Cinq jours après le jugement de Mitia, vers huit heures du matin, Aliocha vint trouver Catherine Ivanovna, pour s’entendre définitivement au sujet d’une affaire importante; il était en outre chargé d’une commission. Elle se tenait dans le même salon où elle avait reçu Grouchegnka; dans la pièce voisine, Ivan Fiodorovitch, en proie à la fièvre, gisait sans connaissance. Aussitôt après la scène du tribunal, Catherine Ivanovna l’avait fait transporter chez elle, sans se soucier des commentaires inévitables et du blâme de la société. L’une des deux parentes qui vivaient avec elle était partie sur-le-champ pour Moscou, l’autre était restée. Mais fussent-elles parties toutes deux cela n’eût pas changé la décision de Catherine Ivanovna, résolue à soigner elle-même le malade et à le veiller jour et nuit. Il était traité par les docteurs Varvinski et Herzenstube; le spécialiste de Moscou était reparti en refusant de se prononcer sur l’issue de la maladie. Malgré leurs affirmations rassurantes, les médecins ne pouvaient encore donner un ferme espoir. Aliocha visitait son frère deux fois par jour. Mais cette fois, il s’agissait d’une affaire particulièrement embarrassante, qu’il ne savait trop comment aborder; et il se hâtait, appelé ailleurs par un devoir non moins important. Ils s’entretenaient depuis un quart d’heure. Catherine Ivanovna était pâle, exténuée, en proie à une agitation maladive; elle pressentait le but de la visite d’Aliocha.
«Ne vous inquiétez pas de sa décision, disait-elle avec fermeté à Aliocha. D’une façon ou d’une autre, il en viendra à cette solution: il faut qu’il s’évade. Ce malheureux, ce héros de la conscience et de l’honneur – pas lui, pas Dmitri Fiodorovitch, mais celui qui est malade ici et s’est sacrifié pour son frère, ajouta Katia, les yeux étincelants, m’a depuis longtemps déjà communiqué tout le plan d’évasion. Il avait même fait des démarches; je vous en ai déjà parlé… Voyez-vous, ce sera probablement à la troisième étape, lorsqu’on emmènera le convoi des déportés en Sibérie. Oh! c’est encore loin. Ivan Fiodorovitch est allé voir le chef de la troisième étape. Mais on ne sait pas encore qui commandera le convoi; d’ailleurs cela n’est jamais connu à l’avance. Demain, peut-être, je vous montrerai le plan détaillé que m’a laissé Ivan Fiodorovitch la veille du jugement, à tout hasard… Vous vous rappelez, nous nous querellions lorsque vous êtes venu; il descendait l’escalier, en vous voyant je l’obligeai à remonter, vous vous souvenez? Savez-vous à quel propos nous nous querellions?
– Non, je ne sais pas.
– Évidemment, il vous l’a caché; c’était précisément à propos de ce plan d’évasion. Il m’en avait déjà expliqué l’essentiel trois jours auparavant; ce fut l’origine de nos querelles durant ces trois jours. Voici pourquoi: lorsqu’il me déclara que s’il était condamné Dmitri Fiodorovitch s’enfuirait à l’étranger avec cette créature, je me fâchai tout à coup; je ne vous dirai pas pour quelle raison, je l’ignore moi-même. Oh! sans doute c’est à cause d’elle et parce qu’elle accompagnerait Dmitri dans sa fuite! s’écria Catherine Ivanovna, les lèvres tremblantes de colère. Mon irritation contre cette créature fit croire à Ivan Fiodorovitch que j’étais jalouse d’elle et, par conséquent, encore éprise de Dmitri. Voilà la cause de notre première querelle. Je ne voulus ni m’expliquer ni m’excuser; il m’était pénible qu’un tel homme pût me soupçonner d’aimer comme autrefois ce… Et cela, alors que depuis longtemps je lui avais déclaré en toute franchise que je n’aimais pas Dmitri, que je n’aimais que lui seul! C’est par simple animosité envers cette créature que je me suis fâchée contre lui! Trois jours plus tard, justement le soir où vous êtes venu, il m’apporta une enveloppe cachetée que je devais ouvrir au cas où il arriverait quelque chose. Oh! il pressentait sa maladie! Il m’expliqua que cette enveloppe contenait le plan détaillé de l’évasion, et que s’il mourait ou tombait dangereusement malade, je devrais sauver Mitia à moi seule. Il me laissa aussi de l’argent, presque dix mille roubles, la somme à laquelle le procureur, ayant appris qu’il l’avait envoyée changer, a fait allusion dans son discours. Je fus stupéfaite de voir que, malgré sa jalousie, et persuadé que j’aimais Dmitri, Ivan Fiodorovitch n’avait pas renoncé à sauver son frère et qu’il se fiait à moi pour cela! Oh! c’était un sacrifice sublime! Vous ne pouvez comprendre la grandeur d’une telle abnégation, Alexéi Fiodorovitch! J’allais me jeter à ses pieds, mais lorsque je songeai tout à coup qu’il attribuerait ce geste uniquement à ma joie de savoir Mitia sauvé (et il l’aurait certes cru!), la possibilité d’une telle injustice de sa part m’irrita si fort qu’au lieu de lui baiser les pieds je lui fis une nouvelle scène! Que je suis malheureuse! Quel affreux caractère que le mien! Vous verrez: Je ferai si bien qu’il me quittera pour une autre plus facile à vivre, comme Dmitri; mais alors… non, je ne le supporterai pas, je me tuerai! Au moment où vous êtes arrivé, ce soir-là, et où j’ai ordonné à Ivan de remonter, le regard haineux et méprisant qu’il me lança en entrant me mit dans une affreuse colère; alors, vous vous le rappelez sans doute, je vous criai tout à coup que c’était lui, lui seul, qui m’avait assuré que Dmitri était l’assassin! Je le calomniais pour le blesser une fois de plus; il ne m’a jamais assuré pareille chose, au contraire, c’est moi qui le lui affirmais! C’est ma violence qui est cause de tout. Cette abominable scène devant le tribunal, c’est moi qui l’ai provoquée! Il voulait me prouver la noblesse de ses sentiments, me démontrer que, malgré mon amour pour son frère, il ne le perdrait pas par vengeance, par jalousie. Alors il a fait la déposition que vous connaissez… Je suis cause de tout cela, c’est ma faute à moi seule!»
Jamais encore Katia n’avait fait de tels aveux à Aliocha; il comprit qu’elle était parvenue à ce degré de souffrance intolérable où le cœur le plus orgueilleux abdique toute fierté et s’avoue vaincu par la douleur. Aliocha connaissait une autre cause au chagrin de la jeune fille, bien qu’elle la lui dissimulât depuis la condamnation de Mitia: elle souffrait de sa «trahison» à l’audience, et il pressentait que sa conscience la poussait à s’accuser précisément devant lui, Aliocha, dans une crise de larmes, en se frappant le front contre terre. Il redoutait cet instant et voulait lui en épargner la souffrance. Mais sa commission n’en devenait que plus difficile à faire. Il se remit à parler de Mitia.
«Ne craignez rien pour lui, reprit obstinément Katia; sa décision est passagère, soyez sûr qu’il consentira à s’évader. D’ailleurs, ce n’est pas pour tout de suite, il aura tout le temps de s’y décider. À ce moment-là, Ivan Fiodorovitch sera guéri et s’occupera de tout, de sorte que je n’aurai pas à m’en mêler. Ne vous inquiétez pas, Dmitri consentira à s’évader: il ne peut renoncer à cette créature; et comme elle ne serait pas admise au bagne, force lui est de s’enfuir. Il vous craint, il redoute votre blâme, vous devez donc lui permettre magnanimement de s’évader, puisque votre sanction est si nécessaire», ajouta Katia avec ironie.
Elle se tut un instant, sourit, continua:
«Il parle d’hymnes, de croix à porter, d’un certain devoir. Je m’en souviens, Ivan Fiodorovitch m’a rapporté tout cela… Si vous saviez comme il en parlait! s’écria soudain Katia avec un élan irrésistible, si vous saviez combien il aimait ce malheureux au moment où il me racontait cela, et combien, peut-être, il le haïssait en même temps! Et moi je l’écoutais, je le regardais pleurer avec un sourire hautain! Oh! la vile créature que je suis! C’est moi qui l’ai rendu fou! Mais l’autre, le condamné, est-il prêt à souffrir, conclut Katia avec irritation, en est-il capable? Les êtres comme lui ignorent la souffrance!»
Une sorte de haine et de dégoût perçait à travers ces paroles. Cependant, elle l’avait trahi. «Eh bien! c’est peut-être parce qu’elle se sent coupable envers lui qu’elle le hait par moments», songea Aliocha. Il aurait voulu que ce ne fût que «par moments».
Il avait senti un défi dans les dernières paroles de Katia, mais il ne le releva point.
«Je vous ai prié de venir aujourd’hui pour que vous me promettiez de le convaincre. Mais peut-être d’après vous aussi, serait-ce déloyal et vil de s’évader, ou comment dire… pas chrétien? ajouta Katia avec une provocation encore plus marquée.
– Non, ce n’est rien. Je lui dirai tout… murmura Aliocha… Il vous prie de venir le voir aujourd’hui», reprit-il brusquement, en la regardant dans les yeux.
Elle tressaillit et eut un léger mouvement de recul.
«Moi… est-ce possible? fit-elle en pâlissant.
– C’est possible et c’est un devoir! déclara Aliocha d’un ton ferme. Vous lui êtes plus nécessaire que jamais. Je ne vous aurais pas tourmentée prématurément à ce sujet sans nécessité. Il est malade, il est comme fou, il vous demande constamment. Ce n’est pas pour une réconciliation qu’il veut vous voir; montrez-vous seulement sur le seuil de sa chambre. Il a bien changé depuis cette fatale journée et comprend toute l’étendue de ses torts envers vous. Ce n’est pas votre pardon qu’il veut: «On ne peut pas me pardonner», dit-il lui-même. Il veut seulement vous voir sur le seuil…
– Vous me prenez à l’improviste…, murmura Katia; je pressentais ces jours-ci que vous viendriez dans ce dessein… Je savais bien qu’il me demanderait!… C’est impossible!
– Impossible, soit, mais faites-le. Souvenez-vous que, pour la première fois, il est consterné de vous avoir fait de tels affronts, jamais encore il n’avait compris ses torts aussi profondément! Il dit: «Si elle refuse de venir, je serai toujours malheureux.» Vous entendez: un condamné à vingt ans de travaux forcés songe encore au bonheur, cela ne fait-il pas pitié? Songez que vous allez voir une victime innocente, dit Aliocha avec un air de défi. Ses mains sont nettes de sang. Au nom de toutes les souffrances qui l’attendent, allez le voir maintenant! Venez, conduisez-le dans les ténèbres, montrez-vous seulement sur le seuil… Vous devez, vous devez le faire, conclut Aliocha en insistant avec énergie sur le mot «devez».
– Je dois… mais je ne peux pas…, gémit Katia; il me regardera… Non, je ne peux pas.
– Vos regards doivent se rencontrer. Comment pourrez-vous vivre désormais, si vous refusez maintenant?
– Plutôt souffrir toute ma vie.
– Vous devez venir, il le faut, insista de nouveau Aliocha, inflexible.
– Mais pourquoi aujourd’hui, pourquoi tout de suite?… Je ne puis pas abandonner le malade…
– Vous le pouvez, pour un moment, ce ne sera pas long. Si vous ne venez pas, Dmitri aura le délire cette nuit. Je ne vous mens pas, ayez pitié!
– Ayez pitié de moi! dit avec amertume Katia, et elle fondit en larmes.
– Alors vous viendrez! proféra fermement Aliocha en la voyant pleurer. Je vais lui dire que vous venez tout de suite.
– Non, pour rien au monde, ne lui en parlez pas! s’écria Katia avec effroi. J’irai, mais ne le lui dites pas à l’avance, car peut-être n’entrerai-je pas… Je ne sais pas encore.»
Sa voix se brisa. Elle respirait avec peine. Aliocha se leva pour partir.
«Et si je rencontrais quelqu’un? dit-elle tout à coup, en pâlissant de nouveau.
– C’est pourquoi il faut venir tout de suite; il n’y aura personne, soyez tranquille. Nous vous attendrons», conclut-il avec fermeté; et il sortit.
Il se hâta vers l’hôpital où était maintenant Mitia. Le surlendemain du jugement, ayant contracté une fièvre nerveuse, on l’avait transporté à l’hôpital, dans la division des détenus. Mais le Dr Varvinski, à la demande d’Aliocha, de Mme Khokhlakov, de Lise et d’autres, fit placer Mitia dans une chambre à part, celle qu’occupait naguère Smerdiakov. À vrai dire, au fond du corridor se tenait un factionnaire, et la fenêtre était grillée; Varvinski pouvait donc être rassuré sur les suites de cette complaisance un peu illégale. Bon et compatissant, il comprenait combien c’était dur pour Mitia d’entrer sans transition dans la société des malfaiteurs, et qu’il lui fallait d’abord s’y habituer. Les visites étaient autorisées en sous-main par le médecin, le surveillant et même l’ispravnik, mais seuls Aliocha et Grouchegnka venaient voir Mitia. À deux reprises, Rakitine avait tenté de s’introduire, mais Mitia pria instamment Varvinski de ne pas le laisser entrer.
Aliocha trouva son frère assis sur sa couchette, en robe de chambre, la tête entourée d’une serviette mouillée d’eau et de vinaigre; il avait un peu de fièvre. Il jeta sur Aliocha un regard vague où perçait une sorte d’effroi.
En général, depuis sa condamnation, il était devenu pensif. Parfois, il restait une demi-heure sans rien dire, paraissant se livrer à une méditation douloureuse, oubliant son interlocuteur. S’il sortait de sa rêverie, c’était toujours à l’improviste et pour parler d’autre chose que ce dont il fallait. Parfois, il regardait son frère avec compassion et semblait moins à l’aise avec lui qu’avec Grouchegnka. À vrai dire, il ne parlait guère à celle-ci, mais dès qu’elle entrait, son visage s’illuminait. Aliocha s’assit en silence à côté de lui. Dmitri l’attendait avec impatience, pourtant il n’osait l’interroger. Il estimait impossible que Katia consentît à venir, tout en sentant que si elle ne venait pas, sa douleur serait intolérable. Aliocha comprenait ses sentiments.
«Il paraît que Tryphon Borissytch a presque démoli son auberge, dit fiévreusement Mitia. Il soulève les feuilles des parquets, arrache des planches; il a démonté toute sa galerie, morceau par morceau, dans l’espoir de trouver un trésor, les quinze cents roubles qu’à en croire le procureur j’aurais cachés là-bas. Sitôt de retour, on dit qu’il s’est mis à l’œuvre. C’est bien fait pour le coquin. Je l’ai appris hier d’un gardien qui est de là-bas.
– Écoute, dit Aliocha, elle viendra, je ne sais quand, peut-être aujourd’hui, ou dans quelques jours, je l’ignore. Mais elle viendra, c’est sûr.»
Mitia tressaillit, il aurait voulu parler, mais garda le silence. Cette nouvelle le bouleversait. On voyait qu’il était anxieux de connaître les détails de la conversation, tout en redoutant de les demander; un mot cruel ou dédaigneux de Katia eût été pour lui, en ce moment, un coup de poignard.
«Elle m’a dit, entre autres, de tranquilliser ta conscience au sujet de l’évasion. Si Ivan n’est pas guéri à ce moment, c’est elle qui s’en occupera.
– Tu m’en as déjà parlé, fit observer Mitia.
– Et toi, tu l’as déjà répété à Grouchegnka.
– Oui, avoua Mitia, avec un regard timide à son frère. Elle ne viendra que ce soir. Quand je lui ai dit que Katia agissait, elle s’est tue d’abord, les lèvres contractées; puis elle a murmuré: «Soit!» Elle a compris que c’était grave. Je n’ai pas osé la questionner. Maintenant elle paraît comprendre que ce n’est pas moi, mais Ivan que Katia aime.
– Vraiment?
– Peut-être que non. En tout cas, elle ne viendra pas ce matin; je l’ai chargée d’une commission… Écoute, Ivan est notre esprit supérieur, c’est à lui de vivre, pas à nous. Il guérira.
– Figure-toi que Katia, malgré ses alarmes, ne doute presque pas de sa guérison.
– Alors, c’est qu’elle est persuadée qu’il mourra. C’est la frayeur qui lui inspire cette conviction.
– Ivan est de constitution robuste. Moi aussi, j’ai bon espoir, dit Aliocha non sans appréhension.
– Oui, il guérira. Mais elle a la conviction qu’il mourra. Elle doit beaucoup souffrir.»
Il y eut un silence. Une grave préoccupation tourmentait Mitia.
«Aliocha, j’aime passionnément Grouchegnka, dit-il tout à coup d’une voix tremblante, où il y avait des larmes.
– On ne la laissera pas avec toi, là-bas.
– Je voulais te dire encore, poursuivit Mitia d’une voix vibrante, si l’on me bat en route ou là-bas, je ne le supporterai pas, je tuerai et l’on me fusillera. Et c’est pour vingt ans! Ici, les gardiens me tutoient déjà. Toute cette nuit j’ai réfléchi, eh bien, je ne suis pas prêt! C’est au-dessus de mes forces! Moi qui voulais chanter un hymne, je ne puis supporter le tutoiement des gardiens. J’aurais tout enduré pour l’amour de Grouchegnka, tout… sauf les coups… Mais on ne la laissera pas entrer là-bas.»
Aliocha sourit doucement.
«Écoute, frère, une fois pour toutes, voici mon opinion à cet égard. Tu sais que je ne mens pas. Tu n’es pas prêt pour une pareille croix, elle n’est pas faite pour toi. Bien plus, tu n’as pas besoin d’une épreuve aussi douloureuse. Si tu avais tué ton père, je regretterais de te voir repousser l’expiation. Mais tu es innocent et cette croix est trop lourde pour toi. Puisque tu voulais te régénérer par la souffrance, garde toujours présent, partout où tu vivras, cet idéal de la régénération; cela suffira. Le fait de t’être dérobé à cette terrible épreuve servira seulement à te faire sentir un devoir plus grand encore, et ce sentiment continuel contribuera peut-être davantage à ta régénération que si tu étais allé là-bas. Car tu ne supporterais pas les souffrances du bagne, tu récriminerais, peut-être finirais-tu par dire: «Je suis quitte.» L’avocat a dit vrai en ce sens. Tous n’endurent pas de lourds fardeaux; il y a des êtres qui succombent… Voilà mon opinion, puisque tu désires tant la connaître. Si ton évasion devait coûter cher à d’autres officiers et soldats, «je ne te permettrais pas» (Aliocha sourit) de t’évader. Mais on assure (le chef d’étape lui-même l’a dit à Ivan) qu’en s’y prenant bien il n’y aura pas de sanctions sévères, et qu’ils s’en tireront à bon compte. Certes, il est malhonnête de corrompre les consciences, même dans ce cas, mais ici je m’abstiendrai de juger, car si, par exemple, Ivan et Katia m’avaient confié un rôle dans cette affaire, je n’aurais pas hésité à employer la corruption: je dois te dire toute la vérité. Aussi, n’est-ce pas à moi à juger ta manière d’agir. Mais sache que je ne te condamnerai jamais. D’ailleurs, c’est étrange, comment pourrais-je être ton juge en cette affaire? Eh bien, je crois avoir tout examiné.
– En revanche, c’est moi qui me condamnerai! s’écria Mitia. Je m’évaderai, c’était déjà décidé: est-ce que Mitia Karamazov peut ne pas fuir? Mais je me condamnerai et je passerai ma vie à expier cette faute. C’est bien ainsi que parlent les Jésuites? Comme nous le faisons maintenant, hé?
– En effet, dit gaiement Aliocha.
– Je t’aime, parce que tu dis toujours la vérité entière, sans rien cacher! dit Mitia radieux. Donc, j’ai pris Aliocha en flagrant délit de jésuitisme! Tu mériterais qu’on t’embrassât pour ça, vraiment! Eh bien, écoute le reste, je vais achever de m’épancher. Voici ce que j’ai imaginé et résolu. Si je parviens à m’évader, avec de l’argent et un passeport, et que j’arrive en Amérique, je serai réconforté par cette idée que ce n’est pas pour vivre heureux que je le fais, mais pour subir un bagne qui vaut peut-être celui-ci! Je t’assure, Alexéi, que cela se vaut! Au diable cette Amérique! je la hais déjà. Grouchegnka m’accompagnera, soit, mais regarde-la: a-t-elle l’air d’une Américaine? Elle est russe, russe jusqu’à la moelle des os, elle aura le mal du pays, et sans cesse je la verrai souffrir à cause de moi, chargée d’une croix qu’elle n’a pas méritée. Et moi, supporterai-je les goujats de là-bas, quand bien même tous vaudraient mieux que moi? Je la déteste déjà, cette Amérique! Eh bien, qu’ils soient là-bas des techniciens hors ligne ou tout ce qu’on voudra, que le diable les emporte, ce ne sont pas là mes gens! J’aime la Russie, Alexéi, j’aime le Dieu russe, tout vaurien que je suis! Oui, je crèverai là-bas!» s’écria-t-il, les yeux tout à coup étincelants. Sa voix tremblait.
«Eh bien, voici ce que j’ai décidé, Alexéi, écoute! poursuivit-il une fois calmé. Sitôt arrivés là-bas, avec Grouchegnka, nous nous mettrons à labourer, à travailler dans la solitude, parmi les ours, bien loin. Là-bas aussi il y a des coins perdus. On dit qu’il y a encore des Peaux-Rouges; eh bien! c’est dans cette région que nous irons, chez les derniers Mohicans. Nous étudierons immédiatement la grammaire, Grouchegnka et moi. Au bout de trois ans, nous saurons l’anglais à fond. Alors, adieu l’Amérique! Nous reviendrons en Russie, citoyens américains. N’aie crainte, nous ne retournerons pas dans cette petite ville, nous nous cacherons quelque part, au Nord ou au Sud. Je serai changé, elle aussi; je me ferai faire en Amérique une barbe postiche, je me crèverai un œil, sinon je porterai une longue barbe grise (le mal du pays me fera vite vieillir), peut-être qu’on ne me reconnaîtra pas. Si je suis reconnu, qu’on me déporte, tant pis, c’était ma destinée! En Russie aussi, nous labourerons dans un coin perdu, et toujours je me ferai passer pour américain. En revanche, nous mourrons sur la terre natale. Voilà mon plan, il est irrévocable. L’approuves-tu?
– Oui» dit Aliocha pour ne pas le contredire.
Mitia se tut un instant et proféra tout à coup:
«Comme on m’a arrangé à l’audience! Quel parti pris!
– Même sans cela, tu aurais été condamné, dit Aliocha en soupirant.
– Oui, on en a assez de moi, ici! Que Dieu leur pardonne, mais c’est dur!» gémit Mitia.
Un nouveau silence suivit.
«Aliocha, exécute-moi tout de suite! Viendra-t-elle ou non maintenant, parle! Qu’a-t-elle dit?
– Elle a promis de venir, mais je ne sais pas si ce sera aujourd’hui. Cela lui est pénible!»
Aliocha regarda timidement son frère.
«Je pense bien! Je pense bien! Aliocha, j’en deviendrai fou. Grouchegnka ne cesse de me regarder. Elle comprend. Dieu, apaise-moi, qu’est-ce que je demande? Voilà bien l’impétuosité des Karamazov! Non, je ne suis pas capable de souffrir! Je ne suis qu’un misérable!
– La voilà!» s’écria Aliocha.
À ce moment, Katia parut sur le seuil. Elle s’arrêta un instant et regarda Mitia d’un air égaré. Celui-ci se leva vivement, pâle d’effroi, mais aussitôt un sourire timide, suppliant, se dessina sur ses lèvres, et tout à coup, d’un mouvement irrésistible, il tendit les bras à Katia, qui s’élança. Elle lui saisit les mains, le fit asseoir sur le lit, s’assit elle-même, sans lâcher ses mains qu’elle serrait convulsivement. À plusieurs reprises, tous deux voulurent parler, mais se retinrent, se regardant en silence, avec un sourire étrange, comme rivés l’un à l’autre; deux minutes se passèrent ainsi.
«As-tu pardonné?» murmura enfin Mitia, et aussitôt, se tournant radieux vers Aliocha, il lui cria: «Tu entends ce que je demande, tu entends!
– Je t’aime parce que ton cœur est généreux, dit Katia. Tu n’as pas besoin de mon pardon, pas plus que je n’ai besoin du tien. Que tu me pardonnes ou non, le souvenir de chacun de nous restera comme une plaie dans l’âme de l’autre; cela doit être…»
La respiration lui manqua…
«Pourquoi suis-je venue? poursuivit-elle fébrilement: pour embrasser tes pieds, te serrer les mains jusqu’à la douleur, tu te rappelles, comme à Moscou, pour te dire encore que tu es mon dieu, ma joie, te dire que je t’aime follement», gémit-elle dans un sanglot.
Elle appliqua ses lèvres avides sur la main de Mitia. Ses larmes ruisselaient. Aliocha restait silencieux et déconcerté; il ne s’attendait pas à cette scène.
«L’amour s’est évanoui, Mitia, reprit-elle, mais le passé m’est douloureusement cher. Sache-le pour toujours. Maintenant, pour un instant, supposons vrai ce qui aurait pu être, murmura-t-elle avec un sourire crispé, en le fixant de nouveau avec joie. À présent, nous aimons chacun de notre côté; pourtant je t’aimerai toujours, et toi de même, le savais-tu? Tu entends, aime-moi, aime-moi toute ta vie! soupira-t-elle d’une voix tremblante qui menaçait presque.
– Oui, je t’aimerai et… sais-tu, Katia, dit Mitia en s’arrêtant à chaque mot, sais-tu qu’il y a cinq jours, ce soir-là, je t’aimais… Quand tu es tombée évanouie et qu’on t’a emportée… Toute ma vie! Il en sera ainsi, toujours.»
C’est ainsi qu’ils se tenaient des propos presque absurdes et exaltés, mensongers peut-être, mais ils étaient sincères et avaient en eux une confiance absolue.
«Katia, s’écria tout à coup Mitia, crois-tu que j’aie tué? Je sais que maintenant tu ne le crois pas, mais alors… quand tu déposais… le croyais-tu vraiment?
– Je ne l’ai jamais cru, même alors! Je te détestais et je me suis persuadée, pour un instant… En déposant, j’en étais convaincue… mais tout de suite après, j’ai cessé de le croire. Sache-le. J’oubliais que je suis venue ici pour faire amende honorable! dit-elle avec une expression toute nouvelle, qui ne rappelait en rien les tendres propos de tout à l’heure.
– Tu as de la peine, femme, dit soudain Mitia.
– Laisse-moi, murmura-t-elle; je reviendrai, maintenant je n’en peux plus.»
Elle s’était levée, mais soudain jeta un cri et recula.
Grouchegnka venait d’entrer brusquement, quoique sans bruit. Personne ne l’attendait. Katia s’élança vers la porte, mais s’arrêta devant Grouchegnka, devint d’une pâleur de cire, murmura dans un souffle:
«Pardonnez-moi!»
L’autre la regarda en face et, au bout d’un instant, lui dit d’une voix fielleuse, chargée de haine:
«Nous sommes toutes deux méchantes! Comment nous pardonner l’une l’autre? Mais sauve-le, toute ma vie je prierai pour toi.
– Et tu refuses de lui pardonner! cria Mitia d’un ton de vif reproche.
– Sois tranquille, je le sauverai, s’empressa de dire Katia, qui sortit vivement.
– Tu as pu lui refuser ton pardon quand elle-même te le demandait? s’écria de nouveau Mitia avec amertume.
– Ne lui fais pas de reproches, Mitia, tu n’en as pas le droit! intervint avec vivacité Aliocha.
– C’est son orgueil et non son cœur qui parlait, dit avec dégoût Grouchegnka. Qu’elle te délivre, je lui pardonnerai tout…»
Elle se tut, comme si elle refoulait quelque chose et ne pouvait pas encore se remettre. Elle était venue tout à fait par hasard, ne se doutant de rien et sans s’attendre à cette rencontre.
«Aliocha, cours après elle! Dis-lui… je ne sais quoi… ne la laisse pas partir ainsi!
– Je reviendrai avant ce soir!» cria Aliocha, qui courut pour rattraper Katia.
Il la rejoignit hors de l’enceinte de l’hôpital. Elle se hâtait et lui dit rapidement:
«Non, il m’est impossible de m’humilier devant cette femme. J’ai voulu boire le calice jusqu’à la lie, c’est pourquoi je lui ai demandé pardon. Elle m’a refusé… Je l’aime pour ça! dit Katia d’une voix altérée, et ses yeux brillaient d’une haine farouche.
– Mon frère ne s’y attendait pas, balbutia Aliocha. Il était persuadé qu’elle ne viendrait pas…
– Sans doute. Laissons cela, trancha-t-elle. Écoutez: je ne peux pas vous accompagner à l’enterrement. Je leur ai envoyé des fleurs pour le cercueil. Ils doivent avoir encore de l’argent. S’il en faut, dites-leur qu’à l’avenir je ne les abandonnerai jamais. Et maintenant, laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie. Vous êtes déjà en retard, on sonne la dernière messe. Laissez-moi, de grâce!»
Il était en retard, en effet. On l’attendait et on avait même déjà décidé de porter sans lui à l’église le gentil cercueil orné de fleurs. C’était celui d’Ilioucha. Le pauvre enfant était mort deux jours après le prononcé du jugement. Dès la porte cochère, Aliocha fut accueilli par les cris des jeunes garçons, camarades d’Ilioucha. Ils étaient venus douze, avec leurs sacs d’écoliers au dos. «Papa pleurera, soyez avec lui», leur avait dit Ilioucha en mourant, et les enfants s’en souvenaient. À leur tête était Kolia Krassotkine.
«Comme je suis content que vous soyez venu, Karamazov! s’écria-t-il en tendant la main à Aliocha. Ici, c’est un spectacle affreux. Vraiment cela fait peine à voir. Sniéguiriov n’est pas ivre, nous sommes sûrs qu’il n’a pas bu aujourd’hui, et cependant il a l’air ivre… Je suis toujours ferme, mais c’est affreux. Karamazov, si cela ne vous retient pas, je vous poserai seulement une question, avant d’entrer.»
Aliocha s’arrêta.
«Qu’y a-t-il, Kolia?
– Votre frère est-il innocent ou coupable? Est-ce lui qui a tué son père, ou le valet? Je croirai ce que vous direz. Je n’ai pas dormi durant quatre nuits à cause de cette idée.
– C’est Smerdiakov qui a tué, mon frère est innocent, répondit Aliocha.
– C’est aussi mon opinion! s’écria le jeune Smourov.
– Ainsi, il succombe comme une victime innocente pour la vérité? s’exclama Kolia. Tout en succombant, il est heureux! Je suis prêt à l’envier!
– Comment pouvez-vous dire cela, et pourquoi? fit Aliocha surpris.
– Oh! si je pouvais un jour me sacrifier à la vérité! proféra Kolia avec enthousiasme.
– Mais pas dans une telle affaire, pas avec un tel opprobre, dans des circonstances aussi horribles!
– Assurément… je voudrais mourir pour l’humanité tout entière, et quant à la honte, peu importe: périssent nos noms. Je respecte votre frère!
– Moi aussi!» s’écria tout à fait inopinément le même garçon qui avait prétendu naguère connaître les fondateurs de Troie. Et tout comme alors, il devint rouge comme une pivoine.
Aliocha entra. Dans le cercueil bleu, orné d’une ruche blanche, Ilioucha était couché, les mains jointes, les yeux fermés. Les traits de son visage amaigri avaient à peine changé, et chose étrange, le cadavre ne sentait presque pas. L’expression était sérieuse et comme pensive. Les mains surtout étaient belles, comme taillées dans du marbre. On y avait mis des fleurs. Le cercueil entier, au-dedans et au-dehors, était orné de fleurs envoyées de grand matin par Lise Khokhlakov. Mais il en était venu d’autres de la part de Catherine Ivanovna, et lorsque Aliocha ouvrit la porte, le capitaine, une gerbe dans ses mains tremblantes, était en train de la répandre sur son cher enfant. Il regarda à peine le nouveau venu; d’ailleurs, il ne faisait attention à personne, pas même à sa femme, la «maman» démente et éplorée, qui s’efforçait de se soulever sur ses jambes malades, pour voir de plus près son enfant mort. Quant à Nina, les enfants l’avaient transportée, avec son fauteuil, tout près du cercueil. Elle y appuyait la tête et devait pleurer doucement. Sniéguiriov avait l’air animé, mais comme perplexe et en même temps farouche. Il y avait de la folie dans ses gestes, dans les paroles qui lui échappaient. «Mon petit, mon cher petit!» s’écriait-il à chaque instant, en regardant Ilioucha.
«Papa, donne-moi aussi des fleurs, prends dans sa main cette fleur blanche et donne-la-moi!» demanda en sanglotant la maman folle.
Soit que la petite rose blanche qui était dans les mains d’Ilioucha lui plût beaucoup, ou qu’elle voulût la garder en souvenir de lui, elle s’agitait, les bras tendus vers la fleur.
«Je ne donnerai rien à personne! répondit durement Sniéguiriov. Ce sont ses fleurs et pas les tiennes. Tout est à lui, rien à toi!
– Papa, donnez une fleur à maman! dit Nina en découvrant son visage humide de larmes.
– Je ne donnerai rien, surtout pas à elle! Elle ne l’aimait pas. Elle lui a enlevé son petit canon», dit le capitaine avec un sanglot, en se rappelant comment Ilioucha avait alors cédé le canon à sa mère.
La pauvre folle se mit à pleurer, en se cachant le visage dans ses mains. Les écoliers, voyant enfin que le père ne lâchait pas le cercueil, et qu’il était temps de le porter à l’église, l’entourèrent étroitement, se mirent à le soulever.
«Je ne veux pas l’enterrer dans l’enceinte! clama soudain Sniéguiriov, je l’enterrerai près de la pierre, de notre pierre! C’est la volonté d’Ilioucha. Je ne le laisserai pas porter!»
Depuis trois jours, il parlait de l’enterrer près de la pierre; mais Aliocha et Krassotkine intervinrent, ainsi que la logeuse, sa sœur, tous les enfants.
«Quelle idée de l’enterrer près d’une pierre impure, comme un réprouvé! dit sévèrement la vieille femme. Dans l’enceinte, la terre est bénie. Il sera mentionné dans les prières. On entend les chants de l’église, le diacre a une voix si sonore que tout lui parviendra chaque fois, comme si on chantait sur sa tombe.»
Le capitaine eut un geste de lassitude, comme pour dire: «Faites ce que vous voudrez!» Les enfants soulevèrent le cercueil, mais en passant près de la mère, ils s’arrêtèrent un instant pour qu’elle pût dire adieu à Ilioucha. En voyant soudain de près ce cher visage, qu’elle n’avait contemplé durant trois jours qu’à une certaine distance, elle se mit à dodeliner de sa tête grise.
«Maman, bénis-le, embrasse-le», lui cria Nina.
Mais celle-ci continuait à remuer la tête, comme une automate, et, sans rien dire, le visage crispé de douleur, elle se frappa la poitrine du poing. On porta le cercueil plus loin. Nina déposa un dernier baiser sur les lèvres de son frère.
Aliocha, en sortant, pria la logeuse de veiller sur les deux femmes; elle ne le laissa pas achever.
«Nous connaissons notre devoir; je resterai près d’elles, nous aussi sommes chrétiens.»
La vieille pleurait en parlant.
L’église était à peu de distance, trois cents pas au plus. Il faisait un temps clair et doux, avec un peu de gelée. Les cloches sonnaient encore. Sniéguiriov, affairé et désorienté, suivait le cercueil dans son vieux pardessus trop mince pour la saison, tenant à la main son feutre aux larges bords. En proie à une inexplicable inquiétude, tantôt il voulait soutenir la tête du cercueil, ce qui ne faisait que gêner les porteurs, tantôt il s’efforçait de marcher à côté. Une fleur était tombée sur la neige, il se précipita pour la ramasser, comme si cela avait une énorme importance.
«Le pain, on a oublié le pain!» s’écria-t-il tout à coup avec effroi.
Mais les enfants lui rappelèrent aussitôt qu’il venait de prendre un morceau de pain et l’avait mis dans sa poche. Il le sortit et se calma en le voyant.
«C’est Ilioucha qui le veut, expliqua-t-il à Aliocha; une nuit que j’étais à son chevet, il me dit tout à coup: «Père, quand on m’enterrera, émiette du pain sur ma tombe, pour attirer les moineaux; je les entendrai et cela me fera plaisir de ne pas être seul.»
– C’est très bien, dit Aliocha; il faudra en porter souvent.
– Tous les jours, tous les jours!» murmura le capitaine comme ranimé.
On arriva enfin à l’église et le cercueil fut placé au milieu. Les enfants l’entourèrent et eurent, durant la cérémonie, une attitude exemplaire. L’église était ancienne et plutôt pauvre, beaucoup d’icônes n’avaient pas de cadres, mais dans de telles églises on se sent plus à l’aise pour prier. Pendant la messe, Sniéguiriov sembla se calmer un peu, bien que la même préoccupation inconsciente reparût par moments chez lui; tantôt il s’approchait du cercueil pour arranger le poêle, le vient-chik [205], tantôt quand un cierge tombait du chandelier, il s’élançait pour le replacer et n’en finissait pas. Puis il se tranquillisa et se tint à la tête, l’air soucieux et comme perplexe. Après l’épître, il chuchota à Aliocha qu’on ne l’avait pas lue comme il faut, sans expliquer sa pensée. Il se mit à chanter l’hymne chérubique [206], puis se prosterna, le front contre les dalles, avant qu’il fût achevé, et resta assez longtemps dans cette position. Enfin, on donna l’absoute, on distribua les cierges. Le père affolé allait de nouveau s’agiter, mais l’onction et la majesté du chant funèbre le bouleversèrent. Il parut se pelotonner et se mit à sangloter à de brefs intervalles, d’abord en étouffant sa voix, puis bruyamment vers la fin. Au moment des adieux, lorsqu’on allait fermer le cercueil [207], il l’étreignit comme pour s’y opposer et commença à couvrir de baisers les lèvres de son fils. On l’exhorta et il avait déjà descendu le degré, lorsque tout à coup il étendit vivement le bras et prit quelques fleurs du cercueil. Il les contempla et une nouvelle idée parut l’absorber, de sorte qu’il oublia, pour un instant, l’essentiel. Peu à peu, il tomba dans la rêverie et ne fit aucune résistance lorsqu’on emporta le cercueil.
La tombe, située tout près de l’église, dans l’enceinte, coûtait cher; Catherine Ivanovna avait payé. Après le rite d’usage, les fossoyeurs descendirent le cercueil. Sniéguiriov, ses fleurs à la main, se penchait tellement au-dessus de la fosse béante, que les enfants effrayés se cramponnèrent à son pardessus et le tirèrent en arrière. Mais il ne paraissait pas bien comprendre ce qui se passait. Lorsqu’on combla la fosse, il se mit à désigner, d’un air préoccupé, la terre qui s’amoncelait, et commença même à parler, mais personne n’y comprit rien; d’ailleurs, il se tut bientôt. On lui rappela alors qu’il fallait émietter le pain; il se trémoussa, le sortit de sa poche, l’éparpilla en petits morceaux sur la tombe: «Accourez, petits oiseaux, accourez, gentils moineaux!» murmurait-il avec sollicitude. Un des enfants lui fit remarquer que ses fleurs le gênaient et qu’il devait les confier à quelqu’un. Mais il refusa, parut même craindre qu’on les lui ôtât, et après s’être assuré d’un regard que tout était accompli et le pain émietté, il s’en alla chez lui d’un pas d’abord tranquille, puis de plus en plus rapide. Les enfants et Aliocha le suivaient de près.
«Des fleurs pour maman, des fleurs pour maman! On a offensé maman!» s’exclama-t-il soudain.
Quelqu’un lui cria de mettre son chapeau, qu’il faisait froid. Comme irrité par ces paroles, il le jeta sur la neige en disant:
«Je ne veux pas de chapeau, je n’en veux pas!»
Le jeune Smourov le releva et s’en chargea. Tous les enfants pleuraient, surtout Kolia et le garçon qui avait découvert Troie. Malgré ses larmes, Smourov trouva moyen de ramasser un fragment de brique qui rougissait sur la neige, pour viser au vol une bande de moineaux. Il les manqua naturellement et continua de courir, tout en pleurant. À mi-chemin, Sniéguiriov s’arrêta soudain, comme frappé de quelque chose, puis, se retournant du côté de l’église, prit sa course vers la tombe délaissée. Mais les enfants le rattrapèrent en un clin d’œil, se cramponnant à lui de tous côtés. À bout de forces, comme terrassé, il roula sur la neige, se débattit en sanglotant, se mit à crier: «Ilioucha, mon cher petit!» Aliocha et Kolia le relevèrent, le supplièrent de se montrer raisonnable.
«Capitaine, en voilà assez; un homme courageux doit tout supporter, balbutia Kolia.
– Vous abîmez les fleurs, dit Aliocha; la «maman» les attend, elle pleure parce que vous lui avez refusé les fleurs d’Ilioucha. Le lit d’Ilioucha est encore là.
– Oui, oui, allons voir maman, dit soudain Sniéguiriov; on va emporter le lit!» ajouta-t-il comme s’il craignait vraiment qu’on l’emportât.
Il se releva et courut à la maison, mais on n’en était pas loin et tout le monde arriva en même temps. Sniéguiriov ouvrit vivement la porte, cria à sa femme, envers laquelle il s’était montré si dur:
«Chère maman, voici des fleurs qu’Ilioucha t’envoie; tu as mal aux pieds!»
Il lui tendit ses fleurs, gelées et abîmées quand il s’était roulé dans la neige. À ce moment, il aperçut dans un coin, devant le lit, les souliers d’Ilioucha que la logeuse venait de ranger, de vieux souliers devenus roux, racornis, rapiécés. En les voyant, il leva les bras, s’élança, se jeta à genoux, saisit un des souliers, qu’il couvrit de baisers en criant:
«Ilioucha, mon cher petit, où sont tes pieds?
– Où l’as-tu emporté? Où l’as-tu emporté?» s’écria la folle d’une voix déchirante.
Nina aussi se mit à sangloter. Kolia sortit vivement, suivi par les enfants. Aliocha en fit autant:
«Laissons-les pleurer, dit-il à Kolia; impossible de les consoler. Nous reviendrons dans un moment.
– Oui, il n’y a rien à faire, c’est affreux, approuva Kolia. Savez-vous, Karamazov, dit-il en baissant la voix pour n’être pas entendu: j’ai beaucoup de chagrin, et pour le ressusciter je donnerais tout au monde!
– Moi aussi, dit Aliocha.
– Qu’en pensez-vous, Karamazov, faut-il venir ce soir? Il va s’enivrer.
– C’est bien possible. Nous ne viendrons que tous les deux, ça suffit, passer une heure avec eux, avec la maman et Nina. Si nous venions tous à la fois, cela leur rappellerait tout, conseilla Aliocha.
– La logeuse est en train de mettre le couvert, est-ce pour la commémoration [208]? le pope viendra; faut-il y retourner maintenant, Karamazov?
– Certainement.
– Comme c’est étrange, Karamazov; une telle douleur et des crêpes; comme tout est bizarre dans notre religion!
– Il y aura du saumon, dit tout à coup le garçon qui avait découvert Troie.
– Je vous prie sérieusement, Kartachov, de ne plus nous importuner avec vos bêtises, surtout lorsqu’on ne vous parle pas et qu’on désire même ignorer votre existence», fit Kolia avec irritation.
Le jeune garçon rougit, mais n’osa rien répondre. Cependant tous suivaient lentement le sentier et Smourov s’écria soudain:
«Voilà la pierre d’Ilioucha, sous laquelle on voulait l’enterrer.»
Tous s’arrêtèrent en silence à côté de la pierre. Aliocha regardait, et la scène que lui avait naguère racontée Sniéguiriov, comment Ilioucha, en pleurant et en étreignant son père, s’écriait: «Papa, papa, comme il t’a humilié!», cette scène lui revint tout d’un coup à la mémoire. Il fut saisi d’émotion. Il regarda d’un air sérieux tous ces gentils visages d’écoliers, et leur dit:
«Mes amis, je voudrais vous dire un mot, ici même.»
Les enfants l’entourèrent et fixèrent sur lui des regards d’attente.
«Mes amis, nous allons nous séparer. Je resterai encore quelque temps avec mes deux frères, dont l’un va être déporté et l’autre se meurt. Mais je quitterai bientôt la ville, peut-être pour très longtemps. Nous allons donc nous séparer. Convenons ici, devant la pierre d’Ilioucha, de ne jamais l’oublier et de nous souvenir les uns des autres. Et, quoi qu’il nous arrive plus tard dans la vie, quand même nous resterions vingt ans sans nous voir, nous nous rappellerons comment nous avons enterré le pauvre enfant, auquel on jetait des pierres près de la passerelle et qui fut ensuite aimé de tous. C’était un gentil garçon, bon et brave, qui avait le sentiment de l’honneur et se révolta courageusement contre l’affront subi par son père. Aussi nous souviendrons-nous de lui toute notre vie. Et même si nous nous adonnons à des affaires de la plus haute importance et que nous soyons parvenus aux honneurs ou tombés dans l’infortune, même alors n’oublions jamais combien il nous fut doux, ici, de communier une fois dans un bon sentiment, qui nous a rendus, tandis que nous aimions le pauvre enfant, meilleurs peut-être que nous ne sommes en réalité. Mes colombes, laissez-moi vous appeler ainsi, car vous ressemblez tous à ces charmants oiseaux – tandis que je regarde vos gentils visages, mes chers enfants, peut-être ne comprendrez-vous pas ce que je vais vous dire, car je ne suis pas toujours clair, mais vous vous le rappellerez et, plus tard, vous me donnerez raison. Sachez qu’il n’y a rien de plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus utile dans la vie qu’un bon souvenir, surtout quand il provient du jeune âge, de la maison paternelle. On vous parle beaucoup de votre éducation; or un souvenir saint, conservé depuis l’enfance, est peut-être la meilleure des éducations: si l’on fait provision de tels souvenirs pour la vie, on est sauvé définitivement. Et même si nous ne gardons au cœur qu’un bon souvenir, cela peut servir un jour à nous sauver. Peut-être deviendrons-nous même méchants par la suite, incapables de nous abstenir d’une mauvaise action; nous rirons des larmes de nos semblables, de ceux qui disent, comme Kolia tout à l’heure: «Je veux souffrir pour tous»; peut-être les raillerons-nous méchamment. Mais si méchants que nous devenions, ce dont Dieu nous préserve, lorsque nous nous rappellerons comment nous avons enterré Ilioucha, comment nous l’avons aimé dans ses derniers jours, et les propos tenus amicalement autour de cette pierre, le plus dur et le plus moqueur d’entre nous n’osera railler, dans son for intérieur, les bons sentiments qu’il éprouve maintenant! Bien plus, peut-être que précisément ce souvenir seul l’empêchera de mal agir; il fera un retour sur lui-même et dira: «Oui, j’étais alors bon, hardi, honnête.» Qu’il rie même à part lui, peu importe, on se moque souvent de ce qui est bien et beau; c’est seulement par étourderie; mais je vous assure qu’aussitôt après avoir ri, il se dira dans son cœur: «J’ai eu tort, car on ne doit pas rire de ces choses!»
– Il en sera certainement ainsi, Karamazov, je vous comprends!» s’exclama Kolia, les yeux brillants.
Les enfants s’agitèrent et voulurent aussi crier quelque chose, mais ils se continrent et fixèrent sur l’orateur des regards émus.
«Je dis cela pour le cas où nous deviendrions méchants, poursuivit Aliocha; mais pourquoi le devenir, n’est-ce pas, mes amis? Nous serons avant tout bons, puis honnêtes, enfin nous ne nous oublierons jamais les uns les autres. J’insiste là-dessus. Je vous donne ma parole, mes amis, de n’oublier aucun de vous; chacun des visages qui me regardent maintenant, je me le rappellerai, fût-ce dans trente ans. Tout à l’heure, Kolia a dit à Kartachov que nous voulions «ignorer son existence». Puis-je oublier que Kartachov existe, qu’il ne rougit plus comme lorsqu’il découvrit Troie, mais me regarde gaiement de ses gentils yeux. Mes chers amis, soyons tous généreux et hardis comme Ilioucha, intelligents, hardis et généreux comme Kolia (qui deviendra bien plus intelligent en grandissant), soyons modestes, mais gentils comme Kartachov. Mais pourquoi ne parler que de ces deux-là! Vous m’êtes tous chers désormais, vous avez tous une place dans mon cœur et j’en réclame une dans le vôtre! Eh bien! qui nous a réunis dans ce bon sentiment, dont nous voulons garder à jamais le souvenir, sinon Ilioucha, ce bon, ce gentil garçon, qui nous sera toujours cher! Nous ne l’oublierons pas: bon et éternel souvenir à lui dans nos cœurs, maintenant et à jamais!
– C’est cela, c’est cela, éternel souvenir! crièrent tous les enfants de leurs voix sonores, l’air ému.
– Nous nous rappellerons son visage, son costume, ses pauvres petits souliers, son cercueil, son malheureux père, dont il a pris la défense, lui seul contre toute la classe.
– Nous nous le rappellerons! Il était brave, il était bon!
– Ah! comme je l’aimais! s’exclama Kolia.
– Mes enfants, mes chers amis, ne craignez pas la vie! Elle est si belle lorsqu’on pratique le bien et le vrai!
– Oui, oui! répétèrent les enfants enthousiasmés.
– Karamazov, nous vous aimons! s’écria l’un d’eux, Kartachov, sans doute.
– Nous vous aimons, nous vous aimons! reprirent-ils en chœur. Beaucoup avaient les larmes aux yeux.
– Hourra pour Karamazov! proclama Kolia.
– Et éternel souvenir au pauvre garçon! ajouta de nouveau Aliocha avec émotion.
– Éternel souvenir!
– Karamazov! s’écria Kolia, est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous et Ilioucha?
– Certes, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement tout ce qui s’est passé, répondit Aliocha, moitié rieur, moitié enthousiaste.
– Oh! comme ce sera bon! fit Kolia.
– Et maintenant, assez discouru, allons au repas funèbre. Ne vous troublez pas de ce que nous mangerons des crêpes. C’est une vieille tradition qui a son bon côté, dit Aliocha en souriant. Eh bien! allons maintenant, la main dans la main.
– Et toujours ainsi, toute la vie, la main dans la main! Hourra pour Karamazov!» reprit Kolia avec enthousiasme; et tous les enfants répétèrent son acclamation.
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