Deuxième partie Trois-Pattes!

I L’Aigle de Meaux n° 2

Derrière la basilique de Saint-Denis, les nuages tumultueux s’amassaient pour former le lit d’or, de pourpre et d’émeraude, où se couche notre soleil d’été. Au loin, Paris s’enveloppait déjà d’une vapeur laiteuse au-dessus de laquelle apparaissait encore le dôme du Panthéon, qui semblait assis dans une gloire argentée.


C’était le dernier dimanche du mois de septembre, en l’année 1842. Il faisait chaud, mais les deux berges du canal de l’Ourcq, mouillées par une récente averse, brillaient aux rayons obliques du soleil. Le vent du nord-ouest emportait vers les hauteurs de Romainville les perfides parfums de Pantin, et à la station de Bondy, on ne subissait déjà plus qu’à moitié l’influence délétère de Paris. J’ai dit la station de Bondy, non qu’il y eût alors un chemin de fer dans ces parages, mais parce que, du bassin de la Villette à Meaux, le service des bateaux-poste venait d’être organisé, excitant une joie folle et des espérances exagérées sur les deux rives de l’Ourcq, qui aspirait sérieusement à devenir un fleuve, mais est resté un cours d’eau moins considérable que le Danube.


Six heures du soir sonnaient au lourd clocher de Bondy; L’Aigle de Meaux n° 2 filait entre deux plates-bandes de gazon, à cinquante pas de son fougueux attelage. Il y avait des curieux sur les rives pour le regarder passer, mais son pont, hélas! était presque désert. Le capitaine, revêtu pourtant d’un galant uniforme, riche et guerrier, avait compté trois fois son personnel payant, avec mélancolie. Ses rêves n’étaient pas couleur de rose, et il ne faut point s’étonner de la distraction qui l’empêcha de répondre à l’un de ses voyageurs, demandant à quelle distance on était encore du château de Boisrenaud.


Ce voyageur n’était pas, il faut le dire, de ceux dont le costume et la tournure imposent. C’était un homme de trente ans ou à peu près, de taille moyenne, maigre dans la partie supérieure de son corps, mais possédant une paire de mollets admirables qu’il mettait en évidence avec une naïve fierté. Sa physionomie, peu accentuée et très douce, exprimait sur toutes choses le contentement de soi-même. Il portait, malgré la chaleur, un paletot de peluche frisée, de nuance tendre, usé aux coudes et trop étroit, une cravate noire, roulée sur un col de baleines, si haut et si raide que ses joues, un peu flasques, retombaient de chaque côté comme des linges mouillés, une chemise invisible et un pantalon noir collant dans des chaussons de lisière. Sur sa tête, coiffée de cheveux blondâtres, un vieux chapeau gris perchait, ombrageant le sourire de ses traits longs et plats. Il se tenait droit, cambrait le jarret et souriait aux dames discrètement.


Il y avait des dames, entre autres une très belle jeune fille à l’air souffrant, timide et fier, qui venait de rabattre son voile de tulle noir, pour ne point répondre aux politesses intempestives de deux malotrus. Elle rêvait, en faisant semblant de lire; sa toilette n’était pas loin de parler d’indigence, et cependant toute sa personne, depuis ses pieds charmants, chaussés de trop fortes semelles, jusqu’à ses doigts mignons, déplorablement gantés, trahissait un tel cachet de distinction, qu’un lovelace parisien eût regardé à deux fois avant de se lancer contre elle.


Ses grands yeux d’un bleu obscur, frangés de longs cils noirs, hardiment recourbés et contrastant ave les riches nuances de ses cheveux blonds, s’étaient relevés à demi quand notre voyageur, au vieux chapeau gris, avait prononcé le nom du château de Boisrenaud, et autour de ses paupières quelque chose brillait qui ressemblait à des larmes.


– Conducteur, répéta le chapeau gris en s’adressant de nouveau à l’audacieux navigateur de qui dépendaient les destinées de L’Aigle de Meaux n° 2, j’ai l’avantage de redemander si nous sommes encore loin du château de M. Schwartz?


M. Pattu, le capitaine, habitué à regarder d’un œil froid les tempêtes du canal de l’Ourcq, fut blessé au vif par ce mot de «conducteur».


– À qui croyez-vous parler, l’homme? répliqua-t-il fièrement.


Le chapeau gris repartit avec la dignité courtoise d’un raffiné d’honneur qui entame une querelle:


– Je ne méprise personne, mais je veux qu’on m’appelle Monsieur, devant mon nom de Similor, quand j’ai payé ma place intégralement comptant au bureau!


Le capitaine haussa les épaules, tourna le dos et alluma un cigare à paille pour arpenter le pont. M. Similor le suivit; il ôta son vieux chapeau gris avant de l’aborder et découvrit ainsi un de ces fronts terreux où la chevelure semble collée par le poids du mouchoir qui va chercher un asile sous le couvre-chef inamovible.


– Conducteur, dit M. Similor cette fois avec une politesse tout à fait exagérée, quoique versé plus spécialement dans la danse des salons, dont j’ai tous les brevets, on a cultivé aussi la contre-pointe et l’escrime française à ses moments de loisir. On vous offre conséquemment une tripotée, comme quoi je suis mécontent de votre conduite grossière à l’égard d’un artiste tel que moi!


Le premier mouvement du capitaine fut un geste vif qui prouvait du nerf. Il était vigoureux et bien taillé. La conscience seule de la haute position qu’il occupait à bord de L’Aigle de Meaux n° 2 l’arrêta.


– L’homme, répliqua-t-il en baissant la voix, mes passagers ouvrent l’œil; pas de scandale! Vous avez ravalé un officier jusqu’au conducteur, ça mérite explication en lieu convenable. Vous me trouverez, soit à Meaux, soit à Paris, de deux jours l’un, au siège de l’administration, à midi; le soir, à l’hôtel du Cygne-de-la-Croix, à Meaux, et à Paris, à l’estaminet de L’Épi-Scié, derrière La Galiote du boulevard du Temple.


– C’est bien, conducteur, on a saisi! dit avec gravité Similor qui remit son chapeau sur sa tête. Vous aurez votre compte en règle, avec les quatre au cent!


– Il fera jour demain! grommela le capitaine, en réponse à cette dernière menace.


Ces simples paroles produisirent sur M. Similor un effet qui tenait du prodige. Il pâlit, puis le sang vint à ses joues; un étonnement mêlé d’effroi remplaça l’expression provocante de son visage; ses yeux, ornés de cils incolores, se prirent à battre comme si un coup de soleil les eut frappés. Il voulut parler, mais il ne put; il essaya de marcher pour rejoindre le capitaine qui s’éloignait, ses chaussons de lisière étaient rivés au plancher du pont. C’était un homme foudroyé.


Tout le monde a pu lire des histoires intéressantes où il y a de ces mots qui sont des talismans.


C’était un mot ou plutôt c’étaient quatre mots qui avaient fait pâlir et rougir M. Similor: Il fera jour demain. Chez nous, en tout temps, on conspire. Ces quatre mots ressemblaient assez à ces formules, terribles au fond, qui sonnent plus haut qu’un tocsin à des heures funestes.


M. Similor, sous ses haillons, le capitaine Pattu, sous sa livrée, n’avaient pas l’air d’être des hommes politiques; mais en ces matières, peut-on se fier aux apparences? Leur style lui-même ne prouvait rien.


– Il en mange! telle fut la première pensée du chapeau gris, qui ajouta en lui-même avec un frisson:


«Dire qu’on ne peut pas faire un pas dans Paris sans marcher dessus quelqu’un qui en mange!»


M. Similor était un ancien maître à danser de la barrière d’Italie. Jamais il n’avait choisi ses élèves parmi les princes ni parmi les banquiers: sa clientèle était au régiment et à l’atelier; il n’avait pas fait fortune. Doué d’une âme ambitieuse, Similor avait mis de côté son art pour entreprendre les «affaires». Il est certain qu’il voyait la vie en large et visait à un crédit illimité au restaurant du Grand-Vainqueur, avec trois cents francs de loyer quelque part et l’argent de poche pour trôner au balcon du théâtre Montparnasse. Des aspirations aussi folles peuvent mener loin.


Peut-être descendait-il d’une famille historique par les femmes; le mystère le plus absolu enveloppait sa naissance. Son nom ressemblait à un sobriquet; il nourrissait en secret l’espoir de le rendre célèbre. Comment? les mémoires du temps sont muets à cet égard. On peut dire seulement qu’il appartenait à cette école réaliste qui, en dehors de l’art, vend honnêtement des contremarques et rabat avec complaisance, pour un salaire facultatif et modeste, le marchepied des voitures. Ce n’était pas un oisif, car tantôt il distribuait des prospectus de restaurant et tantôt il arrachait nuitamment les affiches de spectacle. On l’avait vu aussi parfois retenir des places à la queue des théâtres et guetter les Anglais dans la cour des diligences pour leur apprendre le chemin des lieux suspects. Peu à peu, cependant, il s’était retiré de cette existence laborieuse. Le mystère se faisait autour de lui. Il travaillait encore, mais à quoi? Encore un secret.


Secret profond, même pour Échalot, l’ami fidèle et dévoué qui lui donnait présentement asile, car Similor avait vendu son lit pour briller. Ses mœurs n’étaient pas pures; il prodiguait follement ses ressources.


Échalot le Pylade, nature plus solide, avait au moins une position sociale; il tenait une agence générale, à son sixième étage du carré Saint-Martin, et faisait, mais en vain, tous ses efforts pour être honnête.


Depuis quelques jours, Échalot nourrissait des soupçons contre Similor. Celui-ci faisait de longues absences et laissait Saladin à la garde de son ami. Ultérieurement nous saurons ce que c’était que Saladin. Quand on interrogeait Similor, ses réponses, habilement évasives, laissaient entendre que d’immenses intérêts dépendaient de sa discrétion.


– J’en mange! disait-il avec une emphase qui redoublait la fièvre curieuse d’Échalot.


Et quand on le pressait, il ajoutait mystérieusement:


– J’ai levé la main que je me couperais la langue!


Au milieu d’un groupe de passagers, petits négociants de Meaux et campagnards des villages situés sur la route, un personnage fort bien couvert tenait le dé de la conversation, dont le château de Boisrenaud, nommé à l’improviste, faisait justement les frais. Ce personnage, petit, mais doué d’une figure majestueuse qu’embellissait encore une paire de lunettes d’or, parlait avec l’heureuse abondance qui s’acquiert au palais, prenait pour s’écouter des poses nobles et marchait dans des souliers bacards.


– Je vais précisément dîner au château, disait-il. Le baron et moi nous sommes de vieux camarades, et je lui donne ma soirée du dimanche. Il n’a pas toujours roulé sur l’or, ce garçon-là.


– On dit qu’il a péché ses premiers cent mille francs dans la bouteille au noir! interrompit un natif de Vaujours, jaloux à la fois des millions du baron et de la faconde du passager bien couvert.


– On dit ça et ça, répliqua ce dernier.


– Ça quoi et ça qu’est-ce? demanda aigrement le natif.


– Ça et ça, monsieur, je dis bien. Il y a un fait curieux et qui étonne le vulgaire. Moi, j’ai eu l’honneur d’appartenir à des assemblées délibérantes. Avec mille francs, vous m’entendez, avec mille pièces de vingt sous. M. Schwartz a gagné, à Paris, en quinze mois, quatre cent mille francs.


– Absurde! dit l’indigène avec franchise.


– Permettez… si vous connaissiez l’art de grouper les chiffres…


– Je connais le commerce honnête!


– Permettez!… vous parlez à un ancien député… M. Cotentin de la Lourdeville… et vous parlez d’un capitaliste qui possède maintenant plus de vingt millions liquides…


– Et solides? demanda insolemment le natif.


– Comme les tours de Notre-Dame. Voulez-vous que je vous explique?…


– Le gain de quatre cents capitaux pour un en quinze mois! Je veux bien.


– C’est simple comme bonjour. Prenez seulement la peine d’écouter.


M. Cotentin de la Lourdeville fit un pas et ses souliers gagirent. La galerie attentive l’entoura.


– Pour faire fortune, d’avis reprit-il, il faut ça et ça, et puis ça. En 1825, je me souviens d’avoir plaidé l’affaire Maynotte à la même époque et je l’aurais gagnée haut la main, sans l’accusé qui était un nigaud. En 1825, M. Schwartz arriva à Paris avec mille francs. Connaissez-vous les Halles? M. Schwartz avait son idée. Dans la rue de la Ferronnerie, il loua une chambre. Il y avait aux Halles un vieux Schwartz qui donnait des leçons de petite semaine. Notre Schwartz à nous prit pour cent sous de leçons.


«Quelle spéculation, messieurs, si on la connaissait bien! Mais il faut tenir dur et veiller au gain! Cinq francs prêtés le lundi, six francs rendus le dimanche. Voilà l’élément. Il est joli M. Schwartz, sortant des mains du vieux Schwartz, fit un bureau dans sa mansarde. Ses mille francs, prêtés jusqu’au dernier sou, produisirent, au taux légal de la petite semaine, mille deux cents francs ronds le premier dimanche; le second dimanche, ses mille deux cents francs lui rapportèrent mille quatre cent quarante francs; le troisième, il eut mille sept cent vingt-huit francs; le quatrième, deux mille soixante-treize francs cinquante centimes… Admettez-vous cela? Oui, on ne va pas contre les chiffres. Négligeons les soixante-treize francs cinquante centimes pour les frais, non-valeurs, etc. Le principe reste celui-ci: capital doublé en vingt-huit jours. Eh bien! accordons le mois rond, pour désarmer toute objection… j’aime mieux concéder ça et ça que d’être taxé d’exagération. Y êtes-vous? Quatre mille francs le deuxième mois, n’est-ce pas? huit mille francs le troisième, seize mille francs le quatrième, trente-deux mille francs le cinquième, soixante quatre mille francs le sixième, cent vingt-huit mille francs le septième, deux cent cinquante-six mille francs le huitième, cinq cent douze mille francs le neuvième… Je vous fais observer que nous avons déjà dépassé le but.


Le natif voulut protester.


– Permettez! s’écria Cotentin de la Lourdeville. Au quinzième mois, en suivant cette progression géométrique, nous obtenons trente-deux millions sept cent soixante-huit mille francs, ce qui est un agréable résultat. Je prévois vos objections; je fais plus, je les approuve. Il y a les mécomptes… Ça et ça… En outre, arrivé à un certain chiffre, on trouve difficilement dans l’enceinte des Halles deux ou trois millions de marchandises des quatre saisons qui vous empruntent cinq francs par semaine. Tel est l’écueil. Aussi, après quinze mois, M. Schwartz, quand il se maria, n’avait encore que quatre cent mille francs, c’est-à-dire la quatre-vingt-deuxième partie de ce qu’il aurait dû avoir. Et encore, bien des gens l’accusèrent d’avoir trouvé, pour parfaire la somme, quelque objet qui n’était point perdu…


Pendant que la galerie riait ou s’étonnait, Similor avait suivi avidement ces calculs aussi exacts qu’avantageux. Depuis bien longtemps, il cherchait un moyen de se baigner dans l’or. Il allait aborder poliment M. Cotentin de la Lourdeville, pour lui demander où l’on se procurait les premiers mille francs, lorsqu’un singulier attelage, qui longeait, en trottinant, les bords du canal, attira tout à coup l’attention des passagers. C’était une manière de panier, posé sur deux roues de brouette et traîné par un vieux chien de boucher.


L’automédon de ce char était un bonhomme à barbe fauve, dont le costume ressemblait à celui des commissionnaires. En un clin d’œil, tous les passagers furent à la balustrade regardant et répétant:


– Trois-Pattes! Voilà Trois-Pattes et son carrosse!


– Trois-Pattes, l’estropié de la cour du Plat-d’Étain!


– C’est dimanche: il va dîner chez son banquier.


– C’est dimanche: il va souper chez sa belle.


– Le baron Schwartz…


– La comtesse Corona…


– Bonjour, Trois-Pattes!


– Hue! mendiant!


Ainsi s’exprimaient les marchandes de légumes de Sevran et la jeunesse dorée du Vert-Galant. Similor seul, il faut le dire à sa louange, souleva son vieux chapeau gris et dit avec courtoisie:


– Salut à vous, monsieur Mathieu!


M. Mathieu ou Trois-Pattes, comme on voudra l’appeler, ne tourna même pas la tête. Seulement, quand le bateau l’eut dépassé, son regard moqueur enfila le pont. La vue de la jeune fille qui rêvait tristement adoucit l’expression de ses traits et le fit sourire.

II Un brochet de quatorze livres

À une lieue en avant de l’équipage de Trois-Pattes, ce mendiant à qui les gaietés riveraines donnaient un baron pour banquier et pour favorite une comtesse, deux hommes pêchaient à la ligne, non loin du fameux château de Boisrenaud, qui avait pour lui seul un débarcadère. M. Schwartz, le maître du château de Boisrenaud et l’un des principaux actionnaires des bateaux-poste, valait bien cela.


Nos deux hommes étaient voisins et rivaux d’honneur. Un peintre aurait pu les prendre pour sujet d’un tableau de genre, intitulé: le Riche et le Pauvre. Le pauvre, plus mal couvert encore que notre ambitieux Similor, avait tournure d’infirmier en disponibilité et portait l’uniforme, usé lamentablement, des garçons en pharmacie; son tablier de toile grise, à besace, n’était plus qu’un lambeau. C’était un brun, coiffé de cheveux noirs ébouriffés sous son chapeau de paille en ruine, dont les bords avaient deux ou trois échancrures de plat à barbe; les loques de son tablier montant recouvraient une large poitrine, et ses épaules carrées fatiguaient énergiquement le drap trop mûr de sa veste. Par contre, dans son pantalon, luisant de vétusté, au lieu des triomphants mollets de Similor, deux flûtes osseuses et cagneuses ballottaient, trop faibles, en apparence, pour supporter ce torse athlétique et cette grosse tête de nègre déteint.


Entre lui et Similor, malgré une dose de laideur à peu près égale, c’était donc une dissemblance parfaite; cependant, je ne sais comment expliquer pourquoi la vue de l’un faisait penser à l’autre. Ces deux-là, des pieds à la tête, appartenaient à la grande famille des pauvres hères parisiens.


Peut-on appeler pêcheur un homme qui laisse pendre dans l’eau une ficelle attachée à un bâton et munie d’une épingle recourbée? Oui, s’il prend du poisson. Le pauvre hère prenait goujon sur goujon, en dépit de son instrument imparfait, et le lambeau du cholet, noué par les quatre coins, qui lui servait de filet, en contenait déjà une bonne assiettée, tandis que son voisin, le second pêcheur, n’avait pas encore accroché une ablette.


Celui-là, pourtant, était un vrai pêcheur, un pêcheur classique, porteur de tout un arsenal de destruction. Il avait aux pieds des souliers imperméables, recouverts par de longues guêtres en cuir-toile, fabriquées à New York, tout spécialement pour la pêche de la baleine dans les mers polaires; ces guêtres pinçaient une culotte de peau de daim sur laquelle se boutonnait une casaque de marin, modèle anglais, étoffe canadienne. Sa casquette, en forme de moitié de melon, venait de la Nouvelle-Orléans. Deux courroies, un peu moins larges que la buffleterie des gendarmes, soutenaient, d’un côté son nécessaire de pêche, de l’autre son garde-manger; une boîte supplémentaire contenant un rassortiment recherché d’asticots indigènes et exotiques, pendait à sa ceinture de cuir verni. Près de lui reposaient des lignes admirablement montées, les unes simples, les autres à tourniquet, un vase d’argent plein de sang de bœuf et plusieurs filets à main pour soulager le crin, chargé de trop gros poissons.


Et le pêcheur lui-même était, s’il est possible, encore plus beau que son attirail. Il avait un toupet, sous son demi-cantaloup, un toupet blond, frisé à l’enfant; ses joues pleines, rondes, appétissantes, gardaient cette fraîcheur luisante et légèrement couperosée de l’homme de cinquante ans, conservé avec soin; ses membres étaient grêles, mais son ventre bien portant formait ballon sous sa casaque et la relevait en pointe de la façon la plus galante.


Il faut renoncer à peindre le mépris mutuel et profond que se témoignaient les deux pêcheurs. Le pêcheur à la ficelle qui prenait du poisson quittait la place de temps en temps et traversait le chemin de halage pour inspecter un objet déposé dans le champ de luzerne voisin, et chaque fois qu’il accomplissait le manège, sa figure hétéroclite prenait une expression attendrie; en revenant, il ne manquait jamais de regarder son voisin d’un air provocant et narquois; le pêcheur, propriétaire des engins perfectionnés, lançait alors à son émule des œillades obliques où l’envie le disputait au dédain. Ils ne s’étaient pas encore parlé.


– Bourgeois, dit tout à coup le pauvre hère en tirant de l’eau une ablette frétillante, à quelques pouces du bouchon fastueux, mais immobile, de l’amateur, ça vous amuse de pêcher comme ça le dimanche?


– Mon brave, répondit l’autre, du haut de sa grandeur, je ne m’adresse pas à ces insectes, dont vous semblez vous contenter.


– À quoi vous adressez-vous, bourgeois?


– J’ai promis un brochet de quatorze livres à Mme Champion… Faites silence, je vous prie, car le son de la voix humaine écarte le poisson.


– Vous amenez bien chou blanc sans ça, bourgeois!


M. Champion se redressa en homme qui veut couper court à un entretien compromettant, mais il n’eut pas besoin de réclamer une seconde fois le silence. Le pauvre hère avait changé tout à coup de contenance et tendait avidement l’oreille. Un son vague et sourd, bien connu des riverains du canal, venait du côté de Paris. L’homme à la ficelle n’écouta qu’un instant et sa maigre figure prit une expression solennelle.


– Le bateau-poste! murmura-t-il. C’est fini de rire. On va savoir! En même temps, il roula sa ligne et la mit dans sa poche. M.


Champion toussa, rougit et dit:


– Combien vos insectes, mon brave?


L’homme à la ficelle attendait évidemment cette proposition, car il sourit en répondant:


– Ça fera tout de même plaisir à Madame, en place du brochet dans les quatorze livres.


– Fi donc! s’écria M. Champion indigné, ai-je l’air d’un homme qui rapporte de la friture à la maison?


– Oh! non, repartit le voisin, jamais.


– Je vous achète vos animalcules pour amorcer mes lignes. Combien?


Le mouchoir fut ouvert et les goujons argentés brillèrent sur l’herbe aux derniers rayons du soleil. M. Champion, malgré lui, les couvrait d’un regard de concupiscence. On entendait déjà distinctement le galop de l’attelage.


– Un sou pièce, dit le voisin, à cause de l’attelage.


– Un franc le tout, offrit M. Champion.


Le voisin allait se débattre, lorsque la tête des chevaux parut au sommet de la montée du pont. Il tendit la main vivement et arracha plutôt qu’il ne prit la pièce de vingt sous entre l’index et le pouce de M. Champion. Sans ajouter un mot, il ramassa son mouchoir, laissant les goujons éparpillés sur l’herbe, et s’élança dans le champ de luzerne qui s’étendait entre le chemin de halage et la forêt. Il était temps, si, comme vous l’eussiez jugé vraisemblable, l’homme au tablier de pharmacien avait intérêt à éviter la rencontre du bateau. Les chevaux, lancés à pleine course, arrivaient sur le pêcheur de brochets, occupé à colliger son butin, et quelques goujons restaient épars sur la voie au moment où il s’accroupit pour laisser passer la corde.


– Oh! hé! monsieur Champion! cria le capitaine; toujours solide au poste? Avons-nous fait bonne pêche?


– Assez, assez, monsieur Pattu, nonobstant l’effroi que ce nouveau mode de navigation répand parmi les habitants de l’onde.


Ce disant, l’orgueilleux montrait avec une triomphante modestie les goujons du pauvre voisin. L’Aigle de Meaux n° 2 fila devant lui comme une flèche.


Le voisin, pendant cela, s’était coulé derrière la haie séparant le champ de luzerne du chemin de halage. Au moment où le bateau passait, il mit sa tête crépue à une ouverture de la haie et regarda de toute la puissance de ses yeux. Un frémissement nerveux agita bientôt son corps, sa face rouge devint blême et une larme brilla au bord de sa paupière.


– Ah! Similor! Similor! murmura-t-il d’une voix plaintive, c’est donc vrai que tu trompes l’amitié!


Les grandes émotions sont courtes. D’ailleurs, Similor exerçait sur Échalot une attraction irrésistible. Du revers de sa main tremblante ce dernier essuya ses yeux et s’élança. Mais il ne fit qu’un pas.


– Saladin! prononça-t-il avec émotion; j’allais oublier Saladin!


Il revint en arrière et prit dans une haute touffe de luzerne un objet de forme oblongue, dont la nature était assez malaisée à deviner, mais qui ressemblait pourtant à ces enfants de carton que le traître enlève au prologue des mélodrames et qui doivent, plus tard, devenir, selon leur sexe, le jeune premier ou la jeune première de la pièce. L’objet avait une courroie; Échalot passa la courroie à son cou et jeta l’objet sur son dos en disant:


– Sois calme, Saladin!


Puis il prit sa course le long de la haie avec une rapidité que n’eût point permis sa lourde apparence. Son intention était évidemment de lutter avec le galop des chevaux. Il y eut bientôt sur son visage une épaisse couche de rouge, et la sueur inonda ses tempes, mais il allait toujours, regardant le bateau par-dessus les broussailles et murmurant malgré lui le nom de Similor. Au bout de quatre ou cinq cents pas cependant, l’objet, secoué outre mesure, s’éveilla et se mit à crier comme un jeune aigle. Qu’il fût ou non de carton, il avait une voix magnifique. Échalot lui fit des remontrances avec douceur:


– Taisez son petit bec à Bibi, lui dit-il sans ralentir le pas; je vais te le boucher, Saladin, si tu continues! Nous allons à papa, tu vois bien, failli merle!


Saladin n’en criait que mieux.


On meurt de ces courses désespérées. Heureusement pour cet héroïque et tendre Échalot, l’allure des chevaux se ralentit subitement, comme on dépassait l’angle d’une futaie de chênes pour entrer dans la grande plaine qui forme clairière entre Sevran et la route d’Allemagne. Au milieu d’un paysage admirable, le château de Boisrenaud se montrait: on arrivait au débarcadère du baron Schwartz. Échalot retourna son paquet et mit la main sans façon sur le bec de Saladin.


Trois personnes descendirent du bateau; d’abord M. Cotentin de la Lourdeville qui prit l’avenue sablée qui conduit au château, ensuite la jeune fille au voile noir, qui suivit plus lentement la même direction, enfin Similor, léger comme une plume, qui, après avoir adressé un salut courtois à son adversaire, remonta le chemin de halage sur la pointe du pied. Échalot, caché derrière un buisson, soufflait comme un phoque en le contemplant; d’une main, il étouffait Saladin et tamponnait la sueur de son front avec une autre manche.


– Ce n’est pas toujours pour c’te jeunesse qu’il court, murmura-t-il. C’est pour un tas de manigances qui lui feront son malheur!… Mais, minute! nous sommes là, pas vrai, petiot? On va savoir enfin de quoi il retourne!


Sur ce chemin de halage, où Similor sautillait dans ses chaussons de lisière, évitant avec une gracieuse adresse les moindres vestiges de la récente ondée, un homme grave allait à pas comptés, regardant couler l’eau philosophiquement et faisant tourner entre ses doigts une tabatière d’argent niellé. Ce geste était d’une perfection si rare que vous eussiez cherché la malines traditionnelle à son jabot et le claque sous son aisselle. Mais au lieu du frac en drap de soie, il portait en effet un habit gris de fer, coupé carrément et orné de boutons blancs; M. Schwartz, le puissant financier, qui était roi dans ces campagnes, avait choisi pour ses valets cette solide livrée rappelant l’uniforme des garçons de la Banque de France. Ce n’était qu’un valet, bien qu’il eût coutume de parler, sa casquette sur la tête, aux autorités décoiffées de Sevran et de Vaujours.


Similor marcha droit à lui et l’aborda, chapeau bas; d’un ton timide et doux, il lui demanda:


– C’est-il bien à M. Domergue que j’ai l’avantage d’adresser la parole?


M. Domergue ne répondit pas plus que ce malhonnête Pattu, capitaine de L’Aigle de Meaux n° 2, mais il est une dignité respectée par Similor et ses pareils, c’est celle de valet de grande maison. Il y a, dans la haute position de l’homme à livrée, quelque chose qui les éblouit et qui les fascine. Similor, l’ombrageux Similor, ne se fâcha point et attendit.


Ce puissant Domergue était distrait: il regardait sur la ligne de halage le bizarre véhicule dont nous avons parlé: le panier de Trois-Pattes, traîné par un chien de boucher. Il souriait avec une fière bonhomie et se rangeait déjà le long de la haie, pour faire place à l’équipage de l’estropié.


Trois-Pattes poussait son molosse et arrivait grand train. En passant devant M. Domergue, il dessina un signe de tête familier.


– Bonjour, monsieur Mathieu, lui dit courtoisement le domestique. Les affaires vont, à ce qu’il paraît?


La figure terreuse et barbue de Trois-Pattes avait ce sourire fixe des masques. Il répondit:


– L’argent est dur à gagner; je viens causer de mon argent. M. le baron est à la maison?


– Pour vous, toujours, monsieur Mathieu.


L’équipage de Trois-Pattes entrait déjà dans l’avenue du château. M. Domergue ajouta entre haut et bas:


– Une drôle de lubie que Monsieur a de causer avec ce paroissien-là…


– Pour quant à ça, dit Similor, saisissant aux cheveux l’occasion d’entamer l’entretien, je n’en reviens pas de ma surprise!


M. Domergue abaissa sur lui son regard noble et le toisa de la tête aux pieds, Similor cligna de l’œil agréablement et poursuivit:


– Comme quoi les mystères abondent de tous côtés autour de nous…


– Qu’est-ce que vous voulez, l’ami? interrompit M. Domergue. Similor, baissant la voix et mettant sa main au coin de sa bouche pour ne rien laisser perdre de sa réponse, répliqua:


– Ayez pas peur: j’ai la confiance entière du jeune homme.


– Quel jeune homme?


– M. Michel, parbleu!


Les traits du domestique se déridèrent à ce nom.


Échalot, toujours aux écoutes, bouche béante et le cou tendu, faisait des efforts inouïs pour entendre. Similor poursuivit en prenant une pose théâtrale:


– Par conséquent, on est chargé de vous demander tout simplement s’il fera jour demain. Voilà!

III Le château

Le château de Boisrenaud, où l’abbé de Gondi fit sa résidence et que la duchesse de Phalaris choisit un instant pour retraite, à cause de son voisinage du Raincy, compte encore parmi ses hôtes célèbres le danseur Trénitz, qui eut l’honneur d’y recevoir, en 1798, Mmes Tallien et Récamier. À l’époque où se renoue notre histoire, le château et ses magnifiques dépendances étaient, depuis quelques années, la propriété de M. le baron Schwartz, qui se proposait d’y faire de nombreux embellissements.


Le baron Schwartz était un esprit net et tranchant qui ne faisait pas les choses à demi; il fit démolir le vieux château pour mettre en son lieu et place une maison moderne.


En ce temps-là, quand on arrivait le long du canal, et qu’après avoir dépassé le dernier feston des futaies, la plaine cultivée se déployait aux regards, la première chose qui les frappait, la seule, c’était ce petit castel aux profils mutins et cavaliers, avec ses six tourelles coiffées à la moresque et ses trois corps de logis disparates dont l’un parlait du Moyen Age, tandis que les deux autres semblaient raconter quelque anecdote batailleuse et galante de la Fronde. Le parc s’étendait en éventail derrière le manoir et confinait partout à la forêt dont il n’était séparé que par un large saut-de-loup. L’avenue qui conduisait du château à Vaujours était un rideau de peupliers dont chaque branche valait un arbre de cinquante ans; on se souvient encore dans le pays de ce gigantesque mur de verdure et de chênes énormes qui ombrageait l’allée tournante, menant à Montfermeil par les hauteurs de Clichy-en-l’Aunois.


Le baron Schwartz, un jour de baisse, avait acheté tout cela très bon marché, sans le visiter en détail et dans un but de pure spéculation. Quand il y vint pour aviser aux moyens d’en tirer parti, le site s’empara de lui du premier coup. Le château seul lui déplut, parce que le baron Schwartz était fils du présent qui déteste le passé. Au lieu de morceler ce paradis et de le débiter à quinze sous le mètre pour en faire un de ces aimables séjours où les gens de Paris viennent bâtir des petites maisons délicieuses, avec un entourage comme les tombes au Père-Lachaise, il eut fantaisie de dépenser un couple de millions ou davantage, selon les proportions que prendrait son caprice.


Ce n’était pas beaucoup pour lui; sa maison de banque était la rivière du proverbe, où l’eau va toujours; bien que sa noblesse financière ne remontât pas aux croisades, c’était déjà une vieille fortune, solide, sincère et largement basée sur un crédit européen: on disait de lui qu’il prêtait aux rois à la petite semaine.


Un palais neuf, voilà ce qui plaît! un peu le style de la Bourse: cela rappelle d’émouvants souvenirs.


Donc, à deux cents pas de l’ancien manoir, en situation belle et bien choisie, les maçons étaient en train de bâtir le palais; on traçait dans le parc le méandre des nouvelles allées, on comblait le saut-de-loup pour le reporter plus loin et enclore cent hectares de futaies, acquis récemment; on battait la glaise au fond du lac déjà creusé.


Le soleil allait se couchant derrière les arbres qui cachent au loin le clocher d’Aulnay-le-Bondy, quand notre jeune fille au voile noir du bateau-poste se dirigea vers la grille dorée de M. le baron Schwartz. Elle suivait l’avenue d’un pas assez rapide, mais mal assuré, presque pénible; à la voir par-derrière, vous eussiez dit une convalescente à sa première sortie. Tout en elle, du reste, confirmait cette pensée: la fatigue courbait sa taille gracieuse, mais trop grêle, qui ne semblait plus faite pour la robe qu’elle portait. Deux ou trois fois, le long du chemin, elle fut obligée de s’arrêter pour reprendre haleine.


L’équipage de Trois-Pattes la rejoignit, quand elle n’était encore qu’à moitié de l’avenue, quoique M. Cotentin de la Lourdeville eût fait déjà son entrée. L’estropié la connaissait sans doute, car sa figure ébaucha un sourire, mais il ne lui parla pas en la dépassant. La jeune fille le suivit d’un œil distrait et morne.


Trois-Pattes et son équipage étaient entrés déjà quand elle arriva devant la grille. Elle reprit haleine, et sa main mit à toucher le bouton une certaine hésitation.


– Comme vous voilà maigrie, mademoiselle Edmée! dit une voix derrière elle. Parole d’honneur, je ne vous reconnaissais pas!


La jeune fille se retourna vivement, comme si elle eût été prise en faute, et une nuance rosée vint à son pâle visage.


– Bonjour, Domergue, répliqua-t-elle. J’ai été un peu malade. Comment va-t-on au château?


Elle souriait, et il y avait je ne sais quoi qui faisait peine dans la charmante douceur de son sourire.


Nous connaissons Domergue, l’important valet qui ressemblait à un receveur de la Banque de France. Son entrevue avec notre ami Similor n’avait pas été, paraîtrait-il, de très longue durée, car il avait rejoint la jolie voyageuse en se promenant et sans presser le pas. Mais, en affaires, il ne faut point juger la gravité d’une entrevue par sa durée. Cette fois, Domergue ôta sa casquette, et sa figure austère se radoucit notablement. À le regarder mieux, il avait l’air du plus brave homme du monde. Seulement, il savait garder son rang. Il s’agissait ici d’une femme, et personne n’ignore que la galanterie ne fit jamais déroger un haut personnage.


– Un peu malade! répéta-t-il. Tout le monde va assez bien chez nous, merci, malgré les démolitions et le tremblement. Vous êtes pâle comme un linge, parole d’honneur!… Un peu malade!… Il y a du nouveau, ici, vous savez?


– Non, Domergue, je ne sais rien.


– On parle d’un mariage…


– Avec M. Maurice? interrompit Edmée presque joyeusement. Domergue haussa les épaules.


– Ce ne serait pas un mariage, cela, reprit-il. Le cousin Maurice est en disgrâce, comme M. Michel. J’ai bien cru que M. Michel deviendrait notre gendre. M. le baron n’aurait pas dit non, malgré la différence de fortune. Mais il se rencontre des impossibilités… Avez-vous sonné, mademoiselle Edmée?


Pendant les dernières paroles du valet, la jeune fille avait changé plusieurs fois de couleur.


– Pas encore, répondit-elle d’une voix qui tremblait. Puis elle ajouta, pensant tout haut:


– Blanche! un mariage, déjà!


– Seize ans, reprit Domergue en poussant le bouton de cuivre qui mit en mouvement une cloche au timbre sonore et plein; jolie comme un amour! Écoutez donc! Les dots de deux millions comptant n’ont pas l’habitude de moisir en magasin. M. Lecoq est dans la quarantaine, mais beau cavalier…


La jeune fille répéta avec stupéfaction:


– M. Lecoq!


– Oui, oui… on dit qu’il a le bras long… Quoique j’aurais cru qu’on aurait pris un banquier… ou au moins un duc… On avait parlé d’un duc, vous savez!


– Je ne sais rien, répéta la jeune fille.


– C’est juste. La chose se faisait par M. Lecoq. En voilà un qui abat de l’ouvrage! Du reste, tant qu’on n’a pas été à la mairie, n’est-ce pas!… Mais, entrez, mademoiselle Edmée: vous savez que nous sommes de bon monde et pas fiers. Ça va faire plaisir à mademoiselle de vous recevoir… Madame Sicard!


Mme Sicard était une femme de chambre de digne apparence, entre deux âges, tirée à quatre épingles, qui portait aussi bien que M. Domergue, mais qui ne souriait pas. La voix de son collègue l’arrêta comme elle montait le perron.


– Tiens, fit-elle, mademoiselle Leber!


Elle ajouta, non sans une certaine bienveillance qui, chez elle, avait beaucoup de prix:


– On a justement fait votre chambre aujourd’hui.


– Je viens seulement pour saluer ces dames, murmura la jeune fille avec un embarras que ne justifiait point l’accueil reçu. Si vous voulez bien prévenir mademoiselle…


– Entrez au salon en attendant. Je vais dire qu’on mette votre couvert… Mais j’y songe! s’interrompit Mme Sicard, Mme la baronne m’a dit… voyons!… que si vous veniez, c’était elle qu’il fallait avertir… Au fait, c’est toujours de même.


On avait traversé le vestibule. Mme Sicard monta l’escalier, pendant que Domergue introduisait Edmée au salon. La pâleur de celle-ci avait augmenté subitement et à tel point qu’elle semblait prête à se trouver mal. Elle s’affaissa sur un siège et porta son mouchoir à ses lèvres.


– Le plus souvent qu’on vous laissera partir à ces heures-ci et dans un état pareil! dit l’honnête valet qui prit, ma foi, ses mains froides et les réchauffa dans les siennes. Vous êtes comme qui dirait de la maison, ma chère enfant, et j’ai plus d’une fois entendu parler à Mme la Baronne qu’une maîtresse de piano, comme vous, c’était une amie.


– Un verre d’eau, murmura Edmée. Je viens d’être un peu malade. Domergue sortit aussitôt en courant. Ce n’était pas un septembriseur. Il pensa:


– Un peu malade! Parole d’honneur, c’est trop pour les uns, pas assez pour les autres! Il y a de la misère dans le fait de cette enfant-là.


Cet être délicat et charmant, Edmée Leber, était pauvre: son costume propre, mais si modeste, ne l’aurait pas dit que sa timidité l’eût crié. L’idée était venue à Domergue qu’Edmée avait faim.


Il se trompait. Le pain ne manquait pas encore chez la mère d’Edmée, quoique tout le reste y manquât. Et si Edmée n’avait pas eu de pain, sa fièvre l’eût nourrie.


Dès qu’elle se vit seule, deux grosses larmes que sa fierté contenait roulèrent lentement sur sa joue. Elle releva son voile et montra un visage de dix-huit ans aux lignes exquises, mais que déjà la souffrance avait touché. Edmée était à la fois jolie et belle. Vous n’auriez pu voir sans être ému ses grands yeux humides, sous ce front couronné d’adorables cheveux blonds, ce nez fin aux arêtes précises, mais suaves, cette bouche, hélas! sérieuse, mais où l’on devinait un trésor de sourires, et pourtant ce n’était pas là Edmée. Ce qui frappait en elle et ce qui ravissait, planait au-dessus de tout cela comme une âme, rayon, harmonie et parfum, une émanation presque divine, et que dire de plus: une âme de douceur et d’honneur.


Le salon était grand, somptueux et meublé à la romaine. Le regard mouillé d’Edmée en fit le tour et s’arrêta un instant sur le piano. Le piano lui parla, car elle murmura en souriant amèrement:


– Blanche épouse M. Lecoq!


Au-dessus du piano était un portrait de fillette: une brune, espiègle et rieuse.


– Cela est-il possible! ajouta Edmée. Blanche, le cher petit cœur! Des deux côtés de la cheminée étrusque, en marbre violet, ornée de mosaïques et chargée de curiosités pompéiennes, deux autres portraits pendaient dans les cadres, d’une richesse extrême, écrasaient la peinture, bien qu’ils fussent signés par un des bons maîtres de la Restauration. L ’un représentait un homme de vingt-cinq ans, étroit d’épaules, petit, maigre, aux traits intelligents et pleins de volonté; l’autre, une très jeune femme, presque aussi belle qu’Edmée, et qui, comme elle, avait son charme dans l’expression plus encore que dans la parfaite régularité de ses traits.


Quand le regard d’Edmée tomba sur cette dernière toile, sa prunelle eut un éclair, et un peu de sang vint à ses joues. Elle se leva malgré la fatigue extrême qui, tout à l’heure, l’avait jetée sur ce siège: elle traversa d’un pas pénible toute la largeur du salon, et s’arrêta devant la cheminée. Le portrait semblait exercer sur elle une sorte de fascination. Était-ce le portrait? Une partie du portrait, plutôt, car son œil fixé concentrait tous ses rayons sur un point qui n’était pas même le visage, mais qui était auprès du visage. Mme la baronne Schwartz était posée de trois quarts; elle portait un costume d’apparat. Un turban, jeté de côté, la coiffait, cachant une de ses oreilles, tandis que l’autre, blanche, fine et ornée d’un simple bouton de diamants, sortait des masses noires de son opulente chevelure. C’était l’oreille que regardait Edmée, moins que l’oreille encore, car l’oreille se voyait parfaitement, et la jeune fille, chose étrange dans son état de souffrance et de lassitude, monta sur une chaise pour examiner de plus près.


Pendant plusieurs minutes, elle examina attentivement. Tout son être se concentrait dans sa vue. Elle tremblait et changeait de couleur. Un bruit de pas se fit; elle redescendit précipitamment, et ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser tomber ces mots:


– C’était bien elle!


Domergue entra, portant un plateau.


– Je vous ai fait attendre, ma chère demoiselle, commença-t-il.


– Donnez! interrompit Edmée de cette voix sèche et sans vibration qui trahit sa fièvre aussi sûrement que l’accélération du pouls.


– Comment vous trouvez-vous? ajouta le valet pendant qu’elle buvait à longs traits.


– Mieux, je vous remercie.


– Vous êtes si changée! Et voyez, votre main tremble!


– Beaucoup mieux! répéta Edmée avec impatience. Je voudrais voir Mme la baronne sur-le-champ… Dites qu’on ne prépare pas ma chambre et qu’on ne mette pas mon couvert.


Domergue la regarda, étonné. Il y avait dans ses gros yeux de la tristesse et de la compassion. Il sortit.


Pour la seconde fois Edmée était seule. Elle s’assit auprès de la fenêtre et attendit.


Les fenêtres du salon donnaient sur le jardin et gardaient leurs jalousies fermées. Edmée Leber glissa son regard distrait au travers des planchettes, et vit les hôtes du dimanche disséminés par petits groupes sur la magnifique pelouse d’où le soleil s’était retiré. Blanche n’était point là, non plus que sa mère, la baronne. Deux dames d’un certain âge jouaient au volant avec une grande affectation de gaieté; quelques messieurs faisaient cercle autour de M. Cotentin de la Lourdeville, qui tenait à la main le journal du soir. Des promeneurs passaient le long du château et causaient.


– Je ne vois là-dedans, dit l’un d’eux, rien que de parfaitement honorable. M. le baron se souvient qu’au début de sa carrière il fut le banquier des pauvres.


– Bon métier! fut-il répondu.


– On gagne souvent gros avec les pauvres!


– On peut être à la fois habile et philanthrope, dit Cotentin. Ça et ça!


– Il y a des anecdotes étonnantes! J’ai ouï parler d’un indigent qui achetait tous les ans mille ou douze cents francs de rentes.


– Un mendiant de Lyon, madame, a doté récemment sa fille comme les nôtres ne le sont pas.


– Et vous connaissez l’histoire de cet aveugle qui avait cinquante mille écus dans sa paillasse?


– Ce Trois-Pattes est un animal fort curieux!


– Où donc se cache M. le baron? fut-il demandé du fond du parterre.


Une fenêtre du premier étage s’ouvrit, et M. le baron répondit:


– Je suis à vous; je termine une affaire.


– Avec Trois-Pattes! acheva-t-on à demi-voix dans les groupes. Edmée Leber n’écoutait plus; la rêverie l’avait prise. Ses yeux, demi fermés, s’abaissaient vers le tapis, sans le voir, et sa belle tête pensive s’appuyait sur sa main.


– Allons un peu visiter l’attelage de ce capitaliste d’un nouveau genre, dit-on encore sous les croisées.


La réponse et les gaietés qui la suivirent s’étouffèrent au lointain.


L’arrivée du nouveau client avait fait sensation parmi les convives du château de Boisrenaud. Si Trois-Pattes était un homme d’argent, il avait naturellement droit à bon accueil; pas de doute à cet égard. Mais l’argent se reçoit à la caisse; il suffit pour cela d’un commis; sous quel prétexte Trois-Pattes et son grotesque équipage passaient-ils le seuil de la somptueuse villa en ce jour de repos, où le millionnaire n’accueillait que ses amis?


Ceci était prétexte à gloser. Le règlement, au château de Boisrenaud, défendait de parler affaires. M. le baron Schwartz délaissait ses invités pour recevoir Trois-Pattes dans son cabinet. Était-ce pour parler politique? Personne ici n’ignorait la légende de Trois-Pattes, que les domestiques du baron avaient ordre d’appeler M. Mathieu. Trois-Pattes était un personnage dès longtemps célèbre dans le quartier de la porte Saint-Martin et ses relations avec M. Schwartz étendaient désormais sa gloire jusqu’à la Madeleine.


Trois-Pattes était arrivé un jour, personne ne savait d’où, dans la cour du Plat-d’Étain, siège d’une entreprise de messageries, qui, avant l’établissement des chemins de fer, desservait toute la banlieue de l’est. Il était descendu de son panier, traîné par un chien, et s’était rendu à pied, c’est-à-dire en rampant sur les mains et sur le ventre, au bureau. Là, il avait fait le nécessaire pour avoir le droit de s’installer dans la cour en qualité de facteur. Tout de suite après, il manœuvrait ses mains armées de palettes, et le reste de son corps contenu dans une sorte de corbeille, munie de roues, il avait pris possession à l’endroit où s’arrêtent les voitures à l’arrivée. Ses commencements avaient été difficiles. Il ne possédait, à vrai dire, aucune des qualités physiques du facteur, mais ses qualités morales y suppléaient largement. À Paris d’ailleurs, les choses bizarres font fortune.


Trois-Pattes, marchant avec ses jambes dans sa poche, comme disait les plaisants du quartier, excita cet étonnement qui précède et prépare la vogue. Il avait installé sur son dos quatre crochets qui lui servaient de mains, et auxquels il fixait très adroitement les colis. À son côté pendait un sifflet que les cochers de la station du boulevard connurent bientôt; un coup de sifflet appelait un fiacre, deux coups une citadine, trois un cabriolet: au bout de huit jours, ceci fut réglé comme si Trois-Pattes eût touché des appointements du gouvernement. Pour la garde des objets, il n’avait pas son pareil; quant aux discussions d’intérêt avec la buraliste, il vous arrangeait vos affaires en un clin d’œil. Vous savez la puissance de certains avocats sur le tribunal. Trois-Pattes gagnait toutes ses causes près de Mme Tourteau, maîtresse de la cabane où s’inscrivaient les voyageurs et les bagages. Et ne croyez pas qu’il mît beaucoup de temps à arpenter la cour du Plat-d’Étain. Ses mains étaient agiles, et il avait une merveilleuse façon de manœuvrer l’inerte fourreau qui renfermait ses jambes. Son allure ressemblait à celle d’un lézard, et les lézards vont vite, quoi qu’on ait dit sur leur paresse.


Un anonyme de génie lui trouva ce surnom: Trois-Pattes, qui peignait d’un trait sa lamentable infirmité. Personne n’ignore l’élan prodigieux qu’un sobriquet peut donner à une célébrité populaire. Mathieu l’estropié eût peut-être fait fortune; Trois-Pattes fit tout uniquement fureur, et ses collègues vaincus désertèrent la place.


Derrière la gloire, deux divinités viennent: l’Envie et la Poésie. L ’Envie sema sur le compte de Trois-Pattes ces mille bruits qui tuent une faible réputation, mais qui enflent une grande renommée: elle accusa Trois-Pattes d’appartenir à la police ou de faire partie d’une association de malfaiteurs: deux allégations dont Paris est souverainement prodigue.


La Poésie lui prêta la richesse, ce charme irrésistible; elle affirma qu’il amassait quelque part un fabuleux trésor. On ne croit plus aux sorciers, mais le surnaturel a la vie dure; la Poésie fit de Trois-Pattes une sorte de gnome, changeant de peau à de certaines heures, et quittant son misérable niveau pour s’élancer vers les sphères dorées de l’élégance aristocratique. Spécifions: la Poésie prêta de mystérieuses amours à Trois-Pattes, le reptile humain. Ce fut quelque chose comme un de ces contes où Perrault accouplait les monstres avec les princesses. Il s’agissait d’une femme jeune et belle: jusque-là, rien d’impossible. Mais la femme était aussi noble et riche.


Croyait-on à cet absurde rêve?


La Poésie et l’Envie se cotisaient donc pour compléter la gloire de Trois-Pattes. Il n’en paraissait point affolé. Sérieux et modeste, il continuait d’accomplir son mandat avec un soin exemplaire. Il n’était pas mendiant, mais il prenait de toutes mains, et remerciait les bourses généreuses qui s’ouvraient à l’aspect de son infirmité; il ne repoussait pas plus les aumônes que les salaires. Ses mœurs étaient pures, malgré la chronique; il vivait seul et sobrement.


Et cependant la chronique ne mentait pas tout à fait. Il y avait assez de vrai sous les broderies légendaires de l’histoire de Trois-Pattes pour légitimer tous les étonnements. Trois-Pattes était reçu chez M. le baron Schwartz; dans l’humble escalier qui grimpait au taudis de Trois-Pattes, on avait rencontré, on avait reconnu une étoile du ciel parisien, la belle comtesse Corona. Telle était la charade, proposée aux curieux par le lézard du Plat-d’Étain.


Le baron Schwartz, aujourd’hui, était dans son cabinet quand un domestique vint lui annoncer M. Mathieu.


– Qu’on fasse monter M. Mathieu! dit-il sans hésiter.


M. Mathieu descendit de son équipage sans trop de peine, et franchit le perron à l’aide d’une gymnastique originale: ses deux mains, cramponnées aux marches, halaient son torse et l’appendice qui renfermait ses jambes. Cela se faisait assez lestement, à la grande surprise des spectateurs qui contemplaient sa manœuvre. Au bas de l’escalier, un domestique obligeant ayant voulu soulever la partie paralysée de son corps, M. Mathieu le remercia et lui dit:


– Inutile. Néanmoins, après son introduction dans le cabinet du riche banquier, et quand il eut rampé jusqu’à trois pas du bureau, M. Mathieu, poussant un soupir de soulagement, tira de sa poche un mouchoir fort propre et s’essuya amplement le front.


– Bien pressé donc, monsieur Mathieu? demanda le baron Schwartz en souriant.


Il avait un style à lui, quand il voulait, ce baron Schwartz. Les hommes arrivés sont excentriques à peu de frais; M. le baron s’était fait une réputation, parmi ceux qui avaient besoin de lui, par la brièveté de sa phrase.


Trois-Pattes répondit en inclinant la tête avec une respectueuse politesse:


– J’avais envie de voir un peu la propriété de M. le baron, mais je ne me serais pas permis d’y venir pour mon plaisir seulement.

IV Trois-Pattes

À supposer que M. Mathieu, surnommé Trois-Pattes, fût de ces pauvres qui ont cinquante mille écus dans leur paillasse, il ne poussait pas, du moins, l’économie jusqu’à ses dernières limites. Sa veste de velours à boutons de métal était presque neuve et laissait voir du bon linge, assez blanc. En revanche, il avait une crinière d’un brun fauve, touffue et mal peignée, qui eût fait la gloire d’un rapin, et sa barbe se hérissait comme un paquet de broussailles. Au milieu de ce double fouillis, sa figure, douée d’une étrange gravité, surprenait le regard. Dès qu’on faisait abstraction de l’infirmité lamentable qui le coupait en deux et marquait la vie dans son buste, Trois-Pattes n’avait rien, au demeurant, qui pût inspirer le dégoût, ni même la pitié. Un perruquier eût fait de lui, rien qu’en fauchant ses cheveux et sa barbe, une honnête moitié de bourgeois décent, tranquille et bien nourri. C’était un monstre, il est vrai, mais un monstre mitigé, tel qu’il convient d’être aux monstres de la forêt la plus civilisée de l’univers. Pour tout dire, les petits enfants du quartier l’aimaient, parce qu’il souriait parfois et qu’il y avait je ne sais quelle attrayante bonté dans la mélancolie de son sourire.


Au physique, M. le baron Schwartz était un ancien maigre ayant conquis de l’embonpoint. On les reconnaît au premier coup d’œil; la prospérité les rembourse sans effacer de longtemps l’anguleux dessin de leur primitive architecture. Ils ont le ventre pointu. Quand la graisse, symbole vengeur, a submergé tout à fait l’originalité de leur charpente, le bonheur les étouffe.


Le baron Schwartz était un petit homme gras, mais encore aigu sous certains aspects. Les vrais Schwartz de Guebwiller résistent mieux que les autres vainqueurs. Le baron Schwartz n’avait pas d’âge.


Le baron Schwartz avait de l’esprit derrière son accent alsacien que les Gascons eux-mêmes cherchaient à imiter; quoiqu’il n’eût pas fréquenté les collèges, il possédait de vastes connaissances, puisées dans le Dictionnaire de la Conversation; il aimait les arts; il protégeait les lettres dans la personne de Sensitive, le poète, et du vaudeville Savinien Larcin, employé au Père-Lachaise; il prêtait de l’argent aux rois, sans intérêts, pourvu qu’on lui rendît deux capitaux, et s’occupait, moyennant cent pour cent, des logements du peuple lui-même!


Ainsi fleurit et fructifie J.-B. Schwartz quand il peut agripper au passage seulement un poil de la chaude occasion. En dehors de l’explication arithmétique, fournie par M. Cotentin de la Lourdeville, peut-être y avait-il bien quelque petite chose, mais il est certain que les millions actuellement possédés par l’opulent baron étaient le propre billet de mille francs, donné par M. Lecoq au lendemain d’une nuit orageuse dans un sentier désert, aux environs de Caen.


M. le baron Schwartz avait le bon goût de ne point renier ses débuts; il se vantait volontiers d’avoir été le banquier des pauvres. Depuis longtemps, néanmoins, il n’en était plus à tirer vers soi en détail les économies des petites gens. Un élément étranger à la finance devait être dans ses rapports avec M. Mathieu, surnommé Trois-Pattes.


– Du nouveau? demanda-t-il en jouant l’indifférence. Trois-Pattes fixait sur lui ses grands yeux immobiles, ombragés par l’épaisseur de sa chevelure emmêlée.


– Le colonel est au plus bas, répliqua-t-il.


– Bien vieux! grommela M. Schwartz.


– J’ai pensé que monsieur le baron…


– En règle! interrompit le banquier. Affaire finie. Puis il ajouta:


– Occupé. Au galop!


– On pense, reprit Trois-Pattes, que le colonel ne passera pas la nuit.


– Comtesse à Paris? demanda M. Schwartz. L’estropié fit un signe de tête affirmatif.


– M. Lecoq aussi?


– Aussi.


– En règle! répéta M. Schwartz. Pas autre chose?


Sous la sécheresse de ce style, une pénible préoccupation perçait.


– Du moment que monsieur le baron est en règle, reprit Trois-Pattes, il lui importe peu de savoir les on-dit. C’était une drôle de boutique, là-bas.


– Cancans! fit M. Schwartz.


– Monsieur le baron m’avait chargé de regarder attentivement aux fenêtres du quatrième étage, cour du Plat-d’Étain…


– Ah! ah! fit le banquier, beaucoup plus entamé qu’il ne voulait le paraître.


– Et de surveiller aussi le dedans de la maison dont l’entrée est rue Notre-Dame de Nazareth, poursuivit Trois-Pattes, rapport aux trois jeunes gens: M. Maurice, M. Etienne et M. Michel.


– Très bien! dit le baron qui bâilla derrière sa main. Long! fit-il en manière d’explication.


– À cet âge-là, continua paisiblement M. Mathieu, on mène un petit peu la vie de Polichinelle.


– Des femmes? demanda M. Schwartz.


– Pas trop… excepté M. Michel. Visiblement, le baron devint attentif.


– Mais, s’interrompit l’estropié, monsieur le baron ne s’intéresse pas à M. Michel. C’est M. Maurice qui est son neveu.


Le baron appuya son index sur le bout de son nez, ce qui, chez lui, était un symptôme de très vive impatience.


– Je ne vous parlerai plus de M. Michel, promit Trois-Pattes. Il y a donc que M. Maurice et son ami M. Etienne ont la vocation de la littérature. Ils travaillent, ils travaillent comme des forçats à faire des drames; et je sais cela, parce que les voisins les entendent déclamer et se disputer, qu’on croit toujours qu’ils vont mettre le feu à la maison.


– Drôle! interrompit le banquier.


– Hein? fit M. Mathieu quelque peu offensé.


– Très drôle! expliqua le baron. Au galop!


– Ils ont tout vendu. On ne gagne pas beaucoup d’argent à faire des drames qui sont refusés au théâtre. Autrefois, M. Michel travaillait avec eux, mais maintenant…


Trois-Pattes s’arrêta court, honteux d’être rentré malgré lui dans la voie des digressions.


– Comique! dit le baron, dont le geste sembla l’encourager à poursuivre.


– Excusez-moi, reprit Trois-Pattes. Je sais bien que M. Michel ne vous regarde pas. Nous autres, de Normandie, nous sommes bavards…


Le banquier fit un geste équivoque, pendant que Trois-Pattes poursuivait:


– M. Maurice est amoureux, pour le bon motif, et si monsieur le baron voulait le marier…


– Aime ma fille, prononça le banquier. Idiot.


– Bah! Mlle Schwartz est assez riche pour deux. Ceci fut dit avec onction. Le baron répondit:


– Mariage affaire faite… à peu près.


Puis il croisa ses jambes l’une sur l’autre, et, prenant un air de parfaite indifférence, il murmura ce seul nom, suivi d’un point d’interrogation:


– Michel?


– Vous voulez dire Maurice? rectifia Trois-Pattes.


– Michel! répéta le banquier.


Un sourire essaya de naître sous la moustache hérissée de l’estropié. Comme il hésitait à répondre, en homme qui croit avoir mal entendu, M. Schwartz frappa du pied et s’écria, cette fois dans la langue de tout le monde:


– Que diable! monsieur Mathieu, ne me faites pas languir! Vous savez quelque chose sur ce mauvais sujet de Michel! Allez!


M. Mathieu prit un air étonné sous lequel perçait bien un petit bout de moquerie.


– Vous m’aviez défendu… commença-t-il; mais je suis tout aux ordres de monsieur le baron. En définitive, mieux vaut encore s’occuper à des fadaises comme ces jeunes gens, Maurice et Etienne. M. Michel file un mauvais coton, excusez le mot. Il vit, Dieu sait où, courant les tripots et jouant un jeu d’enfer…


– Un jeu d’enfer! Michel!


– Perdant les deux à trois cents louis par soirée, s’il vous plaît, fréquentant les théâtres, soupant, faisant des dettes absurdes, et les payant!


– Les payant! répéta M. le baron; comique! Il se leva et fit un tour dans la chambre.


Dès qu’il eut le dos tourné, la physionomie de Trois-Pattes changea si subitement qu’on eût dit une transfiguration. Le masque prit vie, et les yeux, ardemment animés, dirigèrent un regard perçant vers la fenêtre ouverte. La fenêtre donnait sur les jardins. Les hôtes du château de Boisrenaud étaient dispersés dans les allées; ce coup d’œil alla à tous et à chacun, comme un éclair. Ce coup d’œil cherchait quelqu’un.


Quand M. le baron se retourna, Trois-Pattes regardait la pelouse avec une placide admiration.


– Voilà un paradis! soupira-t-il. Excusez!


– Où prend-il cet argent? demanda M. Schwartz.


– Le jeune M. Michel? Je n’en sais rien. Si monsieur le baron veut, je m’informerai.


– Il y a du Lecoq là-dedans! pensa tout haut le banquier. Trois-Pattes baissa les yeux et ne répondit pas. Les sourcils de M. Schwartz étaient froncés. Après un silence, l’estropié reprit avec une sorte de répugnance:


– Il y a une dame qui doit être fort riche.


La promenade de M. Schwartz eut un temps d’arrêt.


– Jeune? interrogea-t-il.


– Très belle, répliqua Trois-Pattes.


Les yeux du banquier, fixés sur lui avec insistance, sollicitaient une réponse plus explicite.


– Ce n’est pas la comtesse? commença-t-il.


– Non, repartit Trois-Pattes.


Le banquier fit un dernier tour de chambre, en proie à une visible agitation, puis il s’arrêta de nouveau brusquement.


– Monsieur Mathieu, dit-il, je n’ai d’autre intérêt en tout ceci que le besoin d’être utile. Ce jeune homme, M. Michel, a été mon employé et même quelque chose de plus. Mon bon cœur m’a causé déjà bien des embarras; mais je suis récompensé par l’estime publique… Vous en savez long sur cette comtesse Corona, n’est-ce pas?


– Assez long, répondit Trois-Pattes. Le colonel lui laissera tout.


– Je ne parle pas de cela! interrompit vivement Schwartz.


– C’est juste. Monsieur le baron est en règle.


Les rôles changeaient. Le laconisme n’était plus du côté du banquier. Il reprit:


– Dieu merci, pour moi et pour ceux qui me touchent de près, je n’ai ni inquiétude à avoir ni renseignement à prendre. Monsieur Mathieu, vous avez peut-être vos raisons pour être discret.


– Oui, monsieur le baron. J’ai mes raisons. Le banquier pirouetta sur lui-même.


– Temps, argent, grommela-t-il en regagnant son bureau. Affaire finie, bien le bonsoir.


Trois-Pattes, ainsi congédié, rampa aussitôt vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta et dit avec humilité:


– J’avais compté sur l’obligeance de monsieur le baron… Celui-ci, qui feuilletait déjà ses papiers avec une certaine affectation, l’interrompit et gronda ces deux mots:


– Au galop!


– Ce serait pour savoir, poursuivit Trois-Pattes, si monsieur le baron pourrait me recommander à M. Schwartz, le père de M. Maurice, que monsieur le baron a connu à Caen sous la Restauration.


Les joues du banquier pâlirent. Il répondit pourtant, appuyant sur le dernier mot:


– Connu le père de Maurice, à Paris!


– Il n’y a pas d’offense, reprit Trois-Pattes, à Caen ou à Paris. J’ai quelqu’un qui cherche des personnes de Caen: la femme et la fille d’un banquier. Ça fut très riche autrefois; c’est devenu pauvre comme Job; une histoire bien étonnante, allez! Voyons! J’ennuie monsieur le baron. Je vois bien d’ailleurs qu’il n’est pas content de moi. Mais je prends de l’âge et de l’expérience. Je n’aime pas à regarder de trop près certaines gens ni certaines affaires. Je lui reparlerai de ce M. Schwartz… et de cette famille du banquier. Je suis bien le serviteur de monsieur le baron.


Il laissa tomber la porte et disparut.


En voyant disparaître Trois-Pattes, M. Schwartz fit un mouvement comme pour s’élancer après lui.


– Il y a du Lecoq là-dedans! dit-il pour la seconde fois en se rasseyant. Je le sens tout autour de moi, et, par moments, j’ai peur!


Sa tête s’affaissa entre ses deux mains, il était puissamment préoccupé. Au bout de quelques secondes, ses réflexions tournèrent:


– Ma femme!… murmura-t-il, tandis que des rides profondes se creusaient à son front. Michel!


Ce fut tout. Sa pensée resta en lui. Mais nous devons noter un détail muet. Après avoir réfléchi, M. le baron prit dans la poche de son gilet une petite clef d’acier ciselée, une très jolie clef, ressemblant à celles qui ferment les nécessaires mignons des dames.


Il la regarda et il hésita.


Sur ses traits, il y avait un sourire pénible.


Ceci n’était pas une affaire d’argent; pour les affaires d’argent, M. Schwartz n’hésitait jamais.


Ayant ainsi hésité, il ouvrit un tiroir de son secrétaire, dans lequel il trouva un bâton de cire à modeler.


Pourquoi avait-il cela?


D’une main, il tenait la clef gentille que son regard sournois caressait; de l’autre, il pétrissait la cire qui allait s’échauffant et s’amollissant dans ses doigts.


Comme Trois-Pattes descendait l’escalier à sa manière, un pas de femme effleura les dalles du corridor, au premier étage. Il s’arrêta, ému jusqu’à la défaillance. C’était Mme Schwartz qui, prévenue par Domergue, se rendait au salon, où l’attendait notre jeune fille du bateau, Mlle Edmée Leber. Trois-Pattes l’entendit qui disait:


– Il n’est pas nécessaire de déranger ma fille.


Cette voix sonore et douce, mais ferme, produisit sur Trois-Pattes une impression extraordinaire. On eût dit un moment que cette lamentable créature, reptile humain, collé au sol, allait se redresser tout d’un coup comme un homme. Il darda un regard en arrière; son œil morne avait des éclairs.


Mais s’il avait désir, il avait peur aussi, car il se prit à franchir les dernières marches avec une étrange prestesse. Quand Mme Schwartz descendit à son tour, suivie par Domergue, l’escalier était vide.


Dans le salon, Edmée était toujours seule. Son charmant visage reflétait tour à tour l’expression d’une vaillance résolue et la vague atteinte d’un découragement profond.


Elle souffrait. La fièvre ne la laissait pas en place.


C’était en elle tantôt une torpeur affaissée, tantôt une sorte de maladive anxiété qui forçait le mouvement, et par instants teignait de pourpre la pâleur de sa joue.


En ces moments, un nom venait à ses lèvres: Michel…


Une fois, tombant de l’étage supérieur, une gamme brillante, galopée sur le piano, monta et redescendit toutes les octaves du clavier.


Edmée sourit au travers d’une larme.


Elle quitta la fenêtre pour revenir au portrait. Le piano capricieux se taisait. Par la dernière croisée du salon, au milieu du crépuscule qui allait baissant, un vif rayon du jour passait et mettait en lumière l’opulente beauté de la baronne Schwartz. Edmée Leber restait là en contemplation et comme fascinée.


Mais, chose bizarre, le diamant qui brillait sous les masses prodigues de cette noire chevelure attira bientôt son œil invinciblement. Son regard fixe pointa cette étincelle et ne la quitta plus.


Un pas de femme s’étouffa sur les tapis du grand escalier. Domergue dit de l’autre côté de la porte:


– Je n’aurais pas dérangé madame la baronne, mais Mlle Leber est encore bien malade.


Edmée fit un effort violent pour reprendre son calme.


Au-dehors, on ne parlait plus, et le pas lourd de Domergue venait de s’éloigner. Évidemment, la baronne Schwartz était là, tout contre le seuil. Cependant, elle n’entrait pas. Edmée resta un instant debout, les yeux sur les deux battants de la porte fermée. Puis, vaincue par la fatigue ou par l’émotion, elle s’assit de nouveau, murmurant à son insu:


– Tremble-t-elle donc autant que moi?


Elle prit dans sa poche une bourse qui ne sonna point l’argent, et dans cette bourse un petit papier, enveloppant un objet de la grosseur d’un grain de maïs.


– Quand même! pensa-t-elle encore; peut-être n’a-t-elle rien à nier, rien à cacher. Voilà des années que je la respecte et que je l’aime!


D’un geste machinal elle allait déplier l’enveloppe, lorsque la porte s’ouvrit enfin. Edmée remit vivement le papier dans la bourse et la bourse dans sa poche. La baronne Schwartz était sur le seuil; son premier regard surprit le mouvement de la jeune fille, et ses noirs sourcils eurent un tressaillement léger.


Ce fut plus rapide que l’éclair. La baronne Schwartz franchit le seuil, souriante et calme, comme une grande dame qu’elle était, ayant bon cœur et bonne conscience, ayant surtout le pouvoir et la volonté de venir en aide à toute infortune qui sollicitait sa compassion.


Ce fut donc en restant elle-même parfaitement, et sans franchir la limite de ses bontés ordinaires, qu’elle prit les deux mains d’Edmée pour mettre un baiser à son front et dire:


– Comment nous avez-vous laissé ignorer que vous fussiez malade, chère enfant? Vous saviez que nous étions à Aix en Savoie. Blanche ne vous a-t-elle pas écrit?


– Si fait, madame, répondit Edmée dont les yeux étaient baissés; Mlle Blanche a bien voulu me donner de vos nouvelles.


– Et pourquoi n’avoir pas fait réponse? Avez-vous été souffrante au point de perdre vos leçons?


– J’ai gardé le lit trois mois, madame.


La baronne s’assit, mais sa voix fut moins libre lorsqu’elle reprit:


– Trois mois! Tout le temps de notre séjour à Aix! Et votre bonne mère?


– Ma mère est tombée malade en me soignant, madame, je me suis guérie: j’ai peur pour ma mère.


Les cils de ses paupières, toujours baissées, devinrent humides.


– Et vous avez attendu si longtemps, s’écria la baronne du ton le plus affectueux, avant de recourir à notre amitié!


Edmée releva sur elle ses grands yeux bleus tristes et presque sévères.


– Madame, répondit-elle, nous n’avons besoin de rien.


La baronne devint pâle. Elle essaya néanmoins de sourire en disant:


– Si c’est fierté, chère enfant, je vous prie de n’être point offensée. Nous nous rembourserons sur les leçons que vous donnerez, cet hiver, à ma fille. Les paupières d’Edmée battirent et ses traits charmants se contractèrent; néanmoins, ce fut d’une voix distincte qu’elle répliqua:


– Je ne donnerai plus de leçons à Mlle Schwartz.

V Bouton de diamant

Mme la baronne Schwartz était encore très belle. Il y avait maintenant plus de douze ans que la couleur avait séché sur la toile de son portrait, pendu, avec celui de M. Schwartz, aux côtés de la cheminée. Le temps semblait avoir peu d’action sur cet heureux et serein épanouissement: elle ressemblait toujours au portrait; les yeux brillaient du même éclat intelligent et doux: nulle ride n’était venue à son heure sillonner le large contour de ce front; les joues gardaient la fermeté de leur ovale, chose rare, et, chose encore plus rare, les attaches du cou restaient irréprochables.


C’est dans toute la rigueur du mot qu’il faut dire cela: Mme la baronne Schwartz était très belle.


Il y avait maintenant seize ans pour le moins que Julie Maynotte avait changé de nom.


Dix-sept ans s’étaient écoulés depuis cette heure de deuil et d’amour où son sourire stoïquement docile éclairait la tristesse de l’adieu, dans le silence et la solitude des grands bois.


Dix-sept ans! La rose est d’un matin, la femme est d’un printemps. Et cependant Mme la baronne Schwartz ressemblait toujours à Julie Maynotte.


Il y a des femmes qui sont sculptées dans le marbre. Elle était belle; le baron Schwartz l’aimait d’une folie éperdue, ardent comme un jeune homme, jaloux comme un vieillard. Lui, le baron Schwartz, le dompteur de millions!


Elle était jeune sincèrement, et sans le secours de cet art auquel tant d’autres demandent en vain la menteuse jeunesse. Elle était jeune, au point de paraître jeune à côté d’Edmée Leber, cette fleur nouvelle qui venait d’ouvrir sa corolle au caressant soleil de la dix-huitième année. Vous eussiez dit, à les voir, deux compagnes, deux rivales plutôt; car il y avait entre elles à ce moment un mystérieux souffle de colère.


Et par ce mot «rivales», nous avons voulu éclairer brusquement le secret de cet entretien étrange. Edmée aimait: elle avait peur.


Il y eut de part et d’autre silence. Le visage de la baronne exprimait le chagrin, l’étonnement, et peut-être aussi une nuance d’embarras. La jeune fille restait froide comme un bronze.


Un détail qu’on ne peut omettre ici, c’est que, depuis le commencement de l’entrevue, le regard d’Edmée s’était porté plusieurs fois vers la magnifique chevelure de la baronne, dont les masses ondées et rabattues retombaient en deux coques symétriques beaucoup au-dessous des oreilles. Il semblait que l’œil d’Edmée voulût percer et écarter ces voiles qui lui cachaient un témoignage. La baronne avait surpris ce regard.


Ce fut elle qui reprit la première la parole.


– Se pourrait-il, demanda-t-elle, que ma fille eût manqué aux égards?…


– Non, madame, interrompit Edmée, cela ne se pourrait pas, car mademoiselle votre fille est très bonne et très bien élevée.


– Ma chère enfant, dit la baronne en lui prenant la main de nouveau et d’un accent tout à fait maternel, j’avoue que je ne vous comprends pas. Vous nous avez montré jusqu’à présent beaucoup de dévouement et d’amitié. Ma fille est à l’âge des étourderies; il eût fallu excuser chez elle un manque de tact ou une parole imprudente, mais si c’est moi qui suis la coupable, je me le pardonnerai moins facilement. Voyons! soyez franche: vous avez quelque chose sur le cœur?


– Absolument rien, madame, prononça Edmée avec effort.


– Alors, pourquoi nous quitter? Pourquoi refuser des offres de service si naturelles? Je sais que vous avez connu des temps plus heureux, et qu’une fierté bien concevable…


– Vous vous trompez, madame. J’avais un frère et une sœur qui avaient pu voir, en effet, notre maison heureuse. Ils sont morts tous les deux. Moi, je suis née au lendemain de notre malheur et je n’ai jamais connu que la pauvreté.


– Il y a dans tout ceci une énigme, ma chère enfant, reprit Mme Schwartz sans rien perdre de sa patiente douceur. Il dépend de vous que j’en sache le mot. Vous êtes dans une heure de fièvre; je n’accepte pas du tout votre démission, ou, du moins, je vous engage à réfléchir. Votre mère n’a que vous, songez-y…


– Madame, interrompit pour la seconde fois Edmée, dont l’accent devint plus ferme et presque dur, jamais je n’ai été plus calme qu’à cette heure, et je vous parle au nom de ma mère.


La baronne se leva brusquement, et son geste parut dire que l’idée d’avoir affaire à une folle naissait en elle. À cela, Edmée répondit nettement:


– Madame, vous vous trompez encore: j’ai toute ma raison.


– En ce cas, chère demoiselle, répliqua la baronne qui se réfugia enfin dans sa position et le prit sur un ton de sévère dignité, permettez-moi de vous dire que notre entrevue a suffisamment duré. À supposer qu’il fût besoin, et je ne le crois pas, de nous signifier la décision que vous avez prise à notre égard, ces choses se font par lettre et en deux mots. Il m’a semblé tout à l’heure que vous désiriez une explication, et je me suis prêtée à votre fantaisie pour plusieurs raisons qu’il serait orgueilleux à moi de détailler. Telle n’était pas votre envie, à ce qu’il paraît. J’ai cru deviner ensuite dans vos paroles une sorte de provocation, une menace même, tellement en dehors du bon sens et de votre caractère que j’ai voulu savoir. Ma curiosité ne va pas jusqu’à vous interroger plus longtemps. Je ne vous chasse pas, mademoiselle Leber, mais si votre volonté est de nous quitter, faites. À part cet entretien, où vous n’avez pas été vous-même, je ne garderai de vous qu’un excellent souvenir, et je serai toujours prête à témoigner…


Pour la troisième fois, Edmée lui coupa la parole et dit en se levant à son tour:


– Madame, je ne vous demanderai jamais votre témoignage.


La baronne laissa échapper un geste d’indignation et se dirigea vers la porte en disant:


– Soyez donc libre, mademoiselle.


Au moment où elle tournait le dos, le regard d’Edmée, aigu et rapide, essaya encore de pénétrer sous les masses latérales de ses cheveux, mais cette coiffure, qui se nommait, je crois, bandeaux à la Berthe, tenait l’oreille entièrement cachée. Edmée ne vit rien de ce qu’elle voulait voir.


– Madame, prononça-t-elle tout bas, comme la baronne allait atteindre la porte, si j’avais voulu seulement prendre mon congé, j’aurais eu l’honneur de vous écrire. Vous avez bien raison: cela se dit en deux mots. Veuillez rester, je n’ai pas achevé.


La baronne continua de marcher et sa main toucha le bouton. La jeune fille répéta d’une voix plus basse encore, mais plus stridente aussi:


– Veuillez rester, madame. Et comme la baronne ne s’arrêtait point, Edmée poursuivit:


– Nous avons changé de logement. Nous demeurons depuis trois mois et demi rue Notre-Dame de Nazareth, la seconde porte à gauche en entrant par la rue Saint-Martin.


Le bouton qui avait tourné déjà fit retour sur lui-même et la porte demeura fermée. Edmée continuait:


– Au fond de la cour: dans la maison qui donne, par ses derrières, sur les messageries du Plat-d’Étain.


Elle reprit haleine comme on fait par un effort violent. La baronne était immobile au-devant du seuil; on ne voyait point son visage, mais le corps aussi a sa physionomie révélatrice. L’apparence de Mme Schwartz trahissait un trouble subit. Il fallait qu’Edmée eût bien souffert, car l’azur sombre de ses yeux eut un rayon de cruel plaisir. Elle acheva:


– Au quatrième étage… Les fenêtres à rideaux bleus… Vous savez?


Mme Schwartz se retourna enfin, montrant sa belle figure si calme qu’un nuage où il y avait de la colère, mais aussi de l’espoir, passa sur le front d’Edmée.


– Oh! dut-elle penser, si je me trompais!


Et cela voulait dire avant tout: «Combien je voudrais me tromper!» Car le cœur d’Edmée valait mieux que sa beauté même.


– Vous savez!… murmura cependant Mme Schwartz, répétant la dernière parole prononcée. Comment saurais-je?


Puis, avec impatience et comme si elle eût déjà regretté cette question:


– Et que m’importe tout cela? demanda-t-elle.


Mais il était trop tard. Ces interrogations répétées donnaient un démenti au calme du visage. Le coup avait porté. Comment et pourquoi? Mme Schwartz, sans attendre, cette fois, la réponse, appela sur ses traits une expression de douce pitié pour dire à demi-voix:


– Pauvre enfant! j’oubliais!… Ce qui, littéralement, signifiait:


– Elle divague! ayons compassion!


Les yeux ardents d’Edmée, fixés sur ses yeux, semblaient maintenant lire un livre ouvert.


– Madame, reprit-elle doucement et avec toute sa tristesse revenue, quand j’entrai pour la première fois dans votre maison, j’étais presque une enfant et je faisais grande attention aux objets de toilette. Jamais je n’avais vu de femme si belle, si élégante, si riche ni si simple que vous. Il s’est trouvé que bientôt j’ai connu chaque pièce de votre parure habituelle aussi bien que si ces choses eussent été à moi. Les jeunes filles sont ainsi, les jeunes filles pauvres. Entre mille boutons de diamants j’aurais distingué les brillants superbes qui jamais ne quittent vos oreilles.


Ici, Edmée jeta un regard oblique vers le portrait. Mme Schwartz suivit ce regard et traduisit fidèlement la pensée qu’il exprimait en disant:


– Depuis la naissance de Blanche, époque à laquelle mon mari me fit ce présent, je n’ai jamais porté autre chose, même au bal.


– Je savais cela, madame, répliqua la jeune fille, et j’ai dû penser qu’il vous peinerait d’en être privée.


Mme Schwartz ouvrit de grands yeux.


Puis, mais pas assez vite peut-être, elle porta brusquement la main à ses oreilles. Edmée avait atteint sa bourse et y prenait ce petit papier qui enveloppait un objet gros comme un grain de maïs.


– Vous m’avez fait peur! murmura Mme Schwartz qui essaya de sourire.


– Mais vous voici rassurée, sans doute! prononça la jeune fille avec un sarcasme si amer qu’un rouge violent remplaça la pâleur de la baronne.


D’un geste rapide, et assurément involontaire, elle releva l’un de ses bandeaux, montrant ainsi le bouton qui brillait à son oreille.


– Et l’autre! demanda la voix froide d’Edmée.


La baronne hésita et la colère fit trembler ses lèvres qui étaient livides.


Cependant, au lieu d’appeler ses valets et de châtier comme elle le pouvait cette extravagante insolence, elle garda son sourire et souleva le second bandeau en disant:


– Je ne vous en veux pas, mademoiselle.


– Madame, répondit Edmée d’un ton lent, net, aigu comme la pointe d’un poignard, cet autre vous a coûté six mille francs et vous aurez désormais trois boutons d’oreilles.


En même temps, elle déplia l’enveloppe, pour montrer, dans le creux de sa main, un bouton tout semblable à ceux de la baronne, et ajouta:


– Voici le motif vrai de ma visite, madame. Les pauvres ne songent jamais du premier coup aux ressources des riches: je vous croyais dans l’embarras depuis trois mois, et c’est ici ma première sortie.


La baronne était immobile comme une statue.


Edmée déposa le diamant sur une console, salua et se dirigea vers la porte d’un pas ferme.


Dans la cour du château, la cloche appela le dîner à toute volée et l’horloge sonna sept heures et demie.


La baronne fit un pas comme pour s’élancer après Edmée. Elle s’arrêta et chancela. Dans l’escalier, la voix du baron Schwartz disait avec un joli accent alsacien:


– À table! heure militaire! Prévenir ces dames! La baronne porta les deux mains à ses yeux, aveuglés par des éblouissements. À l’étage au-dessus, le piano de Blanche lançait des fusées de notes. Au-dehors, la grille s’ouvrit, puis se referma bruyamment.


Il faisait presque nuit, mais le diamant brillait sur la console, concentrant les rayons épars du crépuscule.


– Elle est partie! pensa tout haut la baronne. Que lui ai-je fait? D’une main convulsive elle saisit le diamant, comme si ses feux l’eussent blessée. Son regard était fixe et vitreux. Elle ne bougeait pas, bien que la voix de son mari la fît tressaillir. Le piano de Blanche se tut. Un pas léger descendit l’escalier, et Blanche elle-même, une rose vivante, fit irruption dans le salon.


– Mère! s’écria-t-elle. Es-tu là?… sans lumière?… Que m’a-t-on dit? Edmée est venue? Dîne-t-elle avec nous? Où donc est-elle?


Vingt questions valent mieux qu’une pour les personnes troublées.


– Ne faisons pas attendre ton père, répondit seulement Mme Schwartz.


Quand les lumières de la salle à manger éclairèrent son visage, vous eussiez admiré avec quelle possession d’elle-même, comme disent les Anglais, Mme Schwartz avait reconquis les apparences du calme le plus parfait. C’était un intérieur un peu patriarcal; elle donna, devant tout le monde, son front au baiser de son mari, grondeur, défiant, despote, mais esclave, et lui dit, répondant ainsi d’un seul coup aux diverses questions de Blanche:


– C’est cette petite Edmée… Mlle Leber… Elle n’a pas voulu rester pour nous faire ses adieux.


– Ses adieux? répéta le baron… Et Blanche, tout à coup triste:


– Elle nous quitte?


Mme Schwartz s’assit à sa place au centre de la table, et ajouta négligemment:


– Elle part pour l’Amérique.


– Désintéressement de l’artiste! dit M. Schwartz. Jolie, cette petite, très jolie. Alouettes toutes rôties, là-bas, à ce qu’elles croient… Bon, le potage… Reviendra vieille et sans le sou. Comique!


L’accent allemand de cet habile financier donnait à ces façons de parler elliptiques, dont il ne se départait guère, une très agréable saveur.


Blanche aurait bien voulu interroger; mais, autour de cette table, il n’y avait qu’elle pour s’intéresser à Edmée Leber.


C’était une maison montée supérieurement. Tous les jours, après le potage, Savinien Larcin, le vaudevilliste du Père-Lachaise, était chargé de faire un rapport verbal sur les meilleures pointes du Charivari, du Corsaire et des autres journaux d’esprit. On sait quel éclat jetèrent, sous Louis-Philippe, ces ingénieux organes.


Savinien Larcin, petite bête de lettres, noire comme une taupe, prenait son bien où il le trouvait. Il avait de la gaieté plus qu’un mirliton défoncé. Plutôt que d’inventer quelque chose, il eût refait La Pie voleuse. Mais comme c’eût été bien tourné. Pour compiler un acte insignifiant, il vous saccageait vingt volumes. «Jolie nature, disait le baron Schwartz. Et originale!»


Alavoy le définissait ainsi: «Un scribe indélicat», et, à propos de lui, M. Cotentin de la Lourdeville disait:


– Ça et ça: de l’anguille, de la chatte, du singe et de la fouine. Mais le génie de Molière!


Nous parlerons tout à l’heure d’Alavoy et de notre ancien ami Cotentin. Le croquis du salon Schwartz est à faire.


Le Charivari, proclama Savinien Larcin, a publié le portrait de M. Romieu en hanneton. Le Corsaire a trouvé un nouveau nom pour M. de Montalivet. Les autres, ajouta-t-il en riant, étaient vieux comme le Journal des Dépôts.


Raide! opina M. Schwartz. Et comique!


Le Larcin les savait toutes. Il gagnait fortement sa nourriture. Mais pourquoi cette belle Mme Schwartz avait-elle dit à propos d’Edmée Leber:


– Elle part pour l’Amérique!

VI Le salon Schwartz

Il y a des millions qui fréquentent le très grand monde: c’est un peu l’exception. Généralement le très grand monde est une cité murée. On y naît.


C’est un monde à part qui fréquente le salon Schwartz; ce n’est peut-être pas même un monde, car l’élément féminin fait le monde et les femmes manquent un peu chez J.-B. Schwartz, qu’il soit ou non baron.


Alavoy est garçon; Savinien Larcin a épousé une vieille comédienne qui est dangereuse à produire; Cabiron est veuf; Cotentin de la Lourdeville a son ménage en Normandie; le vicomte des Glayeulx est séparé de corps et de biens; Touban seul amène Mme Touban: une personne bien née, envieuse, douçâtre et méchante.


On ne rencontre pas partout un Marseillais obèse et pesant franchement deux cent trente-sept livres avant le dîner; c’est donc avec orgueil que nous présentons Alavoy à nos dames. Il était aimable et avait le cœur sur la main. Il transpirait toujours. Il plaçait des idées industrielles et se connaissait en terrains.


Cabiron lançait des affaires.


Le vicomte Honoré Giscard des Glayeulx descendait de haut; c’était son gagne-pain. Il avait quatorze maisons qui montaient de bas, ci: sept déjeuners et sept dîners par semaine.


Touban était chimiste d’affaires. Mme Touban avait un avis en littérature.


Cotentin de la Lourdeville avait fait ça et ça, depuis le temps: tour à tour député, journaliste et présentement avocat d’affaires. Chez M. Schwartz, tout était d’affaires, jusqu’au vaudeville, dans la personne pointue de Savinien Larcin, jusqu’à l’art sacré, jusqu’à la sainte poésie, sous la fade espèce de Sensitive.


Savinien seul était un jeune homme. Cotentin, doyen, avait maintenant les cheveux blancs. Les autres tournaient autour de la quarantaine comme M. Schwartz lui-même. Mme Touban n’avait jamais eu d’âge.


Restait enfin un couple maigre, jaune, triste, humble et décent: M. et Mme Éliacin Schwartz. Nous avons connu le mari à Caen, factotum d’un autre ménage Schwartz. Éliacin, marié, avait été pris en grippe par la femme de l’ancien commissaire de police, devenu chef de division à la préfecture; M. et Mme Éliacin, personnes modestes, étaient chargés de faire les honneurs, en second, au château de Boisrenaud.


Rien de ce qu’on est convenu d’appeler «le drame» n’apparaissait dans cette maison opulente, tranquille et bourgeoisement gaie. La baronne avait un passé romanesque, mais ce passé, prescrit par le temps, semblait en outre noyé dans l’oubli profond.


Cette belle jeune fille, Edmée Leber, partait pour l’Amérique! Nous l’avions vue, Edmée, glisser parmi ces tranquillités vulgaires comme une fugitive et impuissante menace, montrant le bout d’oreille d’un mystère…


En dehors de cette mince intrigue, tout était uni comme une glace. M. Schwartz, Mme Schwartz, la jolie Blanche et leurs convives formaient une de ces mille réunions comme on en voit chaque jour, à chaque pas; une réunion qui, tout en gardant sa dose voulue d’excentricité, ressemble en gros à toutes les autres, où l’on vit bonnement l’heure présente sans trouble de la ville, sans souci du lendemain, mis à part, bien entendu, les affaires, sang des veines de ce peuple et souffle de son âme.


Le mariage de la fille de la maison lui-même avec ce fameux M. Lecoq était une affaire plus ou moins convenante; elle présentait des profits et des pertes plus ou moins discutables; mais c’était ou cela semblait être une affaire entendue, réglée, qui ne portait pas avec elle une bien forte dose d’émotion.


L’opulence a des misères cachées.


Derrière tout cet éclat, l’ignorance peut-être, peut-être l’envie, veulent deviner l’angoisse, et comme ce hardi romancier, qui s’appelle tout le monde, n’y va pas par quatre chemins, il traduira le mot angoisse trop amplement, par des mots qui disent plus, qui saisissent mieux, et le voile soulevé par sa main vous montrera du sang avec des larmes.


Chez M. le baron Schwartz, par exemple, avec la meilleure volonté du monde, l’observateur le plus subtil n’eût pas découvert le moindre symptôme sanglant ni le plus léger prétexte à larmes. Et cependant, il y avait quelque chose. Quoi donc? des bagatelles, quelques petites cachotteries.


Qu’on ne s’attende surtout à rien de sérieux.


Premièrement, après le potage, Mme Sicard, la camériste, parla bas à notre petite Blanche, qui rougit et sourit. Deuxièmement, un peu plus tard, Domergue s’approcha de Mme la baronne, et lui rendit compte à voix haute d’un ordre exécuté. La baronne ayant dit: «C’est bien», Domergue, en se retirant, laissa tomber cette phrase: Il fera jour demain.


Et ce terrible mot d’ordre n’altéra en rien la sérénité de la charmante femme.


Troisièmement, à peu près au même instant, M. Schwartz, qui enveloppait la baronne d’un regard maritalement admiratif, mais un peu inquiet, fit signe au puissant Alavoy, qui mangeait avec conscience, étalant l’heureuse rotondité d’un ventre à la financière.


Le signe était sans doute convenu, car Alavoy posa brusquement sa fourchette et dit en homme qui, tout à coup, est frappé par un souvenir:


– C’est particulier, oui! Hé! bon, j’allais oublier de vous rappeler l’affaire Danduran pour ce soir.


– Bien, bien, fit simplement l’illustre banquier.


– Si vous manquiez… insista Alavoy.


– Pointé sur carnet! interrompit M. Schwartz. Temps pour tout!


M. le baron, du reste, n’en perdit pas un coup de dent. Vers le dessert, il reprit en s’adressant à sa femme:


– Profiter de l’affaire Danduran? Un petit tour à l’Opéra? non? Fatiguée? Bien. Liberté.


Malgré la belle concision de son style, M. le baron trouvait moyen de faire les demandes et les réponses. Il appela Domergue.


– Le coupé! Retour de bonne heure, ajouta-t-il. La baronne échangea un regard avec le grave valet.


Enfin, quatrième et dernier détail, comme on servait le café, M. le baron demanda tout à coup en regardant sa femme fixement:


– À propos, Giovanna, ceci doit être à vous?


Il avait entre l’index et le pouce une jolie petite clef qu’il montrait à sa femme. Mme Schwartz regarda, sourit et répondit:


– Je la cherchais. C’est la clef de mon tiroir du milieu.


– Comique! dit le baron. Il donna la clef à Mme Touban, qui la passa à des Glayeulx, et Mme Schwartz la reçut des mains du dandy Alavoy. Elle la déposa sur la nappe sans trouble apparent. Autour de la table, l’entretien allait et venait. On eût fait tout un journal d’esprit avec les choses charmantes que Savinien Larcin récitait par cœur. Ces gais vaudevillistes sont bien utiles à la campagne.


Au bout de quelques instants, la clef semblait oubliée. Personne, assurément, ne remarqua deux ou trois gouttelettes de sueur qui perlèrent à la naissance des beaux cheveux de Mme la baronne. Il faisait chaud: cela pâlit certains visages. Mme la baronne était très pâle, parmi l’éblouissant épanouissement de son sourire.


Sur la table, au moment où la clef la touchait, un tout petit objet avait adhéré à la nappe, faisant à sa blancheur une tache imperceptible: un rien, figurez-vous, un grain de poussière, un atome.


Mme la baronne, qui n’avait pas même accordé un regard à la clef, s’était-elle aperçue que cet atome était de la cire? Savait-elle seulement qu’avec de la cire on peut prendre l’empreinte d’une clef?


Certains prétendent que les dames n’ont pas besoin de regarder pour voir, et que, sans avoir rien appris, elles savent toutes choses.


Comme on se levait de table, Mme la baronne trouva moyen de dire à Domergue:


– Il faut que j’aille à Paris ce soir.


À part ces futiles cachotteries, néant: la maison Schwartz était l’asile d’une paix profonde.


Edmée Leber avait pris, en sortant du château de Boisrenaud, le chemin qui traverse la plaine et gagne le bois pour remonter à Montfermeil. Cette route longeait le saut-de-loup l’espace d’une centaine de pas, à cause d’un angle saillant qui existait dans le tracé du parc. Aux dernières lueurs du crépuscule, Edmée crut distinguer une forme bizarre qui se glissait parmi les buissons, de l’autre côté du chemin; nous n’avons pas dit une forme humaine. C’était comme un reptile à tête d’homme, et la jeune fille crut d’autant mieux à cette vision qu’elle avait vu une fois déjà aujourd’hui, dans son panier, traîné par un chien de boucher, cette misérable créature, moitié mendiant, moitié commissionnaire, que sa hideuse infirmité rendait célèbre dans tout le quartier Saint-Martin.


La maison de la rue Notre Dame de Nazareth où logeait Edmée donnait, par-derrière, sur la cour du Plat-d’Étain. Bien souvent elle avait pu voir Trois-Pattes dans l’exercice de sa pauvre industrie. Pendant qu’elle était malade et faible d’esprit, l’aspect de Trois-Pattes lui inspirait une compassion mêlée de terreur. Plus d’une fois, et comme malgré elle, Edmée avait passé des heures entières à le regarder, manœuvrant la partie paralysée de son corps et accomplissant avec son torse et ses bras des actes de véritable vigueur.


Pour Edmée, ce reptile à tête d’homme, deviné plutôt qu’aperçu dans l’ombre de la route, était l’estropié du Plat-d’Étain.


L’idée ne tint pas cependant: car comment supposer que Trois-Pattes pût rôder dans ces lieux déserts sans attelage? Et pourquoi à cette heure, où il ne quittait jamais son poste de la cour des messageries?


En ce moment le chien de boucher devait galoper vers Paris.


Edmée avait l’esprit plein autant que le cœur, au sortir de cette maison où elle venait de tenter une épreuve décisive pour elle. Néanmoins, ce n’était qu’une jeune fille, et la nuit porte avec soi des épouvantes. Quand Edmée passa devant les buissons où la vision s’était évanouie, son regard inquiet les interrogea. Elle ne vit rien.


Elle poursuivit sa route, sans plus songer à cet incident. Sa route était longue et traversait une campagne déserte: longue pour aller jusqu’à Ivry, par la forêt; bien plus longue, hélas! pour aller jusqu’à Paris. Or, depuis que le diamant n’était plus dans la bourse d’Edmée, sa bourse restait vide. Edmée avait donné sa dernière pièce d’argent au contrôle du bateau-poste. Edmée qui venait de refuser si fièrement l’aide de Mme Schwartz, Edmée qui avait déposé sur la console du salon de la baronne, et malgré elle, un bijou perdu que non seulement celle-ci ne réclamait pas, mais qu’elle déclarait formellement ne point lui appartenir, Edmée n’avait pas de quoi prendre la voiture de Livry à Paris. Que lui importait cela? elle se sentait forte. La fièvre en ce moment l’exaltait comme une ivresse. Il lui semblait tout simple d’entreprendre ce voyage de cinq lieues; la distance eût-elle été double, que lui eût importé encore? Son sein battait, sa tête brûlait; devant ses yeux, de larges éblouissements passaient, mais elle se sentait forte.


– Je sais tout ce que je voulais savoir, pensait-elle. Me voilà guérie, bien guérie! Je n’aime plus. Croirait-on qu’il soit si facile de ne plus aimer?


C’était comme pour la route. Elle défiait l’amour au même titre que la fatigue. Mais, à son insu, sa poitrine laissait échapper des sanglots et son pas chancelait.


Elle atteignit pourtant la lisière de la forêt où le chemin s’engageait brusquement sous une épaisse voûte de feuillage. Au bout de quelques pas, la nuit devint si noire qu’on avait peine à distinguer les objets. Edmée n’avançait presque plus, quoiqu’elle se dît toujours: «Je marche! je marche!» Il faisait nuit dans son cerveau comme au-dehors; elle n’avait pas conscience de sa faiblesse qui garrottait ses mouvements comme un lien. Elle s’arrêta au pied d’un arbre et mit son front contre l’écorce en murmurant:


– Il faut marcher… Je marche!…


Un bruit sortait du fourré, mais pouvait-elle prendre garde? Un grand bourdonnement était autour de ses oreilles et le souffle lui manquait.


Ses jambes se dérobèrent sous elle lentement. Elle s’affaissa au pied de l’arbre, pensant encore:


– Je marche! je marche!


À ces heures, qui ressemblent si bien à l’agonie, on a d’étranges rêves. La vision revenait. Au lieu de toucher terre, Edmée rencontra deux bras, qui la soutinrent doucement, et ses yeux, avant de se fermer, distinguèrent vaguement dans les ténèbres cette silhouette hideuse: l’homme reptile, Trois-Pattes, le mendiant de la cour du Plat-d’Étain.

VII Le pacte

La voiture de Vaujours à Paris (Pantin, Bondy, Livry, Clichy, le Vert-Galant, Montfermeil, etc.) arrivait à Livry d’ordinaire à huit heures et demie sonnantes, à moins qu’elle n’avançât ou qu’elle ne retardât, ce qui arrivait sept fois par semaine. Vers huit heures et vingt minutes, on vit entrer dans le bureau d’attente un singulier cortège, composé de deux hommes, dont l’un avait au dos un appendice de forme oblongue; ils portaient une femme malade sur un brancard de feuillages. Un personnage, d’apparence robuste, aux traits réguliers, intelligents et mâles, qui semblait appartenir à la classe aisée, les accompagnait.


Ce dernier seul, qui avait nom M. Bruneau et que ses deux compagnons traitaient avec un respect craintif, est pour nous une figure nouvelle. Dans les deux porteurs, nous eussions reconnu en premier lieu Similor, ancien maître de danse, avec son chapeau gris et sa redingote de peluche; en seconde ligne le pêcheur Échalot, tournure plus modeste, physionomie plus attachante, que son costume de pharmacien ruiné dotait de je ne sais quelle mélancolique auréole. L’un était le père illégitime, l’autre la mère nourrice du jeune Saladin.


Quant à la femme malade, dès que le brancard eut franchi le seuil de la salle d’attente, le quinquet fumeux placé derrière la grille éclaira le visage charmant d’Edmée Leber; Elle venait de reprendre ses sens, et ce fut la lumière qui lui fit rouvrir les yeux. Son regard étonné tourna autour de la chambre comme si elle eût craint d’y rencontrer quelque effrayant objet, sans doute un souvenir confus de sa vision. Quand son œil tomba sur la figure forte et calme de M. Bruneau, elle tressaillit, puis elle sourit.


– J’ai rêvé… balbutia-t-elle.


Puis, refermant ses yeux, que fatiguait la lampe, elle ajouta:


– Comment se fait-il que vous soyez près de moi?


– Nous allons causer, ma chère demoiselle, répondit M. Bruneau. Tenez-vous en repos.


Il prit les deux mains de la jeune fille dans les siennes et les pressa paternellement.


Similor et Échalot se tenaient, dans un coin du bureau, silencieux et le chapeau à la main. Échalot avait mis sous son bras l’enfant de carton, habitué à dormir dans les positions les plus difficiles. M. Bruneau s’approcha du grillage disant:


– Je retiens le coupé, s’il est libre, madame Lefort; sinon, il faut que vous me trouviez une voiture sur-le-champ.


La buraliste consulta son registre et répondit d’un air aimable en jetant vers Edmée un regard significatif:


– Ça vous gênerait d’avoir avec vous un troisième, monsieur Bruneau? Les gens de Vaujours aiment mieux l’intérieur, et ici nous n’avons rien d’inscrit.


Similor poussa le coude d’Échalot. M. Bruneau vint à eux et leur dit:


– Je n’ai plus besoin de vous.


Ils sortirent aussitôt. Similor passa son bras sous celui d’Échalot, du côté où Saladin n’était pas, et dit:


– La petite marchande de musique aurait bien pu nous donner pour boire. Ah çà! Bibi, est-ce qu’on va bouder longtemps, nous deux?


– Ça dépendra de ta franchise, Amédée, répondit l’ancien pharmacien avec émotion. J’avais mis toutes mes illusions dans ton amitié; s’il faut s’entre-séparer, j’aime mieux qu’on se casse quelque chose: voilà mon idée.


– Des bêtises, Bibi!


– C’est possible! Mais je préfère mieux te voir mort que mauvais cœur!


Similor fit la grimace.


– Bibi, reprit-il d’un ton léger, en fait de quelque chose veux-tu casser une croûte?


– Je n’ai pas faim.


– Arrosée d’un litre de petit hérissé, bien entendu?


– Je n’ai pas soif.


Ce disant, Échalot prit une mine sévère et ajouta:


– Tu n’as pas seulement donné une caresse paternelle à la créature!


– C’est pas des mamours et des singeries qui lui ouvriront l’horizon de l’avenir! répliqua sentencieusement Similor.


Échalot retira l’enfant de dessous son bras et approcha sa petite figure grimaçante et maigriotte des lèvres de son compagnon, qui lui donna un baiser distrait en disant:


– Il est bien mignon tout de même!


– Et à quel métier que tu gagnes de quoi lui ouvrir les portes de l’horizon, Amédée? demanda Échalot avec un soupir.


Amédée retira son bras et prit une pose pleine de fierté.


– Ma vieille, déclama-t-il, je me moquerais pas mal de m’aligner avec toi à n’importe quelle arme ou dans un jeu d’adresse. J’ai déjà eu des raisons aujourd’hui avec un officier de marine, comme quoi nous nous retrouverons postérieurement au champ d’honneur; mais je ne veux pas que tu m’accuses de feignant et de mauvais sujet. Il y a des mystères plein le quartier; ça n’est pas un crime de s’y faufiler dans une position précaire comme la mienne, avec un petit, sans feu ni lieu, et l’ignorance où je suis de ma propre famille. J’ai donc réfléchi comme il suit; je me suis dit: Amédée, tu ne peux pas toujours être à charge, à l’amitié de celui qui t’abrite sous son toit modeste. Faut percer; tu as l’âge voulu. Alors, je pouvais monter une petite affaire comme la tienne, pas vrai, en concurrence? Plutôt mourir que de faire du tort à un ami! J’avais donc le choix entre M. Bruneau, la porte cochère à côté, M. Lecoq, au premier, et les jeunes gens, au quatrième, qu’on entend parler de crimes à travers la cloison. Tous mystères! M. Bruneau m’a dit de repasser. M. Lecoq a pris mon nom sur son grand polisson de registre où nous sommes déjà couchés, toi et moi, je t’en préviens. Que fait-il, cet homme-là? Vas-y voir! Je te parie une chose que ça finira mal. Restait la jeunesse du quatrième. J’y ai pénétré un matin que j’entendais qu’ils voulaient tuer la femme…


– Quelle femme? demanda Échalot tout pantelant de curiosité. Il faut, du reste, renoncer à peindre l’attention passionnée qu’il mettait à écouter la confession de son ami. Saladin le gênait un peu; il essaya, mais en vain, de le mettre dans sa poche.


– Oui, quelle femme? répéta Similor en haussant les épaules comme un devineur de charades qui jette sa langue aux chiens. Dis-le-moi, si tu le sais. Tous mystères. Il y a donc que ça n’est pas beaucoup plus beau chez eux que chez toi! Nonobstant qu’ils fument des cigares de cinq et que ça porte du beau linge. Ils sont trois. Des fils de famille, et pas d’argent, qui s’étaient associés pour bambocher… Et il y en a un, M. Michel, qui commence à vivre à son à part, ayant déniché une affaire ou un trésor, que M. Maurice et M. Etienne n’y voient que du feu. Alors, je n’ai pas osé parler de la femme tout de suite. J’ai dit seulement: je peux rendre des services en cachette, au-dessus du préjugé: ça les a fait rire au prime abord, et aussi que j’ai professé l’art de la danse des salons. Ils rient de tout. Nonobstant, j’ai été accepté. On me payera sur la première affaire.


– Quelle affaire? interrogea encore Échalot qui, de guerre lasse, remit Saladin sous son bras.


– Cherche, Bibi.


– Et que feras-tu chez eux?


– Généralement tout.


– As-tu des gages?


– Tu vas finir! Est-ce que je ressemble à un domestique? On me donnera cent francs sur l’affaire, voilà!


– Mais quelle affaire?


– Fouille! Puisqu’on te dit que c’est des secrets!


Échalot ôta son vieux chapeau de paille pour essuyer d’un revers de manche la sueur de son front.


– Ça explique du moins, pensa-t-il tout haut, l’abandon du petit au berceau et de ton ami, momentanément. Et c’est bien vrai que, dans le quartier, les mystères, ça fourmille… Mais t’a-t-on touché des allusions à la chose de tuer la femme?


– Pas l’ombre!


– L’as-tu entr’aperçue chez eux?


– Je lève la main qu’elle n’y est pas.


– Où est-elle?


– Voilà. C’est les mystères.


– Et qu’as-tu fabriqué dans la maison jusqu’à présent?


– Pendant trois jours, répliqua Similor avec une sorte de pudeur, j’ai fait comme qui dirait le ménage, les bottes et pas mal de commissions. Faut débuter, pas vrai?


– Quelles commissions!


– Tailleur, fruitier, restaurant… et c’est pour ça que tu ne m’as pas vu… Mais avant-hier, la chose a commencé.


Ici, Saladin grogna; il n’était pas à son aise. Échalot lui recommanda d’être calme, et, se rapprochant d’un mouvement fiévreux, il dit:


– Voyons voir si tu t’épanches avec sincérité!


– Avant-hier, poursuivit Similor, le plus jeune, M. Maurice, un joli cœur, oui! me donna une lettre avec deux francs cinquante pour le voyage. La lettre n’avait pas d’adresse: Il s’agissait de la porter ici près…


– Au château? interrompit Échalot en fourrant le bec de Saladin sous son aisselle pour l’empêcher de crier.


– Approchant… Mais tu m’avais donc suivi?


– Jusqu’au bateau seulement… Pour qui la lettre?


– Mystère!


– À qui l’as-tu remise?


– À personne.


– Comment!… Vas-tu dissimuler?


– Parole sacrée! Je l’ai déposée sous une grosse pierre qui est en plein champ, à une centaine de pas en avant dans la forêt.


La tête d’Échalot tomba sur sa poitrine. Un drame de l’Ambigu-Comique ne l’aurait pas jeté dans de plus laborieuses émotions.


– Et après? fit-il, tandis que Saladin râlait tout doucement.


– Rien hier, reprit Similor; ce matin, second message.


– Une lettre encore?


– Non, un mot… un mot du plus grand, M. Michel, celui qui fait la noce… Ah! ah! un crâne brin d’amoureux, tout de même!


– Quel mot?


– Bibi, répliqua solennellement Similor, sois maudit dans l’éternité, si tu trahis ma confiance! Je bavarde comme un Jacquot, parce que ça m’agace d’être toujours suspect vis-à-vis de toi. Mais je risque mon existence et celle de mon enfant…


– Quel mot? répéta le bouillant Échalot.


– Voilà l’histoire. M. Michel m’a dit: «Tu t’arrêteras au débarcadère de M. Schwartz, et tu te promèneras tranquillement les mains dans les poches, jusqu’à ce que tu trouves un domestique, en livrée grise avec les boutons d’argent, qui regarde couler l’eau.»


– Je l’ai vu! s’écria impétueusement l’ancien pharmacien; les boutons, la livrée! et il regardait couler l’eau! Le mot, ma vieille, dis-moi le mot… Saladin, tu vas te taire!


Fera-t-il jour demain? prononça Similor dans l’oreille de son compagnon.


– Hein? fit celui-ci, qui crut avoir mal entendu, fera-t-il jour demain?


Pas davantage!


– Et la réponse du gros domestique?


Peut-être… ça dépend.


Ah! bah! Le gros domestique ne savait pas s’il ferait jour demain?


– Fallait qu’il s’informe préalablement.


– Auprès de qui?


– Connais pas. Il m’a dit: «Jeune homme, flânez et contemplez le paysage au coucher du soleil, et ne vous impatientez pas si je suis un peu long à vous apporter la réponse.» J’ai donc flâné dans le pays, qui est agréable. Après la nuit tombée, la livrée grise est revenue et m’a dit, en prenant une prise sans m’en offrir: «Jeune homme, il fera jour, à l’endroit ordinaire, ce soir, sur les dix heures.»


– Jour! à dix heures du soir! se récria Échalot.


– C’est les mystères! repartit Similor.


À sa manière, Saladin, suffoqué, criait: «À la garde!» Mais on ne faisait pas attention à lui, tant la situation était saisissante. Échalot essaya vainement de lutter contre son émotion. Il se frappa les yeux à tour de bras, puis, obéissant à un irrésistible élan, il rejeta en bandoulière Saladin, qui n’était pas complètement asphyxié, et pressa Similor sur son cœur, inondant de douces larmes le paletot de peluche frisée.


– Oh, Amédée! s’écria-t-il en un véritable spasme d’attendrissement, je t’ai suspecté, c’est vrai; je te demande excuse… Quand tu rentrais, tu sentais le café, quoique père de l’enfant, et je me disais: il se communique des douceurs seul à seul, en dehors de l’association. J’ai voulu t’éprouver; tu en es sorti avec la victoire!


La grandeur d’âme de Similor était en jeu: il n’abusa pas de son triomphe.


– Allons! allons, ma vieille, dit-il, ne te fais pas de mal. Ceci te servira de leçon à ne pas te livrer à tous les écarts de l’aveugle imagination dans ta jalousie.


– Reçois-en mon serment! interrompit Échalot. J’ai trop souffert! J’étais là, au bord du canal à t’attendre, moi que l’espionnage n’est pas du tout dans mon caractère généreux. Je t’ai vu venir, je me suis approché par-derrière la haie… si tu m’avais trompé, vois-tu, il y aurait eu un malheur! Mais tu ne m’as pas trompé. J’ai entendu les propres paroles du domestique, qui a l’air d’un porte-sacoche de la Banque: Peut-être… ça dépend. J’ai vu qu’il s’en allait et que tu attendais; j’ai fait les cent pas derrière la haie, et j’avais bien du mal à empêcher le mioche de crier… Et quand le gros gris de fer est revenu, c’est la vérité qu’il a proféré: «Ce soir, sur les dix heures.» Et qu’est-ce que ça peut vouloir dire, ça, Amédée, coupa-t-il brusquement, le jour qui se mêle avec la nuit dans leurs cachotteries?


Similor sourit en homme qui voit plus loin que le bout de son nez.


– Bibi, répondit-il, c’est la bouteille au noir, que le diable y perd son latin… Tu as mis Saladin la tête en bas, sais-tu?…


– Rien ne les incommode à cet âge-là, fit observer Échalot. Similor retourna l’enfant qui se débattait convulsivement et convint de la justesse de l’observation. Il reprit:


– Le troisième dessous, quoi! avec trucs et mécaniques des roués de la haute, qui a des manigances pleines de subtilités, mots de passe et sociétés secrètes des francs-maçons, pas vrai? Qui ne risque rien n’a rien… Je vote pour qu’on pique une tête là-dedans au travers des ramifications que j’ai rencontrées jusque sur le bateau-poste. La moitié de Paris en mange. Donne-toi la peine d’entrer dedans avec moi!


– Ça y est! repartit Échalot. Si tu en prends, j’en use! Tope là!


– Tope là! Nous jurons fidélité…


– Jusqu’à la mort, Amédée… À quoi?


– À la chose de tirer notre épingle du jeu pour nous, et pour pousser le petit dans sa carrière!


À la lueur pâle qui descend des étoiles, ils étendirent leurs mains, sans parti pris d’imiter la pose des Horaces. La route était solitaire. Ciel, tu fus seul témoin avec Saladin. Ce sont des instants solennels. On ne signe pas un tel pacte sans être profondément ému.


Échalot et Similor plaisantaient rarement; ils venaient de fonder une société dont le but assez vague était de pêcher en eau trouble au milieu d’un fantastique océan dont ils s’exagéraient sans doute et la richesse et les dangers. C’étaient deux poètes au cœur chaud, à l’imagination naïve, deux fils de l’éternelle forêt de papier mâché qui ombrage le mélodrame, deux sauvages de Paris. Le théâtre leur avait enseigné des sentiments tendres et cette agréable grammaire dont ils faisaient usage, dédaignant la rude et bonne langue du peuple qui va, hélas! se perdant chaque jour dans je ne sais quel pathos idiot. Nous n’accusons pas le théâtre de leur avoir inoculé le péché de paresse; mais ils détestaient le travail, et, croyez-moi, quand vous rencontrez dans Paris des âmes sensibles qui ne veulent pas travailler, surveillez leurs mains et protégez vos poches.


Un silence recueilli suivit le pacte conclu. Tout en partant, les deux amis s’étaient écartés du bureau. Un bruit sourd et lointain les arrêta dans leur marche.


– La voiture! dit Similor. Je me lâcherais volontiers d’une place d’impériale pour ne pas éreinter mes chaussons.


– Saladin aime bien rouler, répliqua Échalot.


– Qu’as-tu en caisse?


– Vingt sous de goujons.


– Moi, quinze. Trop court.


La porte d’une maison s’ouvrit derrière eux et une voix s’écria:


– Voyons! voyons! madame Champion! un peu de vivacité! Avez-vous le poisson? Félicité, la lanterne! Je n’aurai pas mon coin, vous verrez!


La porte s’éclaira aux lueurs d’une vaste lanterne à anse que balançait une servante de mauvaise humeur.


Derrière elle sortit une bonne grosse dame, embarrassée de paquets, soufflant, se hâtant avec peine en trébuchant dans ses jupes.


– Toujours le même, Adolphe! pleura-t-elle. Attendre au dernier moment, quand il est si facile d’entrer au bureau deux minutes d’avance! Ai-je mon mouchoir, Félicité? Fermez bien le garde-manger, rapport aux insectes. Vous verrez pour qu’on vous donne un chat. S’il est coureur, je n’en veux pas…


– Et vite et vite! dit Adolphe qui avait pris les devants. Tu as le poisson, madame Champion?


– Ai-je le poisson, Félicité?


Adolphe se retourna. La lumière de la lanterne le prit comme en une gloire, éclairant de la tête aux pieds le magnifique pêcheur des bords du canal qui tentait un brochet dans les quatorze livres. Il marchait libre et sans charge aucune, muni seulement d’une riche canne de pêche, dernier modèle, tandis que cette déplorable Mme Champion ployait sous le poids des colis.


Notez que les Parisiens condamnent amèrement les mœurs des pays barbares où les femmes travaillent à la terre. Mme Champion avait nom Céleste. Elle pesait deux cent deux à la dernière fête de Saint-Cloud.


À la vue de M. Champion, Échalot eut un cri joyeux.


– C’est le voisin, dit-il en remontant Saladin jusqu’à sa nuque. On va rouler.


Et comme Similor ne comprenait pas, il lui lâcha le bras en ajoutant:


– Laisse faire, Amédée. Faut s’aguerrir à la ficelle dans notre nouvelle affaire. Je vais en câbler une et nous aurons nos deux places à pas cher! Tiens Saladin.


Il se débarrassa de son fardeau pour aborder le beau pêcheur et poursuivit chapeau bas:


– Bonsoir, bourgeois… C’est donc votre épouse qui porte comme ça ma petite friture?


M. Champion fit un saut de côté comme si une roue lui eût écrasé le pied.


– Que faites-vous, là, vous? murmura-t-il en pressant le pas vers le bureau.


– Je fais comme vous, bourgeois, je retourne à mes petites affaires… ça valait tout de même un sou pièce, dites donc, pour un amateur.


– Nous avons débattu le prix, objecta M. Champion; vous êtes payé, bien le bonsoir!


– N’empêche, insista Échalot qui le suivait comme son ombre, que les dames, ça connaît mieux le prix des objets… et que si votre épouse savait…


– Adolphe! cria Mme Champion épuisée, attends-moi donc! Adolphe s’arrêta court. Il était rouge de colère. Il prit trois pièces de vingt sous dans son porte-monnaie et les donna en disant:


– L’ami, vous profitez d’une situation délicate. Vous êtes un malhonnête homme!


Il tourna le dos. Échalot resta tout étourdi et le sang lui monta au visage. Mais il n’est pas bien large le Rubicon que Similor et lui venaient de passer. Son récit fit rire Similor; c’est là une dangereuse gloire. Similor lui dit en lui rendant Saladin:


– Vieux, te voilà qui te formes!


Ils montèrent tous les trois sur l’impériale sans remords. Sur l’impériale, ils furent gênés par une brouette en osier qui ne pouvait tenir sous la bâche. Avant de monter, ils avaient reconnu, dans le panier qui se balançait au-dessous des ressorts, le chien de boucher de M. Mathieu.


– Voilà encore quelque chose de farce, dit Similor. L’attelage de Trois-Pattes! C’est donc que Trois-Pattes a couché au château? Mystère!


Le coupé se trouvait vide comme l’avait pronostiqué la buraliste. M. Bruneau y prit place à côté d’Edmée Leber, qui put franchir le marchepied avec un peu d’aide. Il n’en fut pas de même de Mme Champion et de ses paquets; il fallut beaucoup d’aide. Céleste avait encore gagné depuis la dernière fête de Saint-Cloud. Il y avait dans l’intérieur des gens de Vaujours qui cherchaient à défendre leurs places contre l’envahissement des gens de Livry. Tout le monde, excepté Adolphe, emportait des paquets. La lutte fut rude, mais décisive; gens et paquets se casèrent après quelques mots aigres littéralement échangés, et la portière refermée laissa l’intérieur bourré comme un canon.


Sur la banquette, Échalot et Similor se prélassaient à l’aise. Échalot avait payé deux cigares et, le tabac de la régie achevant d’engourdir leur conscience, ils fumaient à la santé d’Adolphe, première victime de leur association immorale.


– Faut s’aguerrir à la ficelle! concluait Échalot.


– Faut tout faire, appuyait Similor. On deviendra gras comme les autres, si on ne mange pas son pain sec… Et toujours tout commun dans le sentiment de l’amitié paternelle!


Ce dernier mot s’appliquait à Saladin, espoir de cet étrange ménage. Contre toutes les lois de la nature, c’était Échalot, un étranger, qui montrait ici un cœur de mère. Saladin, mièvre produit, ressemblait à ces brins d’herbe qui croissent dans les fentes d’une pierre. La vie lui était dure; il était ballotté, cahoté comme un colis, et dormait bien souvent les pieds en l’air. Un jeune chien serait mort à la place de Saladin, mais Saladin ne se portait pas trop mal. Tout en fumant son cigare, Échalot lui fourra dans le bec, pour employer son style, le goulot d’une petite bouteille de mauvaise mine et Saladin, consolé, pompa avec délice.


À l’étage au-dessous, dans le coupé, M. Bruneau s’effaçait de son mieux pour laisser plus de place à sa jeune compagne, demi couchée sur les coussins, et disait d’un ton d’autorité que pouvaient expliquer son âge et le service rendu:


– Ma chère enfant, je ne veux point de réticences. Il faut que je sache au juste tous les détails de votre visite à Mme la baronne Schwartz.

VIII Histoire de voleur

Dans l’intérieur, les conversations allaient se croisant. Les voyageurs venant de Vaujours continuaient leur entretien, commencé en traversant la forêt de Bondy. Ils étaient trois: une dame, un monsieur beau parleur, et un monsieur taciturne.


– C’est fini, disait la dame, toutes ces histoires de la forêt de Bondy. Les voleurs sont maintenant dans les villes.


– Ah! ah! s’écria l’adjoint de Livry, pris entre deux colonnes de paquets, nous en sommes aux brigands?… Serviteur, madame Blot, comment cela va?


– Je ne vous avais pas remis, monsieur Tourangeau. Et votre dame?


– Toujours ses rhumatismes… une boîte à douleurs!


– Vaujours est plus sain que Livry! s’écria Mme Blot, abusant aussitôt de l’aveu.


– Permettez! interrompit M. Tourangeau vivement, je prétends, au contraire, que Livry…


– As-tu les poissons, Céleste? demanda Adolphe, dont le front gardait un nuage car il pensait:


«Les coquins m’ont coûté assez cher!»


– Mon Dieu oui, j’ai les poissons, répondit Mme Champion, à la torture sous l’abondance de son butin; j’ai tout. Ne trouvez-vous pas qu’on étouffe ici?


– Les soirées sont fraîches, riposta Mme Blot, de Vaujours. Moi, je ne déteste pas la chaleur.


Et l’adjoint continuant:


– Pour la pureté de l’air, Livry est, Dieu merci! bien connu. Les meilleurs médecins de la capitale en conseillent le séjour aux poitrinaires.


– Eh bien! plaidait cependant le beau parleur, les brigands avaient du bon; cela mettait de l’émotion dans les voyages. On entendait soudain un coup de sifflet.


– Jolie émotion, merci!


Les hommes rassuraient les dames qui s’évanouissaient, et plus d’un suave roman d’amour a commencé…


– Ah! monsieur! interrompit Mme Blot, rentière et veuve de M. Blot, en son vivant huissier, épargnez-nous le reste.


– Monsieur n’est pas de ces pays-ci? demanda insidieusement l’adjoint. Je ne crois pas avoir eu encore l’honneur de voyager avec monsieur?


– Je suis venu en flânant voir une propriété à vendre.


– Celle du général, peut-être? Voilà un militaire qui avait un bien bel avenir dans l’armée. Bel homme, bien conservé, de la fortune…


– Et pas d’héritier, dit Adolphe; un pêcheur assez distingué, du reste.


– Ce sera vendu à bon compte, ce bien-là. Les cousins de province ont hâte de dépecer la succession.


– Un charcutier de Caen, dit-on.


– Et un nourrisseur de Bayeux. Le général était Normand.


– Ah! les Normands!…


– Ne dites rien de désagréable, prévint Céleste, M. Champion est de Domfront, natif.


– Quand je dis pêcheur assez distingué, je m’entends, reprit ce dernier, je m’entends. Jamais il n’a fait de… grands coups… de ces coups mémorables…


– Parlez-moi de la pêche en mer! s’écria l’adjoint. J’ai un parent à Dieppe qui m’envoie des homards. Il les prend tout frais, et cela m’arrive…


– Gâté, acheva Mme Blot qui était agaçante.


– Adolphe, dit tout bas Mme Champion, vois dans ma poche si j’ai ma boîte.


Mais Adolphe répondait:


– Il y a dans nos fleuves des produits en quelque sorte supérieurs à ceux de l’Océan lui-même!


Le beau parleur:


– Les chemins de fer ont tué le côté pittoresque des voyages; c’est l’avis de tous les penseurs.


– Monsieur, lui dit l’adjoint, à propos de chemins de fer, nous allons en avoir un dans ce pays-ci… et pour peu que vous ayez sérieusement l’idée d’acquérir une propriété, je vous engage à vous hâter, car le terrain monte, monte. Voici le baron Schwartz, par exemple, dont vous avez sans doute entendu parler…


– Je crois bien!


– Il n’est pas très aimé dans ce pays-ci, vous savez?


– Monsieur, interrompit Adolphe avec fierté, des querelles funestes ont commencé ainsi par imprudence. J’ai l’honneur d’être le sous-caissier principal de la maison Schwartz.


– On peut bien dire que cet homme-là n’a pas pris dans le pays, riposta aigrement Mme Blot.


Mais l’adjoint conciliant:


– Monsieur a raison de défendre son administration. Loin de moi, la pensée de parler avec légèreté d’un propriétaire de cette importance! Il m’invite à ses soirées. Ce que j’allais ajouter fait son éloge. En effet, grâce au chemin de fer projeté, auquel il n’est pas étranger, on offre à M. le baron Schwartz, maintenant, quatorze cent cinquante mille francs de sa terre. Et voici trois ou quatre ans, il l’avait achetée six cent mille: cent vingt pour cent en quatre ans, c’est sévère!


– C’est joli! Mon pauvre Blot a-t-il assez protesté pour cet homme-là!


– Moi, je trouve que la vapeur est une bien belle invention!


– J’étouffe positivement, gémit Céleste en tournant un regard vers la portière close.


– Les soirées sont fraîches, constata Mme Blot. Je préfère avoir chaud que de gagner un catarrhe.


– Et comme le disait si bien madame, ajouta le beau parleur, en saluant de nouveau la rentière, Paris est devenu le rendez-vous de tous les malfaiteurs expulsés de nos campagnes. Paris est une forêt… la forêt noire, en vérité!


– L’année dernière, en plein omnibus, on m’a volé une tabatière d’argent.


Ici, Mme Blot, rentière, atteignit sa boîte, et Céleste lui dit:


– Voulez-vous me permettre, madame? Je suis si embarrassée que je ne peux pas prendre la mienne. Et vous savez, quand on a l’habitude…


– Comment donc, madame?


Tous ceux qui faisaient usage de tabac en poudre se satisfirent aux dépens de Mme Blot, excepté le monsieur taciturne qui, à la sournoise, puisa une large prise dans un cornet de papier.


– Elle était encore moins belle que celle-ci, reprit Mme Blot en refermant sa boîte, mais j’y tenais, à cause de mon pauvre Blot qui me l’avait achetée, quoiqu’il désapprouvât le tabac chez les dames.


– Celle de ma femme coûte quatre-vingts francs, déclara Adolphe, en fabrique. Prends garde au poisson, madame Champion!


– La forêt noire! répéta le beau parleur, c’est le mot. Et voyez comme il existe en toutes choses une sorte de fatalité. Paris a commencé par être une forêt.


– Pas possible! se récria la rentière.


– Si fait, madame, affirma l’adjoint, la forêt de Bondy ou plutôt de Livry, dont nous traversons les restes… Une forêt, rien qu’une forêt. On chassait le cerf et le sanglier rue de Richelieu.


– La pêche, désormais, y est seule possible, dit Adolphe, le long du fleuve.


– Et à la place où est maintenant la Bourse, des bandes de brigands effrontés…


Tout le monde éclata de rire. Quelles qu’elles soient, les plaisanteries qui attaquent la Bourse ont toujours un énorme succès.


– Ah! s’écria la rentière, mon pauvre Blot avait de ces mots sur la Bourse!


– La bourse ou la vie! risqua Adolphe, qui n’était pas dépourvu de mémoire.


Céleste dégagea une de ses mains pour lui pincer le genou en témoignage d’admiration.


– Veille au poisson! recommanda Adolphe.


– C’est pour vous dire, continua le beau parleur, que rien ne change. La forêt de Paris existe toujours, moins les arbres. On y trouve des cerfs en quantités, à en croire le Vaudeville, des sangliers à foison, sauvages ou domestiques, des serpents, qui le niera? Et aussi des roses pour les cacher, des oiseaux charmants qui chantent, à tous les étages de toutes les maisons, les gais refrains de la jeunesse. Il y a bien quelques petites différences: dans les forêts, l’amour ne fait des siennes qu’au printemps, et ici, c’est un roucoulement des quatre saisons…


– Vous êtes léger dans vos paroles, monsieur, devant les dames! Ces huissières le sont parfois dans leurs actions. Mme Blot, de Vaujours, n’eut pas pour elle la majorité qui protesta:


– Mais non, mais non! C’est amusant cette machine-là! allez toujours!


– Et voyez, en revanche, combien de ressemblances! Les loups abondent…


– Tous réfugiés à Paris, les loups!


– Monsieur, dit Tourangeau, je serais flatté de votre connaissance, si vous achetiez quelque chose dans ce pays-ci.


– Dans une forêt, il faut des gardes-chasses: nous avons les sergents de ville…


– Et les braconniers!


– Et les chiffonniers qui ramassent le bois mort!


– Et les Anglais touristes comme à Fontainebleau!


– Il s’exprime avec élégance, ce monsieur Adolphe, dit Céleste. C’est un homme bien.


Adolphe répondit:


– Trop bavard. Tiens bien le poisson!


– Quant aux bandits eux-mêmes, reprit le voyageur éloquent, quelle forêt peut se vanter d’une collection pareille à celle de Paris? On parle de Sénart, de Villers-Cotterêts. C’est une pitié! La forêt de Paris les mettrait dans sa poche!… Jolie société! Vous souvenez-vous, mesdames, de la bande Monrose?


– Ah! le coquin, s’écria Céleste. C’était à l’époque de mon mariage. Adolphe pêchait moins souvent.


– Le poisson! dit M. Champion; prends garde!


– Et les Nathan! poursuivit l’érudit voyageur. Côté des dames: Ninette et Rosine! Nous avons un auteur qui fait ces choses-là bien adroitement: M. de Balzac: lisez Vautrin. Il doit avoir quelque bonne connaissance au fond des taillis… Toujours côté des dames: Lina Mondor; voilà une dégourdie! et Clara Wendell on fait des drames là-dessus; ça flatte beaucoup ces gens-là quand on les met au théâtre… Mais c’est depuis Louis-Philippe que la forêt se peuple. Vertubleu! en 1833, la bande Garnier, soixante-quinze d’un coup. La bande Châtelain: les casse-tête et les chaussons de lisière pour ne pas faire de bruit sur le pavé.


– Il y a deux hommes en haut avec des chaussons de lisière! interrompit Mme Champion.


– Elle fait preuve, à chaque instant, d’un véritable esprit d’observation, dit Adolphe. Ne lâche pas le poisson!


L’adjoint fouillait sa mémoire, car il était bien jaloux du voyageur discret.


– Il y a la bande Hug! accoucha-t-il.


– Les cinquante-cinq, égrena l’huissière, la bande Chivat, la bande Jamet, la bande Dagory.


L’homme taciturne éternua. C’était le premier bruit qu’il faisait. Il mit la main à sa poche pour atteindre son mouchoir et resta tout penaud: le mouchoir était absent.


– Vous l’aurez perdu, monsieur, lui dit l’adjoint, car il n’y a pas de voleurs dans ce pays-ci.


Nous n’irons pas jusqu’à dire comment on se mouche quand on n’a plus de mouchoir. Le voyageur muet en fut réduit à cette extrémité. Les deux dames sourirent; la rentière développa un vaste foulard tout neuf, et Céleste dit:


– Adolphe, donne-moi le mien.


Ce que fit Adolphe, à condition qu’elle prît garde au poisson. L’espèce humaine est cruelle. La voiture entière se moucha. Le voyageur silencieux ne parut pas humilié. L’inconnu à la langue bien pendue continuait:


– Hein! quelle forêt! Soixante-treize condamnations pour la bande Carpentier! Et, pour parler d’hier seulement, Courvoisier, Mignard, Gauthier, Souque, Chapon qui menait plus de deux cents soldats à la bataille, les escarpes de Poulmann, les Vanterniers de Marchetti… Et ceux qui ne sont pas encore sous la main de la justice, la plus belle bande de toutes: ces fameux Habits Noirs, qui ont leurs soldats dans la fange des bas quartiers et leurs généraux dans les plus hautes régions sociales…


– Le journal n’en dit rien, interrompit la rentière…


– C’est défendu, crainte d’effrayer le commerce. La vérité, c’est qu’ils travaillent en grand et que la police n’y voit que du feu!


– On dit qu’ils sont protégés de haut…


– Et que la justice a peur d’eux!


– Comment comment! s’écria Mme Champion, qui écoutait bouche béante; mais savez-vous que ça fait frémir?


– Quand on me payerait, déclara M. Tourangeau, je n’habiterais pas ce Paris!


Adolphe se permit de hausser les épaules.


– Je suis sous-caissier, dit-il avec cette importance sereine qui le rendait si cher à Céleste, sous-caissier principal, et comme notre caissier en chef est un gentilhomme qui la passe douce, c’est moi qui ai toute la responsabilité. Moi seul et c’est assez! Attention au poisson! Notre maison, vous le savez, est une des plus conséquentes de la capitale. Nous habitons un quartier désert, et qui passe pour être assez dangereux: notez ces diverses circonstances. Parmi les causes célèbres que vous venez d’énumérer, le nom de la rue d’Enghien a plus d’une fois retenti dans l’enceinte de la justice criminelle. Ça ne fait rien. Prenez un homme intelligent, instruit, prudent, adroit et courageux; il réussira dans la comptabilité comme dans l’art de la pêche, qui adoucit sensiblement les mœurs, comme la musique. À l’Opéra, ça rocaille, hein? Je ne l’aime qu’entremêlée agréablement à un vaudeville qu’elle sait égayer par des airs connus… Pardon! J’ai la parole… Je disais donc que je me moque des bandes, moi, comme de l’an quarante. Il n’y a pas plus fin que le poisson, qui doit ses instincts à la nature. Celui qui s’adonne depuis longtemps à la pêche, le poisson lui enseigne mille ruses innocentes qu’il apporte dans sa vie privée. Je mettrais au défi Mandrin, Cartouche ou même ces Habits Noirs dont vous parlez de me piquer, seulement un rouleau de mille dans mon entresol…


– Oh! oh! s’écria l’adjoint de Livry, heureusement qu’ils ne sont pas là pour vous répondre!


– Devant eux, reprit finement Adolphe, je ne communiquerais pas les détails que je vais donner librement entre gens comme il faut. Soutiens le poisson, madame Champion… Nous voici à Bondy, tenez!


La voiture venait de s’arrêter. Deux ou trois malheureux se présentèrent avec leurs paniers, mais le terrible mot Complet! tomba de la niche du conducteur, à qui la servante du cabaret apporta ce verre d’eau-de-vie que tout conducteur sachant son métier siffle pour aider les chevaux à souffler.


Échalot et Similor chantaient sur l’impériale; on convint d’éviter leur contact à l’arrivée, parce qu’ils portaient des chaussons de lisières.


Ces histoires de voleurs laissent toujours quelque chose dans l’esprit des plus intrépides. Céleste, qui tenait les goujons à bout de bras pour conserver leur fraîcheur, demanda humblement qu’on entrouvrît enfin une portière, mais l’huissière se souvenait de son pauvre Blot, qui abhorrait les courants d’air.


– Je ne renonce pas à la parole, reprit Anatole aussitôt que la voiture marcha de nouveau. Ce que j’ai à dire contient des enseignements utiles, et je constate en passant que si, depuis plusieurs années, je travaille à fonder la société des pêcheurs à la ligne du département de la Seine, c’est que j’ai l’espoir d’introduire ainsi, dans la capitale, ma patrie, un élément nouveau d’ordre et de civilisation. Je suis officier de la garde civique. Vous parlez de forêt; nous veillons. Passez en paix… Pour ceux que je n’ai pas l’honneur de connaître ici, j’occupe l’entresol de l’hôtel Schwartz, rue d’Enghien, 19, à Paris, concurremment avec le caissier des titres: cela fait deux intérieurs distincts. Mais il ne s’agit pas de cela. J’ai dit que je défiais Mandrin et Cartouche. J’y ajoute Poulaillier, Barrabas et Lacenaire. Je suis comme ça. Voilà mes armes, je n’en fais pas mystère: d’abord j’ai une maison de campagne où je ne couche jamais; c’est le domicile de mes lignes; les trois quarts et demi des malheurs viennent de cette faiblesse qu’ont les bourgeois de Paris de coucher à la campagne. La porte de l’hôtel Schwartz ne peut s’ouvrir sans qu’un timbre sonne dans mon antichambre. C’est gênant, à cause du grand mouvement qu’il y a dans la maison, mais cela donne un premier éveil qui défend toute espèce de surprise. Un second timbre, communiquant avec la porte de mon antichambre, sonne dès que celle-ci s’ouvre; second éveil: le premier veut dire: «Garde à vous!», le second: «Portez armes!» Ce n’est pas tout: un troisième timbre battant tout contre mon oreille, dans la ruelle de mon lit, tinte aussitôt que la porte de mon salon est touchée. Messieurs, mesdames, le premier timbre m’a mis sur mon séant, le second sur mes pieds, le troisième me crie: «Champion, défends les diverses valeurs confiées à ta vigilance!»


– C’est très curieux, cela! fit l’adjoint Livry.


– Très curieux! répéta le beau parleur qui échangeait, ma foi, des regards avec l’huissière.


Le voyageur taciturne prit dans sa poche avec gravité un crayon et du papier, sur lequel il écrivit une douzaine de mots.


– C’est un poète! murmura l’homme éloquent d’un ton moqueur. L’adjoint répondit sérieusement:


– Monsieur, ça ne me surprend pas: nous en avons plusieurs dans ce pays-ci.

IX Cocotte et Piquepuce

Aucun regard indiscret n’essaya de déchiffrer la poésie du voyageur taciturne. La chose certaine, c’est qu’il écrivait parfaitement à tâtons et que c’est là talent de poète.


– Autre chanson! poursuivit Adolphe qui s’animait à décrire son système de précautions: j’ai supposé les portes ouvertes, mais minute! Pour ouvrir celle de la rue, il faut le concierge qui est un ancien gendarme, et dont le fils est tambour dans ma compagnie. C’est solide comme du fer. La porte de mon antichambre, sur le carré, a trois serrures, dont deux à secret, et deux verrous de sûreté, le tout fourni par la maison Berthier. Dans mon antichambre, il y a le lit de Médor. Je n’ai pas connu Cerbère, mais je n’aurais pas parié pour lui contre Médor. On l’entend aboyer de la caisse, comme s’il était sous la table; pourquoi? Parce qu’il y a deux judas acoustiques, pratiqués par mes soins. Hé! hé! mauvais pour Cartouche! La porte du salon s’ouvre au loquet et n’est défendue que par un quadruple verrou, mais celle de la caisse est une fermeture Berthier à pênes croisés et à double secret. Devant la porte, il y a une grille qui coupe la chambre en deux, et la caisse elle-même, un vrai monument, est à défense et à surprise, comme l’ancien carillon du pont Neuf. J’en ai la clef pendue au cou, nuit et jour, à poste fixe. Mazette! pauvre Mandrin! Je couche d’un côté de la caisse, la chambre de Madame est de l’autre, et notre garçon, un mâle, je l’ai choisi pour ça, dort entre nous deux. Madame a ses pistolets, moi les miens, et le garçon deux paires. Hein! les Habits Noirs! Quant aux fenêtres, fermées comme des devantures de boutiques, quatre barres à chacune. Toutes les cheminées ont des grilles. Nous ne craignons que la bombe!


– Seigneur Dieu! dit l’huissière, autant vivre chez les Bédouins!


– Nous sommes bien heureux dans ce pays-ci! appuya l’adjoint. Quelle galère!


– Monsieur, ajouta le beau parleur, s’est bâti un château fort au milieu de la Forêt-Noire!


Le mot fut généralement approuvé. Céleste, dont les lourdes paupières se fermaient, reçut un quinzième avertissement au sujet du poisson. Ce diable de muet continuait d’écrire à l’aveuglette.


– Écoutez donc! Écoutez donc! reprit Adolphe. Je ne suis pas un âne, mais je porte des reliques. Diable! j’ai les dépôts, le portefeuille courant et les espèces. J’ai eu chez moi la fortune du vieux colonel Bozzo, le grand-père de la comtesse Corona, et je ne vous en souhaite pas davantage. Dans quelques jours, j’aurai, avec notre fin de mois, la dot de Mlle Blanche… Eh! eh! feu Lacenaire n’aurait pas donné pour deux ou trois millions comptant l’affaire qu’on pourrait traiter avec moi, ce jour-là, à coups de couteau!


Cette allusion au mariage de la fille unique de l’opulent banquier changea subitement le cours de l’entretien. Chacun glosa. Le baron Schwartz n’était pas très aimé dans ce pays-ci, selon l’expression favorite de l’adjoint Tourangeau, mais on s’intéressait énormément à ses moindres actions. Quoique la jolie Blanche sortît à peine de l’enfance, ses deux millions de dot avaient produit leur effet: on ne donnait que la moitié aux filles du roi Louis-Philippe. Deux millions! Il avait été question d’un duc. Voyez-vous cela! un duc pour l’héritière de cet Alsacien, né sous un chou de Guebwiller! Il avait été question du neveu d’un ministre et question aussi d’un filleul de la cour. Deux millions.


Cependant, on disait: «Faut-il qu’un duc ait besoin!»


– Allez, il y en a qui ne sont pas à leur aise!


Mais qui remplaçait le duc, le neveu du ministre et le filleul de la cour? M. Champion nomma M. Lecoq avec emphase.


Vous vous attendez peut-être à voir ce nom ultra-bourgeois suivi d’un désappointement général… Erreur! Il y eut au contraire un de ces silences qui dénoncent un grand effet produit. Nul ne demanda ce qu’était M. Lecoq. On doit croire que chacun, ici, le connaissait au moins de réputation. L’adjoint toussa, l’huissière déploya son splendide foulard. Céleste tint ferme le poisson. Le taciturne remit en poche son papier avec son crayon. Le beau parleur seul murmura:


– Il y a de drôles d’animaux, dans la forêt de Paris!


Il disait vrai; forêt ou non, Paris renferme les plus curieuses individualités qui soient au monde. Leur nom ne dit rien en soi: c’est la plupart du temps un nom innocent. Martin, Guichard ou Lecoq. Mais la gloire, doublée de mystère, peut donner aux plus vulgaires syllabes une foudroyante sonorité. Le nom de Lecoq était dans ce cas sans doute, car il produisit l’effet du quos ego de Virgile. La conversation, frappée d’un coup de massue, tomba et ne se releva point.


Sur l’impériale, Échalot et Similor, Arcades ambo, dialoguaient l’églogue sentimentale de leurs rêves. C’étaient deux douces natures, pleines d’illusions enfantines et capables, peut-être de bien faire, à la rigueur. Ils ne demandaient qu’à travailler; seulement, ils voulaient choisir leur travail, attirés qu’ils étaient par une vocation commune et irrésistible vers cette chimère qui affole Paris et qui a nom la liberté. La liberté, comme ils l’entendent, consiste à ne pas subir le joug d’un métier. Ils se désignent eux-mêmes sous le vague nom d’artistes. Artiste de quel art? Ils l’ignorent et peu importe. Ils vivent et meurent, tristes comiques du grand drame parisien.


Ils voulaient faire des affaires, ils voulaient parvenir, et si modeste, si burlesque même que fût le but de leur ambition, ils n’avaient rien de ce qu’il faut pour l’atteindre. Ils allaient, poursuivant je ne sais quel idéal si extravagant, si impossible, que le lecteur ne le devinera pas sans un peu d’aide.


– Ça se trouve, disait Similor en soupirant gros, c’est la chance. Un bourgeois qui nous chargerait de tuer un petit enfant, pas vrai, pour empêcher le déshonneur de la famille… connu… des nobles, quoi! Et alors on l’emporte, on a le bon cœur de l’épargner, on le met avec Saladin.


– Il aurait bien une marque à son linge le petit noble, suggéra Échalot.


– Ou la croix de sa mère pendue au cou… quelque chose, enfin…


– Une médaille, parbleu! avec sa chaîne! pas malin.


– Alors, on garde l’objet avec soin, crainte que l’enfant l’égaré dans les jeux de son âge ou autres, et quand, plus tard, on découvre la mère éplorée, c’est une preuve comme quoi on peut réclamer la récompense fastueuse.


Échalot avait l’eau à la bouche; il regarda d’un air chagrin Saladin suçant sa bouteille.


– Ça s’est vu, pourtant! murmura-t-il. C’est dommage qu’on sait la source de ton petit.


– Faut trop attendre! dit Similor avec dédain. Le moutard du prologue est officier dans la pièce. Le père est mort. C’est le même acteur qui joue les deux rôles. Je préférerais mieux un secret que je découvrirais et qui ferait qu’une personne à son aise me donnerait mes étrennes à volonté tous les jours.


– Pas malin! répliqua Échalot. Si vous me refusez, je divulgue!


– Et il file doux, quoiqu’il grince des dents. C’est à quoi je fais la chasse dans le quartier…


– Part à deux! on mettrait le petit en culottes.


– Et appointements à perpétuité, la vie bien rangée, pas de dettes ni bamboches, estimé dans son domicile par les voisins, dont la fille de l’un d’eux peut vous distinguer pour le mariage…


Échalot, qui l’écoutait, souriant et bouche béante, devint triste.


– Sans cœur, qui se marie! s’écria-t-il. Ça nuit aux droits de l’amitié.


Similor n’accepta point la discussion sur ce point, toujours si brûlant entre Oreste et Pylade, et fit un riant tableau des douceurs qu’on peut se procurer avec l’argent d’un dentiste «dont on a surpris la coupable habitude qu’il a de chloroformer les femmes dans le silence de son cabinet».


Le ciel étendait au-dessus de leurs têtes son dôme d’azur, parsemé d’étoiles. Par-delà cette splendide coupole, ils devinaient le Dieu des bonnes gens dont le Sinaï est la butte Montmartre et qui aime les chansons bien mieux que les cantiques. Ils élevaient leurs âmes simples vers cette divinité, protectrice du mélodrame et protégée par la goguette, pour lui demander l’enfant du crime ou le dentiste infesté de mauvaises habitudes.


À l’étage au-dessous, dans le coupé, ce personnage aux allures tranquilles et robustes, que nous avons appelé M. Bruneau, écoutait les dernières paroles du récit d’Edmée Leber. La jeune fille, demi-couchée, s’était épuisée à parler. La lanterne de la voiture, glissant un rayon oblique jusqu’à son visage, éclairait ses traits pâles et défaits. Il n’y avait point de larmes dans ses yeux. M. Bruneau restait froid et croisait ses bras sur sa poitrine. Ses yeux portaient dans le vide une fixité de regard qui leur était particulière. Tout semblait engourdi en lui, même la pensée.


Edmée Leber, obéissant aux ordres de cet homme, avait tout dit. Il ne lui donna ni consolations, ni conseils.


Cependant la voiture avait passé la barrière et cahotait déjà sur le pavé du faubourg. Quelques minutes après, elle franchissait le boulevard et entrait dans la cour du Plat-d’Étain.


Il y eut dans l’intérieur un moment de confusion pénible. Voyageurs et paquets, mis en branle trop brusquement, s’entre-cognèrent à qui mieux mieux. Un instant, Adolphe en fut réduit à veiller lui-même au poisson. Puis tout le monde à la fois cria:


– Trois-Pattes! où est Trois-Pattes?


D’ordinaire, l’estropié se tenait derrière la voiture, la tête au niveau du marchepied, et ses deux robustes bras recevaient les paquets à la volée, sans qu’il y eût jamais perte ou accident. Mais, aujourd’hui, Trois-Pattes manquait à son poste.


– Voilà, bourgeois, voilà! dit Similor avec son sourire le plus agréable.


Et Échalot, empressé à bien faire, Saladin au dos pour avoir les mains libres:


– Bourgeois! voilà, voilà!


Le voyageur taciturne, qui descendait le premier, les écarta des deux coudes. Il n’avait point de paquet.


– Tiens! tiens! murmura Échalot. Piquepuce est remplumé depuis le temps.


– Et voilà M. Cocotte, dans le fond, ajouta Similor; il est habillé comme un rentier!


– Ce sont les chaussons de lisière! dit Mme Blot, de Vaujours, non sans un certain effroi. Adolphe dit, en montrant du doigt son ennemi Échalot:


– En voici un qui a l’air d’un malfaiteur de la plus dangereuse espèce.


– Au large, coquins! ordonna l’adjoint de Livry. Dans ce pays-ci, la mendicité est prohibée!


Échalot et Similor n’étaient peut-être pas précisément des coquins, et ils avaient tous deux la tête près du bonnet; cependant, ils se retirèrent, et l’adjoint put se croire un vainqueur. Il se trompait: ce n’était pas à son commandement que les deux amis modèles avaient obéi. De l’autre côté de la voiture, un appel discret avait frappé leurs oreilles. M. Bruneau, debout près de la portière du coupé, leur faisait signe de la main.


M. Bruneau leur dit:


– Accompagnez Mlle Leber jusque chez elle.


Et il s’éloigna rapidement sans attendre leur réponse, en homme sûr d’être obéi. L’intérieur se vidait. Céleste, chargée à couler bas, prit terre en soufflant comme une baleine. Mme Blot, veuve de son pauvre Blot, eut la cruauté de lui dire en passant:


– Bien le bonsoir, madame. Les soirées sont fraîches.


Elle offrit son bras à Tourangeau qui l’accepta, malgré la rivalité des deux communes.


Adolphe descendit, libre de ses mouvements, fier de son costume, fier de ses formes, fier de son sexe, fier de tout. L’Apollon parisien, quand son obésité reste contenue en de certaines bornes, est l’image du parfait bonheur. Adolphe avait envie d’appeler les passants pour leur montrer ses guêtres. Il choisit le moment où il pouvait être entendu pour dire à haute voix:


– Madame Champion, c’est trop lourd pour toi; ne te fatigue pas à porter le poisson! Et, tournant l’angle du boulevard Saint-Denis:


– C’est une lutte très intéressante entre moi et ce brochet. Je l’aurai. Aujourd’hui, sur les bords du canal, mes voisins ne prenaient rien, absolument, et enviaient mon adresse. Je n’ai pas péché que des goujons, ma femme. As-tu vu quelle publicité j’ai faite dans la voiture? Il faut être de son siècle. Tu peux compter que ces deux inconnus, le bavard et le muet, vont aller dire partout: «La maison Schwartz a un bijou de caissier.» C’est de la graine d’augmentation!


– Mais quelle chaleur, Adolphe! soupira Céleste, renonçons pour ce soir. Je n’en peux plus.


– C’est une bonne température, répondit M. Champion. J’irais comme cela jusqu’à Pontoise.


À quelques pas de là, une scène fort immorale mais assez gaie avait lieu. Le voyageur taciturne, à qui Échalot avait donné le singulier nom de Piquepuce, était arrêté devant la devanture d’un liquoriste. Il avait retrouvé son mouchoir, sans doute, du moins déployait-il avec complaisance un magnifique foulard tout neuf. Le beau parleur l’aborda, celui que notre Similor appelait M. Cocotte.


Tous deux étaient passablement couverts; la toilette de Cocotte avait plus de brillant, celle de Piquepuce plus de sévérité. On pouvait prendre Cocotte pour un membre de la jeunesse dorée du boulevard du Crime; Piquepuce ressemblait davantage à un troisième clerc d’avoué. Quant à leurs figures: Cocotte était joli garçon; Piquepuce, moins agréable à voir, tournait au père noble.


– Combien donnes-tu là-dessus? demanda Cocotte en présentant à son compagnon la tabatière de Mme Blot, de Vaujours. Moi, je n’en use pas.


Piquepuce mit dans sa poche le foulard neuf de cette même rentière et répondit:


– J’ai la mienne.


En même temps, il s’arrêta en plein trottoir et, dépliant le cornet de papier que nous connaissons, il en versa le contenu dans une très belle boîte d’argent niellé. Cocotte sourit et dit:


– J’ai été aussi, moi, dans la poche de la caissière, mais il n’y avait plus personne. Elle tenait bien le poisson.


Ils entrèrent chez le liquoriste et se firent servir l’absinthe sur le comptoir.


– Le coupé du baron Schwartz nous a dépassés sur la route, reprit Cocotte; l’as-tu vu?


– Oui, répliqua Piquepuce. Et aussi la calèche de Mme la baronne.


– Elle venait la seconde. C’est le mari qui est le bœuf.


– Qu’est-ce qu’ils peuvent manigancer à Paris, le dimanche au soir?


– Demande au patron! s’écria Cocotte en riant. Ceux-là ne pêchent pas aux foulards et aux tabatières!


Piquepuce prit un air grave.


– À propos de quoi, jeune homme, dit-il, vous êtes seul, au monde à savoir que je continue de faire un doigt de contrebande en servant le patron. C’est puni sévèrement, et la semaine dernière on a encore fait passer la consigne de ne pas voler la moindre des choses en dehors des coups montés. Si la maison venait à savoir…


– Je t’en dis autant, vieux, l’interrompit Cocotte; il n’y a qu’avec toi que je ne me gêne pas. Si tu causais… voilà!


– C’est assujettissant tout de même, fit observer Piquepuce. On est comme le soldat mercenaire: droite, gauche, front! les yeux à quinze pas devant vous. Et, s’il se présente une bonne affaire, pas mèche!


– Pas mèche! en principe, comme disait mon ancien avocat, M. Cotentin, mais il y a ça et ça… on se rattrape à la sourdine… et on vit à l’abri des charançons.


– Ça, c’est vrai, répliqua chaleureusement Piquepuce. La maison doit être abonnée avec le gouvernement, car il n’arrive jamais d’accident. On dirait qu’il n’y a plus ni police, ni parquet, ni rien de rien!


– Et voilà l’agrément qui fait passer sur l’humiliation de la discipline! conclut Cocotte.


Ils trinquèrent et burent en hommes du monde. Combien ils étaient au-dessus d’Échalot et de Similor! Après avoir reposé son verre sur le comptoir, Cocotte, qui avait un naturel généreux, ouvrit, pour payer, le porte-monnaie de M. Champion. En sortant, il passa son bras sous celui de Piquepuce, et dit tout bas:


– Tu es plus ancien que moi dans la baraque. Combien sont-ils d’Habits Noirs en pied à ton idée?


– Est-ce qu’on sait? répliqua Piquepuce avec importance. Puis, d’un ton fier et sérieux:


– Ça prend de bien haut et ça descend en zigzag jusqu’aux plus infimes profondeurs du marécage social.


Sur deux voleurs, il y en a neuf qui ont du style. Lacenaire n’était pas du tout une exception. Piquepuce avait une littérature sérieuse; Cocotte, plus jeune et plus hardie, unissait la gaieté française à de bonnes études. C’étaient deux jolis sujets. Cocotte reprit:


– Et, à ton idée, toujours, est-ce le patron qui est le Maître à tous?


– L’Habit-Noir? prononça Piquepuce en donnant à ce nom une intraduisible emphase.


– Oui, l’Habit-Noir des Habits Noirs. Puis il grommela comme à regret:


– Moi, je n’ai jamais été que jusqu’au patron. S’il y a quelque chose au-dessus, cherche! Mais il ajouta tout de suite après:


– Petit, c’est là le joint. Si on savait la chose, on serait riche. On est instruit, n’est-ce pas vrai? et on a le fil. Eh bien! ça fait mal au cœur de rester dans les subalternes.


– À qui le dis-tu! s’écria Cocotte. Moi qui ai fait des couplets qu’on chante dans les goguettes les plus panachées!… Il te tient dur, le patron, hé?


Piquepuce lui serra le bras fortement et gronda:


– Comme toi, par le cou.


Ils passèrent le seuil d’un second liquoriste. Ces choses se font naturellement, et comme on met un pied devant l’autre. De vingt pas en vingt pas, dans Paris hospitalier, la ruine verte peut ainsi ponctuer une conversation intéressante.


– D’où venais-tu? demanda Cocotte en quittant le second comptoir.


– Du château; et toi?


– De plus loin et de plus près. J’avais affaire au caissier et à la comtesse.


– Quelle affaire?


– Et toi?


Ils s’arrêtèrent non loin du Conservatoire des Arts et Métiers et se regardèrent dans le blanc des yeux. Le choc de leurs prunelles dégagea vraiment une étincelle de diabolique intelligence.


– La comtesse Corona en mange-t-elle? murmura Piquepuce.


– Ça se pourrait… et le banquier?


– Non… tu sais bien que non, puisque tu as en poche l’empreinte de la clef de sa caisse.


Cocotte eut un vaniteux sourire. Ils avaient fait volte-face et remontaient vers la porte Saint-Martin.


– C’est vrai que j’ai piqué l’empreinte, dit Cocotte, mais pas au château. Le banquier serait digne d’en être: pas moyen de l’approcher. C’est quand l’imbécile aux goujons a dit qu’il portait toujours sa clef au cou comme une médaille bénie que j’ai joué des doigts. Veux-tu me faire l’honneur de me narrer ce que tu as écrit dans la patache?


Ils passaient sous un réverbère. Piquepuce plongea sa main dans les profondeurs de sa poche et en retira son calepin qu’il ouvrit. Une page entière était chargée d’écriture. Ce n’était pas de la poésie. Cocotte lut par-dessus son épaule:


– Porte d’entrée sur la rue, fil de fer à couper. Porte de l’entresol sur le carré, idem, plus deux serrures de sûreté et une ordinaire, deux verrous. Médor dans l’antichambre: on l’entend de la caisse par deux vasistas ouverts. Porte de la caisse, fermeture Berthier à pênes croisés, double secret, grille, caisse à attrape. Trois personnes armées; une grosse femme, une poule mouillée et un garçon solide: valeurs fin du mois, deux à trois millions.


Ces notes avaient été prises dans les ténèbres. Malgré cette circonstance, et en dépit des cahots de la patache, l’écriture était large et lisible. On devinait là une superbe main d’expéditionnaire.


– Exact! dit Cocotte. Avec l’empreinte et ça, on peut dire: Servez!… Combien aurons-nous là-dessus?


– Un morceau de pain! répondit Piquepuce qui serra son carnet.


– Et si nous vendions l’histoire au banquier?


Piquepuce tressaillit et lança tout autour de lui un regard de bête fauve. Un mot vint jusqu’à sa lèvre, mais il montra son cou d’un geste significatif et dit en se forçant à sourire:


– Ce ne serait pas délicat!


Ils tournaient l’angle de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Trois fiacres stationnaient le long du trottoir, en face de la seconde maison, qui est l’avant-dernière, selon l’ordre des numéros. C’est à la porte de cette maison qu’Edmée Leber avait été conduite, sur l’ordre de M. Bruneau, par nos deux amis Échalot et Similor.


– Il y a de la société chez le patron, dit Cocotte sans s’arrêter. Les deux premiers fiacres étaient vides. Par la porte fermée du troisième, l’œil perçant de Cocotte devina plutôt qu’il ne vit une figure de femme.


– La comtesse! murmura-t-il. En voilà une qui travaille dur! Piquepuce jouait admirablement l’homme qui n’a rien vu. Ils entrèrent tous deux, et Cocotte mit sa tête goguenarde au vasistas du concierge, en criant:


– Ohé! Rabot, vieux Rodrigue! a-t-il fait jour aujourd’hui?


Le portier souleva l’énorme abat-jour vert qui protégeait ses yeux enflammés et répondit:


– Toute la journée.


– Va bien, dit Piquepuce par-derrière. Et rien de nouveau?


– Rien.


Piquepuce mit à son tour la tête au vasistas.


– Est-ce que M. Bruneau est toujours votre voisin? demanda-t-il en baissant la voix.


– Maison d’à-côté, quatrième, porte à gauche.


– Et Trois-Pattes ici, quatrième, porte à droite?


– Juste. Après.


– Est-il malade, Trois-Pattes?


– Pourquoi ça?


– Il n’était pas, ce soir, à l’arrivée de la voiture. Le concierge ôta du coup son abat-jour.


– Pas possible! fit-il, un dimanche! Après ça, vous savez, je ne suis pas l’espion des locataires. M. Lecoq dit que c’est la maison du bon Dieu ici. Liberté, libertas! Chacun mène son commerce comme il l’entend. Ses yeux rouges et blessés par l’éclat de la lampe s’abritèrent de nouveau sous sa vaste visière.


– Est-ce que ce paroissien-là vient quelquefois voir le patron? interrogea encore Piquepuce avec une certaine hésitation?


– Qui ça… Trois-Pattes?


– Non, Bruneau.


Le portier haussa les épaules et répondit en se remettant au travail:


– C’est l’escompteur de M. Michel et des petits. On dit pourtant qu’il en mange.


– Timbrez! ordonna Piquepuce.


Le vieux Rabot poussa un bouton, et une vibration argentine se fit entendre à l’étage supérieur. Nos deux camarades montèrent. Une ombre passa derrière le grillage de la porte. La figure calme et froide du protecteur d’Edmée Leber s’y montra un instant, puis disparut.

X Notre héros

Il est plus que temps. Il faut un héros. Tout drame, tout conte, tout poème, a besoin de cet être privilégié autour duquel l’action livre bataille. Il est jeune, beau, mystérieux; il est le point de mire de toutes les haines et de tous les amours. Sans lui, l’œuvre est un corps sans âme.


Il est temps, plus que temps. On croirait que nous n’avons pas de héros.


C’était au quatrième étage de cette maison dont les derrières donnaient par une étroite échappée sur la cour des messageries du Plat-d’Étain: la maison que Trois-Pattes surveillait pour le compte de M. le baron Schwartz, «la maison du bon Dieu», au dire de M. Rabot, le concierge qui avait l’honneur de compter au nombre de ses administrés, non seulement ce phénomène de Trois-Pattes, mais encore les petits dont M. Bruneau était la sangsue, le fameux M. Lecoq, patron de Cocotte et de Piquepuce. Edmée Leber avec sa mère, Échalot avec Similor.


L’appartement où logeait notre héros était composé de deux chambres. La première, d’un vieux canapé servant de lit, de deux chaises et d’un guéridon. Sa fenêtre unique s’ouvrait sur une petite terrasse, étroite et couverte de treillages feuillus, œuvre et amour d’un jeune ménage d’ouvriers que le chômage avait exilé de cet humble Eden. Au-dessous de la terrasse était la cour incessamment humide, entourée de trois côtés et demi par les bâtiments et dont le pavé n’avait qu’aux jours du solstice un bref baiser du soleil.


La moitié vide du quatrième côté donnait vue sur les messageries du Plat-d’Étain.


Cette première chambre appartenait bien à notre héros mais il n’y avait personne.


Ils étaient trois amis, trois bons et braves jeunes gens qui vivaient, Dieu sait comme. Deux habitaient la seconde chambre où nous allons entrer tout à l’heure; Michel, notre héros, le plus important des trois, quoiqu’il eût nom Michel tout court, et que les deux autres appartinssent à des familles de riche bourgeoisie, avait cette pièce pour lui tout seul. Les révélations de Similor à Échalot sur ce logis plein de mystères, où il était question de tuer la femme, nous ont appris que le luxe y manquait; rien n’annonçait, dans la chambre de Michel, la présence ou le passage de la femme qu’on voulait tuer. Il y faisait nuit pour le moment.


Une lueur oblique, venant par la fenêtre ouverte et partant d’une croisée du quatrième étage, de l’autre côté de la cour, éclairait sur la tapisserie fanée quelques épures géométriques, attachées à la muraille par des épingles, et mettait en lumière, au passage, des papiers d’étude, lavis et dessins linéaires épars sur le guéridon. La fenêtre du logis d’en face était close, mais ses pauvres rideaux de percaline, relevés à droite et à gauche, découvraient un de ces tableaux austères et touchants que le Diable boiteux, à l’affût de gaies aventures, surprend bien souvent quand il soulève les toits de Paris, la ville du plaisir: une femme amaigrie et très pâle, à qui la maladie bien plus que l’âge donnait presque l’apparence d’une morte, était demi-couchée sur son lit et travaillait. À chaque instant elle s’arrêtait, vaincue par une évidente fatigue; ses yeux éblouis se fermaient à demi; à quiconque eût guetté ce suprême effort du besoin ou du devoir, la pensée serait venue, la pensée et l’espoir que la lampe allait enfin s’éteindre, en même temps que l’aiguille s’échapperait de ces mains tremblantes. Mais la lampe impitoyable continuait de briller: la main pâle et décharnée se crispait sur son œuvre et dès que les yeux se rouvraient, l’aiguille allait, allait…


Il n’y avait personne avec la malade. Quand ses paupières abaissées reposaient un moment la cruelle lassitude de ses yeux, elle agitait parfois ses lèvres blêmes, mais c’était pour parler à Dieu.


Ce Michel, notre héros absent, était un bon garçon d’une vingtaine d’années, taille haute et fine, l’air d’un gentilhomme, en vérité! Il lui restait une chance pour être de noblesse, car il ne connaissait ni son père, ni sa mère. Les meilleurs esprits, et Michel notre héros était un très bon esprit, ont leurs faiblesses, surtout quand l’ignorance de leur origine les promène tout naturellement dans le pays des rêves. Sur son vieux canapé-lit, Michel refaisait chaque soir le roman de sa propre destinée. Malgré certains souvenirs confus qui démentaient cette féerie, il ne s’endormait jamais sans se voir tout petit enfant, dans un berceau bordé de dentelles. Puis venait un homme noir avec le manteau, le fameux manteau qui cache les enfants qu’on enlève. Michel se souvenait presque d’avoir étouffé sous le manteau. Combien sa mère avait pleuré! Et son père, monsieur le comte! Ils cherchaient peut-être depuis le temps!


Entre onze heures et minuit, Michel vous avait de ces imaginations naïvement ingénieuses que n’eût point désavouées la poésie toute parisienne de Similor. Il lui était arrivé de s’éveiller en sursaut au seuil du château de ses pères. Il riait alors, car il était du siècle et savait railler sa propre conscience, mais il ne riait pas de bon cœur. Les tristes murailles de sa chambrette, éclairées par un rayon de lune ou par cette lueur qu’envoyait la lampe des voisines, lui sautait aux yeux comme une condamnation.


J’ai dit la lampe des voisines; quoique la vieille malade fût seule en ce moment, les voisines étaient deux. La malade avait une fille, et ce n’était pas la mère qui veillait, d’ordinaire, le plus avant dans la nuit.


La lampe était pour beaucoup dans les rêves ambitieux de Michel. À vingt ans, ce n’est jamais pour soi-même seulement qu’on dore un blason imaginaire.


Par-dessus cette cour étroite et humide, d’une fenêtre à l’autre, des sourires allaient et venaient. Et que de fois Michel avait oublié la marche du temps, passant des heures charmantes à épier le travail ardu de la jeune fille!


C’était encore un roman, hélas! un poème, plutôt, tout plein de tendresses pures, d’humbles et chères promesses, d’espoirs enchantés, de craintes et de remords. Quoi! des remords! Déjà des remords à propos de ce front de jeune fille que ses cheveux blonds, opulents, mais légers, couronnaient comme une gloire! Des remords vis-à-vis de ce regard bleu, profond, candide, où se reflétaient tour à tour les joies et la mélancolie de l’ange! Entendons-nous: les remords étaient à Michel et n’appartenaient qu’à lui.


La fière et douce enfant connaissait les larmes, mais son cœur pouvait se révéler sans crainte.


Michel n’était pas un ange; tous ses rêves n’allaient pas à l’amour. Il aimait avec grandeur, car c’était une âme vaillante, un lion de ces halliers parisiens où tant de petits gibiers trottinent; mais il avait d’autres passions aussi, d’autres besoins, d’autres destins peut-être.


Vingt ans, l’âge précis où le bouton de l’adolescence fleurit pour s’appeler jeunesse, un visage grec aux lignes correctes et fermes, la pâleur des précoces, le regard des lutteurs qui dédaignent l’heure présente, sûrs qu’ils sont de l’avenir victorieux.


Une taille haute, un port noble et je ne sais quelle suprême éloquence narguant l’injure de la misère; du charme, un charme exquis, pourrait-on dire, arrivant à des douceurs presque féminines, mais se heurtant à de soudaines duretés, comme s’il y avait eu deux âmes sous cette juvénile enveloppe; de la loyauté mêlée à quelque défiance diplomatique; une chaleur native, une réserve apprise: toutes ces nuances se croisaient en notre Michel, marque double et caractéristique de deux causes dont la première n’a qu’un nom: nature, mais dont la seconde, suivant les points de vue divers où l’on se place, peut s’appeler la chute ou la conquête.


À quelque chose malheur est bon, dit le proverbe; serait-il vrai qu’on puisse gagner peu ou beaucoup en tombant?


Selon l’histoire ancienne, les amazones se faisaient tailler le sein droit; les ténors d’Italie se font arracher les notes graves; les coureurs de profession jettent leur rate aux chiens: pourquoi garder ces objets qui gênent? À Paris, à tous les coins de rue, vous trouverez des chirurgiens qui vous couperont le cœur.


Michel, notre héros, avait gardé son cœur; ses amis prétendaient même que c’était un grand cœur. Les cahots de la route l’avaient bien meurtri çà et là, et la malaria de Paris faisait ce qu’elle pouvait pour mettre la gangrène égoïste dans le vif de ces blessures.


Michel se souvenait vaguement, mais vivement, d’avoir été un petit enfant heureux, choyé, gâté, dans une maison tranquille où son père et sa mère, un beau jeune homme et une douce jeune femme, s’aimaient. Où était cette maison? Il ne savait; la lui eût-on montrée, il n’eût point su probablement la reconnaître, tant l’image était confuse et l’impression lointaine. Le jeune homme et la jeune femme n’avaient pas pour lui d’autre nom que maman et papa. Il les voyait encore au travers d’un nuage ou d’un rêve: la mère brodant et souriant, le père occupé à un travail manuel que Michel n’aurait pas su définir, mais qui noircissait les doigts et mettait de la sueur au front. À son estime, il pouvait avoir trois ans quand prit fin brusquement cette période de son existence. Il y eut un jour un grand tumulte dans la maison, des terreurs, du bruit, des larmes. Ceci se passait dans une ville de province, car Michel se souvenait d’une étroite rivière et d’un vieux pont lézardé, bien plus petit que ceux de Paris.


Nul chagrin, du reste; point de larmes, car la rude et bonne figure de sa nourrice souriait près de son berceau. Celle-là, il l’eût reconnue. Elle lui disait: «Ils reviendront.» Une femme en deuil vint en effet; était-ce sa mère?


Une nuit, il eut peur, parce qu’une carriole l’emportait cahotant par les chemins. Et il ne revit plus sa nourrice.


Tout cela était en lui comme la trace confuse d’un songe.


Ses souvenirs plus précis s’éveillaient dans une riche campagne normande: de larges moissons, des prés verts où les bestiaux fainéants se vautraient dans l’herbe humide et haute; une ferme basse d’étage avec une cour énorme où il vit pour la première fois battre le blé: riante fête. Ici se présentait pour lui un détail qu’il sentait mieux que nous ne pourrons l’exprimer. Il lui semblait qu’au début de son séjour dans la ferme, car ce fut là qu’il grandit, on le traitait en fils de la maison, mieux que cela, même, en pensionnaire qui apporte une richesse au logis; puis, peu à peu, les choses changèrent, et, à huit ans, il se voyait petit domestique de labour, employé sans façon aux plus infimes besognes. En somme, le père Péchet et sa femme étaient de braves gens; le bonhomme racontait, le soir, au coin du feu, ses procès, comme un vieux soldat radote ses campagnes, et la bonne femme, quand elle avait bu sa ch’pine de cidre dur, pouvait dormir! trois heures durant sans cesser de tourner son rouet ni de filer sa quenouille.

XI Première aventure

En ce temps-là, Michel n’avait ni regrets ni désirs; ce fut plus tard seulement que naquirent ces vagues souvenirs de sa petite enfance. La tranquille vallée où était la ferme, et le coteau charmant, que l’église coiffait de son clocher, formaient pour lui tout l’univers; il excellait à tresser les fouets de corde et ces bandes dentelées qui font les chapeaux de paille; au printemps, il tombait droit sur les nids de fauvette, comme un chien sur une piste. Le bonhomme et la bonne femme Péchet ne le faisaient pas plus travailler qu’il ne fallait pour l’éreinter; on ne lui reprochait pas trop durement le pain qu’il mangeait, et ceux du bourg convenaient déjà qu’il était un beau petit gars.


La ferme faisait partie d’un domaine considérable que la révolution n’avait point morcelé et qui appartenait à un très vieux gentilhomme, vivant à Paris. Le vieux gentilhomme vint à mourir sans postérité: un demi-cent d’héritiers normands s’abattirent aussitôt sur son héritage et les tribunaux ordonnèrent la mise en vente du domaine. C’est le moment où prennent leur vol ces corbeaux mangeurs de châteaux, qu’on appelle la bande noire.


Arrivèrent de Paris, à la queue leu leu, quinze ou vingt iconoclastes patentés, bien élevés, bien couverts, pour tâter le bon vieux domaine et voir un peu par quels joints on pourrait le dépecer proprement. Il y avait dans le pays peu de logis convenables pour abriter de si galants seigneurs.


Le père Péchet fut l’hôte d’un jeune banquier de la chaussée d’Antin qui se nommait M. J.-B. Schwartz, et dont l’habileté proverbiale augmentait rapidement sa fortune déjà très considérable. M. Schwartz, selon son habitude, jugea l’affaire d’un coup d’œil; c’était une manière d’aigle pour les choses de la spéculation. Ayant jugé l’affaire, il voulut tuer le temps et demanda un guide qui pût le mettre en rapport avec deux ou trois compagnies de perdrix; le père Péchet lui donna Michel, et Michel lui fit exterminer une demi-douzaine de pièces.


M. Schwartz, qui n’avait jamais opéré pareil carnage, trouva le petit garçon charmant; il causa avec lui en revenant à la ferme, et l’intelligente naïveté de Michel le charma. Les Parisiens, lors même qu’ils portent les noms les plus foncés de l’Alsace, sont sujets à tomber de leur haut quand ils rencontrent autre chose que des ânes à quelques lieues de la place Saint-Georges. M. Schwartz interrogea le père Péchet en mangeant sa propre chasse, délicieux festin, et Michel put apprendre qu’il était étranger, orphelin, et qu’on le gardait à la ferme par charité. Ce fut l’expression de ce bon père Péchet.


Michel, en écoutant cette révélation, qui lui donnait à réfléchir pour la première fois de sa vie, peut-être, eut une idée hardie.


– Emmenez-moi, dit-il à M. Schwartz, je vous ferai tuer des perdreaux tous les jours à Paris.


M. Schwartz éclata de rire; il était d’excellente humeur et annonça au père Péchet qu’il allait prendre le petit homme avec lui.


Bon débarras! Connaissez-vous la Normandie? Le père Péchet demanda cent écus pour lâcher Michel. Tout à l’heure il disait de Michel: «Une charge bien lourde pour les pauvres gens de la campagne!»


Si vous ne connaissez pas la Normandie, qui est un charmant pays, allez en Bretagne, en Flandre ou en Bourgogne, la Normandie est partout au village, et point de Normandie sans père Péchet!


Ah! le brave homme! M. Schwartz ayant donné les cent écus, tant ses perdreaux lui semblaient délicieux, le père Péchet entonna une lamentation comparable aux plus beaux pleurs de Jérémie: «Oh! là! là! man Dié, man Dié! eq’ l’enfant était el plaisir d’par chais nous! qu’an l’chérissait, qu’an l’caressait, qu’an n’pourrait point s’accoutumais à de n’pu l’vouair, ilâ!» Et la bonne mère Péchet entonna une lamentation: «Je l’aimons pus mieux qu’un fieux à nous en propre! faut es’ s’séparais d’i’éfant à mes’hui, man Dié, man Dié, doux Jésus Dié!» Cela coûta cent autres écus, et M. Schwartz fut obligé de se sauver pour garder en poche le prix de son retour.


Mme Schwartz, une ravissante créature, s’il en fût, resta d’abord tout étonnée du résultat de ce voyage. Elle avait une jolie petite fille de six ans, et certes ce n’était pas pour aller acheter un enfant adoptif que M. Schwartz avait pris la diligence de Normandie. Michel fut reçu comme une graine de valet de chambre; on le mit à l’école et au grenier. Les fantaisies campagnardes ne tiennent pas à Paris, où l’art d’approcher les compagnies de perdrix devient inutile. Au bout de huit jours, Michel, à peu près oublié, ne reconnut plus qu’un seul maître et protecteur: le puissant Domergue qui avait déjà sa livrée gris de fer.


M. Schwartz habitait alors un très bel appartement, rue de Provence. On était en train de lui bâtir son premier hôtel. Domergue logea Michel dans une petite mansarde. C’était un très digne garçon que ce Domergue. Pendant deux ans, il demanda au moins une fois par mois à son protégé: «Quand est-ce que tu sauras lire?» Michel regretta bien un peu le père Péchet.


Mais une occupation lui vint, juste au moment où des idées de fuir naissaient dans sa jeune cervelle.


Un soir, dans la mansarde voisine de la sienne, Michel entendit le son d’un piano. Il avait douze ans, et il devait se souvenir de ce fait toute sa vie. Il n’y avait qu’une cloison de planches entre lui et l’instrument. Michel écouta comme si les notes lui eussent parlé. Une voix amie s’élevait dans le silence de sa vie solitaire. Dès ce premier moment, il aimait cet harmonieux sourire qui se glissait dans sa prison.


Il dormit peu cette nuit. Il se leva de bonne heure, ayant un but et un espoir. Aux arpèges et aux gammes, un frais babil d’enfant s’était mêlé; Michel était certain déjà d’avoir une petite voisine. Une voix plus grave avait prononcé le nom d’Edmée. Quelle jolie chose qu’un nom! Michel aurait donné tout au monde pour voir Edmée, lui qui au monde n’avait rien.


Mais Edmée ne sortait jamais, ou peut-être sortait-elle aux heures où Michel était en classe. Une grande semaine se passa sans que Michel aperçût la fille ni la mère, car il était bien certain que l’autre voix appartenait à la mère.


Il n’osa interroger le concierge qui le glaçait de respect. Tous les soirs le piano chantait. Michel savait déjà qu’elles étaient pauvres; de l’autre côté de la cloison, la mère avait dit une fois: «Couche-toi, mon Edmée, pour économiser la chandelle.» Certes, Michel ne savait pas que le mot chandelle avoue la gêne plus cruellement encore que le mot économie lui-même.


Et puis, la pauvreté, quel grand mal! Michel n’était pas riche. Pourtant, il eut le cœur serré. On était en hiver. La gelée mettait des feuillages de cristal aux croisées de sa mansarde, et il ne s’en apercevait guère.


À la ferme aussi, maman Péchet se montrait impitoyable pour les prodigalités de chandelle.


Mais comment voir Edmée? Michel en perdait l’esprit. Son premier tour d’écolier vint de là. Depuis qu’il avait quitté la campagne, Michel n’était plus l’enfant rieur, le pâtour hardi; Paris l’opprimait et l’effrayait. Le maître de sa classe lui semblait être un géant; il regardait d’en bas ce puissant M. Domergue à des hauteurs que nous ne saurions point mesurer; l’espièglerie était morte en lui en même temps que la gaieté. Aussi ce fut en tremblant bien fort qu’il acheta une vrille de deux sous, à l’aide de laquelle il fora un tout petit pertuis dans la cloison de planches.


Le trou fait, il fut obligé de s’asseoir, tant le cœur lui battait; il n’osait pas y mettre l’œil, et quand il prit enfin son courage à deux mains, vous eussiez dit qu’il allait commettre un crime.


Il ne vit rien d’abord, parce que son émotion l’aveuglait, puis un mouvement qui se fit dessilla ses yeux, et il aperçut une femme en deuil au visage triste et doux. Un religieux respect le saisit; c’était la mère d’Edmée. Elle était assise auprès d’une table et tenait à la main une lettre ouverte. Ses paupières avaient des larmes. Michel sentit que ses yeux se mouillaient.


Mais ce n’était pas pour voir la mère d’Edmée qu’il avait percé la cloison. Où donc était Edmée? La mère pleurait toute seule. Elle reprit la lettre déjà lue et la parcourut de nouveau. Michel commençait à être un savant; la lettre relevée lui montrait son adresse; il put laborieusement épeler: «À madame Leber…» Edmée Leber? Où gît l’harmonie de certains accords? Quand ce nom passa entre les lèvres de Michel, ce fut comme la musique d’un baiser.


Il y avait déjà deux ans que le petit paysan vivait seul dans la mansarde. Or la mansarde entraîne avec soi la poésie, et la poésie est la fleur des greniers. Il ne savait pas, notre héros Michel, combien il faut de pieds pour faire un vers. Qu’importe?


Une porte s’ouvrit tout à coup de l’autre côté de la cloison, et je ne sais quel rayon inonda la chambre; tout s’y mit à sourire, même le deuil de la mère. Une blonde enfant, dont les cheveux libres s’épanouissaient comme une gloire autour de son front, s’élança joyeuse et jeta ses deux bras au cou de Mme Leber. Michel reconnut Edmée: il l’attendait ainsi; seulement il ne l’avait pas souhaitée si jolie. Mme Leber cacha la lettre qui lui avait mouillé les yeux; elle prit un ouvrage de couture, et la petite fille – Edmée n’avait que dix ans – s’assit au piano. Michel oublia de descendre à l’office pour chercher son dîner; la nuit seule l’arracha de son poste.


Je n’ai pas le temps de vous énumérer toutes les choses qu’il avait vues pendant les longues heures de cet espionnage coupable et charmant. Une seule importe à notre histoire. Il gelait à pierre fendre, je l’ai dit; le foyer de Mme Leber avait deux maigres tisons qui allaient s’éteignant; la mère frissonnait en poussant son aiguille; les petits doigts d’Edmée étaient tout rouges sur la blancheur des touches d’ivoire.


– Elle a froid! se dit Michel avec une véritable horreur.


Lui qui se moquait du froid comme de la lune!


Elle avait froid! Edmée, la chère enfant au front d’ange, couronné par cette auréole de cheveux blonds! Elle avait froid, Mme Leber aussi! Michel fut blessé au plus profond de l’âme et s’indigna. On brûlait tant de bois inutile chez les Schwartz! Ce fut une nuit sans sommeil. Michel s’agitait depuis le soir jusqu’au matin sur son dur matelas; son esprit travailla. En se levant, il avait son plan fait. Au lieu d’aller à l’école, il marcha droit devant lui dans Paris inconnu, pensant bien qu’il trouverait enfin une forêt. Maman Péchet l’avait souvent envoyé au bois; il savait comment s’y prendre pour faire un bon fagot de branches mortes et il se disait: «Edmée n’aura plus froid.»


On peut marcher longtemps dans Paris sans trouver à ramasser gratis quoi que ce soit qui réchauffe, qui désaltère ou qui nourrisse: Michel dut s’avouer cela. Il alla pendant deux bonnes heures et c’étaient toujours des maisons. Il vit beaucoup de choses nouvelles, mais point de fagots, sinon chez les marchands. Au bout de deux heures, il trouva la barrière, et au-delà, des maisons encore, plus laides seulement et plus pauvres. Où donc était l’herbe? Dieu soit loué! voici une grande plaine blanche de neige! La neige, c’était déjà une connaissance. Il aimait bien la neige en Normandie. Mais la forêt? Loin, bien loin, des arbres moutonnaient à l’horizon; Michel sangla autour de ses reins la corde qu’il avait prise pour lier son fagot et hâta sa course. Il atteignit ainsi, le vaillant petit homme, les bois de Montfermeil. Et quelle joie de voir enfin des chênes! Quand le pâle soleil d’hiver descendit à l’horizon, Michel avait son fagot, un bon fagot, qu’il chargea sur ses épaules en chantant. Heureusement que le garde se chauffait les pieds dans sa loge.


Michel reprit le chemin de Paris. Il avait l’estomac creux, mais le cœur content. Sur l’air de quelque Nol normand qui jamais n’avait eu de si joyeuses paroles, il allait psalmodiant tout le long de la route: «Edmée n’aura plus froid! Edmée n’aura plus froid!» Les préposés de la barrière lui dirent qu’il avait bien là pour quinze sous de bois mort. Ils sont calomniés, ces hommes verdâtres; Michel les trouva braves gens. Quinze sous de bois mort! Chez M. Schwartz, Michel ne manquait de rien, mais il ne voyait pas beaucoup plus d’argent monnayé qu’en Normandie. Son grenier était à cent lieues de la caisse. Dans le faubourg Saint-Martin, il s’assit sur le trottoir; sa fortune l’écrasait: quinze sous de bois mort pèsent gros, je vous prie de le croire, quand on les apporte de Montfermeil. Mais, bah! Michel arriva rue de Provence en chantant, vers dix heures du soir. Il y avait longtemps que la mode de Michel était passée chez le banquier; cependant, on s’était inquiété de lui. Domergue avait dit: «Le petit n’est pas venu chercher son dîner.» Mme Schwartz, qui était presque aussi bonne que belle, demanda trois fois dans la soirée s’il était de retour, et M. Schwartz parla d’envoyer à la préfecture. Quand Michel rentra avec ses quinze sous de bois mort, le concierge appela, les domestiques vinrent dans la cour, ce fut un événement. Où avait-il volé ce fagot? L’histoire du fagot monta jusqu’au salon. Mlle Blanche, qui avait sept ans, voulut voir le fagot. Au salon, le fagot eut beaucoup de succès. Michel avait grandi; M. Schwartz eut de la peine à le reconnaître, et Mme Schwartz le trouva charmant garçon. L’idée d’aller faire du bois à Montfermeil parut tout à fait originale.


– L’enfant a froid là-haut, dit Mme Schwartz, il faudra mettre un poêle dans sa chambre.


– Ah çà! s’écria le banquier en éclatant de rire, pas de cheminée alors? Impayable! Allait mettre le feu à la maison, tout simplement. Comique!


Un mot vint aux lèvres de Michel; mais il eut la force de l’arrêter au passage, et son grand secret resta en lui.


Dès le lendemain, Domergue fit installer un petit poêle de fonte dans sa mansarde. Outre son fagot, il eut une bonne provision de bois. Mais notre héros Michel ne pouvait pas chauffer les pauvres mains rouges d’Edmée par l’étroit pertuis de vrille qu’il avait pratiqué à la cloison. Vous allez bien voir que c’était un héros!


Michel avait remarqué que sa jeune voisine s’absentait quotidiennement vers les deux heures de l’après-midi pour rentrer entre quatre et cinq heures avec un livre de musique sous le bras. Elle aussi allait à l’école: un professeur célèbre lui donnait des leçons gratuites. Michel n’était pas connaisseur en musique et se bornait à trouver charmant tout ce que faisait Edmée, mais nous pouvons dire, dès à présent, qu’il y avait en Edmée l’étoffe d’une véritable artiste. Ces jours d’hiver sont courts. Mme Leber, seule et fatiguée par un travail ingrat, avait coutume de s’assoupir à la brune. Fort de ce double renseignement, Michel combina et mit à exécution un plan qui acheva de le rendre célèbre dans la maison Schwartz.

XII Seconde aventure

Le premier pas était dur. Il s’agissait purement et simplement de violer le domicile d’Edmée et de sa mère. Et Michel avait grand-peur de Mme Leber, si digne, si résignée, si vénérable dans son indigence. Vrai, cette radieuse Mme Schwartz lui eût inspiré moins d’effroi: au moins elle était riche.


Vous eussiez pris Michel pour un malfaiteur précoce, la première fois que, profitant du sommeil de la mère d’Edmée, il tourna sans bruit la clef dans la serrure. On ne sait pas comment s’accomplissent ces actes de courage; Michel, quand la porte s’ouvrit, criant un peu sur ses gonds, se sentit défaillir. Il avança pourtant. Le foyer froid avait comme d’habitude deux tisons disjoints qui se consumaient lentement; Michel jeta dessus une poignée de son fagot, et pardessus encore il mit quatre bons rondins, destinés à son poêle.


Et il se sauva, le coquin! Par le pertuis, il vit l’incendie fumer, puis s’allumer. Mme Leber ne s’éveilla point au gai pétillement du fagot; ce fut une splendide flambée, et Michel dansa un petit peu dans sa chambre, tant il avait le cœur léger. Quand Edmée rentra, tout était fini, et le foyer avait repris son aspect modeste; mais elle dit:


– Il fait bon ici, mère.


Michel ne dansa plus. Il s’assit sur le pied de son lit, étonné qu’il était d’avoir des larmes plein les yeux.


Il mordit à l’étude, en ces temps-là, comme un furieux. Il avait, en vérité, l’idée d’être quelque chose.


La chambre des voisines était toute petite et gardait la chaleur acquise comme une boîte. Ce soir, sur le piano ragaillardi, les jolis doigts d’Edmée couraient aussi blancs que l’ivoire. Quel rapport entre ces doigts mignons et la pensée ambitieuse qui vaguement germait dans l’âme de Michel?


Les supercheries de Michel à l’endroit de ses voisines fleurirent pendant quinze grands jours: juste le temps des fortes gelées. La mère et la fille s’étonnèrent bien quelquefois de trouver, chaque soir, la température adoucie, et plus d’une fois aussi le foyer plein de cendres faillit trahir la coupable intrusion du voisin; mais l’esprit ne va jamais vers l’impossible. Comment croire, comment soupçonner même? Michel, dont le poêle vierge n’avait pas brûlé une allumette, s’enhardissait et arrivait à formuler en lui-même des réponses aussi sensées qu’honorables pour le cas où la bonne dame, s’éveillant en sursaut, surprendrait son flagrant délit. Mais vous savez le sort des réponses préparées: elles bâillonnent les questions.


Un soir que Michel, agenouillé devant la cheminée, soufflait à pleins poumons le feu rétif, un grand cri le releva terrifié. Mlle Leber, hélas! plus effrayée que lui, était déjà dans le corridor et criait au voleur de toute sa force. Émeute des voisins, remue-ménage général, scandale! Il y eut des gardes nationaux qui vinrent avec leurs fusils. Michel, appréhendé au corps, n’avait plus de parole, on allait le conduire en prison, lorsque Edmée, rentrant à l’improviste, devina l’énigme en voyant le bon feu qui brûlait dans la cheminée.


– Mère, dit-elle, c’est la fée!


La fée, vous comprenez bien? La douce chaleur qui pénétrait le soir, dans la mansarde, le farfadet bienfaisant qui empêchait les gracieux doigts de rougir en tourmentant le froid ivoire, Edmée avait deviné: Michel était tout cela.


Mais c’était elle, c’était plutôt Edmée Leber qui était la fée. Ce simple mot fut un coup de baguette; les écailles, accumulées par la peur sur les yeux de la digne dame, tombèrent. Qu’avait-elle vu en s’éveillant? un enfant agenouillé près du foyer où le feu flambait maintenant. Elle s’élança, elle arracha Michel à ses persécuteurs, elle s’accusa, elle expliqua. Oh! la précieuse anecdote à mettre dans La Patrie , journal du soir! Les voisines, c’est de la poudre fulminante; l’attendrissement fit explosion; les fusils se cachèrent tout honteux; la garde nationale, émue, parla du prix Montyon, heureuse idée qui prévient les collectes, danger de l’enthousiasme, et le concierge dit:


– Aussi, ça m’étonnait: ces gens-là n’ont pas de quoi qu’on les vole!


Dans ces rassemblements de locataires, le concierge est la voix de la raison. Le concierge ajouta:


– N’empêche que le gamin fait ses charités avec le bois de M. le baron!


Car il était baron, M. Schwartz, depuis un mois.


Domergue parut, attiré par le bruit. Devant Domergue, l’éclat du concierge pâlissait. La simplicité va bien aux grands; nous ne saurions exprimer le gré qu’on savait à Domergue de ne porter ni broderies, ni écharpe, ni décorations, ni plumet insolent à sa casquette. Sous l’austérité de sa livrée gris de fer, Domergue était un demi-dieu.


Protection oblige, Domergue aimait Michel sans trop se l’avouer à lui-même. Il s’exprima ainsi, accompagnant ses paroles d’un geste sobre et noble:


– Messieurs et dames, M. le baron et Mme la baronne ne veulent pas de tapage dans une maison bien tenue, jusqu’à l’époque de leur déménagement pour entrer en possession de l’hôtel, tout prêt dès lors et parachevé, mais duquel il faut laisser sécher les plâtres, toujours nuisibles aux rhumatismes ou fraîcheurs dans le neuf, à cause de la saison d’hiver. Vous l’avez fait dans une bonne intention, d’arriver quand on crie au voleur. Nonobstant, je réponds de l’enfant pour sa généreuse action, qui n’a pas eu besoin de se procurer le combustible aux dépens de l’intégrité, car il a le bois de chez nous comme la nourriture en abondance. C’est de rentrer chacun chez soi.


Il est beau d’unir à une haute influence le don si rare de la parole. Les dames laissèrent échapper un murmure flatteur, et, spontanément, l’autre sexe présenta les armes. M. Domergue prit Michel par l’oreille et le conduisit chez M. Schwartz.


Dans la maison Schwartz, c’était la floraison et l’opulence, l’épanouissement, la vraie lune de miel de ces bienheureux qui épousent un jour la déesse Fortune. La Fortune s’était hautement déclarée pour M. Schwartz; ce n’était déjà plus un millionnaire au tas, M. Schwartz était millionnaire d’une façon éclatante, européenne. Il comptait parmi les têtes de la finance; on pouvait déjà fixer le jour où il allait devenir un million politique.


Avoir des millions est un incontestable plaisir; être baron depuis un mois peut passer aussi pour une volupté très grande. Comme M. le baron n’était pas méchant le moins du monde, naturellement; comme Mme la baronne, chère et charmante femme, n’avait que de bienveillants instincts, un vent de mansuétude et de miséricorde soufflait chez eux. Il leur semblait que l’univers entier devait sourire à leur gloire, et le bataillon des flatteurs, qui ne manque à aucune prospérité, faisait ses orges grassement à l’hôtel. La maison Schwartz était de bonne humeur.


Michel arriva au salon l’oreille dans la main de Domergue. Domergue, ayant obtenu la permission de parler, mit dans son récit toute l’éloquence que la nature lui avait départie. C’était ici le second volume de l’histoire du fagot si favorablement accueillie quinze jours auparavant. On constata que le petit poêle de fonte n’avait même pas été allumé. Michel fut lion: M. le baron se mit en tête de faire de lui un homme, c’est-à-dire un banquier, et une partie de sa faveur nouvelle rejaillit sur les voisines de la mansarde. Au premier aspect, il semble facile de faire du bien à des gens si pauvres que cela. C’était difficile pourtant: Mme Leber n’eût point accepté une aumône, si bien déguisée qu’elle fût; mais il y avait Blanche. Edmée, à dix ans qu’elle avait, lui donna des leçons de piano.


Quant à Michel, qui n’était pas fier, on lui mit sur le corps des habits de petit monsieur, et on l’envoya à l’École du commerce.


Il n’avait pas encore parlé à Edmée; mais Mme Leber, le rencontrant une fois dans l’escalier, l’avait embrassé à pleines joues en lui souhaitant du bonheur.


Michel avait trois amis chez les Schwartz: Domergue en première ligne, Blanche ensuite, en troisième lieu le baron. Le commun des mortels ne sait pas tout ce qu’il entre de caprice dans les déterminations des personnes très riches, surtout des personnes très enrichies. La satiété vient beaucoup plus vite qu’on ne le pense, non pas la satiété dans l’acquisition, mais la satiété dans la jouissance. M. Schwartz avait un impérieux besoin d’amusettes, et Michel était pour lui un joujou de premier choix. Dès ce premier instant, l’idée naquit en lui de produire un chef-d’œuvre, de créer de toutes pièces le Napoléon des banquiers.


Il se regardait, lui, M. Schwartz, et non sans quelque raison, comme l’égal des Rothschild, à peu près; ce n’était pas assez. Étant accepté qu’un Rothschild est la plus grosse artillerie de la finance, M. Schwartz voulait perfectionner encore cette merveilleuse machine, rayer cet admirable canon et lui donner une portée décuple.


Seule, Mme Schwartz, en ces premiers jours, ne montra à Michel qu’une souriante et calme bienveillance. Elle était fort loin, assurément, de contrecarrer les beaux projets de son mari, mais elle n’y participait point: elle avait sa fille.


Mme Schwartz était de ces femmes qu’on ne peut dessiner d’un trait, ni raconter d’un mot. Nous savons que sa beauté atteignait à la splendeur, et que son esprit valait son visage; elle avait le cœur grand, les malheureux vous l’auraient dit; ses goûts, ses instincts et aussi ses manières étaient fort supérieurs au monde qu’elle voyait, et cependant le niveau du monde qu’elle voyait s’élevait sans cesse, à mesure que l’importance financière de M. Schwartz montait aussi, tout en élargissant sa base. M. Schwartz l’admirait et l’adorait, quoiqu’il essayât de temps à autre, pour son honneur et son crédit, quelques fastueuses excursions en dehors du domaine conjugal. L’Opéra pose la Banque. Il faut un grain de vice. Dans notre belle France, dès qu’on dit de quelqu’un: bon père, bon époux, cela sent l’épitaphe. Nous sommes le plus ravissant des peuples.


Les folies de M. Schwartz n’allaient pas très loin; il établissait de temps en temps un compte courant de galanteries avec une personne en position de le compromettre suffisamment, mais décemment; tout le monde y gagnait, surtout le bijoutier. M. Schwartz, ayant ainsi fait ses farces, revenait en catimini aux genoux de Mme Schwartz.


M. Schwartz, homme d’intelligence et d’expérience, sentait la supériorité de sa femme, au point de vue de la race et de l’instinct; les admirations de mari s’égarent souvent, mais M. Schwartz ne se trompait point: sa femme était une grande dame, indépendamment même de la fortune conquise et du titre de baronne, trop battant neuf. Les parures et les cachemires n’y faisaient rien, non plus les équipages. À pied, avec un châle de laine et une robe de percale, Mme Schwartz eût encore été une grande dame.


M. Schwartz l’aimait deux fois: d’amour et d’orgueil. Elle était en même temps son bonheur et le lustre de sa maison. Dans tout l’amour, l’analyse découvre beaucoup de choses et de curieuses choses. Il n’y a pas au monde deux amours semblables. M. Schwartz aimait passionnément à sa manière, et il était jaloux, bien qu’il eût confiance.


Le baron Schwartz était jaloux parce qu’il y avait en sa femme tout un côté qui lui échappait. Nous ne le donnons pas pour un grand homme; et pourtant il avait des petitesses de géant; il était curieux, fureteur, indiscret, violateur de menus mystères. Pour connaître mieux sa femme, double étude, facile par places, mais, au total, impossible. L’appartement de sa femme avait aussi son petit coin fermé; si le caractère présentait un rébus à deviner, certain tiroir montrait une impertinente serrure dont la clef ne traînait jamais.


Jamais, depuis des années… Dans une chambre où chaque chose traînait à son tour.


M. Schwartz avait confiance, mais il était jaloux.


Qu’y avait-il dans ce tiroir? et pourquoi Mme Schwartz rêvait-elle? On peut résoudre la plupart des problèmes par ce vague mot: caprice; mais autant vaut ne rien résoudre du tout. Le mot caprice lui-même est encore une serrure; il y faudrait une clef.


L’humeur de Mme Schwartz était douce et remarquablement égale. Cependant, selon l’expression de Mme Sicard, sa camériste, il lui passait des tristesses. C’avait été toujours ainsi; M. Schwartz pouvait même se souvenir de ce fait, que les tristesses étaient plus fréquentes et plus durables avant le mariage. Après la naissance de Blanche, pure et grande joie; il y avait eu guérison apparente, mais les tristesses étaient revenues et avaient poursuivi l’heureuse mère jusqu’au berceau de son enfant. Quand Blanche était toute petite, elle disait parfois à M. Schwartz: «Mère a pleuré.»


Les médecins sont admirables pour expliquer les femmes aux maris; rien qu’à ce titre, je les proclame bienfaiteurs de l’humanité. M. Schwartz avait un faible pour les explications des médecins, mais il restait jaloux.


Les médecins lui disaient: «C’est le foie.» Quel criminel que ce foie! Et ils citaient des anecdotes on ne peut plus intéressantes.


Il y avait des semaines où Mme la baronne était folle du monde: la rate! d’autres semaines où le monde lui faisait horreur: le foie.


De même pour la toilette.


On avait découvert en elle, rarement, il est vrai, une sorte de colère sourde contre Blanche, sa fille bien-aimée. Le médecin disait, un homme charmant, cravaté en amour: «J’ai connu en 1829 une jeune femme très bien née, etc.» Celle-là, c’était l’estomac.


On passerait volontiers ses jours et ses nuits avec un médecin chantant les bons tours du foie, de l’estomac et de la rate. Mais cela ne va pas à la cheville des docteurs poètes qui cultivent l’hystérie.


M. Schwartz surveillait sa femme, ou, pour mieux dire, son attrait eût été de l’espionner à fond, minutieusement et selon l’art des maris jaloux qui ont confiance. Mais il faut, pour cela, le temps, et le temps est argent: M. Schwartz faisait comme nous tous, le malheureux: au lieu de se divertir à éclairer sa femme, il était obligé de gagner de l’argent. Il gardait donc sa confiance et ses doutes, s’informant à bâtons rompus, égarant sa dignité jusqu’à interroger Mme Sicard et Domergue, qui n’en savaient pas plus long que lui.


La conduite de Mme Schwartz pour ses gens, comme pour le monde, présentait un aspect tout uni. Elle ne sortait guère qu’en voiture, et la voiture d’une femme c’est encore son chez-soi; elle ne voyait que les amis de son mari, et sa conduite, dans le sens vulgaire appliqué à ce mot, était à cent coudées au-dessus du soupçon.


Cependant, pour le monde, pour ses gens, pour son mari, Mme Schwartz dégageait je ne sais quelle impression fugitive et subtile, ce quelque chose de souverainement indéfinissable, ce vague effluve, ce parfum de la femme qui a un secret.


M. Schwartz, nous devons le dire, lui sut mauvais gré de sa froideur vis-à-vis du héros Michel. Il avait besoin qu’on épousât ses fantaisies, et il attribua l’indifférence de sa femme à ces fameuses préoccupations qui étaient peut-être sous clef dans le «tiroir du milieu». Il commit beaucoup de petites scélératesses pour conquérir cette clef invisible et ne réussit point.


Par rapport à nos personnages, les choses allaient ainsi dans la maison Schwartz: Michel était à l’École du commerce, où il faisait de très rapides progrès. Edmée donnait des leçons de piano à Blanche, qui l’aimait comme une sœur aînée; l’aisance entrait chez les Leber; nul n’approchait de Mme Schwartz sans ressentir les effets de sa généreuse bonté. Edmée grandissait comme artiste. C’était une noble et charmante fille, et déjà, dans ses grands yeux d’un azur profond, il y avait l’âme d’une femme.


Michel s’était rencontré périodiquement avec elle une fois toutes les quinzaines, depuis l’aventure du fagot. Ils ne s’étaient jamais parlé seul à seule. Je crois que l’amour peut naître dans les cœurs enfants, et c’est une délicieuse chose que cette floraison lente du sentiment qui doit remplir la vie. La vue de Michel faisait rougir Edmée. Quand elle chantait devant lui, sa voix tremblante avait d’autres accents. Michel travaillait quinze grands jours pour vivre quelques heures. Son effet avait un but: il aimait déjà comme un homme; il le savait. Edmée ne savait pas encore.


Quand Michel eut seize ans, M. Schwartz l’examina et fut pris d’un naïf orgueil à l’aspect de ce qu’il crut être son ouvrage. Michel avait marché à pas de géant: c’était une intelligence robuste, vive, précise; il s’était joué littéralement des difficultés de l’étude, et l’École du commerce ne lui pouvait plus rien apprendre.


– Digne d’entrer dans mes bureaux! lui dit M. Schwartz. Michel était véritablement un beau jeune homme, grand, svelte, gracieux de taille, portant sur son visage imberbe une gaieté vaillante et distinguée. Le jour où il abandonna le frac bleu du collégien pour prendre l’élégant uniforme de notre monde, transition fâcheuse d’ordinaire, il produisit une véritable sensation dans le salon de Mme la baronne. Les femmes le remarquèrent, rêvant peut-être une éducation à parfaire, et nul parmi ces messieurs ne s’avisa de railler. Edmée fut toute glorieuse et à bien meilleur titre que M. Schwartz. Et pourtant M. Schwartz était plus glorieux qu’Edmée elle-même. Il avait les capricieux enthousiasmes des arrivés. Il dit à sa femme en lui montrant notre héros:


– Mon œuvre; un mari pour notre Blanche! Idée!


Mme Schwartz eut un de ses beaux sourires, et regarda Michel attentivement pour la première fois peut-être; Edmée entendit; elle entendait tout ce qui se disait de Michel. Elle devint plus pâle qu’une morte.

XIII La baronne Schwartz

Michel eut trois cents francs d’appointements par mois pour commencer, et une chambre à l’hôtel. On habitait maintenant le second hôtel, déjà un palais.


En thèse générale, M. Schwartz professait l’opinion que les jeunes gens doivent être tenus en bride et sevrés d’argent, car l’argent, c’est le grand danger de Paris. Mais Michel était le dauphin de sa royauté industrielle; il se mirait en Michel; il lui eût semblé malséant que Michel ne fit pas quelque gentille folie.


Michel fit des folies, parbleu! Tout le monde l’y aida. Au bout de deux mois, il avait des dettes. C’était sa seizième année: le printemps d’autrefois.


Michel, notre héros, fut un instant célèbre dans le Tout-Paris; il eut de bonnes fortunes posantes et un duel, je crois, ou deux duels, pour de bons motifs. S’il avait eu goût à la chose, les chroniqueurs du «monde élégant» l’auraient rendu célèbre parmi les modistes. M. Schwartz était bien content de lui. La gloire de Michel rejaillissait sur sa maison, qui augmentait loyalement ses appointements. M. Lecoq fit le reste.


Nous connaissons M. Lecoq de longue date et nous gardons conscience de n’avoir jamais prononcé son nom sans l’entourer du respect qu’il mérite. On ne saurait trop connaître les gens comme M. Lecoq. Ils ressemblent au latin qu’on ne sait jamais assez, même après huit ans de collège.


M. Lecoq avait rempli en sa vie beaucoup de fonctions honorables. Nous l’avons rencontré jadis sous la brillante espèce du commis voyageur. Il était jeune alors. En voyageant pour le commerce, on fait parfois son stage diplomatique, et ce n’est pas le premier venu qui aurait pu placer comme lui les fameuses caisses à défense et à secret de la maison Berthier et Cie.


Son âge mûr tenait toutes les promesses de son début; il ne voyageait plus, sinon dans Paris, centre des civilisations; il avait sa maison à lui; c’était un personnage bien plus important que M. Schwartz lui-même. Le gibier s’en va de partout; Paris seul garde un riche stock de bonnes bêtes à tirer, à courre ou à tendre. M. Lecoq avait, sans bourse délier, la ferme des chasses dans Paris.


Ce n’était pas un usurier, fi donc! Il ne tenait pas une fabrique de mariage, non! Il n’avait pas cette industrie mal famée qui s’appelle un bureau de placement; il ne faisait pas l’exportation; il ne vendait point de jeunes soldats; il ne favorisait pas l’émigration allemande; il ne se livrait pas même à l’élève des ténors. Non. Du moins aucune de ces jolies choses n’était l’objet particulier de sa patente.


Que faisait-il donc? Il gérait une agence.


Qu’est-ce qu’une agence? Je suppose qu’il y a des agences qui se peuvent définir, en y mettant le soin et le temps. On fait ceci ou cela dans telle agence; chez M. Lecoq, on faisait tout. Les gens bien informés, cependant, prétendaient que ce tout n’était qu’un prétexte pour couvrir une singulière industrie qui allait florissant sous le règne de Louis-Philippe: la petite police. Il y a tant de curieux! La petite police, qui fut pratiquée à cette époque par un illustre coquin converti et fait ermite, était à la préfecture ce que sont les tripots clandestins aux maisons de jeu autorisées: elle attirait à la fois les timides et les trop hardis.


Des gens mieux informés encore allaient plus loin et disaient que ce commerce de petite police était lui-même un prétexte pour cacher… Mais où descendrons-nous, de prétexte en prétexte? Le fait est que M. Lecoq avait de très belles relations et qu’il gagnait de l’argent tant qu’il voulait. Il prêtait en gentleman, refusant billets et lettres de change; Michel lui dut jusqu’à deux mille écus que M. Schwartz paya sans broncher. Il cimentait çà et là quelque union entre personnes comme il faut; il retrouvait les objets perdus sans magnétisme. Quatre pages de prospectus ne suffiraient pas à nombrer ses talents.


M. Lecoq était notoirement un sorcier. Le baron Schwartz ne s’avouait pas encore qu’il voulait employer la sorcellerie pour pénétrer le secret de sa femme.


Ce sont même, généralement, ces choses-là qu’on fait le mieux. M. Lecoq était reçu chez M. Schwartz, qui l’accueillait fort bien; il y avait entre eux je ne sais quels petits mystères qui n’étonnaient personne, car tout million militant a besoin de son Lecoq.


La chose singulière, c’est que Mme la baronne Schwartz aussi semblait prendre goût à la sorcellerie.


Un matin, M. Schwartz s’éveilla de mauvaise humeur; cela n’arrivait pas souvent; c’était un homme heureux et d’excellent caractère. Il y avait à peu près un an que Michel était sorti de l’école, et sa faveur touchait à son apogée. Il menait de front en effet les plaisirs et les affaires; c’était sans contredit le plus brillant de ces sous-lieutenants de finances qui ont dans la poche de leur paletot un bâton de maréchal. La première personne qui vint voir M. Schwartz, ce matin-là, lui apprit en riant que Mlle Mirabel était éprise follement de Michel, qui lui tenait rigueur. M. le baron fut triste; ce n’était pas qu’il aimât Mlle Mirabel; il n’aimait que sa femme. C’était qu’il passait la quarantaine et qu’après quarante ans, on ne rit plus si aisément à ces comédies. Il y avait en outre les rigueurs de Michel envers Mlle Mirabel. Michel lui rendait des points: humiliation double.


Au déjeuner, Mme la baronne lui parut si belle qu’il eut un coup au cœur. La baronne, ce jour-là, ressemblait à une femme qui s’éveille d’un long repos d’indifférence. Il y avait des années que le baron ne lui avait vu ce sourire vivant et divin. Ou plutôt, l’avait-il jamais vu! Il avait beau chercher, il ne s’en souvenait pas. Parfois, ces transfigurations sont dans l’œil même de celui qui regarde; on voit mieux tout à coup, ou du moins on voit autrement; mais l’humeur de M. Schwartz teignait ce matin en noir tout ce qui n’était pas sa femme; pourquoi ces rayons, alors, qui faisaient une auréole à la beauté de sa femme?


Elle parlait peu. Edmée déjeunait auprès de Blanche, le babil des deux enfants lui donnait des sourires distraits. Je ne sais par quelle bizarre association d’idées M. Schwartz, ce matin, souhaita passionnément de la voir un jour jalouse. Je sais encore moins par suite de quel singulier travail mental l’injure qui lui venait de cette jolie Mlle Mirabel le frappa du côté de sa femme. Ce sont des nuances difficiles à exprimer: sa tristesse redoubla, par rapport à la défection de Mlle Mirabel, à cause de sa femme.


On prononça le nom de Michel, par hasard, les beaux yeux de la baronne brillèrent.


Par hasard aussi, c’était vraisemblable, car Mme la baronne n’avait jamais pu prendre au sérieux la haute fortune de notre héros. Elle laissait faire et c’était tout.


Pourtant, M. Schwartz ferma aujourd’hui la porte de son cabinet, sous prétexte de gros calculs. Il était désolé sans savoir pourquoi; il avait bel et bien le spleen, comme s’il se fût appelé Black au lieu de Schwartz. Il n’y avait point de consigne pour Michel; Michel vint; M. Schwartz eut soudain l’idée de lui donner une mission pour New York. Nous affirmons que Mlle Mirabel n’était pour rien là-dedans.


Mais le lendemain, il n’y paraissait plus; M. Schwartz avait besoin de son Michel. N’allons pas si vite: avant le lendemain, il y eut la soirée, et nous ne pouvons perdre cette occasion de glisser un premier regard au fond du cœur de cette belle Mme Schwartz.


Au déjeuner, ses yeux avaient brillé, cela est certain. L’après-midi, elle mena Blanche au bois et fut d’une gaieté charmante. Elle regardait Blanche avec une sorte de ravissement, et Blanche, bien aimée qu’elle savait être, s’étonnait des chères caresses de ce regard. Le temps était couvert; mais, sur le visage de Mme Schwartz, il y avait des rayons comme par le grand soleil. Au dîner, elle devint rêveuse; le soir la trouva triste; elle se retira dans sa chambre de bonne heure.


– L’estomac! dit M. Schwartz.


La prose vulgaire a ses rêves comme la poésie. Et ne pensez-vous pas qu’un homme, parlant d’estomac à propos de ces adorables mélancolies, avait raison, au fond, d’être jaloux? En rentrant chez elle, Mme Schwartz fit tout de suite sa toilette de nuit et donna la permission de dix heures à Mme Sicard, sa camériste, qui mit son chapeau de satin mauve, sa robe noire et son châle boiteux pour rendre visite à sa marraine. Souvent la marraine de Mme Sicard porte avec fierté le vaillant uniforme de notre armée, mais n’approfondissons pas ces détails.


Mme Schwartz, restée seule, s’assit au coin du feu, dans sa chambre à coucher, et prit un livre. Elle ne l’ouvrit point. Pour occuper les heures de sa solitude, elle avait assez de sa propre pensée. C’est un livre aussi que le visage d’une femme, un livre clos parfois, quand elle devine l’œil perçant qui veut lire son âme, un livre ouvert à ces moments où nulle défiance ne la garde. Je parle, bien entendu, de celles qui ont quelque chose à cacher; c’est la majorité immense, car, dans le monde où nous sommes, le bien a besoin souvent de se cacher, comme le mal.


Le visage de Mme Schwartz n’était pas un livre fermé: nul ne pouvait, en effet, épier ici les indiscrétions de sa physionomie, elle était sûre de cela. Trois portes la séparaient du corridor et d’épais rideaux tombaient au-devant de ses croisées. Avait-elle un masque? Le masque pouvait tomber. Elle n’avait pas de masque, non; le regard doux et distrait de ses grands yeux n’avait point changé, c’était toujours la même tête de madone, admirablement belle et pensive. Qui eût osé, cependant, affirmer que Mme Schwartz n’avait rien à cacher?


Sa retraite prenait pour motif la fatigue; nulle trace de fatigue ne se montrait parmi la superbe pâleur de ses traits; elle n’était pas malade; aucun travail, aucun soin ne l’attirait ici. L’estomac! disait le positif M. Schwartz. Mme Schwartz ne savait pas où était son estomac. Il est un motif plus précieux encore: le caprice, mais Mme Schwartz, nous le verrons bien, était au-dessus du caprice.


Il y avait un peu trop d’or dans l’hôtel de M. le baron; dès le temps de Midas, l’opulence tombait volontiers dans ces excès; l’or s’impose à ses fervents et la fièvre des spéculateurs voit jaune, dirait-on, comme la colère voit rouge. Chez Mme Schwartz, rien ne trahissait la dévotion à l’or; la richesse, ici, ne s’affirmait point brutalement; elle offrait aux yeux, mais dans une mesure heureuse et sobre, les choses de goût et d’art. Au marché même, l’or, toujours maître et sans cesse vaincu, n’a pas le prix de ces splendides simplicités. C’était le réduit d’une grande dame. Nous n’avons garde de décrire en détail l’ameublement de ce nid, somptueux à la façon des beautés pâles, où la galanterie de M. le baron s’était pliée, non sans protester, aux attraits d’un esprit supérieur; rien n’y éclatait, nul rayon insolent n’y troublant l’harmonie de l’ensemble.


Nous parlerons seulement d’un petit meuble de Boule, véritable palais en miniature dont l’ébène, l’écaillé, l’onyx et les pierres fines étaient les matériaux. Mme Schwartz avait acheté elle-même ce secrétaire, dont M. Schwartz connaissait à fond toutes les gentilles attrapes et tous les rusés secrets, sauf un mot.


Et nous vous disions bien que cette belle baronne avait quelque chose à cacher, puisque son mari, patient, tenace, exaspéré par la longue recherche et sachant mettre de côté toute vaine délicatesse, au besoin, quand il s’agissait de satisfaire une maîtresse fantaisie, essayait inutilement depuis des années d’ouvrir le tiroir du milieu, un tiroir-caisse, entouré de malachites, avec un idéal bouquet de pensées que formaient seize améthystes mêlées à six topazes. De ce tiroir, le triste M. Schwartz n’avait jamais pu entrevoir la clef.


Il y avait plus d’une heure déjà que Mme Schwartz était retirée dans son appartement. Son livre restait fermé, ses yeux demi-clos suivaient avec distraction les jeux de la flamme dans l’âtre. Son visage, à proprement parler, n’exprimait ni inquiétude ni peine, mais sa méditation semblait à chaque instant l’absorber davantage.


– La comtesse Corona! murmura-t-elle une fois. Je ne sais pas si je hais cette femme ou si je l’aime.


Machinalement, et souvent, elle relevait les yeux vers la pendule pour suivre la marche de l’aiguille. Attendait-elle? Et qui pouvait-elle attendre en ce lieu? Elle était belle, plus belle qu’à l’ordinaire, belle d’une émotion latente et profonde.


Ce nom de femme prononcé, le nom de la comtesse Corona, trahissait-il le vrai sujet de sa rêverie?


Elle tressaillit à un bruit de pas qui s’étouffait sur le tapis de la chambre voisine. Deux coups discrets furent frappés à sa porte et l’on entra sans attendre sa réponse. Ce fut M. Domergue qui entra. Il se tint debout à quelques pieds du seuil, dans une attitude calme et respectueuse. M. Domergue pouvait jouer le romanesque rôle de confident, mais il n’en avait pas la tournure.


– Vous venez tard, dit Mme Schwartz.


– Mme Sicard est restée quarante-cinq minutes à sa toilette, répliqua Domergue.


La baronne eut un demi-sourire et demanda:


– Où est-elle?


– À Chaillot, répliqua Domergue.


Mme Sicard avait plusieurs marraines, à moins que la marraine de Mme Sicard ne demeurât en divers quartiers. Quand elle allait voir sa marraine de Chaillot, la permission de dix heures se prolongeait jusqu’au lendemain matin.


La baronne fit signe à Domergue d’approcher.


– Parlez-moi de ce mendiant, dit-elle. Cela m’intéresse comme un conte de fée.


– Ce n’est pas un mendiant, répondit Domergue; il travaille pour gagner sa vie. Quand je lui ai offert l’aumône de Madame, il a refusé. Il est fier, ce malheureux-là. Il a dit: ma commission est payée.


– Je voudrais le voir… murmura la baronne.


– Si Monsieur achète le château de Boisrenaud, répliqua Domergue, Madame ne prendra pas souvent la voiture du Plat-d’Étain: mais une fois n’est pas coutume, et quand on prend la voiture du Plat-d’Étain, on voit Trois-Pattes.


– Trois-Pattes! répéta la baronne… J’irai visiter demain ce château de Boisrenaud.


– Quant à ça, reprit Domergue, toujours grave comme son uniforme, sur les trois pattes, il n’y en a que deux de vraies. L’autre est une brouette, et l’animal est comme qui dirait un attelage complet: cheval et voiture.


– Et comment a-t-il pu venir jusqu’ici, infirme comme il est?


– Ah! ah! il a un équipage; un panier et un chien. C’est rusé, ces êtres-là; seulement, il ne va pas si vite que le chemin de fer!


Domergue ne rit pas, mais sa physionomie exprima une vive satisfaction, causée par la conscience qu’il avait d’avoir édité un bon mot. Mme Schwartz réfléchissait.


– Vous n’avez rien pu savoir? demanda-t-elle.


– Rien, repartit Domergue. Il dit qu’un voyageur lui a donné la lettre dans la cour du Plat-d’Étain. C’est tout. Il ne connaît pas le voyageur.


Il y eut un silence encore, puis Mme Schwartz reprit:


– C’est bien. Faites ce que je vous ai dit.


Domergue se retira aussitôt. Restée seule, Mme Schwartz prit dans son sein une lettre qu’elle tint entre ses doigts avant de l’ouvrir. C’était un pli de papier banal, papier de pauvre; il n’avait point d’enveloppe et portait un cachet de cire grossière, frappé d’une empreinte fruste où l’on reconnaissait le gras profil que le roi Louis XVIII mettait sur les pièces de dix sous. Il n’est personne qui n’ait reçu des lettres anonymes ainsi fermées.


Mme Schwartz considéra longuement et attentivement l’écriture de l’adresse qui était courante et ne semblait point contrefaite. Elle ouvrit enfin le pli et parcourut la lettre comme on fait d’une chose déjà lue. Mais, la lettre achevée, elle la recommença une fois, dix fois. On eût dit qu’un monde surgissait pour elle de cette feuille presque blanche, au centre de laquelle trois lignes laconiques se serraient étroitement et n’étaient suivies d’aucune signature. Tout un monde! tout un passé lointain déjà et si différent du présent, qu’il semblait le mensonge d’un poème.


Il est des gens qui vivent deux existences successives dont l’une fait si bien contraste avec l’autre qu’ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes. C’est, dans toute la rigueur du terme, la métempsycose: l’âme a changé de maison.


Mme Schwartz replia la lettre avant d’avoir prononcé une parole. Elle poussa un soupir profond et se leva. Dans cette nouvelle posture, son regard rencontra sa propre image dans la glace de Venise qui s’encadrait magnifiquement au-dessus de la cheminée. Elle sourit avec une sorte d’incrédulité.


– Ce sont deux rêves! murmura-t-elle.


Mais les lignes de son visage, correctes et si pures qu’elles semblaient taillées dans le marbre, subirent un retrait soudain. La glace de Venise le lui dit. Elle se redressa et ne tourna le dos qu’après avoir envoyé au miroir un sourire qui la faisait belle et calme comme toujours.


Elle marcha vers le secrétaire et l’ouvrit. Une clef ciselée était dans sa main, la même clef que nous avons vue naguère au château de Boisrenaud entre les mains du baron Schwartz et à laquelle adhérait cet atome de cire. Mme Schwartz l’introduisit dans la serrure du tiroir central, au cœur même du bouquet de pensées, fait avec des améthystes et des topazes.


Avant d’ouvrir, cependant, Mme Schwartz hésita et regarda tout autour d’elle. Ce mouvement appartient aux consciences troublées. Mme Schwartz traversa la chambre d’un pas tranquille et poussa le verrou de la porte d’entrée. Puis, le tiroir fut enfin ouvert. Mme Schwartz y déposa la lettre anonyme. Sa main resta tout au fond du tiroir comme si elle eût voulu y prendre quelque chose en échange de la lettre. Mais un léger bruit se fit dans la chambre voisine. Mme Schwartz avait eu raison de pousser le verrou. On tourna vivement et sans frapper le bouton de la porte.


– Mère! prononça la douce voix de Blanche.

XIV Visite nocturne

Mme la baronne ne répondit point. Elle resta immobile. Blanche attendit un instant et ajouta:


– Bonsoir, mère.


Puis ce fut le silence. Dans la pièce voisine, il y avait un tapis épais, et cette petite Blanche était légère comme un papillon. Mme la baronne n’osait bouger, ne sachant pas si sa fille s’était retirée, lorsque le pas grave de M. Domergue se fit entendre de nouveau. Il frappa ses deux coups et voulut aussi tourner le bouton.


– Bien, bien, dit-il. Je venais annoncer seulement qu’il est rentré. Faut-il laisser dormir Mme la baronne?


– Faites ce que je vous ai dit! fut-il répondu d’un ton impérieux et net.


Mme Schwartz retira du fond du tiroir sa blanche main qui ramena une cassette; elle prit dans la cassette deux petites aquarelles encadrées de velours; deux portraits qui ne semblaient pas appartenir à un maître du pinceau et dont les couleurs avaient déjà pâli. L’un représentait un jeune homme, l’autre une très jeune fille: une enfant. À première vue, nous eussions déclaré que tous les deux nous étaient inconnus.


Puis l’idée nous serait venue que le peintre inhabile avait essayé de reproduire les traits de Michel, notre héros, et ceux d’une fille qui ressemblait à Mme Schwartz; une petite sœur, peut-être.


Puis encore, à mieux regarder, ce ne pouvait être Michel, car le costume datait des années de la Restauration. Plus on examinait, d’ailleurs, plus la ressemblance fuyait. Et pourquoi le portrait de Michel dans le secrétaire de Mme Schwartz? Quant à l’autre aquarelle, l’effet contraire se produisait: l’examen créait la ressemblance.


Il y a la beauté du diable pour le commun des femmes. C’est très joli. Cela devient épais, vulgaire ou hideux. Les femmes qui doivent éblouir à l’heure de la complète floraison n’ont jamais eu la beauté du diable. Tout procède ici-bas par mystérieuses compensations. La suprême beauté, très souvent, est le prix d’une incubation lente et pénible, comme si la nature employait toutes les années de l’adolescence à parfaire son chef-d’œuvre. On se prenait à penser, devant ce pauvre portrait d’enfant aux couleurs effacées; on voyait derrière lui comme au travers d’une brune jalouse le triomphant sourire de la femme épanouie. C’était Cendrillon dans la fumée du foyer, avant la visite de la fée.


La lampe était loin, là-bas, sur le marbre sanguin de la cheminée. Mme Schwartz, éclairée par-derrière, cachait à demi son visage dans l’ombre. La lumière jouait dans les masses de ses admirables cheveux, et venait frapper en plein la miniature que le contraste faisait plus terne.


Elle regardait les deux aquarelles tour à tour avec une émotion profonde. Le souffle s’arrêtait dans sa poitrine.


Aucune parole ne tomba de ses lèvres; mais les lueurs obliques de la lampe allumèrent deux étincelles parmi l’ombre qui voilait son visage: c’étaient deux larmes; elles tremblèrent avant de rouler lentement sur la pâleur de ses joues. La pendule sonna onze heures. Le feu allait s’éteindre. Les bruits de la rue parisienne murmuraient dans le tuyau de la cheminée. La silencieuse contemplation de Mme Schwartz dura longtemps.


Un soupir contenu la ponctua, qui valait tout un monologue. C’était bien elle, cette miniature. Le papillon étincelant regrettait peut-être sa modeste enveloppe de chrysalide. Mme Schwartz n’avait point de sœur.


Elle passa les deux portraits sur la tablette du secrétaire et prit dans la cassette une poignée de papiers dont le contact fit trembler sa main. C’étaient de ces papiers dont la physionomie ne trompe point, les papiers qu’on nomme papiers par excellence du haut en bas de l’échelle sociale: les vrais papiers, ceux qui racontent, historiens authentiques, la vie d’une créature humaine, résumée par ces trois actes principaux: la naissance, le mariage, la mort. Il y avait un acte de naissance de Mme Schwartz, un acte de décès.


Puis la main de Mme Schwartz plongea encore au fond du tiroir, et cette fois ramena un volumineux cahier couvert d’une écriture fine et serrée.


L’encre avait jauni aux feuilles fatiguées de ce manuscrit. Il datait de loin. On avait dû le lire bien souvent. La première page, qui gardait des traces de larmes, commençait ainsi:


2 juillet 1825. – Je t’ai promis de t’écrire souvent. J’ai passé quinze jours à me procurer une plume, de l’encre et du papier. Je suis au secret dans la prison de Caen. Quand je me tiens à bout de bras à l’appui de ma croisée, je puis voir le haut des arbres du grand cours et les peupliers qui bordent au loin les prairies de Louvigny. Tu aimais ces peupliers; ils me parlent de toi…


Et à la suite de quelques lignes presque effacées, celle-ci ressortait:


… Je sais que tu te gardes à moi, j’ai confiance…Mme la baronne Schwartz avait les yeux sur cette ligne. Elle ne pleurait plus: sa pâleur était d’une morte. On eût dit que son cœur arrêtait ses battements et que le souffle expirait sur ses lèvres.


Quand minuit sonna, elle était encore à la même place, tenant les papiers à la main, immobile et debout. Le bruit de la pendule la fit légèrement tressaillir. Elle remit dans la cassette les papiers et le portrait de la fillette. Le portrait du jeune homme resta dans sa main. Le tiroir fut refermé, ainsi que le secrétaire, et la clef ciselée disparut. Mme Schwartz revint s’asseoir auprès du foyer qui était maintenant éteint. Elle avait froid dans le corps et dans le cœur. Son attitude exprimait un sourd malaise, et, de temps en temps, un frisson courait dans ses veines.


– Je verrai cet homme, murmura-t-elle. M’est-il défendu de porter un deuil?… Et Michel?… Je saurai. Oh! s’interrompit-elle avec un frisson, j’ai peur de savoir!


Au-dehors, les bruits de la ville s’apaisaient. Vers une heure, on frappa pour la troisième fois à la porte. Mme Schwartz eut comme un frémissement; mais elle se leva toute droite et gagna la porte d’un pas ferme.


– Dort-il? demanda-t-elle à Domergue, quand le verrou fut tiré.


– Comme un ange, répliqua le digne valet. Mme Schwartz dit:


– Allons!


Domergue marcha le premier, un bougeoir à la main.


– Madame me pardonnera ma curiosité, reprit-il après quelques pas; c’est moi qui me suis occupé le premier de ce jeune homme-là, et j’ai le cœur sensible, quoique étant dans le commerce depuis l’âge de raison. Je m’attache facilement… Après l’épreuve que madame va faire, sera-t-on certain de quelque chose?


– C’est selon, reprit la baronne d’une voix changée.


– Madame n’a pas besoin d’avoir peur, poursuivit Domergue, tout le monde est couché, j’en réponds. Il n’y a pas un traître chat éveillé dans l’hôtel, et la femme de chambre n’en est pas encore au café, là-bas, avec marraine… Madame sait bien que je ne suis pas bavard, mais c’est si rare de voir une personne comme madame s’occuper des péchés de jeunesse de son mari!… M. le baron est bien assez riche pour payer ses fredaines; mais madame!


Ils arrivaient à l’escalier. L’appartement de notre héros Michel était à l’étage au-dessus. Mme Schwartz allait sans mot dire; elle ne prenait point souci d’imposer silence au valet, qui continuait tout bas:


– Avec ça que ça ne ferait pas grand tort à Mlle Blanche. Il y a assez pour deux… Mais quand on y songe, est-ce une assez drôle de chose? Ça fait croire en Dieu, oui! que M. Schwartz est allé justement dans cette ferme où était justement M. Michel, et que justement, il l’a ramené!


Il s’arrêta. La porte de Michel était devant lui. Désormais la pâleur de Mme Schwartz était maladive, et, pendant qu’elle marchait, tout son corps tremblait.


– Il y a une Providence, balbutia-t-elle: c’est vrai. Domergue pensa:


– On a beau n’être pas jalouse, ça fait quelque chose, écoutez donc! Mais, ajouta-t-il tout haut, en manière d’excuse pour le baron Schwartz, le jeune homme est sur ses dix-huit ou vingt ans; c’était bien avant le mariage de madame.


L’observation, quoique judicieuse, ne parut point calmer le trouble de la baronne. Sur un signe qu’elle fit, Domergue ouvrit la porte de Michel. Tout était neuf et charmant dans cet hôtel, plus frais qu’une rose. Le fils de la maison n’aurait pu être mieux logé que Michel. Veuillez bien vous figurer un appartement de jeune homme, un peu en désordre, mais aussi coquet que possible. Domergue entra en étouffant le bruit de ses pas sur le tapis, et il s’assura que le sommeil de notre héros n’avait pas pris fin. Mme Schwartz attendait au-dehors. Assurément, et quels que fussent les motifs de sa démarche, la démarche elle-même, si bizarre et si étrangère aux habitudes d’une femme de sa sorte, suffisait à expliquer son émotion.


Y avait-il du vrai dans la pensée de Domergue? Mme Schwartz venait-elle ici pour éclairer le passé de son mari? C’était un ménage excellent, mais il durait depuis nombre d’années, et l’élément passionné ne semblait point y surabonder du côté de Mme Schwartz.


Et si Domergue se trompait, qui donc avait suggéré cette erreur à Domergue? Il revint, faisant ce geste qui veut dire «chut» et prononça du bout des lèvres:


– Le sommeil du juste!


Mme Schwartz entra. Michel était étendu sur son lit, tête nue. Les boucles éparses de ses longs cheveux lui donnaient une beauté de femme; c’était un cher enfant; la vie follement dissipée qu’il menait fatiguait son visage sans effacer l’expression de vigoureuse candeur qui était le trait de sa physionomie.


Mme Schwartz se tenait derrière Domergue, qui levait le flambeau de façon à ce que la lumière tombât d’aplomb sur la figure du dormeur.


– À quoi verrez-vous la chose? demanda-t-il. La lettre vous dit-elle qu’il a un médaillon, une marque?


Comme Mme Schwartz ne répondait point, Domergue se tourna vers elle et la vit si changée qu’il faillit lâcher le flambeau.


– Madame se trouve mal… commença-t-il.


Elle l’interrompit d’un geste. Sa main désigna le flambeau, puis la porte. Domergue lui donna le flambeau et sortit. Mme Schwartz resta seule avec Michel. Pendant quelques instants, elle demeura immobile et l’œil ardemment fixé sur ce front blanc, couronné de cheveux épars. Puis, tout à coup, sa paupière se baissa, comme si un effroi l’eût saisi.


Michel remua. Ses lèvres entrouvertes eurent un vague sourire. La baronne déposa le flambeau pour appuyer ses deux mains contre son cœur.


Puis elle prit sous le revers de sa robe l’aquarelle, le portrait du jeune homme aux couleurs effacées. Elle regarda tour à tour la peinture pâlie et le pâle visage du dormeur. On eût dit qu’elle était venue là pour établir cette comparaison.


Quand elle reprit le flambeau, un long soupir souleva sa poitrine, et sur le seuil elle se retourna pour contempler encore une fois, au travers de deux grosses larmes, le sourire du beau jeune homme endormi. Quand elle rentra dans son appartement, elle était anéantie, une pensée grave semblait entièrement l’absorber. Domergue lui trouva une apparence de calme, mais il vit bien, quand elle s’assit, que la fatigue la brisait. Il se disait en lui-même:


– Si on peut se faire du mal comme ça pour une affaire d’avant le mariage! M. le baron n’était pas une demoiselle… N’empêche pas que l’avenir du jeune homme est réglé, maintenant. Madame est la bonté même. On les établira tous les deux, Mlle Edmée et lui… Quel mignon petit ménage!


Cependant Mme Schwartz avait-elle la fameuse marque ou le médaillon précieux des péripéties théâtrales? Domergue ne sut jamais savoir cela.


On l’envoya se coucher, purement, simplement, comme si rien de dramatique ne se fût passé cette nuit.


Mme Schwartz resta debout jusqu’au jour. Parfois elle souriait et ses beaux yeux devenaient humides. À deux ou trois reprises, le nom de la comtesse Corona vint expirer sur ses lèvres, uni à celui de Michel.


Évidemment, ce nom lui faisait peur. Au moment où elle remettait l’aquarelle-miniature dans le tiroir de son secrétaire, on aurait pu l’entendre murmurer:


– Il aimera… Peut-être qu’il aime…


Comme il faut en ce monde que tout ait un terme, même les permissions de dix heures, Mme Sicard, la camériste, revint au petit jour rapportant de chez sa marraine un loyal parfum de cigare.


Le lendemain, la baronne alla visiter le château de Boisrenaud que son mari voulait acheter, et prit pour s’y rendre la voiture du Plat-d’Étain, comme une petite bourgeoise. Elle vit une créature, Trois-Pattes, et il lui sembla que ce mendiant inconnu l’enveloppait d’un long regard.


La baronne Schwartz n’avait pas de confident; la merveilleuse beauté de ses traits laissait rarement sourdre le secret de sa pensée. Son visage était de marbre.


Le château de Boisrenaud fut acheté. Puis, dans la maison Schwartz, la vie commune reprit son cours paisible. Tout marcha comme avant, au-dedans comme au-dehors, à ce point que Domergue se demanda s’il avait rêvé marque ou médaillon. L’histoire ne dit même pas si la démission de Mlle Mirabel fut exigée.


Dans cette maison, il y avait pourtant un élément nouveau: la passion y venait de naître, le drame aussi par conséquent. Le premier résultat de la visite nocturne rendue par la baronne au protégé de son mari paraîtra inattendu: ce fut la réception à l’hôtel d’une jeune femme adorablement belle, mais qui n’avait pas les sympathies de la baronne: la comtesse Corona, sa compatriote et un peu son alliée par ce vénérable vieillard, le colonel Bozzo-Corona.


La comtesse et la baronne se rapprochèrent avec une sorte d’empressement diplomatique. Vous eussiez dit deux puissances qui mutuellement se surveillent.


La comtesse, beaucoup plus jeune que la baronne épanouissait une beauté hardie, étrange, et que les connaisseurs rapportaient au type corse. Ses grands yeux au regard brûlant et profond avaient une réputation. Certains les trouvaient trop largement fendus pour la délicate pâleur de ses traits, mais on en parlait.


Ce n’était pas précisément une femme à la mode, parce qu’elle ne se prodiguait point et que la mode a besoin d’être incessamment sollicitée. Mais la mode s’occupait d’elle. On la disait riche. Son nom sonnait bien. Elle vivait séparée de son mari, homme de plaisirs et d’aventures, qui était, disait-on tombé fort bas, sans que personne pût spécifier la nature de sa chute.


Du reste, elle ne sortait pas de terre, puisque le colonel Bozzo-Corona philanthrope distingué, comme tous les journaux s’accordaient à le dire, et dont l’hôtel, situé rue Thérèse, pouvait passer pour un arsenal de bonnes œuvres, était son aïeul.


Le baron Schwartz avait des rapports d’argent avec le colonel, dont l’homme de confiance était M. Lecoq. Les choses, à Paris, affectent parfois des physionomies bizarres. On parlait très haut des vertus de ce colonel Bozzo-Corona; la presse lui décernait quotidiennement des éloges qui ressemblaient aux annonces payées par certaines boutiques médicales. Il était vieux comme Mathusalem, et cela augmente le respect. Cependant quelques doutes vagues planaient autour de cette charitable gloire.


Il possédait en Corse des biens considérables situés aux environs de Sartène, et qui lui venaient de sa femme, morte depuis plus d’un demi-siècle.


Les respects en quelque sorte officiels dont Paris-public entourait ce centenaire, et les doutes bizarres, sans consistance ni formule, qui venaient à la traverse, touchaient comme un double reflet cette délicieuse comtesse Corona. Elle était de celles que le mystère drape dans un charme de plus. Nulle voix ne s’était jamais élevée pour l’accuser, et il semblait pourtant que les enthousiastes eussent envie de la défendre. On mettait à jour, quand on parlait d’elle, avec une sorte d’emphase, l’authenticité de sa fortune et l’évidence de sa position.


Il semblait, ce faisant, que chacun répondît à des calomnies qui tombaient des nuages.


M. Lecoq en usait à son égard avec cette paternelle familiarité particulière aux notaires et conseils des grandes maisons. Elle l’accueillait avec une douceur froide sous laquelle les observateurs croyaient deviner beaucoup de frayeur et beaucoup de haine.


Un mois après la visite nocturne que nous avons racontée, la maison Schwartz, en apparence tranquille, eût présenté à quelque clairvoyant observateur les symptômes suivants: une de ces platoniques liaisons qui jadis existaient, dit-on, de page à châtelaine, était née entre Mme Schwartz et notre beau Michel. Quelque chose de plus vif peut-être et moins vertueux entraînait ce héros vers la comtesse Corona, qui était dans une veine éblouissante d’esprit et de beauté. Edmée Leber pâlissait et devenait triste. Le roman d’amour enfantin, dont nous avons dit le naïf prologue, avait marché silencieusement. Une seule femme au monde rendait Michel timide, c’était Edmée. Il se méprenait à ce signe; en lui la passion n’était pas mûre; mais Edmée, plus précoce ou plus concentrée, avait conscience de ce qui se passait au fond de son cœur.


M. Schwartz augmentait le cercle de ses affaires et gagnait un argent énorme. Le changement de la baronne à l’égard de Michel ne lui avait point échappé. Il cherchait à ses heures le joint où viser un grand coup. Il fut longtemps à trouver. Blanche arrivait à être une jeune personne. Michel se rangeait, il devenait sérieux et ambitieux, symptômes alarmants pour M. Schwartz, que tout alarmait désormais. Le pauvre homme avait, au jeu commercial, un bonheur insolent qui l’effrayait.


Qu’y avait-il, cependant? Depuis des années, il reprochait à la baronne sa froideur vis-à-vis de Michel. La baronne, obéissante, regardait le favori d’un œil moins glacé. Où était le mal?


Le mal n’était nulle part, mais l’incident Mirabel restait dans l’esprit du baron. Il eut un cauchemar: il lui sembla que Mme Schwartz se mettait, entre le fougueux caprice de Michel et cette belle comtesse Corona.


Une nuit, pendant que la baronne était au bal, nous éprouvons un certain malaise à vous faire cette confession, il introduisit un étranger dans sa chambre à coucher. M. Lecoq possédait un très grand nombre de talents, et M. Schwartz lui accordait cette dangereuse confiance qu’on ne donne pas à un galant homme. M. Lecoq, ancien voyageur de la maison Berthier et Cie, valait mieux qu’un serrurier.


Le tiroir du milieu, le tiroir du secrétaire, celui dont la serrure cachait son trou mignon dans le cœur d’un bouquet de pensées, faites d’améthystes et de topazes, fut tâté selon l’art, palpé, sollicité, violé. M. Lecoq déclara que la serrure était à secret.


Ces tentatives engagent d’autant plus qu’elles méritent plus de blâme. La jalousie des honteux est une fièvre. Et pourtant, M. Schwartz avait encore confiance, le soupçon ne lui venait qu’aux heures malades et il y avait dans sa préoccupation une énorme dose de curiosité. Chose singulière, la faveur de Michel grandissait parmi ces troubles. M. Schwartz était un homme habile. Il eut une forte idée qui devait guérir son esprit, son cœur et sa raison. Elle n’était pas toute jeune, cette idée; il la couvait vaguement depuis du temps. Quand elle se formula en lui nettement, il fit des folies comme Archimède au sortir de son bain. Il tomba dans la chambre de sa femme et lui dit:


– Marier Blanche et Michel. Affaire!


C’était une épreuve assurément, mais c’était aussi un sérieux projet. La baronne, pâle et calme comme toujours, répondit doucement:


– C’est impossible.


M. Schwartz demanda pourquoi.


Était-ce pour cela précisément que cette belle baronne avait ouvert sa maison à la comtesse Corona?


Le fait est que la comtesse Corona servit de réponse.


Il y eut lutte pour la première fois. Une autre personne était là, qui souffrait silencieusement et bien plus que M. le baron lui-même. En vertu de je ne sais quel pacte qui n’avait jamais été signé, mais qui existait pourtant, Edmée Leber regardait Michel comme étant son bien. Et voilà que Michel, sous ses yeux, était tiraillé entre trois femmes: la baronne, la comtesse et Blanche. D’elle, Edmée, il n’était pas question.


Le résultat de la lutte fut violent. Michel, exilé, quitta la maison Schwartz. Les hommes comme M. le baron ne sont pas ce qu’on appelle des méchants; ils ont même leur bonté relative et rarement peut-on les accuser de faire du mal par goût; mais, dans les occasions délicates, ils vous ont des adresses funestes. L’expulsion de Michel, notre héros, eut lieu habilement, décemment et cruellement. Le monde lui donna tort et, à de certains moments, il fut tenté lui-même de s’accuser d’ingratitude. Selon l’apparence, c’était Michel qui avait quitté M. Schwartz, et celui-ci poussait la chevalerie jusqu’à ne le point taxer trop haut d’ingratitude.


Il y eut plus: M. Schwartz, en diverses occasions, donna témoignage en sa faveur, dans le style de ces certificats où les maîtres déclarent n’avoir pas eu à se plaindre de leurs domestiques, sous le rapport de la probité. Avec de tels certificats, on cherche une place longtemps. Dans la finance militante, dont M. Schwartz était le plus bel ornement, Michel était un jeune homme perdu. Une voix inconnue, publicité sourde, avait murmuré à toutes les oreilles d’affaires cette mystérieuse formule:


– Il y a eu quelque chose.


La chronique de la Bourse avait bien essayé un bout de roman où la belle Mme Schwartz avait un rôle aimable, mais sans nier la possibilité du fait, les forts maintenaient l’axiome: «Il y a eu quelque chose.» L’avis de M. Lecoq fut que «Michel était brûlé». Et M. Lecoq s’y connaissait autant que personne en France.

XV Le bouton de diamant

Tout le monde sait tout, à présent, et bien mieux que les pauvres diables qui fatiguent la plume. Les jolis jeunes gens qui servent les dames dans les magasins de nouveautés connaissent désormais sur le bout du doigt ce que c’est que le grand monde.


Le grand monde étant donc à la portée de tout le monde, il serait superflu, pour ne pas dire malséant, d’apporter nos définitions.


Au fond, le grand monde n’a que faire dans cette histoire de brigands, racontée honnêtement et paisiblement, sans un seul mot d’argot, sans un seul sermon généreux. Il n’y a jusqu’à présent ni boue ni écussons, quoiqu’il soit reçu que l’une est destinée à éclabousser les autres. J’ai peur d’avoir commis une impure platitude en n’insultant, chemin faisant, aucune cathédrale ni aucun palais. Je n’ai pas même su placer ce membre du parquet, bilieux et verdâtre qui cache sous son habit noir toute une pharmacie de vitrioliques passions.


J’ai prononcé le mot malgré moi, car nulle force humaine ne peut dissimuler un remords. Les Habits Noirs! Quel titre cela donnait! des menaces! des promesses! Tout le venin qui jaunit les petits, toute l’insolence qui pléthorise les grands! L’éternelle bataille, la guerre sociale, l’Iliade du Vice en linge blanc, gras, repu, content, assiégé par mille Vertus en blouse, maigres, affamées, haineuses, et aspirant, comme c’est leur droit, à monter, à se vêtir, à manger pour devenir vices à leur tour, car les hommes sont, frères!


Les Habits Noirs! Les monstres!


Les Habits Noirs! songez donc qu’ils ont tous des habits noirs dans ces cavernes: au palais, à l’église, au tribunal de commerce, au conseil d’État. Pour l’honnête criminel que les imperfections de notre société obligent! ah! bien malgré lui! à voler ou à poignarder, c’est la livrée de l’ignominie.


Prêtres, magistrats, banquiers, avocats, courtisans, religieuses, huissiers, académiciens, députés, courtiers marrons sont uniformément habillés de noir. Les maréchaux de France eux-mêmes quittent leurs broderies pour se mêler à la vie commune. Le noir, on peut le dire, est, au dix-neuvième siècle, une enveloppe qui recouvre toute les puissances et toutes les noblesses, toutes les ambitions et toutes les opulences, toutes les conquêtes, tous les succès, toutes les gloires.


Si bien que, pour entamer la lutte, il faut déjà que le simple soldat revête ce cabalistique uniforme, et que les vaincus eux-mêmes l’endossent pour cacher leurs revers.


L’habit noir, domino des bals masqués qui déguise parfois la vieillesse, la jalousie, la vengeance!


Eh bien, non! rien de tout cela! Au lieu de toutes ces poésies, nous ne possédons dans notre sac que la pauvre biographie d’un voleur, qui n’avait aucun plan de réorganisation sociale, qui ne se targuait d’aucune mission apostolique et qui n’était même pas prédicateur!


Sans nous donner ce ridicule de disserter sur le grand monde, nous pouvons bien dire qu’à Paris c’est là un terme essentiellement relatif. Chacun a son grand monde et nul ne peut nier qu’il y ait, dans ce petit département de la Seine, imperceptible point sur la carte, des quantités à peu près innombrables de grands mondes, juxtaposés ou superposés, qui suivent fidèlement, du plus bas au plus haut, la marche ascensionnelle de l’escalier social lui-même.


Mme Schwartz était au-dessus de son grand monde. Elle avait ses heures d’ambition ardente comme sa nature même. Tout à coup il lui prenait de passionnés besoins d’éclat, de bruit, de plaisir. À d’autres instants, elle tombait dans une indifférence profonde. M. Schwartz avait des désirs moins chauds, mais qui duraient toujours.


Ce qui précède est pour expliquer la position de Mme la comtesse Corona dans la maison Schwartz. Il n’y avait entre la baronne et la comtesse aucune sympathie apparente; ce qu’elles ressentaient l’une pour l’autre ressemblait plutôt à de l’éloignement. À l’exception de quelques maisons, non classées dans l’échelle des mondes, une femme n’entre nulle part que par les femmes; c’était donc par Mme Schwartz que la comtesse était ici. L’âge de Blanche et la complète abdication de M. le baron en faveur de sa femme, dès qu’il s’agissait de choses mondaines, ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard.


Un prétexte, sinon un motif, se présentait à l’esprit de ceux qui avaient assez de loisir pour chercher le mot de cette petite énigme ailleurs que dans une communauté de patrie ou dans une parenté éloignée: la comtesse Corona, en tant que niveau mondain, était à la fois au-dessus et au-dessous des Schwartz. Elle avait au pied ce lourd boulet qu’on nomme mystère; cela, évidemment, gênait son essor; mais, malgré le boulet, elle mettait l’orteil sur des échelons que la baronne n’eût pas même atteint en se hissant sur les pointes et en étendant les bras; ceci au-dessus du point où l’escalier se bifurque, allant d’un côté vers la cour, de l’autre vers le cénacle.


La comtesse Corona était reçue et bien reçue dans la nombreuse famille du maréchal, dont toutes les branches étaient de la cour; elle voyait en même temps les Savoie-Boisbriant qui tenaient le bon bout au faubourg Saint-Germain. C’étaient là deux clefs puissantes pour ouvrir la porte Schwartz.


Mais pourquoi la comtesse en usait-elle? Quel était le besoin ou l’attrait qui l’amenait au seuil de cette maison Schwartz où elle n’avait rien à gagner?


Les enfants voient singulièrement clair parfois. Blanche, quand elle était petite, disait que cette charmante comtesse, qui la comblait pourtant de caresses et de jouets, avait l’air d’un chat qui guette une souris.


Après le départ de Michel, la maison Schwartz resta un instant comme étonnée. Quelque chose manquait, surtout au baron qui était un homme d’habitudes. Puis tout reprit le train accoutumé, au moins en apparence, mais, au fond, la tranquillité intérieure était morte. M. Schwartz portait, au plus fort de ses luttes commerciales, une préoccupation constante; il organisait l’espionnage autour de sa femme sur une grande échelle, et Mme Schwartz se sentait surveillée.


M. Lecoq, à cette époque, entra plus avant dans l’intimité de la maison. Seulement, cet homme habile ayant des rapports également bienveillants avec monsieur et avec madame, nul n’aurait su dire lequel des deux il servait le mieux. La comtesse Corona ne servait ni l’un ni l’autre, et pourtant, elle aussi, avait des yeux de lynx.


Michel s’était réfugié au quatrième étage de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Ils étaient là trois amis dans une situation pareille, en train de fatiguer le sort contraire et n’attendant qu’un peu de bonheur pour éblouir leurs contemporains. Les deux compagnons de Michel étaient des poètes transfuges aussi de la maison Schwartz, où l’on n’admettait, en fait de poésie, que le petit commerce de Savinien Larcin et l’industrie de Sensitive. Il y a place pour tous au soleil de l’art; les deux compagnons de notre Michel avaient déserté, pleins de confiance, les bureaux Schwartz pour cingler de conserve vers l’immortalité. À eux trois, ils se partageaient le monde. Jusqu’à présent, rien de ce qu’ils souhaitaient ne meublait leur mansarde, mais ils avaient la jeunesse et l’espoir qui sourit aux enfants amoureux.


Un matin, Domergue, profitant de l’absence de Mme Sicard, pénétra dans l’appartement de la baronne et lui dit:


– L’oiseau a perdu hier mille écus à la roulette. Ça finira mal. Il doit à Dieu et à ses saints. Ce n’est pas Madame que la chose regarde, c’est Monsieur; mais Madame est si bonne!


Ce Domergue avait conservé un faible pour Michel. Il le surveillait pour son propre compte et ne se doutait pas encore du service qu’il rendait à la baronne en agissant ainsi.


Mme Schwartz, en toilette de bal, car elle ne choisissait pas ses heures de liberté, monta, ce soir-là même, les quatre étages de Michel. Cela ne fit nullement sensation dans la loge du concierge Rabot, car M. Lecoq recevait des élégantes et l’on avait vu une jeune dame de la plus haute, au dire de maman Rabot, grimper jusqu’au taudis de Trois-Pattes. Nos amis Échalot et Similor ne se trompaient point, en définitive; cette maison renfermait des mystères à boisseaux.


Quelques semaines auparavant, Mme Leber et sa fille Edmée qui déménageaient leur humble mobilier, étaient venues s’installer dans un petit appartement, sur le derrière de l’autre côté de la cour. C’était là un cher projet depuis longtemps caressé, car, depuis longtemps aussi, Mme Leber avait accueilli Michel comme le fiancé de sa fille. Mais entre le jour où ce cher projet était éclos dans la gentille cervelle d’Edmée et l’heure de son exécution, bien des choses s’étaient passées, et, déjà la première fois qu’Edmée se mit à sa fenêtre pour guetter la chambre de Michel, ses pauvres beaux yeux eurent des larmes. Michel ne rentra pas de toute cette première nuit, et Edmée ne l’avait point vu de toute cette semaine. Que faisait-il loin d’elle? Le roman des amours enfantines, dont nous eûmes le premier chapitre, s’était renoué à l’âge où l’âme se connaît. Edmée avait droit. Où était la rivale qui lui volait ce cœur, qui était sa vie? S’il revenait, pensait-elle, me sachant là, si près, il n’oserait plus…


Ce soir dont nous parlons, Edmée était à son poste, pâle et triste derrière la percale de ses rideaux. Elle eut une bien grande joie tout à coup: la chambre de Michel s’éclaira.


L’enfant prodigue était de retour. Ses deux camarades qui habitaient la pièce voisine travaillaient: ceux-là travaillaient toujours. Michel entra chez eux vivement. Ils prirent aussitôt leur chapeau et sortirent.


On eût dit que Michel venait de les chasser.


Michel, resté seul, ferma sa fenêtre sans même donner un regard aux croisées d’Edmée. Il rabattit avec soin les rideaux sur les carreaux.


Elle avait été courte la joie de la pauvre jeune fille.


Au bout de quelques minutes, une ombre passa sur les rideaux fermés. Ce n’était pas l’ombre de Michel. Edmée serra son cœur à deux mains et se laissa choir sur un siège.


Il y avait une femme dans la chambre de Michel.


Edmée se sentit défaillir et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, on ne voyait plus rien que le rideau blanc. Avait-elle rêvé? Elle eût donné la moitié du sang de ses veines pour le croire.


Elle voulut savoir. Mme Leber dormait, lasse du travail de la journée. Edmée descendit, traversa la cour et put prendre, sans être vue de personne, l’escalier qui conduisait au logis de Michel. Son cœur battait; elle était faible et brisée. Elle avait peur de tomber, morte avant d’avoir vu.


L’escalier n’était éclairé qu’à l’étage où demeurait Michel. Il y faisait nuit. On parlait de l’autre côté de la porte, une ligne brillante marquait le seuil.


Une voix de femme disait:


– C’est un secret de vie et de mort. Nul ne doit savoir que je t’aime.


– Je trouverai un mot de passe, répondit Michel. Tenez! le premier venu: quand on viendra de ma part, on demandera à votre valet: Fera-t-il jour demain?


Edmée se sentit mourir et descendit d’un pas pénible.


Pendant qu’elle descendait, la porte de Trois-Pattes, l’estropié du Plat-d’Étain, située de l’autre côté du carré, s’ouvrit. Edmée entendit le frôlement d’une robe de soie. Une femme parut dans l’ombre: Edmée la devina élégante et jeune.


La nouvelle venue, se croyant seule, s’arrêta juste devant la porte de Michel et mit son oreille à la serrure. Elle écouta une minute durant, puis elle frappa brusquement et fort. La lumière s’éteignit aussitôt dans la chambre de Michel.


La porte s’ouvrit; une autre femme, celle dont Edmée avait vu l’ombre dessinée sur les rideaux de la fenêtre, sortit impétueusement. Elle se heurta contre l’inconnue qui eut un rire sec et moqueur.


Puis elle trébucha dans l’obscurité sur la première marche de l’escalier. Edmée fuyait à tout hasard, honteuse de son espionnage. Elle reçut un choc. Deux cris partirent à la fois, arrachés par une douleur physique.


Edmée avait senti qu’on tirait violemment ses cheveux. Les femmes devinent ces choses; elle porta la main à sa tête nue et sa main rencontra un objet qui s’était pris dans les boucles de sa chevelure, au moment du choc.


L’objet était un pendant d’oreille arraché: la douleur éprouvée avait dû être double et l’autre cri s’expliquait ainsi. Ce fut tout. Edmée était seule dans l’escalier. Les deux femmes inconnues avaient disparu comme par enchantement. Quand Edmée eut regagné sa chambre, elle regarda longtemps le pendant d’oreille. C’était un bouton de diamant d’une grande beauté dont la monture restait sanglante.


Edmée fut prise cette nuit-là même par la fièvre qui la mena jusqu’au bord du tombeau.


Celle à qui appartenait la boucle d’oreille arrachée ne vint jamais la réclamer.

XVI Orgie littéraire

On a beau railler la mansarde, elle continue de faire son devoir, abritant çà et là beauté, vaillance et génie. Je sais des gens qui ne peuvent regarder sans un sourire ému ces petites fenêtres, ouvertes sous les toits. Elles dominent Paris: c’est un symbole et un présage.


Il n’y a pas nécessité absolue assurément à ce qu’un grand homme paye dix-huit francs de loyer par mois pendant toute sa vingtième année. On a vu des grands hommes bien logés dès le principe, mais c’est l’exception. N’ayez ni mépris ni peur, souriez à la mansarde, que les poètes ont chantée. Les plus excellents fruits tombent du sommet de l’arbre; ces fruits qui vont mûrissant aux cimes de la forêt parisienne font parfois les délices du monde entier.


C’était une mansarde, la chambre contiguë à celle de notre héros Michel. Il y avait une table, deux petits lits de bois, six chaises, une commode ventrue qui gardait par place quelques vestiges de son placage en bois de rose, deux armoires d’attache, et une coloquinte, au lieu de pendule, au centre de la cheminée.


Quelques hardes pendaient à des clous. Ce n’étaient pas des costumes somptueux. La table supportait une écritoire, des pipes et deux verres auprès d’une carafe d’eau pure. Une seule bougie éclairait sobrement cet austère festin de l’intelligence. Nulle dorure aux lambris, point de précieuses peintures au plafond, aucun tapis de Turquie sur le carreau froid, absence complète de rideaux, drapant leurs étoffes splendides autour des lits et devant les fenêtres.


Dans ce décor simple et qu’un théâtre pourrait établir sans se livrer à des dépenses ruineuses, figurez-vous deux jeunes gens, Parisiens tous deux assurément, bien que tous deux soient nés sur les bords de l’Orne (il n’y a pas de Parisiens de Paris), deux poètes, deux élus de l’avenir. Le premier, vêtu avec une mâle coquetterie, croise sur son caleçon les plis nombreux d’une robe de chambre en cachemire imprimé qui n’a même plus le souvenir d’avoir été présentable; le second a passé une chemise de couleur par-dessus son pantalon, laquelle chemise est nouée aux reins par une écharpe à franges d’argent, relique du bal masqué et formant cordelière.


Premier jeune homme: vingt ans, cheveux blonds, soyeux et fins, traits délicats un peu efféminés, mais du plus heureux modèle, jolie pâleur, grands yeux bleus, tapageurs et rêveurs à la fois. Pipe d’écume.


Deuxième jeune homme: pipe de porcelaine, cheveux châtain cendré, légèrement crépus, tête ronde, cou robuste et bref, nez retroussé, œil éveillé, bouche naïve, vingt-deux ans, barbe à la Périnet-Leclerc qui ne lui va pas bien. Il se nomme Etienne. L’autre a nom Maurice et sa moustache naissante lui sied à merveille.


Etienne et Maurice forment une paire d’amis comme Échalot et Similor. Le mélodrame, fléau de Paris, les a mordus aussi cruellement que les deux protecteurs de l’enfant de carton, Saladin, mais d’une autre manière. Ce sont des gobe-mouches d’un ordre supérieur; ils ont l’honneur d’être auteurs en herbe et mettent leur imagination à la torture pour trouver une des ces innocentes machines, qui font sangloter, chaque soir, les sauvages les plus civilisés de l’univers. Ah! c’est un métier difficile encore plus que celui de gendarme! Mais ils ont de l’esprit à leur façon, beaucoup de mémoire et peu de sens commun; avec cela on va loin au théâtre, si la funeste idée d’écrire en français ne vient pas se mettre en travers de la route!


La porte unique qui communiquait avec la chambre de Michel, était peinte en brun pour former tableau. On y lisait, écrit à la craie, ce titre flamboyant du chef-d’œuvre en construction:


Les Habits Noirs


Et au-dessous:


Personnages de la pièce:


Olympe Verdier, grande coquette, 35 ans;


Sophie, amoureuse, 18 ans;


La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum;


Alba, ingénue, 15 à 16 ans, fille d’Olympe Verdier;


L’Habit-Noir (pour Melingue);


Verdier, parvenu millionnaire, mari d’Olympe, accent d’Alsace;


M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre très curieux;


Édouard, jeune premier rôle, de 20 à 25 ans;


Comiques.


C’est déjà beaucoup d’avoir ainsi un titre et des personnages. Le reste vient, si Dieu le veut.


Au moment où nous prenons la liberté d’entrer dans ce sanctuaire, nos deux auteurs étaient en proie à une fiévreuse animation, plutôt due à la passion sacrée de l’art qu’au contenu de la carafe. Ils discutaient fort et ferme; un profane aurait pu redouter une catastrophe.


– C’est burlesque! dit Maurice, le plus joli des deux.


– Comment, burlesque!


– Burlesque des pieds à la tête! Je maintiens le mot.


– Moi, je te dis, s’écria Etienne en prenant à poignée ses cheveux crépus, que toute la pièce est là. Une pièce à chaux et à sable! Un monument de pièce! Une cathédrale!


Maurice haussa les épaules en murmurant:


– Est-ce que tu y entends quelque chose!


Pour le coup, Etienne leva son pied droit avec une furibonde énergie, mais ce fut pour le poser sur la table, entre l’écritoire et la carafe.


– Ma parole, reprit-il d’un ton de compassion, tu m’amuses avec tes airs de professeur… En sais-tu plus long que moi?


– Je l’espère, mon petit.


– Où donc aurais-tu appris le métier?


– Pas à la même école que toi, voilà ce qui est authentique. Tu ne vois que la charpente…


– Et toi, tu ne vois rien du tout!


Etienne, après avoir ainsi parlé, poussa un cri et sauta sur ses pieds comme si sa chaise l’eût tout à coup poignardé.


– Une idée! s’écria-t-il en rejetant ses cheveux crépus en arrière. Maurice fit effort pour cacher sa curiosité, mais les enfants sont toujours battus dans cette lutte, et la curiosité perça.


– Voyons l’idée! murmura-t-il du bout des lèvres, roses comme celles d’une jeune fille.


Etienne avait un air inspiré.


– Faisons que Sophie soit la sœur d’Édouard! prononça-t-il solennellement.


Puis, se reprenant avec impétuosité:


– Faisons mieux, car les idées bouillonnent dans ma tête. Faisons Édouard soit le fils d’Olympe Verdier!


– Olympe n’a pas l’âge, objecta Maurice.


– Laisse donc! Vois ta tante Schwartz! Connais-tu beaucoup de femmes de vingt-cinq ans qui soient plus jeunes que ta tante Schwartz?… Et pourtant.


– Écoute! l’interrompit Maurice qui prit un air profond, l’art n’est pas là, mon pauvre garçon. Tant que tu feras abstraction de l’art…


– Où le prends-tu, l’art? rugit Etienne en colère.


– Dans la nature.


– As-tu de quoi dîner demain?


– Il ne s’agit pas de cela…


– Tonnerre! de quoi s’agit-il? Je voudrais qu’il étouffât ton art! Veux-tu faire un drame, oui ou non?


Maurice prit son verre et le balança avec grâce comme s’il eût été plein de Champagne.


– Je veux la gloire, répliqua-t-il, inspiré à son tour, la gloire, splendide guirlande dont je ceindrai le front de ma cousine Blanche. Je veux les bravos du monde entier pour qu’on les entende. Je veux tous les lauriers de la terre pour en joncher sa route. La victoire, entends-tu, pour la mettre à ses pieds! Je ne suis pas poète pour être poète, encore moins pour attirer quelques louis d’or dans ma bourse vide. Qu’ai-je besoin d’or? Je vis de jeunesse et d’amour. Je suis poète pour aimer, pour être aimé, poète pour chanter mon culte, poète pour encenser mon idole adorée!


– Tu crois rire, toi, l’interrompit Etienne. Une tirade comme ça, en situation, enlèverait la salle!


– J’en ferai par jour vingt pareilles, des tirades, dit noblement Maurice. J’en ferai cent, si tu veux…


– Fais-en mille et va te coucher, guitare!… c’est le lièvre qui manque à notre civet… Du diable si nous avons besoin de la sauce!


– Animal vulgaire! prononça Maurice avec une indicible expression de dédain.


– Moitié de chanterelle! repartit Etienne. Retourne au collège, pour gagner toute ta vie le premier prix de discours français. Moi, je vois la chose en scène. Drame veut dire action: on sait son grec. Laisse-moi agir pour que tu aies l’occasion de bavarder. Ce qui nous manque, c’est une situation forte, sérieuse, capitale…


– Qu’est-ce que c’est qu’une situation? demanda Maurice.


– C’est… attends un peu…


– Tu n’en sais rien!


– Si fait!… Suppose Sophie éprise ardemment Édouard et apprenant brusquement qu’elle est sa sœur… Hein?


– Pouah!


– Voilà une situation!


– Un coup de poing sur l’œil, alors, est une situation…


– Sur l’œil… Je nie cela… Une situation est la suite des événements contre les caractères. – Quand l’immortel Shakespeare met en scène…


– Tu m’ennuies!


– Fais verser une voiture à propos, adroitement, heureusement…


– Seigneur! pitié!


– Alors, entamons une comédie, puisque tu es mordu par les caractères. On n’a pas encore mis à la scène le prix d’honneur du grand concours. Bon élève, bourré d’espérances, orgueil de ses oncles, exemple de son quartier, condamné à traduire, jusqu’à son décès en pathos intime, les beautés de son fameux discours latin…


La jolie bouche de Maurice s’ouvrit, large comme un four, en un redoutable bâillement.


– Nous ne ferons jamais rien ensemble, dit-il. Je suis un poète et tu n’es qu’un pitre!


– Merci, répliqua Etienne; traduction libre: M. Etienne Roland ne peut pas grand-chose et M. Maurice Schwartz ne peut rien du tout. Adjugé!


Encore un Schwartz, ô lecteur, quelle famille!


Maurice se promenait à grands pas, drapant les plis affaissés de sa pauvre robe de chambre.


– C’est le signe des temps, prononça-t-il gravement; les vocations s’égarent. Tu aurais fait un clerc de notaire très suffisant; moi, j’aurais étincelé chez l’agent de change. Nous étions parfaitement dans la maison de M. Schwartz, qui nous aurait fait à tous deux une position, à cause de nos parents; il le voulait; c’était son mot. Nous, pas si bêtes! Nous aimons bien mieux mourir d’impuissance et de faim!


– Voilà notre pièce, parbleu! s’écria Etienne avec enthousiasme. Tu as tout un côté de génie, sans t’en douter. Du reste, les inventeurs en sont tous là. Deux Vocations égarées, quel titre! Et toute la vie moderne là-dessous! Édouard pourrait nous servir, c’est clair, Sophie aussi, aussi Olympe Verdier! Ne perdons pas nos types, diable! Le baron Verdier serait superbe là-dedans! Et M. Médoc! Et la marquise Gitana! Au dénouement, tous les notaires seraient des poètes et tous les poètes seraient des notaires… Allume!


Il saisit d’un geste convulsif sa pipe de porcelaine qu’il bourra vigoureusement.


– Je comprends les inconséquences d’Archimède, conclut-il. Quand on ne parcourt pas, en toilette de bain, les rues de Syracuse, on n’est pas digne d’avoir une idée à succès!


Maurice s’était arrêté devant lui, les bras croisés. Ses grands yeux bleus disaient le chemin que faisait sa pensée.


– À quoi songes-tu? demanda Etienne. Maurice ne répondit point.


– C’est une belle chose à observer que l’inspiration! dit Etienne. Je vois le drame au travers de la boîte osseuse. Il est sombre, il est gracieux, il est touchant, il est cruel… Il est superbe!


– Écoute! prononça tout bas Maurice, il n’y a point de sot métier. Molière a fait Les Fourberies. Je vois une pièce avec Arnal, Hyacinthe et Ravel… Grassot, plutôt! Tous les quatre… Je donnerais une boucle de mes cheveux pour avoir une bouteille de Champagne! Etienne le regardait, la bouche béante.


– Quoique je ne connaisse pas encore ton idée, dit-il, je déclare qu’elle te fait honneur! Quatre comiques! Perge, puer! À défaut de Champagne, nous nous griserons avec notre esprit: verse!


– Voilà! c’était dans La Patrie , journal du soir. Ton négociant estimable, Grassot, reçoit une lettre de son correspondant de Pondichéry qui annonce un orang-outang mâle de la plus belle espèce. Effroi des dames; Grassot les rassure. La lettre a un post-scriptum. Au moment où Grassot va faire la lecture du post-scriptum, la porte s’ouvre et un valet annonce que la personne attendue de Pondichéry vient d’arriver avec son précepteur. Hilarité des dames et des demoiselles à l’idée du précepteur de l’orang-outang mâle. «Faites entrer», dit Grassot. Entrée d’Hyacinthe, précepteur, et de Ravel, jeune nabab qui vient de Pondichéry pour épouser la fille de la maison… Ce mariage projeté faisait l’objet du post-scriptum qu’on n’a pas eu le temps de lire, et chacun l’oublie profondément, dans l’émotion inséparable d’une pareille aventure… cela se conçoit…


– Parbleu! approuva Etienne. Au Palais-Royal!


– Arnal… ou Ravel est un jeune homme très timide qui n’ose ouvrir la bouche devant les dames et qui ne bouge qu’au commandement d’Hyacinthe, son précepteur…


– Quel rôle pour Hyacinthe!


– Et pour Ravel… ou Arnal… quel rôle! La curiosité et la stupéfaction de la famille parisienne atteignent à des proportions de comique inconnues!


– Ça fait peur!


– Grassot témoigne au cornac sa reconnaissance pour un cadeau pareil.


– Je vois la salle épileptique!


– La mère va chercher en secret un exemplaire de Buffon pour avoir des renseignements sur l’animal.


– Chacun répète sur tous les tons: comme il ressemble à un homme!


– La chose a transpiré… Les domestiques savent qu’il y a un orang-outang dans la maison. – Il a des bottes vernies, ce chimpanzé!


– Une redingote à la mode!


– Des lunettes vertes!


– Il fume!


– Il joue aux dominos!


– Drôle de bête!


– Et tout en vie!


– Mlle Célestine le trouve crânement joli!


– La tante a peur des singes, mais elle l’embrasse…


– On peut risquer la gaudriole: la censure rira.


– Chaud!


– Servez!… Il ne lui manque que la parole!


– La parole vient au dénouement: le dénouement, c’est le post-scriptum…


Compris! cinq cents représentations, mais pas de prix à l’Académie. Maurice, ma chatte, tu nous as sauvé la vie!


Maurice se rassit et mit sa blonde tête entre ses mains. Etienne, jubilant, cherchait des mots, cherchait des trucs, cherchait le titre. Au plus fort de sa fièvre, Maurice l’interrompit en disant:


– C’est stupide!

XVII Les mystères de la collaboration

Etienne regarda Maurice en dessous.


– Tonnerre! grommela-t-il, le vent tourne!


– J’aimerais mieux me faire bandagiste, poursuivait Maurice, la main sur son cœur, que d’écrire le premier mot d’une pareille impiété. Ô mes rêves! Et que dirait Blanche?


– Elle rirait…


– Je ne veux pas qu’elle rie! Sais-tu à quoi je pense? Un rôle pour Rachel: la mère des Machabées…


– Dame! fit Etienne, laisse-moi me mettre dans le courant. À vue de nez, ça n’est pas impossible, quoiqu’un personnage de mère…


C’était un caractère d’or! Maurice reprit:


– Pas de tragédie! un opéra plutôt! Mme Stoltz y serait renversante!


– Je ne suis pas fort pour les vers, moi, tu sais, glissa doucement Etienne.


– Rossini n’écrit plus, soupira Maurice. Je voudrais Rossini… Tiens! je me fais honte à moi-même. Je suis un nain et j’ai des envies de géant.


– Ma vieille, dit Etienne dans un but évident de consolation, tu ne te rends pas justice. Tu n’es pas plus bête qu’un autre, au fond.


C’est le bon sens qui manque. Si tu savais seulement ce que tu dis et ce que tu fais…


– Blanche! chanta Maurice. Que de temps perdu! Pour arriver jusqu’à toi, il faut que mon front soit coiffé de l’auréole…


– Sur l’oreille, en tapageur! gronda Etienne un peu à bout de patience. Je ferai mon affaire tout seul, vois-tu, petit, pour le théâtre de la Gaîté, avec Francisque aîné, Delaistre et Mme Abit. Tu es un dissolvant. Les meilleures choses fondent dès que tu les touches.


– Je songeais justement à fonder une machine, interrompit Maurice très sérieusement.


– Je dis fondre et non pas fonder… Il y a toute une réforme à faire dans notre triste langue! Elle économise les temps des verbes, ce qui favorise lâchement le calembour… Qu’est-ce que tu voulais fonder?


– Un journal. – J’en suis!


– Mais la grammaire n’est rien… C’est avec un bon dictionnaire qu’on gagnerait des sommes folles!


– Faisons le dictionnaire, je veux bien!


– Que dirais-tu, toi, d’une histoire de France par ordre alphabétique? – Ma foi… à vue de nez…


– Mais je veux d’abord éditer mon Livre d’or de la beauté avec miniatures à la main dans le texte… mille écus l’exemplaire… Suppose seulement une clientèle de cinq cents femmes à la mode, duchesses ou coquines, et compte! trois millions de recette!


– Je mêle! ça me va!


– Un ouvrage qui s’adresse à mille grosses bourses seulement est une spéculation hasardeuse, ma chatte. Le théâtre tire à tout le monde: voilà le pactole! Attention!


Il se renversa sur sa chaise et fourra ses mains dans ses poches. C’était signe d’oracle.


– Présent! répondit Etienne qui salua militairement. L’entracte est fini: rentrons au théâtre.


– Je ne me donne pas la peine de chercher notre drame, poursuivit Maurice; sais-tu pourquoi? – Non. – Parce que je l’ai. – Ah bah!


– Il est là: cinq actes et un prologue. – Dans le tiroir? – Dans la brochure que nous avons reçue hier soir par la poste. – La cause célèbre? – Juste… Cet André Maynotte est un type. – Magnifique!


– Et l’histoire du brassard donne un prologue…


– Éblouissant!


– Prends la craie. – Voilà. – Va au tableau. – J’y suis.


Etienne se planta devant la porte, prêt à exécuter les ordres ultérieurs de son chef de file, mais celui-ci rêvait.


– Qui diable nous a envoyé cet imprimé! murmura-t-il en ouvrant le tiroir de la table.


Il y prit une de ces petites brochures à deux sous, imprimées sur papier d’emballage, qu’on ne trouve plus guère dans nos rues, remplacées qu’elles sont par le canard in-folio, et dont les derniers modèles sont L’Almanach liégeois et L’Histoire des quatre fils Aymon. Cette brochure était intitulée ainsi: Procès curieux, André Maynotte ou le perfide brassard. Vol de la caisse Bancelle (de Caen), juin 1825. Maurice se mit à le feuilleter, pendant qu’Etienne répondait:


– Quand deux jeunes gens sont connus pour se destiner à la littérature, on leur envoie comme ça un tas de choses… D’ailleurs, c’était à l’adresse de Michel…


– Ça rentre dans mon plan! pensa tout haut Maurice.


– Le fait est, appuya Etienne en caressant la brochure, qu’il y a là-dedans un bijou de drame!


– Là-dedans! répéta l’autre avec mépris, il n’y a rien du tout.


– Comment!


– Pas l’ombre de quoi que ce soit!


– Eh bien! alors… commença le malheureux Etienne.


– Tout est là! l’interrompit le petit blond en piquant le bout de son index sur son front. S’il y avait quelqu’un… Suis-moi bien… quelqu’un d’intéressé à ce que nous fissions avec cet ignoble bouquin un drame en cinq actes et dix tableaux!… Hein?


– Je ne saisis pas.


– Suppose Lesurques. Admets qu’il n’ait pas été exécuté. Il a envie de faire réviser son procès…


– C’est naturel, professa Etienne…


– Quel moyen? la publicité, ça saute aux yeux. Lesurques va trouver deux gaillards pleins d’avenir et leur propose cent louis…


– Dieu t’entende!


– Je repousse un tel marché, déclara noblement Maurice, surtout si Lesurques est coupable.


– Coupable! Lesurques!


– J’ai besoin de cette hypothèse pour mon plan.


– C’est différent, marche!


Et Etienne, avec son imperturbable bonne foi, se mit à écouter de toutes ses oreilles.


– Au fond de cette rhapsodie, reprit Maurice, j’ai déniché une phrase qui contient un problème dramatique de premier ordre. André Maynotte, dans son interrogatoire, dit ceci au juge d’instruction: «Pour chaque crime, il faut à la justice un criminel, et il n’en faut qu’un.»


– C’est connu comme le loup blanc.


– Tu crois!… et si nous faisions Le Voleur diplomatique!


Hein? fit Etienne affriandé. Qu’entends-tu par-là?


– J’entends un homme qui commet cent crimes et qui fournit à la justice cent criminels.


Etienne resta comme affaissé sous le poids de l’admiration.


– Mais c’est immense, ça! murmura-t-il.


– Et qui vieillit, entouré de l’estime générale, continuait Maurice, et qui amasse millions sur millions, quand tout à coup, à son cent unième forfait… Lesurques ressuscite, ou André Maynotte qui a fait le mort… Est-ce que ton père n’a pas été juge d’instruction à Caen?


– Mais si fait!


– Vers cette époque?


– Précisément.


– Moi, le mien était commissaire de police. Nous aurons une foule de notes… et je crois bien avoir entendu parler de tout ça quand j’étais petit. Ouvre l’oreille: on s’arrangera de manière à ce que la fortune du baron Verdier vienne de là. Ne t’étonne plus des tristesses d’Olympe. Édouard est le fils de la victime, et Sophie…


– Le diable m’emporte! s’interrompit-il en se levant, il y a quelque chose comme cela dans ce Michel!


– En voilà un qui nous a lâchés d’un cran! dit Etienne, non sans une nuance de rancune.


– Il souffre… pensa tout haut Maurice, et il travaille.


– À quoi?


– Je ne sais… et je n’oserais pas le lui demander.


– Mais ne perdons pas le fil, reprit Etienne qui ne plaisantait jamais avec l’idée. J’approuve cette mécanique-là, sais-tu! Le bonhomme qui jette toujours un os à ronger à la loi est positivement curieux. C’est noir comme de l’encre, par exemple! On pourrait intituler ça: Le Vampire de Paris.


Maurice n’écoutait plus. Il s’était arrêté debout devant la porte où étaient tracés les noms des personnages. Il jouait machinalement avec la craie.


Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, il se prit à tracer au bout de chaque nom un autre nom, comme cela se pratique pour distribuer les rôles aux acteurs. Etienne, homme de soin et secrétaire de la collaboration, trempa sa plume dans l’encre pour prendre note de ce qui venait d’être dit. Verba volant. Il aimait à fixer toutes ces choses précieuses mais fugitives qui naissaient de la conversation quotidienne. Il écrivit: «Le Vampire de Paris: homme qui établit un bureau de remplacement pour le bagne et l’échafaud. Il ne fait jamais tort à la justice, qui, pour chaque crime, trouve à grignoter un coupable, de sorte que tout le monde est content.»


– Noté! dit-il en jetant la plume: trois lignes suffisent…


– Mais qu’est-ce que tu fais donc là? s’interrompit-il en voyant le travail de Maurice.


Celui-ci avait achevé sa besogne et le tableau était figuré ainsi désormais:


Olympe Verdier, grande coquette, trente-cinq ans, la baronne Schwartz.


Sophie, amoureuse, dix-huit ans, Edmée Leber.


La marquise Gitana, rôle de genre, âge ad libitum, la comtesse Corona.


Alba, ingénue, seize ans, fille d’Olympe, Blanche.


L’Habit-Noir (pour Mélingue)???


Verdier, parvenu millionnaire, mari d’Olympe, le baron Schwartz.


M. Médoc (Vidocq arrangé), grand rôle de genre, M. Lecoq.


Édouard, jeune premier rôle de vingt à vingt-cinq ans, Michel.


Maurice restait planté devant la porte et regardait ces deux listes symétriques.


– Si Michel entrait… murmura Etienne non sans effroi.


– Michel n’entrera pas, dit le petit blond, comme s’il se fût parlé à lui-même. Puis, avec une colère soudaine:


– Que diable peut-il faire? et pourquoi nous a-t-il abandonnés?


– C’est un garçon occupé, répliqua Etienne en comptant sur ses doigts; il y a d’abord Olympe Verdier, deuxièmement la comtesse Corona, troisièmement Edmée Leber…


Maurice effaça, d’un revers de main, la moitié du tableau, celle qui mettait des noms réels à la suite des noms de comédie.


– Michel est le plus fort de nous tous et de nous tous le meilleur, prononça-t-il lentement avec une sorte de solennelle emphase. Je ne connais pas de créature plus grande et plus noble que Michel. Michel n’a pas pu tromper une jeune fille.


– En amour… commença Etienne d’un ton avantageux.


– Tais-toi! ce n’est pas avec des banalités qu’il faut accuser ou défendre Michel. Michel est entraîné dans un courant qui ressemble à la fatalité. Autour de lui de mystérieuses influences se croisent. Il use sa force à lutter contre des ennemis invisibles… Crois-moi, ceci est encore un drame!


– Faisons-le, opina Etienne aussitôt.


C’était bien, celui-là, un poète à tout faire. Maurice restait pensif.


– S’il avait voulu, murmura-t-il après un long silence, on lui aurait donné ma cousine Blanche.


– Avec ses millions?


– Oui, avec ses millions.


– Et il n’a pas voulu?


– Crois-tu qu’il y ait dans Paris, toi, Etienne, beaucoup de jeunes gens ardents comme lui, ambitieux comme lui, pauvres comme lui, capables de refuser une si étonnante fortune?


– Je ne crois pas même qu’il l’ait refusée.


– Il l’a fait, pourtant. Est-ce à cause de moi, son ami? Est-ce à cause d’Edmée Leber? Est-ce parce que ma tante Schwartz… Je ne sais. Je n’ai pas besoin de le savoir. S’il avait mis dans sa tête de me supplanter près de Blanche, Blanche m’aurait oublié, car Blanche est une enfant, et combien de fois n’ai-je pas vu qu’elle admirait Michel au-dessus de tous… Le baron Schwartz avait caressé ce rêve si bel et si bien qu’il a prié, qu’il s’est fâché… et qu’un soupçon terrible est né en lui…


– Dame! interrompit Etienne, il y a bien de quoi! c’est la situation de La Mère et la Fille un peu arrangée.


– C’est… commença Maurice vivement. Il s’arrêta et ses yeux se baissèrent.


– Il n’a pas de parents, murmura-t-il. D’où lui vient la pauvre pension dont il vit?


– Oui, parlons de ça! s’écria Etienne; dont il vit noblement, parbleu! et comme un fils de pair de France!


– Tais-toi! prononça pour la seconde fois Maurice. Si tu le jugeais mal, je te renierais!


– Oh! mais oh! mais, s’écria Etienne, je ne suis pas ton valet de chambre, dis donc, pour que tu me mettes le marché en main. J’aime peut-être Michel autant que toi, mais ça ne m’empêche pas d’avoir des yeux, et à moins qu’il n’ait trouvé un trésor…


– Fondons le journal! dit tout à coup Maurice qui connaissait admirablement son compagnon.


Celui-ci, en effet, enfla ses joues et devint rouge de plaisir.


– Est-ce sérieux? demanda-t-il.


– Très sérieux… Un journal hebdomadaire, rédigé par nous deux, avec une revue des théâtres, de la bourse et du monde élégant.


Etienne le regarda en face et dit avec une conviction profonde:


– Beau papier, bonne impression, pas de timbre, de l’esprit, du cœur, des actualités. Il y a déjà le café Hainsselin et le restaurant Thuillier qui s’abonneront… sinon, je leur coupe notre pratique. Douze francs par an. Il faudra des rébus… ça plaît aux personnes qui n’ont pas beaucoup d’intelligence. Donnerons-nous une gravure? Non. Sais-tu qu’il y aurait la spécialité du billard? Il y a seize cents billards dans Paris; à dix joueurs seulement par billard, ça donne seize mille abonnés, plus les fabricants de queues, les tourneurs de billes, etc. Quel titre aura notre recueil? Maurice n’écoutait déjà plus.


– Quel titre? répéta Etienne. J’en veux un qui nous donne de l’influence au théâtre. La Loge infernale! Qu’en dis-tu? Est-ce étonnant que nous n’ayons pas songé à cela!


Maurice poussa un soupir et mit sa tête entre ses mains.


– Néant! néant! prononça-t-il d’une voix désespérée. Et les heures passent! et chaque jour écoulé m’arrache un lambeau d’avenir!


– Mon petit, lui dit Etienne piqué au vif, je soupçonne que nos facultés ne cadrent pas. C’est fatigant de se monter l’imagination, qu’on a opulente et féconde, pour toujours retomber à plat. Je t’annonce itérativement que je vais faire ma pièce tout seul pour la Gaîté, avec Francisque aîné et Delaistre. Assez pataugé, veux-tu? Chacun de nous reprend sa liberté, premier bien de l’homme… serviteur de tout mon cœur!

XVIII Le drame

Dans la grand-ville, ces pauvres comédies de la jeunesse abondent. Mais quand la jeunesse est morte, toutes ces gaietés tournent au noir, et la farce, monstre hideux, découvre sa queue de tragédie. Rien n’est triste autour des vingt ans. Sous ses haillons même, la jeunesse est d’or. Son joyeux rire éclate entre deux sanglots, et vous l’enviez au lieu de la plaindre.


Etienne Roland était le fils d’un magistrat, conseiller à la cour royale de Paris, et que nous avons connu jadis juge d’instruction à Caen: un honnête homme, jouissant à bon droit de l’estime publique et très apprécié comme jurisconsulte. Sa réputation à cet égard datait surtout de l’affaire Maynotte, dont l’instruction passait pour un véritable chef-d’œuvre. M. Roland, le père, n’avait pas confiance dans le métier d’homme de lettres. Il avait dirigé son fils vers l’étude du droit, puis vers le commerce: deux carrières assurément plus unies, sinon mieux fréquentées. Ce fou d’Etienne jeûnait volontairement pour n’être ni marchand ni robin.


Maurice avait pour père l’ancien commissaire de police de la place des Acacias, probe et zélé fonctionnaire qui était parvenu au grade de chef de division. Le baron, il faut lui rendre cette justice, était le bienfaiteur universel des Schwartz. Maurice avait obtenu une place dans la maison du baron. Les familiers du salon Schwartz ne l’aimaient pas, et surprirent avec joie les premiers symptômes de l’émotion partagée entre lui, tout jeune, et Blanche, presque enfant. Cet amour et son goût pour les lettres devaient le pousser tôt ou tard hors de la maison.


Ce fou de Maurice jeûnait donc aussi par sa faute, par sa double faute: l’amour et la poésie.


Etienne et lui jeûnaient du reste assez bien, quoiqu’il y eût dans leur abstinence encore plus d’obstination que de réalité. Il faut ajouter que, dès qu’ils ne jeûnaient plus, ils faisaient bombance.


Etienne Roland était un garçon de quelque esprit et de passable éducation, un peu gâté déjà par la maladie morale des pays de bohème, et d’excellente humeur: ce qui suffit amplement pour constituer la noire étoffe d’un dramaturge. Il admirait passionnément mesdames les actrices du boulevard et ses amis ne pensaient point qu’il eût, au fond, d’autre vocation bien déterminée.


Maurice Schwartz adorait sa cousine Blanche d’autant plus ardemment qu’il était exilé loin d’elle. Il détestait M. Lecoq, ce vampire, comme il l’appelait, et cherchait un moyen de le tuer, un moyen honnête. Tant que ce mariage odieux entre Blanche et M. Lecoq n’était pas célébré à la mairie et à la paroisse, Maurice gardait l’espérance de vaincre, à force de gloire. Hélas! la gloire, où la prendre? À cette question, Maurice répondait: il y a des gens qui l’ont dénichée! C’était un cher enfant, joli en dedans comme en dehors, une nature gracieuse, flexible, séduisante, virile à ses heures, mais toute pleine de féminines hardiesses. Comme intelligence, il valait plus qu’Etienne, qui avait néanmoins sur lui l’avantage de savoir à peu près ce qu’il voulait.


Mais il valait moins que Michel, notre héros.


Etienne, ayant pris son parti en brave et résolu de mener ses affaires lui-même, alla chercher dans une armoire d’attache, où il n’y avait que cela, une effrayante brassée de papiers qu’il apporta sur la table.


Le drame avait cinquante titres pour le moins, autant d’actions diverses et une centaine de personnages; mais si fréquemment que le sujet changeât, trois types restaient toujours les mêmes: Édouard, le jeune premier; Sophie, l’amoureuse; Olympe Verdier, la grande dame au passé mystérieux, parce que ceux-là jouaient bien réellement un drame vivant tout auprès du drame mort-né, enseveli dans son armoire.


– Il y a là des trésors, dit Etienne en feuilletant l’amas de paperasses. Un homme du métier y trouverait pour plus de cent mille écus de succès!


Maurice garda le silence.


– Ce n’est pas pour toi que je parle, au moins? reprit Etienne. Je fais comme si tu n’étais pas là. Je collabore avec moi-même…


Maurice sourit.


– Vertuchou! s’écria l’autre déjà noyé dans ses chiffons. Je trouve ici notre idée du fils adultérin! C’est tout uniment monumental!


Maurice bâilla et quitta son siège.


– Bien! bien! va te coucher, mon vieux, reprit Etienne. Ce n’est pas au théâtre que la fortune vient en dormant. Moi, je me sens en verve. Ah! si, au lieu de toi, j’avais Michel!


Le joli blond s’était dirigé vers la fenêtre. Il secoua la tête et murmura:


– Je ne sais pas comme j’aime Michel!


Etienne laissa un instant ses papiers en repos pour regarder Maurice. Celui-ci avait le dos touché et la figure contre les carreaux. De l’autre côté de la cour, la croisée qui faisait face était toujours éclairée, mais plus faiblement. La malade ne travaillait plus, et quand les pauvres ne travaillent plus, ils baissent leur lampe. Maurice crut distinguer, dans cette demi-obscurité, une forme de jeune fille agenouillée près du lit.


– Depuis jeudi, Michel m’inquiète, dit-il avec tristesse.


– Moi, il y a plus longtemps que cela, repartit aigrement Etienne. Dans la chambre en face, la forme agenouillée se redressa. Maurice reprit:


– Nous dormons quand il rentre…


– Et il se sauve avant le jour, l’interrompit Etienne.


– Je désire me tromper, mais toutes ces cachotteries-là n’ont pas bonne odeur.


La lampe des voisines s’éteignit tout à fait. Maurice dit avec un profond soupir:


– Et cette pauvre jeune fille, Mlle Leber, est bien pâle!


– Il n’y a pas au boulevard, professa chaleureusement Etienne, un masque aussi puissant, aussi pur, aussi dramatique que la figure de cette Edmée Leber!


– Blanche l’aime. Ce doit être une âme d’élite.


– Un type, c’est sûr! Dis donc, te souviens-tu de ce charlatan qui n’est pas médecin et qu’on force à traiter sa propre fille en danger de mort. Je trouve ça sous ma main… Il y a du vitriol là-dedans… Reprenons ça en grand, veux-tu?


Maurice s’éloigna de la fenêtre.


– Que peut-il faire depuis cinq heures du matin jusqu’à minuit! murmura-t-il sans savoir qu’il parlait.


– Ma poule, répliqua Etienne d’un ton de protection qui était une vengeance, si tu as mis dans ta petite tête l’idée de faire le tour de notre beau Michel, tu as le temps de courir, bon voyage! Je vois plus loin que le bout de mon nez, et le vertueux Michel nous en passe de sévères! Maurice rougit et balbutia:


– J’aurais son secret dans ma main fermée que je ne l’ouvrirais pas sans sa permission.


– Tu sais bien, M. Bruneau? demanda brusquement Etienne, le marchand d’habits?


– Parbleu! il a toute ma garde-robe et notre lettre de change.


– Une nuit que je revenais de chez quelqu’un, j’ai rencontré Michel bras dessus, bras dessous avec M. Bruneau. Il y a du temps que Michel n’a plus d’habits à vendre…


– Quoi d’étonnant! Michel a endossé la lettre de change…


– Voilà… Le lendemain, je dis à Michel: «Quel homme est-ce donc que ce M. Bruneau?» Il me répondit: «Je ne le connais pas.»


– Michel n’a jamais menti.


– Excepté ce matin-là. Oh! mais, écoute! voici notre idée de Trois-Pattes! Un déguisement… une vengeance… un grand secret à pénétrer… Sais-tu que c’est beau comme les sauvageries de Cooper, cette machine-là!


– Oui, dit Maurice avec distraction. Je me souviens que cela me plaisait.


Il gagna le lit sur lequel il s’étendit nonchalamment.


– Veux-tu y revenir?


– Non. Je ne veux plus rien.


– Et pourtant, s’interrompit-il en se soulevant sur le coude, il y a là-dedans quelque chose, et je me souviens que cette idée m’a échauffé une fois déjà: les sauvages de Cooper en plein Paris! La grand-ville n’est-elle pas aussi mystérieuse que les forêts vierges du Nouveau Monde? Ce mutilé suivant patiemment une piste, au milieu de nos rues, où tant de pistes se croisent… Cette haine acharnée qui se voile sous une hideuse et lamentable infirmité… Je lui voudrais une fille, à ce monstre… un fils, plutôt, qu’il dote du fond de sa misère… La pension de Michel…


– Tonnerre! s’écria Etienne, pâle d’émotion, tu as mis dans le blanc, pour le coup!


– J’étais séduit par une image, Je voyais ce misérable, noyé sous le flot humain et dont la tête est un pavé sur lequel tout pied marche, je le voyais, gardant assez de vertu pour tendre un bras infatigable et soutenir, tout au bout de ce bras, un être cher au-dessus du niveau qui le submerge.


– Si ce n’est pas un drame, cela, je veux être teneur de livres!


– Je le voyais ainsi…


– Eh bien!


– Je ne le vois plus.


Etienne donna un grand coup de poing sur la table et lança les papiers à l’autre bout de la chambre.


– Monsieur le voyait! grinça-t-il; monsieur ne le voit plus! J’ai l’honneur, apparemment, de parler à un fantaisiste qui a du foin dans ses bottes! Les hommes calés ont droit de caprice, comme les jolies femmes! Monsieur voudrait-il m’offrir un cigare, au nom d’une vieille et sincère amitié?


– Je n’ai pas de cigare, mon pauvre Etienne.


– Dix centimes pour en acheter un alors? Mais tu n’as pas dix centimes non plus, détestable poseur! Tu vois, tu ne vois pas! Est-ce qu’on voit? Est-ce qu’on ne voit pas? On fait un drame, ventrebleu! Et puis, après nous, la fin du monde!


– Faisons La Fin du monde! dit Maurice en riant. Etienne sauta d’un bon demi-pied sur sa chaise.


– Splendide sur une affiche! s’écria-t-il… Est-ce sérieux, ce que tu proposes là?


– Non, ce n’est pas sérieux; notre bourse n’est pas plus vide que ma tête!


Etienne, formellement habitué à cette gymnastique, retomba soudain du haut de son enthousiasme.


– Allons! dit-il sans trop d’amertume, cette fois, je vais me coucher, ma poule. Si ta cousine Blanche aime les jeunes seigneurs qui ont juste l’énergie du linge mouillé, je m’invite à ta noce.


Cette parole n’était pas encore tombée de sa bouche qu’il la regrettait déjà cruellement, car Maurice avait des larmes dans les yeux. Etienne se précipita vers lui les mains tendues.


– Tu pleures! s’écria-t-il. Je suis plus bête encore que je ne croyais!


– Pauvre ami! répliqua Maurice en souriant avec tristesse, ne te reproche rien. C’est ma propre pensée qui me blesse, bien plus que ton innocente moquerie. Tu ne me diras jamais les injures dont je m’accable moi-même. Il y a en moi un symptôme étrange: on dirait que je vise plus haut, à mesure que je me sens plus faible. Et le temps passe. Et, si Blanche se marie, je me brûlerai la cervelle.


Ceci fut dit froidement et simplement. Etienne eut peur.


– Il fera jour demain… répéta Maurice qui rêvait. Puis, après un silence:


– Ce ne sont pas les idées qui nous manquent. Qu’est-ce qu’une idée? La même idée peut être dieu, table ou cuvette, comme le bloc de la fable. Phidias en tirera Dieu, le marbrier dramatique y taillera l’éternelle cuvette où le boulevard enrhumé vide les marécages de son cerveau. Je ne veux pas déshonorer le marbre de Paros; il n’est pas l’heure, pour moi, de toucher à l’idée qui me sacrera poète. Je le sais! Je le sens! Et pourtant, du fond de ma conscience, je puis m’écrier en me touchant le front: il y a quelque chose là! Je vois un drame bizarre, curieux, mystérieux, émouvant, et qui pourtant ne touche à rien de ce que je veux garder pour la lutte décisive. L’idée n’est pas nouvelle pour nous: elle nous vint ce soir où nous entendîmes un homme prononcer tout bas, avec un point d’interrogation au bout, la parole proverbiale qui vient de t’échapper…


– Fera-t-il jour demain? l’interrompit Etienne, déjà réchauffé au rouge. Ah! tonnerre! voilà un filon! Une immense association de voleurs…


– Qu’en sais-tu?


– Ou bien une affiliation politique?


– Qui te l’a dit?


– Personne… mais toi-même…


– Moi, je marche à tâtons. C’est ma force, car on agit en cherchant, et chercher sera l’action même de mon drame.


Etienne se gratta l’oreille avec activité.


– Pendant cinq actes, grommela-t-il, toujours la même charade… Maurice le dominait de toute la tête et son œil brillait comme une flamme.


– Pendant cinquante actes, si je veux! s’écria-t-il, rendu à toute son impétuosité d’enfant, et toutes les énigmes de la terre, entends-tu? Et jamais la même! Je vois la grande ville de Paris, divisée en deux catégories bien tranchées: ceux qui connaissent le mot d’ordre et ceux qui ne le connaissent pas. Est-ce tout? Non, car Michel n’est pas dans le secret, et pourtant il se sert du mot d’ordre pour ses manœuvres galantes… si toutefois les manœuvres de Michel contiennent un atome de galanterie. Je l’ai entendu, ce Michel, donner des instructions à notre comique, l’ancien maître à danser Similor. Similor a dû demander ce soir même à certain personnage, romanesque de la tête aux pieds, occupé à regarder couler l’eau du canal de l’Ourcq: Fera-t-il jour demain?


C’est inouï de curiosité! dit Etienne.


– Écris tout cela.


– J’écris. Mais sais-tu que Michel joue avec le feu! Devine-t-on à quelles diaboliques menées peut toucher ce mot de ralliement?


– On ne le devine pas. Écris que Michel joue avec le feu.


– Le nom de Michel…


– Notre beau ténébreux à nous s’appelle Édouard Écris Édouard joue avec le feu. Voici une singulière figure: notre voisin, M. Lecoq. On dit que ses cartons contiennent tous les mystères de Paris. J’ai heurté l’autre soir mon oncle, le baron Schwartz, qui sonnait à sa porte… Écris.


– Le baron Schwartz? en toutes lettres?


– Non, certes, il s’agit de fictions. Olympe Verdier est comtesse, pour le moins, dans ton idée, n’est-ce pas?


– Oui, certes.


– Écris donc le comte Verdier.


Etienne lâcha sa plume pour battre des mains. Puis, avec une sorte d’effroi:


– Si c’était cela, pourtant! murmura-t-il.


– Que nous importe! Nous faisons un drame pour l’Ambigu-Comique! Nous tricotons un bas de laine. Rien autre chose ne nous occupe… Hausse-toi sur tes pointes! Que vois-tu! L’homme qui contemple l’eau courante a une livrée grise avec des boutons d’argent: c’est Édouard qui l’a désigné ainsi à Similor. Connais-tu la livrée du comte Verdier! Il voit tout couleur de la Banque de France. Est-ce au comte Verdier ou à la comtesse que Michel… je veux dire Édouard, envoie des mots d’ordre?… La fameuse femme voilée qui perdit un bouton de diamant à notre porte, je ne pense pas que ce fût le comte Verdier. Non; nous tenons le rôle de la comtesse. Écris, ma vieille… Je vois la queue de l’Ambigu se dérouler jusqu’au canal!


– À la bonne heure! petit! à la bonne heure! te voilà lancé, hop! hop!


– La comtesse n’en est plus à l’attaque. Elle a gagné toutes les batailles. Son rôle est la défense: elle garde son secret. Le comte…écris qu’il aime comme un jeune homme. Verdier n’est pas un homme d’Alsace; il est Alsacien, pourtant, et ces Alsaciens sont jaloux plus que des tigres. Celui-là poursuit un secret et défend un autre secret. Fera-t-il jour demain? Il chasse, il est chassé, chien et gibier tour à tour, au son de la même fanfare. Fera-t-il jour demain! Il y a là tout un monde!


Maurice parlait haut, comme il convient à un oracle. Pendant qu’Etienne écoutait respectueusement, prenant les notes nécessaires, un bruit léger se fit dans la pièce voisine qui servait de chambre à coucher à Michel, quand ce héros daignait dormir comme un simple mortel. Etienne entendit et voulut prêter l’oreille; mais Maurice continuait:


– Et Sophie! Examine-moi bien ces traits délicats, cette adorable beauté voilée de souffrance. Edmée Leber a été riche, je t’en réponds, elle, ou son père, ou sa mère. Elle descend de haut. Qu’elle le veuille ou non, elle va rebondir ou mourir. C’est la loi. Entre elle et la femme voilée, lutte mortelle. Nous ne savons pas l’histoire de cette vieille mère malade, toujours triste et douce, et qu’on n’a jamais vue sourire; nous ne la savons pas; nous la ferons avec du sang et des larmes. Écris, morbleu!


– On a remué dans la chambre de Michel, dit Etienne.


– Es-tu là, volcan? cria Maurice, moitié railleur, moitié fou. Es-tu là, don Juan, cœur banal, martyr plutôt, malade des fièvres du siècle? Es-tu là, Édouard? Es-tu là, Francisque de la Gaîté, Albert de l’Ambigu, Raucourt de la Porte-Saint -Martin?


– Veux-tu que j’aille voir? demanda Etienne.


– Il n’y est pas. Reste et écris. Ce n’est pas lui qui remue près de nous, c’est le drame qui va rampant sur la trace du secret. Qui vive? L’imprévu, l’inconnu, l’impossible! Fera-t-il jour demain? Oui, pour ceux qui vivront; non, pour ceux qu’on va tuer… Le comte a ses limiers, la comtesse a ses créatures. Regarde! Ne vois-tu point surgir cette figure neutre qui semble glisser dans la vie comme une passion profonde et taciturne qui a pris corps? Où va-t-il? que veut-il? Peut-être ne se doute-t-il de rien, ce marchand, ce bourgeois, cette énigme! Peut-être nous tient-il tous dans sa main, ce lourd diplomate. Nous lui chercherons un nom plus tard. Écris son vrai nom: M. Bruneau…


– Sur ma parole, s’écria Etienne, on a bougé dans la chambre!


– Écris! le présent est enveloppé d’un nuage qui porte la tempête: mais le passé? Il y a dans le passé une bien lugubre histoire. Associons les idées. C’est du choc de ces nuées que jaillit la foudre: ce Caliban, Trois-Pattes… Le voici! c’est le passé: tout ce qui reste d’un bonheur éclatant, d’une jeunesse victorieuse. Le récit du troisième acte, le grand nœud… ou bien encore le coup de tonnerre qui retentit au dénouement.


– Prodigieux! dit Etienne dans son admirable bonne foi, écrasant!… Mais, sais-tu, il faut bien rire un petit peu, et je ne vois pas les comiques.


– Nous n’y sommes pas encore. Quand nous saurons le secret, pas avant! À l’heure qu’il est, il faut tuer par le poison ou par le fer, sans pitié! Manger ou être mangé, tel est le sort. Fera-t-il jour demain? Oui, alors marchons, c’est que le moment est venu. Pénétrons à bas bruit dans la chambre à coucher de la comtesse. Non pas nous, mais des mercenaires dont le poignard s’achète à prix d’or; de ces gens qu’on trouve partout, à Paris comme à Venise; qu’on trouve toujours, au dix-neuvième siècle comme au Moyen Âge, dès qu’il y a un crime à commettre et une bourse à recevoir, de ses instruments enfin…


– Les paye-t-on d’avance, les instruments? demanda derrière eux une voix doucereuse, effrontée et timide à la fois. Ce fut un rude coup de théâtre. Celui-là, Maurice ne l’avait pas inventé. Nos collaborateurs tressaillirent tous deux, et la plume s’échappa des mains d’Etienne, qui resta tout tremblant. Maurice, plus brave, s’était mis sur ses pieds et faisait déjà tête à l’ennemi.


L’ennemi était double. Il y avait deux pauvres diables debout devant la porte qui s’était ouverte et refermée sans bruit; Échalot et Similor, à qui leurs chaussons de lisière donnaient un pas de velours; Échalot portant au dos Saladin, Similor marchait libre dans la vie: assez crânes tous deux, en apparence, mais montrant le bout de l’oreille de l’embarras, pâles, émus, le chapeau à la main et le regard errant.


Échalot remonta son nourrisson, comme un sac militaire, pour se donner une contenance. Bien que la faible créature ne criât pas pour le moment, il lui ordonna de rester en repos. Similor toussa sec et haut.


– Voilà! dit-il, assurant sa voix de son mieux. Échalot et moi nous sommes des jeunes gens pas fortunés, avec des charges, prêts à tout pour nous ménager une position plus heureuse que la nôtre… et à notre enfant de l’amour, innocent des fautes de sa mère. On a pu faire des farces d’adolescent à l’époque, coups de tête, bamboches et autres. C’est l’imprudence de cet âge-là. Mais on veut se ranger, bon pied, bon œil, au petit bonheur, et l’on est décidé à travailler ensemble sous vos ordres jusqu’à la mort!


– Voilà! répéta Échalot avec noblesse. Et la paix, Saladin, pierrot!

XIX Troisième collaborateur

Etienne et Maurice étaient littéralement abasourdis. Ils contemplaient bouche béante ces deux âmes damnées que la divinité présidant aux mélodrames leur envoyait «pour en finir avec la femme», ces deux matassins de la farce parisienne, ces deux caricatures impossibles, ces deux queues rouges, introuvables ailleurs qu’en ce fin fond de la sauvagerie civilisée. Leur imagination n’avait jamais rêvé pareille chinoiserie.


Similor avait recouvré sa belle sérénité. Il se tenait droit, bourré dans son paletot tourterelle, et souriait avec complaisance, du haut de son col en baleines, aux paroles éloquentes qu’il venait de prononcer. Échalot, moins infatué de sa personne, baissait modestement les yeux et tournait ses pouces sous son tablier de pharmacien. Saladin, le triste enfant de carton, montrait une tête laide et blondâtre au-dessus de son épaule gauche. Voyant qu’on tardait à lui répondre, Similor reprit la parole avec plus d’amabilité.


– Pour quant à la surprise de vos secrets, poursuivit-il partageant une fine œillade entre les deux collaborateurs, c’est l’effet d’un hasard involontaire, sans préméditations, Échalot et moi, incapables d’écouter aux portes! Échalot, c’est ce jeune homme qui se charge du fruit de mes fautes, tout étant commun dans l’amitié.


Il m’est bien connu depuis notre enfance; j’en réponds comme de mon honneur propre pour la fidélité à tous les serments que nous prononcerons. Par ainsi, je venais voir en passant si ces messieurs avaient quelquefois besoin, avant de me coucher, et rendre réponse d’une commission de confiance à M. Michel. Non content que je voulais saisir l’occasion de vous présenter mon collègue, pour s’il y avait de l’ouvrage. Ça mange, la créature qu’il a avec lui. Donc, en marchant à tâtons, après qu’on a été entré de l’autre côté, nous avons entendu comme ça le mot en question, et voyant qu’on en mangeait ici, j’ai dit: «L’audace est le favori de la fortune! Offrons d’en être avec courage et fidélité.»


Ayant ainsi parlé, l’ancien maître de danse cambra ses beaux mollets, tandis qu’Échalot redressait d’un air modeste ses jambes grêles, supportant un torse d’athlète. Il y a des bandits grotesques, mais qui font trembler à un moment donné, dès qu’ils cessent de faire rire. Ce n’était pas cela. Échalot et Similor atteignaient bien aux plus hauts sommets du burlesque, mais il semblait impossible qu’ils amenassent jamais la chair de poule à l’épiderme le plus sensible. Ils avaient bonne envie de mal faire, afin de se ranger et d’acquérir une honnête aisance; mais tant de chevaleresque naïveté brillait parmi leurs laideurs toutes parisiennes et jumelles, malgré la différence de formes et de poils! tant de candeur, tant d’esprit, tant de miraculeuse sottise parlait dans leurs regards! Ils semblaient si bien créés et mis au monde pour ne poignarder personne que l’effet produit par eux, à la longue, sur nos deux dramaturges en herbe fut une convulsive et irrésistible hilarité.


– Tu criais après des comiques! dit le premier, Maurice, que son rire étouffait.


– Voilà vos pitres! riposta Etienne en se tenant les côtes.


Et tous deux de se tordre! Échalot et Similor ne riaient pas, bien au contraire, ils restaient confondus devant cette gaieté intempestive. Leurs visages désappointés disaient combien ils avaient compté sur leur entrée. Tout Parisien est comédien. Échalot et Similor s’étaient promis à eux-mêmes un grand effet en sus du bénéfice. Ils avaient vu au théâtre quantité d’entrées pareilles qui, toujours, réussissaient à miracle!


On avait parlé d’acheter à prix d’or des poignards. Présent, les poignards! Et l’on riait!


Ils étaient braves tous deux et même mauvaises têtes; pourtant l’idée de se fâcher ne leur vint pas, tant l’humiliation courbait leur fierté. Une insulte sérieuse, notez bien cela, eût glissé peut-être sur leur stoïcisme. Le point d’honneur, chez les sauvages de Paris, est la chose du monde la plus fantasque et la plus subtile.


Échalot et Similor étaient deux de ces vieux enfants. Hurons de nos lacs de boue, nous vous les montrons tels quels, sans opérer de retouche au moulage sur nature. Quiconque aura vu deux Iroquois de ruisseau, qui ne seront précisément ni Similor ni Échalot, dira: invention. Nous jurons pourtant qu’ils vous ont offert des chaînes de sûreté sur le boulevard.


– Amédée! murmura cependant Échalot, tu vas me payer ça de m’avoir entraîné dans une démarche inconséquente… La paix, Saladin, puceron!


– Sois calme, bonhomme, repartit Similor doucement. On a la parole pour expliquer sa pensée. N’y a pas d’affront, reprit-il avec dignité en s’adressant aux deux rieurs. J’ai cru que vous ne seriez pas fâchés d’avoir un jeune homme de plus aux mêmes prix et facilités de payement pour la chose des mystères. On ne tient pas par goût à répandre le sang des semblables, ne l’ayant jamais versé jusqu’à ce jour…


– Comme c’est ça! pleura Maurice malade de joie.


– Idéal! idéal! balbutia Etienne qui se pâmait.


– Que néanmoins on n’est pas des nègres esclaves pour faire rire de soi impunément, poursuivit Similor dont la joue rougit légèrement.


– Et que si vous voulez, éclata Échalot, modernes et blancs-becs, rien dans les mains, rien dans les poches, on va vous jouer une partie carrée de tatouille, ici ou dans la rue, à la volonté de ces messieurs!


En même temps il décrocha Saladin d’un geste violent, le posa par terre entre les pieds d’une chaise, et frotta énergiquement ses mains contre la poussière du plancher. Similor n’eut que le temps de le saisir à bras-le-corps pour l’empêcher de bondir comme un lion.


– Modère ta fringale, lui glissa-t-il à l’oreille. C’est des farceurs, mais nous les tenons par leurs projets coupables!


Saladin, cependant, éveillé par le choc, poussa un vagissement de possédé qui sembla produire sur son père adoptif l’effet d’un son de clairon.


– Faut faire la fin de ces deux-là! hurla-t-il en se débattant. Maurice riait encore, l’imprudent; mais Etienne moins téméraire, se réfugiait déjà de l’autre côté de la table, et nul n’aurait su dire quel dénouement tragique allait avoir cette scène si joyeusement commencée, quand l’entrée d’un personnage nouveau changea soudain la situation.


La porte s’ouvrit toute grande. Un homme de robuste apparence, à la physionomie froide et terne parut sur le seuil. Quatre voix étonnées prononcèrent le nom de M. Bruneau. Le nouveau venu salua poliment les deux jeunes gens, et de son pouce, renversé pardessus son épaule, montra aux deux autres le chemin de l’escalier. Échalot et Similor hésitèrent un instant, puis ils baissèrent les yeux sous le regard fixe de M. Bruneau et tournèrent le dos sans mot dire.


– On oublie quelque chose, dit le nouveau venu en montrant du pied l’enfant qui se roulait dans ses lambeaux.


Échalot revint, le prit dans ses bras, et disparut au pas de course.


– Deux drôles de corps! murmura tranquillement M. Bruneau. Pauvres garçons! Deux bien drôles de corps!


Son œil, lent à se mouvoir, tourna autour de la chambre et fit l’inventaire de l’ameublement indigent. Son regard s’arrêta sur l’une des deux chaises restées vacantes.


– Asseyez-vous si vous voulez, voisin, dit Etienne assez lestement. Est-ce que, par hasard, nous serions à échéance?


Maurice ajouta d’un ton presque provocant.


– Je ne savais pas que nous fussions ensemble à ce point d’intimité pour entrer sans frapper les uns chez les autres…


Au lieu de répondre, M. Bruneau continuait à examiner la chaise.


– Je connais des tas d’histoires, prononça-t-il entre haut et bas. Nos deux amis se regardèrent étonnés.


– L’affaire de la lettre de change, reprit le voisin paisiblement, ne vient que fin novembre. Nous avons du temps devant nous. Est-ce que ce n’est pas ici chez M. Michel?


– La chambre à côté, répondit Etienne.


L’œil de Maurice interrogeait. Le voisin opposa à son regard sa prunelle lourde et terne.


– Il y a longtemps que vous n’avez vendu d’habits, dit-il. Je suis toujours dans la partie.


Puis, sans transition, il ajouta:


– On trouve quelquefois des choses curieuses dans les poches des vieux habits… Je connais des tas d’histoires…


Il alla prendre la chaise qu’il lorgnait depuis son entrée et répéta en l’approchant:


– Des tas d’histoires!


– Et c’est pour nous raconter des histoires… commença Maurice. M. Bruneau l’interrompit sans façon.


– Alors, demanda-t-il, M. Michel n’est pas à la maison?


– Vous le voyez, répliqua sèchement Maurice.


Etienne, en proie à son idée fixe de théâtre, se promettait déjà de reproduire ce type quelque part.


– Il ne rentrera pas de bonne heure? demanda M. Bruneau.


– Non.


– J’entends bien… Mais par exemple, il sortira dès le potron-minet. On ne mène pas une vie semblable pour son plaisir.


À l’aide d’un large mouchoir à carreaux qu’il tira de sa poche, il donna un soigneux coup d’époussette à sa chaise et poursuivit en s’adressant à Maurice:


– Vous avez grande envie de vous fâcher, mon voisin. Ce serait un tort. Vous êtes tout jeunes, vous deux. Je me connais un peu en physionomies. Vous devez avoir bon cœur… N’empêche, s’interrompit-il, en secouant son mouchoir, qu’il y avait drôlement de la poussière. La femme de ménage ne vient donc plus? Non… Ah! dame, les valets de chambre comme Similor, ça salit au lieu de rapproprier.


Il s’assit avec précaution, en homme qui n’accorde pas aux quatre pieds de son siège une confiance illimitée.


Nous devons faire remarquer tout de suite que ces choses étaient dites et faites naïvement, pesamment, pacifiquement surtout, et de manière à éloigner l’ombre même du soupçon d’un parti pris d’insolence.


Etienne pouvait avoir raison; ce bonhomme était peut-être un type. Au premier aspect, cependant, il n’en avait pas l’air. Il faisait l’effet pour le costume, et aussi pour la tournure, d’un demi-bourgeois mal dégrossi ou d’un artisan qui commence à cacher du foin dans ses bottes. La profession qu’il se donnait n’outrepassait point, du reste, ce niveau social: il revendait des habits, manigançait un peu l’escompte et s’occupait de divers menus courtages. Au physique, c’était un homme entre deux âges, de taille moyenne, robuste, mais gauche. Son visage flegmatique n’indiquait point de méchanceté et réveillait je ne sais quelle idée de pure végétation. Toute sa personne, en somme, au premier aspect surtout, présentait avec beaucoup d’énergie l’apparence spécialement parisienne que les romantiques désignaient par le mot «épicier».


Avez-vous vu fleurir ces monstres charmants qu’on nomme des orchidées? Il vous serait impossible de trouver deux fantaisies qui se ressemblent dans ces collections de caprices. Leurs graines se sèment dans les fentes du vieux bois; elles tombent des plafonds en chevelures impossibles. Ainsi est une certaine partie de la population de Paris. Ces invraisemblances pullulent autour de nous, si près que nous ne les voyons pas.


Chaque fois que nous mettons en scène Échalot et Similor, ces deux magots plus baroques que ceux du Céleste Empire, la terreur nous prend: ces deux biscuits, Parisiens de la tête aux pieds, modelés, mis au four et vernis avec un soin non-pareil, vous ont vingt fois croisés dans la rue et vous ne les avez pas remarqués? Qu’y faire?


Mais M. Bruneau, à la bonne heure, vous ne connaissez que lui! Ce n’est pas celui-là qui vous offensera par des prétentions à l’originalité. Son type est usé comme un vieux sou; sa physionomie est plate comme d’habitude… Et pourtant, le second coup d’œil qui s’arrêtait sur M. Bruneau restait surpris et presque effrayé. Sous la placide pesanteur de son allure, il y avait je ne sais quoi qui était une puissante originalité. Vous eussiez dit, au troisième coup d’œil, que ce terne et débonnaire visage cachait quelque terrible secret sous un masque de plâtre. Une grandeur latente était là, une beauté aussi, une pensée… Mais qui donc accorde un troisième regard à un M. Bruneau?


En s’asseyant, il tira une grosse montre d’argent, qu’il consulta, pensant tout bas: «Il n’est que neuf heures à la Bourse. Nous avons le temps de bavarder.»


– Puis-je savoir enfin ce qui vous amène? demanda Maurice.


– Ce qui m’amène, mon jeune monsieur… oui, oui, naturellement… mais plus tard. Auparavant, j’ai idée de collaborer avec vous.


– Collaborer! répétèrent à la fois Etienne et Maurice, l’un riant, l’autre sérieusement scandalisé.


– Pourquoi pas! fit M. Bruneau, dont le sourire épais eut comme une arrière-nuance de moquerie. Je vous dis que j’ai des histoires… des tas d’histoires!


– Mais… voulut dire Maurice.


– J’entends bien. Vous ne m’avez pas confié que vous cherchiez un drame partout, comme les chiffonniers, sauf respect, remuent les ordures. Vous êtes deux jolis jeunes gens… qui laissez des papiers dans les poches de vos redingotes.


– Vous avez trouvé des plans? interrompit Etienne.


– Des lettres? ajouta Maurice qui pâlit légèrement.


– Pour sûr, je n’ai pas trouvé d’actions de la Banque de France. Si ça était, je vous le dirais bien, allez, et nous partagerions, car ce qui est vendu est vendu, pas vrai? J’ai payé les deux redingotes et leurs doublures. Mais j’aime la jeunesse. Tenez, monsieur Schwartz, voici votre correspondance. Il tendit une lettre pliée à Maurice, qui changea de couleur.


– Je ne l’ai pas lue, reprit M. Bruneau avec une sorte de dignité, mais je connais l’écriture.


– Monsieur, je vous remercie, prononça Maurice d’un air contraint.


– Il n’y a pas de quoi, entre voisins. Quant à M. Roland voici: deux contremarques et une reconnaissance du mont-de-piété.


Etienne prit le tout et fit un grand salut en disant:


– Voisin, ce n’était pas la peine de vous déranger.


– Est-ce que vous connaissez intimement cette demoiselle Sarah? demanda doucement M. Bruneau, en s’adressant à lui.


– Comment!


– Voyez le reçu; une montre de femme, au nom de Mlle Sarah Jacob.


– Un hasard!… balbutia Etienne.


– Je ne suis pas votre tuteur, monsieur Roland, mais j’ai connu autrefois votre père, qui est un homme respectable… et j’ai vu de bien jolis jeunes gens que les mauvaises fréquentations menaient où ils ne voulaient point aller.


Etienne dit à son tour et très sèchement:


– Je vous remercie, monsieur.


– Pas de quoi… à votre service. Reste à savoir comment j’ai appris que vous étiez auteurs. Ce n’est pas malin. J’habite une chambre où l’on entend les trois quarts de ce que vous dites…


– Nous changerons de logement! s’écrièrent en même temps les deux amis.


– Et les deux termes?


– Vous savez aussi?…


– Je sais à peu près tout. Quand vous ne travaillez pas à Sophie, Édouard et Olympe Verdier, vous causez de vos petits embarras. Je ne compte pas trop sur votre lettre de change, au moins. M. Michel est franc comme l’or, mais quand on sort si matin et qu’on rentre si tard… Ça n’offre pas beaucoup de prise, non. Mais voyons: combien me donneriez-vous, j’entends sur vos droits d’auteur, si je vous apportais une machine toute faite pour le théâtre de l’Ambigu!


– Rien, répondit Maurice, nous faisons nos pièces nous-mêmes.


– Vos pièces! répéta M. Bruneau; en avez-vous donc beaucoup comme ça en magasin?


– Je ne permettrai pas à un homme comme vous… commença le joli blond qui avait ses raisons particulières de perdre patience.


– Je suis un homme comme tout le monde, allez, interrompit M. Bruneau à son tour avec une mansuétude si parfaite, que Maurice eut la parole coupée.


Etienne, cependant, lui disait tout bas:


– Il est bête comme une oie, tu vois bien! Ne vas-tu pas prendre la mouche? Ce sont ceux-là qui ont des idées… outre qu’on en trouve quelquefois, comme il dit, dans les poches des vieilles affaires.


M. Bruneau consulta sa montre.


– Vingt ans… et vingt-deux ans… murmura-t-il. À cet âge-là on a bon cœur ou jamais.


C’était la deuxième fois qu’il parlait ainsi. Nos deux amis avaient entendu parfaitement. La bizarrerie de la situation les prenait; Maurice devenait curieux et Etienne concevait de vagues inquiétudes.


– Monsieur Bruneau, dit le premier en le regardant fixement, vous n’êtes pas venu pour nous conter ces sornettes, et il y a quelque chose de sérieux là-dessous.


– Tout est sérieux, répondit le marchand d’habits sans perdre de sa flegmatique tranquillité; le dessus et le dessous. Nous étions trois tout à l’heure dans la pièce voisine; moi qui venais pour ce que vous allez voir et ces deux pauvres garçons. Ah! les drôles de corps! Nous sommes entrés tous les trois à tâtons, moi les voyant, car je regarde assez volontiers où je mets le pied, eux ne me voyant pas. J’ai cru qu’ils avaient un mauvais dessein: ce sont de si pauvres créatures! Mais point du tout! J’en ris encore, tenez! Ils avaient de bonnes intentions! Ils voulaient tout uniment poignarder quelqu’un pour votre compte, afin de ne pas rester à rien faire. Méfiez-vous de ce comique-là pour votre drame. C’est par trop parisien: Paris n’y croit pas. M. Bruneau ne riait pas le moins du monde.


– C’est moi, mes jeunes messieurs, reprit-il, qui ferais un personnage curieux, arrivant de but en blanc dans la chambre où deux auteurs en herbe se creusent la cervelle et leur disant: me voilà, je sais votre drame par cœur; le drame que vous n’avez pas encore combiné je le sais depuis le prologue jusqu’au dénouement. Voulez-vous que je vous le raconte?


– Au fait, dit Etienne, c’est original. Maurice gardait le silence.


– Dans ce drame-là, poursuivit M. Bruneau, dont les traits immobiles eurent presque un sourire, je suis peut-être acteur… vous aussi, sans vous en douter… Ah! c’est un drame comme on en voit peu, savez-vous? Je connais tous nos collègues, les autres acteurs et aussi mesdames les actrices. Je connais le comte Verdier et sa femme, je connais Édouard, je connais Sophie. (En parlant il fixait ses yeux ternes sur le tableau tracé à la craie au revers de la porte.) Je connais Alba, la chère enfant; je connais M. Médor, ce grand rôle de genre; je connais la marquise Gitana…


– Et l’Habit-Noir? l’interrompit tout bas Maurice, qui cachait sa curiosité sous un voile de moquerie.


– Mélingue vous tiendra ça aux oiseaux! répondit M. Bruneau en amateur. Je connais encore certains autres messieurs et certaines autres dames qui sont là-dedans jusqu’au cou. J’ai des histoires… des tas! Voulez-vous savoir ce que font vos marionnettes à l’heure où nous sommes? Ce qu’elles faisaient hier? ce qu’elles feront demain?


– Que fait Alba? demanda étourdiment Maurice.


– Elle danse, répondit le marchand d’habits, le comte Verdier est venu à Paris dans son coupé, la comtesse Olympe dans sa calèche, et la marquise Gitana est au lit d’un mourant.


– Est-elle méchante ou bonne, celle-là? interrogea Etienne.


– Il faudra précisément que le spectateur se fasse cette question, répliqua M. Bruneau, pour que le drame marche.


– Et Sophie? que fait-elle?


– Elle pleure. Elle ne sait pas que l’opulence et le bonheur sont au seuil de sa pauvre chambrette…


– Oh! oh! firent ensemble les deux jeunes gens.


– Je vous dis que c’est palpitant d’intérêt! prononça M. Bruneau, qui souligna d’un sarcasme sérieux ces derniers mots.


– Vous êtes donc un sorcier, vous? dit Etienne incrédule.


– Non pas. Il n’y a plus de sorciers. Je suis mieux qu’un sorcier: les sorciers devinaient les histoires; moi je les sais sur le bout du doigt.


– Et Olympe! que fait-elle à Paris?


– Elle est en train de se perdre.


– Et son mari?


– Othello millionnaire commande à Iago une fausse clef du secrétaire de Desdémone.


– Et Michel?


– Édouard, voulez-vous dire?


– Oui, Édouard. Est-ce qu’il aime Olympe Verdier?


Ce fut Maurice qui fit cette question. M. Bruneau répondit:


– N’est-elle pas assez belle pour cela?


Pour la première fois, un semblant d’émotion agita sa voix. Il détourna les yeux, atteignit sa grosse montre pour se donner une contenance et toussa sec.


Ce fut la toux peut-être qui fit monter à ses joues une légère et furtive rougeur. Le temps de la remarquer, il n’y paraissait plus; sur la physionomie froide et lourde du Normand, aucune trace de l’émoi passager ne restait.


– C’est un beau jeune homme, dit-il d’un ton morne. Mais il n’y a pas de poteau indicateur à l’entrée de la route qui conduit au bagne.


Ce mot fit sauter Etienne et Maurice sur leurs chaises.


– Monsieur, déclara le petit blond résolument, vous allez nous dire qui vous êtes!


M. Bruneau, ayant poli avec soin le verre de sa montre sur son genou, consulta le cadran d’un air distrait.


– Mes jeunes amis, répliqua-t-il avec douceur, vous ne me verriez pas ici s’il n’était encore temps de mettre une barrière en travers de son chemin… et du vôtre. C’est un beau jeune homme. Avant de nous quitter, ce soir, nous parlerons de lui. Pour ce qui est de moi, nous ne sommes pas encore au prologue de notre drame, et certaines énigmes ne montrent leur mot qu’aux environs du dénouement. Patience… L’heure a marché pendant que nous bavardions. Le temps nous presse désormais. Abordons le sujet de ma visite. Avez-vous pris connaissance de ceci?


Il désignait du doigt sur la table le cahier de papier gris imprimé, portant pour titre: Procès curieux. André Maynotte ou le perfide brassard. Vol de la caisse Bancelle (de Caen), juin 1825.


Depuis un quart d’heure, murmura Maurice, je songeais que vous étiez l’auteur de cet envoi.


Etienne rapprocha son siège.


Quoi qu’ils en eussent, Etienne et Maurice lui-même prenaient un intérêt croissant à cette scène bizarre. L’entretien, il faut en convenir, s’emmanchait de façon à poser une de ces charades audacieuses qui font la joie des auteurs dramatiques. À supposer que l’histoire du mystérieux brassard fût un prologue, par quel lien ces romanesques prémisses aboutissaient-elles à l’action compliquée dont nos jeunes amis sentaient vaguement les rouages fonctionner autour d’eux?


Ce Normand à l’allure bourgeoise prenait pour eux de plus en plus des proportions étranges.


Et derrière l’épaisseur lourde de son masque, cette autre physionomie dont nous avons parlé, cette seconde peau, ce latent caractère de hardiesse vigoureuse et d’implacable intelligence lentement se dégageait…

XX Des tas d’histoires

M. Bruneau avait pris à la main la brochure. Il en parcourait le titre naïf en rêvant. Un instant, il se recueillit et sa main robuste pressa son front comme pour en exprimer la pensée.


– Il y a là un point de départ surprenant, poignant et vrai, ce qui ne gâte rien, prononça-t-il avec lenteur. Ceci est de l’histoire, quoique ce ne soit pas de l’histoire intelligente, car l’auteur, pour écrire, s’est mis au même point de vue que les juges pour juger. Soyez tranquille, monsieur Roland, je ne dirai rien contre votre père.


– Oh! répliqua Etienne, ne vous gênez pas. Il s’agit du drame.


– Je regarde votre père comme un digne magistrat, et j’admets que le vôtre fit son devoir, monsieur Schwartz.


– Je ne vous laisserais pas dire le contraire, interrompit Maurice. Le Normand s’inclina avec gravité.


– Ce qui n’empêche pas, reprit-il en élevant la voix, que cet André Maynotte était un innocent et que vous allez avoir en lui un premier rôle haut comme la colonne Vendôme. Écoutez-moi bien. Le drame n’attend pas la représentation: il se joue; nous le jouons, et je suis ici pour que vous sachiez ce qu’il faut savoir pour ne pas manquer vos entrées. Y êtes-vous?


– Nous y sommes! répondirent les deux jeunes gens pareillement attentifs.


– Un fait qui desservit beaucoup André Maynotte et sa femme, lors du procès, commença M. Bruneau, ce fut leur qualité d’étrangers, car on regarde presque partout, en France, les Corses comme des étrangers. Voici pourquoi la belle Julie et son mari, natifs de l’île de Corse tous les deux, avaient quitté leur patrie:


«Là-bas, de l’autre côté de Sartène, c’est un beau pays à brigands: j’entends comme décor, car, en réalité, les plus parfaits bandits du monde y trouveraient peu d’occasions d’exercer leur industrie. Les voyageurs y sont rares, et ce que nous appelons les «maisons bourgeoises» plus rares encore. Il y a pourtant un conte de nourrice qui place aux environs du vieux château des comtes Bozzo la mystérieuse capitale du brigandage européen. Du temps du premier Paoli, un comte Bozzo, captura sur ses terres et fit pendre le Grec Nicolas Patropoli, dont les exploits sanglants avaient épouvanté les Romagnes, et qui était célèbre dans l’univers entier sous le nom de Fra Diavolo. Vous saurez que ce nom se transmettait comme celui de Pharaon en Égypte: il y a eu dix Fra Diavolo. Nicolas Patropoli était en Corse pour se refaire, tout uniment, au couvent de la Merci. Un habile médecin l’y soignait. Il se peut que ce sauvage coin de terre s’il ne sert pas de quartier général, soit au moins un lieu d’asile pour les francs-maçons du crime. Vous jugerez.


«Je puis vous affirmer ceci: la vieille fable d’un monastère habité par des bandits déguisés en moines était une réalité en Corse, à la fin du siècle dernier. Le souvenir de ces terribles pères du couvent de la Merci est encore très vif aux environs de Sartène, et bien des gens ont vu debout ces sombres murailles derrière lesquelles se cachait une éternelle orgie. Le monastère de la Merci existait en 1802, à la lisière des bois de châtaigniers qui bordent le maquis. Ce fut un comte Bozzo encore qui démolit ce repaire dans les premières années de l’Empire. Le dernier Fra Diavolo, Père des Veste Nere d’Italie et supérieur du couvent de la Merci, avait combattu les Français en bataille rangée. Il se nommait Michel Pozza, selon les uns, Bozzo, selon les autres, et fut pendu à Naples, en 1806, dit-on. Ce Michel Bozzo, dernier chef des moines brigands, et le comte Bozzo, destructeur du monastère, étaient-ils parents? On ne sait.


«Les comtes Bozzo, comme cela se voit souvent dans les pays primitifs étaient la tête d’une immense famille, où il y avait plus de pauvres gens que de riches seigneurs. Sous la Restauration, les principales têtes de la race se dispersèrent. Il ne resta que la branche des Bozzo-Corona, de Bastia, et la lignée de Sébastien Reni, établie aux environs de Sartène. Sébastien Reni portait le titre de chevalier. Il vivait au château avec sa femme, qui était une Française. Le clan le reconnaissait pour son chef et, quand il eut une fille, l’évêque vint la tenir sur les fonts du baptême. Elle eut nom Giovanna-Maria.


«Du couvent de la Merci, il ne restait qu’une tour demi-ruinée. À cette tour, une maison moderne s’appuyait, modeste et blanche, parmi les sombres ruines. De temps en temps, un homme venait habiter cette maison. Il était riche et répandait de l’argent dans le pays. Ce n’était pas un étranger; il avait nom Bozzo. Sa femme morte, depuis longtemps déjà, était une Reni; sa fille et son gendre, un Reni également, habitaient les communs du château. Et pourtant, malgré ces alliances connues, une atmosphère mystérieuse enveloppait cet homme, qu’on nommait Le Père ou Le Père-à-tous. Dans ses longues et fréquentes absences, nul ne savait où il allait.


«L’année 1818 se montra féconde à Paris en attentats contre les personnes et les propriétés. On vit, au beau milieu d’une prospérité sans exemple, la panique s’emparer de toutes les classes de la société. Le croquemitaine qui causait ces terreurs avait un nom déjà prononcé en semblables circonstances sous l’Empire et même, disaient les vieillards, avant la Révolution: il s’appelait l’Habit-Noir. «Les personnes raisonnables avaient cependant beau jeu pour révoquer en doute l’existence de ce bandit légendaire, car, pour chaque crime commis, il y eut une condamnation prononcée, et si quelque chose avait dû étonner les observateurs, c’eût été peut-être l’extrême exactitude du bilan judiciaire qui put placer, sans exception aucune, le coupable puni en face de chaque méfait accompli. Vous connaissez le colonel Bozzo-Corona, qui est maintenant presque centenaire…


– Est-ce que c’est l’Habit-Noir? demanda Etienne en riant, ou Fra Diavolo ressuscité?


– Laisse parler! dit sévèrement Maurice.


M. Bruneau lui adressa un signe d’approbation amicale.


– Le colonel Bozzo, reprit-il sans tenir compte de la question d’Etienne, s’en va mourant depuis quelques jours. M. le baron Schwartz va perdre en lui un riche client, et, par contre la comtesse Corona fera un bel héritage. Je vous parle de lui, parce qu’il lui arriva en ce temps une aventure des plus romanesques. Quoiqu’il eût déjà de l’âge, il menait la vie de jeune homme, et grand train. Il était surtout joueur. Notre jeune premier, Édouard, l’est aussi, saviez-vous cela? Mais nous y reviendrons. Bien des gens disaient, cependant, que sa vie de plaisir n’était qu’un masque pour cacher les efforts d’un conspirateur.


«La dernière partie du colonel est restée célèbre: il perdit 7000 louis sur un coup de cartes. Assurément, il fallait que sa fortune fût énorme car il était beau joueur et ne fit jamais attendre le payement d’une dette d’honneur. On ne lui connaissait pas de patrimoine en France. Il parlait de biens considérables qu’il avait dans l’île de Corse. Il quitta Paris subitement après sa dernière perte et son vainqueur le suivit. Il s’agissait de vendre le domaine de Corse pour solder les 7000 louis; chacun savait cela; mais le vainqueur, engoué du domaine et sans doute trahi par les cartes à son tour, fit venir traites sur traites de Paris et finit par mourir en Corse ou ailleurs. C’était un vieux garçon. Il n’en fut que cela. Seulement, Paris devint tout à coup tranquille. Ce vieux garçon était peut-être l’auteur de tous les méfaits qui désolaient la capitale. Quoi qu’il en soit, on n’eut bientôt plus assez de railleries pour les simples qui croyaient à l’Habit-Noir.


«Il était à Londres, l’Habit-Noir! Londres n’osait plus sortir le soir, malgré le luxe de ses trois polices. Londres avait traduit le mot parisien: il avait peur du Black-Coat. Et il avait raison, Londres, car le Black-Coat, ou l’Habit-Noir, le malmenait rudement. Les trois polices en perdaient la tête. Vers le même temps, le colonel Bozzo vint s’établir à Londres, où il se trouva tout à coup entouré de gens qui vantaient sa position et sa fortune, surtout le grand domaine de Corse. Les rumeurs publiques allèrent aussitôt leur train. Il vivait seul et menait l’existence de garçon. Il dînait au club. Sa maison se composait d’une servante italienne et d’un petit secrétaire français, sorte de groom lettré qui avait beaucoup d’intelligence. Ce petit secrétaire avait peut-être un nom comme tout le monde, mais son maître, qui l’avait pris à Paris, dans un atelier de serrurerie, pour l’élever à ces fonctions intimes, lui donnait un de ces sobriquets doubles, usités dans le compagnonnage, et l’appelait Toulonnais-l’Amitié.


«À Londres, l’Habit-Noir ou le Black-Coat et ses mirmidons occupèrent les badauds toute une saison. Les méfaits attribués à la bande furent nombreux et du meilleur choix. Seulement, les gens raisonnables, ayant quelque teinture de droit, n’hésitèrent pas à nier l’existence du mystérieux chef de voleurs; chaque crime, en effet, ici comme à Paris, se soldait devant la justice par une condamnation. À quoi bon chercher au-delà? L’Habit-Noir était une superfétation et, l’eût-on arrêté par hasard, la loi n’avait rien à réclamer de lui!


«Ainsi parlaient les sages, mais la sagesse a-t-elle le sens commun? Les fous croyaient dur comme fer à l’Habit-Noir: un vampire double, un monstre qui assassinait deux fois, par le poignard d’abord, ensuite par l’échafaud… Et le colonel perdait son argent galamment, selon son habitude.


«Les gens qui ont quelque chose à cacher changent de nom. Le colonel n’avait garde: c’était le colonel Bozzo à Paris, à Londres, partout. Il y eut bien au club, des rumeurs sortant on ne sait d’où; les méchantes langues se demandèrent bien les unes aux autres ceci, cela, mais le gentleman français avait été présenté selon les formes, et il était beau joueur.


«Son partner habituel était John Mason, un fils de nabab, dont le père avait gagné des millions à empoisonner les Chinois. Ce Mason passait pour avoir cent cinquante mille livres de revenus (deux millions sept cent cinquante mille francs). Il venait de se marier avec une comédienne et s’en repentait, selon l’usage.


«Un matin, il partit en compagnie du colonel sur un navire qui faisait voile pour l’Italie. Voici le bruit qui courut dans Londres à ce sujet: John Mason, hypocondriaque, même un peu poitrinaire, voulait acquérir dans le midi de l’Europe une résidence d’hiver. Il prétendait avoir trois ou quatre lieues carrées, disait-on, et fonder sur ces terrains un domaine comme on n’en vit jamais. Or, l’héritage du colonel était de taille à le satisfaire, puisque, partant des montagnes, cet héritage allait rejoindre la mer à travers de vastes forêts. Le colonel n’avait plus que ce patrimoine, au dire des gens du club, qui ajoutaient que les deux compagnons de voyage allaient jouer sur place une colossale partie de backgammon dont le domaine serait l’enjeu.


«Le colonel ne reparut plus à Londres où la légende des Habits Noirs tomba graduellement à l’état de conte à dormir debout. Aucune capitale européenne ne prononçait à cette époque le nom de l’Habit-Noir, qui flamboyait, au lointain de la mythologie brigande, comme les grands noms de Cartouche, de Mandrin et de Schinderhannes. Tout à coup, vers l’année 1821, les journaux le ressuscitèrent. L’Habit-Noir était dans les prisons de Caen pour le meurtre d’une dame anglaise, l’ex-comédienne Sara Potier, veuve de John Mason, Esq.


«John Mason était donc mort! Je ne dis pas tout, mes jeunes maîtres, mais, si vous voulez de plus amples renseignements, il y a un homme, un honnête homme, qui a vécu quinze ans de sa vie avec les gens de police et les voleurs.


M. Bruneau s’arrêta ici pour reprendre haleine. Sa joue était très pâle et des gouttes de sueur perlaient à son front.


Etienne et Maurice écoutaient avec une curiosité maladive ce récit qui semblait calculé pour éperonner l’attention en la promenant loin du point de départ. On était assurément à cent lieues de leurs pères, le juge d’instruction et le commissaire de police de Caen, à cent lieues aussi d’André Maynotte, le ciseleur du perfide brassard. Maurice demanda:


– Cet homme dont vous parlez, c’est vous?


M. Bruneau laissa tomber sur lui son regard indéfinissable, gris et morne, comme ces cendres sous lesquelles un incendie peut couver.


– Avez-vous regardé de près parfois, murmura-t-il, le pauvre malheureux qui demeure à côté de vous… Trois-Pattes, comme on l’appelle?


Il s’interrompit encore.


– Eh bien! interrogea Etienne, cherchant toujours son drame avec la ténacité d’un chien qui a le nez sur une piste, ce Trois-Pattes?


Le Normand ne répondit point.:


– John Mason était bien mort, reprit-il brusquement. Une drôle d’histoire! J’en sais des tas! Ah! ah! Paris et Londres n’entendaient plus parler de l’Habit-Noir. Je crois bien! On ne peut être partout. L’Habit-Noir voyageait. Et le petit secrétaire du colonel, Toulonnais-l’Amitié, avait grandi depuis le temps; c’était presque un jeune homme. John Mason était bien mort. Pendant un an, son notaire de Londres lui avait fait passer en Corse des sommes folles, car il était en Corse et datait ses lettres de Sartène.


«Que faisait-il à Sartène? Nul ne l’a jamais su au juste. Il jouait sans doute le domaine. La partie durait, durait. La chance avait tourné. Mason perdait, puisqu’il faisait venir des fonds. La comédienne eut peur d’être ruinée. Elle partit de Londres un matin, et vint en Corse pour veiller à son douaire.


«Quand un malheureux est prisonnier, on peut lui faire écrire et signer ce qu’on veut, n’est-ce pas? on connaît cela au boulevard. Je crois bien que John Mason ne jouait plus au backgammon depuis longtemps. Quand sa femme vint le rejoindre, que se passa-t-il? Elle annonça, par lettre, la mort de son mari au notaire de Londres et demanda de l’argent à son tour, encore de l’argent. L’Habit-Noir a manié, en sa vie, plus d’or qu’il n’en faudrait pour acheter Paris.


«Mais il y a autour de lui une armée, et cela coûte cher.


«Le notaire de John Mason reçut une dernière lettre de la veuve. Elle ne ressemblait point aux autres et contenait quatre lignes seulement, annonçant «son évasion miraculeuse». Vous voyez bien qu’il y avait une prison! Mistress Mason n’entrait, du reste, dans aucun détail; elle se bornait à dire que, libre maintenant, elle allait s’adresser à la justice.


«Comme elle craignait la mer, elle entreprit le voyage de Calais à travers la France. Elle fut assassinée dans une auberge de Caen… Pourquoi Caen? Ce n’était pas sa route… On arrêta l’assassin… L’Habit-Noir fut mis sous clef pour la première et la dernière fois de sa vie. Était-ce bien l’Habit-Noir? Cela est de tradition à la prison de Caen, et ce fut de son propre cachot qu’André Maynotte s’échappa cinq ou six ans plus tard, par une fenêtre dont les barreaux étaient sciés d’avance, du fait de l’Habit-Noir.


«Toulonnais-l’Amitié s’était mis à la poursuite de la comédienne. Son maître l’avait suivi. Ils revinrent tous deux, longtemps après, par une nuit noire, avec un étranger qui hérita sans doute de la chambre à coucher de Mason. Les lettres que l’Amitié mit alors à la poste de Sartène étaient adressées à Berlin. À Berlin, un riche banquier juif manquait. Beaucoup d’argent prussien arriva.


«Puis le Père fit un voyage en Autriche, puis encore un voyage en Russie. Il y avait de la place dans les caves de la Merci. Ceux qui revenaient avec le Père et Toulonnais-l’Amitié entraient là et n’en sortaient plus.


«En 1821, Toulonnais-l’Amitié était déjà un jeune homme, un beau et solide gaillard, hardi luron, effronté compère, amoureux de toutes les femmes, et tuant là-bas le temps comme il pouvait. Il est bien entendu que je vous ai montré tout d’un coup le dessous des cartes; aux environs de Sartène, on était loin d’en savoir aussi long que vous. Les idées politiques qui ont fait la révolution de 1830 s’éveillaient alors dans toute l’Europe, et le souffle des sociétés secrètes de l’Italie pénétrait jusqu’en ce coin reculé. Pour tous ceux qui cherchaient des explications, le Père était un missionnaire du carbonarisme.


«Ce qui le prouvait, c’était sa haine contre Sébastien Reni, des comtes Bozzo, le chef nominal du clan, lequel restait dévoué aux Bourbons. Sébastien Reni mourut au château en cette année 1821, et sa veuve, une pieuse femme, ne pouvait tarder à le rejoindre dans la tombe, car les médecins l’avaient condamnée. Leur jeune fille, doux ange de beauté, de grâce et de bonté, avait quitté, pour leur donner des soins, le couvent de Sartène, où elle achevait son éducation.


«Giovanna-Maria Reni allait avoir seize ans. Sa tante, la supérieure des bernardines de Sartène, l’avait élevée comme une grande dame qu’elle devait être. Elle était destinée à l’un de ses cousins de Bastia qui tenait le haut bout parmi la jeunesse insulaire. Un soir, revenant de l’église, elle fut attaquée, non loin des ruines, par ce don Juan en herbe, Toulonnais-l’Amitié. Celui-là ne respectait rien. Un jeune garçon de la ville, armurier ciseleur de son état, se battit pour elle et fit un mauvais parti au séducteur. Giovanna-Maria se souvint de lui. Toulonnais ne l’oublia pas non plus.


«Saluez, messieurs les auteurs! Vos héros entrent en scène. L’armurier ciseleur de Sartène avait nom André Maynotte, et Giovanna-Maria, ce bel ange, est votre comtesse Olympe Verdier.

XXI Le secret de la pièce

L’œil de M. Bruneau avait brillé deux fois. On eût dit que sa prunelle, dure et froide comme un caillou, rendait deux étincelles au choc de ce nom: Giovanna-Maria. Maurice écoutait, les yeux baissés, cherchant dans ce récit, embrouillé comme à plaisir, non plus la fantaisie d’un drame, mais la série de faits, applicable à la réalité qui l’entourait. Ses sourcils froncés donnaient à son visage une expression plus virile. On ne peut dire qu’il comprit tout, mais il devinait beaucoup, et le narrateur, sentant la communication établie, s’adressait à lui de préférence.


Etienne, fidèle à sa pièce, cherchait un scénario. Il s’égarait avec une voluptueuse angoisse dans les broussailles de cette histoire confuse. Il prenait des notes impossibles. L’énorme silhouette de l’Habit-Noir lui apparaissait au-dessus de toutes ces brumes. Il voyait un acte dans la cave, située sous les ruines du couvent. La comédienne avait-elle un rôle par la suite: tout dépendait de là!


Mais morbleu! la seule affaire Maynotte, sortant ainsi de ces dramatiques fourrés, promettait trois ou quatre tableaux à choisir.


M. Bruneau poursuivit:


– Je tiens à vous dire, de peur de l’oublier, qu’un homme fut pendu à Londres, pour le meurtre de John Mason. Une tête roula dans le panier pour la disparition du banquier juif de Berlin. Le mort de Vienne et le mort de Saint-Pétersbourg furent vengés par l’échafaud. L’Habit-Noir et la loi restèrent quittes. Les bons comptes font les bons amis.


«Cet André Maynotte était orphelin de père et de mère. Ni son ambition ni son intelligence peut-être n’allaient au-delà de son état, mais la vue de Giovanna lui fit une autre âme. Il aima.


«Tant mieux et tant pis pour vous, mes jeunes maîtres, si ce mot vous dit tout…


– Votre voix tremble en le prononçant, murmura Maurice avec un intérêt profond.


– C’est que mon cœur saigne, répondit le Normand, reprenant son calme à l’aide d’un violent effort. Quel homme n’a un souvenir? J’ai souffert… André Maynotte déserta son atelier; il courait après son cœur qui avait fui hors de sa poitrine. Il passait les jours et les nuits à rôder autour de ces sombres murailles qui le séparaient de son bien-aimé trésor.


– Et Giovanna-Maria savait cela?


– Elles savent tout, celles qui sont aimées! Le soir même où mourait la mère de Giovanna, Toulonnais-l’Amitié avait fait dessein de l’enlever. André ignorait ce complot, mais il avait bien de l’angoisse. Au lieu de rentrer dans sa demeure, il errait en rêvant sur la lisière des bois de myrtes. La nuit était venue et déjà tous les bruits se taisaient. Tout à coup, un pas léger sonna sur la poussière du sentier et André entendit une voix d’enfant qui l’appelait par son nom.


«- Par ici, mignonne, dit André, car il avait reconnu dans l’ombre Fanchette, la petite-fille du Père-à-tous. Une étrange créature qui était tout le cœur de son aïeul et dont ceux du pays disaient qu’elle serait plus riche qu’une reine.


«L’enfant bondit sous le couvert et vint se jeter essoufflée entre les jambes d’André.


«- La nuit ne me fait pas peur, dit-elle; mais le secrétaire de mon bon-papa est un bandit. S’il m’a suivie, il me tuera!


«Elle fit un signe qui commandait le silence et prêta l’oreille. Tout était muet aux alentours. André demanda:


«- Pourquoi Toulonnais te suivrait-il, fillette?


«- Parce que la Giovanna m’a envoyée vers toi.


«- La Giovanna! murmura André dont les jambes faiblirent sous le poids de son corps.


«C’était un grand amour qu’il avait dans l’âme.


«- Te voilà qui trembles, dit l’enfant, comme elle tremblait quand elle a parlé de toi. Mais, écoute: Toulonnais-l’Amitié est un bandit; je le déteste; il fait peur à mon père et à ma mère, quoiqu’ils soient les enfants du Maître. Ce soir, il rôdait au château, dans le corridor qui conduit à la chambre de la morte. As-tu vu des morts? Moi, j’aurais voulu voir la morte: je rôdais aussi. J’ai entendu l’Amitié qui disait à la chambrière: «Je te donnerai dix napoléons…» Il lui serrait le bras; elle pleurait. J’ai entendu qu’il disait encore: «Les chevaux attendront à mi-chemin des ruines…» La chambrière a répondu: «Mais le diacre qui garde la chambre mortuaire…» L’Amitié s’est mis à sourire, disant: «On lui a bouché les oreilles et les yeux avec des ducats…» Et il a ajouté: «Demain, elle retournera au couvent, il sera trop tard: je la veux cette nuit.»


«André semblait changé en statue.


«- Est-ce que tu ne comprends pas? lui demanda l’enfant, dont les yeux brillaient dans l’ombre, intelligents et profonds comme des yeux de femme.


«- Si fait, répliqua André, je comprends.


«- Alors, répliqua la petite Fanchette, la chambrière a dit oui, tout bas, et l’Amitié l’a embrassée… Attends! j’allais oublier quelque chose: les dix napoléons, c’est pour donner à la Giovanna une tisane qui fait dormir. On doit l’emporter à deux heures du matin, parce que la lune va jusqu’à une heure… Sais-tu ce qu’ils se disent entre eux, pour se reconnaître, ceux qui ne sont pas d’ici et qui viennent demander de l’argent à bon-papa?


«- Non, je ne le sais pas.


«- Ils disent: Fera-t-il jour demain? Je les ai entendus plus de cent fois. Cela te servira à entrer au château si la porte est fermée. Mais je m’embrouille et il ne faut pas, car je devrais déjà être rentrée. Je ne t’ai pas dit encore que j’ai couru chez la Giovanna, dès que l’Amitié et la chambrière n’ont plus été dans le corridor. C’était pour l’avertir. Je n’ai pas pu voir la morte, parce qu’il y avait un drap blanc sur la figure, et sur le drap un grand crucifix noir… Giovanna est bien belle. Je serai belle aussi, quand j’aurai l’âge. Je lui ai tout dit; elle est devenue pâle. Elle a appelé Dieu, la Vierge, et puis toi. J’ai dit: «Je le connais et je sais bien où il est tous les soirs». Alors, elle m’a envoyée et ceci est de sa part.


«Fanchette mit dans la main d’André un reliquaire, un écrin et une bourse.


«- Elle n’a que cela! poursuivit-elle avant que le jeune armurier pût exprimer son étonnement par des paroles.


«Je ne saurais vous répéter les mots enfantins, naïfs, charmants, à l’aide desquels Fanchette fit comprendre à André que ceci n’était pas un salaire, mais la dot, la chère et pauvre dot confiée au fiancé par la fiancée. André croyait faire le plus délicieux de tous les rêves.


«Fanchette acheva:


«- Il faut venir avant l’heure et bien te souvenir de tout. Adieu. Je vais être grondée.


«Elle s’élança, légère comme une biche, et se perdit dans l’ombre. André demeura longtemps immobile à la même place. L’idée que tout cela était un songe lui revenait à chaque instant, mais les objets envoyés par Giovanna parlaient. Il se rendit à la ville pour prendre ses armes et tout ce qu’il possédait en argent. Il s’agissait, en effet, de fuir au loin. La tribu tout entière allait se mettre à sa poursuite. En regardant le château, il reconnut l’endroit où les chevaux commandés par Toulonnais attendaient. On festoyait et l’on chantait dans la maison du Père, qui avait ramené récemment un hôte de Hongrie. André enfonça son chapeau sur ses yeux et s’enveloppa dans son manteau. La lune à son premier quartier descendait déjà derrière la montagne. C’était l’heure. André entra hardiment et dit au gardien de la porte:


«- Fera-t-il jour demain, l’ami?


«- Tout comme hier, répondit l’autre. Puis il ajouta: Tu viens de bonne heure!


«- C’est que le temps presse, répliqua André qui passa.


«L’instant d’après, il revenait portant dans ses bras Giovanna-Maria, qui avait un voile noué autour de la bouche. Cette fois, le gardien faisait mine de dormir.


«Une douce petite voix descendit des fenêtres, comme ils passaient sous le pignon du château, et leur cria:


«- Bonne chance!


«Fanchette ne dormait pas.


«L’homme qui tenait les chevaux n’eut point de défiance. Giovanna se laissa mettre en selle en gémissant. Ils partirent au galop. On chantait toujours le refrain du vin dans la maison du Père. Ce ne fut pas une nuit d’amour. Giovanna pleurait, poursuivie par l’image de sa mère. André, soumis, respectait la douleur de sa bien-aimée. Au point du jour, il fallut entrer dans une hôtellerie, parce que Giovanna défaillait. Quand elle eut reprit son courage et ses forces, les Reni couraient déjà le pays.» On dut s’enfoncer dans le maquis, car les routes étaient sillonnées en tous les sens. Toulonnais avait mis sur pied tous ceux qui obéissaient au Père. Les deux amants, blottis dans le fourré, entendirent plus d’une fois la chasse qui allait à droite, à gauche, par-devant et par-derrière. Le danger les entourait de toutes parts. Mais Giovanna, maintenant, appuyait sa tête pâle sur le cœur d’André et ils étaient heureux.


«Sept jours après la fuite du château, ils purent atteindre la mer, qui pourtant n’était pas à plus d’une journée de marche. Ils débarquèrent à Sassari de Sardaigne et furent mariés par un prêtre, qui était l’oncle maternel d’André. Oh! le printemps délicieux! Sassari était trop près; ils gagnèrent les îles d’Hyères, où l’on est si bien pour aimer. C’était trop près encore. Ils traversèrent la France entière pour mettre un grand espace entre eux et le malheur, Giovanna allait être mère: ils avaient toutes les facilités.


«André chercha une ville qui ne fût pas sur les routes qui mènent de Paris aux capitales de l’Europe. Il choisit Caen, la vieille cité tranquille, à quatre cents lieues de Sartène, et, regardant autour d’eux, les jeunes époux respirèrent; ils se croyaient à l’abri. Mais un démon était sur leurs traces, invisible. Au milieu de leur souriant bonheur, et alors que l’enfant, placé entre eux deux comme une caresse, multipliait les joies de leur paradis, ils étaient déjà condamnés.


«Un soir, un juif brocanteur, qu’André n’avait jamais vu, vint lui offrir le brassard ciselé qui joue un si funeste rôle dans l’affaire Bancelle. Le juif avait ses papiers en règle et l’acte de vente qui le constituait propriétaire du brassard. En face de cette œuvre d’art authentique, et qu’il se sentait de force à restaurer complètement, André rêva une petite fortune. Sa Julie, car Giovanna portait désormais ce nom, était si bien faite pour briller parmi les heureux de ce monde! André était ambitieux par amour. Il acheta le brassard. Le ver était dans le fruit. André et Julie avaient le lacet autour du cou.


«Toulonnais-l’Amitié avait dit au maître: «Ces deux-là ont notre secret.» Il trompait le maître. André savait seulement ce qui était la rumeur publique à Sartène. Julie, élevée au couvent, ignorait tout. Mais André devait tout apprendre à une terrible école…


M. Bruneau s’interrompit tout à coup et resta rêveur.


– Après?… demandèrent les deux jeunes gens d’une seule voix.


– Le reste est là-dedans, répliqua M. Bruneau en posant sa main énergique sur la brochure contenant le procès de Caen. Si vous n’avez pas lu cet écrit avec attention, relisez-le: c’est l’idée mère, l’homme qui jette un innocent en pâture à la loi, le scélérat virtuose qui joue du Code…


Maurice dit d’un ton péremptoire:


– Monsieur Bruneau, vous n’êtes pas venu chez nous pour affaire de mélodrame!


Son œil perçant et fixe s’attachait sur le visage du Normand. Les paupières de celui-ci se baissèrent.


– Je suis venu pour ceci et pour cela, murmura-t-il, c’est vrai; le drame qui se joue dans cette maison, au château, à l’hôtel, dans la rue, va plus vite que la plume, et il sera dénoué depuis longtemps quand vous le présenterez au théâtre.


– Michel est menacé? demanda Maurice vivement.


– Nous sommes tous menacés, répondit M. Bruneau, rouvrant avec lenteur son œil qui n’avait plus de rayons. Puis, baissant la voix: Avez-vous parfois croisé dans l’escalier M. Lecoq, votre voisin?


– Parbleu! fit Etienne qui haussa les épaules.


Le Normand poursuivit en s’adressant à Maurice, dont les sourcils se fronçaient:


– Ne vous fâchez pas, mon jeune maître: je voulais vous prouver que vous êtes vous-même dans le drame.


– Est-ce que M. Lecoq?… commença Maurice.


– Vous savez bien, interrompit M. Bruneau, que dans tout paradis il faut le serpent.


– Le traître! s’écria joyeusement Etienne: C’est toujours le diable, déguisé en cocher, qui conduit le vieux fiacre du mélodrame!


– Un homme habile, ce M. Lecoq! dit le Normand comme s’il se fût parlé à lui-même.


Depuis un instant, il avait à la main sa grosse montre. Il ouvrit la main et consulta le cadran.


– Il y a, dit-il lentement et d’un ton de grave émotion, un homme qui se jetterait à l’eau, tête première, avec une pierre au cou, pour empêcher M. Michel de se noyer. Vous êtes jeunes, vous devez avoir bon cœur. Et puis, je vous l’ai déjà laissé entendre: vous êtes vous-mêmes là-dedans jusqu’aux yeux… Jusqu’aux yeux! répéta-t-il; vous y êtes par vos relations de famille, par vos amitiés, par vos haines, par vos amours. Que ce soit ou non votre volonté, il vous faudra jouer sous peu une terrible partie. Il y a un gouffre qui vous attire…


– Quel diable d’homme est-ce là? murmura Etienne. S’agit-il de la pièce?


– Non, répondit sèchement Maurice.


– Si fait, reprit M. Bruneau, qui eut aux lèvres une nuance d’ironie. Nous faisons tout à la fois: nous vivons le drame. Il se leva pour ajouter: Ma montre est avec la Bourse: il faut que je vous quitte pour achever une besogne qui vous regarde, monsieur Maurice.


– Quelle besogne?


– La rupture du mariage de M. Lecoq. Maurice bondit sur ses pieds.


– Vous pouvez quelque chose à cela? s’écria-t-il.


– J’ai le bras long… répliqua le Normand en souriant. Il y avait des tempêtes dans l’imagination d’Etienne.


– Quelle scène filée! pensait-il.


M. Bruneau fit un pas vers la porte, mais il s’arrêta à la vue du tableau où étaient tracés les noms des personnages du drame.


– Ah! fit-il, on a effacé quelque chose!


Puis, se retournant vers les deux jeunes gens:


– Je suis seul contre une armée, dit-il, et la loi n’est pas avec moi. Ne m’interrompez plus. Dans un cœur brisé, l’amour qui survit à toutes les autres affections est une puissance, et la haine qui a grandi dans le martyre trempe l’âme. Je suis fort, quoique je sois seul. Voulez-vous m’aider à sauver Michel?


– Si nous savions… commença Etienne.


– Nous le voulons! interrompit Maurice.


Êtes-vous prêts à tout pour cela?


– À tout! répondirent-ils ensemble cette fois.


Etienne avait senti que ses hésitations faisaient longueur dans le dialogue.


– Même malgré lui? demanda encore M. Bruneau.


– Même malgré lui.


– C’est bien. Tout ce que je vous ai dit est rigoureusement vrai: vous êtes menacés tous les deux, parce que l’un de vous au moins peut gêner certains projets et que tous deux vous êtes en position d’endosser le crime, ayant tous deux fait partie de la maison Schwartz.


– Le crime! dit Etienne. On n’a pas encore parlé du crime!


– Expliquez-vous! ajouta Maurice.


– Plus tard, repartit M. Bruneau. Il vous suffit maintenant de savoir qu’en sauvant Michel vous vous sauvez aussi.


Il avait pris la craie; il poursuivit, en la faisant courir sur les planches noircies:


– Lisez vite, et souvenez-vous! Ceci vaudra déjà bien des explications! Etienne et Maurice, penchés en avant, suivaient sa main et regardaient parler l’oracle.


Le tableau se trouva ainsi figuré:


Édouard, fils d’André Maynotte et de Julie. Olympe Verdier, Julie Maynotte. Sophie, fille du banquier Bancelle. Médoc, Toulonnais-l’Amitié.


Les deux jeunes gens restèrent muets un instant, puis Maurice demanda:


– Ma cousine Blanche est-elle la fille de cet André Maynotte?


– Non, répondit M. Bruneau.


– Et… ajouta Etienne, cet André Maynotte ne doit pas être mort, puisque c’est le héros du drame?


Le Normand devint très pâle: sa voix changea; il répondit pourtant sans hésiter:


– Si cet André Maynotte vivait, Olympe Verdier serait bigame: c’est impossible! André Maynotte est mort.


D’un geste rapide, il effaça ce qu’il venait d’écrire, jeta la craie au loin et prit la porte.


En passant le seuil, il dit: «Vous avez promis: soyez prêts!» Et il disparut.


– Prêts à quoi? grommela Etienne. Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais eu de situation pareille! C’est original, c’est câblé… ça m’empoigne!


– Il nous a fait au moins un mensonge, pensa tout haut Maurice. André Maynotte doit être vivant.


– Comme toi et moi, répliqua Etienne. J’en mettrais ma main au feu. Dans le cas contraire, d’abord, il faudrait le ressusciter pour le drame.


– Il ne nous a pas dit qui était cet André Maynotte.


– C’est lui, parbleu!


– Je ne crois pas…


– Qui donc, alors?


– Ce Trois-Pattes…


– Touché! André Maynotte est Trois-Pattes. Trois-Pattes est André Maynotte… La toile ou mon argent! Tonnerre de Brest! quelle charpente! Papa viendra voir ça. Lettre d’invitation: «Mon cher père, tu reconnaîtras enfin que ton fils possédait des aptitudes exceptionnelles… Les avant-scènes pleines de femmes comme il faut. Toute la bourgeoisie au balcon, la presse à l’orchestre. À bas la cabale.


– Tu es fou! dit Maurice.


– Et je m’en honore. Les titis aux paradis. Face au parterre!


– La paix! réclama Maurice. Laisse-moi réfléchir.


– L’auteur! L’auteur! l’auteur!


– La paix, que diable!


– Messieurs, la pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous…


Maurice le saisit au collet rudement.


– Mais l’Habit-Noir?… dit-il.


– Notre amour d’Habit-Noir! Causons de ça!


– Si cet homme nous tendait un piège?


– Une complication? Tant mieux! Cet homme nous tend peut-être un piège! Aveugles que nous sommes!


– S’il faisait de nous les instruments d’un crime?


– Bravo! Je veux bien! Il veut faire de nous les instruments d’un crime. Il a parlé d’un crime… Tous! tous!


– Si c’était lui… M. Bruneau… l’Habit-Noir!


Etienne joignit les mains et tomba sur sa chaise, suffoqué par la joie.


– Lui! râla-t-il. L’Habit-Noir! Cent représentations de plus! Merci, mon Dieu! merci!

XXII L’Habit-Noir

Or, il est temps de vous parler des Habits Noirs. Nous avons mentionné déjà à plusieurs reprises l’Habit-Noir, ce mythe qui inquiéta diverses époques et dont la présence à Paris laissa des traces, surtout à dater des commencements de ce siècle. Nous en avons dit assez pour que les gens experts à déchiffrer les rébus et à deviner les charades puissent mettre cet illustre sobriquet sur un visage. Mais n’en avons-nous pas trop dit? Et M. Bruneau, ce Normand, est-il bien sûr de son fait?


En de certaines périodes, Paris a vu les associations de malfaiteurs se multiplier à tel point que la panique se répandait de rue en rue, barricadant les maisons comme des forteresses. Nous ne faisons point ici allusion au Moyen Age, ni à ces temps barbares, où nulle lueur n’éclairait les nuits parisiennes, quand la lune manquait au ciel; nous ne parlons pas même de ces jours plus rapprochés où MM. de Sartines et de La Reynie fondaient à grand-peine et par toutes sortes de moyens la tranquillité de la cité, faisant, ceux-là, dans la rigueur du terme, l’ordre avec le désordre et parfois aussi le désordre avec l’ordre. Nous parlons d’hier; la place de la Bastille avait déjà sa colonne, les cendres de l’empereur Napoléon étaient aux Invalides, Louis-Philippe régnait; quelques personnages trichaient du haut de leur grandeur, et biseautaient, pour des billets de banque, les cartes du lansquenet gouvernemental; on parlait tout haut de corruption politique; les journaux frappaient sur le ventre de tel homme d’État en plaisantant, comme on fait entre amis, et lui disaient: «Mon gaillard, tu es vendu!» On ne méprisait pas trop ceux qui y mettaient un bon prix. Toute chose tournait à la raillerie: députés satisfaits et journalistes indemnisés faisaient assaut de bonne humeur; l’apparence était d’une gaieté folle; on ne prononçait, on n’écrivait surtout le mot vertu que pour faire rire les badauds à gorge déployée.


La paix régnait en Europe, la paix à tout prix, comme disait l’opposition; on riait des menaces de guerre aussi bien que de tout le reste. La prospérité matérielle grandissait; l’industrie prenait un élan mémorable et l’on pourrait appeler ces années l’âge d’or de la commandite. Des fortunes scandaleuses montaient, tombaient, s’enflaient, s’aplatissaient: c’était bénédiction. Paris ressemblait à une immense rue Quincampoix, où incessamment trépignait l’agiotage. Les riches jouaient et gagnaient; les pauvres jouaient et perdaient; le gouvernement, brochant sur le tout, faisait, disait-on, sauter la coupe.


Et quelque chose craquait sourdement dans cette machine, chauffée à pleine vapeur. Il y avait des crimes: cela porte malheur à un règne; il y avait des crimes intéressants, des forfaits dramatiques, des causes célèbres en quantité. Le crime grouillait ainsi dans les hautes couches de l’atmosphère sociale; dans les régions moyennes, les mains, moins rouges, étaient plus crochues; tout en bas, c’était la danse macabre du vice voleur et assassin. On voyait cela, très vaguement; on riait toujours, mais on avait peur.


Le socialisme naissait parmi ces troubles; il balbutiait de tous côtés déjà ses déclamations austères. Ses apôtres s’entre-déchiraient à si belles dents qu’on eût dit l’ère des querelles scolastiques; l’association, cette vérité primordiale dont nul ne songeait à nier la puissance, menaçait de sombrer sous les plaidoyers turbulents de ses avocats.


Des bonnes gens qui n’ont jamais demandé mieux que de s’associer, ce sont les voleurs. Quand on parcourt la Gazette des tribunaux de 1830 à 1845, on est émerveillé du nombre et de l’importance des bandes de malfaiteurs qui tombèrent sous la main de la justice. La justice n’eut pas tout; la preuve, c’est qu’il en reste, sans compter ceux qui moururent dans leur lit, pleins de jours et d’honneur: mais il est certain que Vidocq et M. Allard, les fameux chefs de police, firent à cette époque de mémorables razzias. Chaque session voyait dénier deux, trois, quelquefois quatre armées de bandits, capitaine en tête; la plupart avaient entre elles de mystérieuses connexions; le crime enjambait de l’une à l’autre, et tel héros, comme Graft par exemple, l’assassin de l’horloger Péchard, à Caen, avait des états de service dans une douzaine de régiments diaboliques.


Entre ces bandes, néanmoins, il n’y avait pas unité d’organisation; chacun faisait pour son compte, et parmi l’énorme masse de témoignages et de délations qui éclairèrent les jurys, on ne trouve pas une seule trace de ces romanesques centralisations qui effrayent à bon droit l’opinion publique. Le type colossal de Vautrin, autocrate de toutes les pègres, n’exista jamais que dans l’opulente imagination de Balzac. Nos coquins, Dieu merci! n’ont pas l’esprit de famille: ils se trahissent mutuellement et, chaque fois que l’un d’eux a fait une brillante affaire, un chœur de voix envieuses s’élève des profondeurs souterraines pour crier son nom à la police.


À cet égard, les voleurs de Londres sont beaucoup plus redoutables que ceux de Paris. Voici déjà près de deux siècles que la great family – LA GRANDE FAMILLE – existe dans la capitale du Royaume-Uni et, malgré les dénégations officielles, il est mille fois probable que cette jacquerie terrible n’est pas près de mettre bas les armes. Elle a son roi, sa loi, son parlement, sa religion, sa force armée. Ses racines descendent profondément sous le niveau social; ces cimes montent si haut que l’accusation a peine à les atteindre. Ici la vérité laisse bien loin derrière elle toutes les fictions de nos romanciers; le crime, organisé sagement, largement, a des prudences d’État et se tient, vis-à-vis de la société, dans des limites en quelque sorte politiques.


Nous sommes en France, laissons de côté les transcendantes originalités de l’Angleterre.


Ce que nous venons de dire touchant Londres et la solide agrégation de ses malfaiteurs n’est pas hors de propos, car la sourde panique qui agita Paris en cette année 1842 portait sur un objet pareil. La multiplicité des bandes dont les méfaits se renouvelaient sans relâche, l’exhibition répétée de ces criminels qui surgissaient en foule comme si le pavé de Paris eût recouvert une intarissable mine de brigands faisaient revivre l’idée déjà vieille d’un séminaire mystérieux qui toujours et toujours bouchait les vides produits dans les rangs de l’armée du mal. Vautrin existait peut-être, ce génie déclassé, cette roue puissante, mais désengrenée, dont la force agissait à l’encontre du mouvement de la mécanique sociale. Il y avait peut-être un homme, ayant le bras assez long, la main assez large pour atteindre et contenir tous les malandrins de France et de Navarre, une tête assez vigoureuse pour fonder la Rome du crime, une pensée assez nette pour instaurer dans ce Vatican nouveau la grande politique des excommuniés.


On ne prononçait aucun nom. Et pourtant, il faut toujours un signe pour représenter une idée si vague, si fantastique qu’elle soit. Le signe y était; on disait: l’Habit-Noir. Et, grâce à des souvenirs plus ou moins récents, vagues et profonds, comme la rumeur elle-même, cela sonnait plus haut que si l’on avait dit: Rob Roy, Jacques Scheppard, Fra Diavolo, Zampa, Schinderhannes; cela donnait dix fois, cent fois autant que Vautrin!


En cette même année 1842, la cour d’assises de la Seine jugea une bande de malfaiteurs de la plus dangereuse espèce qui durent à ce sobriquet: les Habits Noirs, la meilleure part de leur triste célébrité. Ces Habits Noirs appartenaient peut-être à la terrible association qui fut la frayeur de Paris; rien ne prouve le contraire, mais alors, au lieu de capturer l’état-major, la police s’était laissé prendre par les goujats de l’armée; Ces Habits Noirs-là, vulgaires scélérats, un peu mieux couverts que le gibier ordinaire du jury, portant des gants et faisant, l’un d’eux au moins, de piètres vaudevilles, ne servirent qu’à donner le change un instant. Ce n’était pas là le roi Vautrin et ce n’était pas sa cour. L’Habit-Noir, le véritable, paraissant tout à coup parmi cette séquelle, eût mis sa cheville à la hauteur de leurs fronts.


Ce géant qu’on appelle tout le monde, est un romancier aussi: ses imaginations ont cent queues et cent têtes. Une fois l’Habit-Noir inventé, ou retrouvé, la poésie de tout le monde se mit en frais et le drapa de pied en cap dans le manteau de ses propres fantaisies. Il eut tous les noms, tous les costumes et toutes les physionomies. Nul ne douta. Sa grande figure plana dans l’ombre de ces fêtes vineuses et rauques qui enrouent les échos de la cité; les conteurs bourgeois lui cherchèrent des bons mots avec de bonnes aventures, et les salons nobles eux-mêmes entrouvrirent en riant leur porte à cette gloire légendaire.


En riant, voilà toute la différence. Aux veillées campagnardes, la peur est sérieuse. Les veillées parisiennes ont beau trembler, cela ne les empêche pas de rire. Elles font une nique bouffonne à leurs terreurs et se consolent de leur crédulité à force de moqueries.


Nous avons tant d’esprit à Paris! Voyez plutôt quelle douce gaieté entoure aujourd’hui ce nom de Dumolard! Que de bons mots! Que de calembours! À Paris, nous avons tant d’esprit!


Soit qu’elle rit, du reste, soit qu’elle demeure sérieuse, il y a un charme dans la peur. Cela est avéré, les dames surtout aiment à frémir. Le conte de revenants, ce grand succès des temps passés, est tombé uniquement parce que les revenants ne font plus peur. Les revenants ont le tort de ne point se montrer assez souvent; la frayeur attend, puis s’apaise, et la vogue s’enfuit avec la frayeur. Il n’y a plus de revenants.


Mais les voleurs, voilà une institution qui n’est pas menacée de périr! À mesure que le progrès se fait et que la civilisation perfectionne son œuvre, le vol, saisi d’émulation, grandit et se développe sur une échelle tout à fait épique. Je parle seulement ici, bien entendu, du vol qui est une profession et un art, laissant de côté l’escroquerie honteuse des fournisseurs et l’ignoble fraude des marchands. Fi donc! qu’on rive l’anneau de fer au pied de nos bandits ou qu’on leur coupe galamment la tête, mais qu’on veuille bien ne les point comparer aux obscènes marauds qui empoisonnent le vin des pauvres et qui contraignent la balance, ce symbole d’équité, à rogner la bouchée de pain de l’affamé!


Les voleurs! les vrais voleurs! ceux qui sont habillés de velours noir à l’Opéra-Comique et qui portent ces toques coquettes, d’où pendent des plumets rouges, ou bien ces grands feutres, plus beaux que ceux des mousquetaires! Les voleurs de cape et d’épée! Les bandits! les chers bandits! Les hommes à escopette, à bottes molles; les hommes à guitare, s’ils sont d’Espagne ou d’Italie; les hommes qui portent un cor d’argent en sautoir, s’ils ont le bonheur d’habiter le Hartz ou la Forêt-Noire, les gens à rapière et à manchettes, les gens de sac, les gens de corde, les brigands, les bien-aimés brigands! Ce ne sont pas des êtres chimériques; le caprice est fait ici de chair et d’os. Combien d’Anglaises ont perdu la tête pour l’amour de ces hardis vainqueurs! Combien d’Espagnoles! Combien de Calabraises! Ils ont le don de fondre la glace même qui fige le sang des Allemandes; les Russes, ces Françaises du Nord, cabriolent pour eux. Sous quel prétexte les Parisiennes resteraient-elles en arrière?


Elles ne restent pas en arrière. Elles déplorent, il est vrai, le prosaïsme du temps qui a supprimé le pourpoint crevé de velours et la plume rouge sur la toque; mais que le cor du mystérieux chasseur éveille une bonne nuit les échos de leur forêt de Paris, vous les verrez tressaillir ou se pâmer.


C’est la peur. Oui, certes, c’est la peur. Mais je le répète, il est doux de trembler. La peur contient un charme. Or, la Parisienne n’a qu’une prétention, c’est d’être jusqu’à sa quarantième année le plus charmant enfant qui soit au monde.


Il était jeune, ce grand chef, on le disait: tout jeune et d’autant plus terrible. On disait encore que c’était presque un vieillard, rompu à toutes les habiletés du crime. Le vrai, c’est qu’il avait trente-cinq ans, le front large et pâle, l’œil froid, mais si brûlant! la barbe noire, la taille haute, la main blanche, le nez aquilin, le pied petit, les sourcils arqués et tranchés comme une incrustation d’ébène dans de l’ivoire. Palmer, c’était son nom, ou plutôt Cordova, peut-être Rosenthal. Bâtard de grande maison, selon toute apparence: les erreurs de Mme la duchesse ont produit de superbes voleurs.


Non pas cependant. C’était un fils du peuple, Gaulois de la tête aux pieds, vivante protestation de la misère: une figure riante et hardie, couronnée de cheveux blonds et bouclés. Joli homme, audacieux, galant, un peu brutal. Cela ne messied pas aux blonds; c’est une surprise. Erreur: une face de bouledogue! John Bull et du Guesclin! poings carrés, nez fendu, longues oreilles, poil ras, dents de loup!


Il demeurait dans une cave, quelque part. On faisait des descriptions de sa cave. N’y avait-il pas plus de vraisemblance pourtant à supposer qu’il habitait une carrière? Il y a où mettre des milliers de romans dans le ventre de la butte Montmartre. Clamart est bon aussi, aussi Montrouge, Arcueil et Villejuif. Mais cela vaut-il, pour un commerce pareil, un appartement: garni de six mille francs par mois, rue Richelieu ou place Vendôme? Un prince à la cave, quelle extravagance!


Il était donc prince? Il n’y a certes point de voleurs parmi les princes du palais, il y a beaucoup de princes parmi les voleurs.


Allons donc! ce vieux monde ne produit plus! Il venait en droite ligne d’Amérique, où M. Barnum attendait son retour pour le montrer, pour l’exhiber, à raison de dix dollars par fauteuil et par soirée.


Facéties de la petite presse: n’y croyez pas. Avez-vous vu un Anglais millionnaire? un membre de la Chambre haute? un marchand de coton de Manchester? un coutelier de Birmingham? lord Thompson ou master Thompson? Regardez-moi ce faciès sérieux, rouge, flasque, fier, apoplectique. Voilà notre homme! il tromperait Vidocq!


Vous n’y êtes point! L’Habit-Noir: ce mot dit tout. Ne voyez-vous pas un jeune puritain sec, grave, précis, méthodique, tout battant neuf, habillé de la soutane de Genève? Rien de plus commode que l’uniforme des quakers pour cacher une bonne lame et un trousseau de fausses clefs. Que parlez-vous de Vidocq? celui-là tromperait M. Lecoq, qui est un Vidocq et demi!


Mais ce M. Lecoq lui-même? Toulonnais-l’Amitié?… Autre mystère, c’est vrai. Il y a des conversions étranges et des transformations qui font frémir, M. Lecoq est peut-être un preux chevalier maintenant, et qui sait si nous ne le verrons pas combattre le géant Habit-Noir? Patience! nous allons faire connaissance bientôt avec le paladin et avec le monstre.

XXIII Le logis de M. Bruneau

En quittant les deux jeunes gens, M. Bruneau, évidemment pressé, prit la peine pourtant de refermer la porte. Il traversa d’un pas rapide la chambre de notre héros Michel, que nous brûlons de présenter enfin au lecteur. En passant devant la croisée, il s’arrêta court, fit un crochet et vint coller son œil aux carreaux.


La fenêtre qui faisait face, et où brillait naguère la lampe de la pauvre malade, était noire. Sans doute Mme Leber dormait, mais une lumière se montrait à la croisée voisine qui éclairait la chambre de sa fille. Un groupe se projetait sur les rideaux, ou plutôt un couple, dessiné par la bougie unique, allumée au piano d’Edmée: une femme debout et, la tête penchée, un jeune homme agenouillé.


Ce groupe était immobile et en apparence silencieux. M. Bruneau, malgré la grande hâte qui semblait le talonner désormais, resta une minute tout entière à regarder ce groupe. Quand il s’éloigna enfin de la fenêtre, un soupir souleva sa poitrine. Une émotion grave et douce était sur son visage.


Il descendit enfin l’escalier d’un pas lourd et lent; sa physionomie, redevenue morne, exprimait le calme engourdi de la végétation commerciale. Paris est plein de ces machines, spécialement propres à gagner un peu d’argent, qui calculent et ne pensent point. Penser perd le temps. En tournant le palier du premier étage, M. Bruneau lança pourtant un regard oblique à la porte sévèrement élégante qui avait à son centre une plaque de cuivre ovale, luisante comme l’or, avec ces deux mots: Agence Lecoq. Ce fut tout: il passa. Au rez-de-chaussée, il entrouvrit la loge du père Rabot et dit:


– Trois-Pattes avait sommeil, le paresseux!


– Tiens! il est donc chez lui, Trois-Pattes? demanda le portier.


– Oui, oui… nous n’avons fait que trois cents de piquet ce soir… Pas gras chez les jeunes gens, dites donc, père Rabot!


– Ah! ah! vous êtes entré chez les jeunes gens?


– Oui, pour leur rappeler l’échéance… Pas gras!


Il referma la porte. Une fois dans la rue, M. Bruneau prit à gauche et s’arrêta à l’entrée de la maison voisine. Il frappa et donna un petit coup à la vitre du concierge qui lui cria sans se déranger:


– Elle n’est pas encore venue, monsieur Bruneau, la lettre qui vous apportera vos vingt-cinq mille livres de rentes!


– Elle viendra… Patience!… patience!


On lui répondit par un éclat de rire. M. Bruneau monta le premier étage posément, et les trois autres avec une agilité soudaine. La porte de son logis était au quatrième étage et portait son nom écrit à la craie.


Si quelqu’un avait eu intérêt à espionner M. Bruneau, et nous verrons bientôt que ce quelqu’un existait, voici ce qu’il eût découvert en mettant son œil et son oreille à la serrure du marchand d’habits.


Les Normands sont prudents. Le premier soin de M. Bruneau, en prenant possession de son logis, fut de donner deux bons tours de clef, après quoi il alluma sa lampe. C’était pour lui l’heure du souper; il mangea un morceau sur le pouce; ce repas dura juste cinq minutes et fut pris du meilleur appétit.


– À la riche! dit-il assez haut pour être entendu de l’escalier. Les gens qui vivent seuls contractent cette habitude de parler avec eux-mêmes. M. Bruneau vivait absolument seul. Sa toilette de nuit ne fut pas plus longue que son repas. On put ouïr les planches de son lit qui craquaient avec bruit.


– Bonsoir les voisins, dit-il encore tout haut et joyeusement.


Et la lampe s’éteignit. On allait évidemment dormir de la bonne manière!


Les voisins de M. Bruneau, nous pouvons vous les nommer; il n’y avait personne pour l’entendre dans sa propre maison, car sa chambre tenait tout un côté du carré; elle était grande et lui servait de magasin. Mais, dans l’autre maison, celle d’où M. Bruneau sortait, il y avait, au même étage que lui, nos deux jeunes auteurs dramatiques, leur ami Michel, que nous ne connaissons pas encore, et l’estropié des messageries du Plat-d’Étain: Trois-Pattes. Les deux premiers étaient trop loin; le troisième se trouvait absent, M. Bruneau ne pouvait l’ignorer. Quand à Trois-Pattes, il dormait, selon le propre dire de M. Bruneau. C’était donc à lui-même que M. Bruneau souhaitait ainsi le bonsoir.


Pendant plusieurs minutes, un silence complet régna dans sa chambre. Au bout de ce temps, le lit craqua pour la seconde fois, mais bien doucement, et une oreille très subtile aurait pu saisir le bruit à peine perceptible d’un pied nu qui touchait le carreau avec précaution. Puis ce fut un son de porte roulant sourdement sur ses gonds. Où, cette porte? La chambre de M. Bruneau n’avait en fait de porte, que celle qui donnait sur le carré. L’architecte vous l’eût affirmé.


Mais après tout, personne ne pouvait savoir au juste ce qui était ou ce qui n’était pas dans la chambre de M. Bruneau; car, circonstance étrange, depuis qu’il l’avait louée, nul n’avait eu permission d’en passer le seuil. C’était un locataire tranquille, exact à payer le terme. On tolérait ses manies.


Une minute ou deux après ce bruit de porte, on battit le briquet chez Trois-Pattes. Le père Rabot vous eût dit pourtant qu’il n’avait point vu rentrer l’estropié. Il est vrai que M. Bruneau prétendait avoir fait avec lui et chez lui sa partie de piquet dans la soirée, mais ces Normands disent ce qu’ils veulent. Une lueur passa sous la porte de Trois-Pattes. Soit qu’il fût de retour, soit qu’il quittât son lit à cette heure où l’on se couche, il était éveillé, voilà le fait certain.


En ce moment, Similor, les mains dans ses poches, et Échalot, portant Saladin comme un panier par l’anse, remontaient mélancoliquement l’escalier pour regagner leur taudis. Ils avaient fait un tour au boulevard du Temple, le long des chers théâtres, pour calmer le chagrin de leur déconvenue. Le Cirque colossal, la sensible Gaîté, les Folies-Dramatiques, le Gymnase de la moyenne épicerie, Madame Saqui, les Funambules et le Petit-Lazari, avaient successivement ouvert leurs battants pour l’entracte sans leur apporter la moindre contremarque.


Le public du dimanche avale le spectacle jusqu’à la lie. Et d’ailleurs la chance n’y était pas, quoi! Il y a des jours où rien ne réussit.


Similor roulait dans sa tête étroite des pensées tumultueuses. Échalot se sentait amoindri; la récente tentative auprès des deux jeunes gens l’affaissait. Tuer la femme n’est déjà pas une besogne si agréable, quand on a bon cœur. Eh bien! on ne voulait même pas de lui pour cela! Saladin, habitué à toutes sortes de positions fâcheuses, râlait tout doucement. L’enfance de ce petit n’était pas heureuse, mais il s’accoutumait à l’agonie, comme Mithridate aux poisons. Il avait la vie dure autant que les chats orphelins. Pour le tuer, il eût fallu lui casser la tête avec une pierre.


– Dire qu’il y a des particuliers qui font la poule à cette heure-ci dans tous les établissements de la capitale! gronda Similor qui crispait ses poings fermés dans ses poches.


– Le bonheur est fait pour les chanceux! répondit Échalot. Similor s’arrêta devant la porte de Trois-Pattes.


– Tiens! fit-il, le lézard ne dort pas!


– Il a une situation, celui-là! soupira Échalot, qui mit Saladin sur son épaule.


Telles, dans les tableaux de grand style, les splendides filles de l’Italie portent leurs vases étrusques en revenant de la fontaine. Leurs cruches cependant ne disent rien. Mais Saladin protestait.


– Faut-il essayer? demanda Similor. Il a du louche dans ses mœurs, ce paroissien-là!


– Essaye si tu veux, Amédée.


Ceci fut dit avec fatigue. L’ancien garçon de pharmacie était à bout d’espoir. Similor gratta timidement les planches mal jointes. On ne répondit point.


– Fera-t-il jour demain? prononça-t-il tout bas.


Échalot s’était arrêté. Tous deux retinrent leur souffle pour écouter. Saladin, ayant poussé un cri, fut corrigé. Il n’y eut point encore de réponse.


– Holà! monsieur Mathieu! reprit Similor en élevant la voix, si quelquefois vous aviez besoin de deux jeunes gens qui savent ce que parler veut dire, pour la chose de vos ouvrages secrets?


– Allez au diable! fut-il enfin répondu.


Nos amis infortunés échangèrent un douloureux regard. Personne ne voulait d’eux. Ils continuèrent de monter l’escalier dont les marches ne sonnaient point sous leurs chaussons de lisière. Saladin ayant encore crié, Similor proposa de l’étouffer. Ce n’était pas mauvais naturel chez ce brave garçon, mais le malheur aigrit. Du reste, Échalot ne voulut pas. Ils parvinrent aux combles de la maison, où quelques planches de bateau fermaient leur petit coin de grenier. Sur ces planches, un morceau de carton, cloué de travers, parodiait l’opulente plaque du premier étage et murmurait: Agence Échalot, comme l’autre criait: Agence Lecoq.


Misère! étonnante misère! et aussi miracles de l’aveugle espoir! Échalot espérait faire des affaires. Quelles affaires, bonté du ciel! Entre quels intérêts le pauvre diable pouvait-il servir de trait d’union! Ne soyez pas incrédules cependant; Paris possède des banquiers en haillons, et chaque rouerie en usage dans les salons de la haute finance se répercute au burlesque dans le ruisseau, au burlesque ou au sanglant.


Le dénuement, croyez-le, a ses études, ses cabinets, ses comptoirs, comme il a ses lieux d’orgie, ses tripots et ses salles de bal. À cent pieds au-dessous du niveau du possible, on spécule et on calcule. Le courtier de chimères ne se rencontre pas seulement aux environs de la Bourse, et cette orgueilleuse sirène que vous nommez l’industrie ne finit même pas en poisson: ses pieds hideux sont des écheveaux de polypes qui grouillent on ne sait où. Que si cependant vous exigiez un bilan exact des ressources de l’agence Échalot, il faudrait bien vous répondre que l’essence même de cette hardie spéculation est le néant. Échalot comptait sur la chance et ne demandait qu’à gagner un gros lot sans prendre de billets. Presque tous les malheureux qui ont bu ce poison spécial, l’abrutissement distillé par l’antique mélodrame, jouent ainsi quelque lamentable rôle. Ils vivent dans le monde des malsaines invraisemblances. L’absurde, ce garde-fou de la route commune, n’existe plus pour eux. Ce sont, la plupart du temps, de bonnes âmes, ou du moins des âmes naïves. Que de pauvres jeunes filles ainsi perdues! Que de braves garçons détournés du travail prosaïque et affolés jusqu’à l’admiration littéraire du vice ou du vol! Quand l’opium se vend à deux sous en pleine rue, comment s’étonner de ses idiotes ivresses?


Mais le fond? Eh bien! Échalot, cet abîme, en dehors de l’agence qui était sa gloire, utilisait à la sourdine ses talents pharmaceutiques et fabriquait du poil à gratter pour les charlatans de la place de la Bastille. Il avait grande honte de cela, et devant Similor lui-même il attribuait à des «trucs» les maigres bénéfices de ce labeur mystérieux. Saladin en vivait, et ce pervers Échalot n’était pas à l’abri de partager son talon de pain avec un pauvre.


Mais comme il eût tué la femme avec plaisir!


Se peut-il que le mal soit de si difficile accès, et la religion du crime imbécile rapporte-t-elle si peu à ses fervents! Il n’y avait pas même une chandelle à l’agence Échalot. Nos deux amis se couchèrent sans souper.


La lune secourable éclairait seule leurs mouvements et le triste décor qui les encadrait. Le bouge était meublé d’une chaise, de deux banquettes en guenilles, d’une large paillasse éventrée et d’une table supportant, ma foi! deux étages de cartons. Qu’y avait-il dans ces cartons? Les affaires de la maison Échalot, parbleu! Deux ou trois poignées de lambeaux à l’usage de Saladin, et du poil à gratter. Saladin fut déposé sur la table, entre l’écritoire desséchée et une bouteille vide, qui eût valu ses trois sous, si elle n’eût été fêlée.


– Et dire, répéta Similor qui avait de vraies larmes dans la voix, que la moindre poule gagnée donne de quoi se divertir dans Paris, faire la noce avec des dames et se plonger dans l’oubli de ses propres tourments!


– Toujours des dames! riposta Échalot avec humeur. Moi, si j’avais de l’or, je me bornerais à nous donner les plaisirs de la table.


Ce soir, Similor se fût contenté de ce pis-aller.


– N’empêche, dit-il, pourtant qu’on en a vu qui mettaient un jeune homme dans l’aisance, des dames… À la dernière des Folies-Dramatiques, te souviens-tu de la marchande de denrées coloniales qui prenait des billets de cinq cents dans la caisse de son époux pour les fourrer à M. Théophile?


– Autrement tourné que toi, celui-là! fit Échalot qui remplissait ses devoirs auprès de Saladin.


Similor se jeta sur la paillasse.


– Si on en avait les toilettes! soupira-t-il. Gilet blanc, cravate bleu de ciel avec épingle en pierres précieuses, bagues au doigt, coiffé par le perruquier des théâtres et du fard sur les joues. La mère de Saladin était plus aristo qu’une épicière.


Échalot haussa les épaules et dit:


– Avale, petiot, c’est moi qu’est ta vraie mère par les sentiments. Puis il ajouta en soupirant:


– Pauvre Joue-d’Argent!


C’était peut-être le nom, ou le sobriquet de la défunte. Ce fiévreux Similor se tournait et se retournait sur la paillasse.


– Il n’y a pas de bon Dieu! s’écria-t-il tout à coup. J’étais fait pour toutes les délices de l’existence heureuse et débauchée!


– Calme-toi, Amédée! lui dit sévèrement son ami. Tu te fais du mal avec tes passions brûlantes. La chance peut venir. Si on trouvait une ficelle…


– J’en ai une! l’interrompit Similor d’une voix sombre.


– Voyons voir.


Amédée se souleva sur le coude. Un rayon de lune éclairait son maigre visage, autour duquel ses cheveux plats tombaient comme des serpents.


– Tu ressembles au traître! murmura Échalot épouvanté.


– Ça y est! répondit Similor avec une froide exaltation. Je ne crois plus à rien, même aux faiblesses de la nature! Tout le monde sait bien qu’on trouve des bourgeois impotents qui veulent perpétuer leur race pour ne pas laisser périr le nom de leurs ancêtres. Je leur colle Saladin pour cent francs comptant!


Échalot ne répliqua pas tout de suite; il pressa l’enfant contre son cœur avec une véritable tendresse et mit un long baiser sur sa pauvre joue blême.


– Fais silence, Amédée! prononça-t-il solennellement. Tu blasphèmes! L’enfant est plus à moi qu’à toi, car je l’ai nourri de mon laitage! J’entrerai, s’il le faut, dans une voie criminelle; je n’ai pas froid aux yeux, et suis prêt à violer les lois arbitraires faites par les tyrans. C’est mon caractère! Mais faudra que tu me passes au travers du corps, entends-tu, pour nuire au petit; j’ai son plan d’éducation tout fait, et je lui laisserai intégralement mon héritage!


– Pour sensible, tu es sensible! dit Similor attendri. Mais si l’impotent était pair de France? Si ça faisait le bonheur de Saladin pour tout son avenir? et qu’il nous protégerait par la suite… Que nous irions le voir à son château, sur l’impériale, et qu’il nous mettrait des bourses dans la main, sachant le secret de sa naissance qu’on cacherait à l’univers entier… On ferait semblant de rien en entrant, mais on s’épancherait dans son cabinet, loin des regards de la foule. Bonjour, papa Similor! Ça va bien, maman Échalot?


– Enchanteur! murmura ce dernier, qui pleurait et qui riait à la fois. Comme tu manies la parole avec adresse. Pour son bonheur, vois-tu…


Il s’arrêta et reprit:


– Mais s’il allait nous renier plus tard?


– Impossible! protesta Similor. Je ne dis pas qu’il nous embrassera dans la rue. Ça ne serait pas raisonnable… mais il nous fera des petits signes amicaux du sein de son carrosse.


– Je n’en demande pas davantage! soupira tendrement Échalot.


– Et puis d’ailleurs, crois-tu que nous ne serons pas habillés proprement, à l’époque?


– Dame! s’il en fait les frais généreusement…


– Il les fera, j’en réponds!… Viens te coucher.


Échalot embrassa une dernière fois le futur pair de France et s’étendit sur la paillasse. La concorde était rétablie entre les deux amis. Pendant un quart d’heure, ils dialoguèrent leurs légitimes espérances, puis ils trouvèrent un sommeil plein de rêves où ils se virent tous deux, gras et cossus tétant la bombance éternelle.


De bonne foi, Saladin, héritier, acheté par l’impotent, pouvait-il faire moins pour papa et maman?


Ils ronflaient tous deux, maman et papa, pauvres estomacs creux, pauvres consciences vides. Courez le monde, fouillez l’univers, nulle part ailleurs que dans les ravins de la forêt parisienne vous ne trouverez ces végétations monstrueuses.


La lune tournait et mettait sa lumière sur la mièvre face du petit. C’était un vieillard en miniature, et gentil pourtant. Dans les rides indécises de ce masque, on devinait les rudiments d’un sourire à la Voltaire.


Comment poussent-elles ces créatures! Les enfants scrupuleusement soignés meurent parfois, car Paris n’est pas une bonne nourrice; mais ceux-là ne meurent jamais. Ils percent la terre sous le pied qui les devait écraser. Ils ont la santé du champignon. S’il y avait la peste, ils en vivraient. Chance de mauvaise herbe! Que deviennent-ils, ces fils de l’impossible? C’est le mystère et c’est le hasard. À quoi peut servir une pareille trempe? À tout. Leur berceau fut leur vice, mais ils ont souffert. Aucune souffrance n’est perdue ici-bas, quand le patient a la force et le temps. Parmi ces créatures, l’innombrable majorité n’a pas le mal. C’est la litière de nos sociétés.


Mais d’autres… Ah! ceux-là sont d’acier. Prenez garde ou découvrez-vous; c’est solide pour nuire ou pour bien faire; c’est intrépide ou c’est implacable; cela inspire la terreur ou le respect. Les grands coquins ont cette origine, les ardents tribuns aussi, aussi les fiers poètes, aussi les magnanimes apôtres.


Sera-t-il Cartouche, cet avorton? ou Robespierre? ou Bernadotte? ou Beaumarchais? ou Vincent de Paul? Paris est capable de tout.


Mais qu’elle est laide au clair de lune, cette graine d’idiot ou de héros! Tirez!


Pendant que tout dormait dans ce trou plein d’illusions et de misère, la porte du logis de Trois-Pattes, située à l’étage au-dessous, roula doucement sur ses gonds. Le commissionnaire estropié de la cour du Plat-d’Étain sortit de sa chambre avec précaution après avoir éteint préalablement sa lumière. Il monta l’escalier en rampant, et c’était chose pénible, mais curieuse, de voir avec quelle adresse de reptile il profitait de sa roulette ou troisième patte. Il s’arrêta devant le taudis d’Échalot et prêta l’oreille.


Puis, longeant un corridor étroit qui traversait les combles, il rejoignit l’escalier de service et en descendit les marches à reculons, jusqu’au premier étage.


Là étaient deux portes dont l’une s’ouvrait sur les cuisines assez vastes et bien vivantes de la maison Lecoq, dont le patron était un joyeux appétit.


Ce fut à l’autre que l’estropié frappa six coups ainsi espacés: trois, deux, un.


La porte roula aussitôt sur ses gonds, et une voix de femme énergiquement enrouée dit en patois corse:


Fa giorne, donque, aqueste nott’ sclopat? (Il fait donc jour, cette nuit, éclopé?)


Trois-Pattes passa le seuil en rampant et répondit:


– Il y a du nouveau, madame Battista. J’ai travaillé pour deux aujourd’hui, tout éclopé que je suis. Je ne dormirai pas avant d’avoir entretenu le patron.

XXIV Le rêve d’Edmée

Dans cette pauvre chambre, où la lampe, triste, éclairait naguère le travail de la malade, il y avait deux personnes maintenant: Mme Leber, étendue sur son lit, et sa fille Edmée, assise près du chevet. La lampe brûlait toujours, répandant sa lueur économe dans ce petit intérieur d’une propreté flamande, mais qui respirait je ne sais quelle mélancolie découragée. Il n’y avait rien là dans le mobilier ni dans les rares objets d’ornement qui indiquât une fortune perdue; tout était décent, mais médiocre, tout excepté un très beau brassard d’acier ciselé, appartenant à l’art du quinzième siècle, qui était posé sur la modeste commode et recouvert d’une baudruche très transparente.


Sans cet objet, qui contrastait avec tout ce qui l’entourait, l’opulence passée n’avait point laissé de débris. Il y avait des années qu’elle était morte, et comme il arrive après les catastrophes commerciales, quand le vaincu est homme d’honneur, on avait rompu complètement et tout d’un coup avec les aises de la vie; on s’était fait pauvre résolument et franchement.


Edmée et sa mère étaient tout ce qui restait de cette maison Bancelle, l’orgueil et l’envie de la ville de Caen, la riche maison de banque, la maison de banque qui avait hôtel, château et carrosses!


Vous avez vu dans quelque salle basse de ferme, dans quelque mansarde, le diplôme encadré comme une image sainte. C’est tout l’ornement de l’indigent réduit; cela dit l’humble gloire du maître, beaucoup de veilles ou beaucoup de sang; cela raconte parfois une noble action, parfois un trait d’héroïsme. Pour une fortune, les bonnes gens qui manquent de tout ne vendraient pas ce brevet-là. Le brassard ciselé, objet d’art délicat et précieux, n’était pas une relique d’orgueilleuse magnificence; c’était un témoignage comme le brevet qui parle d’honneur.


M. Bancelle, avant de quitter Caen pour toujours, avait épuisé ses dernières ressources pour se procurer ce brassard, éloquence muette qui plaidait la cause de toute sa vie et constatait la force majeure, instrument de sa ruine. C’était là, sous l’enveloppe transparente, la foudre même qui l’avait terrassé.


M. Bancelle, au moment de sa chute, avait quatre beaux enfants, une femme encore jeune et bien-aimée, une vieille mère et une sœur dont il était la providence. Tout ce monde-là tint conseil, et il fut décidé qu’on travaillerait chaque heure de chaque jour pour payer cette lourde dette que le sort mettait à la charge de la famille. C’étaient d’honnêtes gens.


M. Bancelle et sa famille vinrent à Paris: il quitta son nom qui avait été une noblesse et prit celui de sa mère pour entamer une lutte vaillante, mais ingrate. Mme Bancelle, qui était enceinte à l’heure de la catastrophe, mit au monde une fille, notre Edmée, quelques jours après l’arrivée à Paris. Ce fut une fête mouillée de larmes, un sourire qui naissait dans le deuil. Et pourquoi cette morne histoire de la bataille impossible? M. Leber n’avait que l’habileté facile des heureux. Il n’était ni assez âpre, ni assez subtil pour faire de rien quelque chose. Il mourut bien vite à la peine.


Lui parti, et il s’en alla le premier, fixant sur ceux qui restaient son regard désespéré, la mort demeura dans la maison. Sa sœur le suivit: une pauvre demoiselle qui ne pouvait se consoler, regrettant son luxe comme on pleure un amour, puis, chose lugubre, à des intervalles presque égaux, les quatre beaux enfants. Tout cela en trois années. La veuve était de marbre. Edmée, son dernier bien, se coucha. L’intervalle y était: ce devait être son heure. La veuve s’étendit sur le tapis et ferma les yeux: elle ne voulait rien opposer à la condamnation de Dieu.


Mais une douce petite voix l’appela et lui dit d’avoir courage. La leçon qui vient des enfants porte haut. La pauvre mère se releva pour s’agenouiller. Elle était forte. Ce fut son premier et son dernier découragement.


Edmée vécut. Il y eut à la maison de mélancoliques bonheurs. La veuve avait conservé intacte la pensée de son mari. Faire de sa fille une ouvrière était le plus sûr, et Mme Leber avait assez de sagesse pour comprendre qu’en face d’une situation comme la sienne, il ne fallait rien risquer; mais le travail d’une ouvrière ne sert qu’à vivre.


Si Edmée devenait une grande artiste! La gloire fait gagner de l’argent; Mme Leber eut ce rêve de la réhabilitation: le nom de son mari, lavé de ces taches odieuses, exhumé de ce tombeau de honte, replacé enfin sur le piédestal où pendant toute une vie de prospérité loyale il avait mérité l’estime publique!


Edmée devint une délicieuse fille et une artiste habile. Nous savons par quel hasard enfantin sa vie modeste se trouva mêlée à l’opulente existence de Schwartz. Sans ce hasard, elle n’eût jamais percé l’enveloppe d’obscurité sous laquelle végètent à Paris tant de charmants talents. Ce fut donc un bonheur, mais ce fut un malheur aussi, parce que Edmée avait une âme ardente; sincère, dévouée et qu’elle aima notre héros Michel.


Certes, notre héros Michel le méritait bien. Il avait, lui aussi, le cœur dévoué; sincère, ardent, il valait beaucoup, mais rien ne valait Edmée. Michel était d’un riche sang, doux, franc, brave; il avait la poésie des forts, sa poésie avait déteint comme font certaines couleurs dans une atmosphère viciée. M. Schwartz, qui n’était pas un homme mauvais, avait un entourage auquel il serait injuste d’appliquer une épithète directement outrageante. Patron et clientèle pouvaient être rangés dans ce monde de milieu, peuple affairé, effaré, militant à l’excès, à qui le besoin de jouer enlève toute personnalité et toute conscience. De jouer, non pas de travailler, quoique leur jeu soit tout un travail. La poésie qui passe au travers de cette foule y perd ses ailes.


Edmée souffrait. Ce n’était peut-être pas tout à fait la faute de Michel. Il est tels secrets qui ne se peuvent confier, même à la femme aimée. Edmée souffrait, et Michel ne le voyait pas assez. Il allait, lui, courant les aventures. C’était un preux chevalier, il est vrai, avec le nom de sa dame aux lèvres et dans le cœur: mais encore une fois, Edmée souffrait; tandis qu’au fond, ces chevaliers errants s’amusent.


Edmée avait eu des débuts brillants comme professeur de piano. Elle s’était lancée très vite dans le monde Schwartz. Son talent, très réel, doublé par le charme que toute sa personne exhalait comme un parfum, lui marquait une large place qu’elle n’avait pas prise tout à fait parce que son gain la laissait pauvre, et que pour réussir, même en cette carrière si humble, il ne faut pas rester longtemps pauvre.


Elle était pauvre à cause du rêve de sa mère, qui allait se réalisant dans de très modestes proportions, il est vrai; elle restait pauvre parce que le prix de ses leçons passait presque intégralement aux créanciers de son père. Deux fois par an, le petit commerce de Caen recevait de maigres acomptes et se disait: «À ce train-là, ces gueux de Bancelle ne nous auront pas payés dans cent ans!»


Heureusement que la bonne Mme Leber ne travaillait pas jour et nuit, se privant de tout et privant aussi Edmée avec une rigueur Spartiate, pour obtenir la reconnaissance du petit commerce de Caen! Dans cette médiocrité toujours voisine de l’indigence, il y avait, du reste, du bonheur. Il n’est pas au monde une récompense plus large que la satisfaction de la conscience.


Nous savons comment le pauvre bonheur disparut, comment naquit l’inquiétude, comment vint la maladie du corps et de l’âme. Edmée adorait sa mère qui était sa confidente, cette mère, sanctifiée par la souffrance; mais toute passion solitaire est en danger d’aboutir à la monotonie. Mme Leber rapportait tout à son idée fixe; à son insu, elle voyait dans la beauté d’Edmée un acompte futur distribué aux créanciers. Un mariage! le rêve de toutes les mères! La vieille dame avait supputé l’acompte que pouvait représenter la valeur de notre héros Michel. Elle songeait à cela en travaillant; elle travaillait, travaillait toujours, disant, quand Edmée la grondait, disant de sa voix faible et douce:


– C’est un sou de plus pour nos créanciers!


Ce soir, Edmée l’avait endormie comme un enfant au récit arrangé de son entrevue avec Mme la baronne Schwartz. Le récit s’était arrêté à la rencontre de M. Bruneau. Mme Leber ne connaissait pas M. Bruneau, qu’Edmée avait salué là-bas presque comme un ami. Pourquoi cette réticence? Edmée rêvait, la main dans les mains de la vieille dame que le sommeil avait surprise ainsi. Elle ne regardait pas sa mère. Ses yeux secs et mornes étaient fixés sur la fenêtre au travers de laquelle ils cherchaient la croisée de Michel.


La croisée de Michel était noire. Edmée se disait: «Je ne suis plus rien dans sa vie.» Elle avait vu la calèche de la baronne Schwartz dépassant la patache sur la route de Livry. Elle se disait encore:» Ils sont ensemble!» Elle se retourna parce que la vieille dame avait fait un mouvement. Sur ses lèvres pâles, qui remuaient lentement, Edmée devina ces mots, toujours les mêmes, exprimant la pensée qui la tenait dans le sommeil comme dans la veille: «Nos créanciers…»


Pour ceux-là, elle eût mendié au coin de la rue.


Edmée baissa les yeux et ses beaux sourcils se froncèrent. Elle retira bien doucement sa main de la main de sa mère, qui resta entrouverte et affaissée sur la couverture. Elle prit la broderie, où chaque fleur, hélas! tremblait comme les doigts de la pauvre ouvrière, et la mit hors de portée, car Mme Leber se relevait souvent la nuit pour reprendre son travail, puis, déposant sur le front de la dormeuse un baiser plus léger qu’un souffle, elle emporta la lampe dans la chambre voisine.


C’était sa chambre à elle, meublée d’un petit lit bien blanc dont les simples rideaux avaient des plis tout gracieux, d’une bibliothèque mignonne où la musique des maîtres vivait près du génie des poètes, de deux bergères, dont une, poussée non loin du piano, semblait attendre un hôte absent, et enfin d’un beau piano, austère de forme et portant le nom d’Érard.


Ils étaient comme fiancés, Michel et notre Edmée. Michel venait là autrefois, même quand Mme Leber dormait. Cette chambre avait écouté le duo splendide des jeunes et chastes amours.


Le piano se taisait alors et le rêve parlait, chantant le poème délicieux de l’avenir. Cette bergère vide marquait la place où Michel s’asseyait autrefois.


Edmée posa la lampe sur le piano et vint à la fenêtre, croisant ses mains distraites sur l’espagnolette. Sa figure était tout contre les carreaux, où son haleine fit revivre les lettres de son nom, écrit par le doigt de Michel, un jour où lui aussi attendait peut-être. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il faisait nuit toujours chez Michel. De la chambre où demeuraient Etienne et Maurice, des voix tombaient. Là se continuait l’éternelle dispute dramatique.


Edmée vint se mettre à genoux devant son lit. Elle pria, mais seulement des lèvres, car les événements de cette soirée entamaient sa foi. Tout ce bonheur qui entourait la baronne Schwartz donnait pour elle un démenti à la Providence. Ce fut en priant qu’elle se dit:


– Si je perdais ma mère, qui m’empêcherait de me tuer? Et cela mit un baume de glace sur sa peine.


C’était une chère enfant, pourtant, toute faite de vaillance et d’amour dévoué. Mais son entrevue avec la baronne Schwartz lui empoisonnait le cœur.


Cette femme était heureuse! cette femme avait les baisers de sa fille, un ange! Cette femme avait l’affection de son mari, un honnête homme, un homme fort qui la baignait de la tête aux pieds dans toutes les joies de l’opulence. Cette femme avait les respects du monde, elle qui volait à une enfant déshéritée son suprême prétexte d’espérer et de vivre, elle qui enfreignait pour cela les lois divines et humaines, elle, la comédienne hypocrite et adultère.


Edmée se leva, laissant sa prière inachevée; elle ne savait plus qu’elle avait voulu prier. Elle s’assit auprès du piano, en face de la bergère vide, et se mit à pleurer silencieusement. Il était là, autrefois, il lui prenait les deux mains, et il bâtissait en l’air des projets qui toujours commençaient ainsi:


– Quand tu seras ma femme…


Edmée se sentait affaiblie jusqu’à l’angoisse. Elle entendait ces mots sortir d’un bourdonnement confus:


– Quand tu seras ma femme.


Et les larmes qui brûlaient ses pauvres yeux répondaient: «Jamais je ne serai sa femme…»


Puis l’idée d’être seule au monde et libre d’obéir aux conseils de son désespoir lui revenait comme ces obsédants refrains qui bercent la fièvre. Elle étendait ses mains jointes vers la chambre de sa mère.


Ce ne fut point un évanouissement, car elle rêva, mais cela ne ressembla point à un sommeil. Les belles boucles de ses cheveux touchèrent le clavier qui rendit une plainte et ses yeux se fermèrent.


… Elle était dans la chambre de sa mère; elle éprouvait une horreur morne. Déjà les cierges allumés! Quoi! déjà! Le crucifix était sur le drap et les deux mains de marbre se croisaient, auprès de la broderie qui jamais ne devait s’achever. Fermez! oh! fermez, par pitié, ces yeux qui avaient des regards si tendres! Déjà la veillée du prêtre, et déjà, déjà le cercueil!


Mais c’était à l’instant! Mme Leber dormait…


– Si je perdais ma mère, qui m’empêcherait de mourir?


Edmée avait dit cela, agenouillée et priant. Est-ce que le ciel peut exaucer les blasphèmes de la folie?


Quelques voisins, pas un ami. Le deuil montait vers le cimetière. Déjà, déjà!


Déjà la fosse ouverte… Oh! Michel n’était pas là pour dire adieu à celle qu’il appelait «ma mère!».


Michel!… Là-bas! cette calèche emportée par deux rapides chevaux! Michel! et cette femme, celle qu’il aime maintenant, la baronne Schwartz!…


Il y a place pour deux ici, ma mère!


Déjà! comme tout va vite! déjà du gazon et des fleurs sur cette tombe! Prie pour moi, ma mère, ma sainte mère! Le gazon a verdi, les fleurs se sont évanouies. Déjà, mon Dieu, déjà!


La voilà seule, Edmée, dans ce logis vide. Ils sont là, tous les deux, vis-à-vis, Michel et celle qu’il aime à présent: le rideau cruel montre ces deux ombres enlacées. Tout est clos et le charbon s’allume: car la prière funeste est exaucée de point en point.


Edmée n’a plus de mère; elle est libre de mourir.


Michel! c’est la dernière pensée! Si, pour le retenir ou pour le rappeler, il fallait perdre ce bien qui est plus cher que la vie, s’il fallait… Ô ma mère, prie pour moi! Jamais il ne m’a donné ce baiser que je devine et qui me tue! Qu’il soit béni! Qu’elle soit maudite!


Comme ce charbon s’embrase et que cette vapeur monte bien à mon cerveau! Est-ce donc si aisé de mourir? Et si doux?


On lui dira demain au matin, quand il s’éveillera: «Elle est morte.» Dès que nous sommes morts, on nous pleure. Il viendra peut-être visiter là-bas celle qu’il abandonnait si près de lui. Quand nous sommes morts, on nous aime.


Qu’elle ne soit pas maudite! mon Dieu, pardonnez-lui! On devient meilleur pour mourir. Je vais à toi, ma mère. Michel, adieu, bien-aimé amour! mes yeux se voilent, mais je t’aime, je meurs et je t’aime; je n’ai plus qu’un souffle, c’est pour t’aimer! Je t’aimerai au-delà de la vie…


– Qui est là? demanda la vieille dame, éveillée dans la chambre voisine…


– C’est moi, répondit une voix mâle et douce.


– Ah! fit Mme Leber, c’est vous! Elle a bien pleuré… ne soyez pas si longtemps sans revenir.


Elle ajouta mentalement et croyant parler:


– Approchez-moi mon ouvrage.


Mais le sommeil pesait de nouveau sur elle.


La tête charmante d’Edmée s’inclinait sur l’épaule de Michel, que nous tenons enfin, le volage et le fugitif! Leurs lèvres se touchaient. Sa bouche pâle eut un vague sourire. «Es-tu donc mort aussi? murmura-t-elle en refermant les yeux. Je ne vois pas ma mère. Sommes-nous tous dans le ciel?»


Michel la regarda, ébahi, puis il l’enleva dans ses bras, disant: «On ne se marie pas dans le ciel, ma belle petite Edmée. Éveillez-vous, je suis vivant, je suis riche, je suis heureux. À quand notre noce?»

XXV Edmée et Michel

Michel était à genoux devant Edmée qui tenait à pleines mains sa tête souriante. Les fiers cheveux bouclés qu’il avait! la belle pâleur! le viril regard! Elle se penchait; les chevelures mêlaient leurs nuances amies. Il y avait une adorable joie sur le front de la jeune fille et des larmes baignaient la splendeur de ses yeux.


– Elle est ma mère, avait dit Michel dans un baiser.


Et vous comprenez tout, comme elle avait tout compris, elle, Edmée; il suffit d’un mot pareil qui éclaire comme la foudre. La douleur enfuie faisait place à une profonde allégresse. Sa mère pourtant! Elle, la baronne Schwartz, si jeune, si belle! Un doute venait, et c’est le charme exquis de ces explications. Le doute prolonge la bien-aimée jouissance.


Edmée disait:


– Blanche n’a que quinze ans, et déjà Mme Schwartz me semble trop jeune pour être la mère de Blanche!


En même temps elle frémissait avec délices à la pensée de ses angoisses guéries.


– Mais comme je vais l’aimer, Michel, notre mère!


Puis elle se souvenait: ce regard calme de la baronne, cette hautaine douceur.


– Ah! j’aurais dû comprendre!


Puis encore elle doutait pour la millième fois.


– Mais dites-vous vrai! Ne jouez pas avec cela, car j’ai rêvé de mourir! elle est trop belle… trop jeune…


– Certes, certes, murmurait Michel en s’enivrant des virginales étincelles qu’épandait ce regard d’amante; elle est bien jeune, elle est bien belle… Mais comment ai-je pu rester si longtemps loin de toi, Edmée, mon âme chérie?


– Oui, comment?… et pourquoi, Michel, pourquoi surtout? Ah! je suis seule à aimer!


Il refoula ce blasphème d’un baiser, d’un baiser d’époux, bien franc, délicieux et chaste bâillon que les deux mains d’Edmée pressèrent passionnément sur ses lèvres. Elles sont ainsi ces vieilles amours qui sont nées avec le cœur et dont les racines vont jusqu’à l’enfance. Edmée restait pure comme son sourire.


– Méchante! répliqua Michel; je t’ai dit un secret qui ne m’appartient pas et que je ne sais pas encore tout entier. Un secret qui peut tuer tout ce que j’ai de plus cher au monde après toi… après toi ou avec toi: car sais-je laquelle j’aime le mieux de toi ou de ma mère!


– Je l’aimerai autant que toi, murmura Edmée.


Puis ses belles petites mains blanches écartèrent les cheveux de Michel comme eût fait une mère, en vérité une tendre mère qui a bien pleuré pendant l’absence et qui admire au retour son fils plus grand et plus mâle.


– Nous sommes donc trois! prononça-t-elle tout bas. Puis se reprenant et perdant son sourire:


– Mais penses-tu que moi, elle pourra m’aimer?


– Elle t’adorera, repartit Michel, plus tard!


– Ah! fit Edmée, plus tard!


Et elle resta pensive.


Les lèvres de Michel jouaient avec le bout de ses doigts.


– J’ai assez vu le monde, reprit-elle, d’en bas ou par les portes entrouvertes, pour savoir que, dans le monde, rien ne ressemble à notre position. Je fais avec vous, Michel, ce que nulle famille ne comprendrait. Nous voici seuls et gardés seulement par ma mère endormie: vous, tout jeune et vivant Dieu sait comme… car quelle est votre vie, monsieur?… moi, folle et faible créature…


– Et sainte aussi! l’interrompit Michel dans une caresse respectueuse. Le monde n’a rien à faire entre nous, Edmée.


– C’est pour votre mère que le monde me fait peur. Il l’interrompit encore pour prononcer avec tristesse:


– Le monde n’a rien à faire entre ma mère et moi.


– C’est vrai! dit Edmée naïvement et non sans joie, je n’avais pas songé… tu ne peux pas être le fils du baron Schwartz.


Comme il baissait les yeux, elle lui reprit la tête à deux mains.


– Je ne sais pas ce que je dis, s’écria-t-elle. Voilà si longtemps, si longtemps que je souffre! Ce n’est pas un reproche, mon Michel bien-aimé, c’est une excuse. Je voudrais parler souvent, parler toujours de ta mère, et ne jamais rien dire qui ne fût respect et amour…


– Elle t’adorera! répéta Michel, j’en suis sûr.


– Et ta sœur! Oh! c’est déjà une bonne petite sœur pour moi. Que de fois son rire joyeux m’a fait du bien jusqu’au fond de l’âme!… Et vas-tu laisser ce mariage s’accomplir! Blanche! notre cher ange! épouser M. Lecoq!


Notre héros Michel prit un air important.


– Chérie, répondit-il, nous causerons de ces choses-là. Je sais pourquoi vous n’aimez pas M. Lecoq.


– Tu sais pourquoi je n’aime pas M. Lecoq! répéta Edmée en regardant Michel avec une sorte d’effroi. Il éclata de rire.


– Qui est là! demanda pour la seconde fois la vieille dame, réveillée en sursaut.


– C’est moi, ma bonne madame Leber, répondit encore Michel.


– Ah! ah! c’est toi, méchant sujet! As-tu une place?… Edmée! mon enfant, la lampe et mon ouvrage. Je veux travailler un petit peu.


On l’entendit ronfler aussitôt après.


– Sa pauvre tête devient bien faible, dit Edmée à voix basse.


Il y avait entre Mme Leber et Michel un indissoluble lien; c’était le souvenir de la flambée dans la mansarde. La vieille dame le voyait toujours enfant et ne pouvait prononcer son nom sans sourire.


– Il y en a tant qui n’ont pas de cœur! avait-elle coutume de dire. Celui-là avait du cœur; celui-là était un cœur!


– Quand nous allons être mariés, chérie, reprit Michel, ému, nous pourrons donner des acomptes. J’ai bien pensé à maman Leber tous ces temps-ci…


– Cela m’a fait peur, l’interrompit Edmée, quand tu as dit tout à l’heure: «Je suis riche.»


– C’est effrayant, répliqua notre héros, tout ce que j’ai à te raconter. Ce sont de grands secrets, figure-toi; mais est-ce que je peux te cacher quelque chose!


Il se leva et poussa la porte qui communiquait avec la chambre de la vieille dame.


– Que faites-vous! demanda Edmée.


Michel répondit d’un ton moitié railleur, moitié solennel:


– Il va être question d’affaires de vie et de mort. D’abord, reprit-il en poussant la fameuse bergère auprès de sa compagne étonnée, ce Bruneau est un scélérat, et il faut lui rendre l’argent qu’il vous a prêté.


– Comment savez-vous?… balbutia Edmée.


– J’ai la somme, dit Michel au lieu de répondre et en frappant sur son gousset en homme qui triomphe de le sentir plein par hasard… Ce que c’est que de nous, ajouta-t-il d’un accent piteux. J’ai des gestes, des mots et des joies de petit-bourgeois, maintenant, moi qui pouvais passer pour le miroir du true gentleman, il y a six mois! L’argent est le sang même des veines de ce siècle, c’est bien sûr. J’ai manqué d’argent, cela m’a dégradé… Où en étais-je? Bruneau est un scélérat et la comtesse Corona ne vaut pas beaucoup mieux que lui. Sans M. Lecoq, je vous le dis sérieusement, Edmée, j’étais perdu sans ressources.


La jeune fille détournait les yeux avec malaise chaque fois qu’on prononçait ce nom. Elle demanda:


– Est-ce M. Lecoq qui t’a dit du mal de M. Bruneau et de la comtesse Corona?


– Ne vas-tu pas défendre aussi la comtesse Corona! s’écria Michel.


– Elle t’aime, mais tu ne l’aimes pas, murmura Edmée. Quand je souffrais, je songeais à elle comme à une amie.


– Une amie! répéta Michel en ricanant. Mais il ne s’agit pas de la comtesse Corona, se reprit-il, et nous allons revenir à ce digne M. Bruneau… Encore une fois, je sais toutes tes histoires avec M. Lecoq.


– Toutes! fit Edmée, comme un écho.


– Toutes!


Edmée resta bouche béante à le regarder.


– Bien! bien! murmura Michel. Voyons, calme-toi. Depuis quand est-il défendu à un honnête homme de rechercher une honnête jeune fille en mariage?


– En mariage? se récria Edmée dont la joue devint pourpre; et c’est vous qui me parlez ainsi, Michel?


– Depuis quand, poursuivit celui-ci, la voix libre, l’œil clair et sans embarras aucun, l’honnête homme qui s’est mis en tête une idée semblable n’a-t-il plus le droit, lui puissamment riche, d’éprouver un peu la jeune fille pauvre? On ne se marie pas pour un jour.


– Raillez-vous? demanda Edmée stupéfaite.


– Non, sur ma parole!


– Mais vous ne m’aimez donc plus, alors?


– Si fait, de tout mon cœur… sois donc raisonnable, chérie! Je n’aime que toi, je te le jure, et je n’aimerai jamais que toi.


Il y avait dans ce serment une si parfaite éloquence de tendresse et de vérité, une absence si complète d’emphase qu’Edmée ne put s’empêcher de sourire.


– Le reste m’est indifférent, dit-elle. Si tu m’aimes, tout est bien. Cependant…


– Cependant? répéta notre héros qui la guettait du coin de l’œil avec une intolérable supériorité.


– Ah! fit-elle en frappant du pied, j’ai vu des entêtements pareils dans les comédies!


– Dans Tartufe, n’est-ce pas? le bonhomme Orgon?…


Et il riait placidement, notre héros. Un rayon de colère s’était allumé dans les beaux yeux d’Edmée.


– C’est toi qui es un délicieux petit Orgon, chérie, dit Michel. Et le tartufe, c’est ce Bruneau, qui t’a enveloppée de ses mensonges.


Edmée, honteuse déjà de son impatience, lui tendit son front à baiser et reprit doucement:


– Que nous importe tout cela? Parlons de toi.


– Ce que cela nous importe! se récria Michel, scandalisé à son tour. Mais c’est de moi que je te parle, et de toi, et de nous! M. Lecoq est notre providence!


– Tu es fou! prononça Edmée presque durement.


– C’est clair, puisque nous ne sommes pas du même avis.


– Tu es fou!… Il t’a dit qu’il voulait m’épouser?


– Avant de savoir que tu m’aimais, oui.


– Et pour colorer l’indignité de ses poursuites, il t’a parlé d’épreuves. Tu rougis, Michel!


– C’est que je t’aime… Oui, il m’a parlé d’épreuves, le front haut et les yeux dans mes yeux.


– Et ce sont les tiens qui se sont baissés!


– C’est vrai.


– Tu es fou!


Michel se leva, développant tout d’un coup sa haute et noble taille.


– S’il t’a insultée, dis-le! ordonna-t-il. Cet homme est notre dernier espoir, mais s’il t’a insultée, je le tue!


Un instant, Edmée hésita. Puis elle prit les deux mains de son amant et y mit ses lèvres qui brûlaient.


– Merci, balbutia-t-elle. Tu me faisais peur. Michel attendait. Elle reprit d’une voix altérée.


– Non, il ne m’a pas insultée.


– Et elles viennent vous accuser de folie! gronda Michel en se rasseyant. Écoute-moi bien, tu ne comprends pas ce caractère-là. Sa tête et son cœur sont emplis par une grande pensée. Tu as eu défiance à cause de sa richesse. Tout à l’heure, je vais te mettre à même de mesurer son désintéressement!


Il parlait avec chaleur. Edmée le laissait dire. Entre ses paupières demi-closes, un regard sournois glissait qui la faisait plus jolie. Sur ses lèvres plissées, on lisait distinctement cette phrase: «Mon pauvre Michel, celui-là est plus malin que toi!» Quoi qu’on puisse penser de notre héros, il savait lire, car il répondit:


– Nenni, da! mademoiselle! Nous ne sommes pas aveugles tout à fait! J’ai les preuves de ce que j’avance.


– Mais, enfin, on ne peut pas épouser deux femmes à la fois! lança Edmée triomphalement. Son mariage avec Blanche est arrêté…


– Il est rompu, riposta notre héros d’un ton péremptoire. Edmée leva sur lui son regard étonné.


– Il a lâché sa proie? murmura-t-elle. Michel répondit du bout des lèvres:


– M. Lecoq est à la source de toutes les informations… Souriez tant que vous voudrez, chérie. Vous ne sourirez plus quand je vous aurai dit pourquoi! M. Lecoq a choisi ce genre d’occupations qui n’est pas de votre goût. M. Lecoq en sait long. Certes, la fortune du baron Schwartz est colossale; mais la source de cette opulence… enfin, je m’entends.


– Cet excès de délicatesse… commença Edmée.


– Il y a de cela, l’interrompit Michel. Il y a aussi une noble et paternelle bonté. M. Lecoq a su par moi les gentilles amours des deux enfants: Blanche et Maurice. Il n’a fallu qu’un mot… Grâce à lui, c’est un mariage qui se fera.


Comme le charmant visage d’Edmée exprimait énergiquement son incrédulité, notre héros Michel leva les doigts effilés de la jeune fille jusqu’à ses lèvres, et y déposa un baiser protecteur.


– Veux-tu toujours mieux voir que moi, chérie? demanda-t-il. Il faut le dire! Puis il ajouta sérieusement: Vous êtes la meilleure petite âme que je connaisse; mais la meilleure petite âme du monde, quand elle est femme, la plus modeste, la plus naïve, la plus loyale a toujours la prétention d’être fée. C’est votre fatuité à vous autres. Comme la fatuité est le plus dur des entêtements, je vais frapper sur la tienne à tour de bras, du premier coup. Réponds à une simple question: si M. Lecoq avait sur toi, et par conséquent sur moi, les mauvais desseins que tu lui supposes, ne serait-il pas très avantageux pour lui de me voir sous les verrous? hein?


– Que dis-tu là? fit Edmée qui bondit sur son siège.


– Réponds… c’est clair comme le jour, ce raisonnement-là. Je suis un obstacle; un obstacle qu’il serait dangereux de mépriser. Eh bien! à l’heure qu’il est, sans M. Lecoq, je serais en prison.


Edmée répéta, laissant voir son effroi:


– En prison, toi, Michel! Et pourquoi?


– Parce que, répliqua notre héros un peu déconcerté, parce que j’ai eu la fantaisie de faire fortune tout d’un coup. Voilà! Puis s’interrompant:


– Oh! ce n’est pas précisément l’amour de l’or: à cet égard-là, ma vocation tarde à se montrer. C’était pour vous, Edmée, que je voulais être riche.


– Je n’ai pas besoin d’être riche, déclara la jeune fille avec quelque sévérité.


– Prenez garde!… et les acomptes de maman Leber?…


– Oui, oui, garçon, deviens riche! dit une voix grelottante de l’autre côté de la porte. J’ai compté que tu deviendrais riche.


Edmée s’élança. Mme Leber était là, pieds nus. Edmée la prit à bras-le-corps pour la reconduire à son lit. La vieille dame toussait creux et allait répétant:


– Comment suis-je là? n’a-t-il pas parlé d’être riche?


Edmée avait fermé la porte, laissant Michel seul dans sa chambre. Michel s’approcha de la fenêtre. Dans l’atelier de collaboration, qui n’avait point de rideau, Etienne et Maurice gesticulaient comme des diables. Notre héros eut un sourire et pensa:


– Ce sont des enfants.


Il était, lui, un homme raisonnable! Quand Edmée rouvrit la porte, il entendit la vieille dame qui criait:


– De la lumière et mon ouvrage! Je vais travailler!


Edmée avait les larmes aux yeux.


– Sa tête va se perdant! murmura-t-elle. Pauvre mère! Michel vint se rasseoir à côté d’elle et dit:


– Vous voyez bien qu’il nous faut être riches. La maladie qu’elle a se guérirait avec un peu d’or.


– Parlons de vous, Michel, et parlons sérieusement.


– Je suis venu pour cela, chérie. Je suis un homme d’affaires quand je veux. J’ai une étoile, voyez plutôt: je tombe amoureux fou d’une jeune fille adorable, mais très pauvre, et il se trouve que cette jeune fille, sans le savoir elle-même, est très riche…


Edmée le regarda bouche béante. Au lieu d’une réponse incrédule, elle fit seulement cette question:


– Est-ce M. Lecoq qui vous a dit cela, Michel?

XXVI La cassette

Michel eut son rire d’enfant joyeux.


– De sorte que, reprit-il, si vous ne me connaissiez pas, mademoiselle ma femme, vous pourriez penser qu’après avoir couru un peu le monde, je vous reviens alléché par l’odeur de votre mystérieuse fortune.


– Expliquez-vous, je vous en prie, dit la jeune fille; j’ai hâte de savoir.


– Je ne fais que cela, mon ange. Et voyez un peu comme la conduite de M. Lecoq est logique, au fond. Ne trouvez-vous pas que Blanche est trop jeune pour lui?


– Si fait, certes, repartit Edmée qui eut presque un sourire. Mais il ne s’agit pas de Blanche.


– Il s’agit de vous. M. Lecoq, sachant qu’il y a, de par le monde, une fortune qui vous appartient, et voulant peut-être se donner le droit d’entrer en campagne contre les détenteurs de cette fortune… Ah! ah! vous ne le connaissez pas!


– Mais où est-elle, cette fortune? s’écria Edmée, et qui sont ses détenteurs?


Michel devint rêveur.


– De l’autre côté de la cour, dit-il en montrant du doigt la fenêtre de Maurice et d’Etienne, j’ai deux amis qui sont un peu fous, mais pas beaucoup plus fous que le restant de Paris. Leur folie est de tourner tout en drame et de considérer la vie réelle comme un immense répertoire de pièces. Il y a du vrai là-dedans, je ne dis pas non. Donc, ces deux bons garçons que vous connaissez aussi bien que moi ont remué des montagnes autour de nous deux, Edmée, autour de la maison Schwartz, autour de ce que vous savez comme moi, autour de ce que nous ignorons l’un et l’autre. J’ai travaillé avec eux, et parmi le monceau d’hypothèses qu’ils retournaient pour y chercher leur pâture, toujours cet antagonisme se retrouvait entre Olympe Verdier et Sophie; Sophie, c’est vous, Olympe Verdier, c’est ma mère. Ils ne savent rien de ce dernier secret, et ils ne connaissent pas ma mère, qui ne dit son cœur qu’à Dieu. Mais leurs suppositions, rapprochées de certaines paroles de M. Lecoq, ayant trait à la fortune des Schwartz et à sa source, conduiraient à penser… Le baron Schwartz est un homme habile, et je ne réponds que de ma mère… Or, quand ma mère a épousé le baron Schwartz, il avait déjà quatre cent mille francs.


– Quatre cent mille francs! répéta Edmée. Il avait quatre cent mille francs! Puis elle ajouta comme si ce chiffre même eût augmenté son trouble: Je vous en prie, Michel, ne me cachez rien!


– M. Lecoq, poursuivit notre héros en homme qui vide son sac, affirme que, très peu de temps avant le mariage, M. Schwartz accepta de lui à dîner dans une auberge de Caen.


– De Caen! dit Edmée dont la voix s’altéra.


– Ce jour-là, M. Schwartz avait faim, acheva Michel, je dis: faim. Il y eut un silence, après quoi Michel reprit:


– J’ai rêvé une famille composée de nos deux mères et de toi, que nous faut-il de plus? Puis avec une brusquerie: C’est fou comme tout le reste; ma mère n’est pas malheureuse et M. Schwartz a une réputation d’honnête homme; ne me demande pas une syllabe de plus. J’ai tout dit sur ta fortune, et je reviens à la mienne qui était à faire. Écoutes-tu? tu n’en as pas l’air… Edmée restait pensive.


– J’écoute, dit-elle pourtant.


– Il y a des moments, pensa tout haut Michel, où nous sommes froids comme de vieux époux.


Edmée reposa ses beaux yeux sur les siens et dit avec une passion profonde:


– Je t’aime chaque jour un peu davantage.


– Chérie! murmura-t-il en dévorant ses mains de baisers, je ne te vaux pas, c’est vrai, mais, c’est pour toi, pour toi seule que j’ai bien ou mal travaillé. Quoi qu’il arrive, ne prends plus jamais d’inquiétude. Je suis à toi encore plus pour moi que pour toi. Si j’ai pu vivre loin de toi, c’est que je te savais à moi. Tout me semble possible ici-bas, sauf notre séparation. Nous sommes mariés, je te le répète; c’est ma joie et c’est ma confiance. Je réclamerais mon dû près de toi, quand même, un beau matin, tu t’éveillerais princesse, et si j’étais roi… Bon! s’interrompit-il, pendant qu’elle tendait son beau front à ses lèvres, voici la romance qui vient! À nos affaires! Quand je quittai la maison Schwartz, j’avais des préjugés contre M. Lecoq; je croyais même avoir surpris à son endroit quelque dangereux secret, car un mot de passe, qui ne m’était pas destiné, tomba une fois dans mon oreille. Certaines gens, de Paris, se reconnaissent entre eux au moyen de ces paroles en apparence insignifiantes: Fera-t-il jour demain? Mais tous les mystères de ce genre ne sont pas criminels; la preuve, c’est que, depuis du temps déjà, ce mot de passe sert à faciliter les secrètes relations que j’ai avec ma mère. Dans le métier que fait M. Lecoq, on a besoin d’étranges précautions, et on est forcé aussi de fréquenter, de soutenir, de payer, tranchons le mot, une clientèle interlope, pour ne rien dire de plus…


– Laisse-moi te demander, prononça Edmée tout bas, si tu as répété ce mot de passe à M. Bruneau, à l’époque où tu croyais en lui?


– Peut-être, répondit Michel, mais je suis bon pour régler le compte que nous avons ensemble, M. Bruneau et moi. La vérité, c’est que le métier de M. Lecoq me répugnait autant qu’il peut te déplaire à toi-même. Tu ne vas pas souvent au théâtre, ma belle petite Edmée, et tu lis peu de romans, mais tu n’es pas sans avoir entendu parler de gens qui poussent le dévouement – ou la passion – jusqu’à accepter des rôles haïssables. Le but est quelquefois noble… quelquefois même héroïque… Qui veut la fin veut les moyens. M. Lecoq avait une piste à découvrir, une piste très adroitement dissimulée; M. Lecoq s’est fait chien de chasse. Moi, je trouve cela net, intelligent et brave. Et toi?


Il s’arrêta comme pour attendre une approbation ou une discussion. Edmée resta muette. Il reprit:


– Dès le début, M. Lecoq me laissa voir qu’il s’intéressait à moi. Si j’avais répondu à ses premières avances, nous serions heureux déjà. Mais, cédant à mes antipathies, renforcées encore par les demi-mots de la comtesse Corona et les calomnies de ce précieux M. Bruneau, je m’éloignai de lui complètement. Je cherchai un emploi: ma retraite de la maison Schwartz me fermait toutes les portes dans la banque et l’industrie; il courait sur moi des bruits qui semblaient sortir de terre; j’avais payé l’affection de mon ancien patron par la plus noire ingratitude. Bref, pas d’emploi pour moi dans tout Paris!… Vous fûtes mon refuge alors, Edmée, vous et votre excellente mère. Je travaillai à ceci, à cela, et puis encore à autre chose: des extravagances qui semblent raisonnables à première vue. Je crois que je voulus être auteur, puis inventeur… un tas de sottises… Je dois noter que je n’étais pas absolument sans ressources. Une main mystérieuse, et vous avez deviné la baronne Schwartz, n’a jamais cessé d’être sur moi… À bout de folies, ma foi, je tentai le jeu…


– La plus dangereuse de toutes les folies! dit Edmée.


– Savoir! Pour les sages et les heureux, je ne dis pas. Mais pour ceux qui sont obligés de tenter Dieu, c’est différent: on aime ou on n’aime pas… Je perdis et je signai des lettres de change… non pas une, comme mes pauvres diables de camarades, les dramaturges en graine, mais plusieurs, mais beaucoup. Et, mon Edmée chérie, ce fut toujours pour toi. Tu ne me crois pas? Eh bien! vrai, tu as tort! sans toi je serais commis à dix-huit cents francs dans quelque bureau moisi: tu vois que tu es mon bon ange!


Edmée ne s’attendait pas à cette chute. Elle dit:


– Tu aurais la paix, Michel! Et l’espoir d’avancer!


– Ne blasphème pas! J’ai vécu de luxe et d’orgueil dans cette maison Schwartz, à l’âge où le caractère naît et se modèle. Je suis resté bon, puisque je t’aime. Mais écoute ceci, Edmée; une fois, ma mère m’a dit avec des larmes dans les yeux: «Ma jeunesse fut orgueilleuse.» Eh bien! je suis le fils de ma mère!


Edmée baissa la tête.


– J’avais des amis, reprit Michel. Outre Etienne Roland et Maurice Schwartz, qui m’ont témoigné un dévouement fraternel, j’avais ce brave Domergue qui entretenait ma vanité en me disant, à l’aide de charades, que j’étais le fils de M. le baron Schwartz. Il le savait de source certaine, et il le croit encore dur comme fer. J’avais la comtesse Corona qui me parlait en énigmes moins naïves et me montrait la porte ouverte du jardin d’Armide; c’était Trois-Pattes, l’estropié du Plat-d’Étain, qui m’apportait les messages de cette charmante femme. Voilà un rébus, ce couple fantastique: la comtesse et Trois-Pattes! Elle vient le voir: tu le sais comme moi… Mais M. Lecoq seul au monde pourrait dire le mot de ce romanesque mystère. Enfin, j’avais mon escompteur normand, M. Bruneau, qui m’achetait ma garde-robe pièce à pièce et m’avançait de l’argent. Ma mère ne savait rien de tout cela, au moins! Et il y a bien peu de jours que je l’appelle ma mère… Ne ferme pas les yeux encore, Edmée, nous voici au dénouement.


– Je fermais les yeux, dit-elle avec son sourire, pour évoquer cette suprême beauté qui m’a fait verser tant de larmes. Je suis si heureuse, Michel, chaque fois que tu prononces le nom de ta mère!


– Elle t’aimera, je t’en réponds! Si tu savais comme elle m’aime!… Dis donc: il y a un petit secret que je voudrais bien connaître: par quelle porte ce digne M. Bruneau s’est-il introduit dans votre maison?


– Il y a trois mois, répondit Edmée, quand je tombai malade après avoir rencontré Mme la baronne Schwartz sur le seuil de ta porte, maman venait d’envoyer de l’argent à nos créanciers: nous n’avions rien devant nous. Un matin qu’on avait ouvert, pour donner de l’air à ma chambre, je vis à l’une des croisées qui font face l’étrange figure de Trois-Pattes, à demi cachée derrière les rideaux de son petit réduit. Il ne m’apercevait point et ne croyait pas être observé. Il regardait chez nous avec une attention singulière. Au bout de quelques instants, ne s’en reposant plus sur ses yeux, il mit au point une énorme lorgnette jumelle et la braqua sur la chambre de maman.


– Que regardait-il?


– Je ne savais. Il disparut et, un peu de temps après, quand maman sortit pour ses courses, M. Bruneau vint frapper à notre porte, demandant si nous n’avions rien à vendre. Je l’accueillis, car il a, dans le quartier, la réputation d’un homme juste, et en effet, il donna un bon prix des menus objets dont nous voulions nous défaire, mais ce n’était pas ces objets-là qu’il voulait acheter.


– Que voulait-il acheter?


– Le brassard… le brassard ciselé… et j’ai pensé plus d’une fois que Trois-Pattes avait braqué sa grande jumelle pour mieux lorgner le brassard.


– Preuve qu’ils s’entendent comme larrons en foire! dit Michel.


– Jamais je ne les ai vus ensemble, répliqua Edmée. M. Bruneau est revenu bien des fois, toujours en l’absence de ma mère, et je serais ingrate si je n’avouais qu’il nous a rendu des services.


– Toujours en l’absence de ta mère! répéta Michel qui réfléchissait.


– C’est peut-être le hasard… à diverses reprises il a offert du brassard une somme considérable.


– Cela vaut donc bien de l’argent!


– Je le crois, car M. Bruneau n’est pas le seul qui désire l’acheter.


– Trois-Pattes? interrogea Michel.


– Non. M. Lecoq. C’est le brassard qui lui a servi de premier prétexte pour passer le seuil de notre porte. Il connaît un amateur qui en donnerait dix mille francs.


– Dix mille francs! répéta Michel étonné. Ce brassard-là! Puis il ajouta: Mais on cherche parfois des moyens détournés de faire du bien.


Edmée garda le silence, mais ses beaux sourcils se froncèrent, elle restait décidément incrédule à l’endroit des vertus de M. Lecoq.


– Nous serions loin de ma prison, reprit Michel après une pause, si M. Lecoq ne nous y ramenait. Voici trois jours entiers que je joue à cache-cache avec ce bon M. Bruneau qui a prise de corps contre moi. La partie a été rude, car j’étais seul contre trois: le Normand, Trois-Pattes et sa comtesse. Que fait celle-là dans cette intrigue avec de pareils associés? Voilà où je jette ma langue aux chiens! Mais elle est leur complice, je l’affirme, et c’est elle-même qui a failli me faire tomber dans le piège. Pourquoi? Je plaide une cause et il faut tout dire; dans cette charmante femme-là, il y a un peu de Mme Putiphar… Elle sait que je t’aime; veut-elle se venger? Hier, je lui avais révélé l’asile où je reste confiné depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. La nuit dernière, j’ai reçu un message de M. Lecoq qui me disait: «Vous serez arrêté à la première heure.» Et, en effet, à la première heure, à peine avais-je pris ma volée, que le logis était cerné par les recors. Et ce gnome de Trois-Pattes, passant là justement dans son fantastique équipage, a parlé aux alguazils; je l’ai vu! Le message de M. Lecoq me donnait un rendez-vous; j’y ai couru. Quel malheur que ma mère ait des préventions contre lui!…


– Ah! fit Edmée, les deux seuls cœurs qui vous aiment sont bien du même avis! Elle et moi!


Michel haussa les épaules.


– Les faits parlent, dit-il. Moi, j’avoue que je crois aux faits. M. Lecoq m’a compté l’argent de ma lettre de change, principal, intérêts et frais…


– En échange de quoi? demanda la jeune fille avec défiance.


– En échange d’un grand merci, parbleu! Cet homme-là compte sur moi; il m’a deviné; il a confiance en mon avenir; la preuve, c’est que j’ai commencé par faire une sottise et qu’elle m’a réussi. J’ai du bonheur. Aussitôt que j’ai eu l’argent, une inspiration m’a poussé vers le jeu; j’ai gagné trois cents louis; veux-tu des acomptes?


En prononçant ces derniers mots, Michel avait plongé des deux mains dans ses goussets qui sonnaient l’or. Il s’interrompit et changea de visage en voyant l’étrange expression qui se peignit sur les traits d’Edmée. La jeune fille avait d’abord écouté avec tristesse cette folle péroraison, mais tout à coup son regard s’était animé et ce n’étaient point les paroles de Michel qui avaient produit ce résultat; Edmée fixait ses yeux agrandis sur la fenêtre. Michel se retourna vivement pour voir ce qui attirait ainsi son attention. Ils se levèrent tous les deux en même temps.


De l’autre côté de la cour, la chambre de Michel, qui était restée noire si longtemps, venait de s’éclairer. L’absence de rideaux en montrait exactement le contenu. Etienne et Maurice étaient là, debout, dans le négligé plus qu’original de leur toilette d’intérieur. Maurice tenait la lampe à la main. Etienne, courbé en deux, exécutait un profond salut devant une dame vêtue de noir et dont le visage disparaissait sous un voile de dentelles posé en double.


– Ma mère! murmura Michel; c’est ma mère!


– Je croyais la reconnaître, dit Edmée, dont le cœur eut un élancement au souvenir de sa torture passée.


Michel n’avait fait qu’un bond jusqu’à la porte. Edmée, curieuse, éteignit sa lampe et ouvrit sa fenêtre.


Mme la baronne Schwartz, car c’était bien elle, avait déjà disparu, et nos deux collaborateurs rentraient dans leur dramatique logis, cherchant sans doute le moyen de caser utilement cette surprenante visite à quelque bon endroit du drame. Edmée se pencha sur son balcon. Derrière elle, aucune lueur ne trahissait plus sa présence. Voici ce qu’elle vit:


La cour avait trois portes pour trois escaliers, dont un de service. Elle était éclairée par une lanterne suspendue à la porte de l’escalier de service. Michel, qui avait descendu les étages quatre à quatre, se montra le premier; presque au même instant, la femme voilée déboucha, sortant de la voûte et courant comme une personne poursuivie. Elle portait un objet sous son châle. Michel la rencontra au tournant de la voûte; elle recula d’un pas, puis elle mit un doigt sur sa bouche. Elle ouvrit son châle d’un geste fiévreux. L’objet qu’elle portait était une cassette d’un précieux travail. Sans parler, sans hésiter davantage, elle jeta la cassette entre les mains de Michel et s’enfuit par l’escalier de service. Comme Michel restait abasourdi, un homme, sortant aussi de la voûte, se précipita vers lui et, sans mot dire également, voulut lui arracher la cassette. D’instinct, Michel résista. Dans la lutte, le chapeau de l’inconnu tomba et découvrit le front demi-chauve du baron Schwartz.


– C’est à moi! dit-il alors d’une voix haletante, cette femme m’a volé!


Puis, reconnaissant Michel tout à coup et le prenant à la gorge des deux mains, il ajouta, râlant de colère:


– J’en étais sûr! tu es un misérable et je vais te tuer!


– Cet homme est fou! dit une voix douce et calme derrière le groupe qu’ils formaient. Ne lâchez pas le dépôt que je vous ai confié, monsieur Michel!


Ils tressaillirent et se retournèrent d’un commun mouvement. Une femme, vêtue de noir et voilée comme Mme la baronne Schwartz, était debout derrière eux.


Michel eut peur et sa main se tendit pour barrer le passage au banquier.


– Prenez garde! murmura-t-il. C’est moi qui vous tuerai!


La femme en noir souleva son voile, montrant la belle pâleur de son visage.


– La comtesse Corona! balbutia M. Schwartz stupéfait. J’avais cru…


Il n’acheva pas et passa la main sur son front. Aucune parole ne vint aux lèvres béantes de Michel. Il pensait seulement: «Celle-là est-elle sortie de terre!» M. Schwartz ramassa son chapeau et s’inclina profondément en balbutiant une excuse, puis il s’éloigna, prenant, lui aussi, l’escalier de service qui menait chez M. Lecoq. La comtesse le regarda s’éloigner et pensa tout haut:


– Il parlera. Mais une calomnie de plus ou de moins, qu’importe!


– Madame, dit Michel, je ne m’attendais pas à vous rendre grâce. Il fit un pas vers l’escalier de service.


La comtesse l’arrêta.


– Soyez tranquille, prononça-t-elle avec une froide amertume, à l’endroit où ils vont tous deux, ils ne se rencontreront pas.


Elle rabattit son voile et ajouta plus bas:


– Monsieur Michel, vous aimez vos ennemis et vous détestez vos amis!


Elle partit sur ces mots, demandant le cordon à voix haute et impérieuse. Michel resta seul au milieu de la cour. Le bruit que fit la fenêtre d’Edmée en se refermant lui donna un sursaut. Son regard se porta vers l’escalier de service, comme si la pensée de s’y engager à son tour eût persisté en lui.


Au premier instant, il avait été presque dupe de la diversion opérée par la comtesse Corona, mais les dernières paroles prononcées établissaient clairement le rôle de la comtesse qui se posait en bienfaitrice vis-à-vis de sa mère. La cassette venait bien de sa mère qui tout à l’heure avait voulu la déposer chez lui.


Michel connaissait on ne peut mieux l’intérieur de la maison Schwartz; il savait que le baron épiait sa femme passionnément et bourgeoisement; il devinait ou à peu près la muette partie qui venait de se jouer entre les deux époux: le secret menacé, la fuite de Giovanna, emportant ce secret, le mari tombant sur sa piste par hasard ou autrement, la poursuite nocturne dans les rues de Paris, et la rencontre, occasionnée par le fait même de son absence, à lui, Michel. Il comprenait bien aussi pourquoi on l’avait choisi pour dépositaire puisque la cassette, en définitive, devait renfermer sa propre existence. Mais que de choses lui échappaient! L’intervention inopinée de la comtesse Corona d’abord et le service rendu par cette femme qui était un adversaire; ensuite le dénouement de l’aventure; la baronne s’était engagée dans l’escalier de service comme on prend un chemin connu; le baron avait fait de même, et Michel avait encore dans l’oreille l’accent railleur que la comtesse Corona avait appliqué à ses paroles:


– À l’endroit où ils vont tous deux, ils ne se rencontreront pas! Quel endroit? la maison Lecoq? Michel eut pour la première fois de sa vie la prudence virile.


– Mettons d’abord le dépôt en sûreté, pensa-t-il. Après je verrai. Michel monta lentement l’escalier de sa demeure et vint s’asseoir pensif entre ses deux amis, Etienne et Maurice, qui tout émus encore, entamèrent aussitôt le récit de la mystérieuse visite. Il leur imposa silence d’un geste et fit signe à Maurice de s’approcher.


– Quelqu’un a fait ta paix avec le baron Schwartz, lui dit-il. Blanche sera ta femme si tu veux.


– Si je veux! se récria Maurice éperdu de joie.


Car il savait bien que sur un pareil sujet, Michel ne pouvait ni railler ni mentir.


– C’est une histoire, reprit Michel. Un conte de fées, plutôt! Il y a encore de bons génies.


Il appuya sa tête entre ses deux mains, et, certes, sa préoccupation triste démentait énergiquement la gaieté de ses paroles.


– Tu es pâle! dirent en même temps les deux amis.


– Ce n’est rien, répliqua-t-il.


Puis il ajouta en plaçant la cassette sur la table devant Etienne:


– Je crois que ton drame est là-dedans; un fier drame!


Etienne avança la main d’un mouvement fiévreux. Il eût pris son drame dans le feu. Michel l’arrêta.


– C’est une chose singulière, prononça-t-il d’une voix changée, comme je suis triste malgré mes bonnes nouvelles, car j’ai de bonnes nouvelles: nous sommes riches, nous allons être heureux. Et pourtant j’ai un poids sur le cœur… Maurice, s’interrompit-il en posant sa main étendue sur la cassette, j’ai confiance en toi comme si tu étais mon frère; au cas où il m’arriverait malheur, je te laisse ce dépôt qui est sacré; c’est la vie et l’honneur d’une femme.

XXVII Dernière affaire

Notre récit a besoin de faire un pas en arrière.


Quelques heures avant la scène que nous venons de raconter, c’est-à-dire un peu avant la tombée de la nuit, et vers le moment où Edmée Leber, soutenue par la fièvre, s’éloignait à grands pas du château de Boisrenaud, une gracieuse calèche arrêta le trot de ses chevaux devant la porte cochère de ce paisible hôtel, où nous sommes entrés une fois déjà, sur les pas de M. Lecoq, pour faire connaissance avec ce respectable vieillard qu’on appelait le colonel, et avec Mlle Fanchette, la petite fille qui n’aimait pas Toulonnais-l’Amitié. Nous parlons de longtemps. Ce fut le jour où J.-B. Schwartz, homme de quatre cent mille francs, épousa en l’église Saint-Roch cette belle étrangère, dona Giovanna-Maria Reni, des comtes Bozzo.


Malgré les ans, écoulés depuis lors, l’hôtel n’avait point changé d’apparence. C’était toujours ce grand bâtiment calme et froid, rappelant par son aspect certaines maisons du faubourg Saint-Germain, bâties vers la fin du dix-septième siècle.


La rue Thérèse, aux abords de l’hôtel, et sur une longueur de quarante à cinquante pas, cachait son pavé sous une épaisse couche de paille. C’est le privilège suprême, inutile, désespéré; c’est l’aveu navré qui dit à la foule inattentive qu’un heureux de ce monde est en train de souffrir ou de mourir.


Le cocher n’appela point. La porte s’ouvrit doucement sans cela. Une femme voilée, dont la taille et les mouvements souples trahissaient la jeunesse, sauta hors de la calèche et franchit le seuil d’un pas léger. Elle était vêtue de noir avec une élégance toute parisienne.


La cour était silencieuse. Plusieurs fenêtres du premier étage brillaient, mais de cette lueur morne qui éloigne les pensées de fête.


Le concierge, debout devant la loge, dit à voix basse:


– Je vous salue, madame la comtesse: monsieur n’ira pas loin désormais.


La jeune femme hâta le pas et gagna le perron.


Au sommet des degrés, un très vieux domestique, à livrée sombre et à tournure monacale, ouvrit la porte avant que Mme la comtesse eût touché le bouton de la sonnette. Il leva le flambeau qu’il tenait à la main et dit:


– Monsieur est bien bas, bien bas! Il ne passera pas la nuit.


– M’a-t-il demandée? interrogea la jeune femme.


– Deux fois, avant et après sa confession.


– Ah! fit-elle avec une expression singulière, il s’est confessé!


– Oui, oui, répliqua le domestique à tournure monacale d’un accent plus étrange encore.


Il eut un indéfinissable sourire et s’effaça sur ce mot pour livrer passage à la jeune femme.


– Il doit y avoir du monde à la maison? demanda-t-elle en entrant sous le vestibule.


– Ces messieurs se sont fait servir à dîner dans le salon.


– Qui est là?


– M. le duc, l’Anglais, un nouveau qui vient d’Italie car il a donné le signe de la Camorra, le docteur, et votre mari.


Elle eut un frémissement court et monta vivement l’escalier. D’un côté du large carré sur lequel s’ouvraient les trois portes du premier étage, on entendait des voix contenues qui causaient et riaient tranquillement, accompagnées par un bruit discret de fourchettes et de verres. Ce n’était pas une orgie, mais bien un repas honnête où chacun s’adonnait à la gaieté en causant plaisirs ou affaires. Ce repas avait lieu à gauche. À droite et au milieu le silence régnait.


– M. Lecoq est-il venu? interrogea pour la troisième fois la jeune femme.


– C’est lui qui a amené le prêtre!


– Il est entré?


– Non, il a dit: je reviendrai.


– Et le prêtre?


– Le prêtre est resté une demi-heure avec monsieur.


À travers la dentelle de son voile, la jeune femme regarda fixement le valet.


– Était-ce un vrai prêtre? demanda-t-elle tout bas. Le domestique haussa les épaules et répondit:


– C’est le nouveau, celui qui vient d’Italie et qui a donné le mot de la Camorra. Il est là, à table, avec les autres. Si vous voulez voir, voyez!


La jeune femme s’approcha de la porte de gauche et mit son œil à la serrure; pour mieux regarder, elle avait relevé son voile. Quand elle se redressa, la lampe éclaira un visage d’une singulière beauté; une tête pâle et fine, énergiquement sculptée, malgré la gracieuse délicatesse de ses contours. Il y avait là vingt-cinq ans d’âge, à peu près, marqués par le plaisir ou la douleur, dont les stigmates se ressemblent. Le trait principal de cette physionomie était le regard puissant, hardi, dominateur que lançaient deux yeux énormes, sous la netteté sculpturale de l’arcade sourcilière. Mais ce regard lui-même parlait de fatigue et de souffrance.


À la place où nous sommes, dans le vaste escalier désert, nous vîmes une fois déjà ces yeux trop grands qui étincelaient sous une chevelure d’enfant, ébouriffée autour d’un front trop large. L’enfant riait alors, et un gros bouquet de fleurs mouillées, projectile insolent, partit de sa main pour frapper M. Lecoq au visage. M. Lecoq qu’elle menaçait de faire chasser comme un laquais. C’étaient deux ennemis déclarés, alors, M. Lecoq et cette espiègle fillette, capable de tenir tête à un bandit. Depuis le temps, y avait-il eu bataille?


La jeune femme resta un instant pensive auprès de la porte qui la séparait du festin. Son visage exprimait un froid mépris avec une tristesse morne. Elle traversa le carré sans rabattre son voile.


– Ouvrez! ordonna-t-elle.


Aussitôt, le vieux valet introduisit dans la serrure de la porte de droite une clef qu’il choisit dans son trousseau. La pièce d’entrée était libre et formait antichambre; dans la seconde, sorte de petit salon à l’ameublement austère et démodé, une sœur de charité veillait près d’une table où deux bougies éclairaient un crucifix; le moribond était dans la troisième: une chambre à coucher de belle largeur, mais presque nue, éclairée par une seule fenêtre, donnant sur le balcon du jardin, et percée de quatre portes, dont une seule restait ouverte: celle de la pièce où veillait la sœur.


Une table de chêne, placée au chevet du lit, soutenait diverses fioles qui mettaient dans l’atmosphère cette odeur particulière à la chambre des malades.


L’homme qui mourait sous ce lit plat, entouré de rideaux en perse bleu fané, avec une bordure de petits glands de coton blanc, passait pour riche. Il avait des fonds dans la maison Schwartz. Son hôtel payait de mine extérieure, et il faisait du bien, comme on dit vaguement.


Dans un certain monde mieux informé, il passait pour très riche et l’on s’y défiait un peu de sa philanthropie. Mais dans le cercle restreint et spécial des gens complètement initiés au roman de sa vie et à la nature des affaires qu’il avait faites, il avait la réputation de cacher quelque part un monceau d’or et de n’être pas simplement un apôtre.


Car la vie de cet homme était, en définitive, un profond mystère. Habillé de mœurs différentes, selon les temps et selon l’âge, il avait joué le plus difficile de tous les rôles, au grand jour, en face de l’opinion commune et sous les besicles de la loi. C’était un grand comédien. Il mourait victorieux, la tête sur un tranquille oreiller, à la dernière heure de cette lutte impossible. Et, depuis près de cent ans, nul n’avait eu son secret par adresse ni par violence.


Il avait été beau, très beau, joueur effréné, dissipateur éclatant, bourreau des crânes et des cœurs; il avait vu, dans sa jeunesse, le grand carnaval des anciennes monarchies; il s’était moqué de la République, plus tard, riant à gorge déployée de la gloire comme du crime; il avait fait la guerre sous l’Empire, sa guerre à lui: une suite non interrompue de victoires et de conquêtes qu’il récompensa lui-même en s’attribuant le grade de colonel. Les chassés-croisés du gouvernement impérial et des deux restaurations couvrirent cette promotion interlope. À l’époque où il a été question du «colonel» pour la première fois dans ce récit, la prescription morale était solidement acquise.


Mais les brevets? Fadaises. Un homme comme le colonel ne manque jamais d’aucune des choses qui se peuvent fabriquer par l’adresse des mains. Nous verrons, d’ailleurs, qu’il pouvait avoir réellement un haut grade. Ceux qui sont justes trouveront le titre de colonel modeste pour un pareil personnage. Il avait un autre titre, qui était bien à lui celui-là, un titre qui le faisait général en chef de toute son effrayante armée.


Et il se mourait là, tout seul, comme un saint ou comme un chien… Où donc était son état-major? Et à quoi lui servait le butin de ses innombrables victoires?


Depuis des années, le colonel avait mis une sourdine à sa bruyante existence. Diable ou non, il s’était fait ermite et végétait paisiblement dans cette médiocrité aisée que le mollusque rentier, suivant l’importance de sa coquille, l’acabit de son équipage et le nombre de ses rongeurs, obtient, chez nous, avec un revenu variant de 30 à 50 000 francs. Or, l’Habit-Noir devait posséder des chapelets de millions. Personne au monde, personne en dehors du monde, soit parmi les membres de la Camorra péninsulaire, dont il restait le chef suprême, soit parmi les affiliés qui, à Paris, à Londres, partout, avaient prêté entre ses mains le mystérieux serment de la Merci, personne n’aurait pu dire le chiffre du trésor amassé par l’Habit-Noir.


Il était couché sur le dos, et son corps avait déjà l’attitude des cadavres. C’est à peine si la saillie de ses membres se devinait sous la couverture affaissée. Une barbe de quinze jours, très épaisse encore et blanche comme une couche de frimas, couvrait son visage osseux. Ses yeux fermés disparaissaient au fond de deux cavités dont l’arcade sourcilière et l’os de la pommette formaient les bords, arrêtés brusquement.


Il n’y avait ni amis, ni serviteurs près de lui: pas même ce caniche qui allonge son museau compatissant sur la couverture du pauvre. C’était de la pièce voisine que sa charitable gardienne guettait son souffle court et pénible. Peut-être l’avait-il voulu lui-même; car sa mort était comme sa vie: bizarre froidement. Dans cette solitude de son agonie, tantôt il pensait, bâtissait des plans pour un avenir qui ne lui appartenait plus, tantôt il délirait tout à coup, mais d’un délire calme en quelque sorte et sans transports.


Tout le monde sait quelle étonnante subtilité de sens se mêle parfois aux impuissances de la dernière heure. Au moment même où la jeune femme passait le seuil de la porte d’entrée, le moribond se dit:


– Voici Fanchette qui vient… Je savais bien que Fanchette allait venir!


Sur ces traits flétris, il y eut presque un sourire.


Mais ces lucidités passent comme des éclairs. L’instant d’après, le moribond divaguait tout doucement, parlant affaires, calculs, voyages. La jeune femme était déjà près de lui, debout, et le contemplant avec une indéfinissable expression, qu’il n’avait pas encore conscience de sa présence. Le regard de la nouvelle venue trahissait à la fois une curiosité sauvage, une compassion, les vagues reliques d’une tendresse qui semblait remonter vers le passé, et de l’horreur. Pendant qu’elle se taisait, perdue dans sa méditation, les lèvres du mourant s’entrouvrirent par une sorte de mécanisme dur et sec.


– Lequel est le Maître, prononça-t-il très distinctement; toi ou moi, l’Amitié? Toute la question est là… (Puis, d’une voix moins assurée) La poire est mûre dans cette maison Schwartz… As-tu la planche des billets? Ce sera ma dernière affaire…


La fin de la phrase resta en dedans de ses lèvres.


Celle qu’on appelait la comtesse lui mit la main sur le front, et le contact de cette chair morte la fit frissonner. Elle retira ses doigts comme si elle eût touché le froid d’un serpent.


– Est-ce toi, enfin, Toulonnais-l’Amitié? demanda le vieillard, d’un ton patelin, en ouvrant à demi ses yeux presque aveugles.


– Non, c’est moi, grand-père, répondit tout bas la jeune femme. Il parut assembler ses pensées avec peine et dit:


– Ah! oui… c’est vrai… ma petite Fanchette, qui aime bien son grand-papa! Puis il ajouta entre ses dents: Madame la comtesse Bozzo-Corona!


La jeune femme eut un sourire amer et demanda:


– Grand-père, n’avez-vous rien à me dire?


Pour la première fois, le vieillard fit un mouvement. Ses mains décharnées essayèrent de se crisper sur les plis de ses draps, comme pour se retenir à quelque chose. Ce geste instinctif, symptôme de la suprême détresse, effraye toujours ceux qui ne sont pas habitués à voir la mort. La comtesse tourna la tête en frémissant.


– Si fait, si fait! prononça laborieusement le malade, j’ai bien des choses à te dire… et la force ne me manque pas encore. Comme je résiste! Et ne crois pas que je souffre beaucoup, non, cela s’éteint en moi sans secousse. J’ai vécu sagement, j’en ai eu le bénéfice. Il y a des moments où je me figure que je durerai longtemps encore… À présent, par exemple, on dirait que le sang se réchauffe dans mes veines. Je t’aimais bien, fillette. Quand tu étais enfant, je faisais tout ce que tu voulais. J’aurais dû t’élever loin de moi… en dehors de notre atmosphère; tu ne saurais rien; tu serais riche et heureuse… et femme d’honnête homme.


– Que n’avez-vous fait cela! murmura la comtesse, dont les grands yeux jetaient un feu sombre.


– Certes, certes! poursuivit le colonel. Mais ta mère savait tout ce que tu sais, et pourtant elle allait à l’église. Elle est morte les mains jointes; nous sommes une secte comme les thugs de l’Inde. Tu vois bien que je meurs tranquille. Je n’ai jamais insulté Dieu, moi, et j’ai vu, pendant ma longue vie, tous les hommes, tous, les petits, les moyens, les grands, voler, piller, assassiner, selon diverses formules qui déguisent, il est vrai, le vol, le pillage et l’assassinat. Veux-tu me dire, fillette, lequel vaut mieux: du thug, qui étrangle l’Anglais, marchand d’opium, ou de l’Anglais, marchand d’opium, qui empoisonne le thug? L’un est un monstre pourtant, aux yeux abêtis de la foule, et l’autre est un négociant d’honneur, tant qu’il n’a pas fait banqueroute. Chez nous on ne vend pas d’opium; mais on fait pis. J’ai bien vécu, puisque j’ai vécu plus de quatre-vingts ans, riche, honoré, tranquille. Dans le commerce, la banqueroute seule force la loi à sortir du fourreau. Je n’ai jamais fait banqueroute et la loi ne me connaît pas. De quoi te plains-tu, fillette orgueilleuse et ingrate?


Ces paroles étaient prononcées couramment et même avec une certaine énergie. Sa tête avait viré sur l’oreiller, de sorte que ses yeux caves braquaient un regard fixe du côté de la comtesse. Les paupières de celle-ci étaient baissées et ses sourcils contractés.


– Je ne vous ai jamais fait de reproches, grand-père.


– Non, mais tu as souffert! s’écria le malade, qui reprenait vie au contact de je ne sais quel passionné caprice. C’est un reproche, cela! Écoute, Fanchette, tu seras riche! Toulonnais t’accuse d’être avec nos ennemis; qu’importe cela? Je t’aime, tu auras tout ce que j’ai. Tu l’as déjà, car je suis un mort. Je ne verrai plus ni les grands bois de châtaigniers, là-bas, dans notre île, ni les maquis de myrtes, ni la mer bleue, ni le pavé de ma propre rue, recouvert de paille pour que je ne l’entende plus sonner sous les roues… As-tu de la mémoire? s’interrompit-il soudain. Dis à l’Amitié que la poire est mûre dans la maison qu’il sait bien, parfaitement mûre. Il faut la cueillir. S’il marche rondement, je verrai encore cela, et ce sera ma dernière affaire.


La comtesse eut aux lèvres une nuance de dédain.


– Vous avez pourtant eu le prêtre! murmura-t-elle.


– Je l’ai eu, répliqua le malade. Cela est convenable et bon pour le quartier.


– Qu’avez-vous pu dire?…


– Ma fille, interrompit le colonel avec une sévérité grave, je suis d’un pays où l’on croit, et d’un temps où l’on croyait. J’ai vu les brigands calabrais et les gens de l’Encyclopédie; ils parlaient haut tant qu’ils avaient bon pied, bon œil, mais, les uns comme les autres, ils n’étaient pas fiers pour mourir. J’ai dit ce qu’il fallait dire tout juste…


– Mais votre pensée pèche encore!


– Plus bas! il y a là une sainte religieuse… Pourquoi riez-vous fillette? L’homme pèche toujours et se repent sans cesse: voilà la conscience.


Il ferma ses yeux fatigués et reprit haleine en un râle. Mais sa force était loin d’être à bout, car il demanda, en tourmentant ses draps:


– Combien sont-ils là-bas à attendre ma mort pour défaire mon lit et fouiller ma paillasse!


– Vous les connaissez bien, dit Fanchette froidement. Ils sont là, en effet, et ils attendent cela.


– Si j’avais voulu, murmura le colonel, je mourrais entouré de gardes comme un roi.


Cependant, la réponse de la comtesse le préoccupait: il avait espéré une contradiction, car il ajouta:


– Tu ne les aimes pas, Fanchette! Combien sont-ils?


– Cinq. Le duc, milord, le docteur et le comte Corona.


– Et l’Amitié!


– L’Amitié mange déjà votre héritage. C’est un coquin lâche et ingrat.


– Il est mon élève, prononça le vieillard, si bas que la comtesse eut peine à l’entendre. Si tu l’avais pris pour mari!… Fillette, s’interrompit-il, tu n’as jamais voulu qu’on te fasse veuve!


– Je ne le veux pas encore, dit-elle, je sais souffrir.


– Quand je ne serai plus là, si tu changes d’avis, tu es de Sartène et tu es bien belle. Quelqu’un t’aimera assez pour le haïr…


Des larmes vinrent aux yeux de la jeune femme qui balbutia:


– J’aime et je ne suis pas aimée.


– Qui donc aimes-tu, fillette?


Ceci fut dit avec une curiosité d’enfant.


– Michel! laissa tomber la comtesse en un murmure. Le colonel ouvrit ses yeux tout grands.


– Michel! répéta-t-il, le fils de ce Maynotte! Cette affaire-là revient toujours… toujours!


Puis, secouant une pensée importune, il ajouta:


– Tu ne m’as dit que quatre noms, fillette. Qui est le cinquième chacal?


La comtesse répondit avec une dureté glacée:


– C’est votre confesseur.


Elle crut qu’il allait se soulever tout droit sur son séant, tant cette réponse le frappa violemment. Sa tête quitta l’oreiller, mais elle y retomba aussitôt.


– Ont-ils fait cela? dit-il, étouffé par l’indignation. Ont-ils risqué mon salut éternel?


La comtesse le contemplait, stupéfaite, et songeait:


– Il pensait donc, en vérité, tromper Dieu!


– Ont-ils fait cela? continuait le vieillard dont la voix faiblissait à mesure que croissait sa colère. Il n’y a qu’un crime sans pardon: c’est le sacrilège! M’ont-ils fourré dans un sacrilège? Ah! les coquins maudits! ah! les misérables! Ce duc! un débauché sans cœur! Ce lord, un pickpocket! ce docteur, un faux savant! Ce comte enfin, ton mari, un vrai bandit! Vois-tu… vois-tu que j’ai bien fait de ne pas tout dire au prêtre. Le secret me reste. Dieu est bon! Dieu est juste! J’ai toujours cru en Dieu, je l’atteste!


– Il y a donc un secret? interrogea la jeune femme avec une irrésistible avidité.


La colère du colonel tomba et son regard morne enveloppa la comtesse.


– Oui, fit-il avec une emphase où perçait le sarcasme; il y a un secret. N’as-tu jamais entendu prononcer le nom que je portais, quand je marchais à la tête de toutes les Camorres?


– Si fait, répondit la comtesse.


– Ce nom sonnait haut! reprit le vieillard. On ne l’écrira pas sur ma tombe. Et n’as-tu jamais ouï parler du scapulaire de la Merci?


La jeune femme resta muette, mais ses yeux ardents suppliaient. Le vieillard leva sa main tremblante jusqu’à ses paupières comme s’il eût voulu en écarter un voile et lire la pensée de la comtesse dans son regard.


Mais sa main retomba fatiguée.


– Je n’y vois plus! murmura-t-il. Je n’ai pas reconnu le coquin qui m’a volé ma confession. Mais j’ai quelqu’un… Il me reste un serviteur fidèle… Ils n’auront pas le secret! Toulonnais-l’Amitié n’a pas trempé dans cette trahison impie. C’est mon élève. Je lui donnerai le scapulaire.


– C’est lui qui a amené le faux prêtre, dit la jeune femme sèchement.


Les yeux du malade eurent une vague lueur.


– Ne m’irrite pas, fillette, dit-il. Cela use ma dernière heure, et je suis ton grand-père!


Il fit un geste, dont elle connaissait la signification, car elle déboucha une fiole qui était sur la table de nuit et versa quelques gouttes de son contenu dans une cuillère de vermeil. Elle mit la cuillère entre les dents du malade qui claquèrent contre le métal.


– Tu m’aimes toi, Fanchette, murmura-t-il après avoir bu. Merci.


– Je vous aime, père, répondit la comtesse. Si l’Amitié devient le Maître, il me fera du mal.


– Tu n’es qu’une femme; tu ne peux pas être le Maître.


– Regardez-moi bien, dit-elle.


Sa taille souple et musculeuse se cambra. Elle avait une beauté de reine. Le vieillard lui adressa un signe de tête admiratif et murmura:


– Tu serais plus forte que les hommes! c’est vrai… mais nous avons le temps.


C’était peut-être l’effet de la potion. Un peu de sang revenait aux pommettes de ses joues hâves. Il sembla écouter tout à coup un bruit qui ne parvenait point aux oreilles de sa compagne; ses yeux, qui retrouvaient des rayons, firent le tour de la chambre et s’arrêtèrent successivement sur les trois portes fermées, d’abord, puis sur la fenêtre.


– Ils ne sont plus à table, dit-il.


Et, comme la comtesse l’interrogeait du regard, il ajouta:


– Va voir!


Elle obéit aussitôt. Pendant son absence, la sœur, qui veillait dans la chambre voisine, vint au seuil et glissa jusqu’au lit un regard attentif. Le malade la guettait entre ses paupières demi-closes.


Quand la comtesse fut de retour, elle reprit place auprès du lit et dit tout bas:


– Ils sont partis.


Le malade lui fit signe d’approcher. Ses lèvres crispées ébauchaient un amer sourire. Il dit rapidement et très distinctement:


– Ils sont là… je les sens… je les vois au travers des portes; chacun de ces battants cache un carnassier à l’affût; la fenêtre aussi. J’ai entendu marcher sur le balcon. Ne bouge pas… ne regarde pas… je les connais: s’ils savaient ce que ma bouche dit à ton oreille, ils te tueraient!


Elle les connaissait aussi, car un frémissement parcourut ses veines.


– Ils ont essayé de se tromper les uns les autres, poursuivit le vieillard. C’est leur instinct. L’association, entre eux, est un combat de toutes les heures. Sans cela, il n’y aurait point de bornes à leur puissance. Chacun d’eux s’est éloigné ouvertement pour revenir à pas de loup. Ils flairent ma fin…


– Mais ils sont loin de compte, père, l’interrompit la comtesse étonnée des symptômes évidents de vitalité qui semblaient renaître dans ce corps comme dans cette intelligence. Vous êtes mieux.


– Avant un quart d’heure, répliqua froidement le colonel, je serai mort. Tout va être à toi, Fanchette, le secret des Habits Noirs, le scapulaire de la Merci et la clef du trésor. Tu rougis, tes yeux brillent, tu ne m’aimais pas. Fera-t-il jour demain? Non! pas pour moi, pas ici. Ailleurs, je ne sais. On ne peut rien emporter là où je vais… Où vais-je?


Il eut un court tressaillement qui agita sous le drap la maigreur de ses membres. Sa voix restait distincte; mais, chez lui, le calme faisait place à une sourde détresse. Ses yeux roulèrent, ternes et hagards dans leurs orbites creusées.


– Fera-t-il jour demain? répéta-t-il. Pourquoi les souvenirs du passé remontent-ils en moi comme un flux! Mon œil était plus perçant que celui de l’aigle, ma voix s’entendait par-dessus le cri des torrents, là-bas, dans la montagne où les mille fronts de la Camorra s’inclinaient devant un seul front: le mien! Nous combattions alors des armées… Fera-t-il jour demain? Sais-tu d’où venait ce mot? Il était joyeux, il était guerrier; il annonçait le péril et le butin. C’était moi qui répondais toujours à cette question de mes ténébreux soldats. Après des semaines d’orgie dans la nuit fastueuse de nos demeures souterraines, l’heure venait de revoir la lumière et la bataille. Fera-t-il jour demain? Y aura-t-il du sang et de l’or? Entendrons-nous le concert de la poudre? Verrons-nous, en travers de nos selles, les blanches captives, échevelées?… Oui, il fera jour demain… Alors, c’était un long cri d’ivresse. Les femmes semblaient plus belles et le vin coulait plus ardent. Et c’était vrai! Le lendemain, il faisait jour. Les sombres cavaliers parcouraient les sentiers de la montagne… ou bien les hardis seigneurs montraient le velours de leurs manteaux jusque dans les villes. Et il y avait un nom: le mien, qui éclatait comme le tonnerre…


Sa voix faiblit, épuisée par cet inutile effort. La comtesse lui saisit la main.


– Père, dit-elle, si vous n’aviez pas le temps! Il la regarda de son œil éteint.


– Fera-t-il jour demain? prononça-t-il encore une fois. Je ne sais. Qui le sait? Je crois en Dieu, mais on peut se tromper. J’ai bien vécu près de cent ans. Peut-être y a t-il quelque chose à faire au-delà de la tombe; c’est à voir. N’aie pas peur; fillette, j’aurai le temps de tout dire. Ce n’est pas une minute qui me manquera au bout d’une si longue vie. Tu vas posséder le talisman, tu seras riche et tu seras aimée. Penche-toi sur moi… fais comme si tu m’embrassais de tout ton cœur. Il y a un cordonnet autour de mon cou… tranche-le avec tes dents et tu auras le scapulaire. Comme tes yeux brillent! Embrasse-moi encore: tu ne m’aimais pas!


– J’ai le scapulaire, dit la comtesse avec un effrayant sang-froid.


– Alors, tu ne m’embrasseras plus. Le secret des Habits Noirs est cousu dedans…


Elle mit ses lèvres encore une fois sur le front du malade.


– Merci, murmura-t-il, c’est par-dessus le marché. Quant à l’argent… Ah! l’argent! il m’avait coûté cher! Écoute bien: la poire est mûre chez le baron Schwartz; je crois que je verrai encore cette affaire-là: ce sera ma dernière. Il n’a plus rien à moi… T’ai-je dit où était l’argent de la Camorra?… va aux ruines de la Merci… tu le trouveras dans… Un second tressaillement plus brusque agita ses membres.


– Je le trouverai! Dans quoi? répéta la comtesse.


Le colonel ne répondit point. Il avait les yeux et la bouche grands ouverts. Elle lui tâta le cœur. Puis elle fit le signe de la croix avant de décrocher un petit crucifix d’ébène suspendu à la muraille. Elle déposa le crucifix sur les couvertures. Ce devoir accompli, elle traversa la chambre d’un pas ferme et dit à la religieuse qui veillait dans la pièce voisine:


– Ma sœur, le colonel Bozzo-Corona est mort.


L’instant d’après, sa calèche roulait sans bruit sur la paille étendue au-devant de l’hôtel.


Au moment où la religieuse se levait pour entrer dans la chambre du mort, une main enveloppée d’un mouchoir de soie brisa un carreau de la fenêtre donnant sur le balcon et passa au travers pour tourner vivement l’espagnolette. C’était une main preste et sachant son métier. La fenêtre s’ouvrit; un homme masqué sauta du balcon sur le parquet.


Il s’approcha du lit et arracha le bouton qui serrait la chemise du mort autour de son cou amaigri, découvrant ainsi la poitrine et les épaules.


Pendant les quelques secondes que dépensa ce travail exécuté avec adresse et assurance, les trois portes fermées roulèrent doucement sur leurs gonds. Deux hommes se montrèrent à chacune des deux premières; le faux prêtre parut à la troisième. C’était le compte de ceux qui tout à l’heure étaient à table, et le mourant avait bien deviné. Tous cinq étaient armés.


À la quatrième porte, celle de la chambre de veille, qui était restée constamment ouverte, on pouvait voir les figures avides de la religieuse et du vieux valet à tournure monastique. Ces gens regardaient curieusement la besogne accomplie par l’homme masqué.


Celui-ci ayant rejeté le drap sur la figure du mort avec un geste de colère, il y eut des rires contenus.


– Tu viens trop tard, l’Amitié! dit la religieuse d’une voix virile.


L’homme masqué se redressa sans témoigner ni frayeur ni surprise. Il croisa ses bras sur sa poitrine et promena son regard sur ceux qui l’entouraient.


Ceux-ci s’étaient approchés et faisaient cercle. Il y avait parmi eux deux jeunes gens dont l’un surtout, bourbonien de type et ressemblant aux médaillons de Louis XV adolescent, était remarquable par sa beauté presque féminine; d’abondants cheveux noirs, bouclés, encadraient son visage doux et fin: c’était le duc. L’autre jeune homme, celui qu’on appelait milord, portait ses cheveux d’un blond roux brossés à l’anglaise.


Il y avait un homme aux traits énergiques, au regard dur et froid, accusant quarante ans d’âge environ, et vêtu avec une rigoureuse décence: c’était le docteur. Les autres avaient l’air de le craindre. Il y avait ensuite deux personnages en qui la dégradation plus ancienne et plus profonde avait laissé des stigmates plus apparents: le comte Corona, une belle tête d’ange italien, déchu, et le prêtre, face ravagée par le vice, mais éclairée par une diabolique intelligence.


Sa joue et le tour de ses yeux portaient encore les marques du travail de grimage, supérieurement exécuté, à l’aide duquel il avait pu tromper les yeux affaiblis du moribond. Il y avait enfin la religieuse: une jolie fille à la voix rauque, au rire effronté et brutal, et le vieux domestique qui gardait, par habitude, une bonne moitié de son air cafard.


– Je vous attendais tous ici, dit l’homme masqué. Il convenait que la haute loge des Habits Noirs, tout entière, entourât le lit de mort du Père…


– Il manque trois têtes, dit le docteur. Nous sommes douze du premier degré en comptant le Maître.


L’homme masqué répondit:


– Je suis le Maître. En me comptant, nous restons onze: Fanchette, M. Bruneau et Trois-Pattes sont absents. Fanchette va être jugée, M. Bruneau m’est suspect; Trois-Pattes est mon esclave: nous pouvons délibérer.


Un murmure ayant accueilli cette déclaration: «Je suis le Maître», l’homme masqué poursuivit:


– Il faut que les funérailles soient dignes de celui qui n’est plus. Nul n’y fera défaut, ni vous, ni ceux du second degré, ni l’armée des simples compagnons. Il fera jour demain, et l’association pourra se compter au grand soleil sous le regard des profanes.


– Bien parlé, l’Amitié, repartit en ricanant le comte Corona. Et c’est pour nous prêcher cela que tu as sauté par la fenêtre?


– Avec un masque de carnaval, ajouta la religieuse, qui, dépouillée de sa robe de bure, faisait sa toilette devant une glace.


– Je savais que la comtesse devait venir, répondit l’homme masqué en s’adressant à l’Italien; tu nous dois des comptes à cet égard, et tu nous les rendras.


Corona haussa les épaules, disant:


– Sans ce vieux diable de Père, je serais veuf depuis le lendemain de mes noces!


– A-t-il révélé quelque chose en confession? demanda l’homme masqué au faux prêtre.


– Il a bien raconté quelques peccadilles, répliqua celui-ci, mais pour le gros, néant. Il est mort comme un saint, parole d’honneur!


– C’était un homme, et c’était le Père! prononça Toulonnais-l’Amitié avec emphase, faisant ainsi en deux mots l’oraison funèbre du Maître décédé.


– Mes frères, reprit-il en changeant de ton, il m’a été dit tout à l’heure: «Tu es arrivé trop tard.» Cela est vrai en ce qui vous concerne; pour ce qui me regarde, cela n’a pas de signification. Voici déjà plusieurs jours que j’ai reçu des mains du Père le secret des Habits Noirs, avec ses dernières instructions.


– Que cherchais-tu sous la chemise, demanda rudement le docteur, si tu as le scapulaire?


– Montre le scapulaire! ajouta l’Italien.


– Je montrerai le scapulaire, répliqua l’Amitié, à l’assemblée qui va se réunir pour reconnaître l’héritier; je dirai en même temps la dernière volonté du Père, et je donnerai le détail de l’immense opération dont le plan occupa sa veille suprême… moi seul puis faire cela: quelqu’un a-t-il à me démentir?


– Que cherchais-tu sous la chemise? répéta le docteur.


– Je cherchais un pli qui m’était annoncé et que je n’ai pas trouvé. Le Père m’avait donné son secret qui ne peut appartenir qu’à un seul et qui m’appartient; mais son or était à partager entre vous tous: et cela lui coûtait de se séparer de son or. Il y a de l’enfant chez l’homme qui s’en va. Le Père ne voulait pas, lui vivant, lâcher la clef du trésor.


– Cela doit être vrai, dit le prêtre; il conservait un vague espoir de vivre.


– Je cherchais la clef, poursuivit l’Amitié, et je cherchais le pli explicatif qui devait vous mettre en possession de votre héritage. Mais il y avait là, tout à l’heure, une femme. Nous veillions, il est vrai; tous nos yeux étaient braqués sur elle. Qu’importe, elle a du sang bohémien dans ses veines corses; elle est adroite, elle est hardie… Ne l’avez-vous pas vue qui se penchait pour embrasser le Père!


– Si fait! dit-on de toutes parts, nous l’avons vue.


– Cette femme est contre nous depuis les jours de son enfance. On répondit encore:


– C’est vrai! c’est vrai! son père et sa mère n’étaient point avec nous!


– Cette femme a pris votre bien pour le porter à vos ennemis; elle a volé ce qui vous eût fait riches tout d’un coup. Le Père n’est plus là pour mettre son amour entre elle et le châtiment. Il faut qu’elle meure.


Les sept répliquèrent d’une seule voix:


– C’est justice: elle mourra.


Et le comte Corona, riant d’un rire cynique, ajouta:


– Je suis jaloux, ne vous mêlez pas de cela; je m’en charge.

XXVIII L’agence

Cette agence Lecoq, dont nous allons franchir enfin le seuil fameux, était une grande maison où rien ne manquait et qui parlait d’argent: non point peut-être de cet argent, périodiquement bénédiction, venant aussi régulièrement que la marée sur les grèves et qui fait des logis cossus, propres, honnêtement ordonnés – des Rentes, joyeux amour de toutes les ménagères -, mais de l’argent capricieux, artiste, conquis de manière ou d’autre, venant d’ici tantôt, et tantôt de là, de l’argent de spéculation, de l’argent de combinaisons, de l’argent d’affaires, presque aussi cambrioleur que l’argent de jeu lui-même.


Si loin que soit de nous ce règne de Louis-Philippe, il est certain que Paris était déjà, en ce temps, une assez jolie ville, futée, madrée, industrieuse à l’excès et faisant monnaie de toutes sortes de frivolités. L’article annonces, mètre normal des civilisations, marchait dès lors tout seul; il y avait des laboratoires à mariages, des bureaux de renseignements.


Derrière cet huis à deux battants, qui portait pour enseigne: Agence Lecoq, on trouvait une très vaste antichambre, transformée en bureau, et coupée, selon sa largeur, en deux parties égales, dont l’une appartenait au public, l’autre aux employés, défendus par un grillage que doublaient des rideaux de soie verte. Cela ressemblait assez au vestibule d’une banque de second ordre ou au bureau public d’un agent de change. Quoique neuf heures du soir eussent sonné et que ce fût dimanche, on entendait causer derrière la soie, la preuve que les affaires marchaient.


Le salon suivait le bureau, une fort noble pièce, meublée à la papa, velours ponceau et acajou bruni, pendule à sujet philosophique, candélabres riches, mais d’un fâcheux modèle, tapis d’Aubusson un peu fatigué, guéridon portant des brochures politiques, piano à queue immense, tableaux dont les cadres avaient de la valeur. Tout cela, pour le quartier, était splendide. Le salon, éclairé par une lampe qui brûlait tristement sur le guéridon, était solitaire.


On ne saurait exprimer d’un mot la physionomie du «cabinet» qui venait après le salon. C’était ample et grave, mais on y flairait une odeur de pipe. En 1842, la pipe n’avait pas dans le monde la position qu’elle a aujourd’hui. Nos mœurs laissaient encore à désirer. Cette odeur de pipe pouvait donc passer pour une note médiocre; mais, d’autre part, les respectables paperasses, empilées partout, les cartons d’excellente tournure, les meubles naïfs et austères donnaient au «cabinet» une apparence quasi ministérielle. Le maître d’un pareil sanctuaire devait faire en grand, cela sautait aux yeux. Mais, que faisait-il? Rien d’illicite ou même de caché, car le bureau à cylindre, tout ouvert, montrait ingénument ses papiers épars et le fouillis des lettres décachetées. Vous n’auriez pas remarqué un plus grand désordre sur la table de travail d’un poète. Cette absence de précautions parle naturellement de loyauté; ceux qui se peuvent montrer ainsi à découvert inspirent la confiance.


Néanmoins, comme ce ne sont pas leurs propres affaires que traitent ces obligeants chrétiens qui ont l’honneur de porter le mot Agence écrit sur leurs portes, un tel laisser-aller pourrait avoir des inconvénients sérieux. Veuillez vous rassurer. Pas d’agence sans discrétion. C’est l’abc du métier: discrétion à toute épreuve. Le patron est un confesseur; le cabinet est une tombe. Essayez, puisqu’il n’y a personne, furetez, cherchez, quêtez, tournez et retournez, vous ne trouverez rien, à moins que vous ne tombiez précisément sur l’amorce de quelque ligne dormante, tendue là tout exprès pour un poisson de votre espèce. Vous êtes encore aux bagatelles de la porte. Une agence est mieux machinée que cela. Ceci est le foyer public; le tabernacle est ailleurs, le foyer privé, cadenassé pour les profanes. Dans cette partie-là, nous sommes loyaux, c’est vrai, mais nous sommes prudents par état.


Nous faisons toutes les choses que le tabellion ne sait ou ne peut faire. Et si nous manquons de diplômes, c’est que nous sommes à cent coudées au-dessus des vulgaires examens.


Une lampe, jumelle de celle qui éclairait le salon, brillait sur la cheminée du cabinet et montrait la porte entrouverte d’un boudoir, car il y a le côté des dames.


Le boudoir était charmant, et d’un goût très passable. On ne peut dissimuler, cependant, que l’odeur de la pipe y persistait. Or, en 1842, cette odeur de pipe était une insolence et un symptôme: elle prouvait que le faune de ces grottes avait ce qu’il fallait de valeur pour imposer ses habitudes. Dans le boudoir, il y avait des tableaux tendres et deux réductions de Pradier; le guéridon, en bois de rose, orné de cuivres coquets, portait Le Figaro, Le Vert-Vert, Le Corsaire-Satan, La Mode et les œuvres de Gavarni très galamment reliées. Des fleurs fraîches emplissaient les vases, et le velours des rideaux, dégagés de leurs embrasses, tombait à larges plis devant les croisées. Il y avait, bien entendu, ce qu’il faut d’issues pour éviter tout danger de rencontres entre celles qui arrivent et celles qui s’en vont. Hélas! vous n’eussiez pas trouvé de boudoir à l’agence Échalot! Point d’antichambre, point de commis derrière la soie verte d’un treillage; point de salon, point de cabinet! Similor, brillant mais inutile, était une gêne plutôt qu’un profit; le jeune Saladin, qui nuisait si abondamment à la propreté de la mansarde, pouvait néanmoins passer pour un luxe. Tout aux uns, rien aux autres! Échalot avait toujours manqué de trente-cinq francs pour monter en grand son affaire!


Le boudoir était la dernière pièce officielle de l’agence Lecoq. Un petit carré, donnant sur l’escalier de service, la séparait de la salle à manger, qui commençait la série des appartements privés du patron. La maison tournait ici. Une chambre à coucher de style, hyperanacréontique, et dont la description messiérait tout à fait, s’ouvrait également sur le petit carré. Le patron menait, disait-on, une assez joyeuse vie privée.


Là, aucun papier ne traînait; il y avait des cartons crénelés et défendus par des chevaux de frise, des tiroirs à triple serrure qui défiaient la sape, un coffre-fort, chef-d’œuvre de la maison Berthier, à l’abri du pétard. Impénétrable mystère! C’était ici le temple où M. Lecoq accomplissait la partie sacerdotale de ses fonctions. Les secrets des messieurs et des dames restaient en sûreté là-dedans et dormaient jusqu’à l’heure où M. Lecoq trouvait intéressant de les éveiller.


La vie est un combat. Jadis, on se servait d’armes lourdes et brutales pour frayer son chemin dans cette mêlée. Aujourd’hui, la vieille Europe, goutteuse et rhumatisante, répugne à ces exercices salutaires. Il y a bien le duel du pharmacien, qui conviendrait aux personnes sédentaires, mais la loi entêtée persécute les pilules, et la médecine se fâche contre tout empoisonnement qui ne rentre pas dans le codex.


Où donc trouver des armes pour livrer la bataille de la vie?


À l’agence Lecoq, s’il vous plaît. M. Lecoq fournit des renseignements. Je vous prie de croire qu’un renseignement bien établi vaut trois ou quatre revolvers.


La guerre joue de son reste, vous devez bien le voir. Tant mieux! Demain, la guerre ayant dansé sa dernière gigue, nous passerons la revue de nos armées de diplomates.


M. Lecoq était un diplomate. Il avait fondé à Paris la première maison de renseignements. Parmi la cohue de ses imitateurs, son souvenir reste haut. Il est de l’histoire. Ce fut chez lui que se fournit Argus, quand l’âge eut mis sur ses cent yeux cinquante paires de besicles. Il n’était pas la police, mais la police achetait à bas bruit ses almanachs excellents.


Eussiez-vous souhaité plus de faste dans la maison d’un homme si considérable? C’est là-bas un quartier riche, mais sans gêne et ombrageux. Le luxe l’offense. On y gagne beaucoup plus d’argent qu’on n’en dépense: c’est le contraire de la Chaussée-d ’Antin: pour y faire des affaires, il n’est pas nécessaire de s’afficher en or.


Depuis longtemps, il ne nous a pas été donné de voir M. Lecoq face à face. Nous avons eu à prononcer son nom très souvent, et le lecteur sait que, depuis l’époque où il plaçait, en province, les caisses à secret et à défense de la maison Berthier et Cie, M. Lecoq a fait brillamment son chemin, mais c’est un spectacle intéressant et toujours nouveau que d’assister aux transformations opérées par l’âge dans une riche nature. Telle jeunesse un peu orageuse mûrit en virilité splendide. C’est donc avec l’émotion d’un légitime orgueil que nous présentons ici M. Lecoq, transfiguré, à nos amis et à nos ennemis: M. Lecoq de la Perrière, chevalier de plusieurs ordres.


Nous sommes loin du commis voyageur, doué d’un certain brio, mais entaché du détestable goût qui pestifère cet élément social. M. Lecoq n’avait certes pas pris ces manières de l’Ancien Régime dont la Comédie-Française fait si bien la caricature; il ne secouait pas son jabot, il ne tournait pas sur le talon, il ne jetait pas sous son bras un claque. L’effronterie était, chez lui, devenue aplomb, la brutalité rondeur, la fanfaronnade autorité: de sorte qu’on peut dire que le fond était resté le même, tout en s’épurant et se sublimant. M. Lecoq de la Perrière était tout uniment la quintessence éthérée de cet illustre Gaudissart, qui fut l’amphitryon de notre J.-B. Schwartz à l’auberge de Caen, dans les premiers chapitres de cette histoire.


Il était là, dans ses appartements privés, en conférence intime, non point avec le premier venu, mais bien avec le marquis de Gaillardbois. Voyez où mène la conduite! un homme posé, un homme influent, un homme de ministère et même un peu de cour, lancé au mieux dans les affaires politiques et qui, dirait-on, avait vendu très cher à la royauté, quasi légitimement, son passé de conspirateur vendéen. M. le marquis et M. Lecoq étaient ensemble dans des rapports familiers, cela se voyait; M. le marquis fumait un cigare et buvait du shot ale, commodément assis qu’il était et reposant ses pieds sur la tablette de la cheminée: des pieds vernis comme un guéridon chinois; M. Lecoq demi-couché dans une causeuse, buvait du shot ale et fumait une grosse pipe albanaise à bout d’ambre. Il ne faut point que le choix du breuvage étonne. La bière est la boisson universelle des gens qui fument: peuple ou princes.


M. Lecoq avait une robe de chambre de velours noir à cordelière d’or et doublée de satin cerise; son habit de ville, à la boutonnière duquel brillait un ruban multicolore, était jeté sur un meuble. Nous savons qu’il passait la quarantaine; mais il était conservé parfaitement et semblait être encore jeune homme, malgré le faisceau de petites rides que son caractère joyeux avait groupées en éventail aux coins de ses yeux clairs. Ses traits étaient solidement dessinés, surtout son nez, de carrure romaine; il avait la bouche grande, sculptée avec énergie et marquée du pli sarcastique. Ses cheveux, d’un châtain sombre et fauve, frisaient ou plutôt crêpaient sur son front largement développé, d’un luisant de bronze; par contre, ses sourcils avaient blanchi, ce qui donnait un clignotement à ses yeux. Il ne portait pas de barbe. Sa jeunesse était surtout dans sa taille souple et robuste. Ce devait être, en la rigueur du terme, un luron solide.


M. le marquis de Gaillardbois, plus âgé d’une dizaine d’années, était un ancien beau, fatigué, mais suffisamment confit. Ses cheveux n’étaient peut-être pas teints, quoiqu’ils en eussent l’air. Il portait barbe entière et moustaches, le tout d’un noir de jais. Il était de qualité, cela se voyait; il était du monde aussi, malgré ce lieu douteux où nous le rencontrons; l’abandon exagéré qu’il affectait ne cachait pas entièrement une sincère distinction de manières que les façons de M. Lecoq faisaient encore mieux ressortir. Il n’y avait pas jusqu’à sa mise élégante et simple qui ne trahît un niveau supérieur.


Un dernier trait: les yeux noirs de M. le marquis, hautains, fendus et entourés d’un large cercle d’estompé, semblaient avoir, par moments, un irrésistible penchant à la déroute – mais il les posait alors d’aplomb et les forçait à soutenir le regard.


Au moment où nous entrons dans le sanctuaire, ces messieurs traversaient un de ces repos qui ponctuent les conversations graves, où chacun a besoin de réfléchir. M. Lecoq éloigna sa pipe de ses lèvres en disant:


– J’ai les Habits Noirs dans ma poche, et quand le préfet voudra, je lui ferai cette petite affaire-là pour pas cher.


M. le marquis garda le silence et lança au plafond un redoutable nuage. M. Lecoq quitta sa pipe.


Il prit le pavillon d’ivoire d’un conduit acoustique, pendant à la muraille à portée de sa main. Il y avait deux de ces conduits, dont les tuyaux verts, semblables à de longs serpents, allaient dans des directions opposées. M. Lecoq mit sa bouche dans le pavillon et souffla. Puis, le pavillon ayant rendu ce soupir sifflant qui signifie «on écoute», M. Lecoq y introduisit de nouveau ses lèvres et prononça tout bas:


– Trois-Pattes est-il arrivé?


– Non, répondit le conduit.


L’autre pavillon siffla un long soupir. M. Lecoq, l’ayant aussitôt approché de son oreille, reçut cette communication:


– Cocotte et Piquepuce attendent.

XXIX Un gentilhomme qui se prête

Peu importait, paraîtrait-il, à ce puissant M. Lecoq que Piquepuce et Cocotte attendissent, car il jeta, sans répondre, le pavillon d’ivoire pour reprendre le bout d’ambre de sa pipe. M. le marquis n’avait rien entendu des demandes, ni des réponses échangées.


– Ces Habits Noirs sont une grosse chose! dit-il après un silence. Les journaux s’en occupent et on s’en impatiente en haut lieu.


M. Lecoq leva les épaules.


– Ce que c’est que d’être bien servi! murmura-t-il. Que le préfet me fasse signe, et, si nous nous entendons, je les lui donnerai à manger.


– Je ne suis pas chargé des affaires de M. le préfet, répondit Gaillardbois d’un ton de mauvaise humeur.


M. Lecoq le regarda au travers d’une bouffée.


– Sans doute, sans doute, fit-il non sans une nuance d’ironie. C’est une jolie place, et qui n’est pas du tout au-dessus de vos moyens… J’y ai déjà songé.


– À quoi? demanda le marquis.


– À la préfecture de police pour vous.


Les deux pieds de Gaillardbois quittèrent le marbre de la cheminée pour retomber sur le parquet.


– Pas de folies, dit-il, j’ai besoin de ces gens-là.


– Est-ce que nous bornerions nos ambitions au secrétariat général? demanda M. Lecoq avec dédain, nous, fils des croisés!


Comme M. de Gaillardbois allait répondre, le pavillon qui avait annoncé la présence de Cocotte et de Piquepuce soupira. M. Lecoq l’approcha négligemment de son oreille.


– Il y a quelque chose dans la tour, lui fut-il dit.


Il se leva aussitôt et ouvrit une petite armoire en placard dont le battant unique ne se fermait qu’au bouton. Il en retira une boîte de carton et une large enveloppe qu’il déchira en prononçant l’inévitable:


– Vous permettez?… Bravo! s’écria-t-il, dès qu’il eut jeté un coup d’œil sur le contenu de l’enveloppe. Êtes-vous toujours bien en cour, monsieur le marquis?


– On le suppose, répliqua Gaillardbois avec une froideur affectée. Lecoq ouvrit la boîte de carton qui contenait un peu de cire à modeler et répéta:


– Bravo!


Le marquis ajouta en secouant la cendre de son cigare:


– Mon bon, je vous parlais des Habits Noirs comme j’aurais parlé d’autre chose. Je ne veux pas dire que vous ayez au ministère ni même à la préfecture ce qui s’appelle des ennemis. Mais, vous m’entendez bien, on n’est pas fixé… vous avez pris une diable de position, qui est remarquée… Et dans tous les pays du monde où il y a une administration, le besoin se fait sentir de créer du nouveau pour s’accréditer. Il ne faut pas que cela vous attriste…


– Cela ne m’attriste pas, l’interrompit rondement M. Lecoq. Je me moque de vos ministres et de votre préfecture comme de Colin-Tampon!


– Vous avez des mots à vous, murmura le marquis, mais, sans vous attrister, il ne faudrait pas non plus, c’est du moins mon avis, vous laisser aller à de maladroites fanfaronnades.


M. Lecoq lisait attentivement le document contenu dans l’enveloppe et jetait de temps en temps un regard de côté à la pelote de cire.


– Voici un garçon qui a nom Piquepuce! dit-il tout à coup, et qui me sert comme un chien pour un os à ronger. Je ne le changerais pas contre une demi-douzaine d’administrateurs à vingt mille francs par an. Est-ce qu’on voudrait me faire du chagrin, là-bas, hé? Tâchez de parler la bouche ouverte, vous!


– Mon cher monsieur de la Perrière, répondit Gaillardbois en gardant sa distance, il n’y a rien de si dangereux que de jouer au fin, avec un homme comme moi. Je n’ai jamais dû connaître le vrai de votre situation. Si je connaissais le vrai de votre situation, je pourrais vous être beaucoup plus utile.


M. Lecoq contemplait d’un œil admiratif le papier illustré par la belle et large écriture de notre ami Piquepuce. Il souriait. Il prit la pelote de cire, l’examina et murmura: «Cocotte est aussi un bien joli sujet!»


Le pavillon acoustique qui était à sa gauche soupira de nouveau et lui dit à l’oreille:


– M. le baron Schwartz est au cabinet.


– Dans une petite minute, je suis aux ordres de M. le baron, répliqua M. Lecoq dans le cornet.


Il se tourna vers le marquis et reprit bonnement:


– Vous me servez, cher monsieur, absolument comme je désire être servi par vous.


Et comme le gentilhomme rougissait de colère, il ajouta:


– Il est un point que nous devons établir une fois pour toutes… Qu’est-ce encore! s’interrompit-il en saisissant avec impatience l’ivoire qui avait sifflé.


– Mme la baronne Schwartz est au boudoir, lui dit-on.


Il se prit à rire et répondit:


– Dans une petite minute, je suis aux ordres de Mme la baronne.


– Oh! oh! nous avons une baronne à ces heures-ci, fit Gaillardbois saisissant au vol ce dernier mot.


M. Lecoq répéta au lieu de répondre:


– Il est un point, disais-je, que nous devons établir une fois pour toutes: ne vous blessez jamais, croyez-moi, de ce que je puis vous dire. J’ai fréquenté un monde qui n’est pas le vôtre et où j’ai pris des habitudes que je ne perdrai point. Je n’ai pas la moindre prétention d’être votre supérieur, ni même votre égal. Nous faisons des affaires, nous sommes ensemble dans de bonnes relations. Cher monsieur, par état, j’ai un grand nombre de ces relations, les unes placées beaucoup plus bas que vous; pour les autres, je tiens tout simplement mon niveau à moi, qui me convient et dont je me contente. Je suis M. Lecoq, de la Perrière si vous voulez, je n’y tiens pas énormément, un industriel, ni plus ni moins. Il m’est précieux de savoir très exactement ce qui se passe dans les ministères et à la préfecture, parce que j’ai de grands intérêts engagés… des intérêts immenses. Vous êtes un de ceux qui me fournissent des renseignements excellents et je vous en tiens compte. Mais quant à redouter personnellement les ministères ou la préfecture, non. Si j’étais attaqué ici ou là, j’évalue à plus de cent mille écus la publicité que cette ânerie me produirait. Puis-je espérer que vous êtes désormais fixé là-dessus?


Ces choses furent dites d’un ton rassis et en quelque sorte scandées selon de savants intervalles. Le marquis lança au feu son cigare et se leva, disant:


– Il faut vous prendre comme vous êtes!


– Permettez, fit M. Lecoq. Nous n’avons pas fini.


– Mme la baronne s’impatiente, ricana le marquis, heureux de railler.


Entre l’index et le pouce, M. Lecoq tenait effrontément la note de Piquepuce.


– Ce n’est pas une spéculation que je veux vous soumettre, dit-il, quoiqu’il y ait bien quelque argent sous l’idée. Dans les bonnes idées il y a toujours de l’argent. Veuillez prendre la peine de vous rasseoir.


Le marquis obéit. Ce mot «argent» l’avait pris par l’oreille.


– Je suis une singulière nature, poursuivit M. Lecoq. Les plans se heurtent dans ma cervelle. Je produis beaucoup. Peut-être ai-je trop de mécaniques en activité… et pourtant non, car je résous volontiers ce problème de concentrer vingt forces hétérogènes dans un travail unique. Nous avons plusieurs affaires à traiter ce soir. Vous jugerez du moins que ce sont des affaires distinctes. Mais je veux bien vous le dire tout de suite, je n’ai qu’une affaire, qui est immense. Voulez-vous assister, demain ou après-demain au plus tard à une curieuse cérémonie?


– Laquelle?


– L’enterrement du chef suprême des Habits Noirs.


– Ah! çà, mais! s’écria le marquis, cela existe donc, les Habits Noirs?


– Très bien. L’homme, qui est mort et que vous avez l’honneur de connaître assez particulièrement, commandait à deux mille bandits dans Paris.


– Dans Paris! deux mille bandits!


– Hommes, femmes, enfants, je ne crois pas exagérer. Du reste, vous verrez.


– Et le nom de cet homme?


– Le colonel Bozzo-Corona.


– Le colonel est mort?


– Comme un saint, cher monsieur, il y a une heure.


– Et vous l’accusez?


– À quoi bon! J’ai peu d’ambition, et le peu d’ambition que j’ai n’a rien à voir là-dedans…


– Mais le colonel…


– N’est-ce pas? quel honnête homme!… On s’impatiente là-bas, décidément!


Les deux pavillons d’ivoire avaient gémi en même temps. M. Gaillardbois but un large verre de bière, pendant que son hôte causait avec ses interlocuteurs invisibles. Il se sentait la tête troublée, non point par la froide liqueur, ni par la fumée du cigare, mais bien par les étranges gambades que M. Lecoq faisait face à l’entretien.


– Je m’occupe précisément de Mme la baronne! répondit M. Lecoq dans le pavillon de droite.


Et dans le pavillon de gauche, avec la même bonne foi:


– Je m’occupe également de M. le baron.


Il sourit en ajoutant à l’adresse de son compagnon:


– À l’aide de cette formule si simple, cher monsieur, on gagne ordinairement un gros quart d’heure sur les impatiences les plus récalcitrantes. Dès qu’on dit à un homme ou à une femme: je m’occupe précisément de vous, la fougue se calme, et l’énergumène lui-même devient laiteux comme un ver à soie. C’est un secret du métier. Femme ou homme, il n’est personne qui n’ait besoin de secours. Et, par le fait, je ne mens point; je m’occupe de ceux qui sont là, tout en m’occupant de vous, de moi et de beaucoup d’autres encore. Pour employer comme il faut notre quart d’heure, marchons droit au but: donneriez-vous beaucoup pour rendre un signalé service à la sûreté publique!


– Beaucoup.


– Combien!… Mais ne répondez pas; je fixerai moi-même le taux de votre reconnaissance. Me serait-il permis de vous demander, si au fond du cœur, vous ne conservez aucun vieux levain de légitimisme?


– Heu! heu! fit le marquis en se croisant les jambes.


– Parfaitement; c’est clair; on a des sentiments… et des intérêts. On garde les uns en soignant les autres. Le roi des Français est un homme sage, un philosophe, presque un savant…


– Est-ce que nous allons causer d’affaires d’État? demanda Gaillardbois, sincèrement étonné.


– Il y a à boire et à manger dans notre histoire, répondit M. Lecoq. C’est large.


– Et vous voudriez arriver au ministre? l’interrompit Gaillardbois.


M. Lecoq laissa tomber sur lui un superbe regard.


– Je vous parle du roi, dit-il paisiblement. Je lâcherais volontiers quatre ou cinq cents louis pour être reçu un petit instant aux Tuileries, en tête à tête.


– Mais c’est donc quelque chose de sérieux tout à fait! s’écria le gentilhomme dont les yeux brillèrent.


– Or, poursuivit M. Lecoq, je ne jette pas mes louis par la fenêtre. Il y a une chose, cher monsieur, qui doit servir de garantie à tout homme qui traite avec moi: c’est que je ne me pose pas en philanthrope. Je n’ai absolument aucun désir de faire votre fortune. Seulement, il se trouve que votre fortune à faire me donne un point à marquer: profitez-en, si vous voulez.


– Ce que je voudrais, grommela le marquis, s’il vous était possible, une fois en votre vie, de parler clair et net, ce serait une explication!


– À vos ordres. Explication algébrique, bien entendu, car, n’ayant pas de brevet, je dois craindre les contrefaçons. Je disais donc que le roi des Français, avec de très grandes qualités, possède aussi certaines faiblesses. La mieux conditionnée parmi ces faiblesses est la passion qu’il a de railler à tout prix les partisans de la légitimité…


– Ceci est de la haute politique! l’interrompit Gaillardbois avec un sourire.


– C’est tout ce que vous voudrez. J’ai dit passion: le mot ne me paraît pas trop fort, hé? puisque vous voilà, vous, monsieur le marquis, jouissant là-haut d’un véritable crédit tout simplement parce que vous faites semblant de renier votre foi…


– Monsieur Lecoq!… fit le gentilhomme.


– Veuillez permettre. J’ai dit: faire semblant; vous n’avez rien renié du tout, c’est évident. Il n’y a pas de renégats politiques. Ceux qui se vendent, pour employer la vulgaire expression de ceux qu’on n’achète pas, ont le bon esprit de ne jamais opérer livraison. Réfléchissez, et vous verrez que ceci est une preuve de plus de la passion du roi, passion si naïve, c’est-à-dire si forte qu’elle amuse à caresser une ombre à défaut de la réalité.


– Je pense, monsieur Lecoq, que vous n’avez point l’intention de me molester?


– Nous causons, monsieur le marquis. Il est de mon intérêt de vous laisser entrevoir l’extrême importance de mon idée. Admettez-vous la passion du roi telle que je l’ai définie?


– Si cela peut vous être agréable…


– Oui ou non. Il y va de ce que vous avez cherché, sans le trouver, pendant toute votre vie: la fortune!


Il y avait dans le regard fixe de M. Lecoq, dans son accent froid et dur, dans toute sa personne enfin, une véritable éloquence. M. de Gaillardbois resta un instant pensif, puis il répondit d’un ton de professeur interrogé qui gagne son salaire:


– Au fond, personne ne peut vous renseigner mieux que moi. Je connais le roi. Il y a quelque chose comme cela dans le roi. Je crois que le roi ferait beaucoup pour éteindre certaines rancunes. Le roi s’inquiète peu des républicains: il ne croit pas à l’opposition radicale. Il y a plus: le roi pense que l’opposition radicale est un besoin de son gouvernement. La France aime les rois qui sont rois. Le roi n’est pas assez roi. Il y a parmi ses ministres de magnifiques intelligences et lui-même est une intelligence notable: mais ses ministres et lui ne s’entendent pas, pour deux raisons: la première c’est que le roi traite la politique comme une pure affaire de famille, qui n’aurait pour but que la prospérité de son établissement privé. Il s’arrêta brusquement. M. Lecoq, qui l’avait écouté avec une attention marquée, lui fit un petit signe de tête protecteur.


– Vous parlez d’or, monsieur le marquis, dit-il. Je vois en vous le légitimiste d’hier…


– Et le républicain de demain, allez-vous dire, l’interrompit le gentilhomme, qui rouvrit son porte-cigare d’un geste délibéré. Vous vous trompez; je suis de qualité; je vais à pied ou bien je reste à la maison plutôt que de monter en omnibus.


La main de M. Lecoq se posa sur son bras.


– Les opinions, dit-il avec un gros rire, je les respecte et je m’en bats l’œil! Que le roi soit ceci ou cela, peu importe; il est le roi, pour le quart d’heure, et cela suffit à ma mécanique. Vous avez raison, le roi n’a qu’une épine au pied, c’est le faubourg Saint-Germain. Eh bien! voilà: j’ai l’outil qu’il faut pour couper en deux le faubourg Saint-Germain.


– Comment l’entendez-vous? demanda Gaillardbois.


– J’entends couper comme on coupe: faire d’une flûte deux morceaux muets, d’un homme une tête qui roule et un corps mort.


– Le roi a défiance des inventions…


– Mon outil n’est pas une invention. J’ai l’honneur un peu vagabond. Revenons aux Habits Noirs.


Le marquis avait le cigare d’une main, l’allumette de l’autre. Il resta ainsi, bouche béante, à regarder M. Lecoq, et balbutia:


– Est-ce que ce serait une association politique?


– Combien cela vous vaudrait-il, cher monsieur? Gaillardbois rougit jusqu’au blanc des yeux et mit le feu à son cigare pour avoir une contenance.


– Vous en êtes! prononça lentement M. Lecoq.


À certaines profondeurs sociales, ce sous-entendu fait partie de la langue courante: en être, signifie appartenir à la police secrète.


Le rouge qui couvrait les joues du gentilhomme fit place à la pâleur:


– Il n’y a pas de sot métier, reprit M. Lecoq. Je savais cela depuis un temps immémorial. La forêt de Paris est mon domaine; j’y connais tout; chasseurs et gibier. Étrange fourré où c’est le lièvre qui suit la piste des chiens… car vous ne sauriez croire, cher monsieur, combien ces coquins-là sont plus forts que vous! L’homme qui vient de mourir roulait depuis soixante ans tous les limiers de l’Europe; il est mort dans son lit, et j’espère bien que la force armée assistera à ses obsèques en cérémonie.


– Vous aviez donc intérêt à ne pas le dénoncer? interrogea Gaillardbois.


– Il était le meilleur client de mon agence… et peut-être ne savais-je pas… Vous souriez? c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vous cherchez toujours et vous ne trouvez jamais; moi j’ai trouvé sans chercher: quoi d’étonnant à cela? Vous demandiez si l’association est politique? Pas le moins du monde! Mais cela n’implique pas qu’il n’y ait dans l’association aucun personnage politique. J’y ai trouvé l’outil qui vous fera préfet, et moi, si je veux, ministre.


– Votre Excellence, dit Gaillardbois, qui avait repris son sang-froid moqueur, continuera-t-elle jusqu’au bout à parler en paraboles?


– Je dis, en ce moment, juste et net ce que je veux dire, répliqua M. Lecoq. L’outil est duc…


– Un duc là-dedans!


– Il est mieux que duc! Mon cher monsieur, la maison Lecoq est une toile d’araignée qui a le diamètre de Paris avec la banlieue et même un peu plus. C’est bien la même circonférence que votre préfecture; mais, là-bas, ce sont des mercenaires qui vont et qui viennent. Au contraire, ici, ce sont de bonnes gens qui m’apportent de l’argent. Mesurez l’énorme différence! J’étais comme vous, je ne croyais pas aux Habits Noirs. Ne pas croire est la chose la plus bête qu’il y ait au monde. Tout athée est un pyramidal idiot. Croire, c’est se réserver une chance. Un jour, le vent m’apporta la première syllabe du mot: une formule cabalistique, comme il en existe dans tous les caveaux: Fera-t-il jour demain?


Fera-t-il jour demain! répéta Gaillardbois. Où donc ai-je entendu cela?


– Partout; les chansons et les mots d’ordre se galvaudent dans Paris.


Les enfants jouent avec cela, maintenant. Mais le poignard perd-il sa pointe pour avoir amusé un bambin? Fera-t-il jour demain? m’arriva par un de ces bambins et me conduisit chez la femme d’un banquier millionnaire qui donne des rendez-vous à l’ancien secrétaire de son mari. Pas plus d’Habits Noirs que sur ma main! Mais le secrétaire partage le logement de deux étourneaux qui font des mélodrames, et qui empruntent de l’argent à un usurier, marchand de vieilleries, qui protège une maîtresse de piano, laquelle a une mère moitié folle qui possède un brassard d’acier. Notez cela, c’est le second jalon et il vaut mieux que le mot de passe. D’autre part, la maîtresse de piano est la dulcinée de l’ancien secrétaire et donne des leçons à la fille de la femme du banquier…


– Au diable! s’écria Gaillardbois en essuyant la sueur de son front. Qu’est-ce que c’est que tout cet embrouillamini! Je perds plante moi, je vous en préviens!


– C’est la filière, répondit tranquillement M. Lecoq.


– Où mène-t-elle, votre filière?


– Elle mène à l’imprévu, elle mène au romanesque, elle mène au sublime du genre! Êtes-vous homme à vous enthousiasmer pour un chef-d’œuvre? Je suis à la piste d’un vol monumental.


– Ah! ah! nous voilà loin de la politique!


– Savoir! cher monsieur; savoir! Je le vois éclore, ce diable de vol! Je le caresse et je le couve! Ne vous y trompez pas: c’est un vol qui fera époque; un vol à compartiments et à tiroirs avec prologue et épilogue; un vol de plusieurs millions, s’il vous plaît, où les gens de l’art ont engraissé la caisse, avant de la manger, comme les gourmets enflent les foies des canards pour les truffer; un vol calculé algébriquement comme une manœuvre au Champ-de-Mars, solide et muni d’articulations de rechange comme un plan de bataille, un vol combiné, machiné, monté mieux qu’une pièce-féerie en trente-six tableaux et à deux cents personnages. Ah! sur ma foi! le progrès marche! Un vol comme cela en est la preuve triomphante. Il y a entre ce vol et ces choses naïves qu’on appelait des vols autrefois la même différence qu’entre un bidet de messageries et une locomotive! Et j’en ai vu les préparations, figurez-vous: la mise en train, la mise en scène; j’en suis les répétitions et avec quel charme! Il est à moi, ce chef-d’œuvre, entendez-vous! d’un mot je pourrais en pulvériser l’admirable échafaudage.


– Gardez-vous en bien! s’écria le marquis.


Ils échangèrent un coup d’œil. Celui du marquis désavouait déjà son exclamation; celui de M. Lecoq perçait en tournant, comme une vrille. Il sourit et prit le pavillon d’ivoire qui venait d’appeler.


– Vous voyez bien que vous en êtes, prononça-t-il pour la seconde fois du bout des lèvres et avec une inflexion de voix caressante.


Il approcha en même temps de son oreille le conduit acoustique qui lui dit ce seul nom: «Trois-Pattes!» Son visage changea aussitôt. Il se mit sur ses pieds brusquement.


– Résumé, fit-il en offrant à M. de Gaillardbois une poignée de main qui était un congé formel: trois cents louis pour une audience du roi, avec participation à l’affaire qui s’ensuivra, et dans votre main le bout de corde que je vais passer autour du cou des Habits Noirs. Cela vous va-t-il?


– Cela me va, répondit le marquis.


– Alors, vous recevrez un billet pour l’enterrement. Nous vous y verrons. Au plaisir!

XXX Monsieur Lecoq

Au moment où M. le marquis de Gaillardbois sortait par la porte principale, celle qui donnait sur le petit carré roula sur ses gonds, et la tête velue de l’estropié parut à six pouces du sol. Il rampa de manière à mettre ses jambes inertes en dedans du seuil, et quelqu’un ferma aussitôt la porte derrière lui.


M. Lecoq prit un des coussins du divan et le lança à la volée. Trois-Pattes l’atteignit et s’y installa en poussant un soupir de soulagement.


– Vous venez tard, ce soir, monsieur Mathieu! dit le patron.


– Je n’ai plus mes jambes de quinze ans, répliqua Trois-Pattes, et j’ai fait beaucoup de besogne aujourd’hui.


Placé presque au ras du parquet comme il l’était, il recevait en plein visage la lumière de la lampe, dirigée par l’abat-jour. C’était assurément une lamentable créature, mais il y avait une vigueur étrange dans le dessin de ses traits. Ses grands yeux noirs, gênés par les mèches rebelles de sa chevelure, avaient une placidité triste: on devinait dans leur expression la lutte incessante, mais résignée, contre une souffrance de tous les instants, qu’elle fût morale ou physique. Le reste de sa figure, dont le caractère principal était une immobilité morne, empruntait à sa barbe inculte, bizarrement hérissée, une apparence farouche, et cependant les lignes de son nez, la courbe de ses lèvres ne manquaient pas de régularité.


Étant donnée la supériorité manifeste de M. Lecoq, la présence de ce malheureux être, à pareille heure, dans l’antre où nous le trouvons, devait éveiller l’idée d’une possession complète et d’un véritable esclavage. Les gens comme M. Lecoq ont des outils humains qu’ils emploient Dieu sait à quoi. Mais, d’autre part, dans la physionomie de l’estropié, quelque chose démentait cette croyance si plausible. Il ne faudrait point parler de lion à propos de ce débris d’homme, traînant derrière lui à grand-peine la moitié de son cadavre; on n’a jamais vu de lion paralytique, mais supposez pourtant qu’il y en eût… Trois-Pattes essuya d’un revers de main son front où il y avait de la sueur et ajouta:


– Patron, je suis bien las!


– Tu vaudrais trop cher, répliqua M. Lecoq qui se dérida, si tu avais tes deux jambes!


Il emplit le verre du marquis jusqu’au bord et le tendit à l’estropié qui but avidement. Pendant qu’il buvait, M. Lecoq dit:


– La préfecture est à nos trousses, sais-tu? Il se frotta les mains de tout son cœur.


– Ça vous amuse, patron? demanda Trois-Pattes.


– Comme un bossu, mon vieux! Je te dis tout à toi: car, il n’y a que moi au monde pour te donner ce que tu veux. Ça m’amuse, parce que toute la meute va me chercher où je ne suis pas… mais où je pourrais bien être un jour ou l’autre, se reprit-il, car la partie vaut la peine d’être jouée, hé?


– Oui, oui, dit l’estropié; ce jeune homme a le profil de Louis XVI sur les pièces de deux sous. Mais il ne peut être que le petit-fils; reste à trouver le fils.


– Tu n’oserais pas te déguiser en Louis XVII, toi Mathieu, hé?


– J’ose tout, quand vous commandez, patron; mais je n’ai pas l’âge.


– De quelle année es-tu?


– 1802, 1803, est-ce qu’on sait? Pour me marier, je n’ai jamais eu besoin de mes papiers.


Son rire essaya d’être égrillard.


– Du diable si ce ne serait pas l’affaire, pourtant! grommela M. Lecoq en se replongeant dans sa chaise longue, sauf ces vingt ans. Mais avec une figure comme la tienne… et tes infirmités causées par les mauvais traitements de tes cruels bourreaux… Mais quel gredin que ce geôlier Simon! comme il t’a arrangé, mon pauvre bonhomme!


Il eut son gros rire, et Trois-Pattes, riant aussi, répondit:


– Le fait est qu’ils m’ont mis dans un triste état, patron!


– As-tu tué, toi, Mathieu? demanda Lecoq avec brusquerie, mais sans rien perdre de sa gaieté.


Évidemment, il profitait d’un moment d’expansion pour obtenir de son compagnon une réponse parlée ou muette. Mais Trois-Pattes garda sa gaieté froide en répondant:


– Et vous, patron?


Et comme M. Lecoq fronçait ses sourcils blancs, il ajouta:


– M. Schwartz est au salon, vous savez, et la baronne dans le boudoir.


– À deux pas l’un de l’autre! murmura M. Lecoq subitement déridé au cours d’une pensée nouvelle. La porte entre eux deux, et elle ne ferme qu’au loquet. De quoi serait capable cet Othello alsacien?


– La baronne sait qu’il est là, répondit Trois-Pattes. Elle a sur la figure un voile épais.


M. Lecoq appuyait le bout de son doigt contre son front.


– Il a des mondes là-dedans! dit-il avec un orgueil profondément convaincu. Nous irons loin, monsieur Mathieu, et vous retrouverez une paire de jambes, si cela peut s’acheter avec des billets de banque. À propos de billets de banque, les nôtres sont-ils retouchés?


Trois-Pattes déboutonna sa veste de velours et prit un portefeuille dans sa poche. Pendant qu’il l’ouvrait, M. Lecoq poursuivit:


– Il est bon que ce Schwartz et sa femme attendent. Il faut qu’ils sachent de quel bois je me chauffe. On va voir tout à l’heure quelque chose de curieux. J’ai tout dans ma tête, tout!


L’estropié lui tendait deux chiffons de papier. Il se leva pour les aller prendre.


– Oui, dit Trois-Pattes, il est bon qu’ils attendent, mais il est bon aussi que vous sachiez ce que vous avez à leur dire, et vous trouverez ça dans mon rapport.


M. Lecoq ne répliqua point. Il examinait les deux billets de banque avec une minutieuse attention.


– Lequel est le vrai? demanda-t-il. Fais toujours ton rapport, bonhomme.


Il mit dans son œil une petite loupe d’horloger et se rapprocha de la lampe. Pendant cet examen, la prunelle de Trois-Pattes se prit à jeter des lueurs.


– En arrivant, dit-il, j’ai trouvé la jeune Edmée Leber à la porte du château.


– Pourquoi mentionnes-tu cela?


– Vous allez voir. M. Schwartz m’a reçu et, de son côté, Mme Schwartz a reçu la jeune Edmée Leber.


– Tu as une drôle de voix en prononçant ce nom-là, bonhomme! fit M. Lecoq sans quitter des yeux les billets de banque; «la jeune Edmée Leber…»


– Je n’ai pas le cœur paralysé, répliqua Trois-Pattes. Elle est jolie comme un amour!


– Ah bah! Du diable si ces deux chiffons-là ne sont pas en tout semblables! Tu ne continues donc pas ton conte de La Belle et la Bête avec la comtesse Corona?


– J’aime les femmes! répondit Trois-Pattes avec une soudaine emphase.


– Moi aussi, dit M. Lecoq en dissimulant un sourire. Vous faites un drôle de corps, monsieur Mathieu! Et vous deviez être un luron quand vous aviez vos jambes!


– Je n’ai jamais eu mes jambes, et je suis encore un luron, prononça sèchement l’estropié. Les billets vous conviennent-ils?


– C’est-à-dire que le graveur de la Banque n’y verrait goutte! Il faut tirer, et vite!


– On y est. J’ai donné le bon d’avance.


– Bravo! Avec cela, mon vieux Mathieu, tu pourras te payer un sérail comme le Grand-Turc!


– Si c’est avec cela que vous pensez solder mon compte… commença Trois-Pattes d’un air de mauvaise humeur.


– Homme de peu de foi! repartit M. Lecoq avec ce parfait contentement de lui-même qui était sa force. Mon plan est chef-d’œuvre: ne sortons pas de là. Il y a une chasse où l’on prend des oiseaux vivants avec un oiseau empaillé. Je n’ai pas plus envie que toi de passer des billets faux: fi donc! Pauvre métier! Combien peut-on en tirer en vingt-quatre heures?


– Deux mille par jour. Il faut le soin.


– Trois jours pour six millions. Mercredi, je placerai d’un coup tout ce que nous aurons de tiré… Au rapport. Marche!


– J’ai été reçu par M. le baron, et j’ai glissé le mot que vous m’aviez dit, commença Trois-Pattes.


– Aussi le voilà dans mon antichambre!


– Il vient pour autre chose… quoiqu’il ait tressailli et pâli quand j’ai parlé de la ville de Caen, du banquier ruiné, du colonel et de l’ancien commissaire de police.


– Qu’a-t-il dit?


– Rien. Il m’a interrogé sur la comtesse Corona.


– Qu’as-tu répondu?


– Rien. Je ne dois mes comptes qu’à vous. Le baron Schwartz est chez vous ce soir, parce qu’il a pris, comme un voleur, l’empreinte d’une clef qui ouvre le secrétaire de sa femme.


M. Lecoq caressait la boîte de carton où était la pelote de cire.


– Les empreintes pleuvent! murmura-t-il. Puis il reprit tout haut:


– Il en est bien capable! Mais comment sais-tu cela?


– Je le sais.


– Et tu ne veux pas dire comment?


– Non.


– Pourquoi?


– Parce que mon moyen de savoir est mon gagne-pain.


– C’est juste. Et la baronne?


– La baronne est chez vous parce que la jeune Edmée lui a rapporté un bouton de diamant perdu dans l’escalier de M. Michel.


– Bon! je sais l’histoire. Et qu’y puis-je?


– Vous verrez… et, en outre, parce qu’elle sait que son mari a pris l’empreinte de la clef.


– Excellent pour le mal de dents! s’écria M. Lecoq; quand un plan est bon, tout vient l’améliorer. Excellent!


– Je n’ai pas fini. Comme ils venaient, sans le savoir, au même endroit, le baron et la baronne se sont rencontrés.


– Où cela? demanda M. Lecoq qui devint plus attentif.


– Dans votre cour. La baronne portait dans une cassette le contenu du tiroir dont le baron va vous demander la clef en échange de l’empreinte qu’il apporte.


– Connaîtrais-tu le contenu de ce tiroir, hé! bonhomme? demanda M. Lecoq d’un ton caressant.


– Je ne le connais pas, répondit froidement Trois-Pattes.


– La baronne a-t-elle encore la cassette?


– Non. Il y a eu là-bas, sous vos fenêtres, une scène à la Beaumarchais.


– Tu y as assisté?


– En loge grillée; c’est mon état.


– Voyons ta scène: tu es un drôle de corps! Trois-Pattes reprit posément:


– La femme est poursuivie par le mari. Elle entre, voilée comme une figure de deuil; le mari est sur ses talons. Un homme passe dans la cour par hasard. La femme ne fait ni une ni deux, elle lui plante sa cassette entre les bras et disparaît.


«- Donnez-moi cette cassette! crie le mari à l’homme qui reste tout ébahi.


«- Je vous le défends! répond une seconde femme non moins voilée et surgissant tout à point pour faire le coup de théâtre…


– Qui, cette autre femme?


– La comtesse Corona, parbleu!


– D’où sortait-elle, celle-là?


– De terre, apparemment.


M. Lecoq appuya sa tête contre sa main.


– Et l’homme qui passait par hasard? demanda-t-il encore.


– Le jeune M. Michel.


M. Lecoq emplit son verre.


– À la bonne heure! murmura-t-il. Tout va bien. Trois-Pattes le regarda boire en souriant. La main de M. Lecoq avait un tremblement nerveux quand il reposa son verre sur la table.


– Elle a le secret! gronda-t-il entre ses dents. Je veux le secret: ce vieil homme me le devait. Elle me détestait avant de balbutier le nom de sa mère. Elle est mon ennemie-née. Tant pis pour elle!


– Vous ne parlez pas de la baronne Schwartz? demanda l’estropié.


– Sais-tu, interrogea brusquement M. Lecoq au lieu de répondre, ce que la comtesse venait faire dans la maison?


– Elle avait à me parler, répliqua Trois-Pattes sans hésiter, pour affaires.


M. Lecoq jeta sur lui un regard de défiance.


– À votre place, poursuivit froidement l’estropié, je ferais la paix avec elle; elle en sait aussi long que vous.


– Et plus long que toi?


– Oui, surtout sur ce Bruneau qui vous tient tant au cœur.


La triomphante figure de M. Lecoq s’était notablement rembrunie.


– Le diable l’a protégé, celui-là! murmura-t-il. Nous l’avons vu trois fois avec la corde au cou. La quatrième fois, quand il revint de Londres, le Père nous dit: «Il a la vie trop dure, englobons-le.» Le Père avait été un homme, mais il a mis trop de temps à mourir.


– Maintenant qu’il est mort, dit bonnement Trois-Pattes, je ferais bien une affaire à fonds perdu avec mon voisin Bruneau!


M. Lecoq prit le pavillon d’ivoire qui rendait à ce moment un appel prolongé.


– Tu ne le perds pas de vue, j’espère? dit-il avant de mettre le cornet à son oreille.


– Je le suis comme son ombre, répliqua Trois-Pattes. Je vis dans sa peau. J’ai fait des trous à la cloison pour l’entendre dormir.


– Tu n’as rien découvert?


– Rien, si ce n’est qu’il a fait, lui aussi, son dimanche du côté de la forêt de Bondy, et qu’il est revenu de Livry à Paris dans le coupé de la voiture, seul avec la jeune Edmée Leber.


– Il faut se hâter, pensa tout haut M. Lecoq. C’est ici la vraie affaire. Il n’y en a pas d’autres. La poire est mûre à tomber! Et quand elle sera cueillie, nous nous moquerons de ce Bruneau comme de l’an quarante!


Le cornet acoustique lui dit à l’oreille:


– La baronne s’impatiente et le baron menace!


– Qu’ils attendent, ceux-là! répondit M. Lecoq brutalement et à pleine voix. Dites-leur qu’ils ne sont pas au bout! Qu’ils attendent! répéta-t-il en se levant pour arpenter la chambre à grands pas. J’ai le pied sur leurs têtes! Ils vont en voir bien d’autres!


Le vent avait tourné; il était en veine de fanfaronnades.


– Alors, poursuivit-il d’un ton vainqueur en s’arrêtant court devant Trois-Pattes qui avait pris sur son coussin une pose commode et paresseuse, le baron a laissé échapper la cassette?


– En saluant jusqu’à terre la comtesse Corona, s’il vous plaît!


– Était-il dupe?


– À demi.


– A-t-il reconnu son Michel?


– Parfaitement.


M. Lecoq fit claquer sa main sur sa cuisse d’un geste victorieux.


– Tout y est! s’écria-t-il. J’aurais payé la Fanchette à l’heure, qu’elle n’aurait pas mieux manœuvré! Le Bruneau et ta jeune Edmée me servent sans le savoir. Quand un plan est bon, vois-tu… Quelle place demanderais-tu, toi, monsieur Mathieu, farceur, si on me nommait ministre, hé? La situation nettoyée d’un seul coup! En avant, plus rien à désirer; en arrière, plus rien à craindre! Combien crois-tu que peut rapporter un billet de mille francs, prêté sans intérêt à un va-nu-pieds, pendant quinze ans? Est-ce assez de quatre millions? Ne te gêne pas: on pourrait aller à six. Ah! ah! la poire est mûre, le vieux le disait bien! Et tu ne me trahiras pas, Mathieu, entends-tu, parce que tu sais bien que je vais les jouer tous par-dessous jambe! Deux temps, deux mouvements! allez! Dans trois jours, mon camarade, tu auras gagné le gros lot: assez de profils du roi citoyen, sur or et sur argent, pour acheter un demi-cent de femmes, puisque tu aimes ça, l’ancien! J’entends des femmes qui ne se vendent pas, hé! sans compter toutes les aises de la vie et l’amitié d’un grand homme qui est un bienfait des dieux, dit la chanson.


– Non, la tragédie, rectifia paisiblement Trois-Pattes.


– La tragédie, si tu veux, car tu t’y connais, vieux drôle! Regarde-moi bien! avons-nous l’air d’un conscrit, hé? Je n’aborde ces questions-là qu’au dernier moment, moi. Dans une heure, si je voulais, tu serais en route pour le bagne!


Trois-Pattes baissa les yeux sous la prunelle fixe de M. Lecoq. Ce résultat mit le comble à l’exaltation orgueilleuse de celui-ci.


– Je te tiens comme les autres, poursuivit-il, et c’est tant mieux pour toi, car si tu n’avais pas une de mes cordes autour de la nuque, je me défierais de toi. Et quand je me défie de quelqu’un… Assez causé! Tu vaux ton prix, et ça m’aurait fait de la peine!


– Patron, lui dit naïvement Trois-Pattes en relevant sur lui ses grands yeux attristés, je vous jure que je fus plus malheureux que coupable.


M. Lecoq éclata en un rire retentissant.


– Parbleu! s’écria-t-il. Et moi donc! Il est superbe!… Pas moins vrai que tu es enfoncé, monsieur Mathieu! Il pirouetta sur lui-même, et, saisissant le pavillon, il clama dedans:


– On y va! Deux petites minutes pour adresser, parer et servir chaud! Et, croisant ses bras sur sa poitrine, la tête renversée en arrière, les narines gonflées, il se retourna vers l’estropié, pensif et humble sur son coussin.


– Il n’y a plus que moi, reprit-il d’un ton sec et tranchant. L’autre est au diable! Il était vieux; il me gênait. Je n’aurais pas touché un des cheveux blancs de sa tête, parce qu’il était le Père. Mais il est mort, et je suis le Père à mon tour, le général de la Camorra; l’Habit-Noir, selon le rite de la Merci, le Maître à Paris, à Londres, le maître partout. Ces deux-là qui attendent sont ma proie; tu le sais. Mais comment va-t-on dévorer cette proie? personne, pas même toi, n’est capable de deviner. Regarde bien, pourtant, afin d’apprendre: je les entame par l’attente, je les brise d’avance. Je les humilie, je les macère, je leur fais peur! Cela me grandit en les rapetissant, cela me donne toute la force qu’ils perdent. J’ai l’air de bavarder, mais j’agis. Plus ils attendront, plus ils seront souples, et il me les faut souples comme des gants de chevreau, hé! Jadis nous étions obligés de pateliner, comme le chat autour de la souris; nous faisions bouche en cœur et nous courbions l’échine. Tout cela est changé. Selon les temps, le monde prend telle ou telle façon de tomber en enfance. Il était cagot, il est philosophe et devient idiot à force de craindre Croquemitaine-Calotin, Tartufe, Basile et autres monstres de carton collés par les hommes de génie! Changement de front sur toute la ligne: l’opposé de Tartufe est le bourru bienfaisant. Sois brutal, on te croira; mène les gens à coups de pied, voilà la franchise. Parle à tout instant de ton égoïsme, on se dira: c’est un apôtre. Molière et Beaumarchais ont fait réussir bien des affaires, car l’hypocrisie allait se fanant au métier qu’elle menait depuis si longtemps. Bonhomme, tu vas voir comme nous avons profité à la comédie. Donne-toi la peine d’entrer au corps de garde (il désignait la porte de la petite chambre nue), il y a là un guichet pour entendre et voir: il y a du papier, une plume et de l’encre pour écrire…


Pendant qu’il parlait, Trois-Pattes avait traversé la chambre en rampant. Au moment où il passait le seuil de la pièce voisine, M. Lecoq acheva en piquant ses paroles:


– Écoute, regarde et prends des notes; ceci est sérieux comme quatre millions: tu vas être à la fois un témoin et un greffier.


– C’est bien, dit l’estropié.


– Qu’on introduise Mme la baronne! ordonna M. Lecoq dans le pavillon d’ivoire.

XXXI Confrontation

Une fois seul dans cette petite pièce nue, sorte de cabanon que M. Lecoq appelait son corps de garde, M. Mathieu rampa jusqu’à la chaise de paille qui était auprès de la table. Au lieu de s’y asseoir, il approcha de la porte la chaise d’abord, puis la table, avec cette facilité de mouvements qui semblait soudain lui venir quand nul regard ne l’épiait. La porte avait un guichet très petit, formé de trous ronds et recouvert d’un carré d’étoffe. Trois-Pattes, l’ayant soulevé, vit M. Lecoq debout au milieu de la chambre, dans une attitude solennellement comique. M. Lecoq donna trois coups de talon espacés selon l’art, et dit:


– Attention! au rideau! Nous commençons!


Trois-Pattes répondit:


– Je suis à mon poste, patron.


M. Lecoq, agitant ses deux bras, siffla un chut prolongé. La porte qui communiquait avec les appartements de l’agence s’ouvrait à cet instant.


M. Mathieu passa sur son front sa main qui tremblait et l’en retira baignée de sueur. Il était très pâle. Ses traits gardaient leur immobilité ordinaire sous les masses révoltées de sa chevelure; mais un large cercle noir se creusait autour de ses yeux qui brillaient.


M. Lecoq salua galamment la baronne et la conduisit à un fauteuil. Soit hasard, soit parti pris, le fauteuil où M. Lecoq plaçait ainsi la femme du banquier millionnaire se trouvait juste en face du guichet.


Trois-Pattes ne jeta vers elle qu’un regard, puis ses yeux se fermèrent à demi et il songea. Mme la baronne Schwartz était très émue, et peut-être cette longue attente, en donnant libre cours à ses réflexions, avait-elle augmenté son émoi, loin de le calmer.


– Je m’occupais de vous, belle dame… commença M. Lecoq.


– Je suis perdue! l’interrompit-elle d’une voix sourde qui fit tressaillir l’estropié dans sa cachette.


Cette voix disait, bien mieux que les paroles elles-mêmes, l’angoisse profonde qui emplissait ce cœur.


– Je le crois comme vous, belle dame, répliqua M. Lecoq froidement, et cependant nous n’avons pas la même opinion, j’en suis bien sûr, au sujet des motifs de votre perte.


– Pouvez-vous faire, demanda brusquement la baronne, à prix d’or ou autrement, que cette jeune fille, Edmée Leber, s’embarque sur-le-champ pour l’Amérique?


M. Lecoq eut un sourire dédaigneux qui se refléta, plus amer, mais plus triste, sur les lèvres de M. Mathieu. M. Lecoq répondit:


– Il y a treize jours de traversée entre New York et Le Havre. Je crois qu’on peut gagner encore un jour ou deux. Envoyer quelqu’un en Amérique! On avait de ces idées-là au temps des navires à voiles et des diligences; mais aujourd’hui, on prend mieux ses précautions. Ne vous inquiétez pas trop de cette jeune fille. C’est le petit côté de la question.


– Vous ne savez pas… l’interrompit la baronne.


– Si fait, je sais. La pensée, ambitieuse ou non, que j’ai eut un jour d’être le gendre de M. le baron Schwartz m’a fait ouvrir les yeux, vous concevrez pourquoi, sur votre riche et honorable maison. Peut-être le premier soupçon m’est-il venu de ce fait que vous cédiez à mes vœux avec une certaine répugnance. Des princes de l’argent comme vous ne doivent pas céder quand ils ont une répugnance. Mais peut-être aussi avais-je des jalons fort antérieurs. Et certes, il me fallait bien quelque motif, un peu romanesque, à mon âge, et dans mon humble état, pour prendre l’audace de briguer cette éblouissante alliance.


– Votre retraite nous a fort étonnés, dit la baronne avec un effort visible.


– Ces choses-là font plaisir ou peine, belle dame… Étonné est un mot de juste milieu qui ne signifie rien. En tout cas je reste votre ami, si vous voulez bien le permettre, et je conserve pour cette chère demoiselle Blanche une affection quasi paternelle. Parlons de vous, et ne parlons que de vous.


Il vint s’asseoir auprès de Mme Schwartz. Évidemment, ce n’était point la première visite qu’elle faisait à l’agence.


– Vous excusez ma robe de chambre, belle dame? reprit M. Lecoq en s’étalant dans son fauteuil. Je suis sans façon, vous savez. Dites-moi: qu’est-ce que contient donc cette divine cassette?


– Vous avez vu mon mari! balbutia-t-elle ébahie.


– Pas encore, répliqua Lecoq.


– Alors, comment savez-vous?…


Lecoq affecta de jouer avec les glands de sa riche cordelière.


– Il faut nettoyer la situation, dit-il en homme qui laisse échapper malgré lui le fond de sa pensée. Il y a longtemps que nous nous connaissons, chère madame, et les gens qui font des comédies ont bien raison de dire qu’il reste toujours quelque chose d’un premier amour! Ne vous offensez pas! Nous aurions maintenant des enfants grands comme père et mère. Et peut-être bien que vous ne seriez pas si près de ce bout de fossé où l’on fait la culbute.


Il avait tenu à la main, pendant toute son entrevue avec Trois-Pattes, l’autographe de Piquepuce, qui était maintenant un chiffon fatigué. Les yeux de la baronne s’y étant reposés par hasard, il le déroula effrontément et le lissa sur son genou, disant:


– Ceci regarde votre maison, chère madame. Vous êtes menacée d’une grande catastrophe; il faut bien arriver à vous l’avouer.


– Mon mari doit être ici, murmura Mme Schwartz.


– Lequel? demanda M. Lecoq d’un ton paisible.


Elle se prit à trembler.


L’estropié, dans son trou, tremblait plus fort qu’elle.


– Il faut nettoyer la situation! répéta M. Lecoq en pliant avec soin la note écrite par Piquepuce dans la voiture de Livry. Ma connaissance avec M. le baron est presque aussi vieille que mes sentiments d’admiration pour vous, et je ne puis m’empêcher de glisser cette observation que ces sentiments, platoniques, il est vrai, eussent pu vous fournir un motif plausible de répugner à mon entrée dans votre famille. Il y a eu en tout ceci du mal joué; vous êtes une pauvre belle âme, égarée dans un méchant pays. Je reprends: si M. le baron voyait ce papier-là, il frissonnerait jusque dans les entrailles de son coffre-fort. Êtes-vous descendue parfois à la caisse, chère madame?


– Jamais, répondit-elle; mais je voudrais vous parler de ma situation…


– Vous auriez vu une chose curieuse, interrompit Lecoq avec une bonhomie cruelle, une chose que vous connaissez beaucoup, du moins par ouï-dire. On appelle cela des marchés de rencontre. De rencontre! le mot est bien trouvé. Le coffre-fort de M. Bancelle, le malheureux banquier de Caen, était à vendre voici quelques années. M. le baron cherchait une caisse semblable, à défense et à secret. Vous n’ignorez pas que je suis spécial dans cette partie. M. le baron me chargea de l’achat, et je trouvai cette pièce véritablement excellente, dont je pouvais répondre, puisque je l’avais vendue moi-même autrefois à cet infortuné M. Bancelle.


– Pourquoi donc me dites-vous cela? demanda Mme Schwartz d’une voix altérée.


– Parce qu’il y a des rapprochements étonnants, madame. Je sais aussi où est le brassard ciselé…


– Le brassard! répéta Julie avec un douloureux tressaillement. C’était bien Julie en ce moment, Julie Maynotte, et non point la baronne Giovanna Schwartz, car depuis une minute, son cœur entier vivait dans le passé.


– Qui donc possède ce brassard? interrogea-t-elle.


– Oh! repartit M. Lecoq, il appartient à des gens qui ne le vendraient point, quoiqu’ils soient très pauvres. Je l’ai reconnu dans la chambre à coucher de Mme Leber.


– La mère d’Edmée! fit la baronne dont la tête s’inclina sur sa poitrine.


Vous eussiez dit que Trois-Pattes, de l’autre côté de la porte, était en proie à une sourde et immense colère. C’était un regard de feu qu’il dardait au travers du guichet.


– Pourquoi chez la mère d’Edmée? bégaya la baronne. Pourquoi?


– Savez-vous le vrai nom de la mère d’Edmée? Il y a des moments où les vieilles choses qui dorment s’éveillent. Dans cette maison où nous sommes, je connais deux jeunes gens: le fils du magistrat qui condamna André Maynotte et le fils du commissaire de police qui l’arrêta, deux jeunes gens qui font une pièce de théâtre avec cette histoire-là. Justement cette histoire-là, entendez-vous! Est-ce assez drôle, hé?


– Je ne sais plus ce que je voulais vous dire, murmura la pauvre femme avec accablement.


– Moi, je le sais, cela suffit. Le bouton de diamant, niaiserie! l’empreinte de la clef, fadaise! Notre pièce, à nous, marche plus vite que cela. Nous allons jouer tout à l’heure trois actes en dix minutes. Que contient la cassette? Voilà deux fois que je vous le demande.


– Vos paroles ont l’air d’une menace! dit la baronne d’une voix brisée.


– Ce n’est pas moi qui menace, ce sont les faits. Vous avez eu raison de venir. Si vous n’étiez pas venue, j’aurais été cette nuit au château.


– Cette nuit? et pourquoi?


– Parce qu’il faut prendre le taureau par les cornes.


Il consulta sa montre et se leva. Trois-Pattes fit un mouvement, comme si, oubliant son infirmité, il eût voulu se mettre aussi sur ses jambes.


– Pas de faiblesse, reprit M. Lecoq froidement. Vous allez éprouver un grand choc, chère madame. Tenons-nous ferme. Les évanouissements n’avancent à rien.


Il prit le pavillon d’ivoire qui se mit à siffler.


– Le baron s’en va, dit le cornet: il est furieux. Faut-il le laisser aller? On sait que le son s’arrête à l’orifice même de ces appareils acoustiques.


Rien ne parvint aux oreilles de la baronne, qui pourtant écoutait de toute la force de sa terreur. M. Lecoq répondit:


– Rappelez-le, qu’il vienne et qu’il se calme. Je le veux!


Julie entendit cette fois et dit précipitamment:


– Vous allez recevoir un étranger? Je me retire.


– Ce n’est pas un étranger, répliqua M. Lecoq durement. Tenez-vous ferme! nous jouons gros jeu ici, je vous en préviens, tous tant que nous sommes!


Julie, qui s’était levée à demi, s’affaissa de nouveau sur son siège. La porte qui communiquait avec les appartements de l’agence s’ouvrit, et M. le baron Schwartz fit son entrée. Julie étouffa un cri de détresse et resta muette sous son voile comme derrière un abri.


Trois-Pattes avait collé son œil aux trous du guichet.


– Temps perdu! dit le baron en passant le seuil. Fatigant… et inconvenant!


Le dernier mot rétablissait les distances. Il fut prononcé du ton qu’il fallait. M. Lecoq avait fait quelques pas au-devant de son hôte et masquait ainsi Julie.


– Deux mots à dire, reprit M. Schwartz, parlant son langage abrégé. Pas d’excuses! perds du temps!


– Je n’ai pas d’excuses à vous faire, monsieur le baron, déclara au contraire M. Lecoq avec ampleur. J’ai agi comme je le devais, dans votre intérêt.


– Mon intérêt! répéta le millionnaire en se redressant de son haut. M. Lecoq s’effaça avec cette agilité de corps qu’il avait gardée et qui le faisait plus jeune que son âge. À la vue de la baronne, immobile et repliée sur elle-même, M. Schwartz recula de plusieurs pas. Ses dents claquèrent un coup sec. Le voile n’y pouvait rien. Il l’avait reconnue d’un regard.


– Ah! dit-il, frappé violemment et d’une façon inattendue, malgré les soupçons qui roulaient dans son esprit depuis une heure. C’était elle!


– Parbleu! fit Lecoq avec un gros rire. Il a bien dit ça, le beau-père! C’était elle!


Le baron resta pétrifié. L’insolence glissait sur lui ou plutôt augmentait son épouvante. Dans la chambre voisine, Trois-Pattes écoutait et regardait. Il retenait son souffle; son cœur avait peur de battre. La conduite de M. Lecoq était pour lui une énigme à demi devinée; mais il est des drames dont on sait d’avance le dénouement, et qui, nonobstant cela, dégagent une écrasante émotion.


– Il faut nettoyer la situation, répéta pour la troisième fois M. Lecoq, allongeant à plaisir les préliminaires pour alourdir d’autant le poids qui opprimait la poitrine de ses hôtes d’abord, et en second lieu pour se monter lui-même au diapason qu’il avait réglé d’avance. Il faut prendre le taureau par les cornes! Vous n’êtes pas dans de beaux draps, non! Je ne suis pas un saint Vincent de Paul, moi, que diable! Si je le disais, me croirait-on? Mais je peux rendre service quand mon intérêt y est.


– Madame… voulut commencer M. Schwartz.


– Vous, la paix, Jean-Baptiste! l’interrompit bonnement M. Lecoq.


Ce nom de baptême, employé à l’improviste, produisit un très singulier effet. Le millionnaire se tut docilement et parut on ne peut plus déconcerté.


Ce fut à ce point que Trois-Pattes ne put s’empêcher de sourire dans sa cachette. Il trempa sa plume dans l’encre et traça quelques lignes à la hâte.


– Nous avons à causer tous trois, poursuivit M. Lecoq en poussant un fauteuil vers le baron, à causer de choses si étonnantes que si vous restiez debout, vous pourriez bien tomber de votre haut. Donnez-vous la peine de vous asseoir.


– Vous le prenez sur un ton!… balbutia le baron, abandonnant du coup son langage usuel.


Il s’assit pourtant, détournant son regard de la baronne, qui semblait une morte.


– Aimeriez-vous mieux un doreur de pilule? reprit M. Lecoq, cachant sous un verbeux aplomb les tâtonnements de son escrime. On ne se refait pas, écoutez donc! à mon âge, surtout! Nous n’avons plus vingt ans, Jean-Baptiste. Je suis tout rond, je vais droit au but; j’aime mieux froisser que tromper. Voici donc la chose; monsieur le baron et madame la baronne, malgré les millions que vous avez, je ne voudrais pas être dans votre peau.


– Expliquez-vous brièvement! dit M. Schwartz, qui essaya de reprendre un accent d’autorité.


– Je m’expliquerai comme je voudrai, mon garçon, hé? Vous n’êtes pas venu ici chacun de votre côté pour des prunes, je suppose? Un jésuite vous dirait des tas de balivernes; moi, je n’ai pas le temps: votre femme vous a trompé, bonhomme!


Julie ne bougea pas. M. Schwartz serra les poings et gronda:


– Je m’en doutais!


Son visage décomposé criait plus de douleur encore que de colère, et il eût été impossible au plus déterminé railleur de prendre la situation au comique.


Ce qu’il y avait sur les traits de Trois-Pattes aux aguets, c’était surtout maintenant une curiosité avide.


– Il s’agit bien, poursuivit M. Lecoq avec un souverain mépris, de rabâcher les vieilles scènes de jalousie, de fureter, d’espionner, de voler des clefs, d’en prendre l’empreinte pour ouvrir des tiroirs de secrétaire comme un coquin…


– Monsieur… voulut l’interrompre le baron.


– Parbleu! vous allez dire que vous n’avez pas l’empreinte dans votre poche, hé? Moi, je vous réponds qu’il n’y a plus rien dans le tiroir. Mais, consolez-vous: si vous êtes curieux, vous allez en avoir tout votre saoul. Qu’est-ce que le tiroir vous aurait dit? Le mensonge de votre femme. C’est fini, le mensonge; il y a temps pour tout, et voilà votre femme qui va vous servir un plat de vérités!


– Est-ce donc vous qui me portez ce défi, madame? demanda le baron avec la dignité des profonds chagrins.


– Ah çà! s’écria M. Lecoq, vous n’avez donc pas encore compris qu’il ne s’agit pas d’une querelle de ménage! Je ne suis pas méchant, moi, que diable! Et je ne vous aurais pas mis en présence pour vous faire de la peine. C’est vous qui avez commencé. Vous avez trompé votre femme, monsieur Schwartz: vous saviez que son premier mari existait!


– J’affirme… commença le banquier.


– Vous avez tort d’affirmer.


– Je jure…


– Ne jurez pas! prononça la baronne, qui était restée muette jusqu’alors.


– À la bonne heure! dit Lecoq. Voici la chère dame qui a retrouvé la parole. Il faut que vous sachiez, monsieur le baron, que Mme la baronne est pour le moins aussi étonnée que vous. C’est une surprise des deux côtés. Je suis un drôle de corps, hé? Vous allez voir comme je conduis une discussion. Je me suis occupé de vous toute la soirée. Connaissez-vous M. le marquis de Gaillardbois?


Le baron desserra le nœud de sa cravate.


– À moins que vous ne la choisissiez foudroyante, ce qui est une solution, grommela M. Lecoq avec humeur, une attaque d’apoplexie me paraîtrait manquer d’à-propos en ce moment. Un peu de vigueur, que diable! Soyons un mâle et nous en sortirons. Je vous parlais de ce cher Gaillardbois, parce qu’il fait des pieds et des mains pour être préfet de police. C’est un homme de tenue. Il s’est mis en tête de pêcher aux Habits Noirs… À combien se monte le compte de vos commissions sur les affaires du colonel Bozzo, cher monsieur?


Ceci fut lancé incidemment et d’un ton d’insouciance admirablement jouée. Parmi ceux qui étaient là, Trois-Pattes seul devina une partie de la portée que pouvait avoir la question. Le baron répondit avec fatigue:


– Chez moi, tous les comptes sont à jour. Adressez la demande à mes bureaux.


– C’est là le tort, dit M. Lecoq en baissant la voix. C’est là le grand tort. Il ne faut pas mettre des comptes pareils dans ses bureaux, quand on veut dormir tranquille. Ce diable de Gaillardbois était bien renseigné. Il m’a dit tout uniment: «Le banquier des Habits Noirs est M. le baron Schwartz.»


– C’est une calomnie, répliqua le baron.


– Juste ma réponse à Gaillardbois! N’avez-vous pas un valet du nom de Domergue?


– Si fait, un vieux et fidèle serviteur.


– Il faut vous dire qu’avec l’affaire des Habits Noirs bien menée, Gaillardbois emporterait d’assaut la préfecture. Chacun va à son but comme il l’entend, n’est-ce pas vrai? Il y a des agents qui rôdent autour de vous; à Paris et à la campagne. Ce Domergue, un vieux et fidèle serviteur, joue au jeu de Fera-t-il jour demain?


La baronne laissa échapper un mouvement.


– Serait-ce pour votre compte, belle dame? demanda M. Lecoq.


– Oui, répondit-elle courageusement.


Sur le papier qui était devant lui, la main distraite de M. Mathieu venait de tracer ces mots:


«Une araignée qui tend sa toile…»


Elles vont de-ci, de-là, en effet, accrochant partout le fil gluant qui portera leur travail aérien. Au début, on ne devine pas la forme régulière de ce piège merveilleusement disposé. On dirait qu’elles travaillent au hasard. Mais bientôt la trame apparaît, laissant voir l’ingénieuse série de ses mailles concentriques. Et tout ce qui veut passer au travers reste captif.


M. Lecoq salua la baronne et se tourna vers son mari.


– Je ne sais pas tout, dit-il. On ne sait jamais tout dès qu’il y a des dames. Ma seule prétention est d’en savoir assez pour vous donner un bon conseil, bon pour vous, bon pour moi, car vous pensez bien que je ne travaille pas ici en faveur du roi de Prusse. Nous reviendrons peut-être à l’ami Gaillardbois qui est en passe d’arriver; allons de l’avant! Mme la baronne ayant un autre mari que vous, à votre connaissance, il ne vous étonnera pas d’apprendre qu’un fils existe.


– Michel? murmura M. Schwartz, dont le visage s’éclaira franchement.


Il ajouta, en se tournant vers sa femme et avec l’accent d’une véritable passion:


– Madame! Oh! Giovanna, que ne le disiez-vous?


Elle garda le silence. Les clairs de son voile laissaient voir ses yeux baissés sur la pâleur de sa joue. M. Lecoq eut un bon rire.


– Voilà ce qui manque dans cette vieillerie de pièce: La Femme à deux maris! poursuivit-il. C’est un luron comme moi, établissant une situation carrée! Eh bien! quoi! on ne peut donc pas s’expliquer, au lieu de filer les scènes interminables d’un mélodrame! Cette pièce-là, vous le savez, se joue chaque jour une douzaine de fois à Paris où la bigamie mène en cour d’assises. La cour d’assises a beau faire les gros yeux, elle n’empêche rien, hé? Plaisanterie à part, la femme a presque toujours de très bonnes raisons; il lui suffirait de causer la bouche ouverte; on s’embrasserait et tout serait fini. Êtes-vous de mon avis, Jean-Baptiste?


C’était la troisième fois que M. Lecoq employait ce prénom, et rien, dans ses rapports usuels avec le riche banquier, ne l’autorisait à cette familiarité qui, parmi tant de choses faites pour exciter l’étonnement, surprenait Julie au plus haut point. M. Schwartz ne protestait point. Il restait en quelque sorte écrasé sous l’étrangeté de la situation qui, selon ses pressentiments, allait démasquer bientôt de nouvelles menaces.


Le ton de M. Lecoq réveillait en lui, avec une vivacité singulière, des souvenirs déjà lointains. Il éprouvait, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans sa mémoire, la saveur même de ses impressions lors de sa rencontre, sur le quai de l’Orne, avec l’effronté commis voyageur, le 14 juin 1825. Aussi, tressaillit-il comme si sa propre pensée eût parlé, quand Lecoq, le regardant en face et plongeant ses mains dans les poches de sa robe de chambre, reprit tout à coup:


– Le vin, le jeu, les belles, eh! bonhomme? Notre dîner à l’auberge du Coq hardi! Maman Brûlé faisait bien la cuisine! Et le mari, le fameux mari! car il y avait aussi un mari! Bien tapé, l’alibi d’amour! ma canne oubliée, ma canne à pomme d’argent. Et la leçon répétée au commissaire de police; un Schwartz encore: autant que de pavés! Nous n’étions pas fiers la nuit, sur la grande route? et dans le chemin creux! le billet de mille… En voilà un qui a fait des petits depuis le temps, Jean-Baptiste!


M. Schwartz avait de grosses gouttes de sueur aux tempes. Un soupir comprimé souleva la poitrine de l’estropié, qui plongeait son regard pensif dans le vide.

XXXII On dansera

M. Lecoq, lui, n’avait rien perdu de sa victorieuse bonhomie. Il clignait de l’œil en regardant M. Schwartz et adressait des signes d’amitié à Julie.


Ce fut celle-ci qui rompit le silence.


– Je n’ai pas compris tout ce qui vient d’être dit, dit-elle d’une voix altérée. Dois-je croire que M. Schwartz a trempé dans cette horrible affaire Bancelle?


– Heu! heu! fit M. Lecoq, chèvre et chou, chair et poisson… ça et ça!


Et comme le banquier protestait d’un geste énergique:


– Sans doute, sans doute, reprit-il, chère madame, M. le baron est innocent comme l’enfant qui vient de naître. Il n’a trempé dans rien du tout. Seulement, vous savez, on naît homme d’affaires. M. le baron était usurier avant d’avoir un sou vaillant. J’ai eu le plaisir de lui fournir le premier sou vaillant; il l’avait bien un peu gagné. Dès qu’il l’a eu, il l’a prêté à la petite semaine: image naïve et réduite de cette glorieuse chose qui s’appelle la banque. Voilà l’histoire. Il y a des vocations. Ce n’est pas la synagogue qui fait le juif.


Il prit la main de M. Schwartz et la secoua bon gré mal gré dans un élan de chaude cordialité, disant:


– Pas vrai, Jean-Baptiste? nous avons la conscience pour nous? C’est le principal. Mais ne nous égarons pas. Où en étions-nous? à Gaillardbois pour les Habits Noirs? Non, pas encore. Nous en étions aux raisons qui excusent Mme la baronne par rapport à la bigamie. Elle n’a aucun tort de son côté, entendez-vous, bonhomme. Elle croyait son mari mort, elle a pu convoler, c’est la loi divine et humaine, sauf chez les Bengalis, qui exigent la combustion de la veuve du Malabar. Elle aurait pu vous faire sa confession? Pas fort! Telle que vous la voyez, elle a sur les épaules… ah! de belles épaules!… une petite condamnation par contumace à vingt ans de travaux forcés pour dames. Ah! mais!


– Ma femme!… s’écria le baron éperdu.


– Pas davantage! répondit M. Lecoq. Et j’ai dans ma folle idée que le mariage était un peu pour elle un refuge, quoique vous méritiez bien d’être adoré pour vous-même, Jean-Baptiste… Vous devinez quel était le vrai nom de Giovanna Reni, n’est-ce pas?


– Je ne veux pas deviner! prononça M. Schwartz entre ses dents serrées.


– Ces choses-là, rectifia Lecoq tranquillement, c’est involontaire. On devine ou on ne devine pas. Si vous ne devinez pas, bonhomme, je vais vous aider. Le jour où vous reçûtes le divin billet de mille francs, quatre cents billets semblables furent piqués dans la caisse de M. Bancelle. André Maynotte qui fut condamné…


– Assez! dit M. Schwartz en passant son mouchoir sur son front.


– Est-ce vrai, demanda M. Lecoq, que ses cheveux étaient déjà tout blancs quand vous le rencontrâtes à l’île de Jersey, six ou huit mois après l’affaire?


– Assez! répéta le banquier avec détresse.


La respiration de Julie sifflait dans sa poitrine.


– En voilà un, poursuivit M. Lecoq, qui ne doit pas vous porter dans son cœur! Mais ne perdons pas le fil: nous en sommes toujours aux raisons de madame. Bonhomme, vous allez m’accorder que quand il s’agit de la vie ou de la liberté, on ne se confie pas même à l’amour, hé!


Il appuya sur ce dernier mot avec une souriante ironie et continua:


– Julie Maynotte était précisément dans ce cas-là. La condamnation d’André Maynotte l’atteignait. Pouviez-vous exiger qu’elle vînt vous dire: «Bibi, je suis la veuve d’un forçat, et forçate moi-même, Voulez-vous épouser vingt ans de travaux forcés et le petit de mon premier hymen?» L’eussiez-vous fait à sa place, vous, Jean-Baptiste? Et vos peccadilles, à vous, les avez-vous confessées?


Son rire grinça parmi un silence de plomb. La baronne restait glacée et semblait une femme de bronze. M. Schwartz s’affaissait davantage à chaque coup de massue.


– Et qui a gagné à cette foire normande du mariage? reprit M. Lecoq en atteignant sa pipe qu’il repoussa aussitôt avec un salut à l’adresse de la baronne. Vous êtes resté pataud, mon bon, et vous avez une des femmes les plus distinguées de Paris. Voilà dix-sept ans que vous l’idolâtrez. Elle a satisfait à la fois votre cœur et votre vanité; vous êtes du reste, vous, l’homme de bourse, collé à la grande dame! Ne vous plaignez pas, on vous rirait au nez. Ne parlez pas de séparation; votre union est nulle, ce qui fait votre fille bâtarde depuis la racine de ses cheveux jusqu’à la pointe de son pied mignon.


– Tout cela est vrai, murmura le baron, tout cela doit être vrai, puisqu’elle ne proteste pas.


– Tout cela est vrai, dit la baronne.


La poitrine de M. Schwartz rendit un gémissement.


La plume de Trois-Pattes traça quelques mots sur le papier tandis qu’il grondait d’un accent étrange:


– Tu es témoin et greffier, et juge!


– Bilan général, reprit M. Lecoq en se mettant de plus en plus à son aise, tromperies partout. Première tromperie, côté du mari, seconde tromperie, côté des dames. Mêlons et passons à quelque chose de bien autrement sérieux, quoi qu’en puisse penser ce pauvre M. Schwartz, que je croyais un homme et qui s’aplatit comme un tampon de linge mouillé. Bonhomme! nous allons avoir besoin d’énergie, si nous voulons tirer notre épingle du jeu. Gaillardbois est un rude limier et il a le nez sur la piste. Il est capable de remonter jusqu’aux mille francs du chemin creux. Le colonel, votre commanditaire et votre client, était là-dedans jusqu’au cou. La comtesse Corona est l’héritière du colonel. Je ne veux pas vous énumérer ici les talents de cette charmante femme. Tout cela est grave. Et tout cela n’est rien. André Maynotte est à Paris.


– Ah!… fit la baronne en un cri involontaire.


M. Schwartz la regarda. Une angoisse nouvelle faisait diversion à sa détresse. La plume devint immobile entre les doigts de l’estropié.


– André Maynotte se porte comme un charme, poursuivit Lecoq, dont l’effronterie laissait percer une nuance d’embarras. Voilà le danger principal, le vrai danger, car André Maynotte est un scélérat.


– Vous mentez! coupa la baronne d’une voix nette.


À ce mot, Trois-Pattes tressaillit de la tête aux pieds comme s’il eût reçu la décharge d’une pile voltaïque. M. Lecoq s’inclina, remerciant avec ironie.


– Nul n’insultera devant moi André Maynotte, dit la baronne dont la noble taille s’était redressée.


Le baron balbutia dans l’excès de sa misère:


– Vous êtes donc toujours la femme de ce condamné?


– Oui, répondit-elle sans hésiter; dans mon cœur, toujours!


L’estropié prit à deux mains sa tête chevelue.


– L’idée ne m’était jamais venue de me brûler la cervelle, pensa le baron dont les yeux s’égaraient.


L’effet, médité par Lecoq, se produisait avec une effrayante violence. Le baron chancelait sous le choc trop brutal. Un grand éblouissement passait devant cet esprit formaliste et froid, habitué à des calculs, ne sortant jamais de ce cercle où l’algèbre de la Bourse parque ses ingénieuses équations. Une lueur de foudre établissait, parmi les menaces qui l’affolaient, une rapide et éclatante balance. Il voyait à la fois ce qui naissait de la fatalité et ce dont sa conscience lui reprochait la coupable origine.


Car il y avait de ceci et de cela dans le malheur de cet homme. Son premier pas sur la route de la fortune piquait son souvenir comme la pointe d’un couteau; la mémoire de l’acte qui l’avait lié à une femme aimée était un remords.


Il y avait en outre ses rapports avec le colonel. M. le baron Schwartz fut épouvanté par les paroles de M. Lecoq, parce qu’il n’était pas pur selon sa propre conscience.


Cet homme, qui n’était pas pur devant sa conscience, se croyait du moins, jusqu’à l’heure présente, net devant la loi. Mais la conscience seule est à l’abri de l’erreur. Tout le reste se trompe.


Quand ceux-là se sont trompés dans le bilan quasi loyal de leurs accommodements, la loi, leur fétiche, se dressant tout à coup en face d’eux, les change en pierre. Le baron Schwartz vit cette tête de Méduse: la loi qui l’abandonnait, la loi qui était contre lui!


Rien de pareil ne se passait dans l’esprit de la baronne: non point qu’il n’y eût au fond de son cœur une voix capable de faire entendre des reproches, mais au contraire parce que cette voix depuis longtemps parlait. Un jour, c’était peu de temps après la naissance de Blanche, le ménage allait paisiblement, quoique la jeune femme eût d’étranges mélancolies; l’élément affectueux ne manquait même pas tout à fait dans la maison, car il y a autour d’un berceau chéri je ne sais quelle atmosphère de tendresse; un jour, M. Schwartz s’absenta; c’était la première fois que Julie restait seule. Elle se rendit à Saint-Roch et commanda une messe mortuaire à laquelle nul ne fut invité; au retour de cette messe, où elle avait abondamment pleuré, elle se prépara pour un voyage. Nous savons le secret de cette mélancolie: l’autre enfant était loin, le cher enfant adopté par la nourrice Madeleine. Julie ne pouvait plus résister; il lui fallait un baiser de son fils. M. Schwartz n’était encore ni baron ni millionnaire; Julie se fit apporter une des malles de son mari pour voyager en poste.


La malle avait l’estampille du paquebot de Jersey.


Julie n’était ni jalouse ni espiègle. Le fond de son caractère était la réserve de ceux qui ont un secret à garder ou un souvenir à éteindre. Pourtant, elle ouvrit cette malle avec un mouvement de curiosité.


Dans cette malle il n’y avait rien, sinon une enveloppe poudreuse qui ne portait aucun timbre et qui était bourrée de papiers.


Mais le paquet avait une adresse qui sauta aux yeux de Mme Schwartz comme un éblouissement. Une défaillance la prit. Quand elle recouvra l’usage de ses sens, elle s’empara du paquet comme on fait d’une proie.


Elle resta tout ce jour enfermée dans sa chambre à lire et à relire. Le soir, elle partit pour le pays de Madeleine. À la voir, on eût dit qu’elle avait fait une longue maladie. L’enfant n’était plus chez Madeleine. On avait volé l’enfant deux semaines après le mariage de Mme Schwartz, que la nourrice appelait toujours Mme Maynotte. Julie eut chez Madeleine le récit de la visite d’André, revenant de Jersey.


De retour à Paris, elle garda la chambre plusieurs mois. Depuis lors, on la vit toujours pâle et triste.


Elle souffrait, disait-elle, et les habiles médecins qui avaient soin d’elle conseillèrent gravement à son mari de la distraire.


Le paquet contenait la série entière de ces pauvres lettres, confiées par André Maynotte à M. Schwartz, lors du voyage à Jersey entrepris par ce dernier à la poursuite d’un débiteur insolvable.


De la part de M. Schwartz, tel que nous le connaissons, y avait-il eu trahison ou seulement négligence égoïste? Nous savons qu’André, persécuté par la crainte de mettre la justice sur les traces de Julie, n’avait point livré son secret. En ceci, comme en toute chose, M. Schwartz, moitié chair, moitié poisson, ne devait être ni complètement innocent, ni tout à fait coupable…


Ce fut M. Lecoq qui reprit le premier la parole.


– Je ne suis pas de ceux qui méprisent inconsidérément ce moyen-là: se brûler la cervelle, dit-il. Quand le rouleau est à bout et qu’en se tâtant bien, on trouve de la tête aux pieds chair de poule mouillée, assurément, ma foi, un coup de pistolet peut arranger les choses… mais c’est bête.


Ce dernier mot fut prononcé avec solennité. La tête de M. Schwartz pendait sur sa poitrine.


– Aimez-vous votre femme? demanda Lecoq.


Le malheur attendrit ces cœurs d’affaires. M. Schwartz, tourna vers la baronne un regard suppliant et timide. Ses deux mains se joignirent et il répondit:


– Je l’aime de toutes les forces de mon âme!


– Si votre mari était contraint de s’expatrier, reprit M. Lecoq en s’adressant à Julie, j’entends le mari que voilà, le suivriez-vous?


– Oui, répliqua la baronne d’un ton ferme. Ce mot releva la tête de Trois-Pattes qui sembla sortir d’un sommeil. La pression de ses mains avait écarté à droite et à gauche les masses emmêlées de sa chevelure. Soit réalité, soit capricieux jeu de lumière, car la lampe l’éclairait à revers, son visage paraissait doué, en cet instant, d’une mâle et régulière beauté. Il avait les yeux fixés sur Julie, qui lui faisait face et dont la main rejetait son voile en arrière. Ses paupières eurent un battement comme si un éclat trop vif les eût soudain frappées. Elle était belle incomparablement. Son front d’Italienne, pur et noble comme un marbre, avait une auréole de grave tristesse.


– Ce n’est plus pour moi que vous viendrez, Giovanna! dit M. Schwartz d’un accent plaintif. C’est pour votre fille.


Elle ne répondit point, mais un splendide sourire, traduisant l’amère souffrance de son cœur, s’ébaucha sur ses lèvres.


– Pour sa fille! répéta M. Lecoq, c’est juste… mais pour elle aussi, un petit peu.


Le regard qu’elle lui jeta lui fit baisser les yeux.


– S’il se fût agi autrefois de l’échafaud, prononça-t-elle lentement et tout bas, mais de cet accent qui scande chaque syllabe mieux que ne ferait un cri, j’étais prête, je le jure, de mourir avec André. J’ai mérité pourtant d’être insultée par vous, car j’ai été lâche… lâche contre la pensée de la prison, plus dure que la mort même, lâche contre la pensée de vivre avec la honte!


Deux larmes s’échappèrent de ses yeux et roulèrent sur sa joue. La gorge de l’estropié eut un râle sourd.


M. Lecoq se frotta les mains tout à coup en homme qui a une bonne idée.


– Ma foi, dit-il, ce n’a pas été sans peine; mais il me semble que nous voilà tous d’accord!


Et comme les regards des époux l’interrogeaient, il ajouta:


– Nous sommes dimanche… je propose de fixer le départ à mercredi.


– Si tôt! balbutia le banquier.


– Je veux que la fortune de mon fils soit solidement assurée, stipula la baronne.


M. Schwartz reprit:


– J’ai d’immenses ressources. Je n’ai jamais fait de mal. Avant d’en arriver à une extrémité pareille…


– Allons! l’interrompit Lecoq avec résignation, il faut recommencer: voici derechef, et en réitérant, le bordereau de votre situation: cas de bigamie, qui demain peut être notoire, ceci, indivis entre vous deux. Du côté de Mme la baronne, treize ans à courir pour compléter la prescription de l’arrêt de la cour royale de Caen. Du côté de M. le baron, voyons… Allons-nous faire la chasse aux présomptions? Le gibier ne manquera pas, au moins… Comptons sur nos doigts: présence de M. J.-B. Schwartz à Caen la nuit du 14 juin 1825, mensonge glissé par ledit à l’oreille de son homonyme le commissaire de police, somme reçue dans le chemin creux, départ dans la même voiture que la femme du condamné Maynotte: une belle créature qui, si l’on en croit l’arrêt de la cour, dut emporter dans sa poche les quatre cent mille francs de la caisse Bancelle; mariage subséquent de ce monsieur et de cette dame. Reconnaissance par monsieur et madame de quatre cent mille francs. Le chiffre est grand et joli… hé?


Ici, Lecoq s’interrompit tout à coup, parce que le baron Schwartz avait un pâle et froid sourire. On l’attaquait à une place où sa conscience n’était point vulnérable.


– Oh! oh! fit Lecoq, temps, argent! nous faisons fausse route. Ce n’est pas ainsi qu’il faut parler à un gaillard de votre force! mettez que je n’aie rien dit et reprenons: du côté de M. le baron, morbleu! néant! Où diable avais-je l’esprit? Seulement, il y a la comtesse Corona et ce luron de Gaillardbois, sans me compter, et si on ne m’écoute pas, il faudra bien me compter. L’accusation au criminel tombera d’elle-même, parbleu! contre les gras millions; les présomptions sont de trop petites demoiselles. Et pour ce qui regarde le colonel, est-on forcé de savoir que les Habits Noirs ne sont pas des êtres fantastiques, et que le chef des Habits Noirs… Laissez donc… il n’y aurait plus d’affaires! N’importe quel banquier peut manier des fonds de n’importe quel voleur sans qu’il y ait l’ombre de délit ou de crime. L’argent n’a pas plus de signalement que d’odeur, mais… mais… mais… Mais voici la justice dans vos affaires, bonhomme! Hé, ce n’est pas drôle, Jean-Baptiste! Savez-vous pourquoi les chiens et les loups s’entre-mordent? C’est qu’ils sont cousins. Le chien est un loup manqué. Un homme négociant au cachet, chiffreur à vide, nourri de jalousie et de fiel, harcelé par les millions qu’il n’a pas, accusant les mansuétudes de la loi et les cruautés du sort, fruit sec de l’école qui prépare aux commandites le loup des chiens de l’usure et le chien des loups, cet homme vous guette. Vous êtes sa proie convoitée. Il est pauvre, il aimerait, lui aussi, le vice qui coûte et l’amour qui rapporte. Son stoïcisme est menteur ou forcé. Vous avez été sa fièvre, tant votre bonheur poigna souvent sa misère. Qu’on vous donne à lui, sous prétexte d’expertise, ses ongles s’allongeront pour fouiller votre chair. Il sait trouver le mal qui existe et créer le mal qui n’existe pas. Il est habile, haineux, clairvoyant; il invente à ses heures des roueries que vous n’auriez même pas soupçonnées, vous, le roué du genre, et il vous les prête généreusement. Il y va de tout cœur, comme un basset à la curée; ce qu’il ne dévore pas, il le souille. Et bien des gens, croyez-moi, des gens paisibles qui ne vous connaissent ni d’Ève ni d’Adam, applaudissent des pieds et des mains son orgie, car vous n’êtes pas aimés, vous autres millionnaires, Jean-Baptiste: dites le contraire, je vous en défie!


M. Schwartz avait l’œil fixe et le front humide.


– Vous n’êtes pas aimés, poursuivit M. Lecoq dont la voix incisive et sèche enlevait un copeau à chaque parole comme la hache d’un charpentier. Les petits vous regardent avec défiance, s’étonnant que vos bras croisés puissent gagner de si insensés salaires; les grands s’impatientent de voir auprès de leurs épaules vos têtes mal décrassées. Les timides ont peur de vous, parce que vous défiez et provoquez les passions mauvaises, comme ces sébiles insolentes qui raillent les affaires derrière les carreaux des changeurs; les forts vous méprisent, parce que vos sacoches amoncelées ne vous servent à rien de grand. L’or, pour vous, maniaques de la cupidité, n’est qu’un moyen de gagner de l’or. Il est tel d’entre vous, malade de cette hystérie des avares, qui essaya un dernier coup de bourse en suant son agonie. La misère vous maudirait alors même que vous seriez bienfaisants. La richesse territoriale, la vraie richesse, s’indigne du bruit scandaleux que font vos écus. Les honnêtes gens vous jugent avec une sévérité aveugle et injuste, car peut-être êtes-vous souverainement utiles à la fortune publique; mais vous ne payez pas d’impôts, et ceux que l’impôt écrase vous abhorrent. Enfin, les coquins eux-mêmes, complétant l’unanimité, voient en vous des concurrents dangereux, des supérieurs, si vous voulez, et vous gardent la vitriolique rancune des confrères. Aussi, monsieur le baron Schwartz, sauf moi, Lecoq, qui ai mes raisons pour vous soutenir dans une certaine mesure, et qui ne vous cache pas ce motif intéressé, Paris tout entier s’amusera jeudi prochain; je dis le mot vrai, s’amusera et applaudira en apprenant que les scellés sont sur vos livres et que l’expert a mis son enragé museau dans votre champ de truffes. J’ai dit. Maintenant, agissez comme il vous plaira: je m’en lave les mains.


M. Lecoq repoussa son siège et vint se mettre au-devant de la cheminée, les bras croisés derrière son dos.


– Monsieur, dit la baronne en s’adressant à son mari, vous m’avez demandé si je vous suivrais…


– Changé d’avis, l’interrompit M. Schwartz, reprenant sa syntaxe abrégée avec un aplomb tout à fait inattendu. Inconvénients d’une fuite crèvent les yeux. Préfère rester. Idée.


M. Lecoq eut un sourire sceptique et narquois.


– Plus brave! dit-il, parodiant le laconisme du financier. Moins sûr!


– Moi, déclara Mme Schwartz, je partirai avec ma fille…


– Sage! opina M. Schwartz.


– Comme image! acheva Lecoq en ricanant.


– Mon cher monsieur, dit le baron en se levant et d’un air dégagé, vous cachez sous des formes bizarres un grand sens et beaucoup de dévouement, je le sais. Je ne refuse pas du tout de faire le compte des intérêts… que je reconnais avoir reçus de vous en 1825, quoique, paraîtrait-il, vous ayez prétendu acheter à ce prix mon silence, à propos d’un crime ou d’un délit auquel vous auriez participé à mon insu. J’ai cru comprendre cela. Dix ou douze mille louis ou même davantage sont une bagatelle pour moi. Réfléchissons tous deux. Je donne mercredi soir un petit bal pour la fête de ma fille. J’ai l’honneur de vous y inviter, et Mme la baronne fait de même.


Il offrit son bras à sa femme qui le prit.


– On dansera? demanda M. Lecoq ironiquement.


– On dansera, répliqua le banquier, qui salua.


La baronne dit tout haut en passant le seuil:


– J’aurai à vous parler demain, monsieur Lecoq.


À son tour Lecoq s’inclina, mais en silence.


Quand il fut seul, il plongea ses mains dans les poches de sa robe de chambre et resta pensif, debout au milieu de la chambre. Un battant qui grinçait en roulant sur ses gonds, lui fit lever les yeux. Il vit Trois-Pattes, pelotonné devant sa table et tenant encore sa plume à la main. La lumière de la lampe éclairait d’aplomb l’étrange visage de l’estropié. Un instant, M. Lecoq le regarda sans parler, Trois-Pattes souriait.


– Pourquoi ris-tu, toi? lui demanda rudement Lecoq.


– Parce que c’est drôle, répliqua l’estropié.


Puis, après un autre silence, il reprit:


– Ce Michel Maynotte était donc innocent, là-bas!


Lecoq haussa les épaules et se mit à marcher dans la chambre. Au deuxième ou troisième tour, il s’arrêta devant Trois-Pattes qui le regardait toujours.


– Toi, grommela Lecoq, sans M. Bruneau, je t’étranglerais!


– Ce ne serait pas bien difficile, répondit l’estropié.


– Il y a des moments où tu me fais peur, poursuivit M. Lecoq en se parlant à lui-même. Mais je sais que ce Bruneau est André Maynotte, je le sais!


– C’est moi qui vous l’ai dit, patron…


L’œil de Lecoq, défiant et dur, était braqué sur lui.


– Elle est fièrement belle, cette baronne Schwartz! dit l’estropié, dont les yeux eurent une étincelle.


– Je suis fou! gronda Lecoq, qui tourna le dos pour reprendre sa promenade.


– Est-ce que je ressemble de près ou de loin à cet André Maynotte? demanda Trois-Pattes.


– Pourquoi? fit Lecoq qui s’arrêta court.


– Parce qu’elle a gardé des idées pour lui, repartit l’estropié avec une sorte de puéril cynisme, et qu’alors, si je lui ressemblais…


– Je suis fou! répéta Lecoq. Tu sais, ajouta-t-il, que je les ai roulés de pied en cap! Il a voulu se garder à carreau pour le cas où je le dénoncerais à la préfecture; mais, à l’heure qu’il est, son départ est décidé.


– Mais ce bal…


– C’est ce bal qui le trahit. Le truc est usé. Mercredi, les provisions seront faites; j’évalue à quatre ou cinq millions ce qu’il aura pu rassembler.


– En bank-notes, s’il va en Angleterre.


– Pas la queue d’une bank-note! cela donnerait l’éveil. Il prendra de beaux et bons billets de banque, comme s’il s’agissait d’une échéance extraordinaire. Je le connais: il est adroit pour les petites choses.


– Et sa femme?


– Sa femme en vaut dix comme lui. Je te charge de Bruneau; entends bien ceci; il y a un obstacle entre Bruneau et la baronne; je le connais puisque je l’ai élevé. S’il tombait, et un mot de la baronne le ferait tomber, gare dessous! Veille au grain, monsieur Mathieu, car tu as le bon poste, et si tu t’endormais dans ta guérite, tu ne t’éveillerais pas!


– Je ne dors jamais que d’un œil, patron.


M. Lecoq le regarda encore. Il n’y avait rien sur ce visage pétrifié. M. Lecoq passa le seuil du «corps de garde» et lut le papier par-dessus l’épaule de Trois-Pattes.


– Vingt lignes! grommela-t-il, et tout y est! Signe. Il faut que M. et Mme Schwartz sachent demain qu’il y avait près d’eux un témoin et un greffier.


Sans hésiter, Trois-Pattes signa son nom de Mathieu et parapha.


– Dans la maison Schwartz, dit-il non sans fatuité, on connaît ma signature.


– Lis ceci, ordonna M. Lecoq en lui mettant dans la main le travail de Piquepuce.


– Tiens! tiens! fit l’estropié. Alors, tout ce que vous avez fait, c’est pour enfler la caisse avant que de la vider?


M. Lecoq répondit par un signe de tête souriant.


– Bien mignon, ce tour-là! murmura Trois-Pattes. Mais à quoi serviront les faux billets?


M. Lecoq avait l’orgueil de l’auteur applaudi.


– Tu verras, dit-il. C’est le plus beau! Il se frotta les mains et reprit:


– Nous aurons besoin d’acteurs et de comparses. Tu auras demain la distribution des rôles, et tu choisiras ton monde à l’estaminet de L’Épi-Scié.


– Entendu, patron.


– Tu as en outre le tirage des billets: quatre millions, au moins.


– Entendu.


– Et M. Bruneau… surtout M. Bruneau!


– Celui-là, patron, dit Trois-Pattes bonnement, je vous promets de ne le pas plus quitter que mon ombre.

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