Troisième partie La forêt de Paris

I Traité des origines et le chemin des Amoureux

Chaque chose, grande ou petite, garde le cachet de son origine. Le feu lui-même sourit dans le foyer heureux où flambe le bois qui coûte cher, le feu se renfrogne et brûle rouge dans la grille économique bourrée de coke, le feu languit sans lumière ni chaleur dans l’âtre où la tourbe des pauvres se consume lentement sous la cendre.


Le bois vient des forêts splendides, le coke fut extrait d’une cave, la tourbe sort d’un cloaque.


Londres fut bâti dans un triste marécage; Paris s’élança au sein merveilleux d’une forêt: Londres brûle noir, Paris flambe et pétille.


On ne bâtira plus aucun Paris dans l’ancien monde. Paris est le dernier mot de nos civilisations. Mais des prophètes de malheur ont entrevu des présages sombres et je ne sais quel fantôme de forêt revenant à pas de loup, après des siècles, pour reconquérir son antique domaine. Des chênes crevant la voûte de Notre-Dame, des chênes faisant aux ruines du Louvre une autre colonnade. Alors, quelque satrape des barbaries parvenues, envoyé pour tâter le pouls chétif de cette vieille Europe à l’agonie, s’étonnera de trouver le squelette de l’éléphant Kiouni, mort au Jardin des Plantes, pendant que l’historiographe de l’expédition comptera les piliers tronqués de la Bourse. Deux livres naîtront de là, dont l’un prouvera que la race disparue des éléphants était originaire des contrées Mouffetard, et l’autre qu’au temps lointain où florissait la France il existait déjà une religion… On bâtira Paris ailleurs, et ce sera le suprême caprice de l’histoire.


Tout exigu qu’il est de nos jours, et si mince que, du haut des buttes Montmartre, un regard myope l’enveloppe aisément, Paris peut passer pour une jolie ville. Il le sait. Le Parisien est fier de lui-même comme l’Esquimau et le Samoyède s’enorgueillissent de leur rang dans l’échelle des peuples. Il soudoie un grand nombre d’écrivains, chargés sans cesse de lui dire qu’il a seul de l’esprit, de l’honneur et de la beauté. Il est reconnu qu’à Paris, tout homme tenant une plume peut gagner aisément sa vie en écrivant chaque matin cette phrase: «Les Parisiennes sont les plus élégantes du globe»; à Londres, il est vrai, on dit cela des Anglaises. À Berlin des Prussiennes, à La Haye des Hollandaises. Je connais assez la littérature courante du Céleste Empire pour affirmer qu’à Pékin, les mandarins ne lisent point les livres qui omettent de célébrer l’infirmité de leurs pieds. Paris, à cet égard, est partout.


Mais, partout n’est pas Paris. Tous les pays de l’univers viennent chercher Paris. Les autres capitales se vantent: Paris ne fait que se rendre justice. Il est Paris, il s’amuse de tout et tout s’amuse chez lui. L’air de Paris contient le gaz gaudriolique en dissolution, et déjà, du temps de la forêt, on y devait rire.


Non, ce ne fut point chez nous, dans la futaie Saint-Honoré ou dans les taillis d’Antin, que se passèrent les funestes tragédies qu’on chante ou qu’on déclame. La vestale parisienne eut une moins ennuyeuse histoire, et au coin de ces bocages, où devait s’élever le théâtre du vaudeville, en face de la maison des agents de change, tout, jusqu’aux sacrifices humains, avait, certes, une bonne odeur de gaieté. On exécute encore les gens dans l’un et l’autre de ces sanctuaires: pleure-t-on pour cela?


César y rencontre peut-être le premier ange du paradis des femmes. La première biche… voyez combien profondément on est resté forêt! une ville qui serait guéret, grève ou prairie, aurait trouvé un autre mot pour désigner cette intolérable et souriante rougeole qui la démange. Les biches ne sont qu’à Paris; on les y vient chercher du Midi et du Nord, de l’Orient et de l’Occident; elles se reproduisent là, sans culture et sans soins, providentiellement, comme les truffes en Périgord, comme les marrons à Lyon, comme la sardine sur nos côtes de l’Ouest. C’est la richesse de la contrée. Les sociétés d’acclimatation ont essayé de les transplanter en divers pays; impossible!


Quant aux cerfs… Molière est mort et la langue n’en peut plus; convenez cependant que ces rudes plaisanteries, si chères à nos aïeux, criaient à plein gosier leur origine sylvestre. Les boulevards, il est vrai, vont et viennent, faisant de notre forêt le plus merveilleux pays de chasse qui soit au monde. Chasseurs et gibiers s’y courent mutuellement sous la loyale lumière du gaz. Mais il y a encore, il y aura toujours des halliers, des ravins et des cavernes pour les pauvres gens qui ont des raisons légitimes de n’aimer point le grand jour. Il faut, dit le proverbe, que tout le monde vive.


Il y avait, en 1842, une ruelle commençant au faubourg Saint-Martin et courant tortueusement, à travers une sorte de banlieue, vers l’angle de la rue de Ménilmontant: plus d’un kilomètre; la partie du boulevard qui s’ouvre maintenant pour laisser voir la blanche rotonde du cirque s’appelait alors La Galiote; c’était une succursale des barrières. À partir de ce point jusqu’à la place de la Bastille, le boulevard, bordé d’un seul côté par des échoppes, alignait, de l’autre, une étroite promenade humide, dominant la rue Amelot. Les messageries aquatiques et terrestres qui avaient baptisé La Galiote n’existaient plus, mais, par souvenir, l’entreprise des bateaux-poste de l’Ourcq avait là un petit bureau à la devanture duquel on voyait le portrait de L’Aigle de Meaux n° 2, traîné par un prodigieux attelage. Les maisons voisines étaient des guinguettes, et sur le terre-plein quelques baraques de saltimbanques s’élevaient.


À la place même où est l’entrée du cirque, et derrière les bâtiments de La Galiote, était l’embouchure étranglée de cette ruelle qui rejoignait, après d’innombrables détours, la rue du Faubourg-Saint-Martin. Cette ruelle avait mauvaise réputation; on la nommait dans le quartier: le chemin des Amoureux.


L’entrée sombre et masquée par une porte de chantier sans battants avait, la nuit, une lanterne jaunâtre où se lisait l’enseigne du café-estaminet de L’Épi-Scié avec cette mention, tracée en caractères provocants: On joue la poule. Au-dessus de la lanterne, on pouvait admirer, le jour, un tableau qui, ajoutant le rébus au calembour, montrait un gigantesque épi scié par une faucille colossale et rectifiait ainsi l’orthographe de la chose: au café-estaminet de L’Épicier.


Sur une longueur de cinquante à soixante pas, la ruelle, fangeuse et bordée de masures impossibles, s’enfonçait parallèlement à la rue de Ménilmontant. Elle rencontrait là le café-estaminet, monument d’une entière laideur, mais assez considérable et qui avait dû être usine autrefois. La ruelle le contournait et, lui servant deux fois d’avenue, au midi et à l’ouest, poursuivait sa course, perpendiculaire à elle-même, vers la rue de Crussol. Elle coupait la rue de Crussol, puis le passage des Deux-Boules, et s’engageait entre les chantiers occupant l’emplacement de l’ancien prieuré de Malte. Un instant, elle s’appelait ici la rue du Haut-Moulin, puis, côtoyant le premier cirque, bâti par les frères Franconi, faubourg du Temple, n° 16, elle franchissait cette grande voie pour entrer dans un passage borgne, non loin du restaurant Passoir.


Dès lors, l’aspect changeait. Le chemin des Amoureux méritait presque son nom. Il longeait d’un côté des maisons tristes comme les villas en forme de tombe qui égayent certains environs de Paris, et toutes bâties en contre-haut; de l’autre, une haie, une véritable haie de sureaux malades, soutenus par des piquets vermoulus. La haie défendait des terrains vagues où il y avait des chèvres, des chardons ou des choux. Les amoureux y venaient. Ils avaient la tournure qu’il fallait pour animer et compléter le paysage.


Au mois de janvier 1833, un amoureux, le bijoutier Lassusse, jeune homme de vingt-deux ans, maladif et contrefait, fut assassiné à coups de barre de fer et enterré de l’autre côté de la haie, non loin de l’entrepôt actuel de la douane. Sa fiancée demeurait rue Fontaine-au-Roi, et il regagnait son domicile, situé passage de l’Industrie, quand le meurtre eut lieu – à quatre heures du soir! Le chemin des Amoureux, bizarrement calibré, avait en son parcours de très variables largeurs. La plupart du temps, deux hommes y marchaient difficilement de front, et plusieurs de ses défilés eussent pu être défendus mieux que les Thermopyles. Il était cependant carrossable en deux endroits: aux environs de la rue de Lancry et dans la partie qui, sous le nom de la rue du Haut-Moulin, remontait du faubourg du Temple aux chantiers de Malte.


Dans la nuit du mardi au mercredi, c’est-à-dire un peu plus de quarante-huit heures après cette soirée du dimanche dont nous avons raconté l’histoire, un coupé fermé stationnait à l’entrée de la ruelle, à vingt-cinq pas environ du faubourg vers lequel la tête du cheval restait tournée. Il pouvait être quatre heures du matin. Le cocher, enveloppé dans son manteau, dormait.


Ce coupé mérite l’attention, non pas seulement à cause du lieu et de l’heure.


Il était arrivé depuis vingt minutes. Une femme en était descendue, ordonnant au cocher de tourner son cheval et de l’attendre. Elle semblait jeune sous son voile. Sa mise était d’une élégante simplicité. Elle avait pris la ruelle à pied et avait disparu au tournant voisin.


Quelques secondes auparavant, à l’instant où le coupé sortait du faubourg pour entrer dans la ruelle, un homme, qui n’était pas un valet de pied, avait sauté lestement du siège de derrière sur le pavé.


Cet homme, depuis lors, caché à l’angle de la ruelle, semblait guetter le cocher. Celui-ci s’étant arrangé pour sommeiller, car le voisinage d’une grande voie de communication éloignait de lui toute crainte, l’autre s’approcha du coupé avec précaution, ouvrit sans bruit la portière et fit usage d’une extrême adresse pour se glisser à l’intérieur sans produire aucun choc. Une fois maître de la place, il referma doucement la portière. Tout redevint silencieux et immobile.


Vers ce même instant, à l’extrémité opposée de la ruelle, une lueur rougeâtre brillait, malgré l’heure nocturne, à la fenêtre d’une pauvre forge, voisine de ce fameux estaminet de L’Épi-Scié, qui ne dormait pas non plus, car ses contrevents clos laissaient sourdre des murmures confus, dominés par le bruit sec et direct des deux billes qui se choquent sur le tapis où l’on joue la poule. La porte de la forge s’ouvrit; un couple sortit, qui s’éclaira un instant aux lueurs venant de la croisée. Nous eussions reconnu du premier coup d’œil la pâle beauté d’Edmée Leber et cette figure de bronze, M. Bruneau, le marchand d’habits de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. M. Bruneau dit:


– Ma fille, nous allons nous séparer ici.


Il lui remit en même temps un objet assez volumineux, qui sonnait le métal sous l’étoffe qui l’enveloppait.


– Avant la fin de la journée, reprit-il, ceci vous sera acheté si vous consentez à le vendre. Si vous refusez de le vendre, il vous sera volé.


– Et qu’ai-je à faire? demanda la jeune fille.


– Rien… attendre. Le piège est tendu désormais, le loup s’y prendra.


– Il n’y a aucun danger pour ma pauvre bonne mère? demanda encore Edmée.


– Aucun, répondit M. Bruneau.


Il l’attira contre lui, achevant avec une grave émotion:


– Vous serez la femme de Michel, et la mémoire de votre père sera vengée.


Il la quitta, dirigeant son pas calme et solide vers le faubourg du Temple. Edmée le suivit un instant des yeux, puis elle longea l’estaminet pour gagner La Galiote et le boulevard. Le monde de pensées qui était dans son cerveau la sauvait de la frayeur.


Cependant la jeune femme du coupé et M. Bruneau devaient se rencontrer.


C’était un rendez-vous. À la hauteur du passage des Deux-Boules, ils se trouvèrent face à face. La jeune femme souleva son voile et M. Bruneau lui mit un baiser sur le front. Le réverbère éclaira le visage charmant, mais pâle, de la comtesse Corona.

II La comtesse Corona

C’est le mystère de cette histoire: mystère pour le lecteur, mystère aussi pour l’écrivain, car celui-ci n’a rien inventé. Étonné un jour au récit de ces aventures inachevées, il a traduit ses étonnements dans le drame.


Les événements viennent comme ils peuvent, c’est-à-dire comme ils vinrent. Je ne sais rien, pour ma part, de si attrayant que les choses incomplètes, et sans comparer ce pauvre procès-verbal à la Vénus de Milo, ce pur chef-d’œuvre, je risque cette opinion que la Vénus de Milo, entière, eût éprouvé quelque déchet sur la vogue universelle dont elle jouit.


Pour chaque chose créée, il est avantageux d’avoir un coin ou un vide que puisse achever le rêve de chacun. Le poète, le peintre ou le sculpteur se concilient ainsi la collaboration commune. Je suppose que ce livre soit pris en statue, statue d’argile, pétrie à la diable par le premier venu; le bout qui manque, la mutilation, le mystère, c’est la comtesse Corona.


Les autres personnages apparaissent suffisamment distincts. Le colonel lui-même, l’Habit-Noir, n’a pas sur son visage, mort ou vivant, un voile plus épais que les romanesques conventions ne le permettent. On le voit glisser dans l’ombre des maquis ou mener sa barque corsaire dans les eaux de Londres et de Paris; on le voit, on le devine du moins. Il a d’autres allures que les modèles connus, mais Fra Diavolo, devenu vieux, peut bien craindre le rhume et s’habiller de flanelle. M. Bruneau sera expliqué, Trois-Pattes aussi, tous deux abondamment. Ils sont le torse même de la poupée, et notre faible pour la mutilation ne peut aller jusqu’à supprimer le corps de l’action pour en servir seulement les abattis.


Mais la comtesse Corona, cette fillette de Sartène, avec ses grands cheveux ébouriffés autour d’un maigre visage et ses yeux énormes sous la ligne nette et fine de ses sourcils noirs; Fanchette, la petite sauvage qui porta la première parole de Julie à André, au péril de sa vie; Fanchette, le dernier amour du bandit ossifié et déjà défunt; Fanchette, l’ennemie de Toulonnais-l’Amitié, que nous vîmes un jour opérer ce miracle enfantin: la résurrection d’André Maynotte…


Qu’était-elle? D’où venait cet attrait instinctif et profond pour André, attrait né avec elle-même en quelque sorte et qui n’empêchait point une passion tout autre de lui emplir, de lui briser le cœur? Que faisait-elle à Paris, enveloppée par la criminelle association dont ses souillures semblaient ne la point atteindre? Quel rôle jouait-elle? Était-elle un agent du mal, sans le savoir? Neutralisait-elle, au contraire, dans la mesure de ses forces, le pouvoir occulte qui l’entourait?…


Parfois, ces filles aux ardeurs méridionales ont en elles une réponse aux questions les plus diverses. Leur sang bout; il y a du feu dans leurs veines.


L’histoire ne dit pas cela. Elle est plus éloignée encore de le nier. L’histoire montre une étrange, une belle créature qui passe, comme je laisse passer la princesse Corona dans ces pages. La femme légitime d’un bandit, du plus abandonné de tous les bandits, convives de cette ténébreuse Table ronde, le plus vicieux, le plus misérable, parce qu’il était tombé de plus haut; la comtesse était cela. Pourquoi? Comment cette fillette hardie et presque héroïque avait-elle donné sa main au valet de Toulonnais-l’Amitié qu’elle mettait si audacieusement sous ses pieds? À l’époque où notre petite Fanchette devint une admirable femme, le comte Corona était jeune encore et très beau. Il ne reculait devant rien. Et M. Lecoq avait plus d’un talent.


Il y eut un système de perdition, organisé savamment. Fanchette n’avait ni famille ni conseils. Quand elle retrouva le seul homme vers qui son cœur d’enfant se fût élancé avec force, elle était la comtesse Corona.


Plus tard, on jouait chez elle, et Michel, adolescent… mais que nous importe? Le hasard a ses lamentables victimes. Laissons un lambeau de voile à cette fière et mélancolique beauté.


C’était une nuit d’équinoxe, chaude mais tourmentée. De grands nuages rapides passaient sur la lune qui allait élargissant à l’horizon son disque, entamé par le déclin. L’aube n’était pas loin, et cependant l’obscurité devenait de plus en plus complète.


La partie du chemin des Amoureux, classée sous le nom de rue du Haut-Moulin, avait deux ou trois lanternes, mais toute lumière cessait au bout d’une cinquantaine de pas, et la ruelle sombre courait alors en zigzag entre les chantiers. Ce fut de ce côté que M. Bruneau et la comtesse Corona se dirigèrent. La ruelle était déserte comme les rues environnantes. À cette heure qui précède immédiatement son réveil, Paris est une silencieuse solitude.


M. Bruneau et la comtesse Corona marchèrent un instant côte à côte sans se parler; dans l’ombre épaisse où ils allaient s’enfonçant, la robuste taille du Normand perdait son apparence pacifique et lourde pour prendre une hardiesse cavalière. Sa tête se portait haut et sa poitrine semblait élargie.


– Vous êtes jeune, dit, le premier, Bruneau. La France n’a rien qui puisse vous retenir. Le monde est grand.


– J’ai songé à cela, répliqua la comtesse avec une tristesse si morne que son compagnon eut froid dans le cœur.


– Nous trouverons bien un endroit où vous serez heureuse, dit-il pourtant.


– Heureuse! répéta-t-elle.


M. Bruneau, qui lui tendait la main, y sentit tomber une larme… Elle dit:


– Je n’ai plus la force de vivre et j’ai peur de mourir.


Ses deux mains froides étaient dans celles de M. Bruneau. Elle reprit d’un accent étrange:


– André Maynotte, l’heure qui approche, et qui va vous venger, vous donne-t-elle beaucoup de joie?


– Voilà bien des années que je l’attends, murmura son compagnon, dont la tête, malgré lui, s’inclina.


– Vous êtes triste, dit-elle encore. Je comprends cela. Votre amour est plus fort que votre haine.


Puis, avec une soudaine explosion de pleurs:


– Je ne sais même pas si j’ai eu jamais la pureté des enfants. Le démon habitait ce grand château dont le souvenir me poursuit. Je doute de mon père et je doute de cette pauvre femme que je vois toujours agenouillée: ma mère. Ils étaient là-dedans. Ils sont morts là-dedans. Je ne peux pas songer à mes premiers jeux sans que la perversité même se dresse devant moi sous les traits de Toulonnais. Et ce vieillard qui m’aimait, le seul peut-être qui m’ait aimée, mon aïeul… Puis-je me réfugier dans son souvenir?


– Rien n’entame le diamant, dit André Maynotte qui l’attira contre sa poitrine en un baiser paternel. Vous avez gardé votre cœur, Fanchette.


Elle se dégagea d’un brusque mouvement et son rire sec éclata dans la nuit.


– Mon cœur! fit-elle avec une amertume profonde. Ma plaie où tous ont retourné le couteau! ceux que je déteste et ceux que j’aime! Vous allez vous venger, vous, André; moi, je n’ai même pas la vengeance. Vous avez été deux fois mon malheur et je donnerais tout mon sang pour vous!… Est-ce que je puis les haïr, s’interrompit-elle, ces deux femmes, mes rivales? Car j’ai été vaincue deux fois, près du père, près du fils… et c’est justice! Quel bonheur puis-je donner, moi qui suis le malheur? Je ne peux pas les haïr, puisque vous les aimez. Je suis ainsi: j’ai la dévotion et le dévouement du bandit. Je ressemble aux assassins de mon pays qui font l’aumône!


– C’est vrai, dit André gravement, vous m’avez fait l’aumône, madame.


Elle lui jeta ses deux bras autour du cou et s’y tint suspendue.


– Je ne vous reproche rien! s’écria-t-elle. Je suis à vous, c’était ma destinée. Mon âme d’enfant s’élança vers vous. Je fus jalouse de Giovanna dès le premier jour. Et qu’elle était belle dans ses larmes! Mais l’amour eût fait de moi un bon cœur, André, je le jure. Si vous saviez quels sont mes rêves quand je me demande ce qui se peut donner à l’homme adoré!


«Laissez-moi dire! Qui sait si vous m’écouterez deux fois désormais? Il semble que je souffrirai moins quand j’aurai confessé ma souffrance. J’ignorais qu’il était votre fils, mais je vous aimais en lui. C’est la vérité! je vous reconnus. Pourquoi m’envoyâtes-vous à cette mort, André? N’avais-je pas assez d’un martyre? C’était vous plus jeune, plus beau et libre…


«Car il ne l’aimait peut-être pas encore, cette jeune fille. C’est elle qui a forcé son amour par la puissance même du sien. Je ne la hais pas: elle a ce que je ne puis donner à mon Michel… Mon Michel! ma folie! pourquoi m’avez-vous jetée en proie à ce lion, plus timide et plus doux qu’un agneau? Il vous fallait un œil ouvert sur lui! charge-t-on le salpêtre de surveiller la flamme? Je l’aimai mille fois plus que vous… Non! mais autrement, plus ardemment, plus follement, avec mon âge brûlant, avec ma triste science; je l’entourai de séduction; je tombai jusqu’à ce point d’être un jour la complice de Lecoq qui, lui aussi, l’entraînait vers l’abîme. Je me disais: je serai sur le bord et je le sauverai… ou bien il m’entraînera!


Elle tremblait dans les bras d’André, qui déposa un froid baiser sur son front. Au contact de ces lèvres glacées, elle se dégagea d’un effort violent.


– Vous ne me maudissez pas, dit-elle, blessée dans la misère de son cœur, parce que vous me savez dédaignée. Il ne faut pas me braver. André! en Corse, les femmes poignardent.


Ils arrivaient au coin de la rue de Crussol. La lueur d’un lointain réverbère éclairait vaguement les traits bouleversés de la comtesse. André la regardait avec admiration, car elle était ainsi merveilleusement belle.


– Dieu vous a fait une famille, madame, dit-il. Je suis votre père, et il est votre frère.


Elle eut presque un sourire.


– Ma mère et ma sœur! murmura-t-elle doucement. Elles ont aussi bien souffert toutes les deux! Je n’avais pas encore eu ce rêve.


Quelques pas plus loin, ils aperçurent la basse façade du café-estaminet de L’Épi-Scié qui barrait la ruelle.


– Vous sortiez de là? demanda Fanchette.


– Non, répondit-il. Dans quelques heures, j’y entrerai.


– Vous! fit-elle, comme si elle eût parlé de profanation, vous, parmi ces hommes!


Puis, tournant le dos et reprenant sa marche en sens contraire, elle poursuivit:


– Mais vos minutes sont précieuses. André, et ce n’est pas pour vous parler de moi que je suis venue. Il y a eu explication entre le baron Schwartz et sa femme.


– Ah! fit André Maynotte, qui devint plus attentif.


– Le départ est fixé à demain jeudi.


– Le bal aura lieu ce soir?


– Le bal sera splendide. On veut tromper Lecoq.


– Ils sont d’accord tous deux?


– La baronne commande. Elle impose son fils.


– Sera-t-il du voyage?


– Il y aura deux camps. Le baron part au petit jour, avec ses valeurs, en poste. La famille prend le chemin de fer. Blanche sait qu’elle a un frère.


– M. Schwartz a donc de sérieux motifs de craindre? pensa tout haut André.


La comtesse ne répondit point; mais, l’instant d’après, elle dit:


– Le colonel a dû le compromettre de façon ou d’autre. Depuis dix-sept ans, il élevait ces millions-là à la brochette. Le baron sait d’ailleurs ce dont Lecoq est capable.


– Je vous demande, reprit André, précisant sa question, si M. Schwartz, selon vous, fut complice à un moment, à un degré quelconque, du colonel ou de Lecoq. J’ai grand intérêt à savoir cela.


– Votre jugement est porté, répliqua la comtesse, mais je répondrai puisque vous le voulez. Pour le passé, il n’y a rien au-delà des mille francs reçus, et quand M. Schwartz reçut ces mille francs, il ignorait le crime. Pour le présent, le colonel en était arrivé à prendre au sérieux le prétendu fils de Louis XVII, le duc, qui fait partie des Douze; il le disait, du moins. M. Schwartz n’a pas refusé de donner sa fille à un prince. Les hommes comme lui sont romanesques à leur manière. Leur vie a été un songe d’or; ils croient au merveilleux. Le sourire d’André exprima un contentement mélangé de dédain.


– Et Blanche? interrogea-t-il encore.


– Blanche aime son cousin Maurice; vous savez cela mieux que moi.


– Amour d’enfant!


– Elle est la fille de sa mère. Elle ne croyait pas plus que les autres au mariage Lecoq. Elle a une moitié de son sang qui est corse.


– Et, demanda encore André, il n’est pas question d’Edmée dans tout cela?


La tête de la comtesse se pencha sur sa poitrine.


– Est-elle donc de beaucoup plus belle que moi? murmura-t-elle. Puis, faisant un effort et relevant son noble front:


– Je ne la hais pas! Je l’aurais tuée s’il eût hésité entre nous deux. Il n’a pas hésité: que mon sort s’accomplisse! Celle-là sera heureuse; elle a pleuré sa dernière larme. La voiture de Mme Schwartz ira la chercher pour la ramener au bal.


– Ah! fit pour la seconde fois André, les choses ont marché… Il réfléchissait, et le sujet de sa réflexion se trahit ainsi:


– M. Lecoq sait-il cela?


– Il sait tout, repartit la comtesse. Avec lui, ne croyez jamais avoir gagné sur table.


– Je tiens mon jeu! dit l’autre non sans orgueil. La caisse Schwartz a-t-elle pu réaliser en si peu de temps?


– Sans difficulté aucune. Ces gens-là sont les rois de la place.


– A-t-on pris du papier sur Londres?


– Pas un shilling. Tout billets de banque.


– Ce Lecoq avait raison! murmura André.


– Je ne sais pas en quoi, dit la comtesse, mais si c’est comme devin, il a toujours raison.


André sourit encore. Ils allaient dans la partie de la ruelle qui bordait les chantiers. La comtesse mit son bras sous celui d’André et le pressa doucement.


– Je suis bien malheureuse, reprit-elle de sa pauvre voix qui tremblait, bien lasse et bien bourrelée. Tant que je suis avec vous, André, tant que je le vois, lui pour qui je donnerais ma part des joies éternelles, je ne peux pas chercher le repos dans la religion. La religion repousse celles qui ne veulent point se repentir. Et pourtant je n’ai pas d’autre refuge, André; il me faut le silence, la solitude, la mort…


Elle frissonna en prononçant ce mot.


– Si j’allais mourir comme lui, sans confession! fit-elle avec horreur.


Puis, suivant le caprice de sa pensée, elle lâcha le bras d’André pour entrouvrir vivement les revers de sa robe, sous lesquels elle prit un cordon.


– Voilà pourquoi ils veulent me tuer! dit-elle, tandis que ses dents se choquaient.


– Vous tuer, Fanchette! répéta son compagnon.


Elle se haussa sur la pointe des pieds, et lui passa autour du cou le cordon qu’elle tenait à la main.


– Avec cela, murmura-t-elle non sans une certaine emphase, si j’avais du courage et de l’espoir, je pourrais me défendre, car toute la ténébreuse association que vous combattez obéit à ce signe.


– C’est le scapulaire! s’écria André vivement.


– C’est le scapulaire de la Merci! dit la comtesse avec lenteur, le souverain secret des Habits Noirs et la marque du commandement dans les Camorres.


Il faisait trop sombre pour voir, les doigts d’André palpèrent curieusement les deux carrés d’étoffe attachés au cordon, et dont chacun contenait un objet dur.


– Avez-vous décousu l’étoffe pour connaître le secret? demanda André.


– Hier encore, je voulais lutter, répliqua-t-elle. Je me disais: on se fait aimer parfois à force d’or et de puissance. Je rêvais talismans, enchantements, féeries. Tantôt ma baguette imaginaire brisait celle dont le bonheur me fait si misérable, tantôt je l’épargnais pour avoir un triomphe plus complet. Je la voulais témoin à cette heure où Michel ramperait à mes genoux. Oui, j’ai décousu l’étoffe. Et je comprends qu’un meurtre ne leur coûterait rien pour ressaisir cet héritage.


– Voilà deux fois que vous parlez de meurtre, dit André, qui la rapprocha de lui avec une véritable sollicitude.


Elle garda un instant le silence, puis elle prononça ces deux mots, tout bas:


– Mon mari… Puis encore:


– Ils savent que j’ai eu la dernière parole du Père. Toulonnais-l’Amitié est maintenant le Maître: depuis dimanche, la main du comte Corona est sur moi.


– Je ne vous quitterai plus! s’écria André.


Elle lui tendit son beau front; ses yeux étaient pleins de larmes.


– Merci! balbutia-t-elle avec effort. Vous êtes bon, vous avez pitié de moi. Mais vos moments sont comptés et mes craintes sont folles. Je suis entourée d’amis dévoués; Battista, mon cocher, qui m’attend là-bas, m’a vue toute petite et se ferait tuer pour moi; les gens de ma maison m’aiment: j’ai fait de mon mieux pour être une bonne maîtresse. Ils me garderont bien pendant les quelques heures qui vous séparent encore du but de votre vie, André, et quand vous aurez atteint votre but, tout sera dit entre le monde et moi. Où vous reverrai-je?


– Ce soir, au bal de Mme la baronne Schwartz.


– Vous à ce bal! murmura la jeune femme étonnée.


– J’aurai besoin là de tous ceux qui m’aiment.


– À ce soir, donc. Ne venez pas plus loin, mais restez ici et veillez jusqu’à ce que je sois en sûreté dans ma voiture.


Par un mouvement rapide, elle porta la main d’André à ses lèvres et s’éloigna en courant.


Dans cette ombre, et à voir cette gracieuse jeune femme, fuyant d’un pas léger, vous eussiez dit la fin d’un rendez-vous d’amour. Entre le coude de la ruelle où André demeurait immobile, et le coin du faubourg, il n’y avait pas plus d’une cinquantaine de pas. André put entendre la portière s’ouvrir et voir la comtesse disparaître en jetant un ordre au cocher:


– À l’hôtel!


Aucun mouvement suspect ne donna raison pour lui aux craintes de la jeune femme. La voiture partit au grand trot. À cet instant seulement, André crut ouïr un cri étouffé parmi le bruit des roues.


Il pressa le pas, le cœur serré dans une vague inquiétude. Quand il sortit de la ruelle, le coupé, lancé au galop, atteignait déjà les boulevards.


André continua sa course jusqu’au boulevard. On n’apercevait plus le coupé dont le roulement sourd s’entendait encore au lointain de la nuit. André s’arrêta sous une lanterne et trancha, à l’aide de son couteau, les fils qui cousaient les deux carrés d’étoffe formant le scapulaire.

III Découverte de la vaccine

Ce fut l’Anglais Ed. Jenner qui dota le monde de ce curieux et homéopathique préservatif. Le Parlement lui décerna une récompense nationale de vingt mille livres sterling, et ce n’était pas trop cher racheter, au prix d’un demi-million de francs, la vie de tant d’hommes et la beauté de tant de femmes.


Pour la même découverte, Échalot, inventeur, et Similor, son collègue, n’eurent droit rigoureusement qu’à trois francs cinquante centimes. Avec cela on ne peut pas s’assurer un avenir.


Trahis sans cesse par la fortune ennemie et ne pouvant arriver à commettre aucun de ces crimes qui procurent, au théâtre, aux gens adroits et dissimulés, des richesses immenses et le respect mal placé de leur quartier, ces deux braves garçons se creusaient incessamment la cervelle: Similor dans un but d’ambition égoïste, Échalot pour Similor et surtout pour cette tendre créature, Saladin, dont il était la mère de lait. Un instant, l’espoir était entré dans leur cœur; l’espoir suivi de tout son cortège de beaux rêves. Ils avaient entrevu la possibilité de tuer la femme!


Les deux jeunes gens, leurs voisins, mordus par le théâtre à un autre point de vue, avaient eu la cruauté de rire de leurs modestes prétentions; car, croyez-le bien, Échalot et Similor n’auraient pas pris cher pour tuer la femme. Et cela leur eût coûté, parce qu’ils avaient l’âme sensible! Depuis lors, ils voyaient la vie en noir. Il faut se raisonner pour arriver à vouloir tuer la femme. Quand on a fait ce travail d’esprit et de cœur et que, la résolution une fois prise, vaillamment, sérieusement, à fond, la femme manque, le vide de l’existence apparaît tout à coup; on voit, à n’en pas pouvoir douter, que la vie est un monstrueux tas d’illusions, et qu’il n’y a rien de vrai ici-bas, sinon la misère.


Tel était le cas d’Échalot et de Similor. Ils avaient passé la nuit du dimanche au lundi à dormir un sommeil fiévreux, plein d’aspirations impossibles: Similor se vautrant avec l’emportement de sa riche nature au sein des orgies les plus touffues, Échalot rangeant un petit ménage imaginaire et plaçant à la caisse d’épargne le prix du carnage, accompli dans des conditions respectables. Pour l’un, c’était la barrière, ce vineux paradis des bouteilles cassées, des femmes débraillées, la «danse des salons», les rivaux boxés, l’odeur enivrante de la cuisine, la fumée des pipes: le tremblement, quoi! Il ne voyait là-dedans que lui seul. Rien pour l’ami fidèle, rien pour l’innocent rejeton. Ces viveurs sont ainsi.


Pour l’autre, c’était le chez-soi, des draps dans le berceau, deux litres flanquant sur la table un plat copieux de petit salé, un peu de feu dans un bon poêle, deux onces de caporal au fond d’un pot et une pincée de pièces blanches dans le gousset: Similor heureux, Saladin endormi, ou souriant de toute la largeur de sa pauvre grande bouche, barbouillée de lait maigre. Voyez la différence qui peut exister entre deux organisations simples, formées à l’école du malheur!


Le point de départ était le même: la femme tuée; mais quel usage opposé Échalot et Similor faisaient de leurs légitimes bénéfices! Au réveil, Échalot revit la mansarde nue. Saladin criait dans sa bourriche. Similor, en rouvrant les yeux, constata qu’il n’y avait là ni bouteilles ni femmes. Ce sont d’amers instants.


La toilette de nos deux amis n’était pas généralement une opération compliquée. Similor avait de la coquetterie, mais cette vertu, chez lui, n’allait jamais jusqu’aux ablutions. Il démêlait ses cheveux à l’aide d’un atroce fragment de peigne et fatiguait ses loques à force de les brosser, voilà tout. Échalot, foncièrement propre, époussetait son tablier et raclait ses mains avec une vieille lame de couteau qui servait aussi à l’entretien de sa chaussure. On n’est pas maître de cela: l’eau fait horreur. Inutile d’ajouter qu’ils dormaient en grands costumes, sauf le chapeau gris et le chapeau de paille qui chômaient pendant la nuit.


– Allons! dit Similor avec un soupir profond, j’en ai fait de crânes songes!


– Mais ils fuient au réveil comme une vapeur légère! répliqua Échalot, doucement résigné.


– La coquine l’a encore échappé! gronda l’ancien maître à danser. Il s’agissait, bien entendu, de la femme à tuer. Échalot se mit sur ses jambes pour aller aux cris de Saladin.


– En voilà une qui a la vie dure! soupira-t-il. Do, do, l’enfant do!


– Allonge-lui une calotte! conseilla Similor.


– Allonge plutôt un sou pour lui acheter du lait, Amédée. Il n’est pas l’auteur que nous éprouvons des tortures.


Similor ne daigna pas répondre. Il essaya de se rendormir, mais son estomac faisait comme Saladin, il criait. De guerre lasse, il se leva à son tour et chercha dans les coins d’un œil sournois pour trouver quelques choses à vendre. C’était la centième fois qu’il opérait vainement pareille recherche. Il gronda et jura; Échalot essaya de le calmer par des paroles pleines d’aménité. C’était bien un ménage, cette bizarre association. Échalot était la mère, douce, résignée, active, gardant héroïquement la maison misérable; Similor était le père, bruyamment gai quand le ventre est plein, bourru, brutal, lugubre quand le foin manquait au râtelier. Il mit son chapeau gris de travers sur ses cheveux plats et dit:


– Je vas faire un tour aux queues, car il faut toujours que je me démanche, moi, pendant que tu te dorlotes avec le petit.


– C’est vrai que je la passe douce! murmura Échalot avec une petite pointe d’amertume.


L’ancien maître de danse haussa les épaules et se dirigea vers la porte en mordillant un bout de cigare.


– Amédée, dit Échalot, si tu trouves quelque chose aux queues, rapporte un sou de lait. Et viens embrasser Saladin, avant de partir, car le baiser d’un père est un baume pour son enfant!


Similor s’approcha de mauvaise grâce et mit ses lèvres barbues sur le front terreux de l’enfant qui hurla.


– Vilain oiseau! grommela-t-il.


Les larmes vinrent aux yeux d’Échalot, qui prit Saladin dans ses bras et le berça.


Faire un tour aux queues était une industrie.


Au temps où le boulevard du Crime florissait, le tour des queues commençait à la porte Saint-Martin et finissait au Petit-Lazari. Les rôdeurs allaient comme des fourmis, à la file, longeant toutes ces maisons dramatiques, et personne ne verra jamais procession plus piteuse! Tous les gens qui ramassent les bouts de cigare étaient là, les femelles de hurons, les enfants errants, les beaux de la fashion souterraine. Certains ont fait pendant dix ans cette célèbre tournée sans trouver un liard vaillant, mais des prédestinés sont tombés sur une pièce de cinquante centimes. On sait cela. C’est la légende. La chance peut venir. La place est bonne.


Échalot, resté seul, se mit à bercer Saladin qui avait appétit et ne se payait point de caresses. Il était dur comme une pierre, ce malheureux bambin, mais l’abstinence a des bornes. Saladin criait comme un enragé; des convulsions secouaient son petit corps étique. Tout ce qui lui restait de sang était à ses joues, et il faisait une grimace véritablement diabolique.


– Do, do, l’enfant do! disait Échalot avec son admirable patience. Il est beau, le petit à sa mémère! Papa va lui apporter du lolo. Dodo!


C’était précisément ce que voulait Saladin et tout de suite: du lolo… Combien de fois les vœux d’Échalot n’avaient-ils pas appelé ce miracle: un changement de sexe! Combien de fois ne s’était-il pas vu, entrouvant sa veste de pharmacien, pour donner le sein au petit! Dans les promenades, il regardait les nourrices avec envie. Et par une attendrissante association d’idées, il contemplait aussi les militaires avec plaisir, parce que ces braves sont l’amusement des nourrices.


– Do, do! l’enfant do! Papa Amédée a bon cœur, biribi, bibi, bibi, bibi, ah! mon ami chéri, carabi, oui!


Il élevait Saladin au-dessus de sa tête et le faisait redescendre vivement. C’était un joli jeu pour les enfants repus. Saladin, tout mièvre qu’il était, avait un creux solide. Il vociférait avec une abondance nouvelle, et les oreilles du triste Échalot tintaient. Il se fâcha.


– Petit filou, dit-il en le déposant par terre, je vas m’asseoir dessus toi, parole d’honneur! Ça m’énerve de t’entendre! Puisqu’on t’en fait le serment qu’on n’a rien dans les mains, rien dans les poches, tu vas taire ton bec!…


Saladin n’en hurlait que mieux.


– Eh bien! s’écria Échalot, tant pis si l’autorité me punit! Je vas me rabaisser jusqu’à demander l’aumône!


Il sortit en proie à une indicible émotion, car il avait le cœur haut, et la pensée de tendre la main l’humiliait jusqu’à la détresse. Heureusement, il n’eut pas besoin d’en arriver là. Le déjeuner d’une voisine était sur le pas d’une porte. Échalot le chipa. Mais l’orgueil du métier naissait en lui, et il se dit en regagnant sa tanière:


– Tout de même, on se fait la main! Je vas narrer la chose à Amédée. Comme quoi, poursuivit-il en abreuvant maître Saladin, qui se tut aussitôt que la nourriture eut touché son bec, puisqu’on est réduit à la ficelle, tu sauras t’en servir avec adresse, pas vrai, trésor? Avale-t-il! mais avale-t-il! Tu vas t’étrangler, farceur!


«Quoique ça, murmura-t-il, attristé tout à coup, la voisine n’est pas riche! Et je comptais élever mon Saladin dans les sentiers de l’honneur avec le poil à gratter. Mais bah! on rendra le sou de lait de la voisine sur la première affaire. Et l’enfant ne saura pas par quelles manigances on lui aura fait sa fortune, dont il jouira plus tard.


Il avait faim: néanmoins, il versa religieusement dans la bouteille le reste du repas de Saladin, qui dormait déjà comme un loir. Un bonheur ne vient jamais seul. La voix prétentieuse et fausse de Similor exécuta des roulades dans l’escalier. Un violent espoir serra le cœur d’Échalot.


– Ceux du quatrième lui ont peut-être reparlé pour la femme, pensa-t-il.


Similor entra et jeta sur la table une poignée de gros sous.


– À la queue? demanda Échalot ébloui.


– Si vous ne m’avions pas, dit Similor au lieu de répondre, la maison tomberait.


Les narines de l’ex-pharmacien se dilatèrent avec une soupçonneuse volupté.


– On a bu de l’eau-de-vie, Amédée, prononça-t-il.


– Eh bien! après?


– Il a été juré qu’on ne prendrait, rien soi seul.


– La paix, bibi! Pour faire des affaires, faut s’entretenir avec la personne, pas vrai?


– Oui, Amédée, dit la ménagère d’un ton radouci. Quelle personne?


– Pour s’entretenir avec la personne, on entre dans un café-estaminet, billard… Si c’est l’étranger qui offre…


– Tu es rond, parole sacrée! s’écria Échalot avec admiration et envie.


– Prends ton chapeau, nous saurons bientôt de quoi il retourne dans tous leurs mystères de fera-t-il jour demain? et autres. Je paye deux saucisses et l’arrosage.


– Merci, mon Dieu! murmura Échalot. Les jours heureux vont-ils enfin luire pour nous!


Similor approuva cette exclamation.


– Il y a un Être suprême pour le vulgaire, dit-il, ça ne fait pas de doute, mais celui qui a de l’atout sait se mettre au-dessus par son audace. L’honnêteté, c’est des bêtises; on s’y laisse pourrir toute sa vie dans le besoin. Si on n’avait pas eu la faiblesse de tenir à l’honneur dans le principe, je n’aurais pas manqué les diverses occasions et je pourrais chasser au loin l’indigence qui nous oppose de faire des affaires; car, si tu es pauvre, on aura l’injustice de te mépriser, dans l’ordre social; au contraire, si tu t’es procuré l’aisance par des infidélités, le quartier t’ôtera son chapeau. Est-ce vrai?


– C’est vrai! fit Échalot, qui pêchait sous le lit des petites loques impossibles à décrire.


– Conséquemment, reprit Similor, la société française est composée d’imbéciles et de finassiers qui savent tirer leur épingle du jeu avec adresse. Les premiers sont la dupe des autres, toujours gémissant sous l’oppression de l’hypocrite, qui a fait son beurre et qui dit: «C’est à moi!» Ça, c’est la loi, ouvrage de celui qui a bourré ses poches le premier. Alors, veux-tu rester dans l’opprobre de la gêne de ne jamais avoir de quoi te repasser aucun plaisir?


– Non, non, répliqua Échalot qui faisait un paquet de ses loques. On a déjà convenu qu’on dédaignerait les vains préjugés de l’honneur!


– Allume, alors! on profitera au moins de ses crimes. Qu’est-ce que tu veux faire de ces mouchoirs-là?


– C’est ma lessive, Amédée! je vas laver les affaires de Saladin dans le canal.


Il prit son paquet, il prit Saladin et la bouteille. L’idée de manger une saucisse entourait son front de rayons. Similor, nature plus mondaine, avait un peu honte du paquet et beaucoup de l’enfant. Dans sa pensée, l’innocente créature nuisait à ses succès auprès des dames.


Nous éprouvons une sorte de pudeur à peindre cette mâle famille circulant dans Paris: Échalot, chargé de son triple fardeau; Similor, toujours beau, toujours fier, lançant des œillades assassines à travers les devantures des magasins, et s’éloignant volontiers de son camarade pour faire croire qu’il était célibataire. Ils prirent place dans une gargote austère, devant une table de sapin, noire comme de l’encre, où reposaient une salade et un moutardier. Saladin, le paquet et la bouteille furent suspendus à la muraille à l’aide d’un clou, faisant office de patère. Une vieille femme, qui devait expier là de bien impardonnables forfaits, vint les servir avec défiance.


– La chose de notre avenir assuré dans la carrière du crime, dit Similor d’un ton d’affaires, te sera communiquée avec la manière de se servir du fera-t-il jour demain? et autres. C’est Piquepuce qui a régalé ce matin…


– Monsieur Piquepuce! s’écria Échalot émerveillé.


– Parle avec prudence. Ces machines-là n’ont pas coutume de s’égosiller à haute et intelligible voix.


– Pour ça, oui. Elle est fameuse, la saucisse!


– Passable… Prochainement on fera d’autres extra plus coûteux, mais pour revenir au mystère auquel nous allons coopérer, il n’est que pour mercredi.


– Qu’est-ce que c’est? demanda Échalot. Similor mit un doigt sur sa bouche.


– C’est donc encore deux grands jours à vivre de nos propres ressources, reprit-il. Je ne veux plus manquer de rien, toi non plus. C’est à nous de faire appel à notre astuce pour résoudre le problème. Avec vingt-cinq francs, penses-tu qu’on pourrait aller jusqu’à mercredi?


Échalot passa le revers de sa main sur ses lèvres. Quarante-huit heures d’opulence!


– Eh bien! acheva Similor, j’ai trouvé un truc: il faut sauver le noyé; ça donnera vingt-cinq francs de prime.


– Tu as un noyé? demanda Échalot hébété.


– Oui, Bibi: c’est toi le noyé, comme de juste, et c’est moi le sauveur; est-ce un truc, celui-là!


Au point de vue moral, Échalot n’en avait que plus de mérite à laver de temps en temps au canal la demi-douzaine de mouchoirs qui formaient la layette de Saladin. L’eau lui faisait dégoût à ce point qu’il négligeait, par crainte de l’eau, son talent de pêcheur à la ligne. L’idée de Similor était bien simple: il voulait jeter Échalot dans l’écluse et puis le repêcher. Seulement, Échalot ne voulait pas.


– Tu ne sais pas nager, dis donc, l’ancien! protesta ce dernier qui frissonna de tous ses membres et repoussa son assiette. Je trouve que c’est des vilains jeux.


– Vas-tu caponner? demanda Similor menaçant.


– Je fais toujours tout ce que tu veux, mais l’eau, ça n’entre pas dans mes idées.


– Et tu dis que cette créature-là t’est chère, s’écria Similor en levant ses deux bras vers Saladin endormi qui pendait à son clou. Mange, propre à rien! À quoi ça sert-il d’opérer des inventions nouvelles! Mange!


Mais Échalot n’avait plus faim. Son déjeuner était gâté.


– Amédée, dit-il avec tristesse, tu m’offenses dans mes sentiments les plus sacrés!


– Il n’y a pas d’Amédée! tu arrêtes une entreprise.


– J’aimerais mieux n’importe quoi que l’écluse.


– As-tu un autre moyen de gagner vingt-cinq francs? Similor, qui avait expédié sa saucisse, attira vers lui l’assiette de l’ex-pharmacien et se remit à la besogne.


– Écoute, dit Échalot, sans se plaindre de cette spoliation, qui lui déchirait le cœur, c’est profond, l’écluse?


– Oui, riposta Similor, mais c’est pas large.


– Eh bien! jette-toi dedans, je te donne ma parole sacrée que je te r’aurai!


Similor le foudroya du regard.


– Avec ça, répliqua-t-il en achevant le demi-setier, qu’un bain après le repas, c’est la mort subite de ton ami!


Échalot eut la délicatesse de ne pas rétorquer l’argument. Jamais il n’abusait de ses avantages, et c’est ce qui rendait son commerce si agréable. On se remit à chercher des trucs.


Et certes, c’est le cas d’éditer ici ce poème gracieux, cette idylle attendrissante et toute parisienne: la naissance de Saladin, enfant de théâtre et de carton, appelé peut-être à dompter des lions, à dévorer des sabres ou à jouer les utilités avec quelque éclat sur les scènes de l’Ambigu-Comique. Le chapeau gris de Similor était plus jeune de trois ans. Échalot balayait une pharmacie borgne de la rue de Vaugirard. Similor, aimable et fait pour plaire, donnait encore des leçons de danse à la barrière Montparnasse.


Ida Corbeau, dite Joue-d’Argent, invalide de la conquête d’Alger, vendait des citrons, des sucres d’orge et de la limonade en face du Dôme. Elle était vénérée dans le quartier et connue pour avoir de nombreuses intrigues avec les débris de nos gloires.


Ida Corbeau, ancienne vivandière de haute taille, était joueuse, déjetée, coiffée de cheveux grisâtres et mâlement moustachue. L’origine de la joue postiche qu’elle portait du côté droit, et qui donnait quelque chose d’imprévu à son aspect, restait un mystère.


Jusqu’alors, Échalot et Similor, se suffisant l’un à l’autre, n’avaient pas aimé. Ils virent Ida, un soir qu’elle prenait abondamment le rogomme à la barrière, entourée d’une cour nombreuse et choisie. Ce feu dont parle la lesbienne Sapho, en ses vers immortels, circula aussitôt dans leurs veines. L’air leur parut tiède, la brise plus parfumée; ils comprirent le printemps, le chant des oiseaux, le sourire des fleurs.


Ida entonna un couplet patriotique. Elle dansa avec un cavalier qui avait deux jambes de bois; le destin de nos deux amis fut fixé; mais Échalot devait jouer ici, comme toujours, le beau rôle de l’ami qui se sacrifie.


Échalot se drapa dans son abnégation.


Au bout de quelques mois passés dans ce jardin d’Armide, à la porte duquel restait le mélancolique Échalot, Similor éprouva une grande joie et un grand orgueil. Elle était mère. À dater de ce jour, Ida Corbeau ne sortit plus de la boisson. Similor permit alors à Échalot de lui payer quelques douceurs. On passait de longues journées à imbiber Ida qui songeait sérieusement à se ranger plus tard.


Un soir, Ida voulut faire un extra, c’était impossible. Elle rendit l’âme au moment où Saladin entrait dans ce monde. Le petit coquin naquit ivre. Échalot jura de faire son éducation. Similor, inconsolable, désira sauver au moins la joue qu’il avait tant aimée; ce fut un chagrin de plus; la défunte l’avait trompé, la joue était en étain.


Vers midi, Mme Eustache, la maîtresse du cabaret, voyant qu’on ne consommait plus, mit nos deux amis à la porte. Échalot et Similor étaient de ceux qui peuvent battre douze heures durant, sans rancune, le pavé de la métropole.


Vers huit heures, ils avaient fait huit lieues et aucun truc utile n’était sorti de leur collaboration. L’appétit grandissait: l’odeur des gargotes devenait de plus en plus attrayante; ils se mirent à causer gourmandises et à bâtir le menu du repas de corps qu’ils devaient s’offrir le surlendemain, après «l’affaire». Ils étaient auprès de la rotonde du Temple, lorsque leurs yeux tombèrent simultanément sur une affiche collée à hauteur d’homme.


Tous deux ensemble, et d’une seule voix, ils s’écrièrent:


– Voilà un boni de trois francs cinquante!


Ils avaient découvert la vaccine.


L’affiche portait en substance:


«Mairie du sixième arrondissement. Vaccinations gratuites de dix heures à midi, hôpital Saint-Louis. La prime est fixée à trois francs cinquante centimes, pour les parents munis d’un certificat d’indigence.»


Saladin n’était pas vacciné. Un instant, Échalot et Similor restèrent sans paroles. La découverte du truc produit la joie qui étouffe. Il y avait pourtant un obstacle; c’était le certificat d’indigence.


– Parbleu! décida Similor, tu iras le demander tout seul.


– C’est toi le père naturel! objecta Échalot.


On conçoit l’horreur instinctive de nos deux amis pour les lieux où se délivrent les certificats.


Échalot, cependant, avait son idée. Il s’approcha de l’affiche et la décolla d’un seul temps sans la déchirer. C’est un art. Aux interrogations de Similor, il répondit:


– Amédée, on poussera ces trois francs cinquante jusqu’au double et triple par mon adresse; en plus, on épargnera la douleur à ton enfant de subir des tortures de la lancette!


Il y a quelque chose de supérieur à l’argent, c’est le crédit. Et que faut-il pour établir le crédit? Un titre. L’affiche était un titre; elle constatait que Saladin valait trois francs cinquante, parce qu’il n’était pas vacciné. Une fois vacciné, Saladin ne valait plus rien. Munis de l’affiche et de Saladin, Échalot et Similor commencèrent une triomphante tournée. Partout on leur ouvrit un crédit de dix sous sur leur gage vivant. Roulant de cabaret en cabaret, ils connurent l’abondance, et Saladin fut sauvé de la vaccine!


Le lendemain soir, las de voluptés et bourrés comme des canons, ils se reposèrent sur un banc du boulevard du Temple. Saladin avait eu sa part de l’orgie; il était un peu incommodé; on le mit au frais, sous le banc, et l’on causa. Cent mélodrames les entouraient; ils n’avaient qu’à choisir. Du banc où ils s’asseyaient, ils pouvaient voir La Galiote, et l’entrée du couloir étroit qui conduisait à l’estaminet de L’Épi-Scié. C’était la terre promise; mieux que cela: le paradis! À Paris, le fait seul de présenter certains cafés communique la gloire contagieuse. Le Café anglais, Tortoni, Riche, sont des lieux illustres qui posent un jeune homme.


À L’Épi-Scié, c’était la haute, il y avait des mois, peut-être des années, qu’Échalot et Similor nourrissaient l’ambition de franchir ce respectable seuil. Ils n’osaient pas. La bonne chère enhardit le cœur que le succès relève.


– Quoique ça que le rendez-vous est fixé à demain, dit Échalot, d’ordinaire si timide, on ne nous avalerait pas là-dedans, ce soir, pas vrai, Amédée?


Le désir de Similor n’était pas moindre, mais il avait conscience de l’énorme supériorité de M. Piquepuce.


– Il est avec tous fashionnable, répondit-il, faiseur d’embarras comme M. Cocotte et peut-être même encore plus huppé. Faudrait le prétexte d’avoir là une connaissance à voir ou comme qui dirait l’occasion de leur apprendre en entrant. Voilà ce qui vient de paraître!


En ce moment, un homme en costume quasi militaire se dirigea de La Galiote vers l’estaminet de L’Épi-Scié et passa sous la lanterne fumeuse qui jeta un vague rayon à son visage. Les grandes résolutions sont rapides comme l’éclair. Les parents de Saladin se levèrent en même temps tous les deux.


– Tu l’as remis, celui-là? demanda Similor.


– C’est M. Pattu, le capitaine de L’Aigle de Meaux n° 2, répondit Échalot, sur le canal.


– Comme quoi, dit Similor, j’ai eu des raisons suffisantes avec ce conducteur qui m’a insolenté dans sa gabare. L’honneur commande une tripotée, qu’est le prétexte cherché. Allume!


Échalot aussi appréciait les exigences de l’honneur. Concentrant en lui-même ses émotions, il suivit son ami qui descendait vers la ruelle d’un air crâne. Saladin resta sous le banc. Que dire de plus? Nous connaissons l’âme d’Échalot. Au lieu de nous livrer à une analyse longue et pénible du trouble qui le dominait, nous constatons ce seul fait: il oublia Saladin!


Avant d’entrer, Similor s’épousseta du haut en bas et tapa son chapeau gris sur l’oreille, mais son aplomb était entamé déjà. Il y a des seuils qui font battre le cœur. Il poussa la porte, cependant; Échalot se glissa derrière lui, ôtant d’instinct son couvre-chef, comme un chrétien qui pénètre dans une église.


C’était une salle assez vaste, basse d’étage et puissamment enfumée où une quarantaine de consommateurs buvaient dans un nuage. Ces brûleurs de pipes et ces joueurs de dominos, ressemblant à des petits bourgeois, étaient peut-être, étaient certainement des gaillards qui en mangeaient!


Similor marcha droit au comptoir où une grosse femme, violette en couleurs, accueillait justement le capitaine Pattu avec un tendre sourire.


– Conducteur! appela-t-il d’une voix retentissante.


Le marin d’eau douce se retourna en tressaillant au milieu de son compliment d’arrivée.


– Sois calme, Amédée, glissa Échalot.


– Comme quoi, reprit Similor avec éclat, vous devez reconnaître un jeune homme qu’a eu à se plaindre de vous dans l’exercice de vos fonctions de batelier de deux sous, et qu’a promis de vous casser une aile en deux, sans se fâcher à pied comme à cheval, contre-pointe, canne, baïonnette ou chausson français, rien dans les mains, rien dans les poches!


Un éclat de rire bruyant et rauque accueillit la conclusion de ce discours, qui enleva immédiatement l’approbation générale. Échalot regarda Similor d’en bas et le trouva grandi.


Par tous pays, le mari de la reine est entouré de jaloux. Le capitaine Pattu n’échappait pas à ces inconvénients du bonheur. Quand la dame et maîtresse de L’Épi-Scié parla de faire jeter Similor à la porte, il y eut un murmure.


– Les mendiants ne sont pas reçus dans une maison honnête! voulut insister aigrement la souveraine, qui répondait au gai nom de Mme Lampion.


– Et si on vous cousait le bec avec un mot d’amitié, ma grosse nounoute? demanda Similor, qui reprenait plante. Si on vous disait à l’oreille: «Fera-t-il jour…?»


Il n’acheva pas. Son nez, sa bouche et son menton disparurent dans son chapeau gris, brusquement enfoncé d’un coup de poing appliqué de main de maître… Tonnerre de gaieté dans la salle. Échalot eut le réveil du lion. Il retroussa les manches de sa veste, trempa ses deux mains dans la poussière et prit, à la grande joie de la galerie, la garde du boxeur français, mais, au lieu de frapper, il se tira gauchement une mèche de cheveux et balbutia:


– Bonsoir, monsieur Piquepuce; saint, monsieur Cocotte; votre serviteur, papa Rabot.


M. Piquepuce alla au comptoir et dit à l’oreille de la reine Lampion:


– C’est les agneaux de Toulonnais-l’Amitié. Pas de bêtise!


Et comme elle ouvrait la bouche pour répliquer, Piquepuce ajouta:


– Ils ne dureront que jusqu’à demain soir.


Quelques minutes après, Similor et son fidèle Échalot étaient attablés dans le troisième ciel, c’est-à-dire au milieu de quinze ou vingt artistes, qui tous en mangeaient. Ce fut une nuit enchantée; on fit la poule; on ne parla pas affaires. Nos deux amis se sentaient transformés par le frottement de cette auguste compagnie.


Il est des enivrements si naturels qu’on n’a pas la force de les stigmatiser. D’ailleurs, combien de fois déjà Saladin n’avait-il pas été oublié, soit sous un meuble, soit à un clou, sans danger pour sa santé. Vers quatre heures du matin, un mouvement se fit. Un personnage qui semblait de première importance entra mystérieusement par la porte qui donnait sur le chemin des Amoureux. Ce personnage, coiffé d’une chevelure noire, portant de gros favoris et muni de lunette bleues, éveilla chez nos deux amis une vague réminiscence. Ils ne firent, du reste, que l’entrevoir, et ils avaient l’œil un peu troublé, par le trop de bonnes choses qu’ils avaient goûtées.


M. Lecoq n’avait ni favoris noirs, ni lunettes bleues.


Piquepuce leur dit, au moment où ils cherchaient à rassembler leurs souvenirs:


– À la niche, mes biches! Le rendez-vous tient à onze heures du matin, ici; vous verrez le maître à tous, M. Mathieu…


– Trois-Pattes est le maître à tous! s’écria Échalot. Et Similor, moins facile à étonner:


– Je m’en étais toujours douté que l’éclopé participait!


Il faisait encore nuit noire quand ils reprirent l’allée qui menait aux boulevards. Similor allait en avant, la poitrine élargie et le cœur agrandi.


– Comme quoi, dit-il, exhalant la pure joie de son triomphe, tu vois reluire à l’horizon tout l’éclat de notre avenir.


Échalot, dont le cœur et l’estomac étaient pleins, se précipita sur lui et le serra dans ses bras en murmurant:


– Le petit aura donc un sort!


Mais cette phrase se termina par un cri douloureux. Il s’arracha des bras de Similor pour tâter ses deux aisselles et son dos, places ordinaires de Saladin, Saladin n’y était pas; par un instinct touchant et comique, il fouilla dans ses poches: point de Saladin.


La mémoire lui revenait. Il poussa un bêlement plaintif et s’élança comme un trait vers La Galiote.


– Parbleu! disait ce stoïque Similor, pas de danger qu’on le vole! Il pressa le pas, parce qu’une clameur sourde arriva jusqu’à lui.


Un homme fuyait, traversant la chaussée et bientôt une voiture, arrêtée de l’autre côté du boulevard, s’éloigna au galop.


– On a tué la femme! râlait cependant Échalot agenouillé près du banc. On a tué deux femmes.


Il y avait, en effet, deux femmes couchées en tas au pied du banc dans une mare sanglante. Le réverbère voisin éclairait la tête de la comtesse Corona, appuyée contre le tas de poussière où dormait Saladin, et le visage d’albâtre d’Edmée Leber, encadré dans les masses mêlées de ses grands cheveux blonds.

IV La chose de tuer la femme

Il y avait eu deux actes de violence commis, dans l’espace de quelques minutes, sur deux points très différents quoique nous trouvions les deux «corps de délit» réunis sur le même banc du boulevard.


Les événements avaient marché pendant ces deux jours, comme le disait tout à l’heure la comtesse Corona. La portion de notre sujet, qui est la comédie de famille entre M. le baron Schwartz et sa femme, touchait presque à son dénouement, et tout ce qui dépendait de cette lutte allait être réglé dans le sens des volontés de la baronne, à moins qu’une influence étrangère et plus forte ne fit verser la balance à la dernière heure. M. Schwartz, tout entier à la suprême partie qu’il jouait avec une sombre résolution, laissait aller tout le reste. Il y avait dix à parier contre un que ces jeunes amours qui sont, dans cette histoire de velours, un très modeste accessoire; le roman de Michel et d’Edmée, le roman aussi de Blanche et de Maurice, allaient se dénouer le plus simplement du monde par une double union que rien désormais ne traverserait.


Mais était-ce bien la volonté de M. Schwartz ou même celle de la baronne, qui tenait lieu de destin dans ce petit monde où s’agitent nos personnages?…


Edmée avait passé une journée heureuse, mais pleine de fièvre, car sa santé, à peine remise, se brisait sous ces émotions. Blanche et sa mère étaient venues dans la pauvre retraite de Mme Leber. Un long, un suave baiser avait servi d’explication entre la baronne et Edmée. Une toilette de bal fraîche et charmante s’étalait sur sa simple couchette.


Pourtant, quelqu’un manquait. Michel n’assistait pas à cette douce fête. Longtemps, après le départ de ses hôtes, Edmée, qui l’attendait, s’était jetée tout habillée sur son lit, où l’engourdissement de la fatigue l’avait prise. À une heure qu’elle n’eût point su préciser, on frappa doucement à sa porte. Elle se leva, joyeuse, et croyant que c’était enfin Michel. Il faisait nuit; la lampe baissait, prête à s’éteindre. Ce fut M. Bruneau qui entra.


– Michel ne viendra pas, dit-il, répondant à l’expression de désappointement qui était dans le regard de la jeune fille. Puis il ajouta: On peut bien prendre quarante-huit heures de l’existence d’un homme pour lui sauvegarder toute une vie heureuse.


– J’ai confiance en vous, murmura Edmée, avec une sorte de craintif respect, confiance absolue. Je vous dois la vérité: Michel ne vous aime pas.


M. Bruneau se mit à sourire, ce qui rarement lui arrivait.


– Je crois bien! répondit-il; chaque fois qu’il veut se rompre le cou, je le gêne!


Il reprit le ton sérieux et demanda:


– Votre bonne mère dort-elle?


Sur la réponse affirmative d’Edmée, il remonta la lampe, et pénétra dans la chambre à coucher de la vieille dame. Edmée le suivit et le vit avec étonnement, qui enlevait le voile de gaze couvrant le brassard ciselé. En même temps, son regard s’étant tourné vers la fenêtre, elle remarqua que toutes les lumières de la maison étaient éteintes.


– Il est donc bien tard? murmura-t-elle. La pendule d’un voisin sonna trois heures.


– Je ne choisis pas mes moments, dit M. Bruneau avec sa tranquillité froide. D’ailleurs, il faut que la bonne dame retrouve ceci à son réveil. Demain, on lui en offrira une belle somme.


– Que voulez-vous faire? demanda Edmée, voyant qu’il plaçait le brassard sous sa houppelande.


– Vous allez le voir, ma fille, car vous m’accompagnerez, répliqua M. Bruneau. Il manque quelque chose à ce joujou-là, qui vous doit un peu de bien pour tant de mal qu’il vous a fait. Nous nous rendons ici près, à la forge d’un vieil ami à moi; dans une heure, vous rapporterez le brassard.


Edmée se coiffa aussitôt et jeta son mantelet sur ses épaules. La forge, voisine de l’estaminet de L’Épi-Scié, était tout allumée, et un ouvrier attendait.


On sait comment étaient fabriqués ces gantelets pleins que nous nommons des brassards. La carapace des crustacés dut en fournir la première idée. M. Bruneau, dont Edmée ne soupçonnait pas l’habileté, démonta la pièce en un tour de main et l’ouvrit comme on dépèce un homard. Le forgeron avait préparé trois séries ou franges, formées de tiges aiguisées. M. Bruneau les riva à l’intérieur en tournant leurs pointes libres, inclinées légèrement, par rapport au plan des anneaux, vers la poignée du gantelet. Puis il remonta la pièce aussi lestement qu’il l’avait désarticulée. Ce fut tout. Nous savons comme Edmée et lui se séparèrent.


Edmée allait d’un pas pénible et las, suivant le trottoir méridional du boulevard. Elle n’éprouvait point de frayeur dans cette solitude. L’accès de fièvre était venu. Elle se sentait la tête vide et cherchait à saisir de vagues pensées qui semblaient se jouer d’elle. À la hauteur du Café turc, un homme la croisa. C’est à peine si elle fit attention à lui.


Il n’en fut pas de même de l’homme par rapport à elle. Aussitôt qu’il l’eut dépassée, il fit un geste de vif étonnement et s’arrêta court, la regardant s’éloigner.


Cet homme semblait entre deux âges. Il était vêtu d’un vaste paletot dont le collet se relevait jusqu’à ses oreilles. Il avait de larges favoris noirs et des lunettes bleues. Prenant une brusque détermination, il revint sur ses pas, affectant l’allure chancelante d’un ivrogne. Il atteignit Edmée, et, la saisissant par la taille avec brutalité, il balbutia d’une voix avinée:


– Nous cherchons donc comme ça de mignonnes aventures toute seule, la nuit dans les rues, mon petit amour?


Edmée, éveillée de sa torpeur en sursaut, esquiva son étreinte et recula de plusieurs pas en chancelant.


L’homme aux lunettes bleues avait senti le brassard sous son mantelet. Si ce n’était pousser l’invraisemblable jusqu’à l’absurde, nous penserions que le brassard était précisément l’objet convoité par son audacieuse galanterie, car il resta un instant comme stupéfait de cette découverte. Et, en réalité, s’il connaissait Edmée Leber, il pouvait bien connaître le brassard. Son hésitation fut de courte durée.


Il bondit en avant, donnant à sa voix les accents oxydés et rauques de la complète ivresse:


– Oh! tu fais des manières! s’écria-t-il, titubant sur ses jambes et agitant ses bras en des gestes extravagants. Tu dédaignes un simple citoyen, parce qu’il n’a pas de carrosse! Vas-tu finir! C’est un Français qui t’offrait son cœur! À bas les gendarmes! Vive la ligne! On va te faire un sort malgré toi!


C’était de l’ivresse à la Frédérick-Lemaître… un peu trop bien faite. Mais notre pauvre Edmée n’était pas expert juré en fait d’ivresse. En outre, elle n’avait pas le sang-froid qu’il fallait pour juger.


Elle fut prise de cette instinctive épouvante qui étreint la poitrine des enfants à l’aspect d’un danger inconnu; elle poussa des cris étouffés, continus, des cris de folle, et s’enfuit sans savoir où elle allait.


L’homme aux lunettes bleues la suivit, sans plus se soucier de son rôle d’ivrogne. Il savait de science certaine qu’elle ne se retournerait pas. D’ailleurs, il avait une autre préoccupation; son regard perçant passait par-dessus ses besicles et interrogeait le lointain du boulevard pour voir si nul garde-chasse ne menaçait son courre. Le boulevard était solitaire aussi loin que l’œil pouvait se porter, et les pauvres cris d’Edmée s’étouffaient de plus en plus.


Elle traversa la chaussée. Peut-être avait-elle vaguement l’idée de revenir à son point de départ pour trouver la protection de M. Bruneau. Quant à l’homme aux lunettes bleues, son plan n’avait rien d’incertain. Il voulait pousser son gibier vers les terrains vagues qui bordaient le nouveau boulevard Beaumarchais, bien sûr que là il serait maître absolu de la situation.


Il n’eut pas besoin de faire une si longue route. Edmée trébucha une première fois en traversant le pavé, puis elle s’affaissa bientôt après, privée de sentiment, sur le trottoir, aux abords de La Galiote. Charitablement, l’homme aux lunettes bleues la souleva dans ses bras, qui étaient robustes, et la transporta sur le banc le plus voisin. Il l’y laissa, sans s’inquiéter autrement de l’état où elle pouvait être, et s’éloigna d’un bon pas, emportant le brassard sous sa redingote.


Ce fut ainsi qu’il arriva à l’estaminet de L’Épi-Scié, où sa venue fut le signal de la retraite de nos amis Échalot et Similor. Quand ceux-ci furent dehors et qu’on eut prudemment refermé les portes du sanctuaire, l’homme ôta ses lunettes bleues d’abord, puis ses larges favoris noirs, découvrant ainsi la mine résolue de ce grand M. Lecoq.


– Voilà une histoire! dit-il en exhibant son butin. J’avais pris la peine de crocheter, comme un simple guerrier, la porte d’une voisine pour me procurer ce joujou-là!


– Qu’est-ce que c’est que ça, patron? demandèrent quelques voix curieuses.


– Ça, répondit M. Lecoq, c’est quatre millions en billets de la Banque à partager entre les bibis.


Leurs yeux s’écarquillèrent.


– Mes petits amours, reprit M. Lecoq, on ne peut pas m’accuser d’avoir peur de me compromettre avec vous, hé? Le colonel était de l’ancienne école, moi je suis de la nouvelle: se faire adorer, voilà la meilleure cuirasse.


– Et tenir un nœud coulant au cou des chéris, riposta Piquepuce.


M. Lecoq lui adressa un signe de tête approbateur.


– Tu sais ce que parler veut dire, toi, bonhomme!


Tout en causant, il examinait minutieusement le brassard, qu’il tournait et retournait dans tous les sens.


– Régner à la fois par la force et par l’affection, voilà le programme de la nouvelle école, dit-il. Chacun de vous sait bien qu’il n’y a pas mèche de faire tort à papa; mais quand même la chose serait loisible, on ne trouverait pas un seul Judas dans l’honorable société, hé! les amours?


Une bruyante acclamation ponctua cette harangue courte, mais éloquente.


– Corona n’est pas encore venue? demanda M. Lecoq en remettant sous son paletot le brassard en apparence intact. Sur la réponse négative qui lui fut donnée, son regard fit le tour de la galerie.


– Toujours propre et bien couvert, Cocotte! reprit-il. Avance ici. Connais-tu M. Bruneau, le marchand d’habits?


– Parbleu! fit notre élégant voyageur de la voiture de Montfermeil.


– Tu vas sortir et aller jusqu’au boulevard. Sur le premier banc, tu trouveras une jeune demoiselle évanouie. Tu lui porteras les secours que l’humanité commande, puis tu la reconduiras chez elle galamment, sans te permettre aucune familiarité inconvenante. Elle habite la maison même où je respire. En chemin, tu t’arrangeras de manière à rencontrer un agent quelconque de l’autorité. La jeune personne racontera son cas avec la candeur particulière à son sexe et à son âge. Toi, tu témoigneras que tu es arrivé au moment où le voleur s’évanouissait dans l’ombre, et tu fourniras le propre signalement de M. Bruneau: les quatre doigts et le pouce!


– M. Bruneau en mange, fit observer Piquepuce.


– Il fait mieux; répliqua M. Lecoq, il est de la grande table. N’essaye pas de voir plus loin que le bout de ton nez, bonhomme, eh! je t’annonce que ton rapport sur l’entresol de l’hôtel Schwartz te vaudra dix mille livres de rentes, c’est réglé. Toi, Cocotte, en route! tes empreintes seront payées juste le même prix.


Nous avons laissé la voiture de la comtesse Corona galopant vers la porte Saint-Martin. On était en train d’opérer de grands travaux vis-à-vis du théâtre, à cet endroit qui était la honte du boulevard, et que la gaieté populaire désignait plaisamment sous le nom de «l’écluse Saint-Martin». Le cocher Battista, beau gaillard, brun comme un sang mêlé, n’avait pas entendu ce cri qui avait précipité la course de M. Bruneau dans le faubourg du Temple. À moitié endormi qu’il était, à la hauteur du Banquet d’Anacréon, au moment où les obstacles accumulés sur la voie ralentissaient forcément la marche du coupé, il fut éveillé en sursaut par une violente oscillation imprimée à sa voiture.


Il se retourna. La portière était ouverte; et un homme fuyait vers le boulevard du Temple.


Battista appela sa maîtresse; elle ne répondit pas.


Il descendit de son siège et trouva dans le coupé la comtesse Corona, qui était étendue en travers – et morte.


C’était un fidèle serviteur; instinctivement, il remonta sur son siège, et poussa son cheval à la poursuite du fugitif, qui, sans nul doute, devait être l’assassin. Celui-ci avait disparu. Après une course désordonnée de quelques minutes, en droite ligne, l’idée vint à Battista qu’un secours était encore possible peut-être. Il arrêta sa voiture en face de La Galiote et retira de la caisse le cadavre de la comtesse. Il le porta jusqu’au banc voisin où déjà Edmée Leber était couchée. La vue de cette autre morte porta au comble le désarroi de sa pensée. Il eut peur, il prit la fuite.


Il faut renoncer à peindre la confusion qui emplit la cervelle du malheureux Échalot à la vue de cette scène de carnage. Tuer la femme lui avait semblé longtemps la chose du monde la plus simple et la plus naturelle. L’aspect de ces deux cadavres, car il prenait aussi Edmée Leber pour une morte, dissipa instantanément les fumées du punch et remplaça son ivresse par une sorte d’atonie. De grosses larmes lui vinrent aux yeux; il tomba, sur ses deux genoux et joignit les mains en répétant:


– On a tué la femme! On a tué deux femmes!


Similor pressa le pas. Il croyait à une plaisanterie. Puis, apercevant la comtesse:


– Tiens! dit-il, la petite marchande de musique!


– Cré coquin! la belle robe! Échalot avait dégagé Saladin et le pressait sur son cœur.


– C’était une riche, murmura-t-il. Ah! est-elle dans son pauvre sang… Ça a peut-être un petit enfant à la maison. Les sans-cœur. Regarde donc ces belles petites mains-là! Est-ce doux, ces cheveux!


Il lança par terre Saladin, qui n’en pouvait mais et qui protesta par une clameur désespérée.


Mais Échalot ne l’écoutait pas. Il retroussait ses manches, promenant autour de lui un regard chevaleresque.


– Comme quoi, dit-il, je jure ma parole que je vas descendre le maladroit qu’a commis cet épouvantable drame!


– En voici une qui se récupère! s’écria Similor, en soulevant la tête d’Edmée qui venait de pousser un soupir.


Échalot mit ses mains sur son cœur, et dit:


– Si on pouvait leur sauver la vie, au prix de notre salut!


Allez! le ridicule n’y fait rien, et c’étaient de belles larmes que le pauvre grotesque avait sur la joue.


Deux hommes venaient de se rencontrer non loin de là et se cachaient à l’angle de la maison qui terminait le boulevard au lieu dit: La Galiote.


L’un d’eux était Cocotte; l’autre était l’assassin que nous avons vu s’introduire dans le coupé de la comtesse Corona, pendant que le cocher Battista dormait.


Celui-là était un grand jeune homme pâle, à la tournure élégante, au visage admirablement beau, mais ruiné et comme dégradé par une profonde chute morale.


– Ma femme était forte, dit-il à son compagnon qui sortait de L’Épi-Scié. Je me suis donné beaucoup de mal pour rien: elle n’avait pas le scapulaire.


Cocotte tremblait: ce n’était pas un meurtrier.


– Tu sais, reprit le comte, qui réparait froidement le désordre de sa toilette: affaire de la jalousie, au fond… je me suis vengé… Ce sont ces deux-là qui auront fait le coup.


Il montrait Échalot et Similor.


– Impossible! répliqua Cocotte.


– Parce que?


– Ils en mangent!


Après! Quand il s’agit d’un maître…


– Et ce sont les agneaux de Toulonnais-l’Amitié pour la grande affaire, acheva Cocotte.


– Alors, dit le comte, je vais voyager pour ma santé. Que le diable emporte l’Amitié!


Il tourna l’angle de La Galiote et disparut dans la rue des Fossés-du-Temple.


Au moment où Cocotte s’approchait du banc, Edmée reprenait ses sens. Échalot riait parmi ses larmes à voir la vie colorer lentement ses pauvres joues; il donnait à l’enfant de carton des baisers convulsifs. Similor, dont l’émotion également sincère était moins profonde, sentait s’éveiller en lui de coupables pensées. C’était, ce Similor, sous son costume fait pour déplaire, une étonnante incarnation de ce Christ de l’enfer, que les poètes ont baptisé don Juan. Ravagé par le besoin de séduire, il donnait déjà à ses mollets la pose la plus avantageuse et repassait un choix d’insanités cueillies au paradis des Folies-Dramatiques.


La vue de Cocotte fut un coup de théâtre, Similor craignit de lui un rival; Échalot était prêt à défendre la victime jusqu’à la mort. Seulement, la chose des mystères avait sur eux une si magnifique influence qu’aux premiers mots de Cocotte ils obéirent, chargeant le corps de la comtesse sur leurs épaules.


Préalablement, Cocotte s’était assuré du décès, non sans prendre à la morte sa broche, sa montre et ses pendants d’oreilles.


– Danger de trahir la mécanique! prononça-t-il en guise d’explication avec une terrible emphase. Elle en mangeait!


Il n’est pas superflu de faire observer que ces divers événements, si longs à raconter, furent en réalité très rapides, et que le banc du boulevard n’eut pas son funèbre fardeau pendant plus de dix minutes.


Selon l’habitude, dès que la trace du crime eut disparu, une patrouille de la garde nationale, représentant la vigilance publique, passa. Cocotte remit Edmée Leber entre les mains loyales de ces gardiens de la cité. Il raconta qu’il était arrivé trop tard pour s’opposer à la fuite du malfaiteur, et, corrigeant les souvenirs confus de la jeune fille, il dessina un signalement complet de M. Bruneau, le marchand d’habits.


Ma foi, il faut bien arriver à le dire, Échalot et Similor étaient pendant cela au bord du canal. Cette pauvre belle comtesse Corona glissa sous l’eau avec un pavé au cou.


– N’empêche, murmura Échalot regardant d’un œil mélancolique l’eau qui allait se calmant, n’empêche que ni toi ni moi, Amédée, nous n’avons trempé nos mains innocentes dans les bijoux du cadavre. Saladin est trop petit pour garder la mémoire de ces instants.


– C’était une belle brune! s’exclama Amédée. Je la reverrai bien souvent dans mes rêves.


Échalot jeta Saladin sous son bras gauche et médita:


– Il y aurait un moyen d’échapper à l’association infernale dont la honte de l’échafaud nous attend peut-être au bout: c’est de s’engager avec courage dans la gendarmerie départementale.

V Les funérailles d’un juste

Il était neuf heures du matin. On carambolait déjà au Café turc, pendant que les estaminets spéciaux des théâtres fermaient l’œil comme des hiboux qu’ils sont. Les dames appartenant à cette catégorie que les écrivains à la mode de la saison passée appellent «des études» glissaient dans les coupés de louage ou regagnaient pédestrement le sanctuaire de leur intérieur après la nocturne journée.


Les nombreuses silhouettes animées formaient tout le long du boulevard un parterre trottant de gilets printaniers et de cravates tendres.


Vers dix heures, les passants devinrent plus nombreux: à dix heures et demie, il y avait foule. La foule est un filet humain qui s’arrête elle-même au passage. Cette opération produit le carré de la foule, qui est la cohue, souverain plaisir de Paris.


À onze heures, la cohue s’étouffait de la porte Saint-Denis à la Bastille. La cohue ne sait pas toujours pourquoi elle s’est massée. Elle se masse d’abord, elle s’informe ensuite, comme l’émeute sa cousine qui gagne des batailles et demande aux vaincus la route à prendre le lendemain, pour sortir de la victoire.


Ici, on savait quelque chose, et c’était déjà beaucoup: on savait que le convoi du colonel allait passer.


Qui était ce colonel? le colonel Bozzo.


Il faisait beau; le premier noyau s’était massé comme il faut; il y avait en outre des gens qui semblaient groupés de parti pris – quelque chose enfin. La cohue moussait magnifiquement. Le convoi promettait d’être aimable, gai, gaillard et méritant la compagnie des amateurs. Vers onze heures et un quart, on entendit la musique militaire, ce que la foule exprima en rappelant que le défunt était millionnaire. Voilà un grade que tout le monde connaît.


Quand la musique fit silence, des environs du Café turc où nous sommes, on pouvait apercevoir déjà un char empanaché comme le dais de la Fête-Dieu et traîné par des chevaux qui semblaient fiers d’appartenir aux pompes funèbres. De temps en temps, la marche lente et processionnelle était coupée par un son de tambour unique, sourd, lugubre, rendu par les peaux d’âne, recouvertes d’un crêpe.


Le char passa, haut comme une de ces glorieuses charretées de foin qui sont l’orgueil de la Normandie. Les cordons étaient tenus par des personnages connus et respectables: M. Élysée Léotard, le philanthrope européen; M. Cotentin de la Lourdeville; le savant et bien-aimé docteur Lunat; et Savinien Larcin, jeune encore, mais déjà si haut placé dans les lettres démarquées!


Derrière le char, quelques sénateurs des pompes funèbres, tous anciens vaudevillistes, avaient revêtu l’imposant costume de l’institution et remplissaient ce rôle de pleureuses dont l’origine se perd dans la nuit des cérémonies antiques. Puis c’était la voiture du clergé, puis un groupe de six personnes, à pied, en grand deuil, parmi lesquelles nous eussions reconnu M. Lecoq et toutes les figures que nous vîmes pour la première fois autour du lit de mort du colonel.


Derrière encore, un long et large cortège où toutes les classes de la société étaient représentées, et qui allait dans le recueillement. MM. Cocotte et Piquepuce étaient là; aussi le père Rabot, concierge de la maison du bon Dieu; aussi beaucoup des habitués de l’estaminet de L’Épi-Scié. Échalot s’y trouvait, portant sur son visage les traces d’une vie agitée et Saladin sous son bras; on y remarquait Similor, supérieur aux circonstances et déjà remis des secousses de sa nuit.


Derrière enfin, entre deux haies de soldats, une immense file d’équipages lentement roulait, terminée, car partout le comique se glisse, par le panier de Trois-Pattes, que traînait un chien de boucher.


Pour aller au Père-Lachaise, il fallait faire le grand tour et prendre la rue de la Roquette à la Bastille.


Dans la septième voiture du deuil, qui venait avant l’équipage vide de M. le baron Schwartz, deux hommes de grave apparence étaient réunis, tous deux ayant passé le milieu de la vie. Le premier était l’ancien commissaire de police Schwartz, père de Maurice, présentement chef de division à la préfecture; le second, M. Roland, père d’Etienne, conseiller à la cour royale de Paris.


Leur présence à cette cérémonie et leur réunion dans la même voiture ne devaient point être attribuées au hasard dont le roman abuse. Ils étaient convoqués par un souvenir et rassemblés par une volonté mystérieuse. Ils ne s’étaient pas rencontrés depuis dix-sept ans.


Au moment de quitter l’église, un homme de deuil les avait pris et avait refermé sur eux la portière de la voiture. M. le conseiller Roland disait, comme le cortège passait devant les théâtres:


– Je n’ai pas besoin de me réfugier dans ma conscience; mon savoir et mon expérience me l’affirment. Cet André Maynotte était coupable.


– Et pourtant, répliqua l’ancien commissaire de police, ces souvenirs vous agitent…


M. Roland garda le silence. Il était, en effet, visiblement ému. L’ancien commissaire reprit:


– Je n’ai pas beaucoup de savoir, mais je crois posséder une grande expérience. Eh bien! je suis du même avis que vous: André Maynotte était coupable.


– Oui, certes, oui, mille fois oui, prononça le conseiller avec effort; coupable! manifestement coupable! Et voulez-vous que je vous dise? nous sommes entourés par un effort occulte. Il y a conspiration contre cet arrêt.


– Je le crois… J’ai reçu des lettres… J’ai vu un homme…


– Moi aussi, fit le conseiller qui pâlit.


– Et n’est-ce pas une chose bien étrange, murmura M. Schwartz, que la rencontre de nos deux enfants dans cette même idée?


– Quelle idée? demanda vivement le magistrat.


– Ignorez-vous qu’ils font un drame: Les Habits Noirs?


Ah! laissa échapper M. Roland.


– Et dont le sujet est l’histoire de ce Maynotte!


– Étrange, en effet, balbutia le magistrat.


– Mais, reprit-il, ce sujet leur a été fourni. Toujours ce même effort occulte…


Après un silence, M. Roland poursuivit:


– On parle d’une très grave affaire de police.


– Je ne puis rien vous apprendre, répondit M. Schwartz; M. le préfet va et vient, mais il garde, vis-à-vis de nous, un secret absolu.


– L’homme à qui vous faisiez allusion est un mendiant estropié?


M. Schwartz eut un mouvement de tête affirmatif.


– Et vous êtes convoqué pour cette nuit?


– Comme vous, sans doute, au bal du baron Schwartz.


– Vous irez?


– J’irai. La voiture qui suivait l’équipage vide de M. Schwartz contenait également deux interlocuteurs, dont la conversation très animée avait peu de rapport avec le pompeux et suprême voyage du colonel Bozzo-Corona. L’un était M. le marquis de Gaillardbois; nous tairons les titres ainsi que le nom du second personnage, et, bravant le ridicule attaché à cette formule nous oserons l’appeler l’inconnu. L’inconnu disait:


– L’opinion publique est déjà troublée. J’ajoute une foi médiocre à ces immenses associations de malfaiteurs. De tous les romans qu’on jette en pâture aux bavards de la cité, il est le plus facile à faire.


– Cependant… objecta Gaillardbois.


– Je ne nie pas, je doute. Pouvez-vous me montrer le duc en question?


Gaillardbois se pencha aussitôt à la portière de la voiture et regarda en avant.


– C’est celui qui marche à côté de Lecoq, dit-il.


L’inconnu regarda à son tour longtemps et attentivement. Il pouvait voir par-derrière seulement une tête élégante de jeune homme aux profils réellement bourboniens. Quand il se rassit, il dit:


– De tous les animaux nuisibles qui sont à Paris, ce Lecoq est, sans comparaison, le plus dangereux.


– Il vous sert, pourtant?


– Le premier chien fut un loup dressé… mais il devait mordre.


– Que décidez-vous pour la razzia des Habits Noirs? demanda le marquis.


L’inconnu haussa les épaules avec dédain.


– Rien, dit-il. En fermant la main, nous ne saisirions que du vent. L’affaire du fils de Louis XVII est bien autrement jolie. C’est absurde, au fond, mais le roi l’a écoutée.


– Ah! s’écria Gaillardbois, Lecoq a vu le roi!


– Est-ce qu’il ne vous a pas payé son entrée? Oui, il a vu le roi: une audience, une entrevue, un commérage, ce que vous voudrez, qui a duré deux grandes heures d’horloge.


– Qu’a dit le roi?


– Heu! heu! le roi parle à côté, vous savez. Il paraît qu’il y a des malles pleines de preuves, de titres, d’actes de notoriété, de témoignages. Richemond, Naundorff, Mathurin Bruneau ne sont rien auprès de ce Dauphin-là! Il y a des lettres du pape, de Louis XVIII, de la duchesse d’Angoulême, des lettres de Péthion, des lettres du roi d’Angleterre et de l’empereur de toutes les Russies, des lettres de Bourrienne, aussi, et des lettres de Charette! C’est tout bonnement éblouissant!


– Qu’est devenu son père? demanda le marquis.


– C’est le secret de M. Lecoq.


– Et quel avantage le roi pourrait-il retirer?


L’inconnu l’interrompit d’un regard.


– Ah çà! murmura-t-il, vous ne savez donc rien?


– C’est moi qui ai apporté l’affaire, répliqua le marquis d’un air piqué.


– Oui, comme le facteur apporte une lettre cachetée. Je m’intéresse à vous, mon très cher. Il faut voir plus loin que le bout de son nez, dans nos bureaux. Le roi pourrait tirer un avantage… Vous allez comprendre que ce misérable Lecoq est tout uniment une tête politique. Admettez que toute cette histoire de Dauphin soit établie judiciairement, et il a trois fois plus de preuves qu’il n’en faut pour cela, si la bonne volonté s’en mêle: voilà un roi légitime…


– Précieux résultat!


– Tâchez de suivre: ce roi-là étant légitime, l’autre roi légitime tombe à l’eau; Henri V devient un pur facétieux.


– Mais ce nouveau prétendant vous gêne autant que l’autre!


– Pas fort! Lecoq vous envelopperait dans son mouchoir de poche. Ce nouveau prétendant est un gentil garçon qui se contente du titre du premier prince de sang, avec plus ou moins de millions de revenus, un château royal pour résidence, un palais pour hôtel, Charles Quint, moins le froc: un roi douairier…


– Il abdique! s’écria le marquis.


– Parbleu! en notre faveur. Et la famille de Charles X reste avec quelques entêtés voltigeurs de Louis XV, dont le faubourg Saint-Germain converti rit à gorge déployée!


– Le diable m’emporte, dit Gaillardbois, c’est une combinaison! cela se fera-t-il?


– Si je veux, repartit l’inconnu.


– Et s’il a des fonds, ajouta le marquis.


L’inconnu répliqua non sans un certain respect emphatique:


– Ce Lecoq se fait fort pour quatre ou cinq millions.


– Où pêchera-t-il cela? grommela Gaillardbois.


– Si vraiment il y avait l’armée des Habits Noirs… pensa tout haut l’inconnu qui du doigt pointa son front rêveur.


Le cortège dépassait la rue des Filles-du-Calvaire.


Etienne, mêlé à la foule, mais non pas pour suivre le convoi, tenait sous le bras un des ces bonhommes peu lavés, mal peignés, habillés de choses prétentieuses à bon marché, burlesques de la tête aux pieds, en haut par leur chapeau, en bas par leurs chaussures, entre deux par la naïve vanité qui déborde par tous leurs pores, un de ces pitres de notre civilisation qu’on appelle des «artistes» aux environs des théâtres et que la langue vulgaire des autres quartiers intitule des cabotins. Etienne l’avait à lui tout seul. Etienne le possédait. Etienne ne l’eût pas lâché pour un empire.


Etienne parlait; il ne savait pas que le mort passait; il disait son drame à ce pauvre diable qui était utilité je ne sais où, et se conciliait sa protection à force d’éloquence.


– Je suis seul, disait Etienne: mon collaborateur se marie et abandonne le métier. C’était un garçon intelligent, mais qui n’aurait pas réussi. Mon cher Oscar, je veux vous coller un rôle de cinq cents, là-dedans, si vous chauffez votre directeur.


– Mon directeur est un âne, répondit le cher Oscar avec franchise.


– Le fait est que pour n’avoir pas encore confié un rôle de pièce à un jeune homme de votre force…


– Que payez-vous, Fanfan?


– Ce que vous voudrez.


Pour séduire ce puissant Oscar, dont le directeur n’aurait pas voulu pour cirer ses bottes, Etienne eût donné sa jeunesse. Oscar exigea du vin chaud.


– Mon collaborateur avait trop de prétentions littéraires, reprit Etienne quand on fut assis dans un de ces cafés d’acteurs, où vont les figurants et qui bordent les bas boulevards. Ils me font rire! Nous avons marché depuis Corneille! Ce qu’il faut, c’est le cadre…


– Et le tabac, ajouta Oscar.


– Garçon! du tabac… J’ai le cadre; c’est vif, brûlant.


– Du feu! ordonna Oscar.


– Garçon! du feu!… Mon cadre…


– Moi, murmura Oscar, une croûte à casser ne me serait pas intolérable.


– Garçon! de la viande froide!… Mon cadre…


– Ça m’est égal!


– Je croyais que vous me portiez de l’intérêt…


– Énormément!… mais je sèche pour une sardine à l’huile.


– Une sardine à l’huile, garçon!… Je mets une collaboration: saisissez-vous?


– Non, je vous en fais trois liées à six francs, en trente si ça vous va… veux-tu qu’on se tutoie, petit?


– Je crois bien! répliqua Etienne, honoré jusque dans la moelle des os!


– Alors, procure-moi un foie gras, pas trop éventé, je l’aime!


– Garçon, un foie gras… Voici comment j’entends la collaboration. Les deux auteurs sont en plein dans l’action. Ils croient inventer le drame, et c’est le drame…


– Qui les invente? l’interrompit Oscar, la bouche pleine.


– Non… je veux dire que le drame inventé par eux se trouve être une réalité, vous saisissez?


– Je le crois, ma vieille.


– Et qu’en dites-vous?


– Du cognac!


– Du cognac, garçon! Il y a une polissonne de cassette qui joue un rôle…


– Est-ce le mien?


– Vous êtes drôles, vous autres. La cassette est à Olympe Verdier. Oscar se leva.


– N’entrons pas encore dans les détails, dit-il superbement. Je désire contracter avec toi une dette d’honneur de cinq francs… Reviens m’attendre demain à la même place. Je te payerai encore à déjeuner.


Évidemment, la fortune souriait aux débuts d’Etienne. Il avait acheté l’influence d’Oscar. À cet instant, on descendait de voiture à la porte du Père-Lachaise. M. Schwartz, l’ancien commissaire de police, et M. Roland saluèrent respectueusement l’inconnu.


Sur la tombe ouverte, M. Cotentin de la Lourdeville prononça le discours obligé. Il parla des torts de l’Ancien Régime; des excès de la Révolution, des batailles de l’Empire; ça, ça et ça; il montra son client (se peut-il que les morts aient besoin de ces avocats!) renonçant à la carrière des armes et se livrant exclusivement à la philanthropie. Le goût du jeu, une certaine ardeur juvénile, les passions, enfin, s’il faut prononcer le mot, rendaient plus héroïque l’apostolat de l’homme éminent que nous regrettons tous. Ces grands cœurs peuvent contenir ça et ça; la fleur du bien, le germe du mal… Certes, on ne peut pas dire qu’il fut enlevé dès son printemps, car sa centième année allait s’accomplir, mais la vigueur de son tempérament lui promettait encore une longue carrière. Il lisait sans lunettes!


– Adieu, colonel Bozzo-Corona! termina-t-il; adieu, notre vénérable ami! Du haut des cieux, votre suprême asile (demeure dernière avait déjà été galvaudé), abaissez vos regards sur cette foule immense qui va emporter, dans chacun de ses cinquante mille cœurs, la sainte relique de votre souvenir!!!


Il y avait une chose singulière. Des mots passaient dans cette foule, composée de cinquante mille cœurs. Pour ne point imiter M. Cotentin dans ses exagérations, nous dirons que ces mots semblaient destinés seulement à quelques centaines de paires d’oreilles. «Ça brûle!» avait-il été dit d’abord. Puis on avait fait circuler cette phrase sans verbe, à midi, la poule, puis des noms, et ces noms semblaient être un triage, car différents groupes s’étaient formés.


M. Cotentin, entouré de chaudes félicitations, répondait avec modestie:


– Il fallait glisser sur ça et ça…


Pendant que la foule s’écoulait, un homme en costume d’ouvrier s’approcha de l’inconnu qui franchissait le marchepied de sa voiture et lui dit tout bas:


– Ça brûle. Il fera jour à midi, à l’estaminet de L’Épi-Scié. On joue la poule!

VI Petit comité

Entrez avec nous dans le palais de Schwartz, le laconique financier. Ne craignez point ici de navrante description; représentez-vous n’importe quel palais, édifié par un cacique de la Bourse: il y en a cinq cents à choisir dans cet heureux Paris. Mais prenez le plus beau. La seule chose qu’il importe de savoir, c’est que les bureaux occupaient le rez-de-chaussée et l’entresol, sur le devant, le reste du bâtiment sur la rue servant de communs administratifs – et que l’hôtel proprement dit s’élevait brillant et coquet, sur le derrière, entre la magnifique cour et le jardin splendide. Des deux côtés de la cour, les écuries et remises à droite, les offices à gauche, les uns et les autres surmontés d’étages à galeries reliant les deux bâtiments principaux.


Ce fameux mercredi, vers le milieu de la journée, les bureaux fonctionnaient comme si de rien n’eût été; M. Champion faisait sa caisse courante à l’entresol, un peu formalisé de ce que le patron eût pris la peine, depuis trois jours, de se mettre à son lieu et place pour des rentrées de fonds très considérables dont le remploi était pour lui un mystère. Il avait dit le matin même à sa femme, en ce moment d’expansion qui suit le réveil: «Il était bon, le poisson de dimanche, hein, Céleste?»


Et sur la réponse affirmative de Mme Champion, il avait ajouté:


– On a des envieux dans toutes les parties. Je ne suppose pas que les cachotteries du patron soient l’aurore d’un remerciement car la maison Schwartz ne peut se passer d’un homme tel que moi. Nonobstant, c’est cocasse. Monsieur m’a repris les clefs de la grande caisse qui doit contenir des réalisations tout à fait inusitées. Ce ne peut être un coup de Bourse, car il peut toujours opérer à découvert, dans la position qu’il a. J’ai songé à un emprunt non classé. Cet homme-là sera ministre… Mais tu ne saurais croire, Céleste, les jaloux que m’attire mon succès à la ligne.


– Il n’y a pas beaucoup de pêcheurs de ta force, répondit Céleste, qui gardait, en accumulant des lâchetés, la paix de son ménage.


Elle se faisait une formidable toilette pour le bar du soir, auquel devait assister maître Léonide Denis, notaire. Entre Léonide et Céleste, attachée pourtant à des devoirs et fière de son Champion, brûlait depuis vingt-sept ans une de ces flammes platoniques qui ne s’éteignent qu’avec la vie.


Tout était sens dessus dessous à l’hôtel proprement dit. Les Codillots de 1842 s’étaient emparés des appartements et les ravageaient de fond en comble. Ni le maître ni la maîtresse de la maison ne prenaient, bien entendu, aucune part à ce forcené travail, et c’est à peine si le ménage Éliacin donnait aux préparatifs un coup d’œil languissant. Aucun pressentiment d’une péripétie prochaine n’existait pourtant. Les domestiques allaient et venaient d’un air libre, et le puissant Domergue lui-même avait sa physionomie de tous les jours.


Mais Mme Sicard, la camériste tirée à trente-deux épingles, qui rapportait de ses visites à sa marraine une bonne odeur de cigare, était inquiète. Sa curiosité, violemment excitée, la rendait malade. Au lieu de s’occuper de sa toilette, comme cela se devait, Mme la baronne restait enfermée chez elle avec des petites gens dont Mme Sicard n’eût pas donné un verre du cassis qu’elle buvait en cachette.


La baronne Schwartz était dans sa chambre à coucher, tête nue et vêtue seulement d’un peignoir. Il y avait bien de la fatigue sur ses traits, bien de la pâleur à sa joue, mais sa triomphante beauté empruntait à ces signes de l’angoisse je ne sais quel attrait nouveau. Sans briller moins, elle était plus touchante, et les deux enfants qui se pressaient là, contre elle, subjugués et collant leurs lèvres filiales à l’albâtre de ses mains, la contemplaient avec un superstitieux amour.


Ces deux enfants ne lui appartenaient pas par les liens du sang, et pourtant ils étaient à elle de tout l’ardent dévouement de leur cœur. Ils l’écoutaient: Maurice Schwartz, debout, pâle comme elle et les yeux ardents. Edmée Leber, assise à ses pieds sur un coussin et gardant à son front attendri la sensation d’un baiser maternel.


Edmée avait la paupière mouillée: c’était la mère de Michel qui venait de parler. Maurice avait l’émotion de son vrai cœur, excellent et tout jeune, unie par une sorte d’adultère mélangé à l’autre émotion factice qui pousse dans cet autre cœur, poche banale, particulière au genre auteur, où les choses sincères tombent et s’élaborent pour produire chimiquement les fâcheuses tirades, les exagérations et le pathos.


Mais Maurice, hâtons-nous de le dire, présentait un cas très bénin de choléra théâtral. L’épidémie l’avait touché à peine; il restait digne d’admirer, de comprendre, de souffrir le vaillant effort, les héroïques calculs, la navrante douleur de cette noble et belle créature qui avait péché peut-être, mais qui se réhabilitait dans le martyre d’une immense expiation.


Elle ne parlait plus; Edmée et Maurice l’écoutaient encore. Elle avait parlé longtemps, les yeux secs, mais le cœur déchiré par de poignants souvenirs.


– J’ai tout dit, reprit-elle après avoir partagé un muet baiser entre ses deux têtes filiales. Blanche ne devait pas m’entendre, car, sans le vouloir, j’accusais son père, et peut-être eussé-je éprouvé trop de peine à me confesser devant Michel. J’ai tout dit à celle qui doit être la femme de mon fils, à celui qui doit aimer et protéger ma fille. Ils avaient droit de savoir quelle terrible misère se cache sous notre richesse. Ma faute est d’avoir eu peur. La mort d’André me brisait le cœur; je n’étais plus moi-même. La pensée d’aller en prison me rendait folle, et c’était lui, si tendre, si dévoué, si généreux, qui avait exalté en moi cette épouvante.


«J’étais seule; je pensais être seule, mais une influence invisible m’entourait et me poussait. Ce mariage me sembla une barrière entre moi et l’objet de mes terreurs. J’entrai dans cette union comme en un asile, et j’y trouvai, sinon le bonheur, du moins une sorte de repos, jusqu’au jour où la découverte des lettres d’André m’éveilla terriblement.


«Je vous ai résumé le contenu de ces lettres qui sont en ce moment peut-être au pouvoir de notre ennemi mortel. Chacun de vous deux, ce matin, m’a apporté sa mauvaise nouvelle, comme si toutes les heures de tous les jours devaient grossir le faisceau des menaces qui barrent ma route: Maurice m’a appris l’enlèvement de la cassette, Edmée le vol du brassard. Les deux coups partent de la même main. Tout ce que j’ai fait depuis dix-sept ans est inutile. La loi est à ma porte, comme au lendemain du jour où, pour la première fois, le malheur nous frappa.


«Mais les choses ont bien changé, mes enfants; je n’ai plus peur. S’il y a encore du froid dans mes veines, c’est à la pensée de ma fille. Pour ce qui est de moi, je suis résignée, et je suis prête…


Le cœur d’Edmée parlait dans ses beaux yeux mouillés de larmes. Elle prit la main de la baronne et l’effleura de ses lèvres. Maurice dit:


– Mon père s’est trompé comme tant d’autres au début de cette infernale affaire. Mon père est un homme intègre et bon. Si j’allais vers mon père…


Le regard triste et résolu de la baronne l’arrêta.


– Il ne nous est même pas permis de nous défendre, prononça-t-elle avec lenteur. Vous pouvez tout pour l’avenir de ma fille qui va vous être confié, Maurice; pour moi, vous ne pouvez rien, personne ne peut rien, sinon celui qui a droit de choisir un flambeau pour éclairer cette nuit; celui qui a souffert plus que nous, pour nous; celui que j’ai pleuré avec des larmes de sang, et dont la résurrection m’apporte une joie empoisonnée, car entre nous deux il y a un abîme.


– Il vit? murmura Edmée.


Maurice avait déjà ressuscité celui-là dans le drame. Le drame le poursuivait, grandi à la taille d’une prophétie. La main pâle de la baronne pressa son front qui brûlait.


– Je le sentais autour de moi, dit-elle. Bien souvent, je réprimais l’élan de mon cœur comme on écarte une superstition, qu’elle soit espoir ou crainte. Mais j’avais beau faire: le pressentiment était le plus fort; il devenait certitude et il me semblait que ce fantôme bien-aimé, ignorant le châtiment de ma vie et le fond de mon cœur, s’appelait désormais la vengeance.


«Je ne me trompais pas: j’ai été un instant condamnée par sa justice.


«J’en ai fini avec le passé, mes enfants; reste le présent. Encore une fois, vous avez le droit de tout savoir.


La baronne tira de son sein une lettre qui semblait froissée et humide. Elle dit avec un triste sourire, faisant allusion à cette apparence de vétusté:


– Elle est d’aujourd’hui pourtant! Elle est de mon mari, reprit-elle en affermissant sa voix par un effort de celui qui reste mon mari devant Dieu. Vous êtes bien jeunes tous deux, mais vous mesurerez plus tard dans toute son étendue le sacrifice de la pauvre femme qui a éclairé pour vous, sans rien réserver, sans rien cacher, l’abîme de sa honte et de son malheur.


Edmée et Maurice se levèrent d’un commun mouvement, et tous les trois restèrent un instant embrassés.


– André Maynotte, poursuivit la baronne en un sanglot, était à dix pas de moi, dans l’église Saint-Roch, quand je donnai cette main, qui ne m’appartenait pas, à M. le baron Schwartz. Il quitta la France, pour ne pas me perdre, après avoir fait une longue maladie. Une main qui jamais n’eut pitié était sur lui. L’arme qui déjà l’avait poignardé redoubla son coup. Il fut condamné à être pendu, pour vol, à Londres.


«Pour vol, deux fois condamné pour vol! Lui, l’honneur incarné! Il s’évada des prisons de Londres, comme il avait brisé sa chaîne à Caen, car, vis-à-vis des démons qui le poursuivent, il y a comme une timide Providence qui arrête la torture au moment où elle va devenir mortelle. Ces lignes, à demi effacées par mes larmes, racontent quinze années de sa vie. Et c’est un cruel miracle ce qu’on peut souffrir sans mourir.


«André vivait pour son fils. Moi, il ne m’aimait plus. Et comment m’eût-il aimée! Il vivait aussi pour se venger. Il est Corse. Il s’était glissé dans le camp ennemi. Deux condamnations, l’une à vingt ans de travaux forcés, l’autre à mort lui donnaient un horrible droit. À ces profondeurs, il y a des lois faites pour combattre la loi. Je vous ai dit ce que sont les Habits Noirs; les maîtres du premier degré eux-mêmes ne pouvaient plus rien contre André, sacré par l’apparence de son double crime.


«Ils pouvaient seulement le tromper; ils le firent, égarant sa volonté vengeresse en dirigeant ses colères contre un innocent, innocent, du moins, au point de vue du crime qui fut notre malheur commun, mon Edmée chérie. Pendant des années, André crut que M. le baron Schwartz était l’auteur du vol commis à Caen, au préjudice de votre infortuné père dans la nuit du 14 juin 1825.


«Il y avait d’étranges témoignages à l’appui de cette erreur. Et dès le temps où André était prisonnier à Caen, il m’écrivait, rappelant la venue de ce Schwartz, pauvre et sans ressources, dans notre magasin, rappelant ce hasard qui le plaça dans la même diligence que moi quand je m’enfuis à Paris, rappelant les paroles du cabaretier Lambert, complice du vol: «L’Habit-Noir a fait d’une pierre deux coups; il en tenait pour la petite marchande de ferrailles!»


«Et André me retrouvait, mariée à ce mendiant d’autrefois, qui maniait maintenant des centaines de mille francs, et qui avait supprimé le message à lui confié dans l’île de Jersey!


«Ce qui a sauvé le baron Schwartz, c’est une autre erreur; André a cru que je l’aimais.


«Et André est le plus grand cœur qui soit au monde!


«Il était jugé; il s’était fait juge. Il n’agit pas comme ceux qui l’avaient condamné, lui qui n’avait pourtant ni le frein de la loi, ni la lumière des débats, ni les témoignages rendus sous la foi du serment. Il avait le temps de s’éclairer. Sa vie s’était donnée à cette œuvre. Il attendit, il chercha, il trouva.


La baronne déplia la lettre et l’ouvrit, sautant les deux premières pages, chargées d’une écriture fine et serrée.


– Tout ceci est là-dedans, dit-elle, portant le papier à ses lèvres d’un geste involontaire et presque religieux. Le reste doit vous être lu, parce qu’il contient notre ligne de conduite.»… L’homme qui me vendit le brassard est mort: celui qui se servit du brassard existe. Vous le connaissez, Julie, depuis plus longtemps que moi, car il fut cause de notre départ de Corse. J’ai la main sur lui, comme il eut si longtemps la main sur moi. Dans vingt-quatre heures, l’association des Habits Noirs sera brisée. Je sais tout. Dieu m’a permis de lire dans votre cœur comme en un livre. Le passé ne peut pas renaître, et cependant j’ai eu bien de la joie à l’heure où mon regard a pu plonger jusqu’au fond de votre pensée. Vous avez dit vrai; sur l’échafaud, vous m’eussiez suivi… Mais la vie avec la honte est un plus rude supplice.


«Je n’ai rien à vous pardonner. Je donnerais pour vous plus que mon sang.


«M. Schwartz, sans être coupable dans les mesures de mes premiers soupçons, a mérité un châtiment. Il sera puni dans la juste mesure de son péché: rien de plus, il est père d’une douce enfant dont vous êtes la mère. Les choses sont prévues et réglées autour de vous, indépendamment de vous; n’oubliez pas cela. Ceux qui s’approchent imprudemment de certains rouages, mis en mouvement par la vapeur, peuvent être entraînés et broyés. Vous êtes, pour quelques heures, entourée de mystérieux engrenages, mus par une puissance plus violente que la vapeur. Ne bougez pas, c’est un conseil et c’est un ordre.


«Quoi qu’il puisse arriver du côté de Michel, de Blanche, de Maurice, d’Edmée, je les connais tous et je les aime, ne bougez pas. Je suis là, je veille, je réponds de tout, sauf du mouvement imprudent qui livrerait un de vos membres aux dents de la mécanique. Ne vous inquiétez pas de Michel surtout. C’est un lion, celui-là. Il a fallu l’enchaîner et le museler.


«Vous me verrez cette nuit…»


La baronne Schwartz s’arrêta parce qu’une discussion bruyante avait eu lieu dans son antichambre. La porte s’ouvrit et Michel entra, le visage rougi par une course forcée, et les cheveux baignés de sueur.


– Je savais bien que je trouverais tout le monde ici! s’écria-t-il. On ne voulait pas me laisser passer, mais rien ne me résiste aujourd’hui… te voilà installé toi, fiancé!


Il adressa un signe de tête souriant à Maurice, baisa la main de sa mère et toucha de ses lèvres le front d’Edmée.


La baronne ne peut retenir un sourire, tant cela ressemblait à une famille.


– Blanche ne nous manquera plus demain! pensa-t-elle tout haut.


– Je vous dérange? reprit Michel. Je ne suis pas de vos secrets. Je vais vous dire les miens: je sors de prison.


– De prison! répétèrent la baronne et Edmée.


– Sainte-Pélagie, où j’avais été inséré de très bonne heure par les soins de ce bon M. Bruneau et de sa digne associée, Mme la comtesse Corona. Que leur ai-je fait à ces deux-là, le savez-vous, ma mère?


– Non, répondit la baronne; je l’ignore.


Elle rêvait, et je ne sais quelle frayeur la prenait.


Sans avoir aucune idée de ce qui allait se passer, elle prévoyait une violente catastrophe, et André, en parlant de Michel, le voulait enchaîné et muselé. André qui menait tout, André, le destin de cette heure suprême.


– Il fait bon à avoir des amis, poursuivit Michel. Le temps d’écrire un mot à Lecoq et de recevoir la réponse, ma lettre de change était soldée. Et fouette, cocher! Savez-vous ce que j’apprends chez moi? La cassette enlevée! Entre parenthèses, si elle contenait des bijoux ou des valeurs, vous pouvez être tranquille, ma mère, le brigand n’aura pas eu le temps d’en faire usage.


– Quel brigand? demanda la baronne de plus en plus inquiète.


– Vous allez voir; j’ai mon idée depuis longtemps. L’escalier a été redescendu quatre à quatre, et j’ai voulu en avoir le cœur net… Une occasion, vraiment! les gens de police étaient en bas, donnant le signalement d’un quidam qui était mon homme, et s’informant…


– Je t’en prie, de qui parles-tu? murmura Mme Schwartz. Et Edmée, avec autorité:


– Dites le nom, Michel!


– Le nom? voilà que je l’oublie, le nom! mais c’est un des noms que prend ce Bruneau, quand il fait un mauvais coup…


– Et pourquoi le cherchait-on? demanda Maurice.


– Pas pour le prix de vertu, mon beau-frère. Je trouverai le nom. En tout cas, j’ai mis les chiens sur la piste, la maison a été cernée, et le commissaire, nouant son écharpe, a monté les escaliers de ce Bruneau… Qu’est-ce que vous avez donc?


Autour de lui régnait un grand silence, et tout le monde était pâle.


– Je cherche ce diable de nom, reprit-il; attendez… Maynotte, parbleu! André Maynotte!


La baronne se leva toute droite, et Michel recula devant son regard épouvanté. En ce moment, Mme Sicard, heureuse de faire du zèle, entra tout effarée.


– M. le baron! s’écria-t-elle. M. le baron qui veut venir dans la chambre de Madame!


– Faites entrer, dit Julie machinalement.


M. le baron Schwartz parut presque aussitôt derrière la camériste. Ces trois dernières journées l’avaient beaucoup changé et vieilli, mais il affectait un grand calme.


– Nouvelles! dit-il en promenant un regard morne, mais sourdement inquiet, sur les quatre personnes qui étaient là. Singulières! Enterrement superbe. Comtesse Corona assassinée cette nuit.


– La comtesse Corona! assassinée! répéta la baronne, comme si sa cervelle ébranlée avait peine à saisir le sens des mots.


– Jolie femme! malheureux, dit M. Schwartz.


Il ajouta, avec une évidente intention de porter coup, et sans ellipse, cette fois:


– M. le Préfet a été charmant pour nous. Il viendra ce soir.


Et à l’oreille de sa femme:


– Nous cédons à une panique. Je suis plus fort que jamais!


– Et pour la comtesse Corona, commença Julie, sait-on?…


– Habits Noirs, interrompit le banquier, reprenant sa sténologie. Maison cernée, rue Sainte-Elisabeth.


– Du côté de la rue Saint-Martin? demanda Michel vivement.


– Juste, répondit M. Schwartz qui pirouetta et se dirigea vers la porte. Un nommé Bruneau.


– Ce serait ce coquin! s’écria Michel en suivant, malgré lui, le banquier.


Edmée et Maurice avaient saisi les mains de la baronne qui défaillit. Michel dit encore:


– Le hasard a voulu… J’ai donné aux agents des indications…


– Bonnes! fit M. Schwartz, passant le seuil sans se retourner; traquenard organisé. Pas un chat sorti des deux maisons qui se touchent, sauf cette créature, Trois-Pattes, M. Mathieu.


Michel revint vers sa mère et la vit, qui chancelait entre les bras de Maurice et d’Edmée. Comme il s’approchait, elle le repoussa de la main avec une sorte d’horreur.


– André Maynotte est ton père! balbutia-t-elle en fermant les yeux.


Michel resta un instant foudroyé; puis, sans mot dire, il s’élança dehors. Il allait par les rues, courant comme un furieux et ne sachant par quel extravagant moyen il essayerait de rompre la ligne des assiégeants qui entourait son père, lorsqu’à la hauteur de la porte Saint-Martin, il s’entendit appeler par son nom.


Trois-Pattes passait dans son panier, traîné par un chien de boucher. Il semblait être en belle humeur. Sa figure, immobile comme un masque, avait presque un sourire dans le fourré de poils hérissés qui l’encadrait.


– Je viens de chez vous, monsieur Michel, dit-il, pour vous donner des nouvelles du voisin Bruneau. Si on s’inquiète de lui quelque part, allez-y et dites que tous les rendez-vous tiennent pour ce soir. Dites aussi que la cassette est en bonnes mains, la cassette que vous n’aviez pas su garder. Je vous salue, jeune homme; en prison, vous regardez à vos pieds en vous promenant: il y a des trappes!

VII On joue la poule

La reine Lampion était une belle femme: Sophie Piston, amante de Piquepuce, et la sensible Sapajou, dame des pensées de Cocotte avaient de doux charmes et buvaient l’absinthe comme des anges du ciel; il y avait encore Riquette, qui levait le pied proprement; Caporal, qui fumait mieux qu’un poêle, et Rebecca, toujours enceinte des paquets qu’elle volait dans les magasins de nouveautés: c’étaient de chères filles qui avaient à la fois la beauté, présent des dieux, et le talent, qui s’acquiert par l’étude. Mais Mazagran éclipsait toutes ses rivales.


Mazagran avait la vogue. Elle était chauve par suite de maladie, mais il lui restait plusieurs dents, et quand une violente couche de rouge enluminait sa joue tannée, elle vous retournait le cœur comme un gant. Telle fut l’enchanteresse qui tendit ses lacs amoureux dans les sentiers de l’ardent Similor.


Hélas! le drame nous pousse. Nous n’aurons de Mazagran qu’un sourire, et c’est une scène austère qui se déroulera pour nous dans ce lieu de délices: l’estaminet de L’Épi-Scié.


Les personnes à qui on avait fait passer ces mots, au cimetière: À midi la poule, étaient à leur poste, debout autour du billard ou assis sur les banquettes paillées, sièges ordinaires de «la galerie».


Échalot, tel que vous le connaissez, «fumait un bloc» comme feu le secrétaire d’État Chamillart. En quelque endroit du billard qu’il vous plût de le caser, il vous faisait directement, au doublé, par la bricole, selon un intérêt ou son caprice. À chaque instant chez ces natures modestes, on découvre un nouveau talent, et c’est leur charme.


Échalot n’ôtait jamais son habit, à cause de sa chemise, que la blanchisseuse gardait en gage, mais il retroussait ses manches, relevait son tablier de pharmacien et confiait Saladin à son clou. Alors, libre de ses mouvements, il bourrait sa queue et enfilait des perles avec enthousiasme.


Au plus beau moment de la poule, la reine Lampion montra sa face rubiconde à la porte du billard et dit:


– M. Mathieu vous espère!


Les queues allèrent au râtelier, la galerie se leva. Échalot, pour employer sa propre expression, se recolla Saladin, et Similor lui-même, jetant à Mazagran l’incendie d’un dernier regard, vint à l’ordre.


M. Mathieu n’aimait pas attendre.


Il était seul dans l’une des salles de l’estaminet, assis sur une table et appuyé au mur. Au dire de tous ces messieurs, quand on le voyait ainsi à hauteur d’homme, les jambes par-devant, il avait l’air de quelque chose, et il fallait qu’il eût «de ça» pour soutenir, malgré ses infirmités, la jolie position qu’il avait dans la mécanique. On le craignait et on l’admirait; ce Richelieu mutilé d’une royauté ténébreuse inspirait aux bas officiers et aux soldats de l’armée un superstitieux respect.


L’entrée se fit en silence. Chacun regarda d’un œil oblique cette tête de pierre, encadrée de poils révoltés. Les femmes seules osèrent approcher, risquant à l’endroit de sa galanterie bien connue une attaque à la fois effrontée et timide. M. Mathieu chérissait le beau sexe, et ce qu’on racontait de ses bonnes fortunes impossibles ne contribuait pas peu à sa gloire. Il répondit aux agaceries de ces dames par le sourire du cynisme pétrifié. Il y a de ces têtes chez Guignol, mais une marionnette de grandeur naturelle ferait peur.


– La Fanchette a avalé son eustache, ce matin, dit-il d’un ton morne.


– Il a le mot pour rire! murmura-t-on.


– Est-ce vrai, mon petit Trois-Pattes, demanda Sophie Piston avec caresse, que tu étais le bon ami de cette comtesse-là?


Un tic nerveux agita pendant une seconde la face de l’estropié qui répliqua d’un ton de lugubre fatuité:


– Les femmes ne manquent pas!


Puis il ajouta, en dépliant une feuille de papier:


– Tout le monde est ici?


– Tout le monde, fut-il répondu.


Il fait jour! prononça solennellement M. Mathieu.


Cette proposition n’avait en soi rien d’invraisemblable, puisqu’il était midi et demi; néanmoins l’assemblée entière l’accueillit comme une grande nouvelle. Hommes et femmes répliquèrent joyeusement:


– Causez, Habit-Noir!


Les portes étaient closes. Nous ne pouvons dissimuler ce fait qu’en présence d’une si remarquable mise en scène. Similor était ému. Quant à Échalot, les mystères d’Isis, d’Éleusis et du Grand Orient de France l’auraient impressionné moins terriblement. La chose de tuer la femme n’était que de la Saint-Jean auprès de ce qui allait se passer dans ces grottes. Saladin, heureusement, n’avait pas l’âge de comprendre. M. Mathieu dit:


– Décision du premier degré, conduite de Toulonnais-l’Amitié, surveillance du duc et du docteur. Valeur quatre millions en billets de la Banque de France.


Un long murmure d’allégresse emplit la salle.


– La paix! ordonna sèchement M. Mathieu.


Il ajouta, en jetant les yeux sur le papier qu’il tenait:


– On va régler l’ordre.


Le papier contenait seulement la liste des personnes présentes, avec des signes hiéroglyphiques, rapprochés des divers noms. Pour les détails, on s’était reposé sur l’excellente mémoire de Trois-Pattes.


– C’est une affaire de longueur, reprit-il. Grand spectacle, figuration, changement et le reste. Toulonnais n’a jamais rien moutonné de pareil. N° 1, Riffard!


Un gros garçon joufflu sortit des rangs.


– Tu es le neveu du concierge de l’hôtel Schwartz?


– Un peu…


– Tais-toi! Tu seras sur la porte de l’hôtel Schwartz, ce soir, et tu regarderas entrer. Les noms qu’il faut faire remarquer sont ceux-ci: Note-les.


– Je me souviendrai bien.


– Note-les: M. Maurice Schwartz, M. Etienne Roland, M. Michel tout court… M. Bruneau… et tu diras: «Comment se fait-il qu’un oiseau pareil entre chez nous?»


Quelques voix murmurèrent, comme on l’avait fait la nuit précédente, à propos de ce même M. Bruneau.


– Mais il en mange!


La paix! fit de nouveau Trois-Pattes, c’est réglé.


Et l’on se tut. Trois-Pattes appela quatre autres noms d’hommes et deux de femmes.


– Même rôle que Riffard, dit-il; se placer en dehors de la porte parmi les curieux et faire des témoins dans la masse.


– Faire des témoins! prononça à l’oreille d’Échalot Similor, étouffé d’admiration.


Échalot soupira et répondit:


– C’est l’adresse infernale des traîtres.


– N° 8, Échalot! appela M. Mathieu.


– Présent! répliqua le pauvre diable, qui sortit de l’ombre avec Saladin sur son dos.


Il y eut des quolibets; mais Échalot déclama noblement:


– C’est rapport à cette tendre créature que je participe à vos ténèbres, étant né honnête en sortant des mains de la nature.


– Tu connais M. Champion? interrompit Trois-Pattes.


– Assez… pour lui avoir vendu trois francs de goujon.


– Il sait que tu vas pêcher sur le canal?


– Oui, à preuve…


– Onze heures. Arriver chez M. Champion; lui dire qu’en revenant de la pêche, tu as vu les pompiers courir à Livry, et qu’on répétait le long du chemin: «C’est la campagne du caissier de M. Schwartz qui brûle!»


– Ah bien! s’écria Échalot, ça va durement l’inquiéter pour ses lignes!


– Faut l’excuser, fit Similor, j’ai beau faire, je ne peux pas lui donner le fil.


On riait. Échalot se redressa offensé.


– Je remplirai mon devoir avec astuce et fidélité, affirma-t-il. Je ne repousse que l’homicide volontaire de répandre le sang de mes semblables!


Ce disant, il fit tourner Saladin comme une giberne et l’approcha hurlant de son sein gauche, d’où sortait le goulot de la bouteille. Ce geste produisit une telle illusion que l’assemblée entière battit des mains, criant:


– Bravo, la nounoute!


– Similor, n° 9! appela M. Mathieu.


Port noble, sourire aimable, démarche élégante, Similor avait tout cela.


– Pas vrai? dit-il en se produisant, on ne peut pas renier un camarade parce qu’il n’a pas vos bonnes manières. Il m’a déjà produit des coups de soleil dans les sociétés.


– Te souviendras-tu bien du nom de M. Léonide Denis? lui demanda Trois-Pattes.


– Parbleu! ne vous gênez pas, monsieur Mathieu, vous pouvez me donner le plus compliqué de tous les rôles. J’ai l’instruction voulue, la parole aisée et le truc pour se présenter avantageusement…


– Tais-toi; onze heures et demie; Riffard t’aidera à entrer. Tu demanderas Mme Champion.


– La femme du président?


– Un mot de plus, je te casse! Son mari est parti pour sauver ses lignes; cela l’empêche d’aller au bal. Tu lui dis: «M. Léonide Denis, notaire royal à Versailles, est à l’article de la mort. Il est des choses qu’on ne peut confier au papier. Vous n’avez que le temps, si vous voulez recueillir son dernier soupir…»


– Nom d’un chien! murmura Échalot qui essuya ses yeux à la dérobée. C’est fichant tout de même!


– Répète! ordonna M. Mathieu.


Similor répéta en jetant sur le fond les broderies de son style.


– Pas mal, approuva l’estropié. Tu auras une voiture à la porte. Tu y conduiras la bonne dame, et le cocher se chargera du reste.


Le n° 10 était le cocher.


– N°11, Mazagran!


En passant, ce libertin de Similor lui serra furtivement la main.


– N°12, M. Ernest!


Ce M. Ernest était pour le moins aussi flambant que Cocotte. Vous voyez qu’on l’appelait Monsieur. L’égalité n’existe pas sur cette terre. Ernest avait un petit emploi chez M. Schwartz. Il connaissait le garçon de caisse de Champion; il avait été choisi pour cela.


Rendons justice à qui de droit, M. Lecoq était un homme énorme. Il n’ignorait rien, pas même la flamme vertueuse et platonique qu’entretenaient M. Léonide Denis, notaire à Versailles, et Céleste Champion.


Vous n’avez pas l’idée, j’en suis bien sûr, des talents qu’il faut dans cette carrière généralement peu estimée.


Depuis trois jours on manœuvrait autour du garçon de caisse. Une intrigue galante était nouée. Rendez-vous était pris, qui devenait radicalement impossible par l’absence de M. Champion et de sa femme. Mais M. Ernest arrivait au bon moment et offrait de monter la garde du garçon. Ces choses s’acceptent entre camarades. Une heure d’amour, puis le devoir. Mazagran était chargée d’allonger l’heure.


N° 13, n° 15, n° 16, etc., des cochers, des valets de pied, pour plusieurs équipages armoriés qui devaient stationner le long du trottoir, prêts à partir.


N° 20 et suivants, des invités chargés de faire des témoins à l’intérieur, comme d’autres à l’extérieur: l’association avait, nous le savons, des comédiens pour tous les costumes. Et il fallait peu de chose pour réveiller les rancunes de MM. Touban et Alavoy, de Savinien Larcin, de Ça-et-ça lui-même. Michel, Etienne, mieux que les nos 20 et suivants, utilités habiles, étaient chargés de leur faire à point nommé et à voix basse, d’insignifiantes communications et de les habiller de mystères. Il fallait que cette expédition merveilleusement combinée réalisât du même coup la fortune, non pas de l’association, comme bientôt nous pourrons le voir, mais la fortune de M. Lecoq et sa complète sécurité, en livrant à la justice ceux qui, mêlés de près ou de loin à son passé, gênaient son avenir.


Nos trois jeunes gens, la famille Leber et M. Bruneau étaient condamnés sans appel.


M. Mathieu lui-même ne savait peut-être pas tout, car c’était un abîme diplomatique que ce Lecoq. Mais, du moins, M. Mathieu était-il plus avancé que tous les autres dans la confiance du grand homme.


Et nous voyons qu’il le servait de bon cœur.


– Nos 30 à 40!


Il y avait des voisins à occuper, des avenues à garder. C’étaient là des rôles inférieurs, si vous voulez, mais malheur à qui méprise cette humble infanterie!


Et tenez! les nos 40 à 50 – des messieurs et des dames – étaient chargés spécialement d’organiser une dispute, voire une véritable bagarre, à un moment donné, si quelque bruit de mauvais augure tombait de l’entresol.


D’autres numéros, M. Mathieu, après avoir fait de nobles personnages, des bourgeois, des employés, des laquais, fit aussi des mendiants, des baisseurs de marchepied, des bouquetières, et peut-être même ce joueur d’orgue imité de l’affaire Fualdès…


Soixante numéros sont casés, ajoutons-en quarante, car il n’y a point de bonne mise en scène sans comparses. Tout est prévu désormais. Il y a (infandum) jusqu’à de faux sergents de ville et une demi-douzaine d’athlètes chargés de mettre le désordre dans l’ordre et d’enlever les trop clairvoyants.


M. Mathieu agita sa sonnette et demanda un verre de rhum. La séance publique était levée; on allait se concentrer en comité secret. Échalot dit à Similor:


– Étant maintenant de la chose, tu pourrais demander une somme pour rhabiller l’enfant que je porte.


– Ida était d’une conduite légère, répondit Similor en s’élançant sur les pas de Mazagran. On ne peut pas savoir.


– Ça veut dire, pensa Échalot, atterré, qu’il a des doutes sur ses liens du sang avec le petit. Aie pas peur, Saladin! je t’adopte devant l’Éternel, dans la position que je viens d’acquérir.


Cinq ou six gros bonnets restaient autour de M. Mathieu, qui avait ordonné que la porte fût refermée.


Piquepuce et Cocotte, dont l’un avait procuré le plan authentique des lieux, et l’autre les empreintes, faisaient naturellement partie de cette réunion d’élite.


– Mes petits, leur dit M. Mathieu, à vous l’honneur! Tout cette racaille est pour la bagatelle de la porte. C’est vous qui allez jouer la vraie comédie, et vous serez payés en conséquence. Le patron veut que cette affaire-là soit son cadeau de joyeux avènement; il ne garde rien pour lui; votre part en sera meilleure.


– Oh! oh! murmura Piquepuce avec défiance, Toulonnais ne garde rien pour lui!


– Peu de chose, du moins, répliqua Trois-Pattes, dont le masque immobile eut son sourire sinistre. Arrangeons d’abord la petite histoire des agneaux.


Combien y a-t-il d’agneaux? fut-il demandé.


– Rien que deux; cet Échalot et ce Similor. Il faut qu’ils restent au fond du filet, parce qu’ils sont voisins des jeunes gens et qu’ils leur ont servi de domestiques. En outre, ils rattacheront le Bruneau à l’affaire de la comtesse Corona. Les pauvres diables nous seront bien utiles. Deux des assistants se chargèrent expressément de faire arrêter en temps opportun Échalot et Similor.


– Comme cela, reprit M. Mathieu, nos derrières sont assurés. La justice a son dû, et tous les anciens comptes de l’affaire de Caen se trouvent à jour. À la caisse!


Il prit dans sa poche deux billets de banque, des clefs et deux cartes d’invitation portant, au cachet qui fermait leur enveloppe, le timbre fastueux de la maison Schwartz. Les clefs étaient neuves et sortaient évidemment de la forge.


– Voici pour entrer, continua Trois-Pattes en donnant à Piquepuce et à Cocotte les deux cartes d’invitation, voici pour travailler.


Il leur présenta les clefs.


– Quant à ceci, acheva-t-il en leur offrant les billets de banque, c’est la toilette et l’argent de poche.


Cocotte et Piquepuce acceptèrent le tout sans remercier. Leur gaieté fanfaronne était partie.


– Il y a encore autre chose, dirent-ils en même temps.


– Nous avons l’air de ne pas être à notre aise, ricana Trois-Pattes en approchant son verre de rhum de ses lèvres. Avons-nous peur des griffes du coffre-fort?


– Le brassard… commença Cocotte. Et Piquepuce compléta résolument:


– Nous ne travaillons pas sans le brassard!


M. Mathieu prit une mine sérieuse et répondit:


– Vous ne serez pas seuls, mes petits. Le magot est trop gras pour qu’on vous laisse en tête à tête avec lui. Toulonnais-l’Amitié est de la noce, et c’est lui qui vous donnera le brassard avec la manière de s’en servir.

VIII Bal d’argent

Ces nuits-là, le petit Paris ne se couche pas.


Ces nuits, le petit monde veille, avide de voir et d’entendre, curieux de flairer un parfum, de saisir au passage le feu d’un diamant ou l’éclair d’un regard, empressé à espionner les toilettes, désireux jusqu’à la fièvre, d’approcher le plus près possible de ces joies vides et vaines, qui lui semblent enviables entre toutes, et dont il désespère de pouvoir se rassasier jamais. Le quartier Schwartz vivait en émoi comme un soir de feu d’artifice. Ces Schwartz, au fond, n’étaient ni aimés ni détestés: on ne leur en voulait guère que d’être si riches. Il y avait Blanche, la chère enfant, qui planait au-dessus de ce coffre-fort. La prescription existe aussi pour le crime de bonheur. On excusait Blanche, parce qu’elle était née dans ce velours frangé d’or; osons dire le mot, parce qu’elle n’était pour rien dans la conquête de la fortune.


Blanche était fille de quelque chose; elle était le seconde génération à qui l’on pardonne la conquête; elle avait droit d’être belle, noble, secourable, et d’éblouir comme un souriant rayon.


Nous ne voulons pas avancer que le quartier, ameuté au-dehors, se privât de médire; on médisait bien en dedans des portes du salon, mais ces humbles invités de l’extérieur n’en disaient pas plus long que les hôtes privilégiés de M. Le baron. Ils venaient, concierges infidèles, flâneurs et curieux de toute espèce, parmi lesquels allaient et venaient ces philosophes qui sont au-dessus des passions humaines, les gardiens de la cité.


L’ambition du quartier était de darder un regard à l’intérieur de la cour; chose difficile, à cause de l’incessante procession des équipages et de la ténacité du premier rang des curieux qui, ayant acquis ces bonnes places, au prix d’une heure ou deux d’attente, les eût défendues jusqu’à la mort. Il est superflu d’ajouter que toute la rue d’Enghien était aux fenêtres, depuis l’entresol jusqu’aux combles.


Aux fenêtres, on se disait de ces choses:


– La file des équipages commence à la Madeleine.


– Elle courait le cachet pour trente sous.


– Quoi! Il y en a qui ont de la chance!


Depuis onze heures, les équipages passaient, passaient toujours, entrant dans cette cour fleurie, versant sous l’admirable marquise du perron leur contenu de femmes, de diamants, de fleurs, et ressortant pour faire place à d’autres équipages.


Les curieux se tordaient le cou. De temps en temps, un nom célèbre dans l’art, dans la politique ou dans la finance était prononcé. Alors il se faisait une petite convulsion dans la cohue, personne ne voyait, mais chacun disait son avis sur cette figure devinée.


Parmi ces innocents et ces oisifs, cependant, un mystérieux travail se faisait: le travail préparé par Trois-Pattes à l’estaminet de L’Épi-Scié. Un homme vint à pied au bal de M. le baron Schwartz, le seul peut-être, et son nom prononcé par Riffard mit en émoi jusqu’aux sergents de ville qui dépêchèrent un exprès à la préfecture. Riffard, neveu du concierge de l’hôtel, était à son poste. Il dit comme c’était son devoir:


– C’est drôle de voir un oiseau pareil entrer chez les maîtres! Et, dans la rue, les nos de 2 à 8, hommes et femmes, répétèrent le nom de M. Bruneau, expliquèrent son humble position sociale et s’étonnèrent à grand bruit.


Sans bruit, au contraire, et à la faveur de quelque fluctuation dans la foule, le même Riffard avait déjà introduit, pour M. Champion, Échalot, qui laissa Saladin, dans l’armoire de la concierge, puis, pour Mme Champion, Similor muni d’un costume honorable faisant valoir ses dons naturels, puis les nos 11 et 12, M. Ernest et Mlle Mazagran chargés du garçon de caisse, après le départ des vieux époux. Tout allait. On avait amplement parlé de Michel, d’Etienne et de Maurice; ces cancans intéressaient assez les badauds pour que ces mêmes badauds fussent à l’heure donnée d’excellents témoins; les invités de Trois-Pattes étaient entrés (nos 20 et 30) et un bonhomme qui portait sur son dos une boîte de lanterne magique, avait eu déjà deux ou trois disputes à cause de son instrument. Les nos 30 à 40, vous savez qu’ils étaient aux fenêtres.


Tout allait donc au-dehors. Au-dedans… soyez tranquilles! vous n’aurez pas beaucoup de descriptions. Nous sauterons par-dessus les merveilles de l’escalier et nous ne ferons que mentionner les enchantements des salons. Ce n’est pas clémence de notre part, c’est que, en réalité, dans la maison Schwartz, il n’y avait pas grand-chose à peindre, à cause de Mme Schwartz, dont le tact exquis était ici une sauvegarde.


Le bal était splendide. Le Tout-Paris des chroniqueurs y assistait en masse. Les salons du baron Schwartz étaient littéralement émaillés de grands noms: la cour y était représentée; le faubourg Saint-Germain y avait envoyé une suffisante députation; les lettres, les arts, l’argent, trois royautés, y foisonnaient couronne en tête; l’armée, la magistrature, la diplomatie tressaient le long des fastueux lambris une guirlande de générales, de présidentes, d’ambassadrices. Guebwiller, alma mater de cette prodigieuse dynastie des Schwartz, eût été bien fière de voir ainsi l’Europe civilisée, que dis-je, l’Europe illustre, académique, officielle, entourer ce million qu’elle avait allaité petit sou.


C’était sous la pluie ruisselante de ces clartés qu’elle était souverainement belle, Mme la baronne Schwartz – Giovanna-Maria Reni des comtes Bozzo – avec son teint d’Italienne, mat et puissant, avec la royale noblesse de sa taille, avec la correction suprême de ses traits, encadrés comme ceux de la femme du Titien dans la gloire prodigue de ses cheveux noirs. Elle échappait justement, par le nom de sa famille, que nous avons à dessein rappelé, à la seule infériorité possible à la protection de ses hôtes illustres. Elle était ici le pavillon éclatant qui couvrait de ses plis le blason pour rire servant de poulaine au riche vaisseau Schwartz.


Debout à son poste de maîtresse de maison, le visage éclairé par un digne et courtois sourire, je ne sais pourquoi vous eussiez dit qu’elle était assise sur un trône.


Il y a de ces prédestinées qui règnent partout et toujours. On l’admirait, on l’enviait; le baron Schwartz et d’autres l’adoraient. Je n’ai pas dit: on la respectait. Elle était million. Chez nous, personne, y compris les dévots du veau d’or eux-mêmes, personne ne respecte le million. Cela tient à plusieurs causes, dont aucune ne fait honneur ni au million ni à nous.


Le bal du baron Schwartz, nous le savons, n’avait pas été donné pour la danse. Nous n’y sommes pas non plus pour voir danser. Ce qui nous importe, c’est d’y suivre notre aventure qui hâte sa course et se précipite vers le dénouement. Le steeple-chase de nos mystérieux parieurs passait inaperçu au travers de la fête, et cependant leur effort occulte produisait amplement son effet. Des bruits allaient et venaient outre mesure de Maurice et de Blanche, qui, seule, peut-être, s’amusait de tout son cœur. Un couple ravissant! disaient les personnes qui ont l’adjectif facile.


Après tout, ce petit homme était le fils d’un chef de division. On peut avoir besoin de la préfecture.


Ces choses se disaient dans une chapelle assez bien composée:


– Chère madame, cet ange blond aura deux ou trois fois la dot de la reine des Belges.


– On avait parlé d’un M. Lecoq de la Perrière pour elle.


– Un gaillard bien étonnant! Avez-vous eu vent des absurdités qui se racontent au sujet de ce pauvre bon vieux colonel Bozzo-Corona?


– Il paraît certain que la comtesse, sa petite-fille, a été assassinée en plein Paris?


– La nuit, madame, sur un banc du boulevard… Et quel boulevard!


– C’est au moins une conduite étrange…


– Celle du meurtrier?


– On le connaît, monsieur; c’est l’Habit-Noir.


– Gaillardbois me disait que ces coquins-là étaient plus de dix mille dans Paris!


– Et sait-on ce que la pauvre comtesse allait faire sur ce banc de boulevard?


Dans une autre chapelle, qualité inférieure:


– Ah çà! ce jeune Michel tient donc à M. Schwartz par des liens?…


– Alors, pourquoi cette éclipse?


– La baronne… Vous comprenez!


– Il a été loin, un moment…


– Jusqu’à Sainte-Pélagie, oui! Troisième chapelle:


– Les conversations… Le baron est bien aise d’avoir avec lui un homme qui a fait partie de plusieurs assemblées. Ça et ça… et ça!


– Vous saviez de quoi il retournait entre lui et le colonel?


– Voyons, monsieur Cotentin, est-ce une mauvaise plaisanterie, l’histoire de ces Habits Noirs?


– Il y a de ça… ou de ça… Mes hautes relations me mettaient à même… Mais il ne m’est pas permis d’être indiscret.


Quatrième chapelle, dessus du papier:


– Il est bien aise de voir ce monde-là de près.


– Une fois en sa vie. C’est curieux.


– Mais c’est un succès. J’ai aperçu la marquise.


– Et la vicomtesse, et tout l’hôtel de X…!


– Il y a trop de gens de la cour citoyenne.


– On les souffre bien au théâtre!


Cinquième chapelle, petit coin humble et venimeux:


– Quoiqu’il ne soit pas aimé dans ce pays-ci, j’ai cru devoir accepter l’invitation.


– Mon pauvre Blot, lui, avait poursuivi plus d’un billet. Vous verrez que ça finira mal tous ces embarras qu’il fait: dépenser des cent mille francs pour souhaiter la fête d’une petite fille!


– On colporte déjà des histoires.


– C’est tous des brigands, maintenant! Vous ai-je dit que dimanche, dans la voiture, j’en ai été pour ma tabatière, mon foulard et mon porte-monnaie?… Ah!


Ceci était un cri. Mme Blot, rentière, avait cru reconnaître au milieu d’un groupe le voyageur éloquent qui l’avait tant intéressée en comparant Paris à une forêt. Ce fut l’affaire d’un instant. Mme Blot s’était trompée, comme bien vous pensez.


Mais, parmi tous ces riens qui faisaient vivoter les conversations, un vague mouvement de curiosité se glissait, augmentant à chaque minute, sans que personne pût dire où il prenait naissance. Les noms du colonel Bozzo et de la comtesse Corona revenaient à chaque instant; on racontait avec mille détails la mort de celle-ci, et le nom de son meurtrier circulait, acquérant ainsi une célébrité funeste. Au bout de la première heure, nul n’ignorait plus ce nom de Bruneau, le marchant d’habits de la rue Sainte-Élisabeth. La comtesse Corona, nous l’avons dit, touchait de très près aux deux grands mondes qui divisaient alors la haute vie parisienne. Sa mort donnait tout à coup une effrayante réalité à cette légende des Habits Noirs, jusque-là entourée d’un nuage. Elle appuyait surtout d’une façon inopinée et frappante cette opinion, dès longtemps répandue parmi les crédules que la mystérieuse association, enfonçant ses racines jusqu’au plus profond de nos misères sociales, atteignait par ses hautes branches au sommet où la noble richesse semblait à l’abri de tout soupçon. Qui eût pensé jamais que le colonel Bozzo-Corona?…


Il y avait une énigme. La comtesse dont l’existence avait toujours présenté des côtés romanesques et obscurs, était-elle affiliée à l’association? Le drame dont elle était la victime avait une physionomie de châtiment ou de vengeance. Son mari… autre mystère.


Et, certes, la pente que prenait la préoccupation générale n’aurait point d’elle-même porté l’attention vers les trois jeunes gens, dont un seul, Michel, avait une ombre de notoriété. Cependant, on parlait d’Etienne et de Maurice en même temps que de Michel. Ils étaient, disait-on, les voisins de ce Bruneau. Ils faisaient un drame avec l’affaire Maynotte.


Nul ne connaissait l’affaire Maynotte, et pourtant, on racontait l’histoire de la nuit du 14 juin 1825, à Caen. Qui donc prenait tant de peine?


Des personnes complaisantes… On ignorait leurs noms: c’étaient des invités. Dans un bal comme celui où nous sommes, il y a toujours, au bas mot, un demi-cent de seigneurs que nul n’a présenté et sur le visage desquels le maître de la maison lui-même ne saurait pas écrire un nom. Ceux-là, quels qu’ils fussent, ne manquaient point au bal de M. le baron Schwartz. Ils parlaient, et jamais les nouvellistes innocents ne font défaut pour colporter les paroles.


Edmée, cette délicieuse créature, avait sa part des cancans. On l’avait vue maîtresse de piano: on la retrouvait parée simplement, mais d’une façon si charmante! Avec Mme Schwartz, elle avait les honneurs de ce succès qui consiste à concentrer sur soi toutes les jalousies éparses. Était-elle de la famille? Alors, ces Schwartz tenaient par tous les bouts au roman sombre qui confusément se racontait, car une jeune fille avait été trouvée sur le même banc que la comtesse Corona, une jeune fille évanouie, la nuit, seule. Des voix inconnues avaient prononcé le nom d’Edmée. Il y avait des liaisons entre elle et ce Bruneau, et elle habitait la maison des «trois jeunes gens», et… que sais-je! Maintenant croyait-on à tout cela?


Paris croit et ne croit pas; il se connaît. Il bavarde froidement, colportant ces impossibilités qui le lendemain deviennent de l’histoire. Il n’y croit pas, non. Seulement, quand la chose est une fois arrivée, la chose absurde, invraisemblable, impossible, il cligne de l’œil de Voltaire et vous demande avec la bonne foi de Beaumarchais: ne vous l’avais-je pas bien dit?


On ne croyait pas, mais on regardait passer le baron Schwartz, digne et courtois, sous son embonpoint conquis. On l’écoutait dire aux dames:


– Aimable au dernier point, madame la comtesse. Reconnaissant de la grâce que vous nous faites, monsieur le duc. Véritable honneur pour nous, madame la marquise…


En ayant soin, malgré ses habitudes laconiques, de ne jamais oublier un titre, il allait, comme c’était son devoir, à tous ceux qui avaient droit. Non seulement il n’y avait sur son visage ni inquiétude, ni abattement, mais les observateurs croyaient y lire une allégresse intime ou le travail d’un grand espoir.


Une passion naïve allumait sa prunelle, quand son regard rencontrait la radieuse beauté de sa femme.


M. Lecoq lui avait glissé quelques mots en passant. M. Lecoq de la Perrière marchait, accompagné d’un adolescent de haute taille, très beau, quoique un peu lourd, et remarquable par son profil bourbonien.


Le mariage de Blanche avec ce jeune fou de Maurice n’était pas encore accompli. Chacun pouvait voir comme M. de la Perrière était bien conservé, et pour tant faire que de céder la place, lui qui avait été le fiancé officiel… Écoutez! Là était peut-être la raison de ce triomphe contenu qui rehaussait la tête du baron Schwartz. On savait que M. Lecoq avait été reçu aux Tuileries, et plus d’une noble dame contemplait les traits de son jeune compagnon avec une émotion pieuse.


Le duc! ainsi l’appelait-on. Point de nom pour remplacer celui de Bourbon, auquel il avait droit et qu’il ne lui était pas encore permis de porter.


Ce jeune homme occupait bien des pensées.


Une entrée qui produisit une énorme sensation fut celle du personnage haut placé dans l’administration, que nous avons désigné, dans le récit des obsèques du colonel, sous le nom de l’inconnu. M. le marquis de Gaillardbois le suivait comme son ombre. L’inconnu salua M. Lecoq et son jeune compagnon.


Mais si vous saviez comme Edmée et Michel, d’un côté, Maurice et Blanche, de l’autre, étaient loin de tout cela et à quelle hauteur ils planaient au-dessus de ces brouillards! Maurice, pourtant, venait de rencontrer son père, l’ancien commissaire de police, qui lui avait dit en serrant sa main gravement:


– Je suis content que vous soyez rentré chez M. le baron. Même scène, entre M. Roland et Etienne qui n’avait plus d’amour celui-là, mais qui respirait dans cette atmosphère enfiévrée les propres essences de son drame. Etienne prenait tout, ne s’apercevant pas qu’on le faisait acteur dans la pièce. Il sentait violemment ces menaces de catastrophes avec lesquelles d’autres jouaient. C’était sa proie, il la guettait.


Vers une heure du matin, MM. Roland et Schwartz, de la préfecture, se réunirent dans une embrasure.


– Il paraît que c’est pour cette nuit, dit l’ancien commissaire de police qui essaya de railler. On va nous prouver que, pendant dix-sept ans, nous avons eu tort de dormir sur nos deux oreilles.


Le magistrat répéta gravement:


– C’est pour cette nuit. On va nous prouver cela.


Un homme que ni l’un ni l’autre ne connaissait s’approcha d’eux, les salua, et leur dit à voix basse:


– Messieurs, tenez-vous prêts. Le signal sera: La justice est infaillible.


Ils tressaillirent tous deux et le rouge de la colère monta aux joues du magistrat.


Mais l’homme avait salué de nouveau avec une froide courtoisie. Ce n’était qu’un messager portant des paroles dont le sens lui échappait sans doute. M. Roland et M. Schwartz, de la préfecture, échangeant un regard silencieux, le laissèrent se perdre dans la fête.

IX Amour qui expie

Ce beau Michel aurait été soucieux si Edmée Leber, pétillante de bonheur, ne l’eût enveloppé dans les mille rets de sa joie. Ce soir, vous eussiez juré que ces beaux yeux jamais n’avaient pleuré. Elle retenait Michel qui avait conscience de son inutilité en ces heures difficiles et qui s’en indignait; elle enlaçait notre pauvre héros, condamné à sentir tout autour de lui les soubresauts du roman dont il était le centre, elle le charmait, frémissant qu’il était et possédé par le généreux désir de combattre: elle lui faisait oublier le temps.


Quelqu’un avait dit à Edmée: «Il ne faut pas que Michel bouge!» Mais s’il ne faisait rien, on s’occupait de lui. Je ne sais si les indiscrétions du puissant Domergue, parties de l’antichambre, avaient monté jusqu’au salon, mais il est certain que tout le monde cherchait une ressemblance entre la mâle beauté de Michel et la figure de belette engraissée de M. le baron Schwartz. Il n’y avait pas à s’y méprendre; c’était le jour et la nuit; mais la nuit est sœur du jour et «l’air de famille» sautait aux yeux.


Ce grand et noble garçon était fils d’un péché de jeunesse. On se souvenait de ses prodigalités d’un instant et du rang qu’il avait tenu parmi l’adolescence dorée. Sa disgrâce elle-même avait physionomie de châtiment paternel, et puis Mme la baronne avait dû travailler contre lui, mère d’une fille unique, c’était son droit et son rôle. Vous voyez bien que Paris ne croyait pas au fanatique, puisqu’il épluchait avec soin ces bourgeoises réalités. Vous ne voyez rien. Paris fait tout à la fois. Prêtez l’oreille encore un peu.


– Vous m’accorderez, madame, la marquise que M. le préfet de police n’est pas ici pour le roi de Prusse?


– Tout le monde est ici, comte. Nous y sommes bien!


– La bombe éclatera, je vous le prédis. Gaillardbois, parlant à ma personne m’a dit que ce M. Lecoq de la Perrière avait des accointances… Je m’entends!


– Un sorcier, ce Lecoq!


– Enfin, il y avait dans Paris, aujourd’hui, cinquante mille bouches pleines de ce mot: les Habits Noirs. Ce Lecoq entrera au cabinet!


– Sous quel prétexte?


– Sous ce prétexte que M. le baron doublera la dot promise pour être le beau-père d’un prince du sang.


– Nous revenons à la plaisanterie de Louis XVII!


– Je suppose maintenant que toute cette machine des Habits Noirs soit une conspiration à l’italienne…


– M. Lecoq vient de parler bas à la baronne Schwartz, qui a pâli.


– Après tout, sous un régime pareil, il n’y a plus d’absurde!


– Mon avis, dit dans le coin humble, l’adjoint de Livry, à Mme Blot, rentière, c’est que la présence d’un particulier si riche dans ce pays-ci ne fait pas de mal.


La rentière répliqua d’un ton mystérieux:


– Savez-vous ce qu’on chuchote? La maison est pleine de mouchards. Mon pauvre Blot avait des opinions: il les sentait d’un quart de lieue! Il paraît que l’assassin de cette comtesse Corona est dans la fête!


Celui que nous avons nommé l’inconnu sortit à ce moment avec quelque précipitation. M. le marquis de Gaillardbois resta. Il avait l’air soucieux.


Comme l’orchestre frappait le dernier accord du quadrille, une voix lointaine, et néanmoins distincte, monta par les fenêtres ouvertes. Elle apportait le cri plaintif, mais joyeux aux oreilles enfantines, que les joueurs d’orgue lancent dans la nuit.


– Lanterne magique, pièce curieuse!


– Où donc est ce fameux M. Lecoq? demanda, l’instant d’après, la marquise.


– Disparu… le préfet de police aussi.


– Est-ce qu’il y aurait vraiment quelque chose?


La baronne avait pourtant des sourires si charmants et si tranquilles! Et le baron Schwartz était si bourgeoisement beau dans son rôle de maître de maison dont la fête est un succès!


Presque au même instant, la personne qui avait parlé bas à M. Roland et au chef de division de la préfecture, s’approcha de la baronne et la salua. La baronne avait incliné ce soir sa tête charmante, devant bien des invités inconnus. Celui-ci, avant de se redresser, laissa tomber ces mots qu’elle seule put entendre:


– Il vous attend dans votre chambre à coucher.


Elle ne perdit point son sourire, mais un cercle s’assombrit autour de ses yeux. Le messager s’éloigna. Elle se leva au bout de quelques secondes et prit le bras de Michel qui lui demanda d’un accent effrayé:


– Qu’avez-vous, ma mère?


Car il sentait, à travers l’étoffe, sa main plus froide qu’un marbre. De loin, le baron l’observait. Dans le salon voisin, la baronne congédia Michel, disant:


– Je vais revenir. Retourne près d’Edmée, je le veux. Elle prit, toujours sereine en apparence, l’escalier conduisant aux appartements de famille. Mais son cœur bondissait et blessait les parois de sa poitrine. Elle se demandait, plus folle qu’une jeune fille à son premier rendez-vous:


– Va-t-il m’appeler Julie!


Ce serait chose banale que de chercher ce qu’il peut y avoir d’angoisse douloureuse ou de furieux espoirs sous le calme sourire d’une femme. Depuis trois longues heures, Julie souriait et se taisait: Julie qui avait des cris dans l’âme et des sanglots plein le cœur; Julie ravivée et ressuscitée, car ce jour avait supprimé dix-sept ans de sa vie; Julie, jeune, ardente, anxieuse, curieuse, passionnée et femme, plus femme mille fois qu’elle ne l’était jadis. Depuis trois heures, Julie dissimulait, à l’aide de cet effort surhumain qui est un jeu pour elles toutes, un bonheur qui allait jusqu’à l’ivresse, une souffrance qui atteignait au martyre, des craintes poignantes, des espérances délicieuses, un monde de troubles violents, d’émotions épuisantes, de pensées fraîches comme l’éveil des seize ans.


À dater de cette soirée du mois de juin 1825, où elle avait murmuré l’adieu, en pleurant, penchée à la portière de la diligence qui l’emportait vers Paris, heure lointaine et toujours présente, pas une autre heure de son existence ne s’était écoulée sans quelle eût appelé ou redouté l’instant présent, l’instant suprême…


Combien de fois, éveillée ou rêvant, n’avait-elle pas entendu avec fièvre cette parole impossible:


– Il est là! Il vous attend!


André! L’homme qu’elle aimait, l’homme qu’elle se reprochait si amèrement de n’avoir pas assez écouté!


Je sais bien que vous avez jugé, tous, tant que vous êtes, jugé sévèrement et sans appel; mais ils avaient jugé eux, là-bas, à Caen, sans appel et générosité. Vous vous êtes dit: Cette femme manque de courage. Il y eut dans son fait égoïsme et faiblesse.


Moi, je vous réponds: C’est vrai, mais ne jugez pas.


À la cour d’assises de Caen, ils se trompèrent purement et simplement. Vous, vous ne vous trompez point. Cependant, ne jugez pas.


Elle avait été lente à se développer, la merveilleuse beauté de ce corps; aucune floraison hâtive n’avait escompté sa splendeur. L’âme était née tard dans cette enveloppe. Ne jugez pas; l’âme était née enfin, une belle âme, brûlant à de magnifiques profondeurs. Il y avait ici une femme vaillante et ardente, tressaillant à la passion dans toutes les parties de son être comme ces cordes sonores que le génie fait chanter ou gémir; il y avait là un amour résolu, franc, sans bornes, élargi et sanctifié dans de navrantes veilles, un amour jeune et vivant, une chasteté de feu, une folie, une destinée. Les jours passés ne comptent pas. La voici, vierge, enfant, et si adorablement belle!


– Va-t-il m’appeler Julie?


Elle songeait à cela. Je vous dis qu’elle était enfant. Mais son sein battait, mais sa paupière tremblait, secouant des larmes. Dans cette route si courte qui la séparait de sa chambre à coucher, elle eut tous les souvenirs, toutes les aspirations, tous les désirs, toutes les terreurs qui avaient éprouvé les longues années de l’exil. L’idée de son crime l’écrasait; mais André avait tant de miséricorde! et il aimait si bien autrefois!


Que de changements en lui! On disait que ses cheveux étaient tout blancs! N’importe! elle le voyait beau. Comme elle allait reconnaître son sourire! Mon Dieu! mon Dieu! Elle s’assit défaillante sur la dernière marche de l’escalier.


Personne n’était là pour épier cette étrange maladie. Il y avait eu sans doute des précautions prises. Elle ne rencontra ni Domergue, l’inévitable, ni Mme Sicard qui, d’ordinaire, était partout où on ne la voulait point. Les bruits du bal venaient jusque dans ces escaliers et ces corridors, discrètement éclairés. Julie avait peur, et ces accords lointains lui levaient la poitrine.


Vous souvient-il de la clairière dans le grand bois de Bourguebus? Julie revit cela: son mari, son amant, ce martyr, ce noble jeune homme; elle le vit. Le soleil, tamisé par les feuilles, jouait dans les boucles noires qui couronnaient son beau front. Oh! certes, en ce temps-là, elle l’aimait de tout son cœur. Ce n’était pas assez. Son cœur avait grandi.


Il était là, à quelques pas d’elle; pourquoi tarder? pourquoi perdre une minute? Elle se leva brusquement et marcha d’un pas rapide vers la porte de sa chambre. La porte était entrouverte. Avant de la pousser, ses deux mains froides étreignirent la brûlure de son front.


Elle entra enfin, mais un voile était sur son regard. Ses yeux incertains firent le tour de sa chambre, qui lui sembla déserte. Tout à coup, un cri s’étrangla dans sa gorge. Elle venait d’apercevoir, presque au ras du sol et non loin de la porte qui conduisait aux appartements de Blanche, une tête bizarre et bien connue, un masque glacé, immobile, effrayant, au milieu d’une forêt de poils hirsutes: la figure de Trois-Pattes, l’estropié de la cour du Plat-d’Étain.


Elle recula, chancelante, et balbutia:


– Ce n’est pas lui!


En ce moment, il n’y avait qu’un point lucide dans son cerveau exalté. Le voir: telle était son unique pensée. Elle avait tout oublié, hormis cela. Elle n’était, ni la femme du baron Schwartz, ni la mère de Blanche; elle était seule, elle était libre; l’égoïsme de la passion victorieuse la tenait; toutes les imprudences, elle les eût commises; toutes les menaces, elle les eût bravées; il n’y avait rien au monde, rien de terrible ou de sacré, qui pût faire obstacle à son élan. Si son premier regard lui eût montré, au lieu de ce misérable, André, André vieillard, lépreux, criminel, déjà elle eût été dans ses bras! Ce n’était pas lui! Son premier mouvement fut de s’enfuir.


– Je viens de sa part! dit une voix morne qui l’arrêta comme si une lourde main se fût posée sur son épaule nue.


Jamais le mendiant de la cour du Plat-d’Étain n’avait parlé en sa présence; d’un autre côté, cette voix ne ressemblait nullement à celle qui vibrait dans son souvenir, et pourtant cette voix la fit tressaillir.


– Pourquoi n’est-il pas venu? murmura-t-elle.


– Parce que aujourd’hui comme autrefois, lui fut-il répondu, il est accusé, c’est-à-dire condamné.


– Ah! fit-elle en reportant malgré elle ses yeux sur l’estropié, car cette voix inconnue la troublait et la tourmentait; il est accusé, c’est vrai! encore accusé!


M. Mathieu fixait sur elle son regard, brillant et froid comme un reflet de cristal. Elle s’appuya à l’une des colonnes de son lit. Sa pose abandonnée et découragée formait un étrange contraste avec sa toilette éblouissante et les richesses qui l’entouraient. Elle avait cet œil inquiet de la créature aux abois. La paupière de M. Mathieu se baissa. Il n’avait pas pitié pourtant, car son accent glacé se fit entendre de nouveau, disant:


– Je suis ici pour le remplacer, et il faut m’écouter, madame.


– Parlez-moi de lui! supplia-t-elle.


– Dans cette maison, dit M. Mathieu, au lieu de répondre, vous êtes entourée d’événements qui vont, qui se pressent et vous enveloppent. Tous ceux que vous aimez sont menacés…


– Je n’aime que lui, balbutia Julie, qui s’affaissa sur l’édredon en tordant ses mains. Elle se reprit avec une sorte d’horreur et sanglota:


– Oh! mes enfants! mes enfants! mon Michel qui est son fils! ma petite Blanche chérie!


Ses doigts vibraient, sa voix se déchirait. Pourtant, elle ajouta, étreinte par une passion dont la peinture nous fait peur:


– Je vous en prie, parlez-moi de lui!


Le regard métallique de Trois-Pattes glissa entre ses paupières comme un rayon tranchant et rapide. La pâleur de ses traits changeait de ton et un cercle profond s’estompait au-dessous de ses yeux.


– Vous lui aviez dit, prononça-t-il à voix basse: «Il n’y a au monde que toi pour moi. La toute-puissance elle-même ne pourrait me donner à un autre qu’à toi…»


Elle se leva toute droite, du fond de son affaissement. Sa beauté voilée se ralluma comme un incendie. Elle fit un pas: toute son âme était dans ses yeux.


Mais son regard se choqua contre ce masque morne, plus inerte qu’une pierre. Comment cet homme savait-il? Julie dévorait l’énigme insoluble.


C’était une lionne. Son sein battait superbement; le sang, rappelé avec violence, brûlait d’un rouge vif les contours de sa joue; ses cheveux, dénoués par un de ces robustes mouvements qui échappent à la passion, ondoyaient en tumulte sur sa gorge et sur ses épaules. Elle cherchait. Depuis que les savants cherchent, il n’y eut jamais dans la science de regard si puissant que le sien. Mais jamais, non plus, jamais, devant un regard, il n’y eut de médaille plus muette.


Rien. Nulle trace. André avait-il raconté à ce bizarre confident les intimes secrets de sa torture? Les fenêtres de la chambre à coucher donnaient sur la cour, où, depuis longtemps, le va-et-vient des voitures avaient cessé. Un son d’orgue se tut, une voix éclata:


– Lanterne magique! pièce curieuse!


C’était la seconde fois. Le regard de M. Mathieu se tourna vers la pendule. Il prononça d’un ton dur:


– Dans dix minutes, il faut que tout soit fini entre nous, madame!


Ces paroles allaient contre la volonté de celui qui les prononçait; elles n’étaient point d’un envoyé, mais d’un maître. Julie n’entendait, Julie ne comprenait des choses que le côté qui flattait la folie de son espoir. Elle fit encore un pas, mais son regard inquisiteur, quittant ce visage, effrayant d’immobilité, interrogea le buste, puis les jambes. André, pour elle, était la force; quand elle fermait les yeux, elle voyait la vaillante statue de la jeunesse.


Une angoisse aiguë se retourna dans son cœur, et sa poitrine rendit un gémissement. Ce n’était pas lui! Elle ne voulait plus que ce fût lui! Elle s’arrêta et retomba dans sa stupeur. Elle fut obligée de s’accouder au marbre de la cheminée, parce que la mosaïque du parquet tournoyait sous ses pieds, et sa pauvre tête lourde s’affaissa dans ses mains.


Là-bas, dans le salon, elle avait dépensé tant d’héroïsme à sourire! Pendant qu’elle restait ainsi atterrée et brisée, les paupières de Trois-Pattes encore une fois s’entrouvrirent.


– M’écoutez-vous? demanda-t-il brusquement.


Le corps de la baronne eut un ressaut.


Elle ne répondit pas. Elle avait entendu, pourtant, et compris. Elle songeait: «Parfois, ces excès de rudesse servent de voile à une immense pitié qui craint de se trahir…» Le roman est le dernier refuge des condamnés.


– Je dois partir demain, s’écria-t-elle. Je veux le voir cette nuit. Je risquerais ma vie pour le voir, ne fût-ce qu’un instant. Où est-il? J’irai.


Les sourcils de M. Mathieu se froncèrent. Elle lui sourit comme les enfants qui veulent conjurer un courroux avec une caresse.


– Je sais, je sais, dit-elle doucement, vous avez hâte. Vous n’êtes pas venu pour moi. Il ne m’aime plus, et n’est-ce pas là une juste peine? Mais vous êtes bon, puisqu’il vous a dit son secret. Devinez-vous comme je souffre? Monsieur… pauvre monsieur… allez! vous n’avez pas besoin de dix minutes pour me parler comme on commande à une esclave. Vous venez de sa part: tout ce que vous voudrez, je le ferai…


– Il n’y a plus que cinq minutes, dit l’estropié, dont la voix rude avait des intonations plus rauques.


– C’est trop pour obéir, fit-elle, abandonnant l’appui de la cheminée, chancelante qu’elle était. Pour dire un mot il ne faut qu’une seconde. Et pour parler de lui, moi, je n’ai plus que cet instant si court! Oh! regardez-moi, j’ai les mains jointes! S’il me voyait, il aurait grand-pitié… J’ai été folle, tout à l’heure… un instant, j’ai cru que c’était vous… J’ai demandé à mon cœur ce qu’il aurait d’adoration pour lui ainsi brisé, torturé, terrassé… comme vous l’êtes… pauvre monsieur…


Elle ne marchait pas, et cependant la distance diminuait entre eux. Et certes, il y avait ici un fait inexplicable. La rudesse de cet homme avait porté à faux constamment. Pourquoi ne prononçait-il pas le mot qui devait trancher l’entretien?


Là-bas, dans l’antre de Lecoq, il s’était vanté d’aimer les femmes. Et Lecoq avait souri en philosophe qui regarde tranquillement les plus hideuses excentricités. Sommes-nous en présence d’un satyre ou d’un vampire, buvant le sang d’une agonie? Certains auraient cru cela, car de mystérieux tressaillements trahissaient la vie dans cette masse de chair pétrifiée.


– Pauvre monsieur… poursuivait Julie, plus brisé, plus broyé encore que vous ne l’êtes… et mon cœur répondait: je l’aimerais ainsi… je l’aimerais cent fois, mille fois plus que la parole ne sait le dire… Ayez compassion, je suis folle sans doute… et je parle malgré moi… j’ai pensé à tout, même à l’échafaud! Je l’aimerais sur l’échafaud! Je l’aimerais victime… Je l’aimerais bourreau!


Ce dernier mot jaillit de ses lèvres frémissantes comme le cri d’une idolâtrie suprême. La respiration de l’estropié devint courte, mais il ne bougea pas.


Julie reprit, rejetant en arrière à pleines mains le voile importun de sa chevelure:


– Je suis belle; Dieu m’a gardé cela pour lui. Si vous saviez comme il m’aimait autrefois. Moi… Oh! j’ignorais mon propre cœur… C’était lui qui m’avait dit: «Ne va pas en prison…» Maintenant, s’il me disait: «Ne viens pas en enfer!…» Vos yeux ont brillé! s’interrompit-elle avec un éclat de joie… Si c’était vous!… Mais non… vous auriez pitié!


Elle se pencha comme si une force irrésistible l’eût attirée. Il rouvrit ses yeux tout grands: deux prunelles glacées, puis la paupière retomba bientôt, pendant qu’il disait: «Le temps passe!»


– Dites-lui cela, murmura-t-elle avec une tendresse que nulle parole ne saurait rendre; je ramperais comme vous… comme lui, pour que mes lèvres fussent auprès de ses baisers… je mendierais, s’il était mendiant… dites-lui cela… et qu’il ne croie pas que j’ai oublié ma fille et mon fils… ma fille est à moi: elle viendrait avec nous… mon fils est à lui… dites-lui cela… dites-lui que vous avez vu une misérable femme… sa femme! qui l’aime, comme il aimait! Et davantage! une femme qui est à lui, malgré lui-même, une femme qui mourrait heureuse pour acheter son pardon…


Elle reprit haleine par ses narines gonflées et, traduisant d’avance l’énergie de ses paroles par un geste sublime, elle acheva:


– Une femme qui ouvrirait sa poitrine pour lui donner son cœur!


L’estropié gardait ses paupières obstinément baissées, mais la force humaine a des bornes. De larges gouttes de sueur commencèrent à couler de son front. Les muscles de sa face éprouvaient des frémissements, et sous la ligne de plomb qui encerclait ses yeux, il y avait des marques tour à tour ardentes et livides.


Julie se prosterna. Ce fut en se traînant sur ses genoux qu’elle alla vers lui. Un grand soupir souleva la poitrine de l’estropié qui la sentait venir. Quand elle fut tout près de lui, ses yeux rayonnaient de larmes et ses lèvres avaient ce sourire des biens-aimées qui enveloppe l’âme comme un céleste embrassement.


– André! murmura-t-elle.


Il ne pouvait plus pâlir, mais sa tête s’inclina sur son sein. Julie étendit ses deux bras et balbutia dans l’ivresse de sa joie:


– André, mon André chéri! c’est toi! je sais que c’est toi!


Mais ses bras retombèrent tout à coup et la parole s’étouffa dans sa gorge, tandis que ses yeux, élargis par l’épouvante, démesurément s’ouvraient, La porte qui était derrière l’estropié, sans défense, venait de s’entrebâiller à l’improviste, montrant le visage bouleversé du baron Schwartz.

X Tête à perruque

Le baron Schwartz était un homme dans la force de l’âge, énergique et robuste. Les gens de sa sorte commencent ordinairement par être très paisibles: le flegme est une des qualités qu’on apporte de Guebwiller. Mais ce flegme est un outil: on le jette parfois, quand est finie la campagne de travail. Chose singulière, ces prédestinés de la conquête sont doux et patients tant qu’ils sont maigres, aigus, avides; le sang leur vient avec l’embonpoint, dès qu’ils deviennent beaux joueurs et bons vivants. Si vous les voyez en colère, dites-vous bien que leur affaire est faite. En sa vie, M. le baron Schwartz avait eu peu d’occasions de recourir à la violence; il n’était pas méchant: et cependant ses rares colères s’étaient passées sur plus faibles que lui, sauf un ou deux cas où il avait payé de sa personne. On savait cela dans le monde où il vivait, et son courage avait encore été pour lui une bonne affaire.


Ceux qui le connaissaient bien avaient pensé de tout temps que, si on l’attaquait jamais dans l’amour qu’il portait à sa femme, M. Schwartz deviendrait un homme terrible. Depuis quelques jours, M. le baron Schwartz vivait de fièvre. Ses craintes comme ses espoirs participaient à cet état nouveau pour lui, car la fièvre dont nous parlons n’était plus cette simple accélération du pouls qui accompagne le travail quotidien du million et qui tue lentement, comme l’opium ou l’absinthe, c’était une fièvre profonde, douloureuse, capable de détraquer cet instrument de précision qui était son cerveau, capable de l’arracher au calcul pour le lancer dans les aventures. Il en était à faire fond sur ce roman usé jusqu’à la corde, et qui se présentait néanmoins dans des conditions originales de vraisemblance et de réussite: l’existence d’un petit-fils de Louis XVI. M. Lecoq le tenait, comme cette main de fer, magie des modernes industries, qui emprisonnait les voleurs essayant de forcer les fameuses caisses à secret de la maison Berthier et Cie.


M. Schwartz avait violé la fortune. Et, à un certain moment, quand le triomphe n’était même plus douteux, ce démoniaque mécanisme avait joué: M. Lecoq!


Dans l’affaire du prétendu fils de Louis XVI, M. Schwartz aux abois, cherchait un refuge, une parade, quelque chose comme ce fameux brassard ciselé que les pillards de la caisse Bancelle avaient laissé entre les griffes de la mécanique, la nuit du 14 juin 1825.


Il n’avait rien volé; mais souvenons-nous de la navrante conviction qui terrassa André Maynotte innocent, au lendemain de ce crime. La main qui avait serré jadis la gorge d’André Maynotte était désormais autour du cou de M. Schwartz: la même main! André Maynotte n’était, en ce temps-là, qu’un pauvre enfant amoureux, et ce furent les précautions mêmes prises pour sauvegarder Julie, son trésor adoré, qui couronnèrent ce fatal monceau d’apparences, sous lequel la justice ne sut point découvrir la vérité cachée.


M. Schwartz était, au contraire, un habile homme; les ressources de toutes sortes abondaient autour de lui, et sa fortune lui faisait une armure. Cependant il suffoquait sous la pression de cette main, qui mesurait la puissance d’étranglement à la force de la victime. Il râlait déjà, parce que, pour compléter l’étonnante parité de situation, un grand amour aussi pesait sur lui: une femme était là qui paralysait sa défense, une femme adorée, la même femme!


Je n’ai pas dit le même amour. La passion engourdie dans le bonheur devient féroce à l’heure où l’on souffre. Au milieu de cette immense bataille qui s’agitait autour de M. Schwartz, sa grande affaire était sa femme. Sa femme le gênait, le garrottait, l’absorbait. Il l’aimait avec fureur, depuis qu’elle n’était plus à lui. Il l’aimait à cet horrible point qu’il avait songé un instant à la broyer sous cet arrêt de la cour de Caen qui pesait toujours sur sa tête!


Il l’aimait jusqu’à pleurer, lui, le baron Schwartz, quand il était tout seul et entouré de terreurs dans son cabinet où tant d’or avait ruisselé. Les menaces, les accusations à certains moments, se dressaient autour de lui comme un cercle infranchissable: il était bigame; il était, de par un mensonge que soudait fatalement un atome de vérité, le caissier, le complice d’une association de bandits; seize années de labeurs intelligents, probes dans la mesure des candeurs industrielles, rigoureusement irréprochables selon la morale d’or, pouvaient être transformées, comme le lait de nos fermiers parisiens, pur aussi devant la clémence des inspecteurs, tourne et se corrompt au contact empoisonné d’un acide, transformées en cinq lustres de méfaits, couronnés par un succès impudent. Une fois attaché le grelot qui tinte le glas de la confiance publique, malheur au triomphant d’hier!


Le baron Schwartz avait vu bien des exécutions de ce genre; il savait son époque, il connaissait son Paris d’argent, aucune illusion ne fardait pour lui le danger, et cependant il eût passé franc, tête haute, brandissant son crédit comme une massue, si la femme qu’il aimait n’eût barré son chemin!


Il se perdait pour la sauver. Il faisait comme André Maynotte: au moment de la lutte, ses bras, au lieu de le défendre, serraient convulsivement son trésor.


Il se dévouait ardemment et à la fois de parti pris, non pas, cependant, comme André, à la femme qu’il aimait, mais à l’amour qu’il avait pour la femme.


Il se déterminait à fuir, mais avec elle. Il faisait une folie, il se passait un monstrueux caprice; il perdait, au jeu de sa passion conjugale, de quoi acheter tout l’amour de Paris…


Tel était l’homme qui, sans doute, avait entendu les dernières paroles de Julie, et qui montrait à l’entrebâillement de la porte sa tête ravagée, derrière l’estropié sans défense et sans défiance.


Julie n’eut pas un instant de doute au sujet de ce qui allait se passer. Elle vit le meurtre commis distinctement et comme si le couteau que le banquier tenait à la main eût été planté déjà entre les deux épaules d’André Maynotte. Elle connaissait admirablement cet homme, bourreau, mais victime; elle savait ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais. Ici, le mauvais et le bon ne devaient point se combattre, mais bien se réunir et s’additionner pour frapper un de ces coups qui font disparaître l’arme entière dans la blessure.


Elle voulut crier, mais sa voix resta dans sa gorge.


Elle voulut s’élancer, elle crut bondir: elle était paralysée. Trois-Pattes vit cela. Il n’eut pas le temps de se retourner.


Ce fut, en effet, rapide plus que l’éclair, et le banquier n’hésita pas la centième partie d’une seconde.


Et nous tardons cependant quand il ne faudrait qu’un mot, le plus vif de tous, pour exprimer une action qui fut absolument instantanée. Nous tardons, parce que notre barque de conteur frôle ici un dangereux écueil. Un couteau dans la main de M. Schwartz, c’était déjà un excès, quoique le couteau fût une de ces armes curieuses jetées pêle-mêle en quantité sur les étagères et que ses doigts crispés se fussent noués autour du manche en passant, d’instinct et comme on ramasse une pierre pour écraser une couleuvre. Ce n’est pas cela qui nous arrête, parlant trop, au bord du fossé qu’il faut franchir. Le couteau ne servit à rien.


Il y a des accidents d’un comique offensant.


Le baron Schwartz voulait tuer, ceci est certain. Le feu rouge de ses yeux le disait, la grimace de sa bouche le criait; le meurtre était dans la livide pâleur de ses lèvres et jusque dans les caresses de ses doigts, voluptueusement cordés autour du poignard. Il était ivre, il était tigre; et songez qu’il avait entrevu déjà l’idée du suicide…


Mais étant même admises, l’ivresse de sang et la férocité montant au cerveau comme un transport, un banquier d’habitudes paisibles ne frappe pas comme un expert assassin. Il peut y avoir, jusque dans le crime, des maladresses et des enfantillages. On fait mieux la seconde fois. Ce qui se présentait à M. Schwartz, c’était la tête poilue de cette misérable créature. Trois-Pattes, vautré sur le tapis et dont il ne voyait point le visage. Ses deux mains avides (et il grognait de plaisir enragé, comme une bête affamée qui mange) se plongèrent dans cette forêt de crins; et sans quitter le couteau, tirèrent à lui avec une extravagante violence. Il voulait renverser avant d’égorger et fouler aux pieds le corps mort à la face de cette femme qui venait de dire tant de fois «je t’aime!»…


La crinière vint. Voilà ce qui nous faisait peur. La perruque, pour employer dans notre confession le plus humiliant des mots, resta avec la barbe postiche entre les mains frémissantes de M. Schwartz, qui recula d’un grand pas, et demeura bouche béante.


Trois-Pattes s’était retourné, calme comme un homme sans peur, mais d’un mouvement viril et vif. C’était M. Bruneau, sans son masque de vulgaire bonhomie. C’était un visage jeune encore et remarquablement beau, couronné par une chevelure de neige. M. Schwartz balbutia:


– L’homme de Jersey!


Puis il regarda l’objet grotesque qui pendait à ses mains et où le couteau se perdait. Ses yeux se ternirent, son cou s’allongea en avant, et il sembla que sa pensée s’éteignait.


Julie avait poussé un long cri. Un flux de vie l’inondait. La poitrine du banquier rendit un gémissement rauque, parce qu’elle se prit à aller vers André, les mains tendues et balbutiant des sons inarticulés comme le langage des jeunes mères qui s’enivrent de caresses. Ce n’était ni cruauté ni audace; elle ne savait plus que M. Schwartz était là. Elle jeta ses deux bras autour du cou d’André; elle se serra tout contre lui, si gracieuse et si belle que le malheureux spectateur de cette scène eut deux larmes de sang. Il chancelait. Il avait le couteau. Un sourire d’agonisant essaya de naître sur son visage, vieilli de dix années en une minute.


– Mon mari! mon mari! mon mari! dit par trois fois Julie, qui exhalait son âme en un baiser.


– Son mari! répéta M. Schwartz.


Il se redressa de toute sa hauteur. Un rire convulsif, aigu et court, le secoua de la tête aux pieds, puis il tomba comme une masse et ne bougea plus. Le bruit de sa chute éveilla Julie. Dans le silence morne qui suivit, les lointains accents de l’orchestre parlèrent. Pour la troisième fois, le cri du joueur d’orgue monta du dehors:


– Lanterne magique, pièce curieuse!


Le banquier gisait en travers de la porte. André et Julie restaient à se regarder: Julie défaillante et prise de terreur. André froid. Il rompit le premier le silence.


– L’appartement de M. le baron Schwartz, dit-il avec un calme qui arrêta les battements du cœur de Julie, communique avec ses bureaux, je le sais, et je vous prie de m’enseigner le chemin de la caisse.


– Je vous y conduirai, s’écria-t-elle sans hésitation ni soupçon.


– Non, répondit-il; je vous demande le chemin et la clef, je suis en retard.


Elle voulut répliquer; il l’interrompit, ordonnant:


– La clef, je vous prie, madame.


Julie enjamba le corps de M. Schwartz pour entrer dans l’appartement de ce dernier.


– Il est vengé! pensa-t-elle du fond de sa détresse, en jetant sur lui un regard de tardive pitié.


Quand elle revint avec la clef, il n’y avait plus de Trois-Pattes. André était debout et ferme sur ses pieds. Le regard suppliant de Julie implorait une parole. Il prit la clef et reçut les indications nécessaires sans mot dire. Julie pleurait en parlant. Dès qu’elle eut achevé, il lui tendit la main de lui-même: mais, comme elle voulut la baiser, il la repoussa.


– Adieu, dit-il, nous ne nous verrons plus. Je vous ai pardonné… pardonné sincèrement. Secourez votre mari, comme c’est votre devoir.


Julie se laissa glisser à deux genoux. Il s’éloigna sans détourner la tête.


Julie s’accroupit comme une pauvre folle, écoutant le bruit déjà lointain de ses pas. Son cœur était broyé, sa tête vide. Est-il besoin d’exprimer qu’elle ne se demanda point pourquoi André prenait seul le chemin de la caisse? À supposer même que son cerveau gardât en ce moment la faculté de formuler une pensée qui n’eût point trait directement à son malheur, aucun doute ne serait né, aucun soupçon vulgaire.


À cette heure de la punition, André, pour elle, était grave comme un juge. Il n’y avait rien en elle qu’un respect immense, religieux, docile. Précipitée des sommets de son espoir, condamnée à l’heure même où sa passion avait rêvé je ne sais quel dénouement triomphant et radieux à des difficultés insolubles, condamnée en dernière instance, cette fois, sans recours ni appel, Julie ne se révoltait point.


Il avait droit, tel était le cri de son absolu repentir.


Il était juste. Ce qui l’étonnait, c’était l’extravagance de son rêve. Ses remords ameutés étouffaient violemment cet espoir, qui tout à l’heure éblouissait sa pensée. André avait dit: «Secourez votre mari.» Elle n’eut pas d’autre soin. Elle alla jusqu’au baron et souleva sa tête, qu’elle mit sur ses genoux. C’était son mari. Contre la double consécration de la religion et de la loi, elle se fût peut-être révoltée. Mais André l’avait dit: c’était son mari. André avait droit. Il était le seul magistrat et le seul prêtre.


Elle n’avait plus de larmes. Elle regardait cette tête blonde du père de sa fille, sans haine et sans amour. Quand il rouvrit les yeux, elle essaya de lui sourire.


C’était un coup de massue qui avait écrasé ce malheureux homme. En la voyant sourire, il crut rêver; elle lui dit:


– Le moyen de vous venger, le voici: André Maynotte et Julie Maynotte, qui était sa femme, sont deux condamnés. Dénoncez-les à la justice.


Elle était assise par terre, avec sa merveilleuse beauté. On voit de ces groupes, après les bals de l’Opéra, dans la lassitude de l’orgie. Justement, l’orchestre s’en donnait à cœur joie: c’était le bon moment de la fête.


Le baron, affaissé sur le tapis, l’avait écoutée avec une attention stupide. Il cacha son visage dans les plis soyeux de la robe, comme font les enfants jouant avec leur mère. Et ils restèrent ainsi.


Le rez-de-chaussée de l’hôtel Schwartz, auquel on arrivait par un perron de douze marches, communiquait de plain-pied avec l’entresol des bâtiments accessoires donnant sur la rue. Un escalier privé conduisait des appartements du baron à la galerie qui joignait les bureaux à l’hôtel. André Maynotte descendit les premières marches de cet escalier d’un pas ferme et rapide. Mais ici personne n’était témoin. Avant d’atteindre la galerie, il s’arrêta, comme s’il eût eu besoin de reprendre haleine, à mi-chemin d’une montagne escarpée. Une de ses mains saisit la rampe, tandis que l’autre étreignait son cœur dont les battements le blessaient. Un long soupir souleva sa poitrine. Ce fut tout.


En bas de l’escalier, deux hommes attendaient.


La lampe qui pendait au plafond de l’étroit vestibule éclairait leurs visages graves, mais inquiets. L’un était M. Schwartz, ancien commissaire de police à Caen: l’autre, M. le conseiller Roland.


Tous deux tressaillirent à la vue d’André Maynotte, qui descendait les marches tête haute. Tous deux l’avaient reconnu du premier coup d’œil. Il ne prononça point le mot d’ordre annoncé.


– Monsieur, lui dit le conseiller Roland, qui était un homme d’énergie, nous avons cédé à des sollicitations dont le caractère nous a frappés. Je m’attendais, pour ma part, à quelque chose d’étrange où vous deviez être mêlé; mais je ne m’attendais pas à vous voir. Nous sommes fonctionnaires…


– Vous êtes gens d’honneur, l’interrompit André. Votre conscience a des doutes, car celle qu’on nomme à présent la baronne Schwartz est libre, et vos deux fils, messieurs, ont fait partie de cette maison, qui est la sienne.


– J’affirme… commença M. Roland. André l’arrêta d’un geste.


– Vous êtes gens d’honneur, répéta-t-il, et il me plaît d’être encore une fois entre vos mains. J’ai bien souffert pour attendre l’heure qui sonna à l’horloge de la justice divine. Vous ne pouvez rien pour moi. Je n’attends de vous qu’un témoignage muet, témoignage qui n’ira point devant un tribunal, car aucun tribunal, présidé par un homme, ne me verra jamais vivant. J’ai parlé de vos consciences, nous voici trois consciences; c’est aussi un tribunal. Suivez-moi, écoutez, voyez et jugez.

XI Chambre noire

– Les banquiers, dit Échalot, dont la douce gaieté brillait d’un plus vif éclat quand une bouteille ou deux de mauvais vin cuvait dans son estomac habitué à la sobriété forcée, les banquiers, c’est tous filous, pas vrai, Saladin, trésor?


– Comme quoi, répliqua Similor, l’enfant n’est pas d’âge à te répondre que les progrès de la société sont faits pour supprimer les inégalités de la fortune, dont les banquiers de la Bourse c’est la sangsue insatiable toujours altérée de nos sueurs… Allume, bibi!… Es-tu satisfait d’appartenir à cette entreprise-là?


Ah! je crois bien qu’il était content, ce bon, ce sensible Échalot! La terrible aventure de la femme tuée avait jeté un instant du sombre dans sa vie, mais Similor, plus homme du monde, lui avait fait sentir aisément que c’était là un des accidents inséparables au mystère, et que, toutes fois et quand un jeune homme ne plongeait pas lui-même ses doigts dans le sang, sa délicatesse n’avait pas à souffler mot. La lumière jaillit de la discussion, conduite avec bonne foi. La formule trouvée, la loi proclamée à l’unanimité par ces deux natures sincèrement bienveillantes, quoiqu’à des degrés différents, était celle-ci: «Tuer, c’est des bêtises; ça laisse des remords cuisants; faut se borner à la ficelle, qui ne fait de mal à personne.»


Notez qu’ils ne parlaient jamais de vol, ces euphémistes! Échalot avait eu des scrupules de conscience pour avoir emprunté le pot au lait de sa voisine. L’idée d’introduire leurs mains dans la poche d’autrui les eût positivement révoltés. Mais la Ficelle! jouer la comédie! remplir un rôle! déployer du talent! briller parmi des artistes! conquérir un grade parmi les habitués de ce bureau d’esprit, l’estaminet de L’Épi-Scié, et gagner de l’or à ce délicieux métier!


Certes, certes, Échalot était bien heureux d’appartenir à cette entreprise-là! Et combien il faut peu de temps parfois pour changer la destinée des hommes! Du jour au lendemain, nos deux amis avaient conquis une position sociale. Ce n’étaient plus les premiers venus, des fantaisistes aspirant à la Ficelle comme notre Etienne rêvait la gloire dramatique. Ils étaient assis, ils étaient casés, ils étaient arrivés.


Et ils en avaient l’air! Au premier aspect, désormais, un observateur aurait reconnu qu’il avait affaire à des gens établis. Leur mine était rehaussée par la conscience nouvelle qu’ils avaient de leur valeur. Leurs costumes, sans atteindre encore à la somptuosité, dénonçaient des propensions naturelles à l’élégance: un peu frivole chez Similor, cossue chez Échalot. Ils avaient tous deux des souliers abondamment ressemelés, des casquettes d’occasion, des redingotes décrochées à la rotonde du Temple et chacun une chemise. Saladin, participant à ce bien-être, était enveloppé dans un torchon tout neuf, qui, ourlé pour un autre usage, écorchait sa jeune peau. Il criait, mais Échalot lui versait dans le bec des gouttes de café parfumé d’eau-de-vie. Ils présentaient à eux trois un tableau touchant et agréable. Et ce n’était pas un bien-être passager que le dieu de bohème répandait sur cette famille. Les grades que l’on acquiert dans l’art ne sont point, comme les emplois publics et vulgaires honneurs, révocables à la volonté des tyrans.


Le soir venu, nos deux amis, contents d’eux-mêmes et bienveillants à l’égard de l’univers entier, achetèrent chacun une contremarque et s’étalèrent aux avant-scènes du quatrième étage au Théâtre national de Merci-mon-Dieu! Ils écoutèrent avec un voluptueux recueillement un drame populaire dont les scènes se développaient ingénument tantôt au bagne, tantôt sous les ponts, tantôt dans les égouts de Paris, qu’on dit être fort proprement tenus. C’est là que les auteurs «populaires» placent toujours «leur peuple». Mais le peuple aurait un rude compte à régler avec les auteurs populaires. Quoique gens de goût, Échalot et Similor aimaient cela. Ils furent heureux, car on noya le traître dans la mare de Montfaucon, au moment où il allait mettre le feu à «la maison isolée», où la fille de l’officier avait trouvé un asile.


Pendant les douze actes, les voisins engagèrent plusieurs fois nos amis à s’asseoir sur Saladin, rendu bruyant par le café; Similor, honteux, le renia; mais quelques-uns ayant cru reconnaître en lui l’enfant de carton du prologue, le vent tourna et le paradis réconcilié battit des mains avec fureur.


– C’est à moi! s’écria, pour le coup, Similor. Et mon ami n’en est que le précepteur!


Ils sortirent entourés de la faveur générale, dès que le premier rôle, surnommé le chien de terre-neuve parce qu’il sauve toujours quelqu’un, eut mis la main du jeune avocat dans celle de la fille de l’officier en prononçant des paroles abondamment connues.


– L’heure a sonné! dit Similor, dès qu’ils furent sur le boulevard.


– C’est vrai que c’est l’instant solennel, répliqua Échalot.


Ils avaient du talent, ou plutôt ce talent est l’atmosphère même qu’on respire dans notre forêt enchantée. Tout en gagnant la rue d’Enghien, ils firent une petite répétition de leurs rôles. Échalot entra le premier et déposa Saladin dans un bas d’armoire. M. Champion, à la vue de son persécuteur, crut d’abord à une nouvelle exaction; mais, aux premiers mots d’incendie, il perdit la tête. Ses lignes! Il avait cinq cent vingt-deux numéros dans sa collection! Il s’élança dans la chambre de Mme Champion et lui dit:


– Une catastrophe nous frappe. Je pars pour la conjurer. Veille jusqu’à mon retour!


Et il partit. Le soin de retarder son retour appartenait à l’entreprise. Céleste, tout habillée pour le bal, cherchait encore le mot de cette énigme, lorsque Similor fit son entrée semblable au page de Malbrough. Il fut distingué, adroit, mystérieux et touchant. Maître Léonide Denis, couché sur son lit de douleur, à Versailles, voulait voir encore une fois, avant de rendre l’âme, la femme, la fée, l’ange…


Ah! comme Céleste trouvait cela naturel! Céleste jeta un manteau sombre sur sa toilette de bal, car, dans ce récit, tout le monde aime l’effet jusqu’à Céleste elle-même! Vous pouvez bien vous figurer l’attrait qu’une toilette de bal ajoute à une dernière entrevue. Elle appela le garçon de caisse; elle lui dit ce qu’elle voulut, excusez-la: entre elle et le notaire, il n’y avait eu que d’antiques soupirs. Le garçon de caisse fut chargé spécialement de veiller jusqu’à la mort.


C’était au tour de Mazagran, la séduisante. Riffard, infidèle neveu du concierge, fit entrer Mazagran et son complice, M. Ernest, comme il avait introduit déjà Échalot et Similor. Le garçon de caisse était honnête, mais sensible. Un quart d’heure après, le logis de M. Champion était à la garde de M. Ernest. La bergerie appartenait au loup. Il est superflu d’ajouter que l’entreprise avait fait le nécessaire chez les voisins. Il ne restait personne à l’entresol.


Ce fut alors que le joueur d’orgue annonça pour la première fois sa lanterne magique. Il pouvait être une heure après minuit quand M. Lecoq de la Perrière, obéissant à ce signal, quitta la salle de danse.


Deux autres appels du joueur d’orgue avaient eu lieu depuis lors et une demi-heure s’était écoulée. De toutes les choses que nous avons racontées, ici et au précédent chapitre, rien n’avait transpiré dans le bal où le plaisir, au contraire, dominant de vagues préoccupations, prenait franchement le dessus.


Nous ne prétendons apprendre à personne qu’après une certaine heure et une fois franchi un certain degré dans l’échelle d’opulence, une fête ne s’aperçoit absolument pas de l’absence des maîtres de la maison. Cinq conviés sur dix, normalement, sont destinés à ne pas les voir de toute la nuit.


La porte du couloir conduisant des appartements de M. Schwartz aux bureaux, en passant par le logis de M. Champion, était ouverte. André Maynotte en passa le seuil le premier. L’ancien commissaire de police et le magistrat suivirent. Les lampes qui d’ordinaire éclairaient ce corridor étaient éteintes. Une lueur faible venait seulement derrière eux par la porte du vestibule. Ils marchaient tous les trois en silence. Le couloir avait toute la longueur de la cour. Arrivé à moitié chemin, André s’arrêta et dit:


– Vous faites trop de bruit, messieurs; celui qui est là ne parlera point s’il me sait accompagné.


– Où nous menez-vous? demanda le conseiller dont la voix était calme.


– Je dois vous prévenir que je suis armé, ajouta non sans émotion l’ancien commissaire de police.


– Moi, je suis sans armes, dit André. Il poursuivit, répondant au conseiller:


– Je vous mène à la connaissance de la vérité, touchant un crime que vous eûtes à juger autrefois, et un autre crime que vous aurez à juger demain, le vol de la caisse Bancelle, le meurtre de la comtesse Corona.


– Vous fûtes condamné pour l’un, vous êtes accusé de l’autre, murmura le magistrat.


– L’hôtel Schwartz est cerné par vos agents, prononça lentement André. Je n’ai ni le pouvoir ni la volonté de fuir.


On ne répliqua point. Il continua sa route. Ses deux compagnons étouffèrent le bruit de leurs pas.


Nous avons dû dire quelque part que les somptueux bureaux de M. le baron Schwartz, établis au rez-de-chaussée des bâtiments considérables qui donnaient sur la rue d’Enghien, avaient leurs caisses de recettes et dépenses courantes, parlant au pluriel, car la maison centralisait plusieurs entreprises distinctes. La fameuse caisse de l’entresol, dite principale et centrale, était comme l’âme universelle de ce grand corps et agglomérait accidentellement les fonds des diverses entreprises.


C’étaient les finances de la maison Schwartz, proprement dites, placées sous les garanties immédiates d’un homme capable et tout particulièrement sûr, M. Champion. Capacité ne signifie pas du tout intelligence; c’est un mot qui renferme toujours une réserve de spécialisme quelconque. Sur la place de Paris, il n’y avait pas de comptable mieux accrédité que M. Champion. Dans la circonstance où nous sommes, c’était la caisse principale qui avait reçu les énormes réalisations opérées par le banquier dans ces derniers jours et dont le motif restait un mystère pour M. Champion.


Le couloir où nos trois personnages sont engagés aboutissait à une double porte très parfaitement close, mais dont M. Champion n’avait pas fait mention dans son poème descriptif, récité aux voyageurs de la patache, parce que cette porte était à l’usage exclusif de M. le baron Schwartz. André Maynotte avait les clefs des deux serrures qu’il ouvrit successivement avec précaution. Aucun bruit ne témoigna qu’on l’eût entendu de l’intérieur.


Il entra, toujours suivi de ses deux compagnons, et les battants étant retombés d’eux-mêmes, tous les trois se trouvèrent plongés dans une obscurité complète.


Je dis complète, car M. Champion nous a appris que les fenêtres de l’entresol avaient des fermetures de magasin.


Cette nuit profonde, cependant, ne devait pas durer depuis longtemps: une odeur de bougie éteinte flottait dans l’air et dénonçait la présence d’un être humain.


Pour André Maynotte, du moins, c’était là un signe certain. Il chercha et trouva la main de ses compagnons qu’il pressa en silence, indiquant par un mouvement expressif qu’ils avaient assez marché. Puis il continua d’avancer seul. La porte du corridor s’ouvrait dans la pièce même, décrite par M. Champion et dans laquelle se trouvait la fameuse caisse à défendre, que jamais nous n’avons vue mais qui joua un rôle si important au début de ce récit, seulement cette porte s’ouvrait en dehors de la grille, qui aurait été installée autrefois, lors de la naissance d’une compagnie célèbre dont les actions, recherchées avec fougue, réclamèrent cette fortification supplémentaire.


La pièce était très vaste, quoique basse d’étage. Elle servait de chambre à coucher au garçon, séduit par les charmes de Mazagran et dont le lit se dressait chaque soir en travers du coffre-fort. À droite et à gauche étaient situées les chambres de M. et Mme Champion.


En tâtonnant, André trouva l’ouverture de la grille. Il la franchit, et, repoussant les deux battants du même coup, il la ferma. Ce bruit de ferraille retentit fortement dans le silence.


– Bon! dit André à demi-voix, j’ai laissé retomber la trappe. Il fait noir comme dans un four.


C’était l’accent de Trois-Pattes et le ton d’un homme qui se parle à lui-même.


L’ancien commissaire de police et le conseiller restèrent immobiles auprès de l’entrée. Ils ne reconnaissaient plus la voix de celui qui venait de leur parler.


Trois-Pattes toussa, tâtonna et reprit brusquement:


– Dites donc, si vous êtes là, ne faites pas le mort. Je ne suis pas venu pour jouer à cache-cache, patron!


– Je suis là, gronda une voix sourde vers le fond de la pièce, et que le diable nous brûle tous! Je suis pris au piège comme un loup!


– Quel piège? demanda Trois-Pattes. Vous n’aviez donc pas le brassard?


Pour être attentifs, nos deux témoins, invisibles et muets, n’avaient certes pas besoin d’excitation. Cependant ce dernier mot, le «brassard», les heurta du même choc, et malgré eux ils firent un pas en avant.


– J’ai entendu quelque chose, dit la voix du fond avec une subite inquiétude.


Mais déjà on pouvait ouïr distinctement le frôlement d’un corps rampant sur le parquet. Trois-Pattes était en route. La voix du fond reprit:


– J’ai le brassard, mais c’est le brassard qui m’a pris… ce scélérat de Bruneau creusait une contre-mine. C’est lui qui aura aposté la jeune fille sur mon chemin. Le drôle est forgeron; il a mis un attrape-nigaud dans le brassard… et chaque fois que je veux retirer mon bras je m’enfonce un cent d’aiguilles jusqu’à l’os!


– Tiens, tiens! fit Trois-Pattes qui marchait toujours, alors, c’est vous le nigaud!


Il n’eut pour réponse qu’un juron, exprimant énergiquement la souffrance et la colère.


– Tout le reste marche comme sur des roulettes, reprit l’estropié. On danse là-bas que c’est une bénédiction, et les histoires en question circulent… Vous savez, les brûlots?


– Si je pouvais, je me couperais le bras, grinça Lecoq.


– Faut un homme du métier pour cela, dit Trois-Pattes froidement, et un bon outil… Notre mécanique roule au-dedans comme au-dehors: la jeune Edmée Leber, nos trois jeunes gens… enfin tout!


– Sais-tu quelque chose de Bruneau? demanda Lecoq.


– Néant. Celui-là, vous auriez peut-être mieux fait de l’acheter, coûte que coûte.


– C’est toi qui étais chargé de surveiller… c’est toi qui es cause…


– Mon bon monsieur Lecoq, interrompit Trois-Pattes, moi je suis de votre bord; mais quand les camarades vont venir, s’ils vous trouvent là, gare aux couteaux! Ils devineront bien que vous avez voulu faire tort à l’association.


– Je suis le Maître, dit Lecoq. Peux-tu te hisser jusqu’à moi pour essayer de démonter le brassard?


– Nenni-da! vous n’êtes pas le Maître! répliqua l’estropié. Je vais tâcher de vous tirer d’affaire tout de même. Pour sûr, vous n’êtes pas à la noce, ici!


Le pied de M. Lecoq, qui tâtonnait comme une antenne dans l’obscurité, rencontra en ce moment le flanc de Trois-Pattes. La gymnastique des yeux, qui s’habituent à l’ombre, ne pouvait rien contre cette nuit complète. M. Lecoq reprit d’un ton bonhomme et caressant:


– Tu es mon ami et tu sais bien que j’ai toujours eu l’intention de faire ta fortune… Lève-toi!


– Ma fortune! répéta Mathieu. Hum! hum! patron; avec vous, mieux vaut tenir que courir… On dit ça.


Une sorte de gémissement annonça l’effort qu’il faisait pour se redresser.


– Passe de l’autre côté, fit Lecoq. Il me reste un bras pour t’aider.


Trois-Pattes, accroché à ses vêtements, se hâtait, comme un nageur qui, le corps dans l’eau, veut gravir une berge escarpée. Il semblait y aller de bon cœur.


M. Lecoq, dès qu’il put le saisir par le drap de sa redingote, l’enleva d’une puissante impulsion.


– Vous êtes fièrement fort, patron! dit l’estropié avec admiration.


– Tu n’as pas ta veste de velours… murmura Lecoq d’un ton soupçonneux.


– Pour aller en société… commença Trois-Pattes bonnement.


– Tu as pu t’introduire à l’hôtel?


– Vous savez, on passe un peu partout.


Il souffla bruyamment et acheva comme étouffé par un spasme de brutale exaltation:


– Ah! ah!… ah! dame!… Le cœur n’est pas paralysé, patron. Ça se déshabille bien, vos dames honnêtes. Celles qui ne sont pas honnêtes ne m’ont jamais montré tant de peau blanche et rose!


– Farceur! dit M. Lecoq. Vas-tu t’en donner quand tu seras riche! N’appuie pas sur mon bras droit, malheureux!… Mais pourquoi as-tu dit tout à l’heure: «Nenni-da, vous n’êtes pas le Maître!»


– Parce que le Maître, répliqua Trois-Pattes, est celui qui possède le scapulaire et le secret.


– J’ai les deux.


– Vous n’avez ni l’un ni l’autre, patron… La comtesse était une belle femme.


– Tu me gardes rancune pour ce coup-là, hé?


Trois-Pattes répondit évasivement:


– Que vaut une belle femme morte!


Et il toussa, comme s’il eût voulu ponctuer pour ses compagnons invisibles le premier aveu de M. Lecoq.


– Seulement, reprit-il, ce coup-là ne vous a servi en rien. Un autre a le scapulaire et le secret.


– Qui, cet autre?


– Dites donc, patron, s’écria subitement l’estropié, la caisse est ouverte, et, en avançant la main, je viens de sentir les liasses de billets. C’est doux. Il y en aurait qui vous planteraient là et qui s’en iraient riches!


M. Lecoq eut un rire rauque.


– Te crois-tu donc libre? murmura-t-il.


Les reins de Trois-Pattes sentirent la vigoureuse pression de sa main.


– Patron, ne serrez pas trop fort! intercéda-t-il. Je suis une pauvre créature.


Mais il ajouta d’un accent étrange:


– Quoique un homme robuste, dans votre position, ne vaille pas un éclopé comme moi. Raisonnons: vous n’avez qu’une main; si vous ne me lâchez pas, je peux vous poignarder à mon aise, et, si vous me lâchez, bonsoir les voisins!


La respiration oppressée de Lecoq siffla dans sa poitrine.


– En sommes-nous là, bonhomme, hé! gronda-t-il; tu oublies une troisième alternative: au premier mouvement que tu fais, je te soulève et je te brise le crâne contre la caisse.


– Et puis vous attendez, l’arme au bras, on peut le dire, riposta Trois-Pattes en ricanant, l’arrivée des camarades d’un côté, l’entrée des corbeaux de l’autre… Car ce diable de Bruneau a dû fouiller en long et en large son chemin de taupe. On vous regardait là-bas, dans le bal, surtout le chef de division Schwartz et le conseiller Roland, comme s’ils avaient su que vous aviez la bonté de vous occuper d’Etienne Roland et de Maurice Schwartz, leurs fils, en même temps que de M. Michel et de la jeune Edmée Leber.


– Tu veux celle-là! s’écria Lecoq avec rage.


Trois-Pattes répondit:


– J’aime les femmes!

XII Le brassard ciselé

Un instant, la tête de Lecoq resta penchée sur sa poitrine. La conscience de son impuissance le tenait comme une main de fer qui lui eût serré la gorge. Il pouvait tuer, il le croyait, du moins, mais il ne pouvait pas se sauver. Et la venue de cet auxiliaire ambigu ressemblait à une suprême menace.


– Tu es le plus fort, dit-il, comptons. Que veux-tu?


– Oh! répliqua Trois-Pattes, nous nous arrangerons toujours bien ensemble.


– Je t’offre deux cent mille francs du premier coup… Mais je veux savoir.


– Deux cent mille francs! Jamais je n’ai vu tant d’argent! Savoir quoi?


– Comment es-tu ici?


– J’ai mes petits moyens. J’ai pris les clefs dans la chambre de M. le baron Schwartz.


– Et pourquoi es-tu venu?


– J’ai trouvé que vous étiez trop longtemps à la besogne.


– Tu es seul?


– Vous savez bien que je ne me mêle jamais.


– Veux-tu me délivrer?


– C’est mon devoir et mon intérêt.


– Tu dois être adroit…


– Comme un singe, parbleu!


– Tu es assez haut pour agir?


– Je suis supérieurement placé.


– Tâte ma poche.


– Voilà! dit Trois-Pattes en avançant la main.


– Pas celle-ci! s’écria vivement M. Lecoq.


– Ah! fit Trois-Pattes, il y a donc quelque chose de bon dans celle-ci?


– Mon tournevis est dans l’autre.


– Nous ne voyageons pas sans nos trousses, patron, à la bonne heure!


– L’as-tu?


– Je l’ai; ne bougez pas. C’est drôle tout de même l’histoire de ce brassard! André Maynotte rirait bien s’il était ici à ma place.


Il s’interrompit pour demander:


– Vous souvenez-vous, patron, vous m’avez dit une fois: «Sans ce Bruneau, je t’étranglerais.» L’idée vous avait poussé que j’étais André Maynotte, pas vrai? Si vous n’aviez pas éteint votre lanterne, on verrait à faire mordre le bon! voilà!


– Vous me faites mal! gronda Lecoq avec angoisse.


– Patience! ne bougez pas. J’y suis!


L’acier grinça: il y eut un silence. Trois-Pattes travaillait, contenu toujours par la main de M. Lecoq qui allait se fatiguant. Les deux témoins de cette scène invisible, mais dont la parole avait fait jusqu’alors deviner les moindres détails, restaient immobiles et muets.


– On danse toujours là-bas, reprit Trois-Pattes; voilà une vis d’arrachée. Combien y en a-t-il? Onze! Cela durera du temps.


– Il ne faut pas que cela dure, s’écria Lecoq, sans cacher son martyre; hâtez-vous, au nom du diable!


– Je me hâte, patron. Avez-vous pu faire l’échange des faux billets contre les bons?


– Non, les faux billets sont à mes pieds.


– Voulez-vous que j’opère la substitution?


– Non… continuez votre besogne!


La voix de Lecoq, brève et dure, annonçait une fièvre intense. Il reprit, dans le besoin qu’il avait de parler:


– Quand je vous ai entendu entrer, j’allais faire ce que vous êtes en train d’essayer. Mais vous n’allez pas! donnez-moi cela!


– Seconde vis arrachée! fit Trois-Pattes. Un soupir souleva la poitrine de Lecoq.


– J’ai éteint ma lanterne à tout hasard, reprit-il, ne sachant pas qui pouvait ainsi venir.


– Vous êtes un homme prudent, patron, et avisé. Voici la troisième vis. On dirait que j’ai fait ce métier-là toute ma vie!… Elle est bonne, dites donc, l’idée de cet André Maynotte: avoir mis des hameçons plein le brassard! La chose vous avait si bien réussi là-bas à Caen… Il savait donc aussi que M. Schwartz avait acheté la caisse Bancelle?


– Voilà dix-sept ans qu’il me suit, comme un sauvage suit la piste d’un ennemi! gronda Lecoq. La quatrième vis tient donc bien dur, bonhomme?


Pour la seconde fois, Trois-Pattes toussa. Il y avait un second aveu, à tout le moins implicite. Lecoq ne protestait point contre ces mots: «La chose vous avait si bien réussi, là-bas à Caen!»


– Des fois, dit Trois-Pattes, un peu de rouille… J’ai idée que ce coquin-là s’était glissé dans l’association, non pas pour voler, mais pour vous approcher de plus près!


– Sans Fanchette… commença Lecoq dont les dents grinçaient. Il ajouta: dépêche, garçon! Le colonel était le Maître, et le colonel ne voyait que par les yeux de la comtesse Corona.


– Oui, oui. Il a fait sa dernière affaire, le pauvre brave homme, mais ce n’est pas lui qui se serait laissé prendre par la patte! Quand on s’est servi une fois d’une recette… Vous lâchez la main, patron?


– Je ne t’aurais jamais cru si lourd que cela! dit Lecoq.


– Tenez bon! voici la cinquième vis… et dire qu’ils avaient exposé l’objet chez la mère de la jeune Edmée, comme une relique!


– Tu m’impatientes quand tu prononces ce nom-là!


– Juste en face de votre fenêtre! acheva l’estropié. Tout exprès pour vous tenter! Vous bougez, et voilà une goutte de votre sueur froide qui me tombe sur le front… Voulez-vous vous reposer un petit peu?


Un son argentin vibra dans la nuit. La pendule invisible tintait une demie.


– Non! répliqua Lecoq d’une voix farouche. Marche!


– Alors, tenez bon! Je bavarde pour vous amuser un petit peu, savez-vous? Les arracheurs de dents sont comme cela… Je comprends bien pourquoi vous m’avez fait arranger votre mécanique, là-bas, à L’Épi-Scié, de manière à mettre la police sur les talons de ce Bruneau! Ah! quel coquin! comme il vous a roulé! Je comprends bien aussi pourquoi vous voulez englober les Leber. Je ne dis plus la jeune Edmée, puisque cela vous crispe les nerfs. Je comprends même le Michel, s’il est le fils d’André Maynotte… Mais pourquoi perdre les deux autres blancs-becs? Etienne et Maurice?


– La vraisemblance, répondit Lecoq. Ils ont fait partie de la maison Schwartz: ils doivent connaître les êtres. La réunion de ces six personnes, André Maynotte, les deux Leber, Michel, Etienne et Maurice, était un trait de génie. À des degrés divers, et pour des causes différentes, il y a présomption contre eux tous: la loi mathématique de l’association des Habits Noirs ici rigoureusement observée. C’était plus fort que le procès de Caen!


Trois-Pattes riait bonnement, et cela le fit tousser.


– Oui, oui, dit-il. Tenez bon, nous sommes au septième clou. À l’école de droit, les Habits Noirs auraient la médaille. Seulement, il y a le cent d’aiguilles… Et si c’est André Maynotte qui vous a joué ce bon tour-là, il aura bien pu pousser une pointe jusqu’à la préfecture et dénoncer l’association.


– Je n’en peux plus! fit Lecoq avec un gémissement.


Trois-Pattes s’accrocha à ses habits comme si, n’étant plus soutenu, il eût en frayeur de tomber. M. Lecoq étira et secoua le bras qu’il avait libre.


– André Maynotte, répondit-il en étanchant la sueur de son front, a deux ou trois licous autour de la gorge. Sans cela, le colonel aurait eu beau dire et beau faire, André Maynotte serait depuis longtemps au fond du canal… Reprends ta besogne, je tiens bon; auquel en es-tu?


– Au neuvième.


– Attends!


Il y eut un moment d’arrêt, et Trois-Pattes demanda:


– Est-ce que vous avez entendu quelque chose, patron?


M. Lecoq avait tressailli de la tête aux pieds.


– Non, répondit-il d’une voix altérée; mais…


– Mais quoi?


Trois-Pattes sentit la main de son compagnon passer rapide et tremblante sur son crâne et sur ses joues. M. Lecoq acheva d’un accent épouvanté:


– Qui êtes-vous?


L’estropié saisit sa main en éclatant de rire.


– Pas de bêtises, patron! s’écria-t-il. Voilà que vous avez idée de jouer au couteau!


– Qui es-tu? répéta Lecoq, faisant effort pour dégager sa main. Trois-Pattes, tout en luttant, riait comme malgré lui.


– Il n’est donc pas permis de se rapproprier pour aller dans le monde? dit-il. Je me suis fait raser et tondre, patron: nous avons perdu cinq minutes.


Lecoq reprit sa position première en grondant et dit:


– Tu as raison. Marche!


– Vous savez pourtant bien que c’est moi, patron! fit l’estropié qui recommença aussitôt sa besogne.


– Je donnerais vingt-cinq sous, bonhomme, répliqua Lecoq essayant de railler, pour te voir ainsi tondu et rasé! Tu dois être drôle!


– Ça pourra venir, patron. Nous sommes au dixième clou. Moi qui ne suis pas si riche que vous, je donnerais moitié: douze sous et demi, pour connaître les trois licous que ce coquin de Bruneau a autour de la gorge. Ne bougez pas et tenez bon.


– Le premier, répliqua complaisamment Lecoq, le dernier par ordre de dates, c’est l’accident de la comtesse Corona… va! ton Bruneau serait bien reçu à la préfecture! Le second, c’est sa condamnation de Caen qui pèse sur lui comme au premier jour; le troisième enfin, et le meilleur des trois, c’est la condamnation de sa femme…


– Bah! l’interrompit Trois-Pattes. La baronne Schwartz n’est plus sa femme!


– Il n’a jamais cessé de l’aimer.


– Vous croyez? Baissez un peu le coude.


– J’en suis sûr.


– Depuis dix-sept ans! Quelle constance!


– Il y a des troubadours! fit M. Lecoq. Sa voix changea pendant qu’il prononçait ces mots. Et presque aussitôt après, comme s’il se fût complu désormais à parler, il ajouta:


– Sans l’idée que nous eûmes, le colonel et moi, de lui donner le change en dirigeant ses soupçons sur le Schwartz, qui sait ce qu’il eût tenté contre nous? C’est un mâle, après tout. Il a su éviter la potence à Londres, comme le bagne en France. Mais, contre deux lapins comme moi et le colonel, il faut plus qu’un mâle. Sans l’approcher, nous fîmes tomber une charretée de sable dans ses yeux: le baron Schwartz était à Caen la nuit du vol, Maynotte le savait; le baron Schwartz, un an après, avait quatre cent mille francs quand il épousa Julie. D’un autre côté, ce mariage était la sauvegarde de Julie. Julie avait une fille. Elle aimait peut-être son nouveau mari…


– Vertuchoux! cette raison-là m’aurait brûlé le sang, à moi!


– Il y a des chiens de terre-neuve, des prix Montyon… des imbéciles!


Certes, M. Lecoq n’était pas un imbécile; il avait fait ses preuves comme comédien, mais à de certaines heures l’émotion victorieuse dompte les habitudes diplomatiques les plus invétérées. Les paroles prononcées par M. Lecoq étaient bonnes et bien choisies pour dissimuler la suprême agitation qui le poignait. Seulement, il les prononçait mal et les tressaillements de ses muscles démentaient sa tranquille loquacité.


Sa voix chevrotait, pendant qu’il parlait trop; il y avait en toute sa manière d’être depuis une minute environ une fièvre qui n’était plus celle de l’impatience, et, malgré l’obscurité impénétrable, une menace terrible se dégageait de lui. Trois-Pattes semblait ne point percevoir ces signes d’une tempête prochaine. Il travaillait consciencieusement et toujours. Mais pourquoi cette tempête menaçait-elle?


Depuis une minute, le bras libre de M. Lecoq ne se fatiguait plus. Sa main robuste serrait toujours les reins de l’estropié, mais le sens de son effort avait changé, de telle sorte que cet effet devenait impuissant à soutenir Trois-Pattes. Cette transformation s’était opérée graduellement et de parti pris. C’était une épreuve. Et l’estropié, qui n’était plus soutenu, l’estropié, qui aurait dû s’affaisser sur ses jambes mortes, restait debout!


Voilà pourquoi M. Lecoq parlait beaucoup, comme tous ceux qui éprouvent un grand trouble. Et voilà pourquoi, tandis qu’il parlait, sa voix altérée tremblait.


Qui était cet homme? Pour quelle lutte atroce et aveugle cet homme lui rendait-il son bras prisonnier?


C’était peut-être un ami, car, de la part d’un ennemi, le travail accompli par Trois-Pattes eût été un acte de pure folie. Mais ce n’est pas la philosophie de tout le monde qui guide les gens comme M. Lecoq, et dans le doute ils ne s’abstiennent pas.


D’ailleurs, un éclair venait de luire à l’esprit de M. Lecoq. Il y a des fantômes qu’on voit partout, et parmi ces ténèbres épaisses, le fantôme d’André Maynotte avait ébloui les yeux de Toulonnais-l’Amitié.


Trois-Pattes, sentant toujours à ses reins la pression de cette main robuste, ne devinait peut-être pas. Il toussa, comme s’il eût voulu souligner le dernier aveu, puis il dit:


– Patron, donnez pour boire, la besogne est achevée. L’ancien commissaire de police et le magistrat entendirent en effet le son métallique du brassard, qui grinça en s’ouvrant. Puis, tout de suite après, une voix étranglée cria:


– Tiens! voici pour boire!


Malgré la promesse qu’ils avaient faite, les deux témoins de cette scène s’élancèrent vers la porte de la grille et tentèrent de l’ouvrir. Ils avaient vu, non point avec leurs yeux aveuglés par la nuit, mais avec leur instinct, aiguisé par la longue attente, ils avaient vu Lecoq profitant de sa délivrance pour poignarder André Maynotte.


Et ils ne s’étaient point trompés.


D’un mouvement rapide comme l’éclair, Lecoq, après avoir lâché les reins de son libérateur, lui planta un coup de couteau à la hauteur de la poitrine. Son couteau rencontra le vide, pendant qu’il prononçait les paroles que nous venons d’écrire, et la voix de l’estropié répondit au ras du sol:


– Patron! vous m’avez laissé tomber!


Lecoq, guidé par le son, se jeta sur lui à corps perdu.


– Eh bien! eh bien! dit encore la voix calme de Trois-Pattes à plusieurs mètres de distance, est-ce ainsi que vous me remerciez, patron!


M. Roland secoua la porte qui résista. M. Lecoq ouït le bruit et bondit de ce côté. Il vint, dans sa fureur, se heurter contre le grillage où il croyait trouver sa victime.


– Ici, fit alors Trois-Pattes comme on parle à un chien. Ici, Toulonnais-l’Amitié! on t’attend!


Cette fois, la voix sortait à hauteur d’homme. M. Lecoq bondit de nouveau en poussant un rugissement rauque. Le prétendu Trois-Pattes le reçut de pied ferme; il y eut un choc sourd, puis le bruit d’une lutte violente.


Foudroyante, devrions-nous dire, car elle ne dura qu’un instant. Un râle passa dans les ténèbres.


– Est-ce vous, monsieur Maynotte? demanda le conseiller malgré lui. Êtes-vous blessé?


– C’était donc bien lui! grinça celui qui râlait…


– C’est moi qui ai le pied sur la gorge du coquin, répondit André, donnant toute la mâle ampleur de sa voix. Soyez sans inquiétude.


M. Roland reprit après un silence:


– Ne le tuez pas, cela regarde la justice.


Et André Maynotte répondit:


– Je n’ai pas confiance en votre justice, mais je ne tuerai pas.


La pendule invisible sonna deux heures. C’était l’instant fixé par M. Mathieu pour l’entrée en scène de ses deux premiers sujets: Cocotte et Piquepuce.


Un faible grattement se fit à la porte principale qui s’ouvrit aussitôt. Les fausses clefs étaient bonnes et l’on s’en servait comme il faut.


– Fera-t-il jour demain? fut-il demandé tout bas.


– S’il plaît à Dieu, répondit-on de même.


– Est-ce vous, patron?


Il n’y eut point de réplique, mais deux cris s’étouffèrent sous le bâillon, pendant qu’un flot de lumière inondait le logis de M. Champion. Cette lueur soudaine montra Piquepuce et Cocotte déjà garrottés. Leurs visages étonnés disaient clairement qu’ils ne s’attendaient pas à ce funeste accueil. Derrière eux, des têtes d’agents moutonnaient dans le salon de M. Champion et se tendaient curieusement en avant.


Parmi ces braves têtes, vous eussiez reconnu sans doute deux ou trois profils de nos joueurs de poule. Comme tous les endroits où l’on conspire, l’estaminet de L’Épi-Scié contenait sa quote-part de loups apprivoisés.


Mais ceci est le détail. La lumière éclairait des visages et des choses qui nous importent bien autrement.


D’abord la caisse Schwartz, l’ancienne caisse Bancelle, énorme et lourde armoire de fer que nous voyons pour la première fois, quoiqu’elle ait servi de pivot à notre récit. Sa porte grande ouverte présentait une épaisseur métallique de quatre doigts et semblait faite pour défier le canon. Un luxe surabondant de gigantesques serrures, dont l’acier poli brillait, formait saillie au revers du battant, et croisait en tous sens ses pênes aux arêtes tranchantes. À l’extérieur, immédiatement au-dessus des trois plaques de cuivre doré qui servaient au jeu de la «combinaison», un système de griffes articulées qui, à l’état normal, devaient être contenues et cachées dans l’épaisseur du panneau, sortait d’un pertuis carré et soutenait encore le brassard ciselé, éventré dans sa longueur comme la carapace d’un homard, fendu par un coutelas expert.


Méprisant un instant les lois de la perspective, nous nous approcherons du brassard pour examiner de près le mystérieux travail opéré par André Maynotte, à la forge voisine de l’estaminet de L’Épi-Scié, la nuit précédente. Le brassard, monté sur cuir de Cordoue, formant doublure et coussin à l’intérieur, avait été dévissé cette nuit-là, et muni, dans la partie qui protégeait l’avant-bras, d’un triple collier de tiges d’acier, libres et ouvrant avec le plan intérieur du gantelet un angle peu considérable. Au moment où le bras entrait, ces tiges, sollicitées dans le sens de leur pose, se couchaient; mais si le bras voulait sortir, au contraire, ces tiges, prises à rebrousse-poil, hérissaient leurs pointes acérées et mordaient: chaque effort les relevant d’autant et causant à la fois les cent piqûres.


M. Lecoq avait fait des efforts, car le parquet, immédiatement au-dessous de cet étrange appareil, était baigné de sang. Dans le sang et autour du sang, quatre liasses de billets de banque français de mille francs, grosses chacune deux fois comme un exemplaire du monumental Almanach Bottin, gisaient.


C’étaient les billets faux, destinés à devenir la proie de l’association des Habits Noirs, après l’enlèvement des vrais billets par M. Lecoq seul; cet homme ingénieux s’attribuait ainsi la part du lion, tout en ayant l’air d’abandonner à ses frères, comme don de joyeux avènement, la totalité de la capture. Et cette pierre portait deux coups, selon le dogme fondamental de la Merci. Chaque billet faux devenait entre les mains des affiliés un lambeau de la robe de Nessus. L’intérêt de Lecoq, riche désormais et désireux de monter à des niveaux supérieurs, était d’anéantir l’association des Habits Noirs. Il faisait sauter le navire, après s’être mis au large.


L’intérieur de la caisse était bourré de billets: ceux-là sincères et qui devaient hisser M. Lecoq au rang de protecteur d’un prince.


Notez que, sans l’intervention de Trois-Pattes, Lecoq eût accompli d’emblée ce vol hardi et merveilleusement combiné. La maison Schwartz, la police et les Habits Noirs eux-mêmes n’y auraient vu que du feu. Les soupçons, habilement détournés, se seraient portés sur ceux qu’il avait marqués d’avance pour payer à la loi cette nouvelle dette, et le brassard, faux témoin pour la seconde fois, eût fourni un pendant aux débats de la cour d’assises de Caen. Toutes les mesures étaient prises; il savait par cœur cette caisse qu’il avait deux fois brocantée, et qui était son cheval de Troie; il avait le temps; il était passé maître en fait de serrurerie, et il eût été loin déjà, c’est-à-dire se pavanant dans les salons Schwartz, au coup de deux heures, fixé pour l’attaque de Cocotte et de Piquepuce.


Quant au baron, il ne devait s’occuper de sa caisse qu’au moment de partir, c’est-à-dire après le bal.


Et pourquoi partir? M. Lecoq avait fait naître la panique dans un but qui se trouvait atteint. La maison Schwartz possédait d’immenses ressources; l’abandon de son chef pouvait la tuer, mais non un déficit de quatre millions. Lecoq était là pour ressusciter le courage qu’il avait brisé. L’alliance était signée, un avenir nouveau s’ouvrait. Pendant qu’un inextricable procès allait s’entamer, englobant à la fois les Habits Noirs et tous ceux que M. Lecoq voulait perdre, M. Lecoq, dominant cette obscure mêlée à des hauteurs héroïques, manœuvrait sa grande affaire politique et se réservait d’apparaître à quelque solennel instant comme le Deus ex machina.


Il est de justice qu’une certaine latitude soit accordée à quiconque plonge dans les profondeurs du gouffre social pour rendre à la civilisation un signalé service. M. Lecoq, une fois posé en audacieux chevalier errant, s’étant donné mission d’étouffer dans une terrible étreinte l’association des Habits Noirs, avait conquis évidemment ce privilège des Curtius qui ne sont point jugés selon la loi commune. Qui veut la fin veut les moyens. Pour combattre les bandits, il faut entrer dans la forêt. Curtius avait vu le roi; l’opinion commune riait encore de cela, mais elle s’émouvait et parlait; Curtius avait quatre millions de plus qu’hier: Curtius tenait dans sa main la gorge du chef d’une gigantesque maison qu’il pouvait étrangler ou relever, Curtius planait à cent coudées au-dessus de son dangereux passé, et le jeune duc, au profil bourbonien, arrivant sous son aile, muni de titres capables de faire chanceler la plus robuste crédulité, possédant des fidèles au faubourg Saint-Germain, ayant pour lui l’hésitation d’un parti, le prestige d’une tradition, le caprice d’un souverain: tout cela doublé d’or, car Lecoq et le baron Schwartz allaient être d’accord pour jouer leur va-tout sur cette chance féerique; ce jeune duc, disons-nous, comparse en Notre-Dame, était sur le point de passer grand rôle tout d’un coup et d’avoir, en vérité, sa page dans cet autre drame qu’on feuillette avec respect parce qu’il s’appelle l’Histoire…


Seulement, le pied de notre Curtius avait glissé en remontant de l’abîme où l’on gagne l’auréole; il avait nom M. Lecoq comme devant; moins que cela, il avait nom Toulonnais-l’Amitié; ce n’était qu’un vulgaire coquin, puisqu’il n’avait pas réussi, et la lueur pénétrant dans le bureau montrait son visage noir de sang, tandis qu’il se débattait vainement sous le talon d’André Maynotte, appuyé contre sa gorge.

XIII La caisse Bancelle

André Maynotte était debout, tenant à la main le couteau qu’il avait arraché aux doigts crispés de Lecoq. Celui-ci, doué de la vigueur et de l’agilité que nous connaissons, et de plus, armé du long stylet corse, avait dû être terrassé par une puissance physique bien terrible, car il gisait sur le parquet comme une masse inerte. Sa face congestionnée, marbrée de noir et livide, était effrayante à voir. Ce n’était plus ce faiseur fanfaron, moqueur, effronté, rondement cynique, et ne manquant même point d’une certaine gaieté brutale. Le masque avait glissé sur le visage de l’Ajax des Habits Noirs. Le masque tombé laissait voir l’épilepsie enragée d’un scélérat vaincu.


Son poignet droit portait les traces sanglantes du brassard, sa chemise déchirée montrait à son cou les deux énormes meurtrissures qui l’avaient jeté bas après une lutte de quelques secondes. Il ne bougeait plus; ses mains convulsives semblaient adhérer au parquet où ses ongles s’enfonçaient; le souffle sortait pénible et sifflant de sa poitrine. Ses yeux demi-fermés disparaissaient dans l’ombre de ses sourcils violemment rapprochés, laissant sourdre par intervalles une lueur rougeâtre. Le pied d’André le tenait cloué au sol.


La série des événements que nous venons de raconter s’était déroulée avec une rapidité si grande qu’au moment où nous montrons l’intérieur du bureau de M. Champion, éclairé par les lumières venant du salon de ce même pêcheur remarquable, les vibrations de la pendule qui avait sonné deux heures étaient encore dans l’air. André jeta un regard vers la porte ouverte, au-delà de laquelle des têtes curieuses se penchaient avidement; il ramena ses yeux sur Lecoq, immobile comme un mort; André se méfiait et veillait.


– Ayez un flambeau, dit-il.


M. Roland prit lui-même une lampe des mains de l’agent le plus proche.


– Que cette porte soit fermée! ajouta André. Vos agents doivent éteindre leurs lumières et attendre en silence: d’autres malfaiteurs viendront se prendre au piège.


Un imperceptible mouvement agita les lèvres de M. Lecoq. Était-ce une lueur d’espoir qui rentrait en lui?


L’ancien commissaire de police obéit comme avait fait le conseiller. On eût dit qu’André Maynotte était ici pour donner des ordres. Il se tenait droit, et, sans le savoir, il gardait en effet l’attitude du commandement: ses yeux brillaient d’un éclat tranquille; sa joue était pâle; ses narines de lion se gonflaient au souffle d’un mystérieux orgueil.


Ce n’était pas André Maynotte d’autrefois. Dix-sept années de souffrance avaient ennobli la populaire et mâle beauté de ce front. Il y avait là un complet épanouissement de virile puissance, et il y avait aussi la douce empreinte du sacrifice.


C’était encore moins, comme on peut le penser, le masque pétrifié de Trois-Pattes, encore moins, s’il est possible, la paisible et matérielle expression du marchand d’habits normand, M. Bruneau.


C’était tout cela, pourtant, mais tout cela relevé, éclairé, si l’on peut ainsi dire, et dépouillé du déguisement moral que cette implacable volonté avait subi pendant si longtemps. Il y avait autant de différence entre ce visage jeune, hautain, rayonnant, sous son étrange couronne de cheveux blancs, et l’humble physionomie du marchand d’habits, qu’entre ce corps droit, sculpté richement comme un chef-d’œuvre antique, et la misérable carcasse du reptile humain, le commissionnaire paralytique de la cour des Messageries. Il avait fallu, on le voyait bien maintenant, une incomparable force d’âme pour soutenir pendant des années la torture de ce double mensonge. Il semblait, en effet, plus fort qu’un homme, et son calme égalait sa force. Aussitôt que la porte fut close, il dit:


– Je n’ai pas le désir de me venger, mais la volonté de punir: volonté froide, éprouvée, inébranlable. Dieu seul, désormais, pourrait mettre un obstacle entre ma main et le coupable. Quelles que soient les apparences, je suis juge. Ici est mon tribunal. Mon arrêt sera prononcé sans passion ni hâte. J’ai le temps. Nul ne viendra du dehors; l’état-major des Habits Noirs a des intelligences partout et doit être averti déjà. Peu importe, le secret dévoilé, l’association mourra. Nul ne viendra de l’intérieur, cette maison est en fête, écoutez!


L’harmonie lointaine et joyeuse arrivait en effet comme un écho plein de moqueries. André Maynotte ajouta:


– Cet homme ne se défendra plus. Il a joué son va-tout. Il a perdu. Il est mort.


L’immobilité complète de Lecoq sembla ratifier cette sentence. Les deux témoins, le magistrat et le fonctionnaire, étaient, dans toute la force du terme, subjugués par l’intérêt de cette scène étrange. Le chef de division, homme timide et de milieu, cherchait une règle de conduite dans la contenance de M. Roland; celui-ci, plus robuste d’intelligence et plus compromis aussi dans le passé, par l’énergie même de sa nature, subissait une sorte de fascination. Il y avait dans ce que venait de dire André Maynotte des paroles contre lesquelles tous deux éprouvaient le besoin de protester. Nul n’a le droit, assurément, de se constituer juge, surtout en sa propre cause, et il n’y a pas dans nos mœurs, surtout pour deux hommes tels que M. Roland et M. Schwartz, d’autre tribunal que celui qui délibère en robe rouge ou noire sous le crucifix, en présence de tous ceux qui veulent entrer par les portes grandes ouvertes.


C’est la loi, le recours et la garantie.


Ici, rien de tout cela. Des portes closes et une grille fermée entre les deux seuls témoins qui formaient l’auditoire, et l’arbitre dont le pied foulait la gorge de l’accusé. Pourtant, l’auditoire garda le silence.


C’étaient deux honnêtes cœurs: une vaillante nature et un paisible caractère, esclaves tous deux des formes acceptées, ayant vécu trente ans l’un et l’autre du droit payé par le fait, de ce qui doit être et de ce qui est.


Ils étaient frappés violemment par le drame présent et par les circonstances extérieures qui l’agrandissaient dans tous les sens à la taille d’un immense événement judiciaire, mais ils étaient touchés plus profondément encore par cet autre drame lointain dans lequel ils avaient eu des rôles, et qui venait se dénouer ici avec ses deux acteurs principaux, avec les accessoires aussi de sa principale scène.


La caisse Bancelle et le brassard ciselé avaient cette voix muette des objets matériels, qui parle plus haut que la voix des hommes elle-même. Dans le silence, la parole d’André Maynotte s’éleva de nouveau.


– Le présent vous a-t-il fait deviner le passé? demanda-t-il en s’adressant aux deux témoins.


Et comme ils hésitaient tous deux, André ajouta:


– Dans la nuit du 14 juin 1825, cet homme s’introduisit chez moi, place des Acacias, à Caen, et me vola ce brassard, à l’aide duquel il a commis un crime. Cela vous semble-t-il prouvé?


– Oui, répondirent les deux fonctionnaires à voix basse, cela nous semble prouvé.


– Pour ce crime, continua André Maynotte, la cour d’assises de Caen m’a condamné; elle a aussi condamné ma femme. Sur ma femme et sur moi cette condamnation pèse toujours.


– Si les efforts de toute une vie… s’écrièrent à la fois les deux témoins.


Un geste froid d’André Maynotte les interrompit.


– Il y a des blessures, dit-il, que nul effort ne peut guérir, et je n’ai pas confiance.


Puis il reprit:


– Dans l’île de Corse, où je suis né, il est un repaire que, sans moi, les gens qui protègent votre société n’auraient jamais trouvé. Avant de mourir, je l’indiquerai du doigt, et j’aurai ainsi rendu à votre société le bien pour le mal.


«L’histoire qui va se terminer ici n’a pas commencé à Caen: c’était dans mon pays; un soir, ce misérable, connu parmi ses pareils sous le nom de Toulonnais-l’Amitié, insulta une noble enfant que j’aimais sans espoir. Je la défendis. De là sa haine. Il n’eut pas alors, il n’a jamais eu la banale excuse de la passion, car cette femme que poursuivait son caprice, il l’a livrée à un autre.


«Cette femme était Giovanna-Maria Reni, des comtes Bozzo, Julie Maynotte, Mme la baronne Schwartz, votre victime, messieurs, car vous l’avez poussée dans un sentier qui n’a d’autre issue que la mort.


«Ne m’interrompez plus. Je sais que vous êtes des gens de bien: c’est parce que je sais cela que vous êtes ici. Vous ferez ce qu’ordonnera votre conscience.


«Mais j’étais homme de bien; j’avais une femme de bien. La femme est perdue; l’homme a subi les tourments de l’enfer, parce qu’un tribunal, composé de gens de bien, a jugé en tout honneur et en tout bien sur le verdict rendu par douze hommes de bien… Je n’ai pas confiance.


«Je ne veux, pour punir celui que je hais et pour sauvegarder ceux que j’aime, d’autre juge que moi.


«J’ai un fils à qui vous avez fait une bien cruelle jeunesse. Je n’ai plus de femme, quoique Julie Maynotte soit vivante. Je l’aime de toutes les forces de mon cœur; elle n’a jamais aimé que moi. Entre nous deux, il y a un abîme.


«Elle était jeune. Parmi vos châtiments, il en est qui sont bien plus redoutables que la mort. Est-ce vous qui direz: «Cette voleuse a eu tort de ne pas se réfugier dans le suicide?» On avait reconnu mon cadavre, sur une grève; elle se croyait veuve: est-ce vous qui jetterez la première pierre à cette bigame?


«Elle est bigame; elle est voleuse! elle, Julie, le saint amour de ma jeunesse! Elles étaient aveugles et sourdes, les idoles païennes. Sous l’œil de Dieu vivant, y a-t-il donc place encore pour l’horrible fatalité!


«Votre loi est sur elle deux fois, comme voleuse et comme bigame. Cet homme qui est là, sous mon pied, savait cela. Il feuillette vos codes aussi souvent que vous. Vos livres sont ses livres. C’est votre loi même qu’il serre comme un carcan autour du cou de ses victimes.


«Cet homme est libre, puissant; à ne consulter que vos registres, cet homme ne vous doit rien. Sans moi, les quatre millions qui sont dans cette caisse lui appartiendraient, il serait loin déjà, et une pleine fournée d’innocents, parmi lesquels sont vos fils à tous les deux, tromperait la légitime vengeance de la justice. Du moins pensez-vous qu’il y a des complices? oh! certes, une armée de complices.


«Alors le partage doit diminuer sa part?


«Point de partage! Ici, dans le sang qui a coulé de son bras, voici en quatre tomes, la dernière œuvre d’une étrange intelligence. Quatre millions encore: quatre millions de billets faux qui seraient devenus la proie des Habits Noirs, trahis cette fois, et trahis sans danger pour le traître, car cet homme n’avait qu’un seul complice: moi, un débris humain, un pauvre être qu’on tue en posant le pied dessus. Je ne devais pas voir le soleil de demain.


«Demain, loin du bruit éclatant autour de cette affaire, pendant que les innocents et les coupables se débattront sous votre main, celui-ci va marcher tête levée. Il est sûr de ceux-là mêmes qu’il a trahis. Nul ne prononcera son nom, parce qu’il est leur sauvegarde. Jusqu’à la porte du bagne et jusqu’à l’échafaud, ils espéreront en lui, d’autant qu’il a grandi de toute la hauteur de leur chute.


«Il est l’héritier d’une pensée hardie et qui peut-être eût réussi dans les mains de son auteur. Le voilà chez le roi. Il offre un instrument merveilleusement combiné pour occuper la tête d’un parti. Son offre répond à un désir passionné. Qui sait où va monter sa fortune?


«Folie, n’est-ce pas? folie, en effet, parce que me voilà!… mon instruction criminelle est finie. Voici l’acte d’accusation: Cet homme a essayé de m’assassiner en Corse; il a réussi à me tuer moralement au palais de justice de Caen; il a tenté de m’achever à Paris, chez lui, rue Gaillon, où je fus sauvé par une chère créature, qui depuis est morte sous ses coups; il m’a hissé au gibet de Londres; hier enfin, il a mis sur moi son dernier crime, le meurtre de cette belle et infortunée comtesse Corona, si bien que je serais encore sous les verrous, si le long apprentissage de la bataille ne m’eût enseigné l’escrime qui pare ses coups…


À ce moment, un bruit se fit entendre de l’autre côté de la porte principale, donnant sur le salon de M. Champion. Lecoq tressaillit sous le pied d’André et tendit l’oreille. C’était son premier signe de vie, depuis qu’il avait été terrassé. En même temps, la porte dérobée, communiquant avec l’hôtel, eut un imperceptible mouvement. Un rayon s’alluma dans l’œil de Lecoq.


Les autres ne prirent pas garde.


– C’est la trappe qui tombe sur quelque subalterne, dit André, faisant allusion au bruit venant du salon Champion; cela ne nous importe point, et je continue. Le logis de Bruneau a été cerné après le meurtre de la comtesse. Il n’y avait qu’un mur entre le logis de Bruneau et la mansarde de Trois-Pattes. Ils savaient qui était Bruneau; cela les empêchait de s’inquiéter de Trois-Pattes. Le déguisement était si bon, qu’ils avaient chargé Trois-Pattes de surveiller Bruneau!


«Il fallait cela. Il s’agissait de tromper un homme dont le regard perçait tous les masques. L’Habit-Noir, le Père, le Mogol, car le chef a ces noms dans la bande, était un esprit prudent, subtil et doué d’une adresse diabolique. Il a égaré longtemps mes recherches, faisant pour moi comme il avait fait pour la justice, et s’abritant derrière le baron Schwartz que j’avais tant de motifs de haïr. Il était le maître, celui-ci n’est qu’un valet; il était la pensée, celui-ci n’est que le bras. Aussi voyez, dès que Dieu a atteint la pensée, le bras s’est paralysé.


«Je sais, je suis le seul à savoir le vrai nom de celui que vous appeliez le colonel Bozzo-Corona. Si Paris entendait ce nom, Paris tout entier viendrait en pèlerinage à sa tombe. C’était un vieux tigre; il avait choisi pour mourir la seule jungle qui soit en Europe. Le dernier des bandits légendaires avait quitté dès longtemps ces forêts calabraises, où le pillage et le meurtre n’ont qu’un indigent produit. Il chercha un jour, et il trouva la grande forêt, la vraie forêt, la forêt de Paris, où le monde entier passe, caravane incessamment chargée de richesses. Ici, à Paris, après des années de victoires, l’ancien héros de grand chemin s’est éteint sous vos yeux, dans son lit, et vos cartes de visite emplissent une corbeille chez le concierge de son hôtel.


«Vous l’aviez sacré philanthrope; nul d’entre vous n’avait reconnu le diable sous sa robe d’ermite. Autour de sa tombe, vous étiez rangés, écoutant des panégyriques. Dès son vivant, il avait assisté à son apothéose, et Paris tout entier avait chanté en chœur la légende de ses exploits. Je le vis une fois, en un théâtre subventionné par l’État, assis sur le devant d’une loge illustre, sourire en écoutant la musique d’un membre de l’Institut, adaptée du poème d’un académicien qui était l’épopée de ses anciennes fredaines. Paris célèbre volontiers les bandits; aussi les bandits aiment Paris. Paris et le bandit s’applaudissaient, en vérité, l’un et l’autre dans cette élégante salle de l’Opéra-Comique, où celui qui vole et qui violente eut, de tout temps, auprès des charmantes femmes et des hommes intelligents le droit imprescriptible de bafouer la loi, représentée par les gendarmes.


«Ce bandit, que vous avez tous connu, qui s’était baigné dans le sang, et qui commandait aux Habits Noirs, après avoir régné sur les Camorres en Italie, avait un sobriquet qui va vous faire tressaillir, et qui restera son nom historique. On l’appelait…


Lecoq eut un brusque mouvement, et darda un regard avide sur la porte du couloir de M. le baron Schwartz. La porte avait remué.


– Prenez garde! dit le magistrat, qui ne perdait pas de vue le bandit.


André Maynotte avait retiré, en parlant, le pied qui pesait sur la poitrine de Lecoq, et celui-ci restait couché comme une masse, André Maynotte répondit:


– Je n’ai pas à prendre garde. Je vous ai dit: cet homme a le sentiment de son impuissance. Il est vaincu trois fois: par ma loi qui est celle du plus fort, par votre loi à vous et par la sienne propre: la loi des Habits Noirs.


L’œil sanglant de Lecoq se tourna vers lui à ces derniers mots.


André Maynotte ouvrit les revers de son frac et montra un objet qui tranchait en sautoir sur la blancheur de sa chemise. C’était le scapulaire, légué par le colonel à la comtesse Corona.


André ajouta:


– Je suis le Maître de la Merci!


Lecoq laissa retomber ses paupières frémissantes, et reprit son immobilité. En l’espace d’une seconde, sa joue avait été pourpre et livide plusieurs fois.


Chacun put croire qu’André avait raison. Celui-là semblait terrassé pour toujours. Trois heures sonnèrent à la pendule de M. Champion.


– Le moment d’agir est venu, reprit André Maynotte en se rapprochant du grillage. J’ai dit tout ce qu’il fallait dire, messieurs, non point pour me venger de vous, mais pour que vous sachiez mesurer l’étendue de votre dette envers celle qui a nom Mme la baronne Schwartz. Nous sommes cinq à connaître son secret, qui peut la tuer comme un coup de poignard au cœur: vous deux, le baron Schwartz, cet homme et moi. Vous deux, avant de savoir, vous avez eu pitié…


– Vous vous trompez, monsieur Maynotte, l’interrompit le conseiller à voix basse; nous n’avons pas le droit d’avoir pitié. Nous faisions ce qu’il fallait pour changer un doute en certitude… Dieu vous a suscité à temps.


– Bien, dit André; maintenant que vous savez, votre devoir me répond de vous. Restent le baron, moi et cet homme. Le baron aime Julie et lui donnerait son sang. Moi… faut-il parler de moi? Il n’y a que cet homme! Depuis vingt ans, il plane sur notre vie comme un mauvais destin. Je viens de l’arrêter au moment où il touchait le but; je viens de lui arracher sa proie, sur laquelle sa main avide déjà se refermait. Il est vaincu, il est brisé, il n’espère plus… Je me trompe! il espère se venger en mourant, se venger de moi! Il se plongerait tout vivant en enfer pour assouvir sa rage. Or, il sait où est mon cœur, il sait où me frapper. Julie n’est pas encore sauvée.


– En présence de nos témoignages, voulut dire le conseiller, les tribunaux…


– Je n’ai pas confiance! l’interrompit André avec rudesse. Aujourd’hui comme autrefois, je veux qu’elle soit à l’abri pendant que les tribunaux jugeront.


«Je vous prie de m’excuser, messieurs, reprit-il plus calme. Il s’agit pour moi de sauver Mme la baronne Schwartz, et il ne s’agit que de cela. Si vous avez contracté envers moi quelque dette, quand vous l’aurez sauvée, nous serons quittes. Voulez-vous me servir comme je prétends être servi?


Les deux fonctionnaires semblèrent se consulter. Ce n’était pas l’hésitation, car M. Roland répondit d’une voix ferme:


– Nous le voulons, monsieur Maynotte, quand même chacun de nous devrait, pour cela, briser sa carrière publique et chercher dans la vie privée la complète liberté d’agir.


André leur rendit grâce d’un regard et reprit:


– C’était pour quitter Paris et la France que M. le baron Schwartz avait opéré cette énorme rentrée de fonds. Le misérable que voici avait récemment démasqué ses batteries et le baron avait eu à choisir entre son amour et son ambition: sa femme était menacée. Quoiqu’on puisse dire contre lui, le baron Schwartz a du cœur; je lui ai pardonné tout le mal qu’il m’a fait. Il faut que, dans une heure, M. Schwartz et sa femme soient loin de Paris. Tout était préparé; le bal servait de couverture à cette fuite; la chaise de poste attend.


– Mais vous? fut-il objecté.


Car, en conscience, ce n’était pas ainsi, peut-être, que le magistrat et l’ancien commissaire de police avaient entendu la fuite de Mme la baronne Schwartz: il y avait là un grand amour partagé, deux époux qui se retrouvaient…


– Moi, je reste, prononça André lentement. On dit que le blasphème de l’athée est toujours une fanfaronnade et un mensonge. Moi qui blasphème votre justice, parce que votre justice a été aveugle et cruelle envers moi, peut-être suis-je comme l’athée. J’ai un fils; je voulais lui rendre le nom de mon père. À cause de cela, je n’ai pas écrasé ce serpent quand je l’avais sous mon talon… Je le tuerai, si vous refusiez d’aider à la fuite de Julie, car un mot de lui perdrait Julie. Mais, si elle s’éloigne, le danger sera tout pour moi. Et ce sera moi, moi-même, le condamné de Caen, l’accusé de Paris, qui conduirai à vos juges le voleur de la caisse Bancelle et l’assassin de la comtesse Corona!


En même temps il fit glisser le verrou qui fermait le grillage. M. Roland lui prit les deux mains et l’attira contre lui.


– Vous couronnerez ainsi une noble vie, dit-il, avec une émotion profonde. Nous serons là. Je vous promets l’honneur, sinon le bonheur.


L’ancien commissaire de police porta la main à ses yeux où tremblait une larme.


Les quatre paquets de billets de banque qui étaient dans la caisse furent remis aux deux fonctionnaires.


Lecoq restait toujours immobile comme un cadavre. Le condamné de Caen échangea une accolade avec celui qui l’avait arrêté, avec celui qui avait instruit son procès criminel.


– Je me charge de cet homme, dit-il en refermant la grille. Quand la baronne Schwartz sera partie, envoyez ici votre justice; elle nous trouvera tous deux.


Il était revenu auprès de Lecoq. Au moment où il prononçait son dernier mot, la porte du couloir tourna brusquement sur ses gonds en même temps qu’une voix de femme, une voix brisée, disait:


– André! André! je ne veux pas partir!


La baronne Schwartz, échevelée et les yeux brûlant de folie, était debout au-devant du seuil. À son cri, un cri de sauvage triomphe répondit de l’autre côté de la grille.


Avant qu’André, ému et surpris, pût tenter un mouvement, Lecoq avait roulé sur lui-même avec une agilité de serpent et traversé ainsi toute la largeur de la pièce. Déjà, il se trouvait à l’autre extrémité, debout et tenant à sa main un pistolet à deux coups.


– Oui! oui! grinça-t-il ivre de fureur et de triomphe, c’était quelque chose de bon qui était dans mon autre poche! Oui, oui, je sais où te frapper, bonhomme! hé! Je sais où est ton cœur, et avant d’aller en enfer, je vais te payer toute ma dette d’un seul coup… Vois plutôt!


Son pistolet s’abaissa, visant Julie au sein, et la détonation éclata terriblement dans cet espace étroit.


Mais une forme humaine, glissant hors du couloir ouvert, plus rapide que la pensée, était au-devant de Julie. Ce fut le baron Schwartz qui tomba foudroyé.


André Maynotte et Toulonnais-l’Amitié luttaient déjà corps à corps semblables à un lion et un tigre: bataille furibonde et muette.


Ils roulèrent tous deux jusque auprès de la caisse, contre laquelle la tête d’André porta violemment. Lecoq, léchant l’écume de ses lèvres, parvint à dégager sa main, qui tenait le pistolet et l’appuya contre la tempe sanglante d’André, en poussant un sourd rugissement de joie; les témoins s’élançaient; ils seraient arrivés trop tard.


Ce fut Dieu qui frappa.


Lecoq était en dedans de la porte ouverte de la caisse, André en dehors. Au moment où Lecoq pressait la détente, André put saisir la porte et la poussa dans un instinctif et suprême effort.


Le coup de pistolet partit, mais la balle rencontra le lourd battant qui déjà virait.


Chacun connaît le poids de ces portes massives, chacun sait comme elles tournent libres sur leurs gonds robustes. André avait une force d’athlète, décuplée par la passion du moment. Ce fut une hideuse exécution.


La porte, lancée comme un boulet de canon, renversa Lecoq et se referma net, malgré l’obstacle de sa tête horriblement broyée, qui disparut, laissant un tronc mutilé…


André s’affaissa, évanoui.


La baronne Schwartz demanda d’une voix étouffée:


– Est-il mort?


– Non, répondit M. Roland, qui lui tâtait le cœur.


Elle tendit alors ses deux mains au baron Schwartz, qui mourait, agenouillé à ses pieds, et qui dit:


– J’ai bien fait de ne pas me tuer. André avait raison, il y avait là un cœur.


Il appuya ses lèvres desséchées contre les belles mains de Julie et put murmurer encore:


– Devant Dieu qui sait comme je vous aimais, je jure que je ne suis pas coupable, mais…


Son dernier soupir emporta le restant de sa pensée. La balle avait tranché une artère.


Le bal Schwartz s’achevait, en des gaietés charmantes. Quand on danse, on n’entend rien, pas même le tonnerre.


Tout à coup, cependant, une rumeur sinistre courut comme un frisson. Deux hommes venaient d’aborder, la pâleur au front, ce haut personnage à qui nous avons gardé l’incognito.


Puis on entendit ces paroles qui allaient et venaient:


– M. Schwartz est mort. Les Habits Noirs…

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