien ont porté et porteront encore autre part les forces de leur esprit et l’ardeur de leur cœur, combien finiront par s’insurger contre toi au nom de la liberté! Mais c’est toi qui la leur auras donnée. Nous rendrons tous les hommes heureux, les révoltes et les massacres inséparables de ta liberté cesseront. Oh! nous les persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. Eh bien, dirons-nous la vérité ou mentirons-nous? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble les avait plongés ta liberté. L’indépendance, la libre pensée, la science les auront égarés dans un tel labyrinthe, mis en présence de tels prodiges, de telles énigmes, que les uns, rebelles furieux, se détruiront eux-mêmes, les autres, rebelles, mais faibles, foule lâche et misérable, se traîneront à nos pieds en criant: «Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret et nous revenons à vous; sauvez-nous de nous-mêmes!» Sans doute, en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail, pour les distribuer, sans aucun miracle; ils verront bien que nous n’avons pas changé les pierres en pain, mais ce qui leur fera plus de plaisir que le pain lui-même, ce sera de le recevoir de nos mains! Car ils se souviendront que jadis le pain même, fruit de leur travail, se changeait en pierre dans leurs mains, tandis que, lorsqu’ils revinrent à nous, les pierres se muèrent en pain. Ils comprendront la valeur de la soumission définitive. Et tant que les hommes ne l’auront pas comprise, ils seront malheureux. Qui a le plus contribué à cette incompréhension, dis-moi? Qui a divisé le troupeau et l’a dispersé sur des routes inconnues? Mais le troupeau se reformera, il rentrera dans l’obéissance et ce sera pour toujours. Alors nous leur donnerons un bonheur doux et humble, un bonheur adapté à de faibles créatures comme eux. Nous les persuaderons, enfin, de ne pas s’enorgueillir, car c’est toi, en les élevant, qui le leur as enseigné; nous leur prouverons qu’ils sont débiles, qu’ils sont de pitoyables enfants, mais que le bonheur puéril est le plus délectable. Ils deviendront timides, ne nous perdront pas de vue et se serreront contre nous avec effroi, comme une tendre couvée sous l’aile de la mère. Ils éprouveront une surprise craintive et se montreront fiers de cette énergie, de cette intelligence qui nous auront permis de dompter la foule innombrable des rebelles. Notre courroux les fera trembler, la timidité les envahira, leurs yeux deviendront larmoyants comme ceux des enfants et des femmes; mais, sur un signe de nous, ils passeront aussi facilement au rire et à la gaieté, à la joie radieuse des enfants. Certes, nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu d’enfant, avec des chants, des chœurs, des danses innocentes. Oh! nous leur permettrons même de pécher, car ils sont faibles, et à cause de cela, ils nous aimeront comme des enfants. Nous leur dirons que tout péché sera racheté, s’il est commis avec notre permission; c’est par amour que nous leur permettrons de pécher et nous en prendrons la peine sur nous. Ils nous chériront comme des bienfaiteurs qui se chargent de leurs péchés devant Dieu. Ils n’auront nuls secrets pour nous. Suivant leur degré d’obéissance, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes ou leurs maîtresses, d’avoir des enfants ou de n’en pas avoir, et ils nous écouteront avec joie. Ils nous soumettront les secrets les plus pénibles de leur conscience, nous résoudrons tous les cas et ils accepteront notre décision avec allégresse, car elle leur épargnera le grave souci de choisir eux-mêmes librement. Et tous seront heureux, des millions de créatures, sauf une centaine de mille, leurs directeurs, sauf nous, les dépositaires du secret. Les heureux se compteront par milliards et il y aura cent mille martyrs chargés de la connaissance maudite du bien et du mal. Ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en ton nom, et dans l’au-delà ils ne trouveront que la mort. Mais nous garderons le secret; nous les bercerons, pour leur bonheur, d’une récompense éternelle dans le ciel. Car s’il y avait une autre vie, ce ne serait certes pas pour des êtres comme eux. On prophétise que tu reviendras pour vaincre de nouveau, entouré de tes élus, puissants et fiers; nous dirons qu’ils n’ont sauvé qu’eux-mêmes, tandis que nous avons sauvé tout le monde. On prétend que la fornicatrice, montée sur la bête et tenant dans ses mains la coupe du mystère, sera déshonorée, que les faibles se révolteront de nouveau, déchireront sa pourpre et dévoileront son corps «impur [105]». Je me lèverai alors et je te montrerai les milliards d’heureux qui n’ont pas connu le péché. Et nous, qui nous serons chargés de leurs fautes, pour leur bonheur, nous nous dresserons devant toi, en disant: «Je ne te crains point; moi aussi, j’ai été au désert, j’ai vécu de sauterelles et de racines; moi aussi j’ai béni la liberté dont tu gratifias les hommes, et je me préparais à figurer parmi tes élus, les puissants et les forts en brûlant de «compléter le nombre». Mais je me suis ressaisi et n’ai pas voulu servir une cause insensée. Je suis revenu me joindre à ceux qui ont corrigé ton œuvre. J’ai quitté les fiers, je suis revenu aux humbles, pour faire leur bonheur. Ce que je te dis s’accomplira et notre empire s’édifiera. Je te le répète, demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. Car si quelqu’un a mérité plus que tous le bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai. Dixi


Ivan s’arrêta. Il s’était exalté en discourant; quand il eut terminé, un sourire apparut sur ses lèvres.


Aliocha avait écouté en silence, avec une émotion extrême. À plusieurs reprises il avait voulu interrompre son frère, mais s’était contenu.


«Mais… c’est absurde! s’écria-t-il en rougissant. Ton poème est un éloge de Jésus, et non un blâme… comme tu le voulais. Qui croira ce que tu dis de la liberté? Est-ce ainsi qu’il faut la comprendre? Est-ce la conception de l’Église orthodoxe?… C’est Rome, et encore pas tout entière, ce sont les pires éléments du catholicisme, les inquisiteurs, les Jésuites!… Il n’existe pas de personnage fantastique, comme ton inquisiteur. Quels sont ces péchés d’autrui dont on prend la charge? Quels sont ces détenteurs du mystère, qui se chargent de l’anathème pour le bonheur de l’humanité? Quand a-t-on vu cela? Nous connaissons les Jésuites, on dit d’eux beaucoup de mal, mais sont-ils pareils aux tiens? Nullement!… C’est simplement l’armée romaine, l’instrument de la future domination universelle, avec un empereur, le pontife romain, à sa tête… Voilà leur idéal, il n’y a là aucun mystère, aucune tristesse sublime… la soif de régner, la vulgaire convoitise des vils biens terrestres… une sorte de servage futur où ils deviendraient propriétaires fonciers… voilà tout. Peut-être même ne croient-ils pas en Dieu. Ton inquisiteur n’est qu’une fiction…


– Arrête, arrête! dit en riant Ivan. Comme tu t’échauffes! Une fiction, dis-tu? Soit, évidemment. Néanmoins, crois-tu vraiment que tout le mouvement catholique des derniers siècles ne soit inspiré que par la soif du pouvoir, qu’il n’ait en vue que les seuls biens terrestres? N’est-ce pas le Père Païsius qui t’enseigne cela?


– Non, non, au contraire. Le Père Païsius a bien parlé une fois dans ton sens… mais ce n’était pas du tout la même chose.


– Ah, ah, voilà un précieux renseignement, malgré ton «pas du tout la même chose»! Mais pourquoi les Jésuites et les inquisiteurs se seraient-ils unis seulement en vue du bonheur terrestre? Ne peut-on rencontrer parmi eux un martyr, qui soit en proie à une noble souffrance et qui aime l’humanité? Suppose que parmi ces êtres assoiffés uniquement des biens matériels, il s’en trouve un seul comme mon vieil inquisiteur, qui a vécu de racines dans le désert et s’est acharné à vaincre ses sens pour se rendre libre, pour atteindre la perfection; pourtant il a toujours aimé l’humanité. Tout à coup il voit clair, il se rend compte que c’est un bonheur médiocre de parvenir à la liberté parfaite, quand des millions de créatures demeurent toujours disgraciées, trop faibles pour user de leur liberté, que ces révoltés débiles ne pourront jamais achever leur tour, et que ce n’est pas pour de telles oies que le grand idéaliste a rêvé son harmonie. Après avoir compris tout cela, mon inquisiteur retourne en arrière et… se rallie aux gens d’esprit. Est-ce donc impossible?


– À qui se rallier, à quels gens d’esprit? s’écria Aliocha presque fâché. Ils n’ont pas d’esprit, ne détiennent ni mystères ni secrets… L’athéisme, voilà leur secret. Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu.


– Eh bien, quand cela serait? Tu as deviné, enfin. C’est bien cela, voilà tout le secret, mais n’est-ce pas une souffrance, au moins pour un homme comme lui qui a sacrifié sa vie à son idéal dans le désert et n’a pas cessé d’aimer l’humanité? Au déclin de ses jours il se convainc clairement que seuls les conseils du grand et terrible Esprit pourraient rendre supportable l’existence des révoltés débiles, «ces êtres avortés, créés par dérision». Il comprend qu’il faut écouter l’Esprit profond, cet Esprit de mort et de ruine, et pour ce faire, admettre le mensonge et la fraude, mener sciemment les hommes à la mort et à la ruine, en les trompant durant toute la route, pour leur cacher où on les mène, et pour que ces pitoyables aveugles aient l’illusion du bonheur. Note ceci: la fraude au nom de Celui auquel le vieillard a cru ardemment durant toute sa vie! N’est-ce pas un malheur? Et s’il se trouve, ne fût-ce qu’un seul être pareil, à la tête de cette armée «avide du pouvoir en vue des seuls biens vils», cela ne suffit-il pas à susciter une tragédie? Bien plus, il suffit d’un seul chef pareil pour incarner la véritable idée directrice du catholicisme romain, avec ses armées et ses jésuites, l’idée supérieure. Je te le déclare, je suis persuadé que ce type unique n’a jamais manqué parmi ceux qui sont à la tête du mouvement. Qui sait, il y en a peut-être eu quelques-uns parmi les pontifes romains? Qui sait? Peut-être que ce maudit vieillard, qui aime si obstinément l’humanité, à sa façon, existe encore maintenant en plusieurs exemplaires, et cela non par l’effet du hasard, mais sous la forme d’une entente, d’une ligue secrète, organisée depuis longtemps pour garder le mystère, le dérober aux malheureux et aux faibles, pour les rendre heureux. Il doit sûrement en être ainsi, c’est fatal. J’imagine même que les francs-maçons ont un mystère analogue à la base de leur doctrine, et c’est pourquoi les catholiques haïssent tant les francs-maçons; ils voient en eux une concurrence, la diffusion de l’idée unique, alors qu’il doit y avoir un seul troupeau sous un seul pasteur. D’ailleurs, en défendant ma pensée, j’ai l’air d’un auteur qui ne supporte pas ta critique. Assez là-dessus.


– Tu es peut-être toi-même un franc-maçon, laissa échapper soudain Aliocha. Tu ne crois pas en Dieu, ajouta-t-il avec une profonde tristesse. Il lui avait semblé, en outre, que son frère le regardait d’un air railleur. Comment finit ton poème? reprit-il, les yeux baissés. Est-ce là tout?


– Non, voilà comment je voulais le terminer: L’inquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier. Son silence lui pèse. Le Captif l’a écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dît quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent; il va à la porte, l’ouvre et dit «Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais!» Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. Le Prisonnier s’en va.


– Et le vieillard?


– Le baiser lui brûle le cœur, mais il persiste dans son idée.


– Et tu es avec lui, toi aussi! s’écria amèrement Aliocha.


– Quelle absurdité, Aliocha! Ce n’est qu’un poème dénué de sens, l’œuvre d’un blanc-bec d’étudiant qui n’a jamais fait de vers. Penses-tu que je veuille me joindre aux Jésuites, à ceux qui ont corrigé son œuvre? Eh, Seigneur, que m’importe! je te l’ai déjà dit; que j’atteigne mes trente ans et puis je briserai ma coupe.


– Et les tendres pousses, les tombes chères, le ciel bleu, la femme aimée? Comment vivras-tu, quel sera ton amour pour eux? s’exclama Aliocha avec douleur. Peut-on vivre avec tant d’enfer au cœur et dans la tête? Oui, tu les rejoindras; sinon, tu te suicideras, à bout de forces.


– Il y a en moi une force qui résiste à tout! déclara Ivan avec un froid sourire.


– Laquelle?


– Celle des Karamazov… la force qu’ils empruntent à leur bassesse.


– Et qui consiste, n’est-ce pas, à se plonger dans la corruption, à pervertir son âme?


– Cela se pourrait aussi… Peut-être y échapperai-je jusqu’à trente ans, et puis…


– Comment pourras-tu y échapper? C’est impossible, avec tes idées.


– De nouveau en Karamazov!


– C’est-à-dire que «tout est permis» n’est-ce pas?»


Ivan fronça le sourcil et pâlit étrangement.


«Ah, tu as saisi au vol ce mot, hier, qui a tant offensé Mioussov… et que Dmitri a répété si naïvement. Soit, «tout est permis» du moment qu’on l’a dit. Je ne me rétracte pas. D’ailleurs, Mitia a assez bien formulé la chose.»


Aliocha le considérait en silence.


«À la veille de partir, frère, je pensais n’avoir que toi au monde; mais je vois maintenant, mon cher ermite, que, même dans ton cœur, il n’y a plus de place pour moi. Comme je ne renierai pas cette formule que «tout est permis», alors c’est toi qui me renieras, n’est-ce pas?»


Aliocha vint à lui et le baisa doucement sur les lèvres.


«C’est un plagiat! s’écria Ivan, soudain exalté, tu as emprunté cela à mon poème. Je te remercie pourtant. Il est temps de partir, Aliocha, pour toi comme pour moi.»


Ils sortirent. Sur le perron, ils s’arrêtèrent.


«Écoute, Aliocha, prononça Ivan d’un ton ferme, si je puis encore aimer les pousses printanières, ce sera grâce à ton souvenir. Il me suffira de savoir que tu es ici, quelque part, pour reprendre goût à la vie. Es-tu content? Si tu veux, prends ceci pour une déclaration d’amour. À présent, allons chacun de notre côté. En voilà assez, tu m’entends. C’est-à-dire que si je ne partais pas demain (ce n’est guère probable) et que nous nous rencontrions de nouveau, plus un mot sur ces questions. Je te le demande formellement. Et quant à Dmitri, je te prie aussi de ne plus jamais me parler de lui. Le sujet est épuisé, n’est-ce pas? En échange, je te promets, vers trente ans, lorsque je voudrai «jeter ma coupe», de revenir causer encore avec toi, où que tu sois, et fussé-je en Amérique. Cela m’intéressera beaucoup alors de voir ce que tu seras devenu. Voilà une promesse solennelle: nous nous disons adieu pour dix ans, peut-être. Va retrouver ton Pater seraphicus, il se meurt; s’il succombait en ton absence, tu m’en voudrais de t’avoir retenu. Adieu; embrasse-moi encore une fois; et maintenant, va-t’en…»


Ivan s’éloigna et suivit son chemin sans se retourner. C’est ainsi que Dmitri était parti la veille, dans de tout autres conditions, il est vrai. Cette remarque bizarre traversa comme une flèche l’esprit attristé d’Aliocha. Il demeura quelques instants à suivre son frère du regard. Tout à coup, il remarqua, pour la première fois, qu’Ivan se dandinait en marchant et qu’il avait, vu de dos, l’épaule droite plus basse que l’autre. Mais soudain Aliocha fit volte-face et se dirigea presque en courant vers le monastère. La nuit tombait, un pressentiment indéfinissable l’envahissait. Comme la veille, le vent s’éleva, et les pins centenaires bruissaient lugubrement quand il entra dans le bois de l’ermitage. Il courait presque. «Pater seraphicus, où a-t-il pris ce nom [106]? Ivan, pauvre Ivan, quand te reverrai-je… Voici l’ermitage, Seigneur! Oui, c’est lui, le Pater seraphicus, qui me sauvera… de lui pour toujours!»


Plusieurs fois dans la suite, il s’étonna d’avoir pu, après le départ d’Ivan, oublier si totalement Dmitri, qu’il s’était promis, le matin même, de rechercher et de découvrir, dût-il passer la nuit hors du monastère.

VI. Où l’obscurité règne encore

De son côté, après avoir quitté Aliocha, Ivan Fiodorovitch se rendit chez son père. Chose étrange, il éprouva tout à coup une anxiété intolérable, qui grandissait à mesure qu’il approchait de la maison. Ce n’était pas la sensation qui l’étonnait, mais l’impossibilité de la définir. Il connaissait l’anxiété par expérience et n’était pas surpris de la ressentir au moment où, après avoir rompu avec tout ce qui le retenait en ces lieux, il allait s’engager dans une voie nouvelle et inconnue, toujours aussi solitaire, plein d’espoir sans objet, de confiance excessive dans la vie, mais incapable de préciser son attente et ses espérances. Mais, en cet instant, bien qu’il appréhendât l’inconnu, ce n’était point ce qui le tourmentait. «Ne serait-ce pas le dégoût de la maison paternelle?» pensait-il.


«On le dirait vraiment, tant elle me répugne, bien que j’en franchisse aujourd’hui le seuil pour la dernière fois… Mais non, ce n’est pas ça. Ce sont peut-être les adieux avec Aliocha, après notre entretien. Je me suis tu si longtemps, sans daigner parler, et voilà que j’accumule tant d’absurdités.» En réalité, ce pouvait être le dépit de l’inexpérience et de la vanité juvéniles, dépit de n’avoir pas révélé sa pensée, surtout avec un être tel qu’Aliocha, dont il attendait certainement beaucoup dans son for intérieur. Sans doute, ce dépit existait, c’était fatal, mais il y avait autre chose.» Être anxieux jusqu’à la nausée et ne pouvoir préciser ce que je veux. Ne pas penser, peut-être…»


Ivan Fiodorovitch essaya de «ne pas penser», mais rien n’y fit. Ce qui l’irritait surtout, c’est que cette anxiété avait une cause fortuite, extérieure, il le sentait. Un être ou un objet l’obsédait vaguement, de même qu’on a parfois devant les yeux, sans s’en rendre compte, durant un travail ou une conversation animée, quelque chose qui vous irrite jusqu’à la souffrance, jusqu’à ce que l’idée vous vienne enfin d’écarter l’objet fâcheux, souvent une bagatelle: une chose qui n’est pas en place, un mouchoir tombé à terre, un livre non rangé, etc. Ivan, de fort méchante humeur, arriva à la maison paternelle; à quinze pas de la porte il leva les yeux et devina tout d’un coup le motif de son trouble.


Assis sur un banc, près de la porte cochère, le valet Smerdiakov prenait le frais. Au premier regard Ivan comprit que ce Smerdiakov lui pesait et que son âme ne pouvait le supporter. Ce fut comme un trait de lumière. Tantôt, tandis qu’Aliocha lui racontait sa rencontre avec Smerdiakov, il avait ressenti une morne répulsion, et, par contrecoup, de l’animosité. Ensuite, durant la conversation, il n’y songea plus, mais, dès qu’il se retrouva seul, la sensation oubliée émergea de l’inconscient.» Est-il possible que ce misérable m’inquiète à ce point?» pensait-il exaspéré.


En effet, depuis peu, surtout les derniers jours, Ivan Fiodorovitch avait pris cet homme en aversion. Lui-même avait fini par remarquer cette antipathie grandissante. Ce qui l’aggravait peut-être, c’est qu’au début de son séjour parmi nous, Ivan Fiodorovitch éprouvait pour Smerdiakov une sorte de sympathie. Il l’avait trouvé d’abord très original, et conversait habituellement avec lui, tout en le jugeant un peu borné ou plutôt inquiet, et sans comprendre ce qui pouvait bien tourmenter constamment «ce contemplateur». Ils s’entretenaient aussi de questions philosophiques, se demandant même pourquoi la lumière luisait le premier jour, alors que le soleil, la lune et les étoiles n’avaient été créés que le quatrième, et cherchant une solution à ce problème. Mais bientôt Ivan Fiodorovitch se convainquit que Smerdiakov s’intéressait médiocrement aux astres et qu’il lui fallait autre chose. Il manifestait un amour-propre excessif et offensé. Cela déplut fort à Ivan et engendra son aversion. Plus tard survinrent des incidents fâcheux, l’apparition de Grouchengnka, les démêlés de Dmitri avec son père; il y eut des tracas. Bien que Smerdiakov en parlât toujours avec agitation, on ne pouvait jamais savoir ce qu’il désirait pour lui-même. Certains de ses désirs, quand il les formulait involontairement, frappaient par leur incohérence. C’étaient constamment des questions, des allusions qu’il n’expliquait pas, s’interrompant ou parlant d’autre chose au moment le plus animé. Mais, ce qui exaspérait Ivan et avait achevé de lui rendre Smerdiakov antipathique, c’était la familiarité choquante que celui-ci lui témoignait de plus en plus. Non qu’il fût impoli, au contraire; mais Smerdiakov en était venu, Dieu sait pourquoi, à se croire solidaire d’Ivan Fiodorovitch, s’exprimait toujours comme s’il existait entre eux une entente secrète connue d’eux seuls et incompréhensible à leur entourage. Ivan Fiodorovitch fut longtemps à comprendre la cause de sa répulsion croissante, et ne s’en était rendu compte que tout dernièrement. Il voulait passer irrité et dédaigneux sans rien dire à Smerdiakov, mais celui-ci se leva et ce geste révéla à Ivan Fiodorovitch son désir de lui parler en particulier. Il le regarda et s’arrêta, et le fait d’agir ainsi, au lieu de passer outre comme il en avait l’intention, le bouleversa. Il considérait avec colère et répulsion cette figure d’eunuque, aux cheveux ramenés sur les tempes, avec une mèche qui se dressait. L’œil gauche clignait malicieusement, comme pour lui dire: «Tu ne passeras pas, tu vois bien que nous autres, gens d’esprit, nous avons à causer.» Ivan Fiodorovitch en frémit.


«Arrière, misérable! Qu’y a-t-il de commun entre nous, imbécile!» voulut-il s’écrier; mais au lieu de cette algarade et à son grand étonnement, il proféra tout autre chose:


«Mon père dort-il encore?» demanda-t-il d’un ton résigné et, sans y penser, il s’assit sur le banc.


Un instant, il eut presque peur, il se le rappela après coup. Smerdiakov, debout devant lui, les mains derrière le dos, le regardait avec assurance, presque avec sérénité.


«Il repose encore, dit-il sans se presser. (C’est lui qui m’a adressé le premier la parole!) Vous m’étonnez, monsieur, ajouta-t-il après un silence, les yeux baissés avec affectation, en jouant du bout de sa bottine vernie, le pied droit en avant.


– Qu’est-ce qui t’étonne? demanda sèchement Ivan Fiodorovitch, s’efforçant de se contenir, mais écœuré de ressentir une vive curiosité, qu’il voulait satisfaire à tout prix.


– Pourquoi n’allez-vous pas à Tchermachnia? demanda Smerdiakov avec un sourire familier.» Tu dois comprendre mon sourire si tu es un homme d’esprit», semblait dire son œil gauche.


– Qu’irais-je faire à Tchermachnia?» s’étonna Ivan Fiodorovitch.


Il y eut un silence.


«Fiodor Pavlovitch vous en a instamment prié, dit-il enfin, sans se presser, comme s’il n’attachait aucune importance à sa réponse: Je t’indique un motif de troisième ordre, uniquement pour dire quelque chose.


– Eh diable! parle plus clairement. Que veux-tu?» s’écria Ivan Fiodorovitch que la colère rendait grossier.


Smerdiakov ramena son pied droit vers la gauche, se redressa, toujours avec le même sourire flegmatique.


«Rien de sérieux… C’était pour dire quelque chose.»


Nouveau silence. Ivan Fiodorovitch comprenait qu’il aurait dû se lever, se fâcher; Smerdiakov se tenait devant lui et semblait attendre: «Voyons, te fâcheras-tu ou non?» Il en avait du moins l’impression. Enfin il fit un mouvement pour se lever. Smerdiakov saisit l’instant.


«Une terrible situation que la mienne, Ivan Fiodorovitch; je ne sais comment me tirer d’affaire» dit-il d’un ton ferme; après quoi il soupira. Ivan se rassit.


«Tous deux ont perdu la tête, on dirait des enfants. Je parle de votre père et de votre frère Dmitri Fiodorovitch. Tout à l’heure, Fiodor Pavlovitch va se lever et me demander à chaque instant jusqu’à minuit et même après: «Pourquoi n’est-elle pas venue?» Si Agraféna Alexandrovna ne vient pas (je crois qu’elle n’en a pas du tout l’intention), il s’en prendra encore à moi demain matin: Pourquoi n’est-elle pas venue? Quand viendra-t-elle?» Comme si c’était ma faute! De l’autre côté, c’est la même histoire; à la nuit tombante, parfois avant, votre frère survient, armé: «Prends garde, coquin, gâte-sauce, si tu la laisses passer sans me prévenir, je te tuerai le premier!» Le matin, il me tourmente comme Fiodor Pavlovitch, si bien que je parais aussi responsable devant lui de ce que sa dame n’est pas venue. Leur colère grandit tous les jours, au point que je songe parfois à m’ôter la vie, tellement j’ai peur. Je n’attends rien de bon.


– Pourquoi t’es-tu mêlé de cela? Pourquoi es-tu devenu l’espion de Dmitri?


– Comment faire autrement? D’ailleurs, je ne me suis mêlé de rien, si vous voulez le savoir. Au début je me taisais, n’osant répliquer. Il a fait de moi son serviteur. Depuis ce sont des menaces continuelles: «Je te tuerai, coquin, si tu la laisses passer.» Je suis sûr, monsieur, d’avoir demain une longue crise.


– Quelle crise?


– Mais une longue crise. Elle durera plusieurs heures, un jour ou deux, peut-être. Une fois, elle a duré trois jours, où je suis resté sans connaissance. J’étais tombé du grenier. Fiodor Pavlovitch envoya chercher Herzenstube, qui prescrivit de la glace sur le crâne, puis un autre remède. J’ai failli mourir.


– Mais on dit qu’il est impossible de prévoir les crises d’épilepsie. D’où peux-tu savoir que ce sera demain? demanda Ivan Fiodorovitch avec une curiosité où il entrait de la colère.


– C’est vrai.


– De plus, tu étais tombé du grenier cette fois-là.


– Je peux en tomber demain, car j’y monte tous les jours. Si ce n’est pas au grenier, je tomberai à la cave. J’y descends aussi chaque jour.»


Ivan le considéra longuement.


«Tu manigances quelque chose que je ne comprends pas bien, fit-il à voix basse, mais d’un air menaçant. N’as-tu pas l’intention de simuler une crise pour trois jours?


– Si je pouvais simuler – ce n’est qu’un jeu quand on en a l’expérience – j’aurais pleinement le droit de recourir à ce moyen pour sauver ma vie, car lorsque je suis dans cet état, même si Agraféna Alexandrovna venait, votre frère ne pourrait pas demander des comptes à un malade. Il aurait honte.


– Eh diable! s’écria Ivan Fiodorovitch, les traits contractés par la colère, qu’as-tu à craindre toujours pour ta vie? Les menaces de Dmitri sont les propos d’un homme furibond, rien de plus. Il tuera quelqu’un, mais pas toi.


– Il me tuerait comme une mouche, moi le premier. Je crains davantage de passer pour son complice, s’il attaquait follement son père.


– Pourquoi t’accuserait-on de complicité?


– Parce que je lui ai révélé en secret… les signaux.


– Quels signaux? Que le diable t’emporte! Parle clairement.


– Je dois avouer, traîna Smerdiakov d’un air doctoral, que nous avons un secret, Fiodor Pavlovitch et moi. Vous savez sans doute que depuis quelques jours il se verrouille sitôt la nuit venue. Ces temps, vous rentrez de bonne heure, vous montez tout de suite chez vous; même vous n’êtes pas sorti du tout; aussi vous ignorez peut-être avec quel soin il se barricade. Si Grigori Vassiliévitch venait, il ne lui ouvrirait qu’en reconnaissant sa voix. Mais Grigori Vassiliévitch ne vient pas, parce que maintenant je suis seul à son service dans ses appartements – il en a décidé ainsi depuis cette intrigue avec Agraféna Alexandrovna; d’après ses instructions je passe la nuit dans le pavillon; jusqu’à minuit je dois monter la garde, surveiller la cour au cas où elle viendrait; depuis quelques jours l’attente le rend fou. Il raisonne ainsi: on dit qu’elle a peur de lui (de Dmitri Fiodorovitch, s’entend), donc elle viendra la nuit par la cour; guette-la jusqu’à minuit passé. Dès qu’elle sera là, cours frapper à la porte ou à la fenêtre dans le jardin, deux fois doucement, comme ça, puis trois fois plus vite, toc, toc, toc. Alors je comprendrai que c’est elle et t’ouvrirai doucement la porte. Il m’a donné un autre signal pour les cas extraordinaires, d’abord deux coups vite, toc toc, puis, après un intervalle, une fois fort. Il comprendra qu’il y a du nouveau et m’ouvrira, je ferai mon rapport. Cela au cas où l’on viendrait de la part d’Agraféna Alexandrovna, ou si Dmitri Fiodorovitch survenait, afin de signaler son approche. Il a très peur de lui et même s’il était enfermé avec sa belle et que l’autre arrive, je suis tenu de l’en informer immédiatement, en frappant trois fois. Le premier signal, cinq coups, veut donc dire: «Agraféna Alexandrovna est arrivée»; le second trois coups, signifie «Affaire urgente». Il m’en a fait la démonstration plusieurs fois. Et comme personne au monde ne connaît ces signes, excepté lui et moi, il m’ouvrira sans hésiter ni appeler (il craint fort de faire du bruit). Or, Dmitri Fiodorovitch est au courant de ces signaux.


– Pourquoi? C’est toi qui les as transmis? Comment as-tu osé?


– J’avais peur. Pouvais-je garder le secret? Dmitri Fiodorovitch insistait chaque jour: «Tu me trompes, tu me caches quelque chose! Je te romprai les jambes.» J’ai parlé pour lui prouver ma soumission et le persuader que je ne le trompe pas, bien au contraire.


– Eh bien, si tu penses qu’il veut entrer au moyen de ce signal, empêche-le!


– Et si j’ai ma crise, comment l’en empêcherai-je, en admettant que je l’ose? Il est si violent!


– Que le diable t’emporte! pourquoi es-tu si sûr d’avoir une crise demain? Tu te moques de moi!


– Je ne me le permettrais pas; d’ailleurs, ce n’est pas le moment de rire. Je pressens que j’aurai une crise, rien que la peur la provoquera.


– Si tu es couché, c’est Grigori qui veillera. Préviens-le, il l’empêchera d’entrer.


– Je n’ose pas révéler les signaux à Grigori Vassiliévitch sans la permission de Monsieur. D’ailleurs, Grigori Vassiliévitch est souffrant depuis hier et Marthe Ignatièvna se prépare à le soigner. C’est fort curieux: elle connaît et tient en réserve une infusion très forte, faite avec une certaine herbe, c’est un secret. Trois fois par an, elle donne ce remède à Grigori Vassiliévitch, quand il a son lumbago et qu’il est comme paralysé. Elle prend une serviette imbibée de cette liqueur et lui en frotte le dos une demi-heure, jusqu’à ce qu’il ait la peau rougie et même enflée. Puis elle lui donne à boire le reste du flacon, en récitant une prière. Elle en prend elle-même un peu. Tous deux, n’ayant pas l’habitude de boire, tombent sur place et s’endorment d’un profond sommeil qui dure longtemps. Au réveil, Grigori Vassiliévitch est presque toujours guéri, tandis que sa femme a la migraine. De sorte que si demain Marthe Ignatièvna met son projet à exécution, ils n’entendront guère Dmitri Fiodorovitch et le laisseront entrer. Ils dormiront.


– Tu radotes. Tout s’arrangera comme exprès: toi tu auras ta crise, les autres seront endormis. C’est à croire que tu as des intentions…, s’exclama Ivan Fiodorovitch en fronçant le sourcil.


– Comment pourrais-je arranger tout cela… et à quoi bon, alors que tout dépend uniquement de Dmitri Fiodorovitch?… S’il veut agir, il agira, sinon je n’irai pas le chercher pour le pousser chez son père.


– Mais pourquoi viendrait-il, et en cachette encore, si Agraféna Alexandrovna ne vient pas, comme tu le dis toi-même, poursuivit Ivan Fiodorovitch pâle de colère. Moi aussi, j’ai toujours pensé que c’était une fantaisie du vieux, que jamais cette créature ne viendrait chez lui. Pourquoi donc Dmitri forcerait-il la porte? Parle, je veux connaître ta pensée.


– Vous savez vous-même pourquoi il viendra, que vous importe ce que je pense? Il viendra par animosité ou par défiance, si je suis malade, par exemple; il aura des doutes et voudra explorer lui-même l’appartement, comme hier soir, voir si elle ne serait pas entrée à son insu. Il sait aussi que Fiodor Pavlovitch a préparé une grande enveloppe contenant trois mille roubles, scellée de trois cachets et nouée d’un ruban. Il a écrit de sa propre main: «Pour mon ange, Grouchegnka, si elle veut venir.» Trois jours après, il a ajouté: «Pour ma poulette.»


– Quelle absurdité! s’écria Ivan Fiodorovitch hors de lui. Dmitri n’ira pas voler de l’argent et tuer son père en même temps. Hier, il aurait pu le tuer comme un fou furieux à cause de Grouchegnka, mais il n’ira pas voler.


– Il a un extrême besoin d’argent, Ivan Fiodorovitch. Vous ne pouvez même pas vous en faire une idée, expliqua Smerdiakov avec un grand calme et très nettement. D’ailleurs, il estime que ces trois mille roubles lui appartiennent et m’a déclaré: «Mon père me redoit juste trois mille roubles.» De plus, Ivan Fiodorovitch, considérez ceci: il est presque sûr qu’Agraféna Alexandrovna, si elle le veut bien, obligera Fiodor Pavlovitch à l’épouser. Je dis comme ça qu’elle ne viendra pas, mais peut-être voudra-t-elle davantage, c’est-à-dire devenir une dame. Je sais que son amant, le marchand Samsonov, lui a dit franchement que ce ne serait pas une mauvaise affaire. Elle-même n’est pas sotte; elle n’a aucune raison d’épouser un gueux comme Dmitri Fiodorovitch. Dans ce cas, Ivan Fiodorovitch, vous pensez bien que ni vous ni vos frères n’hériterez de votre père, pas un rouble, car si Agraféna Alexandrovna l’épouse, c’est pour mettre tout à son nom. Que votre père meure maintenant, vous recevrez chacun quarante mille roubles, même Dmitri Fiodorovitch qu’il déteste tant, car son testament n’est pas encore fait… Dmitri Fiodorovitch est au courant de tout cela…»


Les traits d’Ivan se contractèrent. Il rougit.


«Pourquoi donc, interrompit-il brusquement, me conseillais-tu de partir à Tchermachnia? Qu’entendais-tu par là? Après mon départ, il arrivera ici quelque chose.»


Il haletait.


«Tout juste, dit posément Smerdiakov, tout en fixant Ivan Fiodorovitch.


– Comment, tout juste? répéta Ivan Fiodorovitch, tâchant de se contenir, le regard menaçant.


– J’ai dit cela par pitié pour vous. À votre place, je lâcherais tout… pour m’écarter d’une mauvaise affaire», répliqua Smerdiakov d’un air dégagé.


Tous deux se turent.


«Tu m’as l’air d’un fameux imbécile… et d’un parfait gredin!»


Ivan Fiodorovitch se leva d’un bond. Il voulait franchir la petite porte, mais s’arrêta et revint vers Smerdiakov. Alors il se passa quelque chose d’étrange: Ivan Fiodorovitch se mordit les lèvres, serra les poings et faillit se jeter sur Smerdiakov. L’autre s’en aperçut à temps, frissonna, se rejeta en arrière. Mais rien de fâcheux n’arriva et Ivan Fiodorovitch, silencieux et perplexe, se dirigea vers la porte.


«Je pars demain pour Moscou, si tu veux le savoir, demain matin, voilà tout! cria-t-il hargneusement, surpris après coup d’avoir pu dire cela à Smerdiakov.


– C’est parfait, répliqua l’autre, comme s’il s’y attendait. Seulement, on pourrait vous télégraphier à Moscou, s’il arrivait quelque chose.»


Ivan Fiodorovitch se retourna de nouveau, mais un changement subit s’était opéré en Smerdiakov. Sa familiarité nonchalante avait disparu; tout son visage exprimait une attention et une attente extrêmes, bien que timides et serviles.» N’ajouteras-tu rien?» lisait-on dans son regard fixé sur Ivan Fiodorovitch.


«Est-ce qu’on ne me rappellerait pas aussi de Tchermachnia, s’il arrivait quelque chose? s’écria Ivan Fiodorovitch, élevant la voix sans savoir pourquoi.


– À Tchermachnia aussi on vous avisera…, murmura Smerdiakov à voix basse, sans cesser de regarder Ivan dans les yeux.


– Seulement Moscou est loin, Tchermachnia est près; regrettes-tu les frais du voyage, que tu insistes pour Tchermachnia, ou me plains-tu d’avoir à faire un grand détour?


– Tout juste», murmura Smerdiakov, d’une voix mal assurée et avec un sourire vil, s’apprêtant de nouveau à bondir en arrière.


Mais, à sa grande surprise, Ivan Fiodorovitch éclata de rire. La porte passée, il riait encore. Qui l’eût observé en cet instant n’aurait pas attribué ce rire à la gaieté. Lui-même n’aurait pu expliquer ce qu’il éprouvait. Il marchait machinalement.

VII. Il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit

Il parlait de même. Rencontrant Fiodor Pavlovitch au salon, il lui cria en gesticulant: «Je monte chez moi, je n’entre pas chez vous… au revoir!» Et il passa en évitant de regarder son père. Sans doute, son dégoût pour le vieux l’emporta en cet instant, mais cette animosité manifestée avec un tel sans-gêne surprit Fiodor Pavlovitch lui-même. Il avait évidemment quelque chose de pressé à dire à son fils et était venu à sa rencontre dans cette intention; à ce gracieux accueil, il se tut et le suivit d’un regard ironique jusqu’à ce qu’il eût disparu.


«Qu’a-t-il donc? demanda-t-il à Smerdiakov qui survenait.


– Il est fâché, Dieu sait pourquoi, répondit évasivement Smerdiakov.


– Au diable sa bouderie! Dépêche-toi de donner le samovar et va-t’en. Rien de nouveau?»


Ce furent alors les questions dont Smerdiakov venait de se plaindre à Ivan Fiodorovitch, concernant la visiteuse attendue, et nous les passons sous silence. Une demi-heure après, la maison était close, et le vieux toqué se mit à marcher de long en large, le cœur palpitant, attendant le signal convenu. Parfois, il regardait les fenêtres sombres, mais il ne voyait que la nuit.


Il était déjà fort tard et Ivan Fiodorovitch ne dormait pas. Il méditait et ne se coucha qu’à deux heures. Nous n’exposerons pas le cours de ses pensées; le moment n’est pas venu d’entrer dans cette âme; elle aura son tour. La tâche sera d’ailleurs malaisée, car ce n’étaient pas des pensées qui le harcelaient mais une sorte d’agitation vague. Lui-même sentait qu’il perdait pied. Des désirs étranges le tourmentaient: ainsi, après minuit, il éprouva une envie irrésistible de descendre, d’ouvrir la porte et d’aller dans le pavillon rosser Smerdiakov, mais si on lui avait demandé pourquoi, il n’aurait pas pu indiquer un seul motif, sauf peut-être que ce faquin lui était devenu odieux, comme le pire offenseur qui existât. D’autre part, une timidité inexplicable, humiliante, l’envahit à plusieurs reprises, paralysant ses forces physiques. La tête lui tournait. Une sensation de haine l’aiguillonnait, un désir de se venger de quelqu’un. Il haïssait même Aliocha, en se rappelant leur récente conversation, et, par instants, il se détestait lui-même. Il avait oublié Catherine Ivanovna et s’en étonna par la suite, se rappelant que la veille, lorsqu’il se vantait devant elle de partir le lendemain pour Moscou, il se disait à lui-même: «C’est absurde, tu ne partiras pas, et tu ne rompras pas si facilement, fanfaron!» Longtemps après, Ivan Fiodorovitch se souvint avec répulsion que cette nuit-là il allait doucement, comme s’il craignait d’être aperçu, ouvrir la porte, sortait sur le palier et écoutait son père aller et venir au rez-de-chaussée; il écoutait longtemps, avec une bizarre curiosité, retenant son souffle et le cœur battant; lui-même ignorait pourquoi il agissait ainsi. Toute sa vie il traita ce «procédé» d’» indigne», le considérant au fond de son âme comme le plus vil qu’il eût à se reprocher. Il n’éprouvait alors aucune haine pour Fiodor Pavlovitch, mais seulement une curiosité intense; que pouvait-il bien faire en bas? Il le voyait regardant les fenêtres sombres, s’arrêtant soudain au milieu de la chambre pour écouter si l’on ne frappait pas. Deux fois, Ivan Fiodorovitch sortit ainsi sur le palier. Vers deux heures, quand tout fut calme, il se coucha, avide de sommeil, car il se sentait exténué. En vérité, il s’endormit profondément, sans rêves, et quand il se réveilla, il faisait déjà jour. En ouvrant les yeux, il fut surpris de se sentir une énergie extraordinaire, se leva, s’habilla rapidement, et se mit à faire sa malle. Justement, la blanchisseuse lui avait rapporté son linge et il souriait en pensant que rien ne s’opposait à son brusque départ. Il était brusque, en effet. Bien qu’Ivan Fiodorovitch eût déclaré la veille à Catherine Ivanovna, à Aliocha, à Smerdiakov, qu’il partait le lendemain pour Moscou, il se rappelait qu’en se mettant au lit il ne pensait pas à partir; du moins il ne se doutait pas qu’en se réveillant il commencerait par faire sa malle. Enfin, elle fut prête, ainsi que son sac de voyage; il était déjà neuf heures lorsque Marthe Ignatièvna vint lui demander comme d’habitude: «Prendrez-vous le thé chez vous, ou descendrez-vous?» Il descendit presque gai, bien que ses paroles et ses gestes trahissent une certaine agitation.


Il salua affablement son père, s’informa même de sa santé, mais sans attendre sa réponse, lui déclara qu’il partait dans une heure pour Moscou, et pria qu’on commandât des chevaux. Le vieillard l’écouta sans le moindre étonnement, négligea même de prendre par convenance un air affligé; en revanche, il se trémoussa, se rappelant fort à propos une affaire importante pour lui.


«Ah! comme tu es bizarre! Tu ne m’as rien dit hier. N’importe, il n’est pas trop tard. Fais-moi un grand plaisir, mon cher, passe par Tchermachnia. Tu n’as qu’à tourner à gauche à la station de Volovia, une douzaine de verstes au plus, et tu y es.


– Excusez, je ne puis; il y a quatre-vingts verstes jusqu’à la station, le train de Moscou part à sept heures du soir, j’ai juste le temps.


– Tu as bien le temps de regagner Moscou; aujourd’hui va à Tchermachnia. Qu’est-ce que ça te coûte de tranquilliser ton père? Si je n’étais pas occupé, j’y serais allé moi-même depuis longtemps, car l’affaire est urgente, mais… ce n’est pas le moment de m’absenter… Vois-tu, je possède des bois, en deux lots, à Béguitchev et à Diatchkino, dans les landes. Les Maslov, père et fils, des marchands, n’offrent que huit mille roubles pour la coupe; l’année dernière, il s’est présenté un acheteur, il en donnait douze mille, mais il n’est pas d’ici, note bien. Car il n’y a pas preneur chez les gens d’ici. Les Maslov, qui ont des centaines de mille roubles, font la loi: il faut accepter leurs conditions, personne n’ose enchérir sur eux. Or, le Père Ilinski m’a signalé, jeudi dernier, l’arrivée de Gorstkine, un autre marchand; je le connais, il a l’avantage de n’être pas d’ici, mais de Pogrébov, il ne craint donc pas les Maslov. Il offre onze mille roubles, tu m’entends? Il ne restera là-bas qu’une semaine au plus, m’écrit le pope. Tu irais négocier l’affaire avec lui…


– Écrivez donc au pope, il s’en chargera.


– Il ne saura pas, voilà le hic. Ce pope n’y entend rien. Il vaut son pesant d’or, je lui confierais vingt mille roubles sans reçu, mais il n’a pas de flair, on dirait un enfant. Pourtant c’est un érudit, figure-toi. Ce Gorstkine a l’air d’un croquant, il porte une blouse bleue, mais c’est un parfait coquin; et par malheur, il ment, et parfois à tel point qu’on se demande pourquoi. Une fois, il a raconté que sa femme était morte et qu’il s’était remarié; il n’y avait pas un mot de vrai; sa femme est toujours là et le bat régulièrement. Il s’agit donc, maintenant, de savoir s’il est vraiment preneur à onze mille roubles.


– Mais, moi non plus, je n’entends rien à ces sortes d’affaires.


– Attends, tu t’en tireras, je vais te donner son signalement, à ce Gorstkine, il y a longtemps que je suis en relations d’affaires avec lui. Vois-tu, il faut regarder sa barbe, qu’il a rousse et vilaine. Quand elle s’agite et que lui-même se fâche en parlant, ça va bien, il dit la vérité et veut conclure; mais s’il caresse sa barbe de la main gauche en souriant, c’est qu’il veut vous rouler, il triche. Inutile de regarder ses yeux, c’est de l’eau trouble; regarde sa barbe. Son vrai nom n’est pas Gorstkine, mais Liagavi; seulement, ne l’appelle pas Liagavi, il s’offenserait [107]. Si tu vois que l’affaire s’arrange, écris-moi un mot. Maintiens le prix de onze mille roubles, tu peux baisser de mille, mais pas davantage. Pense donc, huit et onze, cela fait trois mille de différence. C’est pour moi de l’argent trouvé, et j’en ai extrêmement besoin. Si tu m’annonces que c’est sérieux, je trouverai bien le temps d’y aller et de terminer. À quoi bon me déplacer maintenant, si le pope se trompe? Eh bien! iras-tu ou non?


– Eh! je n’ai pas le temps, dispensez-moi.


– Rends ce service à ton père, je m’en souviendrai. Vous êtes tous des sans-cœur. Qu’est-ce pour toi qu’un jour ou deux? Où vas-tu maintenant, à Venise? Elle ne va pas s’écrouler, ta Venise. J’aurais bien envoyé Aliocha, mais est-ce qu’il s’y connaît? Tandis que toi, tu es malin, je le vois bien. Tu n’es pas marchand de bois, mais tu as des yeux. Il s’agit de voir si cet homme parle sérieusement ou non. Je le répète, regarde sa barbe: si elle remue, c’est sérieux.


– Alors, vous me poussez vous-même à cette maudite Tchermachnia», s’écria Ivan avec un mauvais sourire.


Fiodor Pavlovitch ne remarqua pas ou ne voulut pas remarquer la méchanceté et ne retint que le sourire.


«Ainsi, tu y vas, tu y vas? Je vais te donner un billet.


– Je ne sais pas, je déciderai cela en route.


– Pourquoi en route, décide maintenant. L’affaire réglée, écris-moi deux lignes, remets-les au pope, qui me fera parvenir ton billet. Après quoi, tu seras libre de partir pour Venise. Le pope te conduira en voiture à la station de Volovia.»


Le vieillard exultait; il écrivit un mot, on envoya chercher une voiture, on servit un petit déjeuner, du cognac. La joie le rendait ordinairement expansif, mais cette fois il semblait se contenir. Pas un mot au sujet de Dmitri. Nullement affecté par la séparation, il ne trouvait rien à dire. Ivan Fiodorovitch en fut frappé: «Je l’ennuyais», pensait-il. En accompagnant son fils, le vieux s’agita comme s’il voulait l’embrasser. Mais Ivan Fiodorovitch s’empressa de lui tendre la main, visiblement désireux d’éviter le baiser. Il comprit aussitôt et s’arrêta.


«Dieu te garde, répéta-t-il du perron. Tu reviendras bien une fois? Cela me fera toujours plaisir de te voir. Que le Christ soit avec toi!»


Ivan Fiodorovitch monta dans le tarantass [108].


«Adieu, Ivan, ne m’en veuille pas!» lui cria une dernière fois son père.


Les domestiques, Smerdiakov, Marthe, Grigori, étaient venus lui faire leurs adieux. Ivan leur donna à chacun dix roubles. Smerdiakov accourut pour arranger le tapis.


«Tu vois, je vais à Tchermachnia… laissa tout à coup échapper Ivan comme malgré lui et avec un rire nerveux. Il se le rappela longtemps ensuite.


– C’est donc vrai, ce qu’on dit: il y a plaisir à causer avec un homme d’esprit», répliqua Smerdiakov avec un regard pénétrant.


Le tarantass partit au galop. Le voyageur était préoccupé, mais il regardait avidement les champs, les coteaux, une bande d’oies sauvages qui volaient haut dans le ciel clair. Tout à coup, il éprouva une sensation de bien-être. Il essaya de causer avec le voiturier et s’intéressa fort à une réponse du moujik; mais bientôt il se rendit compte que son esprit était ailleurs. Il se tut, respirant avec délices l’air pur et frais. Le souvenir d’Aliocha et de Catherine Ivanovna lui traversa l’esprit; il sourit doucement, souffla sur ces chers fantômes, et ils s’évanouirent.» Plus tard!» pensa-t-il. On atteignit vivement le relais, on remplaça les chevaux pour se diriger sur Volovia.» Pourquoi y a-t-il plaisir à causer avec un homme d’esprit, qu’entendait-il par là? se demanda-t-il soudain. Pourquoi lui ai-je dit que j’allais à Tchermachnia?»


Arrivé à la station de Volovia, Ivan descendit, les voituriers l’entourèrent; il fit le prix pour Tchermachnia, douze verstes par un chemin vicinal. Il ordonna d’atteler, entra dans le local, regarda la préposée, ressortit sur le perron.


«Je ne vais pas à Tchermachnia. Ai-je le temps, les gars, d’arriver à sept heures à la gare?


– À votre service. Faut-il atteler?


– À l’instant même. Est-ce que l’un de vous va demain à la ville?


– Oui. Dmitri y va.


– Pourrais-tu, Dmitri, me rendre un service? Va chez mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, et dis-lui que je ne suis pas allé à Tchermachnia.


– Pourquoi pas? Nous connaissons Fiodor Pavlovitch depuis longtemps.


– Tiens, voici un pourboire, car il ne faut pas compter sur lui… dit gaiement Ivan Fiodorovitch.


– C’est bien vrai, fit Dmitri en riant. Merci, monsieur, je ferai votre commission…»


À sept heures du soir, Ivan monta dans le train de Moscou.» Arrière tout le passé! C’est fini pour toujours. Que je n’en entende plus parler! Vers un nouveau monde, vers de nouvelles terres, sans regarder en arrière!» Mais soudain son âme s’assombrit et une tristesse telle qu’il n’en avait jamais ressenti lui étreignit le cœur. Il médita toute la nuit. Le matin seulement, en arrivant à Moscou, il se ressaisit.


«Je suis un misérable!» se dit-il.


Après le départ de son fils, Fiodor Pavlovitch se sentit le cœur léger. Pendant deux heures, il fut presque heureux, le cognac aidant, lorsque survint un incident fâcheux qui le consterna: Smerdiakov, en se rendant à la cave, dégringola de la première marche de l’escalier. Marthe Ignatièvna, qui se trouvait dans la cour, ne vit pas la chute, mais entendit son cri, le cri bizarre de l’épileptique en proie à une crise, elle le connaissait bien. Avait-il eu une attaque en descendant les marches qui l’avait fait rouler jusqu’en bas sans connaissance, ou bien était-ce la chute et la commotion qui l’avaient provoquée, on n’en savait rien. Toujours est-il qu’on le trouva au fond de la cave, se tordant dans d’horribles convulsions, l’écume aux lèvres. D’abord on crut qu’il s’était contusionné, fracturé un membre, mais «le Seigneur l’avait préservé», suivant l’expression de Marthe Ignatièvna. Il était indemne; pourtant ce fut toute une affaire de le remonter. On y parvint avec l’aide des voisins. Fiodor Pavlovitch, qui assistait à l’opération, donna un coup de main. Il était bouleversé. Le malade demeurait sans connaissance: la crise, qui avait cessé, recommença; on en conclut que les choses se passeraient comme l’année précédente, lorsqu’il était tombé du grenier. On lui avait alors mis de la glace sur le crâne; il en restait dans la cave que Marthe Ignatièvna utilisa. Vers le soir, Fiodor Pavlovitch envoya chercher le docteur Herzenstube, qui arriva aussitôt. Après avoir examiné attentivement le malade (c’était le médecin le plus méticuleux du gouvernement, un petit vieux respectable), il conclut que c’était une crise extraordinaire, «pouvant amener des complications»; que, pour le moment, il ne comprenait pas bien, mais que, le lendemain matin, si les remèdes prescrits n’avaient pas agi, il tenterait un autre traitement. On coucha le malade dans le pavillon, dans une petite chambre attenante à celle de Grigori. Ensuite, Fiodor Pavlovitch n’eut que des désagréments. Le potage préparé par Marthe Ignatièvna était de «l’eau de vaisselle» à côté de l’ordinaire; la poule, desséchée, immangeable. Aux amers reproches, d’ailleurs justifiés, de son maître, la bonne femme répliqua que c’était une vieille poule et qu’elle-même n’était pas cuisinière de profession. Dans la soirée, autre tracas. Fiodor Pavlovitch apprit que Grigori, souffrant depuis l’avant-veille, s’était alité, en proie au lumbago. Il se hâta de prendre le thé et s’enferma, extrêmement agité. C’était ce soir qu’il attendait, presque à coup sûr, la visite de Grouchegnka; du moins Smerdiakov lui avait assuré le matin même qu’» elle avait promis de venir». Le cœur de l’incorrigible vieillard battait violemment; il allait et venait dans les chambres vides en prêtant l’oreille. Il fallait être aux aguets: peut-être Dmitri l’épiait-il aux alentours, et dès qu’elle frapperait à la fenêtre (Smerdiakov affirmait qu’elle connaissait le signal), il faudrait lui ouvrir aussitôt, ne pas la retenir dans le vestibule, de peur qu’elle ne s’effrayât et ne prît la fuite. Fiodor Pavlovitch était tracassé, mais jamais plus douce espérance n’avait bercé son cœur: il était presque sûr que cette fois-ci elle viendrait.

Livre VI: Un religieux russe

I. Le «starets» Zosime et ses hôtes

Lorsque Aliocha entra, anxieux, dans la cellule du starets, sa surprise fut grande. Il craignait de le trouver moribond, peut-être sans connaissance, et l’aperçut assis dans un fauteuil, affaibli, mais l’air gai, dispos, entouré de visiteurs avec lesquels il s’entretenait paisiblement. Le vieillard s’était levé un quart d’heure au plus avant l’arrivée d’Aliocha; les visiteurs rassemblés dans la cellule attendaient son réveil, sur la ferme assurance du Père Païsius que «le maître se lèverait certainement pour s’entretenir encore une fois avec ceux qu’il aimait, comme il l’avait promis le matin». Le Père Païsius croyait fermement à cette promesse, comme à tout ce que disait le moine, au point que s’il l’avait vu sans connaissance et même sans souffle, il aurait douté de la mort et se fût attendu à ce qu’il revînt à lui pour tenir parole. Le matin même, le starets Zosime lui avait dit, en allant se reposer: «Je ne mourrai pas sans m’entretenir encore une fois avec vous, mes bien-aimés; je verrai vos chers visages, je m’épancherai pour la dernière fois.» Ceux qui s’étaient rassemblés pour cet ultime entretien étaient les meilleurs amis du starets depuis de longues années. On en comptait quatre: les Pères Joseph, Païsius et Michel, ce dernier supérieur de l’ascétère, homme d’un certain âge, bien moins savant que les autres, de condition modeste, mais d’esprit ferme, à la fois solide et candide, l’air rude, mais au cœur tendre, bien qu’il dissimulât pudiquement cette tendresse. Le quatrième était un vieux moine simple, fils de pauvres paysans, le frère Anthyme, fort peu instruit, taciturne et doux, le plus humble entre les humbles, paraissant toujours sous l’impression d’une grande frayeur qui l’aurait accablé. Cet homme craintif était fort aimé du starets Zosime qui eut toute sa vie beaucoup d’estime pour lui, bien qu’ils n’échangeassent que de rares paroles. Pourtant ils avaient parcouru ensemble la sainte Russie durant des années. Cela remontait à quarante ans, aux débuts de l’apostolat du starets; peu après son entrée dans un monastère pauvre et obscur de la province de Kostroma, il avait accompagné le frère Anthyme dans ses quêtes au profit dudit monastère. Les hôtes se tenaient dans la chambre à coucher du starets, fort exiguë, comme on l’a déjà dit, de sorte qu’il y avait juste place pour eux quatre assis autour de son fauteuil, le novice Porphyre restant debout. Il faisait déjà sombre, la chambre était éclairée par les veilleuses et les cierges allumés devant les icônes. À la vue d’Aliocha, s’arrêtant embarrassé sur le seuil, le starets eut un sourire joyeux et lui tendit la main:


«Bonjour, mon doux ami, te voilà. Je savais que tu viendrais.»


Aliocha s’approcha, s’inclina jusqu’à terre et se prit à pleurer. Il éprouvait un serrement de cœur, son âme frémissait, des sanglots l’oppressaient.


«Attends encore pour me pleurer, dit le starets en le bénissant; tu vois, je cause, tranquillement assis; peut-être vivrai-je encore vingt ans, comme me l’a souhaité hier cette brave femme de Vychegorié, avec sa fillette Elisabeth. Seigneur, souviens-toi d’elles! (et il se signa). Porphyre, as-tu porté son offrande là où je t’ai dit?»


Il s’agissait des soixante kopeks donnés avec joie par cette femme, pour les remettre «à une plus pauvre qu’elle». De telles offrandes sont une pénitence qu’on s’impose volontairement; elles doivent provenir du travail personnel de leur auteur. Le starets avait envoyé Porphyre chez une pauvre veuve, réduite à la mendicité avec ses enfants, après un incendie. Le novice répondit aussitôt qu’il avait fait le nécessaire et remis ce don, suivant l’ordre reçu, «de la part d’une bienfaitrice inconnue».


«Lève-toi, mon bien cher, poursuivit le starets, que je te regarde. As-tu fait visite à ta famille, as-tu vu ton frère?»


Il parut étrange à Aliocha qu’il le questionnât expressément au sujet d’un de ses frères, mais lequel? c’était donc pour ce frère, peut-être, qu’il l’avait par deux fois envoyé en ville.


«J’ai vu l’un d’eux, répondit-il.


– Je veux parler de l’aîné, devant qui je me suis prosterné.


– Je l’ai vu hier, mais il m’a été impossible de le rencontrer aujourd’hui, dit Aliocha.


– Dépêche-toi de le trouver; retourne demain, toute affaire cessante. Il se peut que tu aies le temps de prévenir un affreux malheur. Hier, je me suis incliné devant sa profonde souffrance future.»


Il se tut soudain, l’air pensif. Ces paroles étaient étranges. Le Père Joseph, témoin de la scène de la veille, échangea un regard avec le Père Païsius. Aliocha n’y tint plus.


«Mon père et mon maître, fit-il, en proie à une grande agitation, vos paroles manquent de clarté. Quelle souffrance l’attend?


– Ne sois pas curieux. Hier, j’ai eu une impression terrible; il m’a semblé lire toute sa destinée. Il a eu un regard… qui m’a fait frémir en songeant au sort que cet homme se préparait. Une fois ou deux dans ma vie, j’ai vu chez certaines personnes une expression de ce genre, qui paraissait révéler leur destinée, et celle-ci s’est accomplie, hélas! Je t’ai envoyé auprès de lui, Alexéi, dans l’idée que ta présence fraternelle le soulagerait. Mais tout vient du Seigneur, et nos destinées dépendent de lui. Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit [109]. Souviens-t’en. Quant à toi, Alexéi, je t’ai souvent béni en pensée à cause de ton visage, sache-le, proféra le starets avec un doux sourire. Voici mon idée à ton sujet: tu quitteras ces murs, tu séjourneras dans le monde comme un religieux. Tu auras de nombreux adversaires, mais tes ennemis eux-mêmes t’aimeront. La vie t’apportera beaucoup de malheurs, mais dans l’infortune tu trouveras la félicité, tu béniras la vie et tu obligeras les autres à la bénir, ce qui est l’essentiel. Mes Pères, continua-t-il avec un aimable sourire à l’adresse de ses hôtes, je n’ai jamais dit jusqu’à présent, même à ce jeune homme, pourquoi son visage était si cher à mon âme. Il fut pour moi comme un souvenir et comme un présage. À l’aurore de la vie, j’avais un frère aîné qui mourut sous mes yeux, âgé de dix-sept ans à peine. Par la suite, au cours des années, je me suis convaincu peu à peu que ce frère fut dans ma destinée comme une indication, un décret de la Providence, car sans lui, bien sûr, je ne me serais pas fait religieux, je ne me serais pas engagé dans cette voie précieuse. Cette première manifestation se produisit dans mon enfance, et au terme de ma carrière j’en ai sous les yeux comme la répétition. Le miracle, mes Pères, c’est que, sans lui ressembler beaucoup de visage, Alexéi me parut tellement semblable à lui spirituellement que je l’ai souvent considéré comme mon jeune frère, venu me retrouver à la fin de ma route, en souvenir du passé, si bien que je me suis même étonné de cette étrange illusion. Tu entends, Porphyre, poursuivit-il, en se tournant vers le novice attaché à son service, je t’ai souvent vu chagriné de ce que je te préférais Aliocha. Tu en connais maintenant la raison, mais je t’aime, sache-le, et ton chagrin m’a souvent peiné. Je veux vous parler, mes chers hôtes, de mon jeune frère, car il ne s’est rien passé dans ma vie de plus significatif ni de plus touchant. J’ai le cœur attendri, et toute mon existence m’apparaît en cet instant comme si je la revivais…»


***

Je dois remarquer que ce dernier entretien du starets avec ses visiteurs le jour de sa mort fut conservé en partie par écrit. Ce fut Alexéi Fiodorovitch Karamazov qui le rédigea de mémoire quelque temps après. Est-ce une reproduction intégrale ou bien fit-il des emprunts à d’autres entretiens avec son maître, je ne saurais le dire. D’ailleurs, dans ce manuscrit, le discours du starets est pour ainsi dire ininterrompu, comme s’il faisait un récit de sa vie destiné à ses amis, alors que certainement, d’après ce qu’on raconta ensuite, ce fut un entretien général, auquel les hôtes prirent part en y mêlant leurs propres souvenirs. Aussi bien, ce récit ne pouvait être ininterrompu, car le starets suffoquait parfois, perdait la voix, s’étendait sur son lit pour se reposer, tout en demeurant éveillé, les visiteurs restant à leur place. Deux fois le Père Païsius lut l’Évangile dans l’intervalle. Chose curieuse, personne ne s’attendait à ce qu’il mourût au cours de la nuit; en effet, après avoir dormi profondément dans la journée, il avait comme puisé en lui-même une force nouvelle, qui le soutint durant ce long entretien avec ses amis. Mais cette animation incroyable, due à l’émotion, fut brève, car il s’éteignit brusquement… J’ai préféré, sans entrer dans les détails, me borner au récit du starets, d’après le manuscrit d’Alexéi Fiodorovitch Karamazov. Il sera plus court et moins fatigant, bien que, je le répète, Aliocha ait fait de nombreux emprunts à des entretiens antérieurs.

II. Biographie du «starets» Zosime, mort en Dieu, rédigé d’après ses paroles par Alexéi Fiodorovitch Karamazov

a) Le jeune frère du starets Zosime


«Mes chers Pères, je naquis dans une lointaine province du Nord, à V…, d’un père noble, mais de condition modeste. Il mourut quand j’avais deux ans et je ne me le rappelle pas du tout. Il laissa à ma mère une maison en bois et un capital suffisant pour vivre avec les enfants à l’abri du besoin. Nous étions deux: mon frère aîné Marcel et moi, Zénob. De huit ans plus âgé que moi, Marcel était emporté, irascible, mais bon, sans malice, et étrangement taciturne, surtout à la maison, avec notre mère, les domestiques et moi. Au collège, c’était un bon élève; il ne se liait pas avec ses camarades, mais ne se querellait pas non plus avec eux, aux dires de ma mère. Six mois avant sa fin, à dix-sept ans révolus, il se mit à fréquenter un déporté, exilé de Moscou dans notre ville pour ses idées libérales. C’était un savant et un philosophe fort estimé dans le monde universitaire. Il se prit d’affection pour Marcel qu’il recevait chez lui. Durant tout l’hiver, le jeune homme passa des soirées entières en sa compagnie, jusqu’au moment où le déporté fut rappelé à Pétersbourg pour occuper un poste officiel, sur sa propre demande, car il avait des protecteurs. Survint le carême et Marcel refusa de jeûner, se répandit en moqueries: «Ce sont des absurdités, Dieu n’existe pas» – ce qui faisait frémir notre mère, les domestiques et moi aussi, car bien que je n’eusse que neuf ans, de tels propos me terrifiaient. Nous avions quatre domestiques, tous serfs, achetés à un propriétaire foncier de nos connaissances. Je me souviens que ma mère vendit pour soixante roubles assignats l’un des quatre, la cuisinière Euphémie, boiteuse et âgée, et engagea à sa place une servante de condition libre. La semaine de la Passion, mon frère se sentit subitement plus mal; de faible constitution, sujet à la tuberculose, il était de taille moyenne, mince et débile, le visage distingué. Il prit froid et bientôt le médecin dit tout bas à ma mère que c’était la phtisie galopante et que Marcel ne passerait pas le printemps. Notre mère se mit à pleurer, à prier mon frère avec précaution de faire ses Pâques, car il était encore debout alors. À ces paroles, il se fâcha, déblatéra contre l’Église, mais pourtant se prit à réfléchir; il devina qu’il était dangereusement malade et que pour cette raison notre mère l’envoyait communier tandis qu’il en avait la force. D’ailleurs, il se savait depuis longtemps condamné; un an auparavant il nous avait dit une fois à table: «Je ne suis pas fait pour vivre en ce monde avec vous, je n’en ai peut-être pas pour un an.» Ce fut comme une prédiction. Trois jours s’écoulèrent, la semaine sainte commença. Mon frère alla à l’église dès le mardi.» Je fais cela pour vous, mère, afin de vous être agréable et de vous rassurer», lui dit-il. Notre mère en pleura de joie et de chagrin: «Pour qu’il s’opère en lui un tel changement, il faut que sa fin soit proche.» Mais bientôt il s’alita, de sorte qu’il se confessa et communia à la maison. Le temps était devenu clair et serein, l’air embaumé; Pâques tombait tard cette année-là. Il toussait toute la nuit, dormait mal, le matin il s’habillait, essayait de se mettre dans un fauteuil. Je le revois assis, doux et calme, souriant, malade, mais le visage gai et joyeux. Il avait tout à fait changé moralement, c’était surprenant. La vieille bonne entrait dans sa chambre.» Laisse-moi, mon chéri, allumer la lampe devant l’image.» Autrefois, il s’y opposait, l’éteignait même. – «Allume, ma bonne, j’étais un monstre de vous le défendre auparavant. Ce que tu fais est une prière, de même la joie que j’en éprouve. Donc nous prions un seul et même Dieu.» Ces paroles nous parurent bizarres; ma mère alla pleurer dans sa chambre; en revenant auprès de lui elle s’essuya les yeux.» Ne pleure pas, chère mère, disait-il parfois, je vivrai encore longtemps, je me divertirai avec vous, la vie est si gaie, si joyeuse. – Hélas! mon chéri, comment peux-tu parler de gaieté, quand tu as la fièvre toute la nuit, que tu tousses comme si ta poitrine allait se rompre? – Maman, ne pleure pas, la vie est un paradis où nous sommes tous, mais nous ne voulons pas le savoir, sinon demain la terre entière deviendrait un paradis.» Ses paroles surprenaient tout le monde par leur étrangeté et leur décision; on était ému jusqu’aux larmes. Des connaissances venaient chez nous: «Chers amis, disait-il, en quoi ai-je mérité votre amour? pourquoi m’aimez-vous tel que je suis? autrefois je l’ignorais, votre affection, je ne savais pas l’apprécier.» – Aux domestiques qui entraient, il disait à chaque instant: «Mes bien-aimés, pourquoi me servez-vous, suis-je digne d’être servi? Si Dieu me faisait grâce et me laissait la vie, je vous servirais moi-même, car tous doivent se servir les uns les autres.» Notre mère, en l’écoutant, hochait la tête: «Mon chéri, c’est la maladie qui te fait parler ainsi. – Mère adorée, il doit y avoir des maîtres et des serviteurs, mais je veux servir les miens comme ils me servent. Je te dirai encore, mère, que chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres.» Notre mère à cet instant souriait à travers ses larmes: «Comment peux-tu être plus que tous coupable devant tous? Il y a des assassins, des brigands; quels péchés as-tu commis pour t’accuser plus que tous? – Ma chère maman, ma joie adorée (il avait de ces mots caressants, inattendus), sache qu’en vérité chacun est coupable devant tous pour tous et pour tout. Je ne sais comment te l’expliquer, mais je sens que c’est ainsi, cela me tourmente. Comment pouvions-nous vivre sans savoir cela?» Chaque jour il se réveillait plus attendri, plus joyeux, frémissant d’amour. Le docteur Eisenschmidt, un vieil Allemand, le visitait: «Eh bien! docteur, vivrai-je encore un jour? plaisantait-il parfois. – Vous vivrez bien plus d’un jour, des mois et des années, répliquait le médecin. – Qu’est-ce que des mois et des années! s’écriait-il. Pourquoi compter les jours, il suffit d’un jour à l’homme pour connaître tout le bonheur. Mes bien-aimés, à quoi bon nous quereller, nous garder rancune les uns aux autres? Allons plutôt nous promener, nous ébattre au jardin; nous nous embrasserons, nous bénirons la vie. – Votre fils n’est pas destiné à vivre, disait le médecin à notre mère, quand elle l’accompagnait jusqu’au perron; la maladie lui fait perdre la raison.» Sa chambre donnait sur le jardin, planté de vieux arbres; les bourgeons avaient poussé, les oiseaux étaient arrivés, ils chantaient sous ses fenêtres, lui prenait plaisir à les regarder, et voilà qu’il se mit à leur demander aussi pardon: «Oiseaux du bon Dieu, joyeux oiseaux, pardonnez-moi, car j’ai péché aussi envers vous.» Aucun de nous ne put alors le comprendre, et il pleurait de joie: «Oui, la gloire de Dieu m’entourait: les oiseaux, les arbres, les prairies, le ciel; moi seul je vivais dans la honte, déshonorant la création, je n’en remarquais ni la beauté ni la gloire. – Tu te charges de bien des péchés, soupirait parfois notre mère. – Mère chérie, c’est de joie et non de chagrin que je pleure, j’ai envie d’être coupable envers eux, je ne puis te l’expliquer, car je ne sais comment les aimer. Si j’ai péché envers tous, tous me pardonneront, voilà le paradis. N’y suis-je pas maintenant?» Il dit encore bien des choses que j’ai oubliées. Je me souviens qu’un jour j’entrai seul dans sa chambre: c’était le soir, le soleil couchant éclairait la pièce de ses rayons obliques. Il me fit signe d’approcher, mit ses mains sur mes épaules, me regarda avec tendresse durant une minute, sans dire un mot: «Eh bien! va jouer maintenant, vis pour moi!» Je sortis et allai jouer. Par la suite, je me suis souvent rappelé cette parole en pleurant. Il dit encore beaucoup de choses étonnantes, admirables, que nous ne pouvions pas comprendre alors. Il mourut trois semaines après Pâques, ayant toute sa connaissance et, bien qu’il ne parlât plus, il demeura le même jusqu’à la fin; la gaieté brillait dans ses yeux, il nous cherchait du regard, nous souriait, nous appelait. Même en ville, on parla beaucoup de sa mort. J’étais bien jeune alors, mais tout cela laissa dans mon cœur une empreinte ineffaçable, et qui devait se manifester plus tard.»


b) L’Écriture Sainte dans la vie du starets Zosime.


«Nous restâmes seuls, ma mère et moi. De bons amis lui représentèrent bientôt qu’elle ferait bien de m’envoyer à Pétersbourg, qu’en me gardant auprès d’elle elle entravait peut-être ma carrière. Ils lui conseillèrent de me mettre au Corps des Cadets, pour entrer ensuite dans la garde. Ma mère hésita longtemps à se séparer de son dernier fils; elle s’y décida enfin, non sans beaucoup de larmes, pensant contribuer à mon bonheur. Elle me conduisit à Pétersbourg et me plaça comme on lui avait dit. Je ne la revis jamais; elle mourut en effet au bout de trois ans passés dans la tristesse et l’anxiété. Je n’ai gardé que d’excellents souvenirs de la maison paternelle; ce sont pour l’homme les plus précieux de tous, pourvu que l’amour et la concorde règnent tant soit peu dans la famille. On peut même conserver un souvenir ému de la pire famille, si l’on a une âme capable d’émotion. Parmi ces souvenirs, une place appartient à l’histoire sainte, qui m’intéressait beaucoup, malgré mon tout jeune âge. J’avais alors un livre avec de magnifiques gravures, intitulé: Cent quatre histoires saintes tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce livre, où j’ai appris à lire, je le conserve encore comme une relique. Mais avant de savoir lire, à huit ans, j’éprouvais, il m’en souvient, une certaine impression des choses spirituelles. Le lundi saint, ma mère me mena à la messe. C’était une journée claire, je revois l’encens monter lentement vers la voûte; par une étroite fenêtre de la coupole, les rayons du soleil descendaient jusqu’à nous, les nuages d’encens semblaient s’y fondre. Je regardai avec attendrissement, et pour la première fois mon âme reçut consciemment la semence de la Parole Divine. Un adolescent s’avança au milieu du temple avec un grand livre, si grand qu’il me paraissait le porter avec peine; il le déposa sur le lutrin, l’ouvrit, se mit à lire; je compris alors qu’on lisait dans un temple consacré à Dieu. Il y avait au pays de Hus un homme juste et pieux, qui possédait de grandes richesses, tant de chameaux, tant de brebis et d’ânes; ses enfants se divertissaient, il les chérissait et priait Dieu pour eux, peut-être qu’en se divertissant ils péchèrent. Et voici que le diable monta auprès de Dieu en même temps que les enfants de Dieu, et dit au Seigneur qu’il avait parcouru toute la terre, dessus et dessous. «As-tu vu mon serviteur Job?» lui demanda Dieu. Et il fit au diable l’éloge de son noble serviteur. Le diable sourit à ces paroles: «Livre-le-moi, et tu verras que ton serviteur murmurera contre toi et maudira ton nom.» Alors Dieu livra à Satan le juste qu’il chérissait. Le diable frappa ses enfants et son bétail, anéantit ses richesses avec une rapidité foudroyante, et Job déchira ses vêtements, se jeta la face contre terre, s’écria: «Je suis sorti nu du ventre de ma mère, je retournerai nu dans la terre; Dieu m’avait tout donné; Dieu m’a tout repris, que son nom soit béni maintenant et à jamais!» Mes Pères, excusez mes larmes, car c’est toute mon enfance qui surgit devant moi, il me semble que j’ai huit ans, je suis comme alors étonné, troublé, ravi. Les chameaux frappaient mon imagination, et Satan, qui parle ainsi à Dieu, et Dieu qui voue son serviteur à la ruine, et celui-ci qui s’écrie: «Que ton nom soit béni, malgré ta rigueur!» Puis le chant doux et suave dans le temple: «Que ma prière soit exaucée», et de nouveau l’encens et la prière à genoux! Depuis lors – et cela m’est arrivé hier encore – je ne puis lire cette très sainte histoire sans verser des larmes. Quelle grandeur, quel mystère inconcevable! J’ai entendu par la suite les railleurs et les détracteurs dire: «Comment le Seigneur pouvait-il livrer au diable un juste qu’il chérissait, lui enlever ses enfants, le couvrir d’ulcères, le réduire à nettoyer ses plaies avec un tesson, et tout cela pour se vanter devant Satan: «Voilà ce que peut endurer un saint pour l’amour de Moi!» Mais ce qui fait la grandeur du drame, c’est le mystère, c’est qu’ici l’apparence terrestre et la vérité éternelle se sont confrontées. La vérité terrestre voit s’accomplir la vérité éternelle. Ici le Créateur, approuvant son œuvre comme aux premiers jours de la création, regarde Job et se vante de nouveau de sa créature. Et Job, en le louant, sert non seulement le Seigneur, mais toute la création, de génération en génération et aux siècles des siècles, car il y était prédestiné. Seigneur, quel livre et quelles leçons! Quelle force miraculeuse l’Écriture Sainte donne à l’homme! C’est comme la représentation du monde, de l’homme et de son caractère. Que de mystères résolus et dévoilés: Dieu relève Job, lui restitue sa richesse, des années s’écoulent, et il a d’autres enfants, il les aime. – Comment pouvait-il chérir ces nouveaux enfants, après avoir perdu les premiers? Le souvenir de ceux-ci permet-il d’être parfaitement heureux, comme autrefois, si chers que soient les nouveaux? – Mais bien sûr; la douleur ancienne se transforme mystérieusement peu à peu en une douce joie; à l’impétuosité juvénile succède la sérénité de la vieillesse; je bénis chaque jour le lever du soleil, mon cœur lui chante un hymne comme jadis, mais je préfère son coucher aux rayons obliques, évoquant de doux et tendres souvenirs, de chères images de ma longue vie bienheureuse; et, dominant tout, la vérité divine qui apaise, réconcilie, absout! Me voici au terme de mon existence, je le sais, et je sens tous les jours ma vie terrestre se rattacher déjà à la vie éternelle, inconnue, mais toute proche et dont le pressentiment fait vibrer mon âme d’enthousiasme, illumine ma pensée, attendrit mon cœur…


Amis et maîtres, j’ai souvent entendu dire, et maintenant plus que jamais on assure que les prêtres, surtout ceux de la campagne, maugréent contre leur abaissement, contre l’insuffisance de leur traitement; ils affirment même qu’ils n’ont pas le loisir d’expliquer l’Écriture au peuple, vu leurs faibles ressources, que si les luthériens surviennent et que ces hérétiques se mettent à détourner leurs ouailles, ils n’en pourront mais, car ils ne gagnent pas assez. Que Dieu leur assure le traitement si précieux à leurs yeux (car leur plainte est légitime), mais en vérité, ne sommes-nous pas en partie responsables de cet état de choses! Admettons que le prêtre ait raison, qu’il soit accablé par le travail et par son ministère, il trouvera toujours ne fût-ce qu’une heure par semaine pour se souvenir de Dieu. D’ailleurs, il n’est pas occupé toute l’année. Qu’il réunisse chez lui, une fois par semaine, le soir, les enfants pour commencer, leurs pères le sauront et viendront ensuite. Inutile de construire un local à cet effet, il n’a qu’à les recevoir dans sa maison; n’y restant qu’une heure, ils ne la saliront point. Qu’on ouvre la Bible pour leur faire la lecture, sans paroles savantes, sans morgue ni ostentation, mais avec une douce simplicité, dans la joie d’être écouté et compris d’eux, en s’arrêtant parfois pour expliquer un terme ignoré des simples; n’ayez crainte, ils vous comprendront, un cœur orthodoxe comprend tout! Lisez-leur l’histoire d’Abraham et de Sara, d’Isaac et de Rebecca, comment Jacob alla chez Laban et lutta en songe avec le Seigneur, disant: «ce lieu est terrible», et vous frapperez l’esprit pieux du peuple. Racontez-leur, aux enfants surtout, comment le jeune Joseph, futur interprète des songes et grand prophète, fut vendu par ses frères, qui dirent à leur père que son fils avait été déchiré par une bête féroce, et lui montrèrent ses vêtements ensanglantés; comment, par la suite, ses frères arrivèrent en Égypte pour chercher du blé, et comment Joseph, haut dignitaire, qu’ils ne reconnurent pas, les persécuta, les accusa de vol et retint son frère Benjamin, bien qu’il les aimât, car il se rappelait toujours que ses frères l’avaient vendu aux marchands, au bord d’un puits, quelque part dans le désert brûlant, tandis qu’il pleurait et les suppliait, les mains jointes, de ne pas le vendre comme esclave en terre étrangère; en les revoyant après tant d’années, il les aima de nouveau ardemment, mais les fit souffrir et les persécuta, tout en les aimant. Il se retira enfin n’y tenant plus, se jeta sur son lit, et fondit en larmes; puis il s’essuya le visage et revint radieux leur déclarer: «Je suis Joseph, votre frère!» Et la joie du vieux Jacob, en apprenant que son fils bien-aimé était vivant! Il fit le voyage d’Égypte, abandonna sa patrie, mourut sur la terre étrangère, en léguant aux siècles des siècles, une grande parole, gardée mystérieusement toute sa vie dans son cœur timide, savoir que de sa race, de la tribu de Juda, sortirait l’espoir du monde, le Réconciliateur et le Sauveur! Pères et maîtres, veuillez m’excuser de vous raconter comme un petit garçon ce que vous pourriez m’enseigner avec bien plus d’art. C’est l’enthousiasme qui me fait parler, pardonnez mes larmes, car ce Livre m’est cher; si le prêtre en verse aussi, il verra son émotion partagée par ses auditeurs. Il suffit d’une minuscule semence; une fois jetée dans l’âme des simples, elle ne périra pas et y restera jusqu’à la fin, parmi les ténèbres et l’infection du péché, comme un point lumineux et un sublime souvenir. Pas de longs commentaires, d’homélies, il comprendra tout simplement. En doutez-vous? Lisez-lui l’histoire touchante, de la belle Esther et de l’orgueilleuse Vasthi, ou le merveilleux récit de Jonas dans le ventre de la baleine. N’oubliez pas non plus les paraboles du Seigneur, surtout dans l’Évangile selon saint Luc (ainsi que je l’ai toujours fait), ensuite dans les Actes des Apôtres, la conversion de Saül (ceci sans faute); enfin, dans les Menées ne serait-ce que la vie d’Alexis, homme de Dieu, et de la martyre sublime entre toutes, Marie l’Égyptienne. Ces récits naïfs toucheront le cœur populaire; et cela ne vous prendra qu’une heure par semaine. Le prêtre s’apercevra que notre peuple miséricordieux, reconnaissant, lui rendra ses bienfaits au centuple; se rappelant le zèle de son pasteur et ses paroles émues, il l’aidera dans son champ, à la maison, lui témoignera plus de respect qu’auparavant; et alors son casuel s’accroîtra. C’est une chose si simple que parfois on n’ose pas l’exprimer par crainte des moqueries, et cependant rien n’est plus vrai! Celui qui ne croit pas en Dieu ne croit pas à son peuple. Qui a cru au peuple de Dieu verra Son sanctuaire, même s’il n’y avait pas cru jusqu’alors. Seul le peuple et sa force spirituelle future convertiront nos athées détachés de la terre natale. Et qu’est-ce que la parole du Christ sans l’exemple? Sans la Parole de Dieu, le peuple périra, car son âme est avide de cette Parole et de toute noble idée.


Dans ma jeunesse, il y aura bientôt quarante ans, nous parcourions la Russie, le frère Anthyme et moi, quêtant pour notre monastère; nous passâmes une fois la nuit avec des pêcheurs, au bord d’un grand fleuve navigable; un jeune paysan de bonne mine, au regard doux et limpide, âgé de quelque dix-huit ans, vint s’asseoir auprès de nous; il se hâtait d’arriver le lendemain à son poste pour haler une barque marchande. C’était par une belle nuit de juillet, calme et chaude, des vapeurs montaient du fleuve et nous rafraîchissaient, de temps en temps un poisson émergeait; les oiseaux s’étaient tus, tout respirait la paix, la prière. Nous étions seuls à ne pas dormir, ce jeune homme et moi, nous parlâmes de la beauté du monde et de son mystère. Chaque herbe, chaque insecte, une fourmi, une abeille dorée, tous connaissent leur voie d’une façon étonnante, par instinct, tous attestent le mystère divin et l’accomplissent eux-mêmes continuellement. Je vis que le cœur de ce gentil jeune homme s’échauffait. Il me confia qu’il aimait la forêt et les oiseaux qui l’habitent; il était oiseleur, comprenait leurs chants, savait attirer chacun d’eux. «Rien ne vaut la vie dans la forêt, me dit-il, quoique selon moi tout soit parfait. – C’est vrai, lui répondis-je, tout est parfait et magnifique, car tout est vérité. Regarde le cheval, noble animal, familier à l’homme, ou le bœuf, qui le nourrit et travaille pour lui, courbé, pensif; considère leur physionomie: quelle douceur, quel attachement à leur maître, qui souvent les bat sans pitié, quelle mansuétude, quelle confiance, quelle beauté! On est ému de les savoir sans péché, car tout est parfait, innocent, excepté l’homme, et le Christ est en premier lieu avec les animaux. – Est-il possible, demanda l’adolescent, que le Christ soit aussi avec eux? – Comment pourrait-il en être autrement? répliquai-je, car le Verbe est destiné à tous; toutes les créatures, jusqu’à la plus humble feuille, aspirent au Verbe, chantent la gloire de Dieu, gémissent inconsciemment vers le Christ; c’est le mystère de leur existence sans péché. Là-bas, dans la forêt, erre un ours redoutable, menaçant et féroce, sans qu’il y ait de sa faute.» Et je lui racontai comment un grand saint, qui faisait son salut dans la forêt, où il avait sa cellule, reçut un jour la visite d’un ours. Il s’attendrit sur la bête, l’aborda sans crainte, lui donna un morceau de pain.» Va, lui dit-il, que le Christ soit avec toi!» Et le fauve se retira docilement, sans lui faire de mal. Le jeune homme fut touché de savoir l’ermite indemne et que le Christ était aussi avec l’ours.» Que c’est bien, comme toutes les œuvres de Dieu sont bonnes et merveilleuses!» Il se plongea dans une douce rêverie. Je vis qu’il avait compris. Il s’endormit à mes côtés d’un sommeil léger, innocent. Que le Seigneur bénisse la jeunesse! Je priai pour lui avant de m’endormir. Seigneur, envoie la paix et la lumière aux Tiens!»


c) Souvenirs de jeunesse du starets Zosime encore dans le monde. Le duel.


«Je passai presque huit ans à Pétersbourg, au Corps des Cadets; cette éducation nouvelle étouffa beaucoup d’impressions de mon enfance, mais sans me les faire oublier. En échange, j’acquis une foule d’habitudes et même d’opinions nouvelles, qui firent de moi un individu presque sauvage, cruel et sot. J’acquis un vernis de politesse et l’usage du monde en même temps que le français, mais tous nous considérions les soldats qui nous servaient au Corps comme de véritables brutes, et moi peut-être davantage que les autres, car de tous mes camarades j’étais le plus impressionnable. Devenus officiers, nous étions prêts à verser notre sang pour venger l’honneur de notre régiment; quant au véritable honneur, aucun de nous n’en avait la moindre notion, et s’il l’avait apprise, il eût été le premier à en rire. L’ivresse, la débauche, l’impudence nous rendaient presque fiers. Je ne dirai pas que nous fussions pervertis; tous ces jeunes gens avaient une bonne nature, mais se conduisaient mal, moi surtout. J’étais en possession de ma fortune, aussi vivais-je à ma fantaisie, avec toute l’ardeur de la jeunesse, sans nulle contrainte; je naviguais toutes voiles déployées. Mais voici de quoi étonner: je lisais parfois, et même avec un grand plaisir; je n’ouvris presque jamais la Bible en ce temps-là, mais elle ne me quittait point; je la portais partout avec moi, je conservais ce livre, sans m’en rendre compte, «pour le jour et l’heure, pour le mois et l’année». Après quatre ans de service, je me trouvai enfin dans la ville de K…, où notre régiment tenait garnison. La société y était variée, divertissante, accueillante et riche; je fus bien reçu partout, étant gai de nature; de plus, je passais pour avoir de la fortune, ce qui ne nuit jamais dans le monde. Survint une circonstance qui fut le point de départ de tout le reste. Je m’attachai à une jeune fille charmante, intelligente, distinguée, et noble de caractère. Ses parents, riches et influents, me faisaient bon accueil. Il me sembla que cette jeune fille avait de l’inclination pour moi, mon cœur s’enflamma à cette idée. Je compris par la suite que, probablement, je ne l’aimais pas avec tant de passion, mais que l’élévation de son caractère m’inspirait du respect, ce qui était inévitable. Pourtant, l’égoïsme m’empêcha alors de demander sa main; il me paraissait trop dur de renoncer aux séductions de la débauche, à mon indépendance de célibataire jeune et riche. Je fis pourtant des allusions, mais je remis à plus tard toute démarche décisive. Je fus alors envoyé en service commandé dans un autre district; de retour, après deux mois d’absence, j’appris que la jeune fille avait épousé un riche propriétaire des environs, plus âgé que moi, mais jeune encore, ayant des relations dans la meilleure société, ce dont j’étais dépourvu, homme fort aimable et instruit, alors que je ne l’étais pas du tout. Ce dénouement inattendu me consterna au point de me troubler l’esprit, d’autant plus que, comme je l’appris alors, ce jeune propriétaire était son fiancé depuis longtemps; je l’avais souvent rencontré dans la maison, sans rien remarquer, aveuglé par ma fatuité. C’est cela surtout qui me vexait: comment presque tout le monde était-il au courant, alors que je ne savais rien? Et j’éprouvai soudain un ressentiment intolérable. Rouge de colère, je me rappelai lui avoir plus d’une fois déclaré mon amour ou presque, et comme elle ne m’avait ni arrêté ni prévenu, j’en conclus qu’elle s’était moquée de moi. Par la suite, évidemment, je me rendis compte de mon erreur; je me souvins qu’elle mettait fin en badinant à de telles conversations, mais, sur le moment, je fus incapable de raisonner et brûlai de me venger. Je me rappelle avec surprise que mon animosité et ma colère me répugnaient à moi-même, car avec mon caractère léger j’étais incapable de demeurer longtemps fâché contre quelqu’un; aussi m’excitais-je artificiellement jusqu’à l’extravagance. J’attendis l’occasion et, dans une nombreuse société, je réussis à offenser mon «rival», pour un motif tout à fait étranger, en raillant son opinion à propos d’un événement alors important [110] – on était en 1826 – et en le persiflant avec esprit, à ce qu’on prétendit. Ensuite, je provoquai une explication de sa part et me montrai si grossier à cette occasion qu’il releva le gant, malgré l’énorme différence qui nous séparait, car j’étais plus jeune que lui, insignifiant et de rang inférieur. Plus tard, j’appris de source certaine qu’il avait lui aussi accepté ma provocation par jalousie envers moi; déjà auparavant mes relations avec sa femme, alors sa fiancée, lui avaient porté quelque ombrage; il se dit que si elle apprenait maintenant que je l’avais insulté sans qu’il me provoquât en duel, elle le mépriserait involontairement et que son amour en serait ébranlé. Je trouvai bientôt comme témoin un camarade, lieutenant de notre régiment. Bien que les duels fussent alors sévèrement réprimés, c’était comme une mode parmi les militaires, tellement se développent et s’enracinent d’absurdes préjugés. Juin touchait à sa fin; notre rencontre était fixée au lendemain matin, à sept heures, hors de la ville, et voici qu’il m’arriva quelque chose de vraiment fatal. Le soir, en rentrant de fort méchante humeur, je m’étais fâché contre mon ordonnance, Athanase, et l’avais frappé violemment au visage, au point de le mettre en sang. Il était depuis peu à mon service et je l’avais déjà frappé, mais jamais avec une telle sauvagerie. Le croiriez-vous, mes bien-aimés, quarante ans ont passé depuis lors et je me rappelle encore cette scène avec honte et douleur. Je me couchai, et quand je m’éveillai au bout de trois heures, il faisait déjà jour. Je me levai, n’ayant plus envie de dormir; j’allai à la fenêtre, qui donnait sur un jardin; le soleil était levé, le temps magnifique, les oiseaux gazouillaient. Qu’y a-t-il? pensai-je; j’éprouve comme un sentiment d’infamie et de bassesse.» N’est-ce pas le fait que je vais répandre le sang? Non, ce n’est pas cela. Aurais-je peur de la mort, peur d’être tué? Non, pas du tout, loin de là…» Et je devinai soudain que c’étaient les coups donnés à Athanase, la veille au soir. Je revis la scène comme si elle se répétait: le pauvre garçon, debout devant moi qui le frappe au visage à tour de bras, ses mains à la couture du pantalon, la tête droite, les yeux grands ouverts, tressaillant à chaque coup, n’osant même pas lever les bras pour se garer! Comment un homme peut-il être réduit à cet état, battu par un autre homme! Quel crime! Ce fut comme une aiguille qui me transperça l’âme. J’étais comme insensé, et le soleil luisait, les feuilles égayaient la vue, les oiseaux louaient le Seigneur. Je me couvris le visage de mes mains, m’étendis sur le lit et éclatai en sanglots. Je me rappelai alors mon frère Marcel et ses dernières paroles aux domestiques: «Mes bien-aimés, pourquoi me servez-vous, pourquoi m’aimez-vous, suis-je digne d’être servi?» «Oui, en suis-je digne?», me demandai-je tout à coup. En effet, à quel titre mérité-je d’être servi par un autre homme, créé comme moi à l’image de Dieu? Cette question me traversa l’esprit pour la première fois.» Mère chérie, en vérité, chacun est coupable devant tous pour tous, seulement les hommes l’ignorent; s’ils l’apprenaient, ce serait aussitôt le paradis!» «Seigneur, serait-ce vrai, pensais-je en pleurant, je suis peut-être le plus coupable de tous les hommes, le pire qui existe!» Et soudain ce que j’allais faire m’apparut en pleine lumière, dans toute son horreur: j’allais tuer un homme de bien, noble, intelligent, sans aucune offense de sa part, et rendre ainsi sa femme à jamais malheureuse, la torturer, la faire mourir. J’étais couché à plat ventre, la face contre l’oreiller, ayant perdu la notion du temps. Tout à coup entra mon camarade, le lieutenant, qui venait me chercher avec des pistolets: «Voilà qui est bien, dit-il, tu es déjà levé, il est temps, allons.» Mes idées s’égarèrent, je perdis la tête; pourtant nous sortîmes pour monter en voiture.» Attends-moi, lui dis-je, je reviens tout de suite, j’ai oublié mon porte-monnaie.» Je retournai en courant au logis, dans la chambrette de mon ordonnance.» Athanase, hier je t’ai frappé deux fois au visage, pardonne-moi!» Il tressaillit comme s’il avait peur; je vis que ce n’était pas assez et me prosternai à ses pieds en lui demandant pardon. Il en demeura stupide.» Votre Honneur… est-ce que je mérite?…» Il se mit à pleurer comme moi tout à l’heure, le visage caché dans ses mains, et se tourna vers la fenêtre, secoué par des sanglots; je courus rejoindre mon camarade, nous partîmes: «Voici le vainqueur, lui criai-je, regarde-moi!» J’étais rempli d’allégresse, riant tout le temps, je bavardais sans discontinuer, je ne me souviens plus de quoi. Le lieutenant me regardait: «Eh bien! camarade, tu es un brave; je vois que tu soutiendras l’honneur de l’uniforme.» Nous arrivâmes sur le terrain, où l’on nous attendait. On nous plaça à douze pas l’un de l’autre, mon adversaire devait tirer le premier; je me tenais en face de lui, gaiement, sans cligner les yeux, le considérant avec affection. Il tira, je fus seulement éraflé à la joue et à l’oreille: «Dieu soit loué, dis-je, vous n’avez pas tué un homme!» Quant à moi, je me tournai en arrière et jetai mon arme en l’air. Puis, faisant face à mon adversaire: «Monsieur, pardonnez à un stupide jeune homme de vous avoir offensé et obligé de tirer sur moi. Vous valez dix fois plus que moi, vous m’êtes supérieur. Rapportez mes paroles à la personne que vous respectez le plus au monde.» À peine eus-je parlé que tous les trois s’exclamèrent: «Permettez, fit mon adversaire courroucé, si vous ne vouliez pas vous battre, pourquoi nous avoir dérangés? – Hier encore, j’étais stupide, aujourd’hui, je suis devenu plus raisonnable, lui répondis-je gaiement. – Je vous crois pour hier, mais, quant à aujourd’hui, il est difficile de vous donner raison. – Bravo, fis-je en battant des mains, je suis d’accord avec vous là-dessus, je l’ai mérité! – Monsieur, voulez-vous tirer, oui ou non? – Je ne tirerai pas, tirez encore une fois si vous voulez, mais vous feriez mieux de vous abstenir.» Les témoins de crier, surtout le mien: «Peut-on déshonorer le régiment en demandant pardon sur le terrain; si seulement j’avais su!» Je déclarai alors à tout le monde, d’un ton sérieux: «Messieurs, est-il si étonnant à notre époque de rencontrer un homme qui se repente de sa sottise et qui reconnaisse publiquement ses torts? – Non, mais pas sur le terrain, reprit mon témoin. – Voilà qui est étonnant! J’aurais dû faire amende honorable dès notre arrivée ici, avant que monsieur tire, et ne pas l’induire en péché mortel; mais nos usages sont si absurdes qu’il m’était presque impossible d’agir ainsi, car mes paroles ne peuvent avoir de valeur à ses yeux, que si je les prononce après avoir essuyé son coup de feu à douze pas: avant, il m’eût pris pour un lâche, indigne d’être écouté. Messieurs, m’écriai-je de tout cœur, regardez les œuvres de Dieu: le ciel est clair, l’air pur, l’herbe tendre, les oiseaux chantent dans la nature magnifique et innocente; seuls, nous autres, impies et stupides ne comprenons pas que la vie est un paradis, nous n’aurions qu’à vouloir le comprendre pour le voir apparaître dans toute sa beauté, et nous nous étreindrions alors en pleurant…» Je voulus continuer, mais je ne pus, la respiration me manqua, je ressentis un bonheur tel que je n’en ai jamais éprouvé depuis. «Voilà de sages et pieuses paroles, dit mon adversaire; en tout cas, vous êtes un original. – Vous riez, lui dis-je en souriant, plus tard vous me louerez. – Je vous loue dès maintenant et je vous tends la main, car vous paraissez vraiment sincère. – Non pas maintenant, plus tard quand je serai devenu meilleur et que j’aurai mérité votre respect, vous me la tendrez et vous ferez bien.» Nous retournâmes à la maison; mon témoin grommelait tout le temps, et moi je l’embrassais. Mes camarades, mis au courant, se réunirent le jour même pour me juger: «Il a déshonoré l’uniforme, il doit démissionner.» Je trouvai des défenseurs: «Il a pourtant essuyé un coup de feu. – Oui, mais il a eu peur des autres et a demandé pardon sur le terrain. – S’il avait eu peur, répliquaient mes défenseurs, il eût d’abord tiré avant de demander pardon, tandis qu’il a jeté son pistolet encore chargé dans la forêt; non, il s’est passé quelque chose d’autre, d’original.» J’écoutais, me divertissant à les regarder: «Chers amis et camarades, ne vous tourmentez pas au sujet de ma démission, c’est déjà fait; je l’ai envoyée ce matin et, dès qu’elle sera acceptée, j’entrerai au couvent; voilà pourquoi je démissionne.» À ces mots, tous éclatèrent de rire: «Tu aurais dû commencer par nous avertir; maintenant, tout s’explique, on ne peut pas juger un moine.» Ils ne s’arrêtaient pas de rire, mais sans se moquer, avec une douce gaieté; tous m’avaient pris en affection, même mes plus fougueux accusateurs; ensuite, durant le dernier mois, jusqu’à ma mise à la retraite, ce fut comme si on me portait en triomphe: «Ah! le moine!» disait-on. Chacun avait pour moi une parole gentille, on se mit à me dissuader, à me plaindre même: «Que vas-tu faire? – Non, c’est un brave, il a essuyé un coup de feu et pouvait tirer lui-même, mais il avait eu un songe la veille, qui l’incitait à se faire moine, voilà le mot de l’énigme.» Il en alla presque de même dans la société locale: jusqu’alors je n’attirais guère l’attention, on me recevait cordialement, rien de plus; maintenant, c’était à qui ferait ma connaissance et m’inviterait: on riait de moi, tout en m’aimant. Bien qu’on parlât ouvertement de notre duel, l’affaire n’eut pas de suite, car mon adversaire était proche parent de notre général, et comme il n’y avait pas eu d’effusion de sang et que j’avais démissionné, on tourna la chose en plaisanterie. Je me mis alors à parler tout haut et sans crainte, malgré les railleries, car elles n’étaient pas bien méchantes. Ces conversations avaient lieu surtout le soir en compagnie de dames; les femmes aimaient davantage à m’écouter et obligeaient les hommes à en faire autant.» Comment se peut-il que je sois coupable pour tous? disait chacun en me riant au nez; voyons, puis-je être coupable pour vous, par exemple? – D’où le sauriez-vous? leur répondais-je, alors que le monde entier est depuis longtemps engagé dans une autre voie, que nous prenons le mensonge pour la vérité et exigeons d’autrui le même mensonge. Une fois dans ma vie j’ai résolu d’agir sincèrement, et tous vous me croyez toqué; tout en m’aimant, vous riez de moi. – Comment ne pas aimer un homme comme vous?» me dit la maîtresse de maison en riant tout haut. Il y avait chez elle nombreuse compagnie. Tout à coup, je vois se lever la jeune personne qui était cause de mon duel et dont j’avais voulu faire ma fiancée peu de temps auparavant; je n’avais pas remarqué son arrivée. Elle vint à moi et me tendit la main: «Permettez-moi, dit-elle, de vous déclarer que, loin de rire de vous, je vous remercie avec émotion et vous respecte pour votre façon d’agir.» Son mari s’approcha, je devins le centre de la réunion, on m’embrassait presque, et je m’en réjouissais. C’est alors que mon attention fut attirée par un monsieur d’un certain âge, qui m’avait également abordé; je ne le connaissais que de nom sans avoir jamais échangé un mot avec lui.»


d) Le mystérieux visiteur.


«C’était un fonctionnaire qui occupait depuis longtemps un poste en vue dans notre ville. Homme respecté de tous, riche, réputé pour sa bienfaisance, il avait fait don d’une somme importante à l’hospice et à l’orphelinat et accompli beaucoup de bien en secret, ce qui fut révélé après sa mort. Âgé d’environ cinquante ans, il avait l’air presque sévère, parlait peu; marié depuis dix ans à une femme encore jeune, il avait trois enfants en bas âge. Le lendemain soir, j’étais chez moi lorsque la porte s’ouvrit et ce monsieur entra.


Il faut noter que je n’habitais plus le même logement; aussitôt ma démission donnée, je m’étais installé chez une personne âgée, veuve d’un fonctionnaire, dont la domestique me servait, car le jour même de mon duel j’avais renvoyé Athanase dans sa compagnie, rougissant de le regarder en face après ce qui s’était passé, tellement un laïc non préparé est enclin à avoir honte de l’action la plus juste.


«Voilà plusieurs jours que je vous écoute avec une grande curiosité, me dit-il en entrant; j’ai désiré faire enfin votre connaissance pour m’entretenir avec vous plus en détail. Pouvez-vous me rendre, monsieur, ce grand service?


– Très volontiers, et je le regarderai comme un honneur particulier» lui répondis-je.


J’étais presque effrayé tant il me frappa dès l’abord; car, bien qu’on m’écoutât avec curiosité, personne ne m’avait encore montré une mine aussi sérieuse, aussi sévère; de plus, il était venu me trouver chez moi.


«Je remarque en vous, poursuivit-il, après s’être assis, une grande force de caractère, car vous n’avez pas craint de servir la vérité dans une affaire où vous risquiez, par votre franchise, de vous attirer le mépris général.


– Vos éloges sont peut-être fort exagérés, lui dis-je.


– Pas du tout; soyez sûr qu’un tel acte est bien plus difficile à accomplir que vous ne le pensez. Voilà ce qui m’a frappé et c’est pourquoi je suis venu vous voir. Si ma curiosité peut-être indiscrète ne vous choque pas, décrivez-moi vos sensations au moment où vous vous décidâtes à demander pardon, lors de votre duel, en admettant que vous vous en souveniez. N’attribuez pas ma question à la frivolité; au contraire, en vous la posant j’ai un but secret que je vous expliquerai probablement par la suite, s’il plaît à Dieu de nous rapprocher encore.»


Tandis qu’il parlait, je le fixais et j’éprouvai soudain pour lui une entière confiance, en même temps qu’une vive curiosité, car je sentais que son âme gardait un secret.


«Vous désirez connaître mes sensations au moment où je demandai pardon à mon adversaire, lui répondis-je; mais il vaut mieux vous raconter d’abord les faits encore ignorés des autres.» Je lui narrai alors toute la scène avec Athanase et comment je m’étais prosterné devant lui.


«Vous pouvez voir vous-même d’après cela, conclus-je, que durant le duel je me sentais déjà plus à l’aise, car j’avais déjà commencé chez moi et, une fois entré dans cette voie, je continuai non seulement sans peine, mais avec joie.»


Il m’écouta avec attention et sympathie.


«Tout cela est fort curieux, conclut-il, je reviendrai vous voir.»


Depuis lors, il me rendit visite presque tous les soirs. Et nous serions devenus de grands amis, s’il m’avait parlé de lui. Mais il se bornait à m’interroger sur moi-même. Pourtant, je le pris en affection et lui confiai tous mes sentiments, pensant: «Je n’ai pas besoin de ses secrets pour savoir que c’est un juste… De plus, un homme si sérieux et bien plus âgé que moi qui vient me trouver et fait cas d’un jeune homme…» J’appris de lui bien des choses utiles, car c’était un homme d’une haute intelligence.


«Je pense aussi depuis longtemps que la vie est un paradis, je ne pense qu’à cela, me dit-il un jour, tandis qu’il me regardait en souriant. J’en suis encore plus convaincu que vous-même; plus tard vous saurez pourquoi.»


Je l’écoutais en me disant: il a sûrement une révélation à me faire.


«Le paradis, reprit-il, est caché au fond de chacun de nous; en ce moment je le recèle en moi et, si je veux, il se réalisera demain pour toute ma vie. Il parlait avec attendrissement, en me regardant d’un air mystérieux, comme s’il m’interrogeait. Quant à la culpabilité de chacun pour tous et pour tout, en plus de ses péchés, vos considérations à ce sujet sont parfaitement justes, et il est étonnant que vous ayez pu embrasser cette idée avec une telle ampleur. Lorsque les hommes la comprendront, ce sera certainement pour eux l’avènement du royaume des cieux, non en rêve, mais en réalité.


– Mais quand cela arrivera-t-il? m’écriai-je avec douleur. Peut-être n’est-ce qu’un rêve?


– Comment, vous ne croyez pas vous-même à ce que vous prêchez! Sachez que ce rêve, comme vous dites, se réalisera sûrement, mais pas maintenant, car tout est régi par des lois. C’est un phénomène moral, psychologique. Pour rénover le monde, il faut que les hommes eux-mêmes changent de voie. Tant que chacun ne sera pas vraiment le frère de son prochain, il n’y aura pas de fraternité. Jamais les hommes ne sauront, au nom de la science ou de l’intérêt, répartir paisiblement entre eux la propriété et les droits. Personne ne s’estimera satisfait, et tous murmureront, s’envieront, s’extermineront les uns les autres. Vous demandez quand cela se réalisera? Cela viendra, mais seulement quand sera terminée la période d’isolement humain.


– Quel isolement? demandai-je.


– Il règne partout à l’heure actuelle, mais il n’est pas achevé et son terme n’est pas encore arrivé. Car à présent, chacun aspire à séparer sa personnalité des autres, chacun veut goûter lui-même la plénitude de la vie; cependant, loin d’atteindre le but, tous les efforts des hommes n’aboutissent qu’à un suicide total, car, au lieu d’affirmer pleinement leur personnalité, ils tombent dans une solitude complète. En effet, en ce siècle, tous se sont fractionnés en unités. Chacun s’isole dans son trou, s’écarte des autres, se cache, lui et son bien, s’éloigne de ses semblables et les éloigne de lui. Il amasse de la richesse tout seul, se félicite de sa puissance, de son opulence; il ignore, l’insensé, que plus il amasse plus il s’enlise dans une impuissance fatale. Car il est habitué à ne compter que sur lui-même et s’est détaché de la collectivité; il s’est accoutumé à ne pas croire à l’entraide, à son prochain, à l’humanité et tremble seulement à l’idée de perdre sa fortune et les droits qu’elle lui confère. Partout, de nos jours, l’esprit humain commence ridiculement à perdre de vue que la véritable garantie de l’individu consiste, non dans son effort personnel isolé, mais dans la solidarité. Cet isolement terrible prendra certainement fin un jour, tous comprendront à la fois combien leur séparation mutuelle était contraire à la nature, tous s’étonneront d’être demeurés si longtemps dans les ténèbres, sans voir la lumière. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’Homme… Mais, jusqu’alors, il faut garder l’étendard et – fût-on seul à agir – prêcher d’exemple et sortir de l’isolement pour se rapprocher de ses frères, même au risque de passer pour dément. Cela afin d’empêcher une grande idée de périr.»


Ces entretiens passionnants remplissaient nos soirées. J’abandonnai même la société, et mes visites se firent plus rares; en outre, je commençais à passer de mode. Je ne le dis pas pour m’en plaindre, car on continuait à m’aimer et à me faire bon visage, mais il faut convenir que la mode a un grand empire dans le monde. Je finis par être enthousiasmé de mon mystérieux visiteur, car son intelligence me ravissait; en outre, j’avais l’intuition qu’il nourrissait un projet et se préparait à une action peut-être héroïque. Sans doute me savait-il gré de ne pas chercher à connaître son secret et de n’y faire aucune allusion. Je remarquai enfin que le désir de me faire une confidence le tourmentait. Cela devint évident au bout d’un mois environ.


«Savez-vous, me demanda-t-il une fois, que l’on s’intéresse beaucoup à nous en ville et que l’on s’étonne de mes fréquentes visites; soit, bientôt tout s’expliquera


Parfois il était soudain en proie à une agitation extraordinaire; alors presque toujours il se levait et s’en allait. Il lui arrivait de me fixer longtemps d’un regard pénétrant, je pensais: «il va parler»; mais il s’arrêtait et discourait sur un sujet ordinaire. Il commença à se plaindre de maux de tête. Un jour qu’il avait devisé longtemps et avec passion, je le vis tout à coup pâlir, son visage se contracta, il me fixait d’un œil hagard.


«Qu’avez-vous, fis-je, vous sentez-vous mal?


– Je… savez-vous… j’ai… commis un assassinat.»


Il souriait en parlant, blanc comme un linge. Une pensée me traversa l’esprit avant que j’eusse rassemblé mes idées: «pourquoi sourit-il?» Et je pâlis moi-même.


«Que dites-vous? m’écriai-je.


– Voyez-vous, me répondit-il avec le même sourire triste, le premier mot m’a coûté. Maintenant que j’ai commencé, je puis continuer.»


Je ne le crus pas tout de suite, mais seulement au bout de trois jours, lorsqu’il m’eut raconté tous les détails. Je le croyais fou; pourtant, à ma douloureuse surprise, je finis par me convaincre qu’il disait vrai. Il avait assassiné, quatorze ans auparavant, une jeune dame riche et charmante, veuve d’un propriétaire foncier, qui possédait un pied-à-terre dans notre ville. Il éprouva pour elle une vive passion, lui fit une déclaration et voulut la décider à devenir sa femme. Mais elle avait déjà donné son cœur à un autre, officier distingué, alors en campagne, dont elle attendait le prochain retour. Elle repoussa sa demande et le pria de cesser ses visites. Éconduit et connaissant la disposition de sa maison, il s’y introduisit une nuit, par le jardin et le toit, avec une audace extraordinaire, au risque d’être découvert. Mais, comme il arrive fréquemment, les crimes audacieux réussissent mieux que les autres. Il pénétra dans le grenier par une lucarne, et descendit dans les chambres par un petit escalier, sachant que les domestiques ne fermaient pas toujours à clef la porte de communication. Il comptait à juste raison sur leur négligence. Dans l’obscurité, il se dirigea vers la chambre à coucher où brûlait une veilleuse. Comme par un fait exprès, les deux femmes de chambre étaient sorties en cachette, invitées chez une de leurs amies dont c’était la fête. Les autres domestiques couchaient au rez-de-chaussée. En la voyant endormie, sa passion se réveilla, puis une fureur vindicative et jalouse s’empara de lui, et, ne se possédant plus, il lui plongea un couteau dans le cœur, sans qu’elle poussât un cri. Avec une astuce infernale, il s’arrangea à détourner les soupçons sur les domestiques; il ne dédaigna pas de prendre le porte-monnaie de sa victime, ouvrit la commode au moyen des clefs trouvées sous son oreiller, et déroba, comme un domestique ignorant, l’argent et les bijoux d’après leur volume, laissant de côté les plus précieux ainsi que les valeurs. Il s’appropria aussi quelques souvenirs dont je reparlerai. Son forfait accompli, il s’en retourna par le même chemin. Ni le lendemain, quand l’alarme fut donnée, ni plus tard, personne n’eut l’idée de soupçonner le véritable coupable. On ignorait son amour pour la victime, car il avait toujours été taciturne, renfermé et ne possédait pas d’amis. Il passait pour une simple connaissance de la défunte, qu’il n’avait d’ailleurs pas vue depuis quinze jours. On soupçonna aussitôt un certain Pierre, domestique serf de la victime, et aussitôt toutes les circonstances contribuèrent à confirmer ce soupçon, car il savait sa maîtresse décidée à le faire enrôler parmi les recrues qu’elle devait fournir, vu qu’il était célibataire et de mauvaise conduite. Il l’avait menacée de mort, au cabaret, étant ivre. Il s’était sauvé deux jours avant l’assassinat et, le lendemain, on le trouva ivre mort sur la route, aux abords de la ville, un couteau dans sa poche, la main droite ensanglantée. Il prétendit qu’il avait saigné du nez, mais on ne le crut pas. Les servantes avouèrent qu’elles s’étaient absentées et qu’elles avaient laissé la porte d’entrée ouverte jusqu’à leur retour. Il y eut d’autres indices analogues, qui provoquèrent l’arrestation de ce domestique innocent. On instruisit son procès, mais au bout d’une semaine, il contracta la fièvre chaude et mourut à l’hôpital, sans avoir repris connaissance. L’affaire fut classée, on s’en rapporta à la volonté de Dieu, et tous, juges, autorités, public, demeurèrent convaincus que ce domestique était l’assassin. Alors commença le châtiment. Cet hôte mystérieux, devenu mon ami, me confia qu’au début il n’avait éprouvé aucun remords. Il regrettait seulement d’avoir tué une femme qu’il aimait et, en la supprimant, d’avoir supprimé son amour, alors que le feu de la passion lui brûlait les veines. Mais il oubliait presque alors le sang innocent répandu, l’assassinat d’un être humain. L’idée que sa victime aurait pu devenir la femme d’un autre lui paraissait impossible; aussi demeura-t-il longtemps persuadé qu’il ne pouvait agir autrement. L’arrestation du domestique le troubla, mais sa maladie et sa mort le tranquillisèrent, car cet individu avait succombé à coup sûr – pensait-il – non à la peur causée par son arrestation, mais au refroidissement contracté en gisant une nuit entière sur la terre humide. Les objets et l’argent dérobés ne l’inquiétaient guère, car il n’avait pas volé par cupidité, mais pour détourner les soupçons. La somme était insignifiante, et bientôt il en fit don, en l’augmentant considérablement, à un hospice qui se fondait dans notre ville. Il agit ainsi pour apaiser sa conscience et, chose curieuse, il y parvint pour un temps assez long. Il redoubla d’activité dans son service, se fit confier une mission ardue qui lui prit deux ans, et, grâce à la fermeté de son caractère, il oublia presque ce qui s’était passé, chassant délibérément cette pensée importune. Il se consacra à la bienfaisance, s’occupa de bonnes œuvres dans notre ville, se signala dans les capitales, fut élu à Pétersbourg et à Moscou membre de sociétés philanthropiques. Enfin, il fut envahi par une rêverie douloureuse excédant ses forces. Il s’éprit alors d’une jeune fille charmante, qu’il épousa bientôt, dans l’espoir que le mariage dissiperait son angoisse solitaire et qu’en s’acquittant scrupuleusement de ses devoirs envers sa femme et ses enfants, il bannirait les souvenirs d’autrefois. Mais il arriva précisément le contraire de ce qu’il attendait. Dès le premier mois de son mariage, une idée le tourmentait sans cesse: «Ma femme m’aime, mais qu’adviendrait-il si elle savait?» Lorsqu’elle fut enceinte de son premier enfant et le lui apprit, il se troubla: «Voici que je donne la vie, moi qui l’ai ôtée!» Les enfants vinrent au monde: «Comment oserai-je les aimer, les instruire, les éduquer, comment leur parlerai-je de la vertu? j’ai versé le sang.» Il eut de beaux enfants, il avait envie de les caresser: «Je ne puis regarder leurs visages innocents; je n’en suis pas digne.» Enfin il eut la vision menaçante et lugubre du sang de sa victime, qui criait vengeance, de la jeune vie qu’il avait anéantie. Des songes affreux lui apparurent. Ayant le cœur ferme, il endura longtemps ce supplice.» J’expie mon crime en souffrant secrètement.» Mais c’était un vain espoir; sa souffrance ne faisait que s’aggraver avec le temps. Le monde le respectait pour son activité bienfaisante, bien que son caractère morne et sévère inspirât la crainte; mais plus ce respect grandissait, plus il lui devenait intolérable. Il m’avoua qu’il avait songé au suicide. Mais un autre rêve se mit à le hanter, un rêve jugé d’abord impossible et insensé, qui finit pourtant par s’incorporer à son être au point de ne pouvoir l’en arracher; il rêvait de faire l’aveu public de son crime. Il passa trois ans en proie à cette obsession, qui se présentait sous diverses formes. Enfin, il crut de tout son cœur que cet aveu soulagerait sa conscience et lui rendrait le repos pour toujours. Malgré cette assurance, il fut rempli d’effroi: comment s’y prendre, en effet? Survint alors cet incident à mon duel.


«En vous regardant, conclut-il, j’ai pris mon parti.


– Est-il possible, m’écriai-je en joignant les mains, qu’un incident aussi insignifiant ait pu engendrer une semblable détermination?


– Ma détermination était conçue depuis trois ans, cet incident lui a servi d’impulsion. En vous regardant, je me suis fait des reproches et je vous ai envié, proféra-t-il avec rudesse.


– Mais au bout de quatorze ans, on ne vous croira pas.


– J’ai des preuves accablantes. Je les produirai.»


Je me mis alors à pleurer, je l’embrassai.


«Décidez sur un point, un seul! me dit-il, comme si tout dépendait de moi maintenant. Ma femme, mes enfants! Elle en mourra de chagrin, peut-être; mes enfants conserveront leur rang, leur fortune, mais ils seront pour toujours les fils d’un forçat. Et quel souvenir de moi garderont-ils dans leur cœur!»


Je me taisais.


«Comment me séparer d’eux, les quitter pour toujours?»


J’étais assis, murmurant à part moi une prière. Je me levai, enfin, épouvanté.


«Eh bien! insista-t-il en me fixant.


– Allez, dis-je, faites votre aveu. Tout passe, la vérité seule demeure. Vos enfants, devenus grands, comprendront la noblesse de votre détermination.»


En me quittant, sa résolution paraissait prise. Mais il vint me voir pendant plus de quinze jours tous les soirs, toujours se préparant, sans pouvoir se décider. Il m’angoissait. Parfois, il arrivait résolu, disant d’un air attendri:


«Je sais que, dès que j’aurai avoué, ce sera pour moi le paradis. Durant quatorze ans, j’ai été en enfer. Je veux souffrir. J’accepterai la souffrance et commencerai à vivre. Maintenant, je n’ose aimer ni mon prochain ni même mes enfants. Seigneur, ils comprendront peut-être ce que m’a coûté ma souffrance et ne me blâmeront pas!


– Tous comprendront votre acte plus tard, sinon maintenant, car vous aurez servi la vérité, la vérité supérieure, qui n’est pas de ce monde…»


Il me quittait, consolé en apparence, et revenait le lendemain fâché, pâle, le ton ironique.


«Chaque fois que je viens, vous me dévisagez curieusement: «Tu n’as encore rien avoué?» Attendez, ne me méprisez pas trop. Ce n’est pas si facile à faire que vous pensez. Peut-être ne le ferai-je pas. Vous n’irez pas me dénoncer, hein?»


Le dénoncer, moi qui, loin d’éprouver une curiosité déraisonnable, craignais même de le regarder! Je souffrais, j’étais navré, j’avais l’âme pleine de larmes. J’en perdais le sommeil.


«J’étais avec ma femme tout à l’heure, reprit-il. Comprenez-vous ce que c’est qu’une femme? En partant, les enfants m’ont crié: «Au revoir papa, revenez vite nous faire la lecture.» Non, vous ne pouvez le comprendre. Malheur d’autrui n’instruit pas.»


Ses yeux étincelaient, ses lèvres frémissaient. Soudain, cet homme si calme d’ordinaire frappa du poing sur la table; les objets qui s’y trouvaient en tremblèrent.


«Dois-je me dénoncer? Faut-il le faire? Personne n’a été condamné, personne n’est allé au bagne à cause de moi, le domestique est mort de maladie. J’ai expié par mes souffrances le sang versé. D’ailleurs, on ne me croira pas, on n’ajoutera pas foi à mes preuves. Faut-il avouer? Je suis prêt à expier mon crime jusqu’à la fin, pourvu qu’il ne rejaillisse pas sur ma femme et mes enfants. Est-ce juste de les perdre avec moi? N’est-ce pas une faute? Où est la vérité? Ces gens sauront-ils la reconnaître, l’apprécier?»


«Seigneur, pensais-je, il songe à l’estime publique dans un pareil moment!» Il m’inspirait une telle pitié que j’eusse partagé son sort, ne fût-ce que pour le soulager. Il avait l’air égaré. Je frémis, car non seulement je comprenais, mais je sentais ce que coûte une pareille détermination.


«Décidez de mon sort! s’écria-t-il.


– Allez vous dénoncer», murmurai-je d’un ton ferme bien que la voix me manquât. Je pris sur la table l’Évangile et lui montrai le verset 24 du chapitre XII de saint Jean: En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Je venais de lire ce verset avant son arrivée.


Il le lut.


«C’est vrai, avoua-t-il, mais avec un sourire amer. C’est effrayant ce qu’on trouve dans ces livres, fit-il après une pause; il est facile de les fourrer sous le nez. Et qui les a écrits, seraient-ce les hommes?


– C’est le Saint-Esprit.


– Il vous est facile de bavarder», dit-il souriant de nouveau, mais presque avec haine.


Je repris le livre, l’ouvris à une autre page et lui montrai l’Épître aux Hébreux, chapitre X verset 31. Il lut:


C’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant.


Il rejeta le livre, tout tremblant.


«Voilà un verset terrible; ma parole, vous avez su le choisir. Il se leva. Eh bien! adieu, peut-être ne reviendrai-je pas… Nous nous reverrons en paradis. Donc, voilà quatorze ans que «je suis tombé entre les mains du Dieu vivant». Demain, je prierai ces mains de me laisser aller…»


J’aurais voulu l’étreindre, l’embrasser, mais je n’osai; son visage contracté faisait peine à voir. Il sortit. «Seigneur, pensai-je, où va-t-il?» Je tombai à genoux devant l’icône et implorai pour lui la sainte Mère de Dieu, médiatrice, auxiliatrice. Une demi-heure se passa dans les larmes et la prière; il était déjà tard, environ minuit. Soudain la porte s’ouvre, c’était encore lui. Je me montrai surpris.


«Où étiez-vous? lui demandai-je.


– Je crois que j’ai oublié quelque chose… mon mouchoir… Eh bien! même si je n’ai rien oublié, laissez-moi m’asseoir…»


Il s’assit. Je restai debout devant lui.


«Asseyez-vous aussi.»


J’obéis. Nous restâmes ainsi deux minutes; il me dévisageait; tout à coup, il sourit, puis il m’étreignit, m’embrassa…


«Souviens-toi que je suis revenu te trouver. Tu m’entends, souviens-toi!»


C’était la première fois qu’il me tutoyait. Il partit.» Demain», pensai-je.


J’avais deviné juste. J’ignorais alors, n’étant allé nulle part ces derniers jours, que son anniversaire tombait précisément le lendemain. À cette occasion, il y avait chez lui une réception où assistait toute la ville. Elle eut lieu comme de coutume. Après le repas, il s’avança au milieu de ses invités, tenant en main un papier adressé à ses chefs. Comme ils étaient présents, il en donna lecture à tous les assistants: c’était un récit détaillé de son crime!» Comme un monstre, je me retranche de la société; Dieu m’a visité, concluait-il, je veux souffrir.» En même temps, il déposa sur la table les pièces à conviction gardées durant quatorze ans: des bijoux de la victime dérobés pour détourner les soupçons, un médaillon et une croix retirés de son cou, son carnet et deux lettres; une de son fiancé l’informant de sa prochaine arrivée, et celle qu’elle avait commencée en réponse pour l’expédier le lendemain. Pourquoi avoir pris ces deux lettres et les avoir conservées durant quatorze ans, au lieu de les détruire, comme des preuves? Qu’arriva-t-il? tous furent saisis de surprise et d’effroi, mais personne ne voulut le croire, bien qu’on l’écoutât avec une curiosité extraordinaire, comme un malade; quelques jours après, on tomba d’accord que le malheureux était fou. Ses chefs et la justice furent contraints de donner suite à l’affaire, mais bientôt on la classa; bien que les objets présentés et les lettres donnassent à penser, on estima que, même si ces pièces étaient authentiques, elles ne pouvaient servir de base à une accusation formelle. La défunte pouvait les lui avoir confiées elle-même. J’appris ensuite que leur authenticité avait été vérifiée par de nombreuses connaissances de la victime, et qu’il ne subsistait aucun doute. Mais, de nouveau, cette affaire ne devait pas aboutir. Cinq jours plus tard, on sut que l’infortuné était tombé malade et qu’on craignait pour sa vie. Je ne puis expliquer la nature de sa maladie, attribuée à des troubles cardiaques; on apprit qu’à la demande de sa femme les médecins avaient examiné son état mental et conclu à la folie. Je ne fus témoin de rien, pourtant on m’accablait de questions, et quand je voulus le visiter, on me le défendit longtemps, surtout sa femme. «C’est vous, me dit-elle, qui l’avez démoralisé; il était déjà morose, la dernière année son agitation extraordinaire et les bizarreries de sa conduite ont frappé tout le monde, et vous l’avez perdu; c’est vous qui l’avez endoctriné, il ne vous quittait pas durant ce mois.» Et non seulement sa femme, mais tout le monde en ville m’accusait: «C’est votre faute», disait-on. Je me taisais, le cœur joyeux de cette manifestation et de la miséricorde divine envers un homme qui s’était condamné lui-même. Quant à sa folie, je ne pouvais y croire. On m’admit enfin auprès de lui, il l’avait demandé avec insistance pour me faire ses adieux. Au premier abord, je vis que ses jours étaient comptés. Affaibli, le teint jaune, les mains tremblantes, il suffoquait, mais il y avait de la joie, de l’émotion dans son regard.


«Cela s’est accompli! prononça-t-il; il y a longtemps que je désirais te voir, pourquoi n’es-tu pas venu?»


Je lui dissimulai qu’on m’avait consigné sa porte.


«Dieu me prend en pitié et me rappelle à lui. Je sais que je vais mourir, mais je me sens calme et joyeux, pour la première fois depuis tant d’années. Après ma confession, ce fut dans mon âme le paradis. Maintenant j’ose aimer mes enfants et les embrasser. On ne me croit pas, personne ne m’a cru, ni ma femme ni mes juges; mes enfants ne le croiront jamais. J’y vois la preuve de la miséricorde divine envers eux. Ils hériteront d’un nom sans tache. À présent, je pressens Dieu, mon cœur exulte comme en paradis… J’ai accompli mon devoir…»


Incapable de parler, il haletait, me serrait la main, me regardait d’un air exalté. Mais nous ne causâmes pas longtemps, sa femme nous surveillait furtivement. Il put cependant murmurer:


«Te rappelles-tu que je suis retourné chez toi à minuit? Je te recommandai même de t’en souvenir. Sais-tu pourquoi je venais? Je venais pour te tuer!»


Je frissonnai.


«Après t’avoir quitté, je rôdai dans les ténèbres, en lutte avec moi-même. Tout à coup je ressentis pour toi une haine presque intolérable. «Maintenant, pensai-je, il me tient, c’est mon juge, je suis forcé de me dénoncer, car il sait tout.» Non que je craignisse ta dénonciation (je n’y songeais pas), mais je me disais: «Comment oserai-je le regarder, si je ne m’accuse pas?» Et quand tu aurais été aux antipodes, la seule idée que tu existes et me juges, sachant tout, m’eût été insupportable. Je te pris en haine, comme responsable de tout. Je retournai chez toi, me rappelant que tu avais un poignard sur ta table. Je m’assis et te priai d’en faire autant; durant une minute je réfléchis. En te tuant, je me perdais, même sans avouer l’autre crime. Mais je n’y songeais pas, je ne voulais pas y songer à cet instant. Je te haïssais et brûlais de me venger de toi. Mais le Seigneur l’emporta sur le diable dans mon cœur. Sache, pourtant, que tu n’as jamais été si près de la mort.»


Il mourut au bout d’une semaine. Toute la ville suivit son cercueil. Le prêtre prononça une allocution émue. On déplora la terrible maladie qui avait mis fin à ses jours. Mais tout le monde se dressa contre moi lors de ses funérailles, on cessa même de me recevoir. Pourtant, quelques personnes, de plus en plus nombreuses, admirent la vérité de ses allégations; on vint souvent m’interroger avec une maligne curiosité, car la chute et le déshonneur du juste causent de la satisfaction. Mais je gardai le silence et quittai bientôt tout à fait la ville; cinq mois après, le Seigneur me jugea digne d’entrer dans la bonne voie, et je le bénis de m’avoir si visiblement guidé. Quant à l’infortuné Michel, je le mentionne chaque jour dans mes prières.»

III. Extrait des entretiens et de la doctrine du «starets» Zosime

e) Du religieux russe et de son rôle possible.


«Pères et maîtres, qu’est-ce qu’un religieux? De nos jours, dans les milieux éclairés on prononce ce terme avec ironie, parfois même comme une injure. Et cela va en augmentant. Il est vrai, hélas! qu’on compte, même parmi les moines, bien des fainéants, sensuels et paillards, bien d’effrontés vagabonds. «Vous n’êtes que des paresseux, des membres inutiles de la société, vivant du travail d’autrui, des mendiants sans vergogne.» Cependant, combien de moines sont humbles et doux, combien aspirent à la solitude pour s’y livrer à de ferventes prières. On ne parle guère d’eux, on les passe même sous silence, et j’étonnerais bien des gens en disant que ce sont eux qui sauveront peut-être encore une fois la terre russe! Car ils sont vraiment prêts pour «le jour et l’heure, le mois et l’année». Ils gardent dans leur solitude l’image du Christ, splendide et intacte, dans la pureté de la vérité divine, léguée par les Pères de l’Église, les apôtres et les martyrs, et quand l’heure sera venue, ils la révéleront au monde ébranlé. C’est une grande idée. Cette étoile brillera à l’Orient.


Voilà ce que je pense des religieux; se peut-il que je me trompe, que ce soit de la présomption? Regardez tous ces gens qui se dressent au-dessus du peuple chrétien, n’ont-ils pas altéré l’image de Dieu et sa vérité? Ils ont la science, mais une science assujettie aux sens. Quant au monde spirituel, la moitié supérieure de l’être humain, on le repousse, on le bannit allégrement, même avec haine. Le monde a proclamé la liberté, ces dernières années surtout; mais que représente cette liberté! Rien que l’esclavage et le suicide! Car le monde dit: «Tu as des besoins, assouvis-les, tu possèdes les mêmes droits que les grands, et les riches. Ne crains donc pas de les assouvir, accrois-les même»; voilà ce qu’on enseigne maintenant. Telle est leur conception de la liberté. Et que résulte-t-il de ce droit à accroître les besoins? Chez les riches, la solitude et le suicide spirituel; chez les pauvres, l’envie et le meurtre, car on a conféré des droits, mais on n’a pas encore indiqué les moyens d’assouvir les besoins. On assure que le monde, en abrégeant les distances, en transmettant la pensée dans les airs, s’unira toujours davantage, que la fraternité régnera. Hélas! ne croyez pas à cette union des hommes. Concevant la liberté comme l’accroissement des besoins et leur prompte satisfaction, ils altèrent leur nature, car ils font naître en eux une foule de désirs insensés, d’habitudes et d’imaginations absurdes. Ils ne vivent que pour s’envier mutuellement, pour la sensualité et l’ostentation. Donner des dîners, voyager, posséder des équipages, des grades, des valets, passe pour une nécessité à laquelle on sacrifie jusqu’à sa vie, son honneur et l’amour de l’humanité, on se tuera même, faute de pouvoir la satisfaire. Il en est de même chez ceux qui ne sont pas riches; quant aux pauvres, l’inassouvissement des besoins et l’envie sont pour le moment noyés dans l’ivresse. Mais bientôt, au lieu de vin, ils s’enivreront de sang, c’est le but vers lequel on les mène. Dites-moi si un tel homme est libre. Un «champion de l’idée» me racontait un jour qu’étant en prison on le priva de tabac et que cette privation lui fut si pénible qu’il faillit trahir son «idée» pour en obtenir. Or, cet individu prétendait «lutter pour l’humanité». De quoi peut-il être capable? Tout au plus d’un effort momentané, qu’il ne soutiendra pas longtemps. Rien d’étonnant à ce que les hommes aient rencontré la servitude au lieu de la liberté, et qu’au lieu de servir la fraternité et l’union ils soient tombés dans la désunion et la solitude, comme me le disait jadis mon hôte mystérieux et mon maître. Aussi l’idée du dévouement à l’humanité, de la fraternité, de la solidarité disparaît-elle graduellement dans le monde; en réalité, on l’accueille même avec dérision, car comment se défaire de ses habitudes, où ira ce prisonnier des besoins innombrables que lui-même a inventés? Dans la solitude, il se soucie fort peu de la collectivité. En fin de compte, les biens matériels se sont accrus et la joie a diminué.


Bien différente est la vie du religieux. On se moque de l’obéissance, du jeûne, de la prière; cependant c’est la seule voie qui conduise à la vraie liberté; je retranche les besoins superflus, je dompte et je flagelle par l’obéissance ma volonté égoïste et hautaine, je parviens ainsi, avec l’aide de Dieu, à la liberté de l’esprit et avec elle à la gaieté spirituelle! Lequel d’entre eux est plus capable d’exalter une grande idée, de se mettre à son service, le riche isolé ou le religieux affranchi de la tyrannie des habitudes? On fait au religieux un grief de son isolement: «En te retirant dans un monastère pour faire ton salut, tu désertes la cause fraternelle de l’humanité.» Mais voyons qui sert le plus la fraternité. Car l’isolement est de leur côté, non du nôtre, mais ils ne le remarquent pas. C’est de notre milieu que sortirent jadis les hommes d’action du peuple, pourquoi n’en serait-il pas ainsi de nos jours? Ces jeûneurs et ces taciturnes doux et humbles se lèveront pour servir une noble cause. C’est le peuple qui sauvera la Russie. Le monastère russe fut toujours avec le peuple. Si le peuple est isolé, nous le sommes aussi. Il partage notre foi, et un homme politique incroyant ne fera jamais rien en Russie, fût-il sincère et doué de génie. Souvenez-vous-en. Le peuple terrassera l’athée et la Russie sera unifiée dans l’orthodoxie. Préservez le peuple et veillez sur son cœur. Instruisez-le dans la paix. Voilà notre mission de religieux, car ce peuple porte Dieu en lui.»


f) Des maîtres et des serviteurs peuvent-ils devenir mutuellement des frères en esprit?


«Il faut avouer que le peuple aussi est en proie au péché. La corruption augmente visiblement tous les jours. L’isolement envahit le peuple; les accapareurs et les sangsues font leur apparition. Déjà le marchand est toujours plus avide d’honneurs, il aspire à montrer son instruction, sans en avoir aucune; à cet effet, il dédaigne les anciens usages, rougit même de la foi de ses pères; il va chez les princes, tout en n’étant qu’un moujik dépravé. Le peuple est démoralisé par l’ivrognerie et ne peut s’en guérir. Que de cruautés dans la famille, envers la femme et même les enfants, causées par elle! J’ai vu dans les usines des enfants de neuf ans, débiles, atrophiés, voûtés et déjà corrompus. Un local étouffant, le bruit des machines, le travail incessant, les obscénités, l’eau-de-vie, est-ce là ce qui convient à l’âme d’un jeune enfant? Il lui faut le soleil, les jeux de son âge, de bons exemples et un minimum de sympathie. Il faut que cela cesse; religieux, mes frères, les souffrances des enfants doivent prendre fin, levez-vous et prêchez. Mais Dieu sauvera la Russie, car si le bas peuple est perverti et croupit dans le péché, il sait que Dieu a le péché en horreur et qu’il est coupable devant Lui. De sorte que notre peuple n’a pas cessé de croire à la vérité; il reconnaît Dieu et verse des larmes d’attendrissement. Il n’en va pas de même chez les grands. Adeptes de la science, ils veulent s’organiser équitablement par leur seule raison, sans le Christ; déjà ils ont proclamé qu’il n’y a pas de crime ni de péché. Ils ont raison à leur point de vue, car sans Dieu, où est le crime? En Europe, le peuple se soulève déjà contre les riches; partout ses chefs l’incitent au meurtre et lui enseignent que sa colère est juste. Mais «maudite est leur colère, car elle est cruelle». Quant à la Russie, le Seigneur la sauvera comme il l’a sauvée maintes fois. C’est du peuple que viendra le salut, de sa foi, de son humilité. Mes Pères, préservez la foi du peuple, je ne rêve pas: toute ma vie j’ai été frappé de la noble dignité de notre grand peuple, je l’ai vue, je puis l’attester. Il n’est pas servile, après un esclavage de deux siècles. Il est libre d’allure et de manières, mais sans vouloir offenser personne. Il n’est ni vindicatif ni envieux. «Tu es distingué, riche, intelligent, tu as du talent – soit, que Dieu te bénisse. Je te respecte, mais sache que moi aussi je suis un homme. Le fait que je te respecte sans t’envier te révèle ma dignité humaine.» En vérité, s’ils ne le disent pas (car ils ne savent pas encore le dire), ils agissent ainsi, je l’ai vu, je l’ai éprouvé moi-même, et, le croirez-vous? plus l’homme russe est pauvre et humble, plus on remarque en lui cette noble vérité, car les riches parmi eux, les accapareurs et les sangsues sont déjà pervertis pour la plupart, et notre négligence, notre indifférence y sont pour beaucoup. Mais Dieu sauvera les siens, car la Russie est grande par son humilité. Je songe à notre avenir, il me semble le voir apparaître, car il arrivera que le riche le plus dépravé finira par rougir de sa richesse vis-à-vis du pauvre, et le pauvre, voyant son humilité, comprendra et répondra joyeusement, amicalement, à sa noble confusion. Soyez sûrs de ce dénouement; on y tend! Il n’y a d’égalité que dans la dignité spirituelle, et cela n’est compris que chez nous. Qu’il y ait des frères, la fraternité régnera, et sans la fraternité, on ne pourra jamais partager les biens. Nous gardons l’image du Christ et elle resplendira aux yeux du monde entier comme un diamant précieux… Ainsi soit-il!


Pères et maîtres, il m’est arrivé une fois quelque chose de touchant. Lors de mes pérégrinations, je rencontrai dans la ville de K… mon ancienne ordonnance Athanase, huit ans après m’être séparé de lui. M’ayant aperçu, par hasard, au marché, il me reconnut, accourut tout joyeux: «Père, c’est bien vous? Se peut-il que je vous voie?» Il me conduisit chez lui. Libéré du service, il s’était marié et avait déjà deux jeunes enfants. Sa femme et lui vivaient d’un petit commerce à l’éventaire. Leur chambre était pauvre, mais propre et gaie. Il me fit asseoir, prépara le samovar, envoya chercher sa femme, comme si je lui faisais une fête en venant chez lui. Il me présenta ses deux enfants: «Bénissez-les, mon Père. – Est-ce à moi de les bénir, répondis-je, je ne suis qu’un humble religieux, je prierai Dieu pour eux; quant à toi, Athanase Pavlovitch, je ne t’oublie jamais dans mes prières, depuis ce fameux jour, car tu es cause de tout.» Je lui expliquai la chose de mon mieux. Il me regardait sans pouvoir se faire à l’idée que son ancien maître, un officier, se trouvait maintenant devant lui dans cet habit; il en pleura même. «Pourquoi pleures-tu, lui dis-je, toi que je ne puis oublier. Réjouis-toi plutôt avec moi, mon bien cher, car ma route est illuminée de bonheur.» Il ne parlait guère, mais soupirait et hochait la tête avec attendrissement. «Qu’avez-vous fait de votre fortune? – Je l’ai donnée au monastère, nous vivons en communauté.» Après le thé, je leur fis mes adieux; il me donna cinquante kopeks, une offrande pour le monastère, et je le vois qui m’en met cinquante autres dans la main, hâtivement. «C’est pour vous, me dit-il, qui voyagez; cela peut vous servir, mon Père.» J’acceptai sa pièce, le saluai, lui et sa femme, et m’en allai joyeux pensant en chemin: «Tous deux sans doute, lui dans sa maison et moi qui marche, nous soupirons et nous sourions joyeusement, le cœur content, en nous rappelant comment Dieu nous fit nous rencontrer. J’étais son maître, il était mon serviteur, et voici qu’en nous embrassant avec émotion, nous nous sommes confondus dans une noble union.» Je ne l’ai jamais revu depuis, mais j’ai beaucoup songé à ces choses et à présent je me dis: est-il inconcevable que cette grande et franche union puisse se réaliser partout à son heure, parmi les Russes? Je crois qu’elle se réalisera et que l’heure est proche.


À propos des serviteurs, j’ajouterai ce qui suit. Quand j’étais jeune, je m’irritais fréquemment contre eux: «La cuisinière a servi trop chaud, l’ordonnance n’a pas brossé mes habits.» Mais je fus éclairé par la pensée de mon cher frère, à qui j’avais entendu dire dans mon enfance: «Suis-je digne d’être servi par un autre? Ai-je le droit d’exploiter sa misère et son ignorance?» Je m’étonnai alors que les idées les plus simples, les plus évidentes, nous viennent si tard à l’esprit. On ne peut se passer de serviteurs en ce monde, mais faites en sorte que le vôtre se sente chez vous plus libre moralement que s’il n’était pas un serviteur. Pourquoi ne serais-je pas le serviteur du mien, et pourquoi ne le verrait-il pas, sans nulle fierté de ma part ni défiance de la sienne? Pourquoi mon serviteur ne serait-il pas comme mon parent que j’admettrais enfin avec joie dans ma famille? D’ores et déjà, cela est réalisable et servira de base à la magnifique union de l’avenir, quand l’homme ne voudra plus transformer en serviteurs ses semblables, comme à présent, mais désirera ardemment, au contraire, devenir lui-même le serviteur de tous selon l’Évangile. Serait-ce un rêve de croire que finalement l’homme trouvera sa joie uniquement dans les œuvres de civilisation et de charité et non, comme de nos jours, dans les satisfactions brutales, la gloutonnerie, la fornication, l’orgueil, la vantardise, la suprématie jalouse des uns sur les autres? Je suis persuadé que ce n’est pas un rêve et que les temps sont proches? On rit, on demande: quand ces temps viendront-ils? est-il probable qu’ils viennent? Je pense que nous accomplirons cette grande œuvre avec le Christ. Combien d’idées en ce monde, dans l’histoire de l’humanité, étaient irréalisables dix ans auparavant, lesquelles apparurent soudain quand leur terme mystérieux fut arrivé, et se répandirent sur toute la terre! Il en sera de même pour nous; notre peuple brillera devant le monde et tous diront: «La pierre que les architectes avaient rejetée est devenue la pierre angulaire.» On pourrait demander aux railleurs: si nous rêvons, quand élèverez-vous votre édifice, quand vous organiserez-vous équitablement par votre seule raison, sans le Christ? S’ils affirment tendre aussi à l’union, il n’y a vraiment que les plus naïfs d’entre eux pour le croire, si bien qu’on peut s’étonner de cette naïveté. En réalité, il y a plus de fantaisie chez eux que chez nous. Ils peuvent s’organiser selon la justice, mais ayant repoussé le Christ ils finiront par inonder le monde de sang, car le sang appelle le sang, et celui qui a tiré l’épée périra par l’épée. Sans la promesse du Christ, ils s’extermineraient jusqu’à ce qu’il n’en restât que deux. Et dans leur orgueil, ceux-ci ne pourraient se contenir, le dernier supprimerait l’avant-dernier et lui-même ensuite. Voilà ce qui adviendrait sans la promesse du Christ d’arrêter cette lutte pour l’amour des doux et des humbles. Après mon duel, portant encore l’uniforme, il m’arriva de parler des serviteurs en société; je me souviens que j’étonnai tout le monde. «Eh quoi, il faudrait d’après vous installer nos serviteurs dans un fauteuil et leur offrir du thé!» Je leur répondis: «Pourquoi pas, ne serait-ce que de temps en temps?» Ce fut un éclat de rire général. Leur question était frivole et ma réponse manquait de clarté; mais je pense qu’elle renfermait une certaine vérité.»


g) De la prière, de l’amour, du contact avec les autres mondes.


«Jeune homme, n’oublie pas la prière. Toute prière, si elle est sincère, exprime un nouveau sentiment, elle est la source d’une idée nouvelle que tu ignorais et qui te réconforteras, et tu comprendras que la prière est une éducation. Souviens-toi encore de répéter chaque jour, et toutes les fois que tu peux, mentalement: «Seigneur, aie pitié de tous ceux qui comparaissent maintenant devant toi.» Car à chaque heure, des milliers d’êtres terminent leur existence terrestre et leurs âmes arrivent devant le Seigneur; combien parmi eux ont quitté la terre dans l’isolement, ignorés de tous, tristes et angoissés de l’indifférence générale. Et peut-être qu’à l’autre bout du monde, ta prière pour lui montera à Dieu, sans que vous vous soyez connus. L’âme saisie de crainte en présence du Seigneur, il sera touché d’avoir lui aussi sur la terre quelqu’un qui l’aime et qui intercède pour lui. Et Dieu vous regardera tous deux avec plus de miséricorde, car si tu as une telle pitié de cette âme, Il en aura d’autant plus, Lui dont la miséricorde et l’amour sont infinis. Et Il lui pardonnera à cause de toi.


Mes frères, ne craignez pas le péché, aimez l’homme même dans le péché, c’est là l’image de l’amour divin, il n’y en a pas de plus grand sur la terre. Aimez toute la création dans son ensemble et dans ses éléments, chaque feuille, chaque rayon, les animaux, les plantes. En aimant chaque chose, vous comprendrez le mystère divin dans les choses. L’ayant une fois compris, vous le connaîtrez toujours davantage, chaque jour. Et vous finirez par aimer le monde entier d’un amour universel. Aimez les animaux, car Dieu leur a donné le principe de la pensée et une joie paisible. Ne la troublez pas, ne les tourmentez pas en leur ôtant cette joie, ne vous opposez pas au plan de Dieu. Homme, ne te dresse pas au-dessus des animaux; ils sont sans péché, tandis qu’avec ta grandeur tu souilles la terre par ton apparition, laissant après toi une trace de pourriture, c’est le sort de presque chacun de nous, hélas! Aimez particulièrement les enfants, car eux aussi sont sans péché, comme les anges, ils existent pour toucher nos cœurs, les purifier, ils sont pour nous comme une indication. Malheur à qui offense un de ces petits! C’est le frère Anthyme qui m’a appris à les aimer; sans rien dire, avec les kopeks qu’on nous donnait dans nos pérégrinations, il achetait parfois du sucre d’orge et du pain d’épice pour les leur distribuer; il ne pouvait passer près des enfants sans être ému.


On se demande parfois, surtout en présence du péché: «Faut-il recourir à la force ou à l’humble amour?» N’employez jamais que cet amour, vous pourrez ainsi soumettre le monde entier. L’humanité pleine d’amour est une force redoutable, à nulle autre pareille. Chaque jour, à chaque instant, surveillez-vous, gardez une attitude digne. Vous avez passé à côté d’un petit enfant en blasphémant, sous l’empire de la colère, sans le remarquer; mais lui vous a vu, et il garde peut-être dans son cœur innocent votre image avilissante. Sans le savoir vous avez peut-être semé dans son âme un mauvais germe qui risque de se développer, et cela parce que vous vous êtes oublié devant cet enfant, parce que vous n’avez pas cultivé en vous l’amour actif, réfléchi. Mes frères, l’amour est un maître, mais il faut savoir l’acquérir, car il s’acquiert difficilement, au prix d’un effort prolongé; il faut aimer, en effet, non pour un instant, mais jusqu’au bout. N’importe qui, même un scélérat, est capable d’un amour fortuit. Mon frère demandait pardon aux oiseaux; cela semble absurde, mais c’est juste, car tout ressemble à l’Océan, où tout s’écoule et communique, on touche à une place et cela se répercute à l’autre bout du monde. Admettons que ce soit une folie de demander pardon aux oiseaux, mais les oiseaux, et l’enfant, et chaque animal qui vous entoure se sentiraient plus à l’aise, si vous-même étiez plus digne que vous ne l’êtes maintenant, si peu que ce fût. Alors vous prieriez les oiseaux; possédé tout entier par l’amour dans une sorte d’extase, vous les prieriez de vous pardonner vos péchés. Chérissez cette extase, si absurde qu’elle paraisse aux hommes.


Mes amis, demandez à Dieu la joie. Soyez gais comme les enfants, comme les oiseaux des cieux. Ne vous laissez pas troubler dans votre apostolat par le péché; ne craignez pas qu’il ternisse votre œuvre et vous empêche de l’accomplir; ne dites pas: «Le péché, l’impiété, le mauvais exemple sont puissants, tandis que nous sommes faibles, isolés; le mal triomphera, étouffera le bien.» Ne vous laissez pas abattre ainsi, mes enfants! Il n’y a qu’un moyen de salut: prends à ta charge tous les péchés des hommes. En effet, mon ami, dès que tu répondras sincèrement pour tous et pour tout, tu verras aussitôt qu’il en est vraiment ainsi, que tu es coupable pour tous et pour tout. Mais en rejetant ta paresse et ta faiblesse sur les autres, tu deviendras finalement d’un orgueil satanique, et tu murmureras contre Dieu. Voici ce que je pense de cet orgueil; il nous est difficile de le comprendre ici-bas, c’est pourquoi on tombe si facilement dans l’erreur, on s’y abandonne, en s’imaginant accomplir quelque chose de grand, de noble. Parmi les sentiments et les mouvements les plus violents de notre nature, il y en a beaucoup que nous ne pouvons pas encore comprendre ici-bas; ne te laisse pas séduire, ne pense pas que cela puisse te servir en quoi que ce soit de justification, car le souverain Juge te demandera compte de ce que tu pouvais comprendre, et non du reste; tu t’en convaincras toi-même, car tu discerneras tout exactement et ne feras pas d’objections. Sur la terre, nous sommes errants, et si nous n’avions pas la précieuse image du Christ pour nous guider, nous succomberions et nous égarerions tout à fait, comme le genre humain avant le déluge. Bien des choses nous sont cachées en ce monde; en revanche, nous avons la sensation mystérieuse du lien vivant qui nous rattache au monde céleste; les racines de nos sentiments et de nos idées ne sont pas ici, mais ailleurs. Voilà pourquoi les philosophes disent qu’il est impossible sur la terre de comprendre l’essence des choses. Dieu a emprunté les semences aux autres mondes pour les semer ici-bas et a cultivé son jardin. Tout ce qui pouvait pousser l’a fait, mais les plantes que nous sommes vivent seulement par le sentiment de leur contact avec ces mondes mystérieux; lorsque ce sentiment s’affaiblit ou disparaît, ce qui avait poussé en nous périt. Nous devenons indifférents à l’égard de la vie, nous la prenons même en aversion. C’est du moins mon idée.»


h) Peut-on être le juge de ses semblables? De la foi jusqu’au bout.


«Souviens-toi que tu ne peux être le juge de personne. Car avant de juger un criminel, le juge doit savoir qu’il est lui-même aussi criminel que l’accusé, et peut-être plus que tous coupable de son crime. Quand il l’aura compris, il peut être juge. Si absurde que cela semble, c’est la vérité. Car si j’étais moi-même un juste, peut-être n’y aurait-il pas de criminel devant moi. Si tu peux te charger du crime de l’accusé que tu juges dans ton cœur, fais-le immédiatement et souffre à sa place; quant à lui, laisse-le aller sans reproche. Et même si la loi t’a institué son juge, autant qu’il est possible, rends la justice aussi dans cet esprit, car une fois parti il se condamnera encore plus sévèrement que ton tribunal. S’il s’en va insensible à tes bons traitements et en se moquant de toi, n’en sois pas impressionné; c’est que son heure n’est pas encore venue, mais elle viendra, et dans le cas contraire, un autre à sa place comprendra, souffrira, se condamnera, s’accusera lui-même, et la vérité sera accomplie. Crois fermement à cela, c’est là-dessus que reposent l’espérance et la foi des saints. Ne te lasse pas d’agir. Si tu te souviens la nuit, avant de t’endormir, que tu n’as pas accompli ce qu’il fallait, lève-toi aussitôt pour l’accomplir. Si ton entourage, par malice et indifférence, refuse de t’écouter, mets-toi à genoux et demande-lui pardon, car en vérité, c’est ta faute s’il ne veut pas t’écouter. Si tu ne peux parler à ceux qui sont aigris, sers-les en silence et dans l’humilité, sans jamais désespérer. Si tous te quittent et qu’on te chasse avec violence, demeuré seul, prosterne-toi, baise la terre, arrose-la de tes larmes, et ces larmes porteront des fruits, quand bien même personne ne te verrait, ne t’entendrait dans ta solitude. Crois jusqu’au bout, même si tous les hommes s’étaient fourvoyés et que tu fusses seul demeuré fidèle; apporte alors ton offrande et loue Dieu, ayant seul gardé la foi. Et si deux hommes tels que toi s’assemblent, alors voilà la plénitude de l’amour vivant, embrassez-vous avec effusion et louez le Seigneur; car sa vérité s’est accomplie, ne fût-ce qu’en vous deux.


Si tu as péché toi-même et que tu en sois mortellement affligé, réjouis-toi pour un autre, pour un juste, réjouis-toi de ce que lui, en revanche, est juste et n’a pas péché.


Si tu es indigné et navré de la scélératesse des hommes, jusqu’à vouloir en tirer vengeance, redoute par-dessus tout ce sentiment; impose-toi la même peine que si tu étais toi-même coupable de leur crime. Accepte cette peine et endure-la, ton cœur s’apaisera, tu comprendras que toi aussi, tu es coupable, car tu aurais pu éclairer les scélérats même en qualité de seul juste, et tu ne l’as pas fait. En les éclairant, tu leur aurais montré une autre voie, et l’auteur du crime ne l’eût peut-être pas commis, grâce à la lumière. Si même les hommes restent insensibles à cette lumière malgré tes efforts, et qu’ils négligent leur salut, demeure ferme et ne doute pas de la puissance de la lumière céleste; sois persuadé que s’ils n’ont pas été sauvés maintenant, ils le seront plus tard. Sinon, leurs fils seront sauvés à leur place, car ta lumière ne périra pas, même si tu étais mort. Le juste disparaît, mais sa lumière reste. C’est après la mort du sauveur que l’on se sauve. Le genre humain repousse ses prophètes, il les massacre, mais les hommes aiment leurs martyrs et vénèrent ceux qu’ils ont fait périr. C’est pour la collectivité que tu travailles, pour l’avenir que tu agis. Ne cherche jamais de récompense, car tu en as déjà une grande sur cette terre: ta joie spirituelle, que seul le juste a en partage. Ne crains ni les grands ni les puissants, mais sois sage et toujours digne. Observe la mesure, connais les termes, instruis-toi à ce sujet. Retiré dans la solitude, prie. Prosterne-toi avec amour et baise la terre. Aime inlassablement, insatiablement, tous et tout, recherche cette extase et cette exaltation. Arrose la terre de larmes d’allégresse, aime ces larmes. Ne rougis pas de cette extase, chéris-la, car c’est un grand don de Dieu, accordé seulement aux élus.»


i) De l’enfer et du feu éternel. Considération mystique.


«Mes Pères, je me demande: «Qu’est-ce que l’enfer?» Je le définis ainsi: «la souffrance de ne plus pouvoir aimer». Une fois, dans l’infini de l’espace et du temps, un être spirituel, par son apparition sur la terre, a eu la possibilité de dire: «je suis et j’aime». Une fois seulement lui a été accordé un moment d’amour actif et vivant; à cette fin lui a été donnée la vie terrestre, bornée dans le temps; or, cet être heureux a repoussé ce don inestimable, ne l’a ni apprécié ni aimé, l’a considéré ironiquement, y est resté insensible. Un tel être, ayant quitté la terre, voit le sein d’Abraham, s’entretient avec lui comme il est dit dans la parabole de Lazare et du mauvais riche, il contemple le paradis, peut s’élever jusqu’au Seigneur, mais ce qui le tourmente précisément, c’est qu’il se présente sans avoir aimé, qu’il entre en contact avec ceux qui ont aimé, et dont il a dédaigné l’amour. Car il a une claire notion des choses et se dit: «Maintenant j’ai la connaissance et, malgré ma soif d’amour, cet amour sera sans valeur, ne représentera aucun sacrifice, car la vie terrestre est terminée et Abraham ne viendra pas apaiser – fût-ce par une goutte d’eau vive – ma soif ardente d’amour spirituel, dont je brûle maintenant, après l’avoir dédaigné sur la terre. La vie et le temps sont à présent révolus. Je donnerais avec joie ma vie pour les autres, mais c’est impossible, car la vie que l’on pouvait sacrifier à l’amour est écoulée, un abîme la sépare de l’existence actuelle.» On parle du feu de l’enfer au sens littéral; je crains de sonder ce mystère, mais je pense que si même il y avait de véritables flammes, les damnés s’en réjouiraient, car ils oublieraient dans les tourments physiques, ne fût-ce qu’un instant, la plus horrible torture morale. Il est impossible de les en délivrer, car ce tourment est en eux, non à l’extérieur. Et si on le pouvait, je pense qu’ils n’en seraient que plus malheureux. Car même si les justes du paradis leur pardonnaient à la vue de leurs souffrances et les appelaient à eux dans leur amour infini, ils ne feraient qu’accroître ces souffrances, excitant en eux cette soif ardente d’un amour correspondant, actif et reconnaissant, désormais impossible. Dans la timidité de mon cœur, je pense pourtant que la conscience de cette impossibilité finirait par les soulager, car ayant accepté l’amour des justes sans pouvoir y répondre, leur humble soumission créerait une sorte d’image et d’imitation de cet amour actif dédaigné par eux sur la terre… Je regrette, frères et amis, de ne pouvoir formuler clairement ceci. Mais malheur à ceux qui se sont détruits eux-mêmes, malheur aux suicidés! Je pense qu’il ne peut pas y avoir de plus malheureux qu’eux. C’est un péché, nous dit-on, de prier Dieu pour eux, et l’Église les repousse en apparence, mais ma pensée intime est qu’on pourrait prier pour eux aussi. L’amour ne saurait irriter le Christ. Toute ma vie j’ai prié dans mon cœur pour ces infortunés, je vous le confesse, mes Pères, maintenant encore je prie pour eux.


Oh! il y a en enfer des êtres qui demeurent fiers et farouches, malgré leur connaissance incontestable et la contemplation de la vérité inéluctable; il y en a de terribles, devenus totalement la proie de Satan et de son orgueil. Ce sont des martyrs volontaires qui ne peuvent se rassasier de l’enfer. Car ils se sont maudits eux-mêmes, ayant maudit Dieu et la vie. Ils se nourrissent de leur orgueil irrité, comme un affamé dans le désert se met à sucer son propre sang. Mais ils sont insatiables aux siècles des siècles et repoussent le pardon. Ils maudissent Dieu qui les appelle et voudraient que Dieu s’anéantît, lui et toute sa création. Et ils brûleront éternellement dans le feu de leur colère, ils auront soif de la mort et du néant. Mais la mort les fuira…»


Ici se termine le manuscrit d’Alexéi Fiodorovitch Karamazov. Je le répète: il est incomplet et fragmentaire. Les renseignements biographiques, par exemple, n’embrassent que la première jeunesse du starets. On a emprunté à son enseignement et à ses opinions, pour les résumer en un tout, des choses dites évidemment en plusieurs fois, à des occasions différentes. Les propos tenus par le starets dans ses dernières heures ne sont pas précisés, on donne seulement une idée de l’esprit et du caractère de cet entretien, comparé aux extraits des autres leçons, dans le manuscrit d’Alexéi Fiodorovitch. La fin du starets survint d’une façon vraiment inattendue, car, bien que tous les assistants se rendissent compte que sa mort approchait, on ne pouvait se figurer qu’elle aurait lieu si subitement; au contraire, comme nous l’avons déjà remarqué, ses amis, en le voyant si dispos, si loquace, crurent à un mieux sensible, ne fût-il que passager. Cinq minutes avant son décès, on ne pouvait encore rien prévoir. Il éprouva soudain une douleur aiguë à la poitrine, pâlit, appuya ses mains sur son cœur. Tous s’empressèrent autour de lui; souriant malgré ses souffrances, il glissa de son fauteuil, se mit à genoux, se prosterna la face penchée vers le sol, étendit les bras, puis comme en extase, baisant la terre et priant (lui-même l’avait enseigné), il rendit doucement, allégrement, son âme à Dieu. La nouvelle de sa mort se répandit aussitôt dans l’ermitage et atteignit le monastère. Les intimes du défunt et ceux que leur rang désignait à cet office procédèrent à la toilette funèbre d’après l’antique rite; la communauté se rassembla à l’église. Avant le jour, la nouvelle fut connue en ville et devint le sujet de toutes les conversations; beaucoup de gens se rendirent au monastère. Mais nous en parlerons dans le livre suivant: disons seulement, par anticipation, que durant cette journée, il survint un événement si inattendu et, d’après l’impression qu’il produisit parmi les moines et en ville, à tel point étrange et déconcertant, que jusqu’à maintenant, après tant d’années, on a gardé dans notre ville le plus vivant souvenir de cette journée mouvementée…

Загрузка...