Première partie Étonnante aventure de Vincent Carpentier

I La santé de Vincent

Vers le commencement du règne de Louis-Philippe, au milieu de Paris, agité par les conspirations républicaine et légitimiste, il y avait une maison, austère et calme comme un cloître.


Le bruit et le mouvement l’entouraient, car elle était située non loin du Palais-Royal, à quelques pas du passage Choiseul, où se réunissaient alors, dans le même local, une goguette de «joyeux» vaudevillistes et un des plus célèbres parmi les conciliabules politiques. Mais ni l’écho des harangues, ni le refrain des chansons n’arrivaient jusqu’à cet asile, respecté à l’égal d’un sanctuaire et que la solitude de la rue Thérèse semblait abriter contre tous les tapages de la comédie humaine: clameurs de colère ou cris de plaisir.


Ah! qu’il était glorieux alors, le toupet du roi-citoyen! Et son chapeau gris! Et son parapluie! Je ne crois pas qu’il y ait eu de souverain plus populaire que Louis-Philippe d’Orléans. Son portrait était à la fois dans tous les journaux à images et sur toutes les murailles, un portrait qui représentait magistralement une grosse poire, déguisée par une paire de favoris anglais et qui était d’une frappante ressemblance.


On s’amusait avec ce cher roi, tout doucement, sans fiel, à la bonne franquette; on l’appelait «M. Chose» ou «M. Untel», ou encore «La meilleure des républiques»; son fils aîné n’était connu que sous le nom de Poulot; on avait fait à sa sœur la réputation de boire des petits verres: tout le monde lui tapait amicalement sur le ventre, en l’accusant de voler aux Tuileries comme dans un bois et d’avoir accroché, par une nuit bien noire, le cou de son vieil oncle, le dernier Bourbon-Condé, à l’espagnolette d’une fenêtre de Saint-Leu pour procurer une position au petit duc d’Aumale, charmant enfant d’ailleurs et fort intelligent.


C’était le bon temps. La Mode , Le Charivari, La Caricature gagnaient un argent fou; l’hiver, les gamins faisaient des citrouilles de neige qui étaient encore le portrait du roi et qu’on décorait de la fameuse légende: Gros-gras-bête.


N’est-ce pas là le comble de la popularité?


Il n’y avait à Paris qu’un seul homme plus caressé, plus vilipendé que le roi. C’est un philanthrope, connu sous le nom du «Petit-Manteau-Bleu» et dont les cinq parties du monde se moquaient à cœur joie parce qu’il distribuait des soupes aux pauvres dans le quartier des Halles.


Le fait de distribuer des soupes constitue-t-il donc un crime ou une incongruité? Je ne sais pas, mais j’ai toujours vu ceux qui donnent suspectés, mis à la question et en définitive exécutés par ceux qui ne donnent pas.


C’est tout simple.


Ceux qui ne donnent pas forment l’immense majorité.


Mais voyez, cependant, le pouvoir de la vraie, de la haute vertu: dans cette paisible maison de la rue Thérèse habitait un saint vieillard, qui faisait bien autre chose que de distribuer des soupes. Il avait institué lui tout seul, et grâce à sa fortune considérable, un établissement de secours qui fonctionnait régulièrement comme les bureaux de l’assistance publique.


Seulement il fonctionnait bien mieux: nul n’aura de peine à me croire.


Peu à peu, quelques personnes éminentes, mais discrètes, s’étaient jointes à ce vieillard pour former l’admirable commandite de la charité.


C’était un service organisé; la maison avait ses visiteurs, chargés du contrôle, ses employés qui recevaient et classaient les demandes.


Ici, du matin jusqu’au soir, on travaillait à donner, comme ailleurs on s’efforce pour recevoir.


Cela se faisait sans faste ni affichage, mais cela se faisait au vu et au su de tout le monde.


Eh bien! que ceci soit dit à la louange de Paris, loin d’insulter le colonel Bozzo-Corona, patron de ce merveilleux office, Paris l’honorait et le respectait, ainsi que son intelligent secrétaire général M. Lecoq de la Périère. Paris daignait ne point s’opposer à leur œuvre, d’autant plus utile qu’elle s’adressait, disait-on, à une classe d’indigents à qui le malheur conseille trop souvent le crime.


Le colonel Bozzo et son auxiliaire, actif, adroit comme un diplomate de la police, sondaient les profondeurs de la grande ville pour y plonger le bienfait.


Paris n’est pas toujours content quand on le sauvegarde; mais par hasard Paris se laissait ici protéger sans se fâcher, et l’hôtel de la rue Thérèse était partout en odeur de vénération.


Le samedi 2 octobre 1835, un peu après cinq heures du soir, un vieillard de haute taille, enveloppant sa maigreur frileuse dans une ample douillette, quittait le rez-de-chaussée de l’hôtel, occupé par les bureaux et montait d’un pas pénible et lent le grand escalier conduisant aux appartements du premier étage.


Il s’appuyait au bras d’un homme jeune encore, à la physionomie hardie et gaie, qui portait gaillardement un costume taillé à la dernière mode, en fort beau drap, mais où les couleurs se choquaient selon une gamme un peu trop voyante.


C’était le colonel Bozzo et son fidèle alter ego, M. Lecoq, qui venaient de quitter leur travail quotidien, chacun d’eux pouvait dire assurément comme Titus: «Je n’ai pas perdu ma journée.»


Le colonel semblait parvenu déjà aux dernières limites de l’âge: nous disons déjà parce qu’il devait vivre encore longtemps; mais nous ajoutons que ceux qui le connaissaient depuis vingt ans ne l’avaient point vu vieillir.


Sous la restauration, on lui donnait plus de quatre-vingts ans déjà.


M. Lecoq était entre la trentième et la quarantième année, solidement pris dans sa taille robuste, et portant sur ses épaules carrées une figure un peu commune, mais singulièrement avisée. Ses lunettes d’or lui allaient comme si c’eût été un trait de son visage, et l’on eût été fâché de le rencontrer sans le gros paquet de breloques qui battait sur son pantalon écossais, enflé à la ceinture par un commencement d’embonpoint.


– Nous avons distribué 4329 francs aujourd’hui, dit Lecoq, pendant que le colonel soufflait entre la première et la seconde volée.


– C’est samedi, fit observer le vieillard, en façon d’apologie.


– C’est égal, je trouve que c’est raide. En temps de paix, il n’y a pas de plaisir à payer la solde de l’armée.


– En temps de guerre, bonhomme, on regagne le double d’un seul coup.


– Je ne dis pas non, mais les affaires chôment. Voilà plus de deux cent mille francs qui filent depuis la dernière histoire.


– La dernière histoire nous a rapporté deux cent mille francs. Lecoq secoua la tête.


– Je ne dis pas non, répéta-t-il, mais le temps vaut aussi de l’argent, et voilà six mois au moins que nous perdons. Chômage complet.


Le vieillard mit sur la marche son pied chaussé de pantoufles fourrées.


– Ta ta ta ta! fit-il, le temps! Je vivrai vieux, l’Amitié, et toi aussi.


Il ne faut pas se presser. Je rumine en ce moment une affaire… Ma dernière affaire! Lecoq éclata de rire.


– Pourquoi ris-tu, bonhomme? demanda le colonel.


– Parce que, répondit Lecoq, depuis que j’ai l’âge de raison, papa, toutes les affaires que vous ruminez sont votre dernière affaire. Vous l’avez faite deux cents fois.


– Elle finira bien par venir, l’Amitié, murmura le vieillard avec mélancolie, ma vraie dernière affaire! Nous sommes tous mortels, même moi. Montons, bonhomme, et appuie-moi comme il faut. Ma petite Fanchette m’occupe aussi, elle a l’âge de se marier. Quel amour d’enfant! et si bonne!


Lecoq ne répondit pas.


– Comment la trouves-tu? demanda le colonel.


– Bien, fit Lecoq sèchement.


– Tu la détestes, elle te le rend: sans cela, je te l’aurais donnée en mariage.


– Merci! dit encore Lecoq. J’aime la vie de garçon. D’ailleurs, je ne viens plus qu’en seconde ligne, papa. Votre favori est maintenant ce précieux Vincent Carpentier, architecte manqué, dont vous avez brossé la veste pleine de plâtre. Est-ce lui qui va payer les fleurs d’oranger à Mlle Francesca Corona?


Le colonel regarda Lecoq. Ses yeux, dont la prunelle n’avait plus qu’une transparence trouble, semblable à celle de la corne, prirent tout à coup un étrange éclat.


– Il ne faut pas envier mon ami Vincent, murmura-t-il. Mon ami Vincent a un rude ouvrage.


En même temps, il tourna le bouton de la porte.


Au bruit que fit la sonnette d’alerte quand la porte s’ouvrit, une toute jeune fille aux yeux brillants et grands jusqu’à paraître disproportionnés, à la taille déjà riche et d’une souplesse un peu lascive, au front rieur, inondé par un torrent de boucles soyeuses, plus noires que l’ébène, s’élança hors d’une chambre voisine et atteignit d’un bond le vieillard, qui fit semblant d’avoir peur de tant de pétulance.


– Quelque jour, dit-il, tu me casseras, Fanchette, ma chérie!


– Mademoiselle Francesca est agile et belle comme la tigresse du Jardin des Plantes, ajouta Lecoq, qui salua.


– Est-ce que je t’ai fait mal, grand-père? demanda l’éblouissante créature qu’on appelait ainsi Francesca et Fanchette.


– Jamais, fillette: tes mains, tes yeux, ta voix, ton sourire, tout en toi est plus doux que velours.


Fanchette le baisa sur les deux joues, et dit en se tournant vers Lecoq:


– Vous le faites trop travailler. Dînez-vous à la maison? Je ne le suppose pas, car M. Vincent Carpentier est au salon. Je l’aime bien celui-là, à cause de son bijou de petite fille, Irène, quel joli nom!


Lecoq lui avait cédé le bras du colonel, qui murmura en riant:


– Tu as des façons d’inviter qui mettent les gens à la porte, mignonne; mais tu dis vrai: l’Amitié n’aurait pas pu rester aujourd’hui.


– Congédié deux fois, s’écria celui-ci avec une gaieté forcée. Vous n’avez rien à me dire, patron?


– Rien, bonsoir!


– Ah! si fait! se reprit le colonel en abandonnant brusquement le bras de Fanchette. Va, mignonne, et fais servir le dîner. Servirais-tu bien de maman à cette petite Irène si… si…


Il prononça ce monosyllabe par deux fois.


Fanchette s’était arrêtée et ses grands yeux se fixaient sur lui.


– Il y a des gens, reprit le vieillard d’un ton compatissant, qui semblent bien portants et qui ont des maladies mortelles.


Les sourcils froncés de Lecoq se détendirent. Le colonel venait d’échanger avec lui un regard. Fanchette s’écria en joignant les mains:


– Comment! quelle maladie! Ma petite chérie resterait orpheline!…


– Pas un mot à Vincent! ordonna le colonel avec gravité. On peut tuer un malheureux en lui révélant son état. Sois prudente.


Dès que Fanchette fut partie, Lecoq dit:


– Patron, je vous remercie. Vous avez bien fait de me rassurer. Nous étions deux ou trois à croire que ce Vincent allait nous couper l’herbe sous le pied.


– Ingrat! fit le colonel. Toi qui es mon enfant! toi qui es mon héritier présomptif, car mon testament est en règle.


– Avez-vous envie de me faire pleurer? interrompit Lecoq, non sans ironie; il faut la mort avant l’héritage, et nous voulons vous conserver toujours. Mais nous voudrions aussi être fixés sur le chiffre du capital social…


– Le trésor? interrompit le colonel à son tour, et ses yeux ternes eurent pour la seconde fois un rayonnement bizarre. Vous serez riches, riches, riches! Je ne dépense pas un sou pour moi. Je ferai une affaire pour doter ma Fanchette. Tout est à vous, tout! Bonsoir, l’Amitié!


– Encore un mot, fit Lecoq. Ce Vincent est condamné?


– J’en ai peur, mon fils. Il fera jour un de ces matins, et j’aurai besoin de quelqu’un pour payer la loi À te revoir!


M. Lecoq, qui avait déjà ouvert la porte, lui envoya un baiser et sortit en disant:


– Papa, vous êtes un amour!


Le colonel ferma sur lui le verrou. Il était seul dans l’antichambre.


Il se redressa et sa physionomie changea.


Un nuage de méditation profonde qui contrastait avec la bonhomie sénile dont il faisait son masque ordinaire, assombrit et plissa son front.


Quand il marcha vers la porte de la salle à manger, ce fut d’un pas ferme et presque viril.


Mais avant de franchir le seuil, sans y songer et par la force de l’habitude qui est le génie des comédiens, il courba de nouveau sa taille, et reprit l’attitude tremblotante des centenaires.


Dans la salle à manger, deux convives l’attendaient: Fanchette et ce Vincent Carpentier dont il a été déjà parlé plusieurs fois.


Vincent était un homme de trente-cinq ans environ, beau de visage, mais gardant les marques d’une longue souffrance morale.


Fanchette et lui causaient auprès de la fenêtre donnant sur un jardin étroit, mais planté de beaux arbres qui allaient se dépouillant.


Fanchette disait:


– Grand-père ne me refuse jamais rien, vous savez. Je veux qu’Irène soit ma petite amie. Et quand elle aura l’âge, nous la doterons – grand-père est si riche et si généreux! – pour qu’elle épouse ce brave garçon de Reynier, qui sera alors un beau jeune homme tout à fait.


Elle était femme par la taille et par la beauté, mais son cœur restait enfant. Quelques mois plus tard, elle devait s’appeler la comtesse Francesca Corona et apprendre le malheur avec la vie.


– Je sais l’histoire de Vincent! s’écria-t-elle en courant au vieillard pour le guider jusqu’à la table, je la sais toute. Elle est bien triste et bien touchante. Père, bon père, pourquoi tardes-tu à lui donner beaucoup d’argent?


Le colonel lui montra du doigt Vincent, qui rougissait.


– Parce que, répondit-il, Vincent est de ceux à qui on ne donne rien, surtout de l’argent. Ils aiment mieux le gagner.


Il prit la main de Vincent qui le saluait avec un respect reconnaissant et la secoua rondement.


– Pas vrai, compagnon? ajouta-t-il. Nous sommes fiers comme Artaban? Cette poupée est aussi grande que père et mère, mais elle met encore ses jolis petits pieds dans le plat. Voyons, trésor, sers-nous le potage. Asseyez-vous, Carpentier, ma vieille! D’architecte vous êtes tombé maçon, nous vous tendrons l’échelle pour que vous regrimpiez architecte. J’ai un appétit d’enragé aujourd’hui.


Fanchette effleura son crâne d’un de ces baisers rapides que les fillettes seules et les oiseaux savent becqueter, puis elle mit une demi-cuillerée de soupe dans le creux d’une assiette, et le colonel dit en la recevant de ses mains:


– On voit bien que nous parlons de maçons. Tu me sers une pleine écuelle, comme à la gargotte!


– Voyez-vous, monsieur Carpentier, reprit Fanchette en lui tendant sa part de potage, c’est le bon Dieu qui vous a fait rencontrer grand-père. Il se moquera bien un peu de vous comme de moi, comme de tout le monde, mais le malheur disparaît quand il s’en mêle…


– Dis tout de suite que je suis la Providence, interrompit le colonel, la bouche pleine. Le potage est bon, mais il ne faut pas le faire payer trop cher. Eh! Vincent, ma chatte, voulez-vous que je renvoie cette gamine-là? Elle va nous gêner pour parler affaires.


Vincent Carpentier, qui était vraiment un simple compagnon maçon, mais qui n’en avait ni le costume ni la tournure, éprouvait en ce moment une grande émotion.


– Si vous me venez en aide, monsieur, dit-il, pour recouvrer la position que j’ai perdue, ne le devrai-je pas un peu à cette chère demoiselle?


– Mais du tout! mais du tout! voulut affirmer le vieillard, je ne fais jamais rien de ce qu’elle veut…


– D’abord, interrompit Fanchette, qui lui jeta son bras charmant autour du cou, je ne veux pas m’en aller. Et puis, père, vous êtes un méchant! Et encore vous mentez comme un arracheur de dents, car tout le monde sait bien que je vous mène par le bout du nez!


Le colonel l’attira sur son cœur et l’y tint un instant serrée.


– Vous avez une chère petite fille, monsieur Carpentier, dit-il avec une émotion qui semblait involontaire, et vous savez comme on adore ces démons-là.


Fanchette, qui avait sa bouche tout contre l’oreille du vieillard, murmura:


– Père, regarde-le donc bien. Mais je ne lui trouve pas l’air si malade.


– Sangodémi! s’écria le colonel, nous ne sommes pas ici pour nous attendrir. Mangeons, mes bijoux! J’espère que notre camarade Vincent va être content de moi au dessert.


Par-dessus la tête blanche du colonel, Fanchette avait les yeux fixés sur le visage de son hôte.


– Père ne m’a pas répondu, pensait-elle; moi je trouve que M. Carpentier a bonne mine, mais père s’y connaît mieux que moi… Pauvre petite Irène!

II Au dessert

En vérité, dans cette maison, tout était respectable. Le dîner était servi avec une abondante simplicité, et les domestiques eux-mêmes vous avaient tournure de ces vieux valets qu’on admire dans les images de La Morale en action.


Le colonel ne buvait que de l’eau, mais sa main tremblante et en même temps guillerette remplissait souvent le verre de Vincent Carpentier. Quant à Fanchette, elle mangeait et gazouillait comme un oiseau.


– Il faut que tu saches tout, père, disait-elle. Jamais il ne te racontera son histoire comme à moi. Ils ont été d’abord bien heureux, j’entends sa femme et lui. Elle s’appelait Irène comme la petite bien-aimée. Elle était belle, belle, mais belle! et toute jeune. Monsieur Vincent avait un cabinet. Il faisait pas mal d’affaires pour un débutant, mais crac, voilà que madame Irène devient pâle et qu’elle commence à tousser, quelques mois après avoir mis au monde la mignonne, qui est tout son portrait. Les médecins viennent et ordonnent les eaux, puis l’Italie; on ne travaille plus. Et, vois-tu, ce n’est pas son argent que monsieur Vincent aurait voulu donner, c’est son sang, c’est sa vie…


– Pauvre monsieur Vincent! interrompit le colonel, qui réussit assez bien à dissimuler un bâillement. Voilà un bien grand malheur!


– Cela dura trois ans, continua Fanchette. Madame Irène mit tout ce temps-là à souffrir et à mourir. Quand monsieur Vincent revint en France tout seul et en deuil, il avait deux enfants à nourrir, parce qu’il ramenait avec sa fille, un joli petit garçon que madame Irène aimait bien et qu’ils avaient rencontré en Italie. Il a pour nom Reynier, il sera bientôt un jeune homme. Pour les élever tous les deux, Reynier et la petite Irène, monsieur Vincent reprit la truelle et travailla de ses mains…


– Mignonne, fit le colonel en repoussant son assiette, tu racontes comme un ange. Quelle heure est-il?


– Et bien heureux encore de l’avoir rencontré, ce Reynier! continua Fanchette avec l’impétueuse obstination des enfants à qui on veut enlever la parole. Tu crois toujours tout savoir, père, et c’est ce qui te trompe. Reynier n’est pas une charge maintenant, Reynier garde la maison, Reynier fait le ménage, il apprend à lire et à écrire à ma petite Irène. Ah! s’il trouvait à travailler pour soulager son ami! Tiens! regarde! Monsieur Vincent a les larmes aux yeux, et tout à l’heure il me disait: cet enfant-là est la bénédiction de Dieu dans ma maison. Sans lui, qui garderait ma chérie? Je n’ai aucune inquiétude tant qu’il est près d’elle. C’est un homme pour la force et surtout pour le courage. Pour les soins, pour la tendresse, c’est une femme. Il me semble que je laisse ma petite Irène avec une sœur aimée. Il a dit mieux que cela! n’est-ce pas, monsieur Vincent, vous avez dit: «Il me semble que je la laisse avec sa mère!»


Vincent tourna vers elle un regard reconnaissant, mais il dit:


– C’est trop parler de moi et de mes affaires, mademoiselle.


– Du tout, du tout, fit le colonel, ça m’amuse. Fanchette est la maîtresse ici, pas vrai, trésor? Elle s’assoirait sur la tête du bon papa-gâteau, si elle voulait. Je n’ai plus qu’elle à aimer, monsieur Vincent, aussi…


– Aussi, tu vas me renvoyer, père, interrompit la fillette, dont le visage pétillait de spirituelle bonté, je lis cela dans tes yeux. Eh bien! je vais être obéissante et me sauver tout de suite, si vous voulez me permettre quelque chose, monsieur Vincent et toi. Va, ce n’est pas toi qui feras le plus grand sacrifice. Je veux que Reynier aille au collège et Irène en pension. Est-ce dit?


Elle s’était levée et ses lèvres roses restaient suspendues au-dessus du front du grand-père.


– C’est dit, répliqua celui-ci.


Parmi la douce pluie de baisers qui tomba sur le crâne du colonel, Fanchette demanda encore:


– Et vous, monsieur Vincent?


– Oh! moi, répliqua ce dernier dont les yeux étaient mouillés, si je voyais assurée l’éducation de ces chers enfants…


– C’est promis, dit le colonel avec une visible impatience. Fais monter le café, Minette, et va lire Robinson Crusoé. Si plus tard tu es abandonnée dans une île déserte, c’est toi qui seras contente de savoir comment t’y prendre pour avoir un parapluie en peau de bête!


Fanchette secoua la main de monsieur Vincent comme un petit homme et disparut.


Le vieillard se renfonça dans son fauteuil, amena les manches de sa douillette et tourna ses pouces d’un air méditatif.


– Mon compagnon, demanda-t-il après un silence et de sa voix la plus paisible, que feriez-vous si votre fille, à l’âge de ma Fanchette, aimait un coquin sans foi ni loi?


– Un coquin! s’écria Vincent avec une véritable épouvante: aimé de cet adorable enfant! Mademoiselle Francesca!


Le domestique entra et servit le café.


– J’ai presque envie de faire un petit extra, dit le colonel en se parlant à lui-même. J’ai dîné comme un loup, je vais tremper un canard dans votre tasse. Allez! Giampietro, nous n’avons plus besoin de rien.


Le valet se retira.


– Giampietro est un Sicilien, reprit le colonel. Cela veut dire Jean-Pierre, à Catane. À Naples, les Jean sont des Giovan. Mon cocher s’appelle Giovan-Battista. Nous venons tous un peu d’Italie, ici.


Il mit la moitié d’un morceau de sucre dans la fumée qui s’élevait au-dessus de la tasse de Vincent, et répéta:


– Que feriez-vous? Vincent hésita.


– Le tueriez-vous, demanda encore le colonel.


La cuiller tomba des mains de Vincent. Le vieillard se mit à rire bonnement.


– J’étais très drôle dans le temps, murmura-t-il, j’avais le mot pour rire. Buvez votre café pendant qu’il est chaud, mon camarade. Chacun de nous a ses chagrins et ses embarras, c’est certain. Voulez-vous que je vous dise? vous êtes un ambitieux maté et rentré, mais au fond vous avez des désirs de tous les diables.


Ses yeux rencontrèrent ceux de Vincent, qui portait la demi-tasse à ses lèvres. Vincent eut comme un frisson. Le vieillard grignotait son petit morceau de sucre.


– Cela va m’agiter, reprit-il, je le sais bien, mais je ne suis pas prêt de me mettre au lit. Nous avons à travailler tous les deux cette nuit.


L’effroi se lisait de plus en plus distinctement dans le regard de Vincent.


– Ah çà! ah çà! mon compagnon, demanda tout à coup le colonel, est-ce que j’ai affaire à une poule mouillée?


– Vous avez parlé de tuer un homme…, balbutia Vincent. Le colonel eut un petit rire sec et sourd.


– Sangodémi! s’écria-t-il, le drôle se tuera bien tout seul. Sois tranquille, et laisse-moi te tutoyer, ça m’est plus commode. Nous disons donc que la petite Irène sera mise dans une bonne pension et que le jeune Reynier ira au collège, Fanchette le veut, tu peux choisir le collège et la pension, mon ami Vincent…


– Comment vous remercier, monsieur?… voulut interrompre Carpentier, dont la joie colorait les joues pâles.


– Que sais-tu si tu as à me remercier? demanda froidement le vieillard.


Carpentier resta interdit.


– Un homme comme vous, assurément, balbutia-t-il, ne peut rien m’ordonner que d’honorable.


– Parbleu! fit le vieillard avec mauvaise humeur; il y a des instants, mon compagnon, où on vous croirait bête comme un chou. Ne vous fâchez pas: je passe bien pour un hypocrite, moi, parce que je dépense mon argent ailleurs qu’à l’Opéra ou à la Bourse. Je n’ai encore jamais assassiné personne, ma chatte, et ce serait commencer bien tard… Ne t’excuse pas et regarde-moi, bonhomme, dans le blanc des yeux, comme on dit. Tu plais à Fanchette, tant mieux pour toi! cela te portera bonheur. Ta figure est brave et bonne; j’ai assez d’ennemis pour ne pas dédaigner un ami. Tu es ambitieux, je te l’ai déjà dit; le savais-tu?


La fixité de sa prunelle avait rabattu les paupières de Vincent, dont la figure exprimait un véritable malaise.


– Aujourd’hui, continua le colonel, tu travailles de tes mains, tu travailles dur pour ton pain et le pain des tiens, mais il y a des heures dans ta vie où tu as désiré, où tu as espéré ardemment la fortune. Réponds franc.


– C’est vrai, prononça tout bas Carpentier. Ma femme était si belle, et je l’aimais d’un si profond amour!


– Ta fille sera belle!


– Je vous en prie, monsieur, interrompit Carpentier, dites-moi ce que vous voulez de moi. Vous me donnez la fièvre.


Le colonel ne répondit que par un petit signe de tête amical. Il agita la sonnette posée à portée de sa main sur la table.


– Giampietro, dit-il au domestique qui revenait, Giovan-Battista finira son dîner dans une demi-heure. Qu’il attelle tout de suite.


– Mon bon, reprit-il en s’aidant de l’épaule de Carpentier pour se lever, vous allez redevenir un architecte, c’est moi qui vous le dis. Si je ne marchais pas droit dans cette affaire-là, Fanchette me mettrait en pénitence. Vous me bâtirez peut-être un château, un hôtel, une cathédrale; mais, pour le moment, vous êtes maçon: je n’ai besoin, ce soir, que de votre marteau et de votre truelle.


– Ce soir? répéta Carpentier de plus en plus étonné. Il ajouta:


– Je n’ai pas mes outils.


Le colonel lui caressa le menton comme on fait aux enfants qui raisonnent.


– Descendons toujours, dit-il, nous causerons en chemin. Ma poule, la loterie ne paye plus les quines. J’en ai gagné un du temps qu’on les payait encore, et Mme la marquise de Pompadour voulut me voir à cause de cela. C’était une assez jolie coquine. Je ne dis pas que vous soyez tombé tout à fait sur un quaterne en butant contre ce vieux Mathusalem de colonel Bozzo, mais, enfin, c’est un lot, un bon lot à la loterie. Ce qui me déplairait, voyez-vous, ce serait la paresse – ou la défiance -, ou encore la curiosité. Cette petite Irène, à ce qu’il paraît, sera belle à éblouir. C’est mauvais d’être belle pour la fille d’un pauvre. Quand je fais travailler, je fournis les outils.


Ils avaient gagné déjà le vestibule et l’on entendait dans la cour les piétinements du cheval qu’on attelait.


Vincent restait pensif.


Au moment d’ouvrir la porte extérieure, le vieillard s’arrêta pour le regarder fixement:


– Bonhomme, reprit-il, si le cœur ne t’en dit pas, il est encore temps de donner ta démission. J’ai un secret que tu ne connaîtras jamais.


– Il s’agit de cacher quelque chose? demanda Carpentier à voix basse.


Le vieux répondit avec son bizarre sourire:


– Quelque chose… ou quelqu’un… on ne sait pas.


Le cheval, attelé, piaffait. Giovan-Battista monta sur son siège tandis que le valet de pied se tenait debout à la portière.


– Marchons, dit Vincent; ce n’est pas de vous que j’ai défiance, car vous n’avez jamais fait que le bien; c’est de moi. En ma vie, chaque fois que j’ai joué, j’ai perdu.


– Alors, fit le vieillard, c’est le moment de lancer votre va-tout, mon camarade. La veine doit vous guetter depuis le temps.


Il s’interrompit pour dire à son cocher:


– Giovan, ta soupe n’aura pas le temps de refroidir. Mène-nous grand train rue des Bons-Enfants, à la seconde porte du passage Radziwill. Quand nous serons descendus, tu t’en reviendras sans demander ton reste.


Le coupé partit et mit juste trois minutes à gagner la rue des Bons-Enfants. Cette route se fit en silence.


Le colonel et son compagnon entrèrent dans ce passage humide et malpropre qui fait si grande honte au Palais-Royal. Dès qu’ils furent descendus, Giovan toucha son cheval et le coupé disparut.

III Voyage mystérieux

Vincent et son compagnon étaient seuls à l’entrée du passage Radziwill, non loin des fiacres qui stationnent le long du mur de la Banque.


Le colonel Bozzo grelottait un peu dans sa douillette, mais il avait l’air tout guilleret.


– Bonhomme, dit-il, ça ressemble à une aventure. Je ne m’amuse pas souvent, sais-tu! J’ai couru le guilledou autrefois avec ce bêta de Richelieu, qui n’était pas vilain garçon, mais à qui je soufflais ses duchesses. Il y a quatre-vingts ans de cela, sais-tu? et je ne m’en porte pas plus mal. Seulement, je me suis rangé avec le temps. Va chercher ce fiacre qui est le troisième en commençant par la baraque, et qui a des lanternes vertes: celui dont le cocher dort.


Vincent obéit. Quand il eut aidé le colonel à monter dans le fiacre, celui-ci abaissa la glace de devant et dit au cocher:


– Rue de Seine, devant le passage du Pont-Neuf. Bon train.


– Et gai, gai, gai! ajouta-t-il en relevant la glace. Il ne fait pas une chaleur étouffante. Dis donc, j’espère que tu n’as aucune haine personnelle contre la famille de ce pauvre vieux Charles X, qui s’ennuie sur la terre étrangère? C’était un grand chasseur.


– Si je croyais que ce fût une affaire politique…, interrompit vivement Carpentier.


– Serais-tu content ou fâché, bonhomme?


– Je vous supplie de me parler franc, monsieur. S’agit-il de sauver un infortuné?


– Je vais d’abord, répondit le colonel, dont la joyeuse humeur semblait augmenter, vous mettre hors d’état de répondre vous-même à vos questions, mon ami Vincent. Nous ne sommes pas ici au catéchisme. La peste! vous interrogez comme un juge!


Il avait ouvert sa douillette et tenait à la main une pièce de soie pliée. Elle était étroite, mais longue deux ou trois fois comme un cache-nez.


– Donnez votre tête, poursuivit le vieillard, ma parole d’honneur, je m’amuse!


Vincent le regarda et eut presque un sourire.


– Sur mon honneur aussi, murmura-t-il, comme s’il eût voulu répondre à quelque scrupule de sa conscience, je crois que vous avez de bons desseins.


– Allons, merci! fit le colonel en posant le premier double de soie sur les yeux de son compagnon, vous avez l’obligeance de ne pas me croire un coquin. C’est déjà quelque chose. Ne bougez pas. J’ai connu le grand-père de Mme la duchesse de Berry quand je demeurais à Naples. La voilà qui s’est mise dans un bel embarras!


Vincent fit un mouvement. Toute la France s’occupait alors de la veuve du duc de Berry, qui fuyait traquée par la police de son oncle Louis-Philippe, après sa malheureuse tentative en Vendée.


– Ne bougez pas, répéta le colonel. Les révolutions sont de drôles de mécaniques. Louis-Philippe ou ses fils conspireront à leur tour dans quinze ou vingt ans. Moi, j’aimerais mieux être sur le siège d’un fiacre comme notre cocher que de m’asseoir sur le trône. C’est la misère. Et pourtant, combien de gens se damnent pour avoir cette place-là! Je parie que vous n’y voyez déjà plus.


– Plus du tout, répondit Vincent.


– C’est égal, je vais utiliser le restant de ma soie.


Depuis que Carpentier était aveuglé par son bandeau, la physionomie du colonel avait changé, et quoique ses mains gardassent un tremblement très accusé, il opérait avec une remarquable adresse.


– Il est sûr, reprit-il, que quand un brave garçon peut répondre au commissaire: «Fouillez-moi plutôt! je ne sais rien de rien», cela le met diantrement à son aise. Moi qui parle, du temps du roi Murat, je suis resté onze jours et onze nuits dans une cachette au château de Monteleone. On n’est pas là comme à la noce, mais cela vaut mieux que de passer devant une haute cour de justice, pas vrai, bibi?


– Il s’agit donc d’une cachette? demanda Vincent.


– Qu’est-ce que tu penses de Louis XVII, toi, bonhomme? fit le vieillard au lieu de répondre. Voilà une malheureuse créature! Moi, mes cheveux grisonnaient déjà quand le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette allèrent à l’échafaud. J’en ai vu couler de l’eau sous le pont! Je sais des tas de choses. Il y a un Bonaparte, fils de la reine Hortense qui était une jolie femme, ou le diable m’emporte! Il est majeur de l’année dernière. Ah! ah! on joue la poule autour des Tuileries! Je connais au moins quatre ou cinq billes numérotées, sans compter celle de la République. Et, veux-tu savoir?… À ce jeu-là on passe souvent par une cachette avant d’entrer dans la chambre du trône… C’est fait! Colin-Maillard, combien de doigts?


Le fiacre tournait le coin de l’Institut pour entrer dans la rue de Seine.


– Ce bandeau est épais comme la mort, pensa tout haut Carpentier.


– Tant mieux, ma chatte! Tu as été bien gentil. Maintenant, nous allons te faire un bout de toilette, à cause des passants qui s’étonneraient de voir la tête d’un brave garçon empaquetée comme celle d’une momie. C’est gênant, les passants!


Il déplia le caban qu’il avait apporté sous son bras.


– Passe ta main droite d’abord, dit-il. J’en sue à grosses gouttes, moi, tu sais! La gauche maintenant. Bon. Je te colle le capuchon, et ni vu ni connu! S’il y a des curieux, j’en serai quitte pour avouer que tu as été opéré de la cataracte par un des premiers spécialistes de la capitale, et j’ajouterai: Quelle joie quand on lèvera l’appareil et que ce cher ami reverra la lumière!


Le fiacre s’arrêtait devant le passage. Vincent était comme étourdi par ce bizarre babil.


Le colonel descendit assez lestement. Ce n’était plus le même homme, depuis que, grâce au bandeau, il échappait aux regards de son compagnon.


Il paya le cocher et lui dit:


– Mon brave, aidez-moi à déballer mon pauvre diable de fils, qui a pris froid et que j’ai emmailloté de mon mieux. Ce sont les jeunes maintenant qui sont infirmes. Heureusement que nous n’allons pas loin. Nous sommes du passage.


– Il fait frisquet, ce soir, répondit le cocher en soutenant Carpentier des deux mains. Je n’avais pas remarqué là-bas que le voyageur était malade. C’est de le fourrer dans son lit tout de suite avec une tasse de vin chaud par-dessus.


Dans le passage, le colonel prit le bras de son prétendu fils, dont la tête était complètement cachée par le capuchon du caban.


– Je fais semblant de te soutenir, dit-il, mais tiens-moi ferme, car il y a longtemps que je n’ai fourni pareille course à pied. Nous allons jusqu’à la station de voitures qui est sur le quai près du pont Neuf.


– Pourquoi avoir changé de fiacre? demanda Vincent.


– Parce que tu aurais pu prendre le numéro de celui que nous venons de quitter. Tu vois que je suis franc, voilà mon caractère. Ce soir, tu n’as peut-être pas fait attention au numéro, parce que ta curiosité n’était pas encore éveillée, mais demain…


– Nous recommencerons donc demain?


– Dans une demi-heure, tu seras en face de la besogne, et c’est toi qui me diras à vue de nez combien de jours il te faudra pour l’accomplir… Attention! il y a un pas: soutiens-moi.


Ils traversèrent la rue Mazarine et prirent le trottoir étroit de la rue Guénégaud.


Le colonel affectait maintenant de peser sur le bras de son compagnon, qui se laissait guider machinalement et marchait tout pensif.


Tout homme, placé en face d’un problème, cherche à résoudre.


Le scrupule et l’inquiétude avaient dominé jusqu’à présent dans l’esprit honnête de Vincent Carpentier.


Les rébus politiques que le vieillard venait de lui jeter comme un leurre avaient occupé vivement son imagination.


Maintenant la curiosité naissait et du premier coup elle prenait les proportions d’une idée fixe.


Le cerveau de Vincent travaillait déjà, cherchant un moyen de voir et de savoir.


On eût dit que le regard du colonel, perçant l’étoffe épaisse du caban, la soie des bandelettes et la boîte du crâne, lisait comme en un livre la pensée intime de son compagnon.


– J’en étais sûr, grommela-t-il. Ça ne pouvait pas manquer d’arriver. Vous voilà parti, mon camarade, vous courez après le mot de l’énigme. Ce serait tant pis pour vous si vous le trouviez; mais soyez tranquille, nous y mettrons bon ordre.


Il s’arrêta devant la porte latérale de la Monnaie pour reprendre haleine, quoique sa physionomie ne trahît aucun signe de fatigue.


– C’est loin, murmura-t-il. Sous l’Empire, je faisais encore une bonne demi-lieue sans m’essouffler; mais en 1820, j’ai eu mon premier coquin de rhumatisme… Eh avant, marche! Parmi ceux qui vont et qui viennent ici autour, il y en aura encore plus d’un qui arrivera avant moi au Père-Lachaise. À quoi penses-tu, bonhomme?


– Je pense, répondit Vincent, à ma petite Irène, qui m’attend, et à ce cher enfant, Reynier, qui me la garde.


– Tu as raison, voilà de sages pensées. En quelques jours, tu peux leur gagner tout un avenir, à ces deux bébés-là.


Il appela un cocher qui ruminait sur son siège, se fit ouvrir la voiture et y poussa Carpentier en disant:


– Case-toi bien dans le coin et ne te découvre pas. Un peu de patience, nous allons bientôt être chez nous.


Puis il s’éloigna de la portière pour parler au cocher.


De ce qui fut dit ainsi, Vincent ne put rien entendre, quoiqu’il prêtât l’oreille avidement.


Au bout d’une demi-minute, le colonel revint et monta à son tour.


– Menez-nous rondement, l’ami, fit-il pendant qu’on refermait la portière, vous aurez pour boire.


Dès qu’il fut assis, il se frotta les mains, disant avec une expression de bien-être:


– Ça fait plaisir de se reposer, hein, mon neveu? Demain soir nous prendrons le passage Vendôme, ou un autre qui soit tout près d’une station: je suis moulu!


Le cocher fouetta ses chevaux qui partirent au grand trot. Vincent se disait:


– On doit pouvoir se rendre compte de la direction et de la distance en faisant bien attention aux détours.


Et il tint son esprit en arrêt.


Chacun sait qu’une voiture, en tournant, fait éprouver une sensation au voyageur, surtout si le coude du voyageur est en communication avec la paroi.


Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que Vincent eut la preuve matérielle de ce fait.


On tourna à droite et il en eut complètement conscience.


– Est-ce le pont des Saints-Pères ou le pont Royal? demanda-t-il.


– Voilà! fit le colonel en riant bonnement, tu calcules déjà comme un malheureux! Je parie cinquante centimes avec toi que, dans une demi-heure, tu ne sauras pas si tu es sur la route de Versailles ou sur le chemin de Saint-Denis.


– Nous sortirons donc de Paris? s’écria involontairement Carpentier.


– Peut-être oui, peut-être non, bonhomme! Le premier chien qui voudra de ta langue, je la lui donne. Tout ce que tu pourras répondre à ceux qui te demanderont des renseignements sur ton excursion, c’est qu’on ne t’a pas fait franchir la frontière de la France, ta patrie, bordée au nord par la Flandre et le Brabant, à l’est par la Suisse, au sud par la Méditerranée, à l’ouest par l’Océan. Tiens! je vais te faire une importante confidence: nous sommes dans la rue Saint-Honoré; allons-nous vers les Halles ou vers le Roule? Hé! bonhomme?


Carpentier ne répondit pas tout de suite. Quand il prit la parole, ce fut pour dire:


– Vous êtes plus qu’un honnête homme, vous passez pour un saint, et à l’âge que vous avez, on se tient prêt à paraître devant Dieu. S’il n’y avait que moi, j’aurais à choisir, mais retrouverais-je jamais une pareille occasion pour mes pauvres enfants? J’ai cherché à deviner où nous allons, c’est vrai, mais j’y renonce. Vogue la galère! Le colonel lui tapa la joue paternellement.


– Toi, murmura-t-il, tu es un finaud, mais tu ne m’endormiras pas. La voiture se mit à rouler sans bruit sur la terre douce. C’était une avenue ou une grande route.


Un fort quart d’heure s’était écoulé depuis le départ. Carpentier pensa.


– Si dans dix minutes nous retrouvons les cahots, ce sera le pavé de Neuilly: j’en suis sûr: nous sommes dans les Champs-Élysées.


Les cahots revinrent au bout de cinq minutes. Après un autre quart d’heure, le fiacre se mit à tourner fréquemment dans des rues raboteuses et montantes.


– Devine devinaille, dit tout à coup le colonel: sommes-nous à Montmartre ou dans le quartier Mouffetard? Paris est grand, surtout avec la banlieue.


À ce moment même, la voiture s’arrêta.


Le colonel fit descendre le cocher, qui aida Vincent à mettre pied à terre. Il n’y eut ni marteau retentissant sur une plaque, ni bruit, ni sonnette agitée. Une clef tourna dans une serrure qui sonna la rouille.


– Êtes-vous content du pourboire, l’ami? demanda le colonel. Quinze sous! si vous aviez beaucoup de pratiques comme cela, c’est vous qui rouleriez dans votre carrosse!


Une fois la porte franchie, Vincent eut de la terre molle sous les pieds, puis du sable. Il fit encore quelques pas sur l’herbe. Suivant toute apparence, on était à la campagne.


– Attention, dit le colonel, nous sommes au perron. Lève la patte! Vincent compta quatre marches et une seconde porte fut ouverte. Elle devait être très étroite, car le colonel s’effaça pour passer, et néanmoins le caban de Vincent frôla le mur. Le frôlement ne fut pas instantané, comme il arrive d’ordinaire quand on passe un seuil: il dura le temps qu’il fallait pour donner à penser que le mur était d’une épaisseur exceptionnelle.


– À l’escalier maintenant, bibi, dit encore le vieillard; il est roide et j’aurai une courbature; mais je dormirai la grasse matinée demain matin, et quand il s’agit de faire le bien, vois-tu, je n’écoute guère la plainte de mes vieux os.


Il monta l’escalier qui était à vis et dont les dernières marches lui arrachèrent plus d’un gémissement.


À diverses reprises, la main de Vincent toucha les parois de la cage. Elles étaient humides.


Le colonel s’arrêta enfin et poussa un long soupir de soulagement.


– N, i, ni, c’est fini, murmura-t-il. J’aurais de la peine à monter tout en haut des tours de Notre-Dame. Entrez, mon camarade, nous voici sur le terrain, et vous n’avez plus qu’à vous mettre en besogne.


Tout en parlant, il avait ouvert une troisième serrure.


Aussitôt que Vincent eut franchi cette dernière porte, il sentit autour de lui une atmosphère tiède et lourde comme s’il fût entré dans une serre chaude.

IV Le commencement de la besogne

Le vieillard sembla renaître en respirant cet air étouffant. Sa voix redevint gaillarde et il repoussa la porte avec bruit, disant:


– Hein, bibi, il fait bon ici? Ne laissons pas perdre la chaleur. Donne ta tête, le bandeau n’est plus de saison. Tu crois peut-être que tu vas te trouver dans un palais de fées? À cet égard, je suis muet. Je veux que tu aies le plaisir de la surprise.


Il défaisait lentement les bandelettes. Quand le dernier pli tomba, Carpentier resta comme étourdi.


Il lui parut qu’une immensité blanche et lumineuse l’entourait de tous côtés.


Il ferma ses yeux éblouis.


– Où suis-je? s’écria le vieillard enchanté, tu aurais dû dire: Où suis-je? C’était le mot de la situation. À la Porte St Martin, quand on amène le jeune Dr William pour l’accouchement clandestin de Mme la duchesse et qu’on lui ôte son foulard, il dit toujours: Où suis-je? Ma chatte, ce n’est pas de la neige qui te blesse la vue. Nous avons vingt degrés au-dessus de zéro, grâce à un bon poêle que tu ne vois pas, mais que tu peux entendre ronfler. Tes yeux vont s’accoutumer peu à peu à tout ce linge que j’ai tendu moi-même pour que, le cas échéant, tu puisses te retrouver dans cette chambre, sans reconnaître les lieux. Allons, rouvre tes lanternes, nous ne sommes pas venus pour nous amuser.


Ce fut le mot «linge» qui releva les paupières de Carpentier.


Il regarda de nouveau et vit qu’en effet il se trouvait dans une sorte de tente cubique comme une boîte, dont les quatre pans latéraux et le plafond étaient formés par des draps de lit tendus au moyen de cordages.


Sur le parquet ou le carreau qu’on ne voyait point, il y avait une natte de jonc.


Le tout était éclairé par deux lampes de fort calibre qui pendaient à la voûte invisible.


Carpentier resta muet. Il se disait en lui-même:


– Quel étrange entassement de précautions!


– Oui, oui, oui, fit par trois fois le vieillard, qui jouissait évidemment de sa surprise, c’est moi-même qui ai arrangé tout cela, moi seul, et c’est bien arrangé. Il faudrait que vous fussiez un sorcier, mon camarade, pour deviner ce qu’il y a ici à droite, à gauche, au-dessus et au-dessous. C’est un taudis ou c’est un palais, je permets à votre imagination de travailler tant qu’elle voudra. Vous allez voir un carré de muraille toute nue. C’est moi qui ai enlevé ce qu’il y avait dessus. Était-ce du papier à six sous le rouleau? une tapisserie des Gobelins? ou une boiserie sculptée et dorée? Rien qu’à regarder votre figure, je m’amuse comme un bienheureux.


Ceci était la vérité même. Le colonel frottait ses mains desséchées l’une contre l’autre avec une joie d’enfant, et les mille rides de son visage s’entrecroisaient, tandis qu’il riait de tout son cœur.


Dans l’espace carré, ménagé entre les quatre tentures, il n’y avait qu’un seul meuble: un grand vieux fauteuil à oreillettes, rapetassé en maints endroits et qui semblait sortir d’une boutique de bric-à-brac.


Le colonel s’y était plongé en laissant échapper un gloussement de volupté.


– C’est moi qui l’ai acheté, dit-il encore, c’est moi qui l’ai apporté. Nul n’entrera jamais ici que toi et moi. Ah! si j’avais pu percer moi-même cette bonne grosse muraille et la creuser comme une calebasse pour y établir mon joli petit nid, je t’aurais soufflé ta besogne! Il n’y a pas de Fanchette qui tienne, tu n’aurais rien eu… ou plutôt, j’aurais trouvé un autre moyen d’élever tes petits et de mettre un peu de foin dans tes bottes. Mais il faut un homme du métier pour m’installer cela. Je veux un bijou de cachette: un écrin tout capitonné de satin, comme ceux où l’on met dormir les perles… Et la fille des rois ne vaut-elle pas toutes les perles du monde?… La fille d’Henri IV et de Saint Louis!


Il quitta sa posture paresseuse et souleva un coin de la tenture qui était derrière le fauteuil. Par cette fente, le regard agile de Vincent, plongeant avidement, découvrit, à une demi-douzaine de pas, un autre plan de tentures blanches qui semblait collé à la muraille.


La main du vieillard tâtonna et rencontra l’anse d’une caisse assez volumineuse qu’il essaya d’attirer; mais il ne put.


– Aide-moi, dit-il, ce sont tes outils.


La caisse fut charriée au milieu de l’espace libre. Carpentier enleva le couvercle. Elle contenait le système complet des instruments de son état, tout neufs et tout brillants, depuis les truelles graduées jusqu’aux marteaux, tranchants comme des haches, et aux ciseaux à froid dont l’acier trempé rendait au regard des lampes des gerbes d’étincelles.


– Cela te suffit-il? demanda le colonel.


– Oui, répondit Vincent, pour démolir ou pour bâtir. Je suis prêt; tracez-moi ma besogne.


Le doigt du colonel désigna le plan de tenture qui était à sa droite.


Il y avait là, ce que Carpentier n’avait pas encore remarqué, une pièce de toile en carré long, figurant une porte et rattachée à la draperie principale par des épingles.


– Ôte les épingles, ordonna le colonel.


Carpentier obéit. La pièce de toile, en tombant, découvrit un mur nu, formé de superbes pierres de taille. À cette vue Carpentier s’écria:


– Nous sommes donc ici dans une forteresse?


– Mon bon, répliqua le colonel, la ville de Paris a eu successivement cinq ou six enceintes, destinées à soutenir des sièges. Lisez Dulaure, ce n’est pas un écrivain de première force, mais il abonde en renseignements curieux. Des restes de ces enceintes existent en nombre d’endroits, sur les deux rives de la Seine, rue Saint-Sauveur, à la Porte aux Peintres, rue Saint-Jacques, rue Sainte Marguerite, cul-de-sac Contrescarpe et ailleurs. En outre, Montmartre, Vaugirard, Chaillot, possèdent des débris de castels enclavés dans des propriétés particulières. Quant au quartier du Marais, il est plein d’antiquailles absolument respectables. Que nous soyons en ce moment ici ou là, peu importe: la chose certaine, c’est que le mur qui vous fait face a deux mètres quatre-vingt-cinq centimètres d’épaisseur. C’est assez pour y fabriquer notre boîte, je suppose?


– Oui, répondit Vincent, qui était pensif, c’est assez.


– Alors, entame la croûte du pain pour enlever la mie. Y es-tu?


– Je voudrais savoir, dit Vincent, s’il y a à craindre quelque chose pour le bruit?


– Tu peux tailler, marteler, cogner comme une douzaine d’emballeurs. Tu es chez le marquis de Carabas: j’ai acheté les champs avec la maison, et tu emploierais la mine pour faire ton trou qu’on ne t’entendrait pas. Voilà!


Chaque parole prononcée se gravait dans la mémoire de Vincent.


C’était un esprit solitaire et chercheur. En sa vie, malgré le métier manuel auquel le sort l’avait réduit, il avait travaillé par la pensée encore plus que par les bras.


Tout problème le provoquait, et en ce moment, sans que sa volonté y fût pour rien, sa tête s’emplissait de calculs à perte de vue pour dégager l’inconnue de l’équation proposée.


Il prit une craie et traça sur le mur le parallélogramme qui devait être, selon lui, la porte de la cachette.


– C’est beaucoup trop haut et beaucoup trop large, dit le colonel. Je serai l’architecte, puisque tu n’as aucune idée de la chose. Nous avons des niches très bien entendues, dans l’Italie du Sud; mais ce que j’ai vu de mieux, c’est la boîte de granit où les moines de l’abbaye d’Orval, là-bas, de l’autre côté de Sedan, abritaient le célèbre trésor de leur communauté. Qu’on veuille sauvegarder des calices d’or chargés de pierreries, un homme condamné à mort ou une reine dans l’embarras, c’est toujours la même chose, pas vrai? Ceux pour qui il y va de la vie peuvent bien se baisser un peu pour entrer. Efface cela. Ta baie ne doit avoir que la surface d’une pierre de taille, car elle sera fermée par une pierre de taille: un mètre de haut sur deux pieds de large.


À l’aide de la règle, Vincent rectifia son premier projet, en ayant soin de suivre les rainures de deux pierres superposées. Le colonel approuva, cette fois.


– Pas mal, fit-il. Je suppose qu’on vienne sonder avec des crosses de fusil ou des maillets, il faut que la porte sonne franc comme le reste de la muraille.


Vincent choisit un ciseau et un marteau. Au moment où il allait donner le premier coup, une pendule qui semblait distante de quelques pas à peine mit en branle sa sonnerie.


Vincent s’arrêta pour écouter. Le timbre frappa neuf heures.


– À minuit, tu feras réveillon, si tu veux, dit le colonel. Nous avons de la viande, du pain et du vin.


Puis, s’interrompant:


– Innocent! Tu te creuses la cervelle! Tu te demandes où tu as entendu cette voix-là; car les cloches ont une voix comme le monde, et je reconnaîtrais entre mille le carillon de Saint François de Catane. Ma dernière maîtresse demeurait derrière l’église. Il y a de cela soixante ans. Je veux que le diable me caresse, si tu as jamais entendu ma vieille horloge, que j’ai achetée avec le reste des bragas oubliés dans la masure. Elle va bien. Pour plus de sûreté, je la vendrai quand nous aurons fini, ou mieux encore, tiens, je t’en ferai cadeau. Tu dois aimer les curiosités: tu la mettras sur ta cheminée.


Vincent martelait. Le vieillard était gai comme pinson et regardait sauter les petits éclats de pierre.


Toutes les cinq minutes, il atteignait sa tabatière d’or, ornée du portrait de l’empereur de Russie, mais c’était seulement pour en flairer le contenu à distance avec sensualité.


Ainsi faisait-il pour toutes choses. À table, il regardait le vin en savourant la fumée des mets. Vous l’auriez nourri avec le prix du chènevis que mange un petit oiseau en cage.


D’aucun bien que l’argent achète, il ne pouvait jouir.


Et dans ce corps usé, chancelant comme une ruine, vivait une passion terrible. L’argent l’attirait. Il allait à l’argent avec une fougue plus ardente que celle de l’homme robuste dont l’argent peut satisfaire les désirs puissants, la vaste gourmandise, la soif insatiable.


Il aimait l’or pour l’or, cet être caduc, condamné à l’éternelle abstinence. Ce sont là les grands avares, dont nulle mesure ne peut borner l’insatiable convoitise. Ils prennent l’or comme les vampires sucent le sang, pour le cuver au fond d’un froid cercueil.


On en a vu qui avaient cette préoccupation profonde comme une folie, de garder leur or, même au-delà du dernier jour…


Tout en tournant ses pouces minces et secs avec un air de béatitude, le colonel disait:


– Tu travailles bien, je suis content de t’avoir choisi. Voilà un éclat de granit qui est aussi gros qu’un pain d’un sou. Quand le revêtement sera percé, nous irons plus vite, parce que nous trouverons les moellons. Prends garde d’écorcher les pierres voisines. Sais-tu que la princesse sera là comme dans son boudoir? Le revers donne sur la campagne, nous pratiquerons des fissures qui donneront de l’air. Repose-toi. Je ne t’offre pas de fumer une pipe, parce que l’odeur du tabac me fait tousser; veux-tu boire une goutte?


Vincent essuya son front où la sueur perlait.


– Êtes-vous fixé sur les proportions que vous voulez donner à la chambre? demanda-t-il.


– Deux mètres de large, répondit le vieillard sans hésiter, trois mètres de long, sept pieds de hauteur. Cela nous fournira un cube de quatorze mètres. Les meilleurs spécialistes s’accordent à professer que quatorze mètres cubes d’air sont suffisants pour alimenter la respiration d’un adulte… Pourquoi fronces-tu le sourcil, ami?


– Parce que je ne sais pas, répliqua Vincent avec tristesse, si je travaille là à un asile ou à un cachot. J’ai peur.

V Naissance d’une idée fixe

Quand la pendule invisible sonna trois heures après minuit, c’est-à-dire après que le travail de Vincent Carpentier eut duré six grandes heures, le colonel, qui était réveillé comme une souris, se redressa dans son fauteuil.


– Voilà un bon petit commencement de besogne, dit-il; assez pour aujourd’hui, mon ami. La pierre est minée tout autour, et demain nous l’arracherons comme une grosse dent. Je suis content de toi, sais-tu? Allons à dodo!


Carpentier passa son mouchoir sur son front mouillé et reprit ses habits.


La pierre avait en effet sur ses quatre côtés une entaille profonde où le ciseau le plus long disparaissait presque.


Le poêle avait cessé de ronfler depuis longtemps.


Le colonel eut un frisson quand il se mit sur ses pieds.


– Pourvu que je ne m’enrhume pas! grommela-t-il. Tu ne croirais pas que dans mon adolescence, vers 1750, j’ai été condamné comme poitrinaire par le fameux Bœrhaave. J’en ai rappelé; mais je prends des précautions depuis ce temps-là. Ma mère n’en fait plus, eh! garçon.


Vincent le regardait tout en boutonnant son paletot.


C’était, ce Vincent, un esprit gravement rêveur, capable de s’exalter à la mode allemande, mais qui ne riait guère. Pourtant, à ces derniers mots, sa bouche sérieuse se dérida.


– Patron, dit-il, je jurerais que vous n’avez aucun mauvais dessein.


– Moi aussi, répliqua le colonel. Je t’aime pour ta nigauderie, ma poule! Tu dois être un homme de talent. Les architectes et les peintres qui ont de l’esprit ne font que des âneries. Donne ta tête. Notre séance m’a beaucoup diverti.


Carpentier se laissa bander les yeux comme la veille au soir. Le vieillard éteignit les deux lampes avec soin et guida son compagnon jusqu’à l’escalier. Vincent l’entendit refermer la porte.


On traversa de nouveau le terrain mou et le petit espace où il y avait de l’herbe, puis la dernière porte qui, dans la pensée de Carpentier, donnait sur une rue du village, fut franchie.


– Holà, rôdeur! appela le vieillard, après avoir drapé le caban de Vincent.


À une cinquantaine de pas, les roues d’une voiture sonnèrent aussitôt sur le pavé.


– Tu vas brûler la route, Lantimèche, dit encore le colonel. Le marchand de sable a passé. J’ai une envie de dormir qu’un enfant en pleurerait!


Il poussa Vincent jusqu’au marchepied et le fit monter.


L’instant d’après, la voiture s’ébranla.


Le colonel donna une tape sur la joue de Vincent et dit:


– Ce que je voudrais savoir au juste, c’est ce qu’il y a dans cette caboche-là. Dois-tu en dévider, des suppositions! Faisons un somme.


Il s’accota dans un coin et ne parla plus.


Au bout d’un quart d’heure, la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit, et une voix demanda:


– Avez-vous quelque chose à déclarer?


– J’ai à déclarer, répondit le colonel réveillé en sursaut, que l’octroi de Paris est une institution recommandable qui fait regretter aux voyageurs les landes de la Basse-Bretagne et même les steppes de la Tartarie. La civilisation a des hontes abominables.


La portière fut refermée, et la voix du préposé dit:


– Allez!


Une demi-heure après, la voiture s’arrêtait de nouveau.


– Descendons, mon camarade, dit le colonel, nous sommes arrivés. Carpentier obéit. Il entendit la monnaie sonner dans la main du cocher, qui dit «merci», et fouetta ses chevaux. Le colonel lui cria:


– Demain matin, au même endroit et à la même heure, Lantimèche!


Carpentier restait seul au milieu de la rue. Cette voix du cocher, qui venait de dire «merci» l’avait frappé. Son imagination s’efforçait de plus en plus.


Il n’eut pas le temps de réfléchir beaucoup. Le colonel revint à lui et lui enleva son bandeau.


Carpentier reconnut alors la rue Neuve-des-Petits-Champs et la grille fermée du passage Choiseul.


On entendait encore la voiture qui roulait dans la direction du Palais-Royal.


– J’aurai le temps de la rejoindre peut-être, pensa Vincent, dont le cœur battait.


Mais le colonel s’appuya familièrement sur son bras et dit:


– Bonhomme, j’espère bien que tu ne vas pas me laisser comme cela dans la rue. Je commence à ne plus être si ingambe qu’à vingt-cinq ans. Reconduis-moi jusque chez moi.


Impossible d’écarter une requête pareille, car le pauvre vieux tremblotait de la tête aux pieds. On prit la rue Ventadour pour gagner la rue Thérèse, sur laquelle s’ouvrait la porte cochère de l’hôtel Bozzo-Corona.


Quand le marteau eut été soulevé, le colonel donna une cordiale poignée de main à Vincent et lui dit:


– Allez vous coucher, mon brave camarade, et dormez bien. Dans la journée, de manière ou d’autre, vous entendrez parler de moi. Sans autre avis, huit heures sonnant, soyez à l’hôtel; nous retournerons ensemble à ma maison de campagne.


La porte cochère était ouverte et le concierge accourait. Le colonel ponctua sa phrase par un signe de tête caressant et disparut.


Le premier soin de Vincent fut de prendre ses jambes à son cou et de regagner la rue Neuve-des-Petits-Champs à pleine course.


C’était, de sa part, un mouvement irréfléchi, car il va sans dire qu’au moment où il se retrouva en face du passage Choiseul, le bruit de la voiture avait cessé de se faire entendre.


– Elle est loin, si elle court encore, pensa-t-il. Le vieux connaît son affaire et ne néglige aucune précaution. Il ne me reste plus qu’à suivre son conseil et je vais me coucher.


Vincent Carpentier, comme ceux qui sont pauvres, avait choisi son logis loin du centre. Il demeurait derrière l’École militaire, quartier beaucoup plus désert alors qu’aujourd’hui et où les loyers étaient à très bas prix. Renonçant à l’espoir de rejoindre la voiture dans le dédale des rues de Paris, il prit le chemin des Champs-Élysées.


Nous devons dire au lecteur qu’il n’avait pas, à proprement parler, défiance du colonel. Le colonel se présentait à son esprit comme un être bienfaisant, engagé par certaines circonstances inconnues dans une mystérieuse entreprise. Ce qui le tenait, c’était l’étrange et invincible fantaisie qui prend chacun de nous en face d’une charade dont le mot habilement déguisé, se dérobe au premier effort de notre intelligence.


Chaque homme, en pareille occurrence, établit une gageure avec lui-même, et plus la solution fuit, plus on s’acharne à la poursuivre.


Une fois dans la grande avenue des Champs-Élysées, Vincent se mit à regarder tout autour de lui, comme s’il eût essayé de reconnaître des choses qu’il n’avait pas vues.


Il écouta pour saisir un son qui pût être un jalon. Il flaira le vent, puis il eut un ricanement qui raillait sa propre impuissance.


Il tourna à gauche par l’allée des Veuves qui est maintenant l’avenue Montaigne.


Bien habile qui devinerait pourquoi un préfet alsacien, écolier en fait d’histoire et d’art, s’est avisé un jour de changer les noms pittoresques ou historiques qui marquaient la géographie de notre vieux Paris.


Biffer un nom, c’est assassiner un souvenir; mais ces parvenus aiment de passion à voir sur leurs plâtres blancs des étiquettes neuves.


Et ce préfet qui dédaignait la légende parisienne, a fait d’ailleurs de grandes choses.


Paris est une solitude à ces heures matinales. Vincent traversa la Seine sans rencontrer âme qui vive. Il s’arrêta devant le Champ-de-Mars et dit tout haut, emporté par le labeur de sa méditation:


– Je suis sûr d’avoir reconnu la voix du cocher qui a prononcé ce mot: «Merci!» dans la rue Neuve-des-Petits-Champs. J’en suis sûr!


Au lieu de suivre l’avenue latérale qui longe le champ de manœuvres, il s’engagea dans le terrain même.


Si on lui eût demandé pourquoi, peut-être n’aurait-il point su répondre.


Et pourtant il avait un but, ou plutôt un instinct le poussait.


Arrivé au milieu du champ, il planta sa canne en terre et y attacha son mouchoir flottant comme pour figurer un drapeau.


Cela fait, il hésita un peu, honteux qu’il était de son projet puéril.


Mais la fantaisie fut la plus forte, et il dit d’un ton décidé:


– Je veux voir!


Voir quoi? C’était comme un défi qu’il se portait à lui-même. Il concentra résolument sa pensée et noua sa cravate en bandeau sur ses yeux, disant encore:


– Si je tombais juste, que croirais-je?


Il marcha droit devant lui, à tâtons, ne se détournant ni pour les mares, ni pour les aspérités du sol, mais se reportant aux impressions subies par lui dans la voiture, et reproduisant avec un soin minutieux les angles qu’il croyait avoir décrits, non plus en allant mais en revenant de la maison de campagne du colonel.


Il opérait de mémoire, en agissant ainsi, une réduction proportionnelle sur le temps écoulé et la distance parcourue.


Cela n’avait pas le sens commun. On sait que, même en droite ligne, ces courses à l’aveuglette manquent constamment le but.


Et pourtant, il dépensa à ce jeu un quart d’heure tout entier, pendant lequel son intelligence resta tendue passionnément comme si sa vie même eût dépendu de la justesse de son calcul.


Quand il s’arrêta, l’expérience étant, à son sens, achevée, son cœur battait.


Il arracha son bandeau et porta son regard au loin, cherchant le jalon qu’il avait planté.


Le Champ-de-Mars était clair. La lune glissait au ciel derrière un écran de nuées légères qui semblaient courir et se poursuivre gaiement.


Vincent ne vit rien pourtant dans la direction où son regard allait. Il se railla encore lui-même et pensa en riant:


– Je suis fou!


Mais au même moment, il se retourna pour interroger les autres directions et poussa un cri de stupéfaction en voyant son drapeau à deux pas de lui.


En étendant le bras, il aurait pu le toucher.


Il sentit que ses joues devenaient froides et que tous ses nerfs tressaillaient, tandis qu’il murmurait malgré lui:


– Est-ce le hasard, ou bien aurais-je deviné juste?


– Allons, allons, dit-il en haussant les épaules, je suis fou! fou à lier!


Et il reprit sa route vers l’École militaire à pas lents, la tête courbée sous le poids des pensées qui se mêlaient dans son esprit comme un chaos.


Vincent Carpentier était un honnête homme, mais les ambitions de sa jeunesse avaient été déçues.


Il avait rêvé la fortune autrefois, peut-être la renommée, et tout au fond de son obscurité, la main glacée de la misère le tenait à la gorge.


L’image de sa fille passa devant ses yeux dans la nuit. Il adorait cette blonde petite Irène qui était tout le portrait de sa mère adorée.


Il vit aussi Reynier, un noble enfant, qui s’était fait le serviteur de son indigence.


À Paris, personne n’ignore le prix que peut valoir un secret.


Mais, je le répète, Carpentier était un honnête homme; il pensa:


– Le colonel a justement promis de mettre Irène en pension et Reynier au collège. Ai-je le droit de juger celui que toute la ville regarde comme un saint?


Il tournait l’angle occidental de l’école et pressait le pas pour regagner enfin sa demeure, lorsqu’une pensée le frappa et l’arrêta comme si la main d’un homme robuste l’eût saisit en arrière par le collet.


– Je me souviens! s’écria-t-il en touchant son front, qui ruisselait. La voix! la voix du cocher qui a dit: «Merci!» c’est la même, j’en suis sûr, il me semble que je l’entends encore, la même qui avait dit à la barrière: «Avez-vous quelque chose à déclarer?»


Il s’interrompit tout tremblant d’émotion.


– Mais alors, fit-il, la barrière? Il n’y avait pas de barrière. Le cocher jouait le rôle du préposé. La voiture n’est pas sortie de Paris. Mon épreuve de tout à l’heure, loin d’être une folie ridicule, a dit la vérité. Nous sommes partis d’un point pour y revenir. Je connais le point d’arrivée, cela me donne le point de départ…


Ses bras tombaient le long de ses flancs et sa tête pendait sur sa poitrine. Il dit encore:


– Qu’y a-t-il derrière ce masque de bonhomie sénile? Je ne devine pas l’énigme de ce visage qui rit, mais qui fait peur. Je n’ai jamais rien vu de pareil à ce vieillard. Mon instinct me crie qu’il creuse un trou pour abriter son trésor. Pourquoi ai-je la sueur froide au front? Suis-je sur la trace d’un crime?

VI La maison de Vincent

L’aube commençait à poindre quand Vincent Carpentier arriva devant son pauvre logis.


Il habitait les combles d’une petite maison isolée et entourée de terrains vagues. Il n’y avait point de concierge.


Le rez-de-chaussée était une buvette borgne, à l’enseigne de la Grande-Obuse.


Les autres étages abritaient des employés des chantiers voisins. C’est le quartier du bois et de la houille. On y trouve, dans la même rue, le chantier du Grenadier-Français, le chantier du Vrai-Grenadier-Français, le chantier du Nouveau-Grenadier-Français, et enfin le chantier du Seul-Grenadier-Français.


Celui-là est plus effronté que la Grande-Obuse elle-même.


Vincent ouvrit la porte extérieure à l’aide de son loquet et monta l’escalier aux marches déjetées. Son logement était composé de deux chambrettes et d’un petit grenier dans lequel couchait Reynier, cet enfant dont nous avons déjà parlé bien des fois.


Ordinairement, Vincent rentrait de son travail vers huit heures du soir; on soupait en famille, et chacun allait se mettre au lit pour se lever de bon matin, le lendemain; mais la veille Vincent était sorti avec ses habits des jours de fête, en prenant soin d’annoncer qu’il rentrerait peut-être tard.


Les deux enfants l’avaient attendu, malgré sa défense, et leur veillée s’était prolongée jusqu’à minuit, sans autre tristesse que l’inquiétude causée par l’absence de leur père: car Irène et Reynier ne s’ennuyaient jamais ensemble.


Irène avait dix ans. Elle apprenait l’état de brodeuse.


Reynier venait d’atteindre sa seizième année. Il étudiait la sculpture sur bois chez un maître et la peinture tout seul.


En outre, il faisait tout à la maison, depuis le ménage jusqu’à la cuisine, qui, à la vérité, n’était pas des plus compliquées.


C’était déjà un grand jeune homme par la taille. Les dames du commerce de chauffage qui habitaient le premier et le second le trouvaient beau garçon, et ce n’était, de leur part, que justice. Il avait une figure douce et remarquablement intelligente qui s’encadrait dans de grands cheveux noirs bouclés, moelleux et lourds comme de la soie.


La lumière arrachait des reflets fauves à cette brune chevelure que les dames du bois flotté lui auraient enviée si elles ne l’avaient trouvée merveilleusement à sa place sur cette tête d’adolescent si charmante et si bonne.


Reynier, en effet, était surtout bon, cela sautait aux yeux.


Les maris des voisins disaient même qu’il était bête. Pourquoi? Mystère!


La bonté qui rayonne sur un visage inspire chez nous un tout autre sentiment que l’admiration. Nous sommes ainsi faits dans le commerce du bois et ailleurs. Cela peut empêcher un jeune homme d’avancer.


La méchanceté a plus de défense. On ne l’aime pas, mais on la craint.


Je parle des mâles. Les femmes jugent mieux.


Loin de détester les agneaux, elles les mangent.


Elles ouvraient toutes leurs fenêtres, les voisines des premiers étages, quand Reynier chantait dans sa mansarde. Il chantait bien, d’une voix pure et grave qui faisait vibrer le cœur.


Une fois, Mme Putifat, la compagne grassouillette du cordeur qui demeurait au second, avait abordé Reynier dans l’escalier pour lui demander l’heure.


Reynier n’avait pas de montre.


Mme Putifat s’était informée du lieu de sa naissance. Reynier n’en savait trop rien.


Il se souvenait d’avoir été petit enfant, de l’autre côté de Venise, dans l’Italie autrichienne, avec des nomades qui étamaient les casseroles et disaient la bonne aventure.


C’était, dans toute la rigueur du terme, à la grâce de Dieu qu’il avait vécu, accomplissant ici et là ces humbles travaux qu’on dédaigne à l’égal de la mendicité: faquin à Venise, décrotteur à Milan, je ne sais quoi à Naples, jusqu’au moment où il avait rencontré Mme Carpentier, pauvre belle créature qu’il revoyait dans ses rêves avec l’auréole de la mort.


Il avait veillé auprès du lit d’agonie en berçant la petite Irène dans ses bras. Et il était devenu membre de la famille le jour triste où Vincent et lui, seuls tous deux, avaient suivi le char qui menait la jeune mère au champ de repos.


Certes, Reynier n’avait point raconté tout cela à Mme Putifat, la voisine qui causait dans les escaliers; aussi Mme Putifat, partageant franchement l’avis de l’autre sexe, regardait-elle Reynier comme un imbécile.


Cela ne l’inquiétait point.


Il ne le savait pas, et pourtant il savait bien des choses.


Irène prétendait qu’il savait tout.


Irène n’avait pas eu d’autre professeur pour apprendre à lire et à écrire. Où donc Reynier l’avait-il appris lui-même? Il avait bien quelques vieux livres sur la planche de son grenier, mais il racontait de belles histoires qui n’étaient point dans ces livres.


Quand Irène était embarrassée pour sa broderie, Reynier, dont les mains étaient adroites comme celles d’une fée, se jouait de la difficulté.


Plus d’une fois, Vincent s’était moqué de lui, pour l’avoir trouvé maniant l’aiguille.


Mais quand Vincent avait à remuer un objet trop lourd, il appelait Reynier, à qui aucun fardeau ne résistait.


Cet enfant de quinze ans était fort comme un athlète.


Reynier ne gagnait rien chez son sculpteur en bois, et pourtant il avait quelque argent, car il faisait souvent des petits cadeaux de toilette à Irène. Son costume était toujours propre et porté avec une élégance native.


Après son père, Irène aimait Reynier. Reynier aimait Irène avant tout.


Vincent nous a dit comment cet amour se présentait à ses yeux, Reynier servait de mère à Irène.


En rentrant chez lui, ce matin, Vincent Carpentier trouva sa petite fille endormie. Elle couchait dans la première pièce et son lit blanc recevait en plein les rayons confus que le crépuscule envoyait par la fenêtre, située au levant.


Quelque chose s’était brisé dans l’être de Vincent à la mort de sa femme. Son ambition personnelle n’était plus, du moins, il le croyait. S’il jetait encore un regard vers l’avenir, c’était pour sa fille.


Elle souriait dans le creux de l’oreiller, jolie et belle délicieusement. Impossible de rêver une plus gracieuse enfant. Ses cheveux blonds épars jouaient autour de son front angélique.


Vincent, penché au-dessus d’elle, l’admirait tendrement, cherchant, trouvant les mélancoliques ressemblances qui faisaient revivre pour lui la mère dans l’enfant.


Et je ne sais comment dire que cette contemplation ne l’empêchait point de songer aux événements de cette nuit, dont la trace semblait déjà en lui ineffaçable.


Au contraire, la charmante fillette, endormie et riant à un rêve, entrait tout naturellement dans sa méditation troublée, où passaient le vieillard frileux, le voyage tout plein de mystère, la cachette qu’on était en train de creuser pour une destination inconnue: des craintes et des espoirs, vagues les uns comme les autres, mais qui envahissaient de plus en plus son esprit.


Sa lèvre effleura le front de l’enfant et laissa tomber ces deux mots, énigmatiques comme sa pensée:


– Qui sait? sa mère a peut-être payé toute la dette de malheur…


Vincent passa le seuil de la seconde chambre, qui était la sienne.


Ses sourcils se froncèrent quand son regard tomba sur les vêtements d’ouvrier, tout blancs de plâtre, pendus à la muraille auprès du pauvre lit.


– Pour elle, dit-il encore, j’ai travaillé de mes mains. L’aurais-je fait pour moi-même?


Il jeta son paletot sur le dos d’une chaise avec une sorte de colère.


– Je suis las! pensa-t-il tout haut. Est-ce la peine de vivre pour manger du pain amer? Mes camarades ont défiance de moi parce qu’ils devinent bien que je ne suis pas un des leurs. Les riches me dédaignent, les pauvres ne veulent pas de moi. Je suis seul jusqu’au désespoir.


Son regard se tourna par hasard vers le fond de la chambre, où un étroit escalier de quatre marches conduisait à une petite porte en sapin, mal jointe.


Sous la porte, la ligne du seuil était faiblement lumineuse.


Vincent remit la manche de sa redingote qu’il venait de dépouiller.


– Reynier n’est pas couché! murmura-t-il. Cet enfant-là se tue.


Il traversa la chambre sans bruit et poussa la porte de sapin qui donnait accès dans une cellule mansardée dont la lucarne s’ouvrait sur les derrières de la maison.


Il y avait place pour une table, une chaise et une couchette tout juste, mais, en revanche, la lucarne regardait un large et bel horizon à droite, les amphithéâtres de Chaillot et de Passy, en face Saint-Cloud, par-dessus le bois de Boulogne, et à gauche, dans le lointain, Meudon, entre les bosquets riants de Bellevue et les coteaux ombreux de Clamart.


Une lampe était sur la table, couverte de papiers, parmi lesquels brillait une plaque de métal, attaquée déjà par le burin.


Devant la plaque, Reynier était assis, mais le sommeil l’avait vaincu, et sa tête pendait sur son épaule.


La lumière de la lampe frappait d’aplomb ce visage d’adolescent aux lignes presque féminines, mais à l’expression virile. Nous l’avons dit: ce qui frappait dans Reynier, c’était la bonté, mais la bonté rayonnait surtout dans son regard intelligent et brave.


En ce moment, ses paupières closes, frangées de longs cils soyeux, masquaient son regard. Sous la grâce juvénile des contours une énergie puissante perçait.


Vincent, arrêté sur le seuil, car on n’aurait pu faire plus d’un pas dans l’intérieur de la mansarde, se mit à contempler Reynier comme s’il ne l’eût jamais vu. Et, en effet, il est des heures où l’on voit pour la première fois ceux avec qui on a vécu longtemps.


L’habitude empêche de déchiffrer le livre de la physionomie humaine. Nul ne connaît ses enfants.


Vincent avait souri d’abord en portant les yeux sur la planche gravée. Reynier cachait ce travail à l’aide duquel il payait les petits présents qu’il faisait à Irène et à son père d’adoption lui-même. C’était la nuit qu’il maniait le burin.


De la planche, le regard de Vincent alla aux dessins et aux livres, puis revint vers le dormeur lui-même.


Chose singulière, l’idée de Vincent persistait auprès de Reynier comme elle s’était obstinée au chevet d’Irène.


Il songeait à sa nuit. Il se disait:


– C’était bien la même voix, j’en jurerais. «Avez-vous quelque chose à déclarer?… Merci…» Mon souvenir est net… mais se peut-il que la beauté d’un enfant puisse ressembler ainsi à la décrépitude d’un vieillard?


Certes, un curieux, placé aux écoutes, aurait eu de la peine à deviner le sens de cette phrase, qui n’avait aucun lien possible avec la précédente.


Vincent lui-même s’étonna de l’avoir prononcée, car il ajouta:


– Décidément, je deviens fou! Ce front ridé comme un parchemin antique me poursuit. Je vois partout ce sourire pétrifié, mais narquois, cette gaieté qui fait peur, cette bonhomie qui donne froid à la pensée…


Il posa sa main sur l’épaule de Reynier, qui s’éveilla en sursaut.


– Mon drôle, dit-il en jouant la sévérité, je t’avais défendu de travailler la nuit.


– Que Dieu soit loué, père, répondit l’adolescent, j’avais crainte d’un malheur en ne vous voyant pas revenir, je suis resté à l’ouvrage en vous attendant… Pourquoi me regardez-vous ainsi, père?


Les yeux de Vincent restaient, en effet, fixés sur lui et trahissaient une préoccupation singulière.


Il pensait:


– Je ne suis pas fou. La ressemblance existe. Les rides n’y font rien.


Il ajouta tout haut:


– N’essaye pas de mentir, garçon. Où aurais-tu pris ce talent si tu ne travaillais pas la nuit? Je ne connais pas de meilleur cœur que le tien; mais il ne faut jamais se cacher, même pour bien faire.


Sa main se baignait dans les cheveux touffus de Reynier, qui baissait la tête comme un coupable.


– Couche-toi, reprit Vincent. Les choses vont changer. C’est moi seul qui dois donner le bien-être à ma maison. Toi, je ne sais pas où tu monteras, quand je vais te procurer les moyens d’apprendre. Peut-être que tu deviendras célèbre.


– Est-ce qu’il faudra vous quitter, père? demanda Reynier. Au lieu de répondre, Vincent Carpentier murmura:


– Il y a des souvenirs d’enfance qui dorment et qu’un mot fait renaître. Tu ne connais rien de ta famille, mais tu m’as dit une fois qu’au fond, tout au fond de ta mémoire, il y avait l’image confuse d’un riche salon, où s’asseyaient, devant une grande cheminée pleine de feu, un vieillard grelottant et une belle dame en deuil. Le nom du colonel Bozzo-Corona n’éveille-t-il rien en toi? Je dis: Bozzo-Corona.


Vincent répéta ces cinq syllabes avec le pur accent d’Italie. Un instant Reynier parut se recueillir, puis il répondit:


– Ce nom n’éveille rien en moi, mon père.

VII Fanchette

Le lendemain, vers dix heures du matin, la maison de Vincent Carpentier, d’ordinaire si tranquille, s’emplit de gaieté et de bruit.


À la porte de la rue, pauvre rue et pauvre porte, deux beaux chevaux piaffaient, attelés à une calèche armoriée.


Sur le siège de la calèche, Giovan-Battista, le cocher napolitain du colonel Bozzo, trônait, et, sur l’arrière-marche, Giampietro, le valet de pied sicilien, se tenait debout.


C’était la charmante Francesca Corona, autrement dite Fanchette, qui venait voir sa petite amie Irène et son protégé Reynier, de la part du colonel, et, par conséquent, les mains pleines de bienfaits, car le saint vieillard de la rue Thérèse était la Providence faite homme.


Francesca, toute jeune qu’elle était, allait seule, comme une dame, dans les équipages de son aïeul. Le monde l’acceptait ainsi et lui faisait même un mérite de son originalité capricieuse et hardie.


Le monde ne demande jamais mieux que de bénir les travers des heureux, quitte à prendre sa revanche sur les vertus du malheur.


Francesca passait à bon droit pour être une des plus riches héritières de Paris. Elle avait droit d’excentricité! Elle aurait eu droit d’insolence, mais Dieu sait qu’elle n’usait point de ce dernier privilège.


C’était une tête étourdie et un cœur d’or. On s’étonnait parfois des mélancolies qui voilaient tout à coup le rayon de son sourire, car il n’y avait autour d’elle que des motifs de joie.


Quand elle était triste ainsi, elle était plus belle.


Mais ce n’était pas le poids d’un secret qui courbait son front rêveur. Elles ont souvent des pressentiments, les jeunes filles, à l’âge où l’enfant devient femme.


Elle n’avait point de secret. Elle allait devenir comtesse sans changer de nom, en épousant son cousin, le comte Corona, brillant cavalier qu’elle croyait aimer.


Tout était rose pour elle dans la vie. Il aurait fallu être fou pour la plaindre, soit dans le présent, soit dans l’avenir.


Elle n’avait qu’un ennemi, ce M. Lecoq, que le colonel appelait familièrement l’Amitié. Que pouvait contre elle le caprice haineux d’un subalterne?


C’était par elle que les portes de l’hôtel Bozzo s’étaient ouvertes pour Vincent Carpentier. Irène aussi faisait l’aumône avec la bourse de son frère Reynier. Un jour que mademoiselle Fanchette, en veine de zèle charitable, courait les greniers au lieu d’aller au bois, elle avait rencontré Irène au chevet d’une vieille femme de la rue Saint-Dominique du Gros-Caillou.


Irène, comme le Petit Chaperon rouge, apportait à sa pauvre voisine un petit pot et un petit pain.


Les impressions de Francesca étaient soudaines comme des éclairs. Jamais elle n’avait vu si mignonne fillette. La pauvre voisine eut quatre ou cinq pièces d’or d’un coup, et mademoiselle Francesca enleva Irène pour la manger de baisers en la reconduisant à sa demeure.


Elle voulut monter les trois étages, elle donna une poignée de main à Reynier en lui reprochant toutefois d’être trop joli pour un garçon, elle jura que Vincent Carpentier ne resterait plus maçon et qu’il redeviendrait architecte.


– Grand-père, dit-elle, ne me refuse rien, et tout ce que veut grand-père arrive.


Ces deux affirmations étaient exactement vraies. Dès le jour suivant Carpentier fut présenté au colonel Bozzo, qui l’interrogea, parut touché de son malheur et promit de l’aider à remonter sa position. Nous avons vu le résultat de cette promesse.


Ce matin, Fanchette était une messagère de bonheur. Irène chiffonnait déjà la belle robe de mérinos gris perle, le manteau pareil et le petit chapeau à fleurs que Fanchette venait de lui apporter.


C’était Fanchette qui avait habillé Irène, et avec quelle joie!


Irène était pendue à son cou et souriait à Reynier, qui avait les larmes aux yeux.


Mais des trois c’était encore Fanchette qui était la plus contente.


Elle tambourinait à la porte fermée de Vincent et criait:


– Allons, monsieur Carpentier, debout, vous êtes un paresseux! La fortune vient en dormant, c’est connu, mais il faut au moins s’éveiller pour la recevoir.


Vincent avait dormi péniblement, comme il arrive quand la courbature morale s’ajoute à la fatigue du corps. Le sommeil l’avait surpris au plus fort de ses calculs à perte de vue, qui s’étaient prolongés confusément en un rêve lourd et maladif.


Il se leva, brisé, mais cherchant encore, avec l’entêtement de la fièvre, la solution du problème posé par les événements de la nuit précédente.


La voix de Fanchette, si douce pourtant, le blessa au premier abord parce qu’elle lui rapportait la pensée d’une sorte de complicité.


Il était mécontent de lui-même et inquiet; il se disait:


– Y a-t-il au monde une excuse pour ce fait de se laisser mettre un bandeau sur les yeux? J’ai vendu ma clairvoyance: Suis-je encore un honnête homme?


Mais dès qu’il eut ouvert sa porte, le sourire contagieux de Fanchette entra chez lui comme ce rayon de soleil qui dissipe le cauchemar nocturne. Rien ne pouvait se cacher derrière Fanchette, sinon la grâce et la bonté. Elle était si heureuse de bien faire!


– Monsieur Vincent, dit-elle, vous êtes pâle comme si vous aviez dansé toute la nuit. Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris avec le bon père, mais il est coiffé de vous jusqu’aux oreilles. Il était dans ma chambre à neuf heures, ce matin, pour me parler de votre Irène et de votre Reynier. Nous allons partir pour le couvent, pour le collège. Je veux voir tout ce monde-là moi-même et contenter une bonne fois l’envie que j’ai de jouer à la maman.


– Est-ce que tu veux aller en pension, Irène? demanda Carpentier d’un ton où il y avait de l’amertume.


– Irène, est-ce que tu veux nous quitter? ajouta Reynier. L’enfant s’arracha des bras de Fanchette. Son regard, tout à l’heure si joyeux, avait pris une expression farouche.


– Mademoiselle Francesca, dit encore Vincent, nous étions bien pauvres ici, mais nous étions heureux.


– Et croyez-vous que j’aimais à apprendre quand j’étais petite? s’écria Fanchette. C’est décidé: Irène ira au couvent ou à la pension, cela m’est bien égal: elle ira où se donne la belle, la bonne éducation, et si Reynier s’y oppose, c’est qu’il ne l’aime pas, voilà tout.


Elle tendit sa main à Reynier, qui y mit ses lèvres, mais ne répondit point.


– Nous étions heureux ici, répéta Vincent, dont le regard fit le tour de la chambre indigente: qui sait où nous allons?


Il était en proie à une émotion plus vive et surtout plus douloureuse que la situation ne semblait le comporter.


– Et si c’est Irène qui ne veut pas aller en pension, continua Fanchette, c’est qu’elle n’aime ni son père ni son frère!


La petite fille se jeta au cou de Vincent. Reynier dit:


– Elle apprend si vite et si bien! J’ai souvent fait ce rêve qu’elle aurait l’éducation d’une demoiselle.


– Veux-tu?…, balbutia Vincent dans le baiser qu’il donnait à sa fille.


L’enfant répondit, les yeux fixés sur Reynier:


– Oui, père, si vous le voulez tous les deux.


Il y eut un silence pendant lequel mademoiselle Fanchette s’assit sur le pied du lit en fronçant ses jolis sourcils pour cacher l’envie qu’elle avait de pleurer.


– Lequel des trois est le moins sage? fit-elle.


– C’est moi, répliqua brusquement Carpentier. On devrait vous recevoir ici comme l’ange du salut, mademoiselle Francesca. Je sais ce qu’il y a en moi. Si votre aïeul me remet le pied à l’étrier, ma fille sera riche, j’en réponds. Il faut qu’elle soit élevée pour cela. Qui sait, d’ailleurs, jusqu’où montera notre Reynier? Et la femme d’un grand artiste ne doit pas être la première venue…


– Alors, s’écria Fanchette, qui essayait de railler par-dessus son attendrissement, on les a fiancés au berceau comme un prince et une princesse, ces deux amours-là?


Elle s’empara d’Irène, dont l’enfantine fierté se révoltait contre cette moquerie, et l’assit de force sur ses genoux en ajoutant:


– Tu sais, chérie, jamais il n’y a eu de prince ni de princesse si gentils que vous deux. Ne te fâche pas.


– Moi, prononça tout bas Reynier, ce n’est pas sa beauté que j’aime, ce ne sera pas son esprit ou sa science que j’aimerai. C’est elle, et ce sera elle! Jamais je n’aurai qu’un amour en ma vie.


Les yeux de Francesca brillèrent, puis se baissèrent.


Elle aussi avait un fiancé dont l’image évoquée passa devant elle, rapide comme l’éclair. Elle pensa:


– Si l’amour est ainsi, je ne suis pas aimée.


– Et toi, murmura-t-elle à l’oreille d’Irène, est-ce que tu sens déjà ton cœur?


– Moi, repartit la petite, je veux bien travailler et être savante pour le faire plus heureux.


– Alors, en route, décida mademoiselle Fanchette. Vous êtes de drôles de gens. Je suis fière comme si j’avais réussi dans une ambassade.


Carpentier avait passe sa redingote. Il offrit son bras à Francesca pour descendre l’escalier. Irène et Reynier venaient par-derrière en se tenant par la main.


Les deux enfants étaient graves et muets. Carpentier dit à Fanchette:


– Mademoiselle, je vous demande pardon, il n’a pas été assez question entre nous de ma reconnaissance.


Francesca l’arrêta d’un geste.


– Vous parlerez de cela au bon père, fit-elle. Voulez-vous que je sois franche? Vous aviez l’air de songer à vous-même presque autant qu’aux deux petits.


– Je vais être seul, et je me connais, répondit Vincent à voix basse. Quand je suis seul, je songe.


– Vous aurez moins de temps que vous ne croyez à donner à vos rêves, repartit Fanchette en riant. Bon père veut vous avoir tout à lui. Qu’avez-vous donc fait ensemble la nuit dernière. Est-ce un secret?


Comme Vincent hésitait, elle ajouta:


– Notre maison en est pavée. Avez-vous une pension préférée pour Irène?


– Celle où ma femme avait été élevée, rue de Picpus. Elle était restée l’amie des bonnes dames qui lui avaient servi de mère.


– C’est bien. Montez, mes enfants.


– Du reste, continua Vincent pendant que Reynier et Irène prenaient place dans la calèche, nous allons voir, avant de nous engager…


– La volonté du père, interrompit Fanchette, est que tout soit fini ce matin.


– Ce matin! répéta Carpentier, mais c’est impossible! Le trousseau… Il y a des préliminaires…


– Vous vous trompez, interrompit la jeune fille à son tour. Tout se fait comme par enchantement avec le nom du colonel Bozzo-Corona.


Une heure après, en effet, on quittait la maison de la rue de Picpus où Irène, comblée de caresses, restait aux mains des bonnes dames qui n’avaient point oublié sa mère. Grâce à Fanchette, la séparation ne fut pas trop douloureuse. Reynier se cacha pour pleurer.


En sortant, il dit à Vincent:


– Père, vous la reverrez tant que vous voudrez, moi non. Puisqu’un moyen m’est offert d’étudier selon ma vocation, je ne veux choisir qu’une école, qui est Rome.


– Bravo! s’écria Fanchette. Voilà ce que j’appelle parler! Vincent courba la tête. Reynier lui prit les deux mains, qu’il attira contre son cœur, et dit encore:


– Père, si j’ai ce grand bonheur d’être aimé d’elle, il faut que je meure à la tâche ou que je lui donne la gloire avec la fortune.


Vincent Carpentier le pressa sur sa poitrine en silence, et Fanchette donna l’ordre au cocher de brûler le pavé jusqu’à la rue Thérèse. Le colonel, en effet, devait être consulté sur ce nouveau projet qui ne rentrait pas dans les pleins pouvoirs confiés à mademoiselle Fanchette. Le colonel fut charmant.


– La petite sera traitée à la pension comme une princesse, dit-il, et je vais donner au jeune homme les lettres qui le mettront là-bas dans la position d’un fils de roi. Puisque tu t’intéresses à ces pauvres gens, chérie, je veux que tout change autour d’eux, comme si une bonne fée était entrée dans leur taudis par le tuyau de la cheminée.


Comme Fanchette le remerciait avec effusion, il ajouta:


– J’aime les choses qui vont à la baguette. Dépense tout l’argent que tu voudras. Que le jeune garçon ait un bon trousseau dans des malles neuves, et que sa place soit arrêtée à la poste pour ce soir. Va, trésor, tu n’as que le temps!


Il avait bien le droit de parler fées et baguettes, ce vieil homme à qui rien ne résistait. Reynier partit pour Marseille par le courrier du soir, avec des lettres de recommandations adressées aux personnages les plus influents de l’État pontifical.


Reynier était soutenu par la fièvre de la première aventure. La plus lourde part de tristesse fut pour Vincent, à l’heure de la séparation.


En revenant à l’hôtel, Francesca lui dit, et c’est à peine s’il y prit garde, tant il avait le cœur serré:


– Quand bon père est généreux avec quelqu’un, ce quelqu’un-là doit regarder où il met le pied. Vous avez éveillé déjà bien des jalousies, et les envieux ne dorment jamais. Méfiez-vous.


À la même heure que la veille, et avec le même luxe de précautions, Vincent Carpentier fut conduit au lieu inconnu où sa tâche de chaque nuit devait désormais s’accomplir.


– Travaillons ferme, mon camarade, lui dit gaiement le colonel quand ils furent installés dans la chambre tendue de blanc. Il faut que je sois content de vous comme vous êtes content de moi, je l’espère. Les deux enfants sont casés, vous voilà tout à moi. Si vous ne commettez pas le péché de notre mère Ève en cueillant justement le seul fruit qui vous soit défendu, vous deviendrez le chef puissant d’une famille heureuse.


Trois heures sonnant, le travail cessa. On remonta en voiture, et, après quelques minutes de voyage, il y eut un arrêt pendant lequel la voix de la nuit précédente demanda:


– Avez-vous quelque chose à déclarer?


Seulement, à mesure que les représentations d’une comédie se succèdent, la mise en scène se perfectionne. Cette fois, quand on descendit du fiacre, le cocher ne dit pas «merci» en recevant son pourboire.


Comme la première fois, le colonel dénoua lui-même le bandeau de Vincent, qui fut tout étonné de se trouver au milieu de bâtisses inachevées, dans une rue qu’il ne reconnut point.


– C’est ton nouveau quartier, bibi, dit le colonel. Excellent pour un architecte! Donnez-moi le bras.


Au bout de quelques pas, ils arrivèrent devant une petite maison neuve, à la porte de laquelle stationnait le fameux coupé, conduit par Giovan-Battista.


– Sonne, dit encore le colonel, je t’ai mis là-dedans une perle de domestique, Roblot; c’est moi qui l’ai formé, mais tu le changeras si tu veux; ne te gêne pas. C’est ta maison, en attendant mieux. Bonsoir, bibi, à demain!


Vincent, introduit par son valet modèle, demanda tout de suite sa chambre à coucher.


Il refusa les offres de service de Roblot et se laissa choir dans son fauteuil au coin du feu.


Son regard abattu ne fit même pas le tour de la chambre, toute fraîche et toute coquette.


La pendule sonna plusieurs fois avant qu’il songeât à gagner son lit.


– C’est une idée extravagante, murmura-t-il enfin. J’ai conscience d’un danger mortel. Irène et Reynier m’auraient peut-être arrêté; mais je ne les ai plus, me voilà seul. Cet homme a eu tort de me laisser seul!

VIII Le salon de la comtesse

Il faut croire que le personnage politique ou autre qui devait abriter sa tête proscrite dans la cachette, creusée par Vincent Carpentier sous les yeux du colonel, n’était pas absolument au dépourvu et pouvait attendre, car trois mois entiers s’écoulèrent, dont la moitié au moins fut dépensée à polir l’œuvre et à en faire un véritable joyau.


L’excavation avait, selon la mesure fournie par le colonel lui-même, deux mètres de large, trois mètres de long, sept pieds de hauteur.


L’épaisseur du mur avait été ménagée dans de si justes proportions que la paroi extérieure, celle qui «donnait sur la campagne», pour employer les expressions du vieillard, gardait encore une grande solidité et sonnait plein sous le marteau.


La forme générale était cubique, mais les murailles étaient recouvertes avec soin d’un enduit stuqué, fournissant le plus parfait poli.


Le colonel, pareil à un enfant qui concentrerait toutes ses fantaisies sur un jouet favori, avait voulu, en outre, des ornements d’un goût gracieux dont il avait discuté le choix à loisir avec son confident.


Il appelait ainsi Carpentier, à qui jamais il n’avait rien confié et que son meilleur soin était au contraire de dérouter par mille suggestions brouillées et emmêlées comme les fils d’un écheveau avec lequel un chat aurait joué.


Tantôt l’architecte travaillait pour «la fille des rois» et c’est pour cela que les parois avaient cette douce couleur rosée qui devait plaire à l’œil d’une princesse, tantôt le malheureux Louis XVII, victime échappée à tant de désastres, devait y trouver une retraite assurée.


D’autres fois, il s’agissait de papiers dont l’importance était incalculable et qu’il fallait défendre contre une recherche acharnée.


Mais Vincent ne s’y trompait point. Le petit poêle de faïence que le colonel avait fait encastrer dans le mur pour chauffer le prisonnier, ne donnait pas le change à Vincent. Dès le premier soir, il avait vu dans la prunelle du vieillard ce jaune reflet, ce reflet d’or qui trahit la passion profonde de l’avare.


Ils ont beau se dérober, feindre, ruser, l’or les trahit comme un trait de physionomie ineffaçable ou comme une éternelle odeur.


Vincent avait deviné, lui, l’ouvrier froid qui assistait à jeun à l’étrange orgie du vieillard, Vincent avait deviné l’amour jaloux, l’amour insatiable.


L’amoureux voudrait parer son alcôve comme un autel. Ce vieil homme était un amoureux tout frémissant de désirs, tout énervé de voluptés, qui forçait son pas chancelant jusqu’à l’alcôve nuptiale.


Il s’obstine, ce libertinage des ruines humaines. Quand toutes les autres débauches deviennent impossibles, l’ivresse de l’or pour l’or dure toujours, et grandit, et s’exalte jusqu’à l’extase.


Et l’on dit que dans le paroxysme de ces jouissances sordides, l’espoir naît et grandit, l’espoir insensé de garder le trésor – à soi tout seul -, jusque par-delà le tombeau.


Un trésor! C’était un trésor que la cachette attendait.


Vincent était sûr de cela. Rien au monde n’aurait pu entamer sa certitude.


Comme on ne lui avait donné aucun secret à garder, comme au contraire on avait employé tous les moyens d’égarer son imagination loin du vrai, il restait libre de chercher.


Et il cherchait.


Non pas encore activement, car les générosités dont le vieillard l’accablait lui faisaient scrupule, mais théoriquement, platoniquement, si l’on peut dire, et en remuant sans cesse l’arithmétique fantasque du calcul des probabilités.


Dans notre monde, il est plus de gens qu’on ne pense rompus à cette escrime de la pensée, et qui, semblant marcher au hasard, vont droit leur chemin, guidés par la résultante d’une opération algébrique en tout comparable au travail que font les marins pour relever leur route à travers les mystères de l’océan.


Le champ de la vie humaine est plus vaste que la mer et plus inconnu. La science dont je parle plie et façonne l’induction pour en former une manière de boussole propre à guider le voyageur dans les ténèbres de la vie.


Parfois, vous voyez surgir un homme, en apparence médiocre, qui pousse tout à coup comme un champignon; soit hasard, soit industrie, ayez pour certain qu’il s’est procuré une de ces boussoles.


Vincent Carpentier était de ces natures solitaires qui raisonnent, calculent et comparent. Il avait en lui de quoi fabriquer ce compas intellectuel, mystérieux et puissant comme une sorcellerie.


Avant même que sa volonté fût complice, l’esprit d’investigation s’était éveillé en lui.


Il cherchait, tout en disant: «Je ne veux pas chercher», et il en était encore à se mentir ainsi, qu’il avait déjà trouvé peut-être.


C’était un caractère singulier. Le colonel, malgré ses caresses, lui inspirait une invincible défiance qu’il acceptait comme pressentiment. Il arrive, en effet, souvent que les vivants outils employés aux opérations du genre de celle que Vincent venait d’accomplir sont brisés après la besogne achevée.


Vincent croyait à cela.


Les calculateurs de la probabilité ne rejettent jamais un fait parce qu’il est romanesque ou même invraisemblable, au point de vue de la moyenne des mœurs et des opinions.


Ils ont raison.


C’est en adorant cette idole imbécile, la vraisemblance que les juges ont crevé les deux yeux de la justice.


Vincent s’était dit très sérieusement dès l’abord:


– Il se peut que je sois assassiné.


Il avait gardé cette idée, malgré la somme des renseignements pris, tous favorables au colonel Bozzo et à son entourage.


Favorables ne dit pas assez: c’était un hymne qui était chanté par la voix publique autour du vénérable vieillard. Vincent n’allait pas contre ces cantiques, mais il s’obstinait à voir une menace suspendue sur sa tête.


Peut-on dire qu’il éprouvât de la reconnaissance pour le bien-être nouveau dont sa rencontre avec le colonel l’entourait? Oui et non. Entre eux deux il y avait pacte. Vincent travaillait, le colonel payait. Le taux élevé du salaire prouvait l’importance de l’œuvre.


Mais il y avait pour Vincent autre chose que lui-même. Toutes les trois semaines, il recevait des lettres enthousiastes: Reynier était heureux, Reynier se sentait grandir, le baptême de l’art lui donnait une vie nouvelle, il bénissait Dieu et les hommes dans l’ivresse de sa jeune conquête.


Et Irène? Oh! Irène pleurait de joie en lisant les lettres de Reynier.


Elle aussi se voyait naître aux choses de l’intelligence. Elle étudiait avec une ardeur inouïe, et déjà les bonnes dames du couvent disaient qu’elle était un «sujet hors ligne».


Voilà pourquoi nous devons parler de la reconnaissance de Vincent. Les deux enfants étaient son cœur.


Il avait pour Francesca Corona un attachement profond, parce que Francesca aimait les deux enfants.


Il se disait volontiers quand il dressait le bilan de ses espoirs et de ses craintes: «Le danger n’est pas pour eux; j’ai consenti à les éloigner de moi pour les tenir en dehors de tout. J’ai bien fait, quand même mes appréhensions seraient folles. Et qu’importe le reste si j’ai jeté les fondements de leur bonheur?»


Ce fut par une nuit d’hiver, au mois de janvier 1835, que le colonel Bozzo et son ouvrier se réunirent pour la dernière fois dans la chambre tendue de blanc, où le poêle ronflait à toute vapeur derrière les draperies.


L’œuvre était achevée.


Le colonel fit porter son fauteuil à l’intérieur de la cachette, on posa une lampe sur une sorte de gradin régnant, destiné à remplacer tables et consoles, et Vincent reçut les félicitations du vieillard, qui contemplait avec une douce satisfaction cette boîte rose aux parois lumineuses.


– C’est un joli endroit, murmura-t-il. Ce serait à donner envie d’être proscrit.


Puis, fixant sur Carpentier ses yeux clignotants, sur lesquels retombaient de longues paupières, il ajouta:


– Hé! bijou! je t’aime tout plein. Tu t’étais laissé glisser au niveau d’où l’on ne se relève guère tout seul. Je vais tourner la manivelle et te remonter à deux ou trois crans plus haut qu’autrefois. Tu seras un monsieur, mon compagnon, je le veux: un gros monsieur.


– Vous m’avez déjà payé amplement, murmura Vincent qui essaya de sourire.


– Dis-tu ce que tu penses? fit le colonel en abaissant davantage ses paupières, je n’en crois pas un mot. Tu es un drôle de camarade, et je donnerais quelque chose de bon pour savoir tout ce qui t’a passé par la tête depuis trois mois.


Il s’arrêta. Vincent resta calme.


– Tu as pâli un petit peu, reprit le colonel, mais pas trop. Est-ce que tu as visité les caveaux de la Banque, toi, par curiosité?


– Non, jamais, répliqua Vincent.


– C’est amusant. Si on ouvrait les portes le dimanche, il y aurait bien plus de monde qu’au musée du Louvre. Sais-tu qu’en arrimant bien des choses, comme ils disent dans la marine, on pourrait mettre ici tout ce que contiennent les caves de la Banque?


Entre les cils blancs de sa paupière, un regard tranchant passait. Carpentier garda le silence.


– Parlons raison, reprit le vieillard avec brusquerie: ce que tu penses ou ne penses pas m’importe peu. Tu ne sais pas où nous sommes, j’en suis sûr; et tu ne le sauras jamais. Le cocher qui nous a servis depuis trois mois va quitter la France dans quelques heures. Avant qu’il soit huit jours, l’ancienne boiserie de cette chambre sera remise en place, à moins que je n’y colle du papier ou que je ne la tende avec des Gobelins. Cherche! Le diable lui-même ne s’y reconnaîtrait pas. Reprends la lampe, ma poule.


Il se leva et sortit du trou le premier. Vincent le suivit. La pierre montée sur gonds qui servait de porte, et dont l’installation avait coûté plusieurs semaines de travail assidu, fut poussée avec précaution, la serrure toute neuve rendit un bruit sec.


Comme par enchantement, le trou avait disparu.


Le colonel promena la lampe le long des rainures, puis, de son poing tremblant il frappa la pierre, qui resta sourde.


– C’est joli, répéta-t-il, joli, joli. Je n’ai plus qu’à mettre là-dessus un peu de bois ou un peu de tapisserie, et je veux que le loup me croque s’il est possible de rien soupçonner! Toi-même, tout le premier, tu n’y verras que du feu, à l’occasion. Sangodémi! tu es un aimable garçon, embrassons-nous! Je te nomme mon architecte ordinaire. Tu vas me bâtir un hôtel pour Fanchette et son mari. Je t’ouvre un crédit chez J.-B. Schwartz et Cie, mon banquier, pour les avances. Tourne-toi que je te brosse; il n’est pas tard, nous allons aller dans le monde, cette nuit.


L’heure était en effet beaucoup moins avancée qu’à l’ordinaire. On n’avait fait en quelque sorte aujourd’hui que «recevoir» les travaux achevés.


Pour la dernière fois, le bandeau fut mis sur les yeux de Vincent, qui essayait en vain de cacher son émotion.


– Tu es tout drôle! fit le vieillard avec sa bonhomie moqueuse. On dirait que tu regrettes nos bonnes petites soirées en tête à tête. Ça ne m’étonne pas, fifi, je me suis toujours concilié la sympathie de ceux qui m’approchent. Mais sois tranquille, nous nous reverrons souvent. Mon intérêt est d’avoir sans cesse l’œil sur toi.


Au lieu du fiacre, ce fut une voiture de maître qui fit, à toute vitesse, le trajet accoutumé. Une voix inconnue, marquée d’un léger accent italien, adressa la demande réglementaire:


– Avez-vous quelque chose à déclarer?


Un peu avant d’arriver, le colonel détacha le bandeau en disant:


– Voilà un chiffon qui a bien gagné ses Invalides, il ne servira plus.


– Porte, s’il vous plaît! cria une voix grave qui, certes, cette fois, n’était point celle de l’employé de la barrière.


Un portail s’ouvrit à deux battants, et la voiture entra dans une cour spacieuse. Le colonel, appuyé sur le bras de Vincent, monta un large perron, puis un escalier de belle tournure.


– Annoncez, dit-il au valet qui se présenta, M. Carpentier et le colonel Bozzo-Corona.


Il y avait dans le salon, meublé avec un luxe sévère, une douzaine de personnes qui non seulement se levèrent, mais vinrent toutes à la rencontre du vieillard, toujours familier et simple en face du respect profond qui lui était témoigné.


– Mes bons amis, dit-il, voici votre architecte. Il faut que vous lui fassiez avant un an la première position de Paris.


Toutes les mains allèrent au-devant de celle de Vincent, étourdi par cette réception inattendue.


– Bonhomme, reprit le colonel, tu es ici chez la comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, ta cliente. Tes autres clients que voici, se nomment le baron de Schwartz, le comte Corona, le Dr Samuel, le prince, pour qui tu as peut-être travaillé tous ces temps-ci, M. Lecoq de la Périère, etc. Tu es en bonne compagnie.


– Et tous, tant que nous sommes ici, ajouta la belle comtesse Marguerite de Clare, nous voulons ce que veut notre vénérable ami. M. Carpentier peut compter sur nous tous.


Avant de quitter l’hôtel de Clare, Vincent avait traité plusieurs affaires considérables et le banquier J.-B. Schwartz, ratifiant la promesse faite, lui avait ouvert un crédit.


Mais cette belle comtesse de Clare l’occupait. Il pensait:


– J’ai dû la voir quelque part.


Le colonel l’emmena dans un état qui ressemblait à de l’ivresse. Il lui dit:


– Mon compagnon, vous faites un très beau rêve, mais il y a toujours quelque danger dans le pays des merveilles. Si vous êtes sage, votre fortune est établie solidement et à jamais. Tout vous réussira, vos enfants seront riches et heureux comme vous. Si, au contraire, vous vous souvenez mal à propos de choses dont on vous recommande l’oubli, si vous regardez avec indiscrétion du côté où le voile a été tendu, tant pis pour vous, mon compagnon; Adam et Ève furent chassés du Paradis pour une pomme. Nous sommes tous mortels. Je vous souhaite une bonne nuit.

IX La mère Marie-de-Grâce

Près de six ans se sont écoulés, nous sommes au mois d’août 1841.


Paris a bien changé depuis ce temps-là, mais la rue de Picpus, cette longue voie triste, bordée de communautés et de masures, est restée la même. À part deux ou trois établissements de bienfaisance, fondés sous le règne de Napoléon III, tout est vieux dans ce faubourg humide, habité par un éternel silence, les masures, les hôtels et les couvents.


À cinq cents pas de l’endroit où passe maintenant le boulevard Mazas, montant vers la barrière du Trône, la maison d’éducation des Dames de la Croix abritait ses constructions monumentales derrière un grand vilain mur de prison qui ne laissait rien soupçonner de l’ancien palais ayant appartenu aux Malestroit de Bretagne – les Riches-Marquis, comme on disait du temps où Louis XV était enfant -, ni des magnifiques jardins, mesurant plusieurs hectares en superficie, qui prolongeaient leurs bosquets séculaires jusqu’à la rue de Reuilly.


C’était assez la coutume autrefois. Le luxe avait sa pudeur, et rarement il se montrait tout nu.


De nos jours, il monte sur les bornes pour relever sa chemise.


Bien entendu que nous parlons au passé en faisant usage du mot luxe: les Dames de la Croix n’avaient rien gardé des somptueux ameublements de l’hôtel de Malestroit.


Tout, chez elles, tournait à l’austère simplicité, sauf dans les circonstances exceptionnelles où la folie des feuillages, des guirlandes et des tentures met à l’envers la cervelle des plus graves maîtresses de pensions.


Une de ces circonstances approchait: on était à la veille de la distribution des prix. La cour, déjà entourée de gradins, comme un amphithéâtre, était en train de recevoir son velum, et on habillait de calicot blanc les poteaux de sapin autour desquels devaient s’enrouler les festons de papier vert.


Il était une heure de l’après-midi environ. Le dîner venait de finir, et l’on entendait dans la partie des jardins dévolue aux récréations le gai tapage des fillettes, plus éveillées à l’approche des vacances.


Quelques têtes curieuses se montraient aux fenêtres donnant sur la cour, et toutes exprimaient la plus franche admiration pour les préparatifs de la fête.


Par le fait, le pensionnat s’était mis en frais. Un architecte à la mode, père de la plus brillante élève qui fût au couvent, avait bien voulu donner quelques conseils, et la salle improvisée promettait d’être charmante.


L’architecte avait du reste intérêt à ce que la fête fût belle, car sa fille devait y être bien des fois couronnée.


L’élève favorite se nommait en effet Irène et l’architecte à la mode était notre Vincent Carpentier qui, sans doute, s’était conduit avec prudence, car aucune mystérieuse catastrophe n’avait fait échec à son bonheur depuis le temps.


Au contraire, tout lui avait réussi à miracle.


Nous eussions eu quelque peine à le reconnaître au moment où, descendu de son coupé, anglais de forme et correctement attelé, il passait sous le vestibule du couvent, où deux bonnes dames se saisirent de lui pour causer trophées, pilastres, arcades de verdure et transparents.


À quinze pas de distance, il était plus jeune qu’autrefois.


Il y a toujours à Paris deux ou trois coupeurs de génie qui trempent le drap de leurs redingotes dans la Fontaine de Jouvence.


En outre, certaines positions affaissent un homme; d’autres font l’effet d’un corset à baleines et vous redressent.


Vincent avait maintenant de l’autorité dans la tenue, et de l’élégance aussi: j’entends de celle qui est propre à l’art industriel, et cette sorte d’éclat que le cours donne à la monnaie.


L’asphalte est encombré de ces élégances; elles gênent la circulation sur le boulevard. Elles naissent comme de banales efflorescences après le succès, de quelque nature qu’il soit.


On peut les gagner à la roulette.


À une distance de trois pas, au contraire, Vincent Carpentier avait considérablement vieilli. La misère accable, les soucis de la fortune faite par des moyens inavouables irritent ou surmènent. La physiologie des rides fournirait un livre curieux.


Ce qui apparaissait dans Vincent, parvenu au sommet de ses vœux et comblé des faveurs de la vogue, c’était une fatigue agitée et inquiète.


Il était distrait d’une façon chronique, une idée le tenait; il semblait qu’une portion de lui-même fût toujours absente.


C’est encore là un trait de physionomie parisien par excellence, et je vous défie d’aller de l’ancien au nouvel Opéra sans croiser cinquante fois sur votre passage ce vague sourire des gens dont la pensée ne reste pas chez elle.


– Où est ma fille? demanda Vincent coupant court un peu brusquement à la consultation décorative des deux bonnes dames. Je n’ai qu’une minute pour l’embrasser.


– Vous êtes si occupé! répondit la sœur Saint-Charles. Quelle réputation!


– Si demandé! ajouta la sœur Saint-Paul. Quelle belle carrière! Notre petite Irène ne joue pas assez, voilà le seul reproche que nous ayons à lui faire. Elle utilise ses récréations pour se perfectionner dans l’étude de la langue italienne en causant avec notre chère assistante, la mère Marie-de-Grâce, qui nous est venue de Rome et dirige la musique de notre chapelle. Tenez! les voilà ensemble justement toutes les deux au bout de la grande allée. Nous allons vous conduire.


– Non, interrompit Carpentier, qui salua et se dégagea. J’aurai plutôt fait de les rejoindre.


Les deux bonnes dames n’osèrent insister, mais leurs voix mariées en un duo de bénédictions le suivirent pendant qu’il descendait l’allée à pas précipités.


– Notre Irène aura tous les prix, disaient-elles. Quel beau jour pour elle et pour vous! Et comme elle va être heureuse pendant les vacances!


L’allée était longue et bordée de vieux tilleuls dont les feuillages se rejoignaient en voûte. Pendant un instant, Carpentier marcha très vite. Il voyait devant lui Irène et sa compagne: une femme de très haute taille, vêtue d’un costume noir, aux plis raides et sévères, mais qui n’était pas l’uniforme de la communauté.


Elles disparurent toutes deux au tournant de l’avenue, et le pas de Carpentier, involontairement, se ralentit.


– C’est une étrange histoire, murmura-t-il, et l’homme de la rue des Moineaux ressemble à ce pâle visage que Reynier a mis dans son tableau…


Comme on le voit, la pensée de Vincent n’allait ni vers les préparatifs de la distribution des prix, ni vers le couple qu’il poursuivait le long de la grande avenue solitaire.


Nous reparlerons de ce tableau où Reynier avait mis un pâle visage, et de l’homme de la rue des Moineaux.


À une centaine de pas de Vincent, cette femme de haute stature, qui ne portait point l’habit de la communauté, et sa compagne Irène, venaient de s’asseoir sur un banc de granit, ombragé par d’épais feuillages.


Vincent ne pouvait les voir encore à cause du détour de l’allée.


La mère Marie-de-Grâce, comme on l’appelait, semblait avoir atteint le milieu de la vie. Ses traits étaient remarquables par leur régularité noble mais froide. Son front et ses joues avaient une pâleur mate et uniforme. On trouve beaucoup d’Italiennes qui ont ce genre de beauté sculpturale, dont le défaut est presque toujours la dimension un peu exagérée des traits. Ses cheveux étaient courts, mais abondants et noirs comme le jais.


Irène avait seize ans. Sa protectrice, la comtesse Francesca Corona, lui disait en riant qu’elle était laide. Et, par le fait, Irène avait été bien plus jolie à dix ans; l’âge de la transformation pesait sur elle. Ce n’était plus une enfant, ce n’était pas une femme.


Mais c’était, malgré tout, un être charmant. Si elle tardait un peu à se former, les délicieuses promesses de l’avenir souriaient du moins et laissaient deviner leur secret.


Francesca disait aussi:


– Dans deux ans, elle éblouira!


Irène portait l’uniforme du couvent: quelque chose d’étroit, de long, de mal taillé, qui semble calculé pour souligner la disgrâce des années douteuses. Seulement, le vent du matin avait eu pitié et ses bandeaux révoltés s’entrouvraient, agitant autour de ses tempes un flot de boucles blondes aux reflets doucement perlés.


La mère Marie-de-Grâce avait relevé son voile en s’asseyant sur le banc. Ses grands yeux noirs couvraient la fillette d’un regard grave et doux.


– Quand vous allez être partie pour les vacances, dit-elle en italien, vous ne vous souviendrez plus de moi.


Irène répondit également en italien:


– Je ne vous oublierai jamais.


C’était une leçon, car la mère Marie-de-Grâce fit une observation sur l’accent du mot jamais, et Irène répéta le mot en rectifiant l’intonation.


Mais c’était aussi autre chose qu’une leçon. Irène reprit en effet:


– J’aime mon père de tout mon cœur, mais si vous saviez comme je le vois peu pendant les vacances! Il a des affaires qui ne lui laissent pas un moment de repos.


– Vous m’avez dit une fois, murmura la mère, que votre bon père était souvent distrait, et comme absorbé par une pensée tyrannique.


– Il est vrai. J’ignore la pensée qui l’obsède. La mère poussa un soupir.


– L’accent est ici sur la pénultième, dit-elle, reprenant son rôle de professeur. Hélas! chacun de nous a ses peines, et vous m’avez reproché parfois mes distractions.


– Il est vrai, répéta la fillette en piquant l’accent comme il faut. La mère Marie-de-Grâce approuva d’un signe de tête souriant.


– Cette belle voix, prononça-t-elle tout bas, semble faite pour parler notre chère langue d’Italie. Quand je suis triste, mon enfant, et distraite, c’est que ma pensée se reporte malgré moi vers le seul amour qui me reste en ce monde…


– Votre jeune frère?…


– Julian! mon bien-aimé Julian!


D’un geste plein de passion elle prit, sous le revers de sa robe, un médaillon qu’elle porta à ses lèvres.


Irène tendit sa main, qui tremblait un peu, et reçut le médaillon.


Ce pouvait être simple curiosité d’enfant.


Elle regarda pendant un instant la miniature cerclée d’or, représentant un jeune homme aux traits aquilins dont le visage semblait d’ivoire sous l’ébène de ses cheveux.


– Comme il vous ressemble! murmura-t-elle en relevant son regard sur la mère Marie-de-Grâce, et comme vous êtes pâles tous deux!


Celle-ci dit à demi-voix:


– Il me ressemble de cœur, surtout: il aime ce que j’aime. Irène lui rendit le médaillon en rougissant.


– Cette année, reprit Marie-de-Grâce comme pour rompre l’entretien, vous ne serez plus seule avec votre père. L’ami de votre enfance est revenu.


– Oui, répondit Irène, Reynier est revenu, et j’en suis bien heureuse.


– Vous pourrez causer italien avec lui, puisqu’il arrive de Rome.


– Oui, fit encore Irène, mais avec distraction cette fois, je serai contente de me retrouver près de Reynier, bien contente…


Elle n’acheva pas. Sa tête s’inclina pensive.


En ce moment, Vincent Carpentier tourna le coude de l’allée.


Il allait à pas lents et paraissait perdu dans ses réflexions.


Ce fut Marie-de-Grâce qui l’aperçut la première. Elle porta vivement la main à son voile qui retomba.


Mais si rapide que fût ce mouvement, le regard de Vincent, errant au hasard, l’avait devancé.


Il y eut comme un choc, Vincent s’arrêta stupéfait. Le rouge lui monta aux joues.


Marie-de-Grâce, qui s’était levée, déposa un baiser sur le front d’Irène et lui dit:


– Voici votre bon père, mon enfant; je vous laisse avec lui.


Puis elle salua Vincent avec une dignité tranquille et s’éloigna à pas lents.

X Irène

Vincent resta un instant immobile et suivant des yeux Marie-de-Grâce, qui s’éloignait.


Irène s’était élancée à sa rencontre et lui avait jeté les bras autour du cou.


Il fut réveillé par le baiser de la fillette, dont les grands yeux étonnés interrogeaient son regard.


– On dirait que tu la connais, père, murmura-t-elle. Vincent eut un mouvement d’impatience ou de dépit.


– Dirait-on cela? fit-il en essayant de sourire. C’est tout le contraire. Je croyais connaître toutes les figures de la maison, et en voici une que je n’avais jamais aperçue. Cela m’a étonné, et c’est bien simple. Y a-t-il longtemps qu’elle est avec vous?


– Un mois, à peu près.


– Je suis venu bien des fois depuis un mois. Quel est son service?


– Oh! repartit Irène, comme si la question eût été malséante, elle n’a pas de service. Un service! Marie-de-Grâce! par exemple!


– Quel est son titre?


– On l’appelle mère assistante; mais cela ne veut pas dire qu’elle soit au-dessous de Mme la supérieure; elle n’est au-dessous de personne.


Pendant que ces premières répliques étaient échangées, la physionomie de Vincent Carpentier exprimait un intérêt assez vif, mais la préoccupation qui semblait ne l’abandonner jamais reprit le dessus.


– On lui a donné, continua Irène avec une certaine emphase, le logis des dignitaires; sa chambre est celle où couche Mme la supérieure générale quand elle vient en inspection d’honneur.


– Ah!… fit Vincent, qui se mit à jouer avec les cheveux de l’enfant. Tu te portes bien, sais-tu? Je suis content de toi.


Irène pinça ses belles lèvres roses.


– La première fois que ces dames lui ont parlé, dit-elle, c’était comme à une reine.


– Ah!… fit encore Vincent.


Il s’assit sur le banc, à la place occupée naguère par Marie-de-Grâce. Irène se mit auprès de lui et poursuivit, pleine de son sujet:


– Bien sûr qu’on ne nous prend pas pour confidentes, mais les choses se savent; il y a eu des ordres venus de haut. L’archevêché n’était pas très content de ces ordres-là.


– Il y a donc quelque chose de plus haut encore que l’archevêché? demanda Vincent.


– Il y a Rome.


– C’est juste, dit Carpentier, dont la canne dessinait un kiosque sur le sable de l’allée.


Irène eut une petite moue charmante et murmura:


– Père, plus tu vas, moins tu écoutes ce qu’on te dit. Ce n’est plus la peine de te parler.


– L’opinion de ton Reynier, répondit Vincent gaiement, est que je deviens un peu fou, et Francesca trouve qu’il ne va pas assez loin.


Au nom de Reynier, une teinte rosée couvrit les joues de la fillette.


– Voilà longtemps qu’il n’est venu, prononça-t-elle à voix basse. Le bras de son père entoura sa taille, tandis qu’il disait non sans émotion:


– Voilà le vrai fou! Celui-là t’aime trop; moi, qui n’ai jamais eu qu’un seul amour en toute ma vie, je ne sais pas si j’aimais mon Irène, ta mère, comme je le vois t’adorer.


– Moi aussi, je l’aime bien, dit la jeune fille avec une sorte de recueillement.


Ses paupières étaient baissées. Un voile de pâleur avait remplacé le vermillon léger qui naguère veloutait son visage.


– Seras-tu assez belle! pensa tout haut Carpentier. Tu es tout le portrait de ta mère.


Il l’attira sur son cœur en un brusque élan de tendresse et ajouta:


– Alors, elle te donne des leçons d’italien, cette puissante Marie-de-Grâce?


– J’ai eu le bonheur de lui plaire, répondit Irène, et il ne faut pas railler quand on parle d’elle.


Carpentier effaça du pied le dessin de kiosque qu’il venait de tracer, et dit avec une distraction soudaine:


– C’est une ressemblance comme on en voit tant, après tout…


– Quelle ressemblance? demanda Irène vivement.


– Bon! fit Carpentier, voilà que je cause tout seul! C’est Reynier qui a esquissé un scélérat de tableau… Tu verras que ce polisson-là fera un grand peintre!


– Que Dieu le veuille, mon père; mais cette ressemblance?


– Une tête napolitaine – blanche et noire -, qui me trotte dans la cervelle et que j’ai revue… Je suis sûr de l’avoir vue deux fois en comptant celle-ci.


Ces derniers mots furent prononcés à voix basse et Irène ne les entendit pas. Vincent passa son mouchoir sur son front en ajoutant:


– Est-ce que tu ne trouves pas la chaleur étouffante, toi?


Malgré elle, Irène l’observait.


– Marie-de-Grâce! murmura-t-il. A-t-elle un nom de famille, cette personne?


– Je ne le connais pas, mon père.


– Que m’importe après tout? Et tu ne sais pas non plus si, par hasard, elle aurait un frère?


Soit pour garder une contenance, soit par besoin réel, Carpentier continuait d’éponger son front.


Cela l’empêcha de voir la rougeur épaisse qui empourpra subitement tout le visage d’Irène depuis la naissance des cheveux jusqu’à la ligne austère que sa robe d’uniforme traçait au-dessus de sa gorge.


– Comment le saurais-je? balbutia-t-elle.


– C’est juste, dit encore Vincent, qui se leva. En vérité, je divague. Comment le saurais-tu?


– Mais qu’as-tu donc, chérie? demanda-t-il en s’interrompant. Te voilà toute bouleversée.


– C’est que, répondit Irène, tes visites deviennent de plus en plus courtes. Tu as quelque chose, père…


C’était si vrai que Vincent ne songea même pas à le nier. Il se rassit.


Quant à Irène, elle courbait la tête, étonnée et honteuse de l’habileté soudaine qu’elle venait de trouver en elle-même pour côtoyer par deux fois le mensonge.


Elle ne se souvenait point d’avoir jamais dissimulé sa pensée. Son cœur était serré douloureusement.


– Ma chérie, reprit Carpentier avec un véritable embarras, l’homme est une bien pauvre créature. Ce qui m’excuse, c’est que je travaille pour toi uniquement. Cela est certain, je pourrais laisser aller ma vie et être plus heureux qu’un roi. Je n’ai ni passion illicite ni ambition prohibée. Autour de moi le succès grandit, supérieur peut-être au talent que Dieu m’a donné. Je suis sûr de te laisser ce qu’on nomme «une belle existence», et mon cœur ne désire rien en dehors de cela. Mais il y a autre chose que le cœur. Une fièvre s’est emparée de ma tête. Un jour que j’allais au hasard, je me suis heurté contre une énigme… J’en dis trop. Ne répète jamais cela. Il y va de la vie!


– De votre vie à vous? s’écria Irène effrayée.


– De notre vie à tous! répondit Vincent, dont le regard inquiet interrogea les alentours.


L’allée était déserte, mais un bruit léger se fit dans un massif de verdure situé à quelques pas du banc.


Carpentier eut un mouvement comme pour s’élancer de ce côté. Il se retint et demanda tout bas:


– Je n’ai rien dit, n’est-ce pas? Rien de positif?


– Absolument rien, mon père, répondit Irène, sans cacher sa surprise. Qu’avez-vous donc? Jamais je ne vous avais vu ainsi.


Vincent fixait toujours ses yeux sur le massif.


– C’est le vent qui agitait les feuilles, dit-il. Remercie Dieu de ne rien savoir. Moi-même, j’ignore tout. Tant mieux! c’est notre salut. L’ignorance est d’or!


Il se leva pour la seconde fois. Quelque chose d’égaré était en lui.


– Voilà pourquoi, murmura-t-il, Reynier n’est pas avec moi à la maison. Je lui avais fait faire un atelier au second. C’était mon rêve de vivre nous trois, car te voilà grande, et tu vas bientôt nous revenir…


– Oh! père! interrompit Irène, qui se jeta à son cou.


Ce mot et ce geste pouvaient exprimer une joie très vive, et pourtant il y avait de l’appréhension sur le visage de l’enfant.


– Tu ne te déplais pas ici? demanda Carpentier.


– Tout le monde est si bon pour moi!


– Certes, certes, mais cela ne t’empêche pas de soupirer après la liberté. Nous sommes tous ainsi. L’existence se passe à regretter ce qu’on a souhaité ardemment de voir finir. Il te faut encore au moins une année, chérie.


– Crois-tu, père?


Irène avait les yeux baissés.


Vincent, qui pensait plaider une cause très difficile, prit ses belles petites mains et les caressa doucement.


– Au moins une année, répéta-t-il. Je veux que mon Irène soit partout la plus brillante, comme elle sera la plus jolie.


– Si c’est ta volonté, père…


– Sois raisonnable! Tu seras un peu seule chez nous. On ne s’y amuse pas du matin au soir, sais-tu? C’est la maison du travail. Je vieillis, il y a des jours où j’ai peur de mourir maniaque. Embrasse-moi. Tu n’es pas fâchée?


Irène lui donna dix baisers pour un, et ils reprirent, les bras entrelacés, le chemin du couvent. À moitié route, Vincent s’arrêta. Son malaise était visible.


– Ma parole, dit-il, ce sont des arbres comme aux Tuileries! Et cet espace! Nos jardinets font pitié à côté de cela. Je parie qu’ici vous n’avez pas souvent de malades?


– Ces dames, repartit Irène, dont le minois s’éveilla, mettent le bon air de leur enclos bien au-dessus du climat de Nice.


– Elles ont raison. Elles doivent avoir raison. Voilà une chose que j’aurais voulu, c’est te conduire à Nice ou en Italie. Malheureusement, il y a impossibilité. Voyons, chère, veux-tu être gentille, mais là, comme un ange?


Vous eussiez démêlé un espoir dans la prunelle étonnée, mais souriante, de la fillette.


– Je tâcherai, père, répondit-elle.


– J’ai des affaires… j’ai un voyage… enfin, tu penses bien qu’il faut une nécessité absolue pour me forcer à te faire cette demande. Je me faisais fête de tes vacances encore plus que toi…


Les paupières d’Irène se relevèrent, tandis que celles de Vincent se baissaient.


– Une ou deux semaines, poursuivit-il avec effort, un mois peut-être…


– Je resterai ici tant que vous voudrez, mon père, interrompit la jeune fille très émue. Ne craignez jamais de me demander un sacrifice.


– Et tu ne m’en voudras pas? fit Vincent étonné et presque contrarié.


– Ne connais-je pas votre cœur?


– Mais si cela te rendait trop malheureuse?…


Irène lui jeta ses deux bras autour du cou. Elle pleurait et souriait à la fois.


– Père, bon père, dit-elle, ne sois pas trop longtemps sans me venir voir!


Vincent lui baisa les mains avec une gratitude passionnée, et s’enfuit.


Quelques minutes après, Irène trouvait Marie-de-Grâce, non loin du banc où elles s’étaient quittées.


La mère assistante avait reparu derrière le massif où Vincent avait cru entendre un bruit.


La jeune fille était grave et recueillie.


Comme le regard de l’Italienne l’interrogeait, elle dit:


– Je ne sais si j’ai mal fait. Je me mépriserais si je croyais avoir joué la comédie. J’ai pleuré, mon père en avait l’âme brisée; pouvais-je lui dire qu’il y avait de la joie dans mes larmes?


– Pourquoi avez-vous pleuré, chère enfant?


– Parce que mon père m’a demandé de faire le sacrifice de mes vacances.


Une flamme s’alluma dans les grands yeux noirs de l’Italienne, et cette parole lui échappa:


– Ah! il vous a demandé cela! Il veut donc être seul? Elle reprit aussitôt:


– Et vous nous restez, Irène?


Elle avait tendu les bras. La jeune fille se réfugia en quelque sorte dans son sein et murmura d’une voix altérée:


– Je reste. Et je vous aime tant que je suis heureuse de rester.

XI Une paire de modèles

Reynier était maintenant un beau grand garçon de vingt à vingt-deux ans, à la figure joyeuse et ouverte, couronnée de cheveux bouclés.


Il avait son atelier rue de l’Ouest, en face de la grille latérale du Luxembourg.


Ce n’était pas un palais, cet atelier, ni une cathédrale, comme celui de certains maîtres, mais il y avait de l’espace, de l’air, un jour excellent et moins de poussière que n’en comportent habituellement les prémisses de la gloire artistique.


Je sais de bons petits écoliers, destinés peut-être à étonner le monde par leurs triomphes ultérieurs, qui se croiraient déshonorés s’ils ne débraillaient pas quelques haillons écarlates autour de leurs barbiches, au milieu d’un désordre très laid, quoi qu’il soit un effet de l’art.


Il y a de l’enfant dans l’artiste.


Tel plâtre de dix centimes peut acquérir une valeur inestimable, si le temps, le poêle et l’absence de tout plumeau l’ont souillé comme il faut.


C’est inouï ce qu’on peut obtenir de couleur avec un sou de fumier en poudre!


Reynier n’était pas costumé comme un notaire; il avait le sans-gêne de son état et la propreté de tout le monde: j’entends de tous ceux qui ne regardent point l’eau comme un outrage, réservé aux seuls bourgeois.


Son atelier présentait un aspect heureux. L’ordonnance en était ménagée selon une très remarquable science de disposition. L’avenir y planait tout souriant de promesses.


J’ai mieux aimé risquer ce mot que de décrire, car, pour le présent, il n’y avait qu’un certain nombre d’esquisses, bonnes à voir, mais ne dépassant pas les limites d’un talent d’élève, et une douzaine d’études peintes à Rome, qui ne pouvaient rendre témoignage qu’à l’œil d’un connaisseur.


Tout au fond de l’atelier, sur un chevalet d’assez grande dimension, se dressait un châssis qui était recouvert d’une serge.


Un autre chevalet plus petit était en place pour le travail et soutenait une toile largement ébauchée, représentant le combat de Diomède contre le nuage divin.


L’idée mythologique du guerrier blessant la déesse était rendue par un artifice original qui mêlait la tradition de l’ancienne école aux aspirations romantiques.


Diomède, occupant le premier plan et développant sa stature héroïque, tendait encore le bras qui avait balancé le javelot. La mêlée était au fond, voilée à demi par le nuage qui se déchirait comme si le dard l’eût percé d’une immense blessure, et laissait voir un corps de femme, admirable de beauté, dont la gorge était touchée par le fer.


On ne voyait pas la tête de Vénus, noyée déjà dans la vapeur qui allait se refermant.


C’était plein de mouvement d’un côté, de l’autre tout imprégné de mystère. Il y avait la brutalité du rodomont homérique et l’opprobre de l’arme sacrilège violant le chef-d’œuvre des dieux.


Il semblait que du sein de la nuée une plainte divine s’exhalât.


Reynier était à l’ouvrage et détaillait la musculature de son Diomède, magnifique et stupide, comme tout homme assez fort pour égorger Vénus.


Il avait son modèle, ou plutôt ses modèles, car généralement les splendeurs de la création picturale sont faites de pièces et de morceaux.


Deux hommes posaient pour le seul Diomède, et ils ne pouvaient fournir qu’un corps. Un troisième devait venir pour la tête du fils de Tydée.


C’étaient deux types très curieux, mais qui, certes, ne rappelaient en rien le demi-dieu. L’un d’eux, dépouillé de son pantalon et montrant une superbe paire de jambes, vendait à Reynier des mollets d’Ajax; l’autre, au contraire, culotté tant bien que mal, avait ôté redingote, gilet et chemise pour offrir en location sa poitrine d’athlète.


Ils pouvaient avoir l’un et l’autre aux environs de quarante ans.


Les jambes se nommaient Similor (Amédée), le torse avait nom Échalot.


Un cabas de grande dimension, rapiécé en maints endroits et qui semblaient indivis entre eux, pendait à un châssis derrière Échalot.


– Tu peux allumer une pipe, si tu veux, dit Reynier en s’adressant aux jambes, mais toi, le torse, ne bouge pas.


Échalot, qui venait de regarder le cabas comme pour s’en rapprocher, conserva docilement sa pose.


– Pour en allumer une, répondit Similor d’un air agréable, faudrait qu’elle soit bourrée préalablement, à fin de quoi du tabac serait nécessaire, patron.


– Prends dans le pot, dit Reynier sans se retourner.


Similor, obéissant, alla au pot, où il emplit sa pipe d’abord, puis le gousset de son gilet, malgré le regard désapprobateur qu’Échalot, plus moral, jetait sur lui.


– Censé, dit-il en frottant une allumette, y a des artistes qu’aiment la conversation du modèle, d’autres pas. On s’y conforme, Échalot et moi, pour plaire à la pratique, ayant perdu réciproquement des positions avantageuses, et réduits à l’obligation de travailler pour vivre, après l’aisance.


Il s’exprimait ainsi d’un ton noble. Échalot l’écoutait sans cacher son admiration.


– Pas besoin qu’Amédée en dégoise bien long, murmura-t-il, pour que ça saute aux yeux des connaisseurs qu’il a eu l’éducation première.


– Et alors, demanda le jeune peintre en riant, car il n’était pas encore blasé sur les balivernes de l’atelier parisien, vous avez occupé des positions?


– Échalot dans la pharmacie, répondit Similor, moi dans les théâtres et institutions, pour la danse des salons, l’escrime, la gymnastique, tenue et autres, diplômé partout, honneur et patrie!


– Dans lesquels il fait preuve indifféremment de la même facilité, murmura Échalot.


– Toi, ne bouge pas, fit Reynier, je plante tes pectoraux… Et que diable me rabâchiez-vous des Habits Noirs? J’ai pris des renseignements; il paraît que c’est un attrape-nigaud que cette histoire-là.


Similor enfla ses maigres joues et rendit une volumineuse bouffée de tabac.


– N’y a pas plus bête que la politique, dit-il, et les employés du gouvernement. La fierté remplit les gendarmes de suffisance. J’ai fréquenté M. Vidocq, comme les deux doigts de la main dans l’intimité, et vous pouvez demander de mes nouvelles à l’estaminet de L’Épi-Scié, rendez-vous des farauds, où MM. Cocotte et Piquepuce m’emboîtaient le pas dans les circonstances du: Fera-t-il jour demain?


Reynier cessa de peindre pour le regarder.


Il avait la laideur épique du voyou, cette fleur de la boue parisienne: cheveux jaunes envahissant le front étroit, nez à la Roxelane-ouistiti, bouche à pipe, regard idiot, étoile d’une étincelle de génie; le tout inondé par un rayon d’ineffable vanité.


Il se redressa sous l’œil du peintre, et, oubliant qu’il avait les jambes nues, il fit le geste de plonger ses mains dans ses poches.


– Ça confond toujours l’artiste ou bourgeois, reprit-il, de voir des personnes célèbres, qui n’a rien dans son porte-monnaie, par suite de ses malheurs. La chose des Habits Noirs est aussi vraie comme le soleil nous éclaire. Sans avoir été mélangé à leurs meurtres et infamies, toujours combinés avec un chic étonnant, j’ai su m’y faufiler assez profond pour en savoir les trucs sur le bout du doigt: tous gens calés, marquis, comtesses, banquiers et chefs de bureau dans les premiers ministères français, éducation soignée, commissaires de police, et des présidents en veux-tu en voilà, pour parer le coup de tampon, si l’affaire vient à la cour d’assises!


Il reprit haleine au bout de cette phrase étouffante, ce qui permit à Échalot de murmurer:


– C’est comme ça qu’il cause! Sans qu’il est viveur et enragé pour les dames, on aurait du gâteau sur la planche dans l’association avec lui.


Il y avait un fait singulier, c’est que le jeune peintre, malgré la couleur grotesque de l’entretien, ne riait que d’un œil.


Il semblait écouter autre chose que ce qui était dit, et sa pensée travaillait.


– Campe ton bras droit! ordonna-t-il à Échalot. Plus de force! Le biceps ne saillit pas… tout ça est drôle, dites donc! alors vous êtes deux anciens brigands?


– Par exemple!… commença Échalot. Similor l’interrompit et dit avec majesté:


– On aurait pu l’être facilement, mais on a été retenu par sa délicatesse.


– C’est donc dans la police que vous étiez?


Ils se redressèrent tous deux et Similor répondit:


– C’est pas pour les cinquante sous de la pose que l’artiste acquiert la faculté d’insolenter ses modèles. Un jeune homme et son ami, dans des moments de gêne, peuvent ceci et cela, mais jamais se vendre au gouvernement!


Échalot mit la main sur son cœur pour en prendre à témoin la pureté, mais il murmura:


– En plus qu’on vous envoie dinguer quand on n’a pas de protections à la préfecture.


– Couple indigent, mais vertueux, dit Reynier, recevez mes excuses et la promesse d’un pourboire. À vous, seigneur Similor, on demande votre fémur. Je vous étonnerais bien, si je vous disais qu’il y a aussi des Habits Noirs en Italie.


– Parbleu! firent ensemble les deux modèles, nous le savons bien! Et comme Reynier interrogeait du regard, Similor ajouta avec une singulière emphase:


– Puisque c’est là qu’est le trésor! Reynier cessa de peindre.


Similor, tout glorieux de l’attention excitée, continua:


– Des mille, des cents, des blocs, des lingots et monnaies, que les tonneaux de la Banque sont des minuties à côté, puisque ça n’a jamais cessé de s’amonceler depuis le temps où le Père-à-tous était Fra Diavolo, connu dans tout l’univers, rapport à l’opéra-comique.


– Le Père-à-tous! répéta Reynier, qui songeait: Il padre d’agni! Il prononça les mots de cette traduction italienne avec une emphase involontaire.


Pendant que Similor pérorait et posait, Échalot avait décroché le vieux cabas dont nous avons parlé. Il l’ouvrit et en retira un paquet de chiffons qui s’agita en criant aussitôt que l’air extérieur l’eut touché.


– Pleure pas, Saladin, têtard, dit Échalot d’une voix caressante en prenant au fond du cabas une bouteille dont le bouchon était traversé par un tuyau de pipe. C’est bête, les mômes, ça hurle quand on a l’intention de leur donner leur nourriture. Le lait est bien chaud, petite drogue, puisque tu étais assis dessus.


Le paquet de guenilles était un nourrisson du sexe masculin qui emboucha le tuyau de pipe avec avidité. Reynier promenait de nouveau son pinceau sur la toile.


– Pourrais-tu me montrer un Habit-Noir? demanda-t-il tout à coup. J’y crois, moi, à cette farce-là. Je payerais ce qu’il faudrait.


Échalot mit un doigt sur sa bouche. Il avait l’air effrayé. Similor répondit:


– Ça tombe sous le sens que dans une mécanique de ce numéro-là, il y a des mystères impénétrables. Les Maîtres se baladent dans les grandeurs et le velours, loin d’être obligés de poser pour vivre. D’ailleurs, pour or ni pour argent, je préférerais plutôt gratter la terre avec ma langue que de trahir un secret quand on l’a confié à mon honneur.


– Voilà notre manière! ajouta Échalot.


– Ce qui revient à dire que vous ne savez rien, mes braves, conclut Reynier en déposant sa palette. Assez pour aujourd’hui!


L’atelier avait deux entrées. La principale s’ouvrait en face du Luxembourg; l’autre, qui était une petite porte basse donnait sur une allée joignant la rue Vavin.


Reynier prêtait l’oreille à un bruit qui se faisait dans cette dernière direction.


– Habillons-nous en deux temps! ordonna-t-il.


– Emballe ton canard, fit Similor, et plus vite que ça! Voilà de la société.


Il ajouta tout bas:


– C’est la princesse qui vend son plat d’appas pour fricasser Vénus dans le nuage, et dont mon javelot, lancé d’une main sûre, lui perce l’intestin!


On frappa à la petite porte.


Pendant que Reynier allait ouvrir, les deux modèles s’habillaient lestement.


– Pas de danger qu’on la reconnaisse au Prado, celle-là, dit encore Similor.


– J’ai idée que c’est une bourgeoise calée ou marquise, répondit Échalot. Le petit peintre est un mignon garçon qui doit faire des caprices à volonté.


Similor haussa les épaules et arrangea ses cheveux jaunes devant un tesson de verre qu’il portait toujours sur lui, dans du papier.


La porte du fond, ouverte, donna passage à une femme de riche taille, vêtue de noir, et dont le visage disparaissait complètement sous un voile, formé de plusieurs dentelles superposées, de manière à intercepter le regard comme le masque le plus épais.


– J’en ai fréquenté de plus avantageuses, dit Similor, qui attrapa au vol la pièce de cent sous que Reynier lui lançait. À vous revoir, patron, merci.


Il ajouta en poussant Échalot dehors, par la porte principale, et non sans darder vers l’inconnue une œillade effrontément burlesque:


– Filons, ma vieille! Une pratique est bientôt perdue quand l’artiste s’aperçoit qu’on est remarqué par sa dame à son préjudice.

XII L’inconnue

C’était évidemment un roman qui entrait ainsi par la petite porte de l’atelier. L’inconnue n’avait rien de la poseuse ordinaire. Sa personne dégageait un parfum de distinction et même d’autorité auquel il était impossible de se méprendre.


Quant à ce mot «inconnue» dont on a beaucoup abusé, nous avons le regret de ne pas pouvoir le retirer, car la dame voilée ne découvrit point son visage, même après le départ des deux modèles.


Ce devait être un roman charmant. La beauté a de mystérieux rayonnements qui passent à travers le plus opaque des voiles.


La taille, délicieuse sous la toilette de ville, promettait…


Mais pourquoi supposer? Il y avait le tableau qui parlait. La gorge de Vénus rendait un éclatant témoignage. Un soldat seul, abêti par le fer, peut blasphémer de si exquises perfections.


Mais comme Vénus aussi se venge sur les soldats!


D’ordinaire, à l’âge de Reynier, un peintre devient fou pour beaucoup moins que cela.


Et pourtant Reynier, qui n’avait l’air ni d’un blasé ni d’un mauvais sujet, gardait en vérité toute sa tête au milieu de cette triomphante aventure.


C’était un drôle de garçon, bon enfant, spirituel à sa manière, n’ayant aucune prétention au titre de héros, et capable peut-être de passer, sans se piquer, au travers des broussailles d’un gros drame, grâce a sa brave bonne humeur.


Il avait mené jusqu’alors sa vie rondement et honnêtement, acceptant les aventures quand elles venaient, mais ne les cherchant point; ambitieux dans la mesure exacte de sa force, ce qui est rare; laborieux, plein d’espoir, dominé par une passion unique qui semblait être son existence même.


Une passion douce et forte, plus forte que les passions nourries de violence, plus durable du moins.


Il n’y a rien de comparable à ces tendresses qui prolongent à travers la vie le premier battement d’un cœur.


On n’en trouve guère, c’est vrai, et quand il s’en rencontre, elles ne sont pas toujours remarquées. Cela ressemble à de l’amitié.


C’est natif et naïf.


Cela s’exprime à peine, tant c’est profondément senti. On ne démontre pas les axiomes.


Ce sont des axiomes qu’on ne prend point souci d’affirmer, parce que leur évidence crève les yeux.


Ces amours amènent souvent le bonheur le plus parfait qui soit au monde: celui dont les chroniqueurs ne veulent pas, celui que les conteurs repoussent comme étant tout uni, tout plat, tout ennuyeux.


Demandez au ciel de ne jamais amuser vos voisins.


Mais ne vous fiez pas outre mesure à la tranquillité de ces amours dont je parle, incarnés dans l’homme en quelque sorte, devenus le sang de ses artères, le souffle de sa poitrine.


C’est trompeur comme l’ignorance d’Achille, à qui nulle occasion n’a enseigné sa force. L’eau n’est jamais plus lisse qu’à dix pas des grandes cataractes.


Du roman de la Vénus au nuage, nous allons dire au lecteur juste ce que Reynier en savait lui-même.


En arrivant de Rome quelques mois auparavant, il s’était installé tout de suite dans l’atelier de la rue de l’Ouest, choisi par M. Carpentier en personne.


Vincent Carpentier l’avait reçu comme un fils chéri, mais ne l’avait point engagé à prendre domicile dans son hôtel, où, du reste, les bureaux et ateliers tenaient beaucoup de place.


Comme architecte du «monde élégant», Vincent était tout à fait lancé.


À la rigueur, il aurait pu trouver pour Reynier une demeure moins éloignée. Les artistes abondent au nord de Paris comme du côté du Luxembourg, mais Vincent s’était montré fort entiché des avantages offerts par l’atelier de la rue de l’Ouest, qui était, en effet, pourvu de larges dimensions et d’un excellent jour.


Ce ne pouvait être comme on dit, pour «murer sa vie privée.» Vincent vivait absolument seul.


D’un autre côté, la pensée n’était même pas venue à Reynier que son père d’adoption voulût l’éloigner de lui.


Et de fait, dès l’abord, Vincent se comporta envers Reynier comme le plus zélé des protecteurs, comme le meilleur des amis.


Aussitôt que le jeune peintre eut installé ses apports de Rome qui témoignaient d’un talent sérieux, et déjà supérieur, à l’état de promesse, la procession des visiteurs commença. Tous les clients de l’architecte à la mode y passèrent.


Celui-ci ne cacha à personne qu’une affection mutuelle, née dès l’enfance, au temps où il portait lui-même la veste de maçon, unissait Reynier à Irène, et qu’il caressait le projet de les marier dès que la jeune fille aurait achevé son éducation.


Le bon colonel était venu, malgré son grand âge. Il passait pour connaisseur, et avait pincé paternellement la joue de Reynier en lui promettant le succès.


La belle comtesse Marguerite de Clare avait fait mieux encore: c’était elle qui avait commandé pour sa galerie Le Javelot de Diomède.


Nous savons que le colonel Bozzo était la tête d’une œuvre puissante qui avait la bienfaisance pour objet.


On donnait grande attention à ses moindres actes, et chacun remarqua l’insistance avec laquelle son regard se fixait sur Reynier.


On eût dit qu’il cherchait et retrouvait dans ses traits les lignes d’un autre visage, et Francesca Corona parut frappée du même souvenir.


Mais ce n’était plus alors la jeune fille joyeuse que nous avons connue jadis, éparpillant sa pensée en paroles avec l’étourderie de ses seize ans.


Francesca était toujours charmante, mais un fardeau de tristesse pesait sur elle. Maintenant elle savait se taire.


Quant à Vincent Carpentier, Reynier ne sut pas définir tout de suite le changement qui s’était opéré en lui. C’était bien toujours le même cœur, mais l’intelligence subissait une crise singulière. Par instants, Vincent était tout ardeur; la carrière de Reynier, son avenir, telle était désormais son idée fixe, et il expliquait cela d’un seul mot, disant: «Reynier et ma fille ne font qu’un; à eux deux, ils sont tout mon espoir.»


C’était vrai, mais sans cause apparente, cette ardeur tombait. D’autres préoccupations dont nul n’avait le secret s’emparaient de sa pensée. Il était froid, distrait, presque indifférent.


Reynier se consolait en songeant à Irène, dont les lettres régulières et ponctuelles l’avaient soutenu pendant son séjour à Rome, à Irène qui l’avait embrassé de si bon cœur au retour.


Ah! certes, celle-là n’avait pas changé, ou plutôt, en subissant l’adorable transformation qui faisait d’elle, la poupée d’hier, une jeune fille merveilleusement belle, presque une femme, elle avait gardé toute la chère sérénité des enfants.


Aucun trouble ne s’était mêlé au plaisir si franc qu’elle avait éprouvé en jetant comme autrefois ses deux bras autour du cou de Reynier.


Tandis que lui, ce pauvre Reynier, défaillait presque de bonheur.


Il trouvait cela bien et n’en concevait nulle inquiétude.


À Rome, il n’avait étudié que la peinture. Les choses de la vie lui étaient inconnues.


Quand Irène vint à l’atelier, un jour de sortie, elle voulut tout voir. On ravagea les cartons, on déroula les esquisses et les études. Irène avait du goût. Elle remarqua une toile d’assez grande dimension, brossée dans une manière énergique et heurtée qui rappelait le procédé des maîtres espagnols.


– Il faut mettre cela sur le châssis, dit-elle, c’est beau. Viens voir, père!


– Qu’est-ce? demanda Vincent, qui s’approcha.


– C’est une copie d’après Le Brigand, reprit Reynier.


– Quel brigand?


– Le peintre n’a pas d’autre nom. Le tableau original faisait partie de la galerie du comte Biffi, neveu du cardinal qui lança Fra Diavolo et ses camorre contre l’armée française en 1799.


Vincent qui avait d’abord jeté sur la toile un coup d’œil indifférent, la regardait maintenant avec une attention extraordinaire.


Le tableau représentait un sujet bizarre et tout à fait empoignant, comme on dirait en style d’atelier, malgré sa tournure énigmatique.


C’était l’intérieur d’un caveau rond-voûté, selon le style roman, éclairé par une seule lampe qui pendait à la clef.


Ce caveau contenait un trésor. Que le peintre fût ou non un brigand, son imagination brutale et sombre, mais opulente, avait maîtrisé son sujet avec une incroyable fougue. Ce n’était pas la féerie orientale où tout vient en lumière, ce n’était pas le rêve blanc des Mille et une Nuits; les diamants et les étoiles ne brillent bien que dans les ténèbres; c’était l’apothéose de l’obscurité, glorifiée par le feu mystérieux des pierres précieuses et par les rayonnements de l’or.


Partout, dans le souterrain, dont les profondeurs invisibles semblaient immenses, l’œil devinait des fortunes amoncelées. Une seule étincelle trahissait une colline de ducats mêlés, à la pelle, avec des besans turcs, des guinées anglaises et des louis de France; un seul reflet dénonçait d’uniformes, de prodigieux tas de débris, faits avec des statues d’argent, broyées comme on casse les pierres de nos routes, avec des vases d’or, entiers ou mâchés sous le maillet pour tenir moins de place.


Les lingots se dressaient en pyramides, les rubis, les topazes, les émeraudes ruisselaient en ondes mystiques auxquelles la lampe morne arrachait de vagues et puissantes lueurs.


Il y en avait, il y en avait! Jamais la noire folie d’un avare n’aurait pu accumuler tant d’éclats sinistres et superbes dans une pareille nuit.


L’œil, éperdu d’abord, s’accoutumait à ces ténèbres, comme si le spectateur eût été réellement captif entre les quatre murailles et comme si la voûte humide eût pesé sur son crâne.


L’ivresse naissait. On enfonçait jusqu’aux genoux dans ce sol sonore et mobile tout composé de quadruples, de piastres, de sequins où nageaient, comme les goëmons et les coquilles tapissent le fond de la mer, des colliers de perles d’un prix inestimable, des bracelets, des bagues, des rivières et des diadèmes.


Irène avait raison, c’était beau.


Deux créatures humaines animaient cette orgie où l’ombre enivrait la lumière et créait un mirage véritablement diabolique. Au milieu de ces perspectives d’or sans limites ni bornes et que la nuit semblait multiplier jusqu’à l’impossible, deux hommes vivaient, l’un debout, l’autre terrassé.


Le premier, jeune, beau: une figure imberbe, ayant la blancheur – et la dureté du marbre.


Le second, arrivé aux plus extrêmes frontières de la vieillesse.


Le jeune avait à la main un couteau sanglant.


Le vieux portait au cou une large entaille, sanglante aussi.


Le jeune homme venait évidemment de frapper le vieillard. Cependant, celui-ci, et c’était l’énigme proposée par cette étrange toile, tout mourant qu’il était, tendait avec résignation une clef à son assassin et prononçait des paroles qui semblaient être la révélation d’un secret.


Entre eux deux et malgré une différence d’âge qui ne pouvait être évaluée à moins d’un demi-siècle, une ressemblance existait.


Vincent contempla le tableau pendant plusieurs minutes en silence. On eût dit qu’il faisait effort pour garder son sang-froid.


– C’est le trésor des frères de la Merci, dit Reynier, comme s’appelaient entre eux les bandits de la seconde et de la troisième camorre, dits aussi les Veste nere ou Habits Noirs.


– Le vieillard est Fra Diavolo? demanda Vincent.


– Fra Diavolo mourant, oui; le jeune homme est Fra Diavolo naissant, car ces coquins-là jouaient le jeu du Phénix qui rajeunit sans cesse, et vous voyez quels moyens ils employaient.


– Le fils tuait le père! prononça tout bas Irène en frissonnant pour cela.


– Quand le père ne parvenait pas à supprimer le fils.


– À qui ressemble donc le vieillard? murmura Vincent.


– Au colonel Bozzo, parbleu! cela m’a frappé dès la première fois que je l’ai vu.


– Et le jeune homme?


– Regardez-moi bien, père, dit le jeune peintre, qui se mit à rire. Vincent regarda, mais baissa les yeux aussitôt.


– Par exemple! se récria la fillette, mon frère Reynier n’a pas l’air si méchant que cela! Et pourtant…


– Quelqu’un a-t-il vu cette toile? demanda Carpentier, qui était tout pensif.


– Personne, répondit Reynier, à moins que ce soit Mme la comtesse de Clare, qui a fureté un peu partout. Elle ne m’en a pas parlé.


Vincent Carpentier fit signe à Irène qui remit son châle et son chapeau.


– Garçon, dit-il, cette toile doit être en effet tendue sur châssis; je veux la revoir et l’examiner à mon aise. Quand elle te reviendra, tourne-la contre le mur. Je te l’achète et je désire qu’elle ne soit que pour moi.

XIII Le tableau de la galerie Biffi

Le roman de la poseuse voilée se rapportait beaucoup plus intimement qu’on ne peut le penser à l’histoire du tableau du Brigand.


C’est pour cela que nous avons parlé d’abord de ce tableau, qui était, depuis lors, revenu à l’atelier, et sur lequel Reynier avait jeté une housse pour obéir à la volonté de son père d’adoption.


La fantaisie de celui-ci semblait avoir tourné; le tableau ne l’occupait plus. Il faisait à l’atelier des visites plus rares et plus courtes, pendant lesquelles une pensée étrangère l’absorbait évidemment.


Reynier, nature confiante, bien portant de corps et d’esprit, n’était pas homme à se tourmenter pour si peu.


Il attribuait les préoccupations de Vincent à l’importance toujours croissante de ses affaires.


Et quand il avait frappé en vain trois ou quatre soirs de suite à la porte de la maison de Vincent, il se disait:


– Père n’aime plus son chez-lui: il regrette toujours celle qui est morte.


Quelques jours après la visite d’Irène, un matin, Reynier était seul à son atelier et travaillait à la commande de Mme la comtesse de Clare.


L’ébauche lui en déplaisait, quoiqu’il eût déshabillé déjà bien des modèles sans trouver son idéal pour le torse de Vénus.


Il chantait, en peignant, quelque refrain d’Italie avec sa voix mâle, qui n’avait point de prétentions, mais qui sonnait juste et pleine.


C’était une belle matinée, la lumière débordait, quelque chose de jeune et de bon était dans l’air; aussi le sourire d’Irène voltigeait autour de la pensée de Reynier.


L’avenir était plein de promesses. Irène allait avoir seize ans. Encore deux années de solitude, peut-être moins… et quelle solitude! Un rêve tout près d’être réalisé, un espoir certain, le bonheur si voisin que les parfums en arrivaient déjà jusqu’au cœur!


Reynier se sentait heureux si profondément qu’il avait crainte.


Il aimait bien, quoique son amour ne fût pas de ceux qui s’expriment avec des paroles ardentes.


Ils n’ont rien à dire, ces amours qu’on porte en soi comme une nécessité, qui font partie de l’être comme le sang et la chair qui vivent parce qu’on vit, n’ayant pas commencé, ne devant pas finir.


Leur éloquence n’est pas au-dehors, ils s’affirment par la joie résistante et robuste.


Aussi sont-ils offensants parfois pour autrui comme la trop bonne santé. Les dames ne les regardent pas d’un œil bienveillant.


Il faut les poignarder, ces amours, pour les rendre intéressantes.


La concierge de la rue Vavin, qui avait à la vitre de sa loge un petit écriteau demandant des poseuses «pour le corps», entra et dit qu’une dame venait s’offrir.


Elle prononça le mot dame d’une certaine façon. D’ordinaire, elle appelait les jeunes personnes qui servaient de modèles des «loueuses de viande.»


C’était dur, mais Mme Malagraux avait beaucoup de vertu. Elle ne laissait entrer chez le vieux professeur du premier étage que les petites demoiselles bien tenues qui lui laissaient une bagatelle en sortant.


– Est-elle jolie? demanda Reynier.


– Qu’est-ce que ça fait à un innocent comme vous? riposta la portière.


Reynier se mit à rire et répondit:


– C’est pourtant vrai que ça ne me fait rien, maman Malagraux. Dans le regard que la concierge lui jeta, il y avait de l’admiration et de la pitié.


– Et gaillard avec cela! murmura-t-elle, et aussi agréable à voir que s’il était mauvais sujet!… La dame est voilée pour de bon, rien ne perce. Seulement, elle a de jolies manières et quant à la taille…


Au lieu d’achever, Mme Malagraux fit un bruit mignon avec ses lèvres en baisant le bout de ses doigts.


Dans le Dictionnaire des synonymes, à l’usage des concierges, «avoir de jolies manières» et «donner la pièce» sont portées comme locutions équivalentes.


Reynier ordonna de faire entrer la dame.


Celle-ci, comme nous l’avons dit déjà, portait en toute sa personne un cachet de haute distinction.


– Combien me prendrez-vous? lui demanda Reynier après l’avoir saluée.


Son sourire exprimait franchement une pensée qui, chez tout autre, eût été de la fatuité.


Chez lui, c’était tout simplement une frayeur, échappant au ridicule par sa naïveté même et surtout par sa gaieté.


La dame répondit sur le même ton rieur.


– Je n’ai aucune espèce de prétention sur votre cœur. Je suis probablement mariée, et, d’ailleurs, j’ai mes pauvres.


Reynier rougit un peu.


– Bon! fit-il, un mot de duchesse! Je ne suis pas de force à jeu-là, madame. Dites-moi ce que vous désirez.


– Il faut d’abord que vous sachiez si je vous conviens.


– J’en jurerais! s’écria Reynier. Il ajouta:


– Est-ce que je vous connais, madame?


– Non, répliqua l’inconnue. Faisons vite. J’ai hâte de savoir si vous acceptez mes conditions.


Sur un geste d’elle Reynier s’éloigna.


– Fait! dit-elle après quelques instants, comme les enfants qui jouent à cache-cache.


Reynier revint et se retourna devant une femme entièrement nue, sauf la tête et les pieds, qui disparaissaient derrière le flot de gaze disposé pour figurer le nuage.


Reynier resta comme ébloui. C’était la beauté même, la splendeur de la beauté. C’était Vénus, la voluptueuse mère des désirs, l’amour des dieux, l’enivrement de la lyre antique.


– Est-ce que cela vous suffit? demanda l’inconnue, toujours voilée de noir, même sous l’abri de sa nuée.


– Vous allez exiger beaucoup, dit Reynier, qui effaçait déjà sa première esquisse.


– Rien qui vous regarde, répliqua Vénus, et pendant que nous discutons notre marché, je vous permets de me voler quelques contours. Je viens d’Italie comme vous. Je suis mêlée à une aventure mystérieuse, drame ou comédie, peu vous importe. Le hasard m’a mise en présence d’un tableau qui vous appartient…


– Celui du Brigand! s’écria le jeune peintre. Cette diable de toile est fée. Tous ceux qui l’ont vue croient y reconnaître quelqu’un…


– Vous avez bien cru vous y reconnaître, vous! prononça Vénus à voix basse.


– Et après? fit Reynier, est-ce le tableau que vous voulez pour votre pose? Il est vendu ou plutôt donné, mais je peux vous en faire une copie.


– Ce n’est pas le tableau, répondit l’inconnue, c’est l’histoire du tableau.


– L’histoire est dans le tableau même. Regardez-le, vous la lirez.


– Vous ne me comprenez pas. Je cherche quelque chose… ou quelqu’un.


– Si c’est le trésor de la Merci, je vous souhaite de le trouver, belle dame. Il doit être quelque part dans la caverne d’Ali Baba… Sur ma parole d’honneur, quand vous auriez tous les diamants que le peintre Brigand y a mis, vous n’en seriez pas plus belle!


– C’est peut-être le trésor, peut-être la clef du trésor…


– «Sésame, ouvre-toi!» dit le jeune peintre en riant. Je n’ai pas ce loquet magique.


– Peut-être encore un des deux hommes…


– Mais le tableau a soixante ans de date! interrompit Reynier.


– Qu’en savez-vous? fit vivement l’inconnue.


Reynier ouvrait la bouche pour répondre, lorsqu’elle reprit avec impatience:


– D’ailleurs, ceci est mon affaire et non point la vôtre. Ce que j’entends par l’histoire du tableau, c’est la série des circonstances qui vous ont porté à distinguer, dans une galerie pleine de pages illustres, ce morceau, curieux, mais d’une valeur secondaire pour quiconque ne sait pas…


Elle hésita.


– Le mot de la charade? acheva Reynier.


– Sinon le mot, dit Vénus, du moins quelque chose se rapportant au fait mystérieux et l’expliquant suffisamment pour en rendre la représentation compréhensible.


Reynier s’arrêta de peindre.


– C’est pourtant vrai, pensa-t-il tout haut, que sans mon aventure de Sartène, je n’aurais pas fait attention à cette toile perdue dans le mauvais jour d’une encoignure et tuée par le voisinage d’un Giorgione qui la mettait à l’ombre comme sous un parapluie.


Le beau corps de l’inconnue eut un léger tressaillement à ce nom de Sartène, mais elle garda le silence.


– Voyez-vous, reprit Reynier, toutes ces choses-là me sont tellement indifférentes, que je resterai votre débiteur, même après vous les avoir dites. C’est bien le moins que je vous amuse pendant que vous posez. Je n’ai jamais conté mon voyage à personne, j’entends à personne d’étranger. Voulez-vous que je vous le dise? Il est curieux.


– C’est exactement cela que je vous demande; mais ne passez rien.


– Alors, vous choisirez votre salaire dans le tas, sans que je sache ce que vous m’avez pris?


– Quien sabe? prononça l’inconnue avec le pur accent espagnol: qui sait? Je désire pour vous, mon cher peintre, que vous ne soyez jamais mêlé qu’à de joyeuses histoires. Mais le temps passe: commencez.


Reynier commença ou plutôt voulut commencer par la visite de Francesca Corona, qui avait apporté, six ans auparavant, un changement si soudain dans la pauvre maison de Vincent Carpentier; mais Vénus ne l’entendait pas ainsi.


– Remontez plus haut, dit-elle, vous n’êtes pas né à seize ans. Ceux qui ne savent rien de leur origine sont sujets à concevoir des espérances romanesques. Le passé est pour eux une loterie. Au gré d’un sort inconnu, leur billet peut tout aussi bien être illustre que misérable. À cet égard, Reynier pouvait passer pour une exception parmi ses pareils. Sa nature résolue et tranquille l’avait éloigné de ces rêves. Il acceptait comme un fait accompli l’impossibilité de connaître jamais sa famille.


On peut même dire que, les impressions de sa première enfance ne lui rendant que les souvenirs de la faim, de la fatigue, du froid qui accompagnent une vie vagabonde, il ne donnait point le nom de famille au sauvage accouplement dont il croyait être issu.


Et pourtant, telle est la force de ce sentiment qui nous reporte vers notre berceau, tous tant que nous sommes, que Reynier fut frappé très fortement par l’insistance de son mystérieux modèle.


Son regard interrogea comme si l’admirable beauté de ce corps sans visage avait eu une physionomie pouvant répondre à sa muette question.


Un éclat de rire argentin retentit sous le voile et Vénus répéta du bout des lèvres:


– Qui sait? Dites-moi tout. Mais tout!


– Ma foi, répondit Reynier gaiement, vous avez bien raison de rire. Il m’a passé une idée d’enfant trouvé. Vous ne pouvez être ma mère, mais j’ai rêvé tout à coup de quelque charmante sœur quittant palais et château pour courir après son ancien petit frère, devenu un grand diable de rapin. Je vous dirai tout, et cela meublera nos séances… car vous reviendrez, n’est-ce pas?


– Dix fois s’il le faut, cher frère, répliqua Vénus. Allez!


Et Reynier se mit à raconter son enfance errante dans la campagne de Trieste et dans l’Italie autrichienne; le hasard de sa rencontre avec Vincent, les bontés de la première Irène, Mme Carpentier, qui se mourait belle et douce comme un ange; le dévouement religieux qui était né en lui pour l’autre Irène, celle qui était maintenant une adorable jeune fille et qu’il appelait sa fiancée.


Vénus écoutait avec une attention soutenue. Elle faisait parfois des questions.


Elle essaya surtout d’obtenir des détails sur la vie de Vincent Carpentier au temps de sa misère et sur les rapports, si avantageux pour lui, qu’il avait noués avec le colonel Bozzo-Corona.


À cet égard, Reynier ne pouvait pas lui fournir de renseignements bien précis. Dès ce temps-là, Vincent vivait beaucoup en dehors de la maison. Il témoignait aux deux enfants une tendresse inaltérable, mais il les jugeait trop jeunes sans doute pour leur confier ses secrets.


Vénus posa deux heures et revint le lendemain, chassant par sa présence Échalot et Similor, dont chacun était un tiers de Diomède.


À cette seconde séance, Reynier crut deviner que Vénus était là pour Vincent Carpentier. Le récit avança peu à cause des questions de la belle poseuse, mais le tableau marcha, en même temps que la familiarité grandissait entre le peintre et son modèle.


Aujourd’hui, c’était le troisième jour. Vénus dit en se déshabillant:


– Il faut finir d’un coup l’histoire et le tableau. Vous ne me verrez plus. C’est notre dernière séance.

XIV L’aventure de Reynier

Reynier fut tout triste.


– Vous quittez Paris? demanda-t-il.


– Je pourrai vous répondre: oui, dit Vénus en prenant sa pose, qui semblait aujourd’hui plus gracieuse encore, s’il est possible, et plus divine; mais je ne sais pourquoi il me déplairait de vous tromper. Je ne quitte pas Paris, mais je suis mêlée à de singulières choses – auxquelles peut-être vous n’êtes pas tout à fait étranger. On m’espionne. Mes visites à votre atelier deviendraient demain un danger pour moi – et pour vous.


Un geste coupa court aux questions de Reynier.


– Je vous écoute, ajouta-t-elle.


– Où en étais-je? demanda le jeune peintre. Nous n’avons pas même encore parlé du tableau, qui est revenu ce matin de chez l’encadreur.


Il n’acheva pas, parce que Vénus s’était redressée d’un bond. Elle s’enveloppa dans sa gaze et s’élança vers le tableau dont elle souleva la housse.


– Ne me regardez pas, dit-elle, mon voile m’empêche de voir, je veux l’écarter.


Reynier se détourna loyalement.


Vénus resta plusieurs minutes en contemplation devant le tableau.


– Il a beaucoup frappé Vincent Carpentier! murmura-t-elle, sans savoir qu’elle parlait.


– Beaucoup, répéta Reynier.


– Il a trouvé une ressemblance entre vous et le jeune homme?


– En effet, Irène aussi. Moi, je l’avais déjà remarquée.


Vénus revint prendre sa place sans rien ajouter qui eût trait à la peinture. Une fois couchée sur ses coussins, elle dit:


– Vous en étiez à votre naufrage sur les côtes de la Corse.


– C’est pourtant vrai, fit Reynier, dont le pinceau caressait déjà la toile. J’ai trouvé moyen de prendre passage sur le seul paquebot qui se soit perdu, de mémoire d’homme entre Marseille et Civita-Vecchia! Quel temps! miséricorde! Les tempêtes qui sont dans les tragédies de Crébillon aîné font pitié auprès de celle-là! Je m’amusai à regarder ce tohu-bohu tant qu’il fit un brin de jour; mais la nuit tomba vers cinq heures. La dernière chose que j’aperçus fut un vilain nuage noir qu’on me dit être le cap de Porto-Polo, sur la côte sud-ouest de la Corse.


Nous continuâmes de courir comme si le diable nous emportait. Il y eut un craquement à bâbord, et la roue du même côté cessa de battre l’eau. L’officier jura: capedédious! et voulut faire border une voile pour se guider au vent de l’île, car on avait stoppé la machine, mais cherche! La voile craqua comme un demi-cent de fouets et se déchira en lambeaux.


Il y avait beaucoup de confusion sur le pont et la mer embarquait si fort que tout le monde s’était mis à plat ventre en s’accrochant des deux mains aux manœuvres.


Je vis deux ou trois lumières sur notre gauche, et instinctivement cela me réjouit le cœur. L’officier dit:


– Nous allons raide comme balle sur la pointe de Campo-More.


Il devait avoir raison, car, au bout de trois minutes, le paquebot reçut un atout, un seul, qui le démolit aux trois quarts.


Je me crus mort, et la dernière pensée qui me vint fut ma petite Irène. Je me dit: «Comme elle va pleurer!»


C’est à peine si je dus perdre connaissance, car j’eus conscience de marcher sur des roches où le ressac m’atteignait et me terrassait à chaque instant.


Quand je me retrouvai moi-même brisé, transi, sur le galet, je supposai que le désastre avait eu lieu depuis dix ou douze minutes seulement.


Je me trompe peut-être: dans ma mémoire, cette nuit est longue comme toute une semaine.


Je voulus consulter ma montre à la lueur des éclairs. L’eau avait pénétré dans le boîtier; elle était arrêtée. La tempête hurlait toujours; mais à part ses éclats qui semblaient aller grandissant, on n’entendait aucun bruit.


Le lieu était complètement désert. Mes compagnons d’infortune avaient pu se sauver, ou bien ils étaient morts.


Je me sentais très faible et tout meurtri. J’avais un froid terrible. La première idée qui me vînt fut de me lever et de marcher pour rendre la chaleur à mes membres engourdis.


Il faisait une nuit absolument noire. Derrière les nuages épais qui cachaient les étoiles il n’y avait point de lune, mais je voyais mon chemin, car de minute en minute, le ciel m’envoyait la lueur d’un éclair.


Je suis revenu en ce lieu tout exprès, cinq ans plus tard, attiré par le souvenir de l’aventure bizarre qui va suivre. J’ai reconnu les roches, le profil du cap, la grève étroite, mais il m’a été impossible de retrouver la direction que j’avais prise en quittant la plage, à travers l’immensité des champs de garance et de maïs.


À mon estime, il pouvait être un peu plus de six heures du soir quand je pus me relever et marcher. Je m’enfonçai dans les terres pour trouver un abri.


Aucun sentier ne se présentait à moi. Aussitôt que j’eus quitté le voisinage immédiat de la côte, je me perdis dans les terres labourées, coupées par de vastes friches où croissaient les bouquets d’oliviers mal venus.


Çà et là quelques grands châtaigniers faisaient boule et me donnaient espoir de tomber sur une demeure humaine, mais le hasard était contre moi, sans doute, car je marchai pendant une heure entière, aussi vite que l’épuisement de mes forces pouvait me le permettre sans voir autre chose que des champs et quelques taillis, si bas qu’aux lueurs de la foudre je me serais cru dans les tirés de Versailles ou de Marly.


Le vent faisait rage, cependant, glaçant mon misérable corps sous mes habits trempés par l’eau salée.


Tout à coup, je trébuchai parce que j’avais franchi sans m’en apercevoir la brèche d’un champ qui tombait dans un chemin charretier, devant moi, à cinquante pas, je vis une lumière que j’eusse aperçue dans la nuit de ce sauvage pays.


Il était temps, mes jambes ne pouvaient plus me porter.


Il y avait un grand bâtiment devant moi. Je n’aurais point su dire si c’était une ferme, un château ou un couvent…


– À quelle distance pensiez-vous être de la mer? demanda ici Vénus dont l’attention redoublait.


– J’avais fait deux lieues, à mon idée, répondit Reynier; mais je ne sais pas au juste si ma direction était perpendiculaire à la côte.


– Vous n’avez aucun moyen de préciser le lieu où vous étiez alors?


– Aucun, si ce n’est qu’il doit être aux environs de Chiave, à un peu plus d’une heure de Sartène, en allant à cheval.


Quand je fus tout auprès du bâtiment, je ne voyais plus la lumière.


Un éclair me montra un pan de mur ruiné, et je crus apercevoir au travers des débris une chapelle dont les fenêtres ogives, sans vitraux, tranchaient en noir sur ses murailles argentées par la lueur électrique.


Au bout de ce mur était une maison qui semblait neuve ou récemment réparée.


Je frappai à la porte, on ne me répondit point.


Je cherchai le loquet à tâtons, je le trouvai; il céda à mon premier effort, j’entrai.


– Est-ce toi, marchef? demanda une voix qui descendait de l’étage supérieur.


À ce mot: «marchef», Vénus eut un petit mouvement tôt réprimé. Reynier ne prit pas garde et continua:


– La voix avait un accent italien très prononcé, mais elle parlait français, et le mot «marchef», qui appartient à l’argot des casernes, est une locution archi-française. Dieu sait qu’en ce moment ces réflexions ne me venaient point.


Au lieu de répondre, je dis:


– Ayez pitié de moi et donnez-moi l’hospitalité.


Je ne fus pas entendu sans doute, car la voix qui paraissait appartenir à une vieille femme, reprit:


– Monte vite. Il fait jour là-bas. Les maîtres sont en train de rire.


Guidé par la voix, je fis quelques pas et mon pied heurta les marches d’un escalier. En haut, la vieille chantait un refrain de France, et cela me donnait espoir d’être bien accueilli.


Je me demandais en quel endroit il pouvait faire jour par une semblable nuit.


Je crus que je ne pourrais jamais monter, tant la fatigue et le froid exaspéraient ma souffrance. Mon corps n’était qu’une contusion et je perdais mon sang par plusieurs blessures que la dent du roc m’avait faites.


Mais au tournant de l’escalier, je fus tout réconforté par la vue de la lumière qui projetait son reflet sur la muraille blanchie à la chaux. Je pris mon élan et je vins tomber au milieu d’une assez grande chambre, qui avait un lit à colonnes, avec des rideaux de laine verte.


La vieille était en train de faire le lit.


Quand elle se retourna au bruit de ma chute, je vis une figure ridée et ravagée qui me serra le cœur comme l’aspect d’un être privé de raison.


Elle avait des yeux bordés de rouge, mais qui étaient clairs en dedans. Ses cheveux gris se hérissaient sur son crâne.


Elle resta un instant stupéfaite à me regarder.


– Ce n’est pas le marchef! balbutia-t-elle. Il aura laissé la porte ouverte, l’ivrogne maudit! Je n’aime pas qu’il arrive malheur aux jeunes gens devant moi.


Elle mit la main à sa poche et en retira une bouteille clissée dont elle fourra le goulot entre ses lèvres en grommelant:


– L’ivrogne! le maudit ivrogne!


Mes yeux battaient, ma tête s’affaissa. La vieille fit claquer sa langue et dit:


– Celui-là est un joli garçon, que le tonnerre m’écrase! Elle s’interrompit pour ajouter:


– C’est bête de jurer par un orage pareil. Et elle se signa.


– Au nom de Dieu! murmurai-je, de l’eau, un peu d’eau!


Elle s’approcha et me tendit sa bouteille avec un sourire assez bon enfant, mais qui me montra le vide caverneux de sa bouche.


– De l’eau! répétais-je.


Elle rit plus fort et introduisit sa bouteille entre mes lèvres. Le besoin surmonta mon dégoût. J’avalai une gorgée.


– Est-ce que vous venez de Sartène, mon cœur? me demanda-t-elle en patois corse.


– Je viens de Paris, répondis-je. J’ai froid et j’ai faim. Ses yeux mornes se rallumèrent. Elle répéta:


– Paris!


Puis, avec un éclat de gaieté extravagant, elle essaya de lever sa jambe alourdie pour figurer le pas de nos libres danseuses, en carnaval.


– Ohé! là-bas! fit-elle. À toi, à moi, Polyte! Je l’ai descendue, la Courtille! On me connaissait à la Galiotte, dis donc, bijou, et à l’Épi-Scié. C’est moi la sœur aînée de Lampion – la reine! c’est moi la mère de Piquepuce! Ohé! là, camarade! une tournée!


Elle renversa sa tête en arrière et but une terrible rasade, après quoi elle prit un air sérieux pour dire:


– Mais le marchef est un ivrogne… et une bête féroce. Le mieux serait de vous en aller, jeune homme. Il n’y a rien à manger ici, c’est une maison abandonnée.


Comme pour démentir ses paroles, un bruit confus, bien distinct du fracas de la tempête, monta, non point par l’escalier que j’avais pris, mais par une porte ouverte à la tête du lit et demi-cachée par les rideaux.


Cela ressemblait au murmure de voix qu’on entend aux étages supérieurs d’une maison dont le rez-de-chaussée est occupé par une guinguette, les soirs où il y a repas de corps.


La vieille haussa les épaules et grommela:


– Ils vont nocer ainsi jusqu’au jour. L’enfant a bien le temps de se chauffer les pieds et de manger un morceau avant de se remettre en route.


Elle ne me demanda même pas comment je pouvais me trouver dans ce coin sauvage de l’île, venant, comme je le disais, de Paris.


L’eau-de-vie m’avait ranimé. Pendant qu’elle ouvrait une armoire pour en tirer du pain et de la viande, mon regard fit le tour de l’appartement, meublé avec une simplicité qui avait quelque chose d’antique.


J’ai parlé déjà de couvent et de château. Cette chambre pouvait appartenir à un vieux manoir ou à un monastère.


Les boiseries en étaient grossières, mais d’un bon style. Les meubles avaient cette tournure archaïque que nos curieux recherchent avec tant d’empressement.


Il n’y avait que deux objets plus modernes:


Deux portraits, pendus à la muraille, en face l’un de l’autre.


Je suis peintre, mon attention fut attirée par ces portraits.


L’un représentait un vieillard arrivé aux dernières limites de la vie; l’autre un jeune homme au teint blanc, aux cheveux noirs et dont le visage était sans barbe.


Du reste, il serait superflu de vous faire la description de ces deux têtes, car vous venez de les voir à l’instant même, reproduites avec une ressemblance parfaite dans le «tableau du Brigand».


Trois années après cette nuit, quand je visitai la galerie du comte Biffi, et que mon regard tomba sur cette toile, je reconnus du premier coup d’œil le jeune homme et le vieillard.

XV Les deux portraits

– C’est une histoire fort curieuse, interrompit ici Vénus, qui abandonna sa pose; je vous demande une minute de congé, car je m’engourdirais. Vous avez dû la raconter à nombre de gens?


– Mon histoire? Mon Dieu! non. J’ai rapporté l’épisode des portraits à une demi-douzaine de camarades, peut-être, dans mon atelier, à Rome. À Paris, je ne l’ai dite qu’à mon père d’adoption, M. Vincent Carpentier.


– Et quel air M. Carpentier avait-il en l’écoutant?


– Son air de tous les jours. Je crois qu’il a dit comme vous: «C’est une histoire fort curieuse». Il aime assez le tableau.


Il y eut un silence après lequel Vénus reprit sa pose en disant:


– Je vous remercie et je vous prie de continuer.


– Il faut bien vous avouer, poursuivit Reynier, que l’important pour moi, en ce moment, ce n’était pas les deux portraits, mais le pain et la viande. Je me jetai sur le cuissot de cabri que la vieille m’apportait, et je bus un verre de vin à sa santé du meilleur de mon cœur.


Elle me regardait manger, caressant de temps à autre sa bouteille, absolument comme d’autres prennent une prise de tabac.


– C’est cet ivrogne de marchef qui a tué le cabri, me dit-elle, il ne boit pas moitié si bien que moi, mais ça le dérange. Et c’est étonnant, car il est plus fort qu’un bœuf. Quand il est soûl, il pleure sa femme, dont il a ouvert le ventre avec un couteau dans le temps. Que les hommes sont bêtes!


– Ces portraits-là sont ceux des maîtres de la maison? demandai-je la bouche pleine.


Elle me regarda de travers.


– Empiffre-toi, bijou, répliqua-t-elle, et ne te mêle pas des affaires des autres.


Mais elle ajouta presque aussitôt:


– Oui, oui, les portraits des Maîtres: Il padre d’agni, le Père-à-tous, et le marquis Coriolan, son petit-fils, un beau gars, s’il avait du poil au menton. Pierrot est-il toujours aux Funambules? J’ai tout de même soufflé un gendarme à Mme Saqui, dans le temps, Et quand j’entrais au café des Aveugles, le sauvage battait la générale! Vive la joie! La rifla, fla, fla, girofla! Le marchef est un ivrogne. Moi, je pompe sans m’incommoder.


Le murmure des voix qui venaient d’en bas, s’enfla tout à coup. La vieille pâlit et m’arracha le pain de la main.


– Tout de suite, s’écria-t-elle, tu vas filer tout de suite, mon lapin blanc. Si on te trouvait ici, je serais battue et toi saigné comme un poulet!


Je ne peux pas dire que j’eusse une très solide confiance dans la moralité de la maison où le hasard m’avait fait trouver asile, mais aucune appréhension tragique n’était dans mon esprit.


C’était la seconde fois que la vieille parlait de meurtre. Je n’y croyais pas.


Peut-être l’excès de la fatigue me rendait-il indifférent. Mon parti pris était de passer la nuit là où j’étais.


Je préférais le danger, si tant est qu’il y eût danger, à l’horrible torture du vent, du froid, de la pluie s’acharnant dehors, dans cette nuit hideuse, sur mon misérable corps rendu de lassitude. Je refusai de partir.


La vieille manifesta d’abord une très vive colère, mais cela dura peu. Les idées vacillaient dans son cerveau. Elle se mit à détonner de sa voix éraillée La Cachucha , qui était alors à la mode, et faillit faire la culbute en essayant une pose de danseuse espagnole.


– Ça m’a toujours un peu changée de voir quelqu’un de Paris, dit-elle. Je donnerais cent francs pour une nuit du boulevard du Temple. Ici, nous n’avons rien, pas même des militaires. Le marchef est un ivrogne et il a le vin noir comme du cirage. C’est du bien drôle de monde, allez! On dit qu’il y a une cave toute pleine de diamants et d’or qu’on peut remuer à la pelle comme du blé en grange. Ils vont, ils viennent. Parfois ils amènent quelqu’un qui ne s’en va plus jamais.


Croyez-vous au diable, vous? Moi, je l’ai vu. Il est plus vieux que le Juif errant. Il a tué son père, il a tué son fils. Son petit-fils est en âge de le tuer. C’est la règle de succession. Celui qui ne poignarde pas est poignardé. Et le Maître reste, toujours le même, sous son masque éternel.


Un pas pesant se fit entendre tout à coup dans l’escalier.


La vieille remit en poche précipitamment sa bouteille qu’elle était en train de porter à sa bouche. Elle devint blême et se prit à trembler.


– Cette fois, c’est le marchef! balbutia-t-elle en prenant à la hâte tout ce qui était sur la table pour le jeter pêle-mêle dans l’armoire. Je vais être battue.


– Je vous défendrai, voulus-je dire.


– Innocent! fit-elle avec un souverain mépris. Toi! contre le marchef!


Elle prêta l’oreille. Le pas butait contre les marches.


– Il a de la peine à monter, fit la vieille. C’est un ivrogne. Il a peut-être travaillé. Chaque fois qu’il travaille, il boit double. Nous avons le temps.


Tout en parlant, elle m’avait saisi à bras-le-corps et m’entraînait vers la porte, située derrière le lit.


– Le Maître ne rentrera pas avant le jour, grommelait-elle. D’ici là le marchef dormira comme une souche. Tu te sauveras, bijou. Pourquoi donc ai-je fantaisie de te sauver? C’est drôle.


Elle me poussa dans la pièce voisine et referma violemment la porte sur moi.


Mais le sol du trou sombre où elle m’avait mis ainsi était couvert de paille et de débris de toute sorte. Le battant de la porte rencontra un copeau qui le cala, laissant un vide large comme trois doigts entre le volant et le chambranle.


Je pense être assez brave par nature, car je ne me souviens pas d’avoir jamais eu peur.


Je n’avais pas peur.


Ma faim étant assouvie, un besoin irrésistible de repos me tenait, combattu par un sentiment de curiosité qui allait grandissant.


Les choses que je venais d’entendre et de voir m’auraient frappé plus énergiquement si j’eusse été dans mon état normal. Plus tard, l’impression que j’en ai eue par le souvenir a été violente jusqu’à faire courir le frisson dans mes os.


J’étais engourdi cette nuit-là, dominé, vaincu par l’épuisement.


Je n’avais point menti en disant que j’eusse affronté un danger mortel plutôt que les souffrances d’un nouveau voyage à l’aventure dans une pareille nuit.


Mon premier mouvement appartint tout entier à la bête. Je fis comme ces Anglais qui glissent sous la table, après une joyeuse orgie de Londres, et s’arrangent stoïquement pour dormir entre les pieds des autres convives qui ne sont pas encore ivres morts.


Je rassemblai sous moi quelques poignées de paille et j’y reposai ma tête endolorie, sans trop de souci de ce qui allait advenir.


Mais une envie étrange de voir et de savoir me tenait éveillé, malgré mon affaissement.


Mes yeux, que le hasard avait mis juste en face de l’ouverture donnant jour sur la chambre aux deux portraits, restaient ouverts, mes oreilles écoutaient vaguement.


Je voyais devant moi la toile où mille rides sillonnaient la face du vieillard, jaune et luisant comme un ivoire antique. Ses yeux, recouverts par deux touffes de sourcils gris, me semblaient lancer un regard sournois au portrait qui lui faisait face et que je ne pouvais apercevoir.


La porte d’entrée fut poussée avec tant de brutalité que le battant craqua et faillit éclater.


Un homme entra et vint se jeter sur une escabelle, juste au-dessous du portrait.


Cet homme avait une face de bouledogue sur un corps de taureau. Sa tête était découverte et son front disparaissait presque sous l’abondance de ses cheveux crépus.


– Mauvaise nuit, dit-il, on n’y voit pas à mettre un pied devant l’autre.


– Est-ce que vous avez été boire loin d’ici, monsieur Coyatier? demanda la vieille.


– Je n’ai pas bu, non, Bamboche, mauvaise nuit. J’ai gagné le frisson.


Il ajouta en baissant la voix:


– C’est fait!


– Le Père est mort? balbutia la vieille avec plus de curiosité encore que de terreur.


– Allumez une flambée, Bamboche, dit le marchef au lieu de répondre: je grelotte.


Tous ses membres, en effet, tremblaient, et l’on entendait le craquement de ses dents.


La vieille qu’on appelait Bamboche jeta une brassée de sarments dans le foyer.


– Et c’est le fils qui a frappé? demanda-t-elle encore.


Je regardai cet homme à encolure de buffle, affaissé sur lui-même et frémissant comme une femmelette que cherche une crise de nerfs. Il répondit:


– Le marquis Coriolan avait essayé de m’embaucher, mais je ne me mettrai jamais contre le Père-à-tous. J’aimerais mieux affronter Satan. J’ai promis de n’être ni pour ni contre, et de laisser faire. Alors le Coriolan s’est adressé à Giam-Paolo, le Sicilien, au prêtre français et à Nicholas Smith, le voleur de Londres. Le jeune comte Julian, son frère, devait être de la partie, mais ils se sont disputés: Julian voulait la moitié du trésor. Coriolan n’en voulait donner que le quart, à cause de son droit d’aînesse: on a joué du couteau la nuit dernière et Julian est à Sartène, avec un coup de stylet dans les côtes. Donne-moi à manger, la faim me vient à mesure que je me réchauffe.


Il fit rouler son escabelle vers la table où, sans doute, sa compagne lui servit les restes de mon souper. Je cessai de le voir. Il n’y avait plus en face de moi que le portrait du vieillard dont les rides souriaient sarcastiquement.


Mais je continuai d’entendre parler le marchef pendant que ses mâchoires broyaient la nourriture avec bruit comme les dents d’un gros chien.


Puis-je dire que j’écoutais? Mon état général était une sorte de somnolence où il y avait de la fièvre.


Tout mon corps brûlait par la réaction du froid que j’avais eu.


Je comprenais ou plutôt de devinais confusément le rébus lugubre dont les signes se déroulaient dans mon demi-rêve.


Ce fut seulement plus tard que toutes ces choses me revinrent en mémoire, éclairées par une lumière tout autre, qui les grava profondément dans mon souvenir.


– Quand même le Julian mourrait de sa blessure, dit la vieille Bamboche, la besogne du marquis Coriolan n’est pas finie. Le Julian avait eu un fils de Zorah, la Gitanette. Zorah emporta l’enfant, mais les petits de cette race-là ne se perdent jamais. L’enfant reviendra donner son coup de couteau, quand l’heure aura sonné.


Le marchef répliqua:


– Tu te trompes. La besogne du marquis Coriolan est finie, est bien finie. N’as-tu rien entendu d’extraordinaire, cette nuit?


– Si fait. Il ventait tourmente à déraciner la montagne. Chaque fois que la tempête fait rage ainsi, elle arrache quelques grosses pierres aux vieux remparts.


– C’est cela. Beaucoup de grosses pierres sont tombées. Personne n’avait vu le Père-à-tous. On savait seulement qu’il devait venir, par une lettre de Paris que le docteur avait apportée. La lettre convoquait le conseil dans la grande salle qui est au-devant des sépultures. La table était dressée dans l’ancienne chambre du Trésor, où il n’y a plus rien. C’est moi qui ai rangé les couverts, ils étaient onze. Le Père avait sa place marquée entre le marquis Coriolan et Nicholas Smith.


«Pour arriver à la grand-salle, il faut passer devant la porte du tourbillon où était l’horloge. Coriolan, le prêtre, Gianni-Paolo, et Nicholas Smith s’étaient postés dans le tourbillon, dont ils avaient laissé la porte entrebâillée. Ils étaient armés tous les quatre, ils attendaient le Père depuis le coucher du soleil.


«Un bambin qu’ils avaient placé au bout de la galerie devait se replier à l’approche du Père. Et alors… Tu comprends?


– Oui, je comprends, répondit Bamboche dont la voix grelottait.


– Vers neuf heures, le bambin accourut, disant: Voilà les Maîtres! Le Père et ses convives descendaient en effet du Couvent-Neuf, précédés par les porteurs de torches.


Les conjurés ouvrirent toute grande la porte du tourbillon et mirent le couteau à la main.


Cependant le Père atteignait la dernière fenêtre de la galerie. Il n’était plus qu’à dix pas de la mort. Il s’arrêta pour écouter la tempête qui hurlait derrière les châssis désemparés.


Tous les vitraux de la fenêtre étaient brisés depuis bien longtemps. Rien n’empêchait de regarder au-dehors. Le Père dit:


– Levez les torches. J’aime à voir le vent secouer les chevelures de lierre qui pendent aux ruines. Si le hasard nous faisait fête d’un éboulement pour saluer notre passage?


Les torches furent levées, mais leurs flammes, tordues par le vent, n’éclairèrent rien, sinon le renflement du tourillon voisin.


Le vieux riait comme il sait rire quelquefois aux heures terribles.


Et l’éboulement demandé se fit, car les torches levées étaient un signal.


La tourille chancela sur sa base, puis s’abîma sans produire autre chose qu’un sourd fracas, perdu dans les autres bruits de la tempête.


– Merci! dit le Père. Mes enfants, poursuivons notre route.


La porte de la tour était maintenant un trou béant par où on voyait les éclairs. Dans la salle du conseil, il y eut quatre places vides. Le Père m’appela.


– Descends dans les douves, me dit-il, ceux de ma famille ont la vie dure. S’il respire encore, fais ton ouvrage.


Le marchef se tut. La respiration de la vieille sifflait dans sa poitrine.


– Alors, fit-elle d’une voix changée, c’était bien un signal, ces torches? Il avait fait miner le tourillon?


– À moins que le diable ne soit à ses ordres…, commença le marchef.


– C’est lui qui est le diable! interrompit la vieille Bamboche avec une profonde conviction. Voilà deux fois qu’il tue ceux qui devraient le tuer.


Le goulot de sa bouteille clissée grinça entre ses dents, elle demanda:


– Qu’est-ce que vous avez trouvé au fond de la douve?

XVI Bamboche et le marchef

Reynier avait entamé sa bizarre histoire d’un ton leste et dégagé.


À mesure que l’histoire avançait, ses souvenirs avivés faisaient renaître en lui l’émotion. À son insu, il oubliait de peindre, et sa voix assourdie prenait des inflexions plus profondes.


Vénus écoutait toujours, immobile comme une belle statue.


Reynier poursuivit:


– Le marchef ne mangeait plus. Je sentais la fumée de sa pipe qu’il venait d’allumer. Il répondit à la question de la vieille:


– Il faudra remuer bien des pierres pour savoir au juste ce qu’il y a dans la douve. Le tourillon n’était pas large, mais il était haut, et à l’endroit où sa base se plantait dans la terre, la douve avait la profondeur d’un ravin. J’ai allumé la lanterne et je suis descendu. Quelle nuit! L’enfer était sorti de son trou. J’ai été soldat, j’en ai vu de rudes à la guerre. J’ai entendu une fois dans ma prison les planches de mon échafaud qu’on clouait. Ça frappe dur sur l’estomac, ces coups-là, ma commère! Il y en a qui obéissent au Maître, pour ceci ou pour cela; moi, il m’a ressuscité quand le panier était déjà prêt pour recevoir ma tête… Eh bien! ce soir, au fond de la ravine, j’avais la même sueur froide que la nuit de l’échafaud.


J’ai trouvé au fond du trou un gros tas de décombres et je me suis mis à chercher. J’ai reconnu d’abord le vêtement de Giam-Paolo, qui était un sac, où il y avait de la bouillie rouge, et puis j’ai été longtemps sans rien voir.


Entre deux grosses pierres, un bout d’étoffe sortait: quelque chose qui gardait un peu de couleur bleue.


Nicholas Smith avait une chemise bleue comme les marins.


Je ne pouvais pas remuer les pierres de taille, mais j’ai fourré ma main dans la fente. C’était chaud. Il n’y avait plus besoin de chercher: Nicholas Smith était là, aplati et broyé comme de la pâte à carton.


Du prêtre, je n’ai rien trouvé, à moins que ce ne fût le prêtre, des lambeaux de chair et des plaques de sang qui étaient après les pierres…


– Mais le marquis Coriolan? demanda la vieille Bamboche d’une voix étouffée.


– Lui, ce fut le dernier, répondit le marchef tout bas. J’avais fouillé le tas entier des décombres. Je vis dans le ravin, à quelques pas, quelque chose de blanc sur l’herbe noire. J’eus froid dans les veines. Le corps était intact. Le jeune Maître était couché sur le dos et semblait dormir.


Comme je m’approchais, une rafale éteignit ma lanterne, et la voix du tonnerre s’engouffra terriblement dans le trou. Je ne voyais plus rien.


– Mais tout à coup la nuit s’embrasa, et le corps sortit de l’ombre, plus éclatant qu’un marbre, sans blessure ni souillure, avec son visage sans barbe comme celui d’une belle femme, son front de neige entouré de cheveux noirs, et ses grands beaux yeux tout ouverts.


La vieille balbutia les paroles latines qui accompagnent le signe de la croix.


– Tu n’as pas eu le cœur de le frapper, mort qu’il était, bourreau! murmura-t-elle si bas que ses paroles venaient à peine jusqu’à moi.


Le marchef ne répondit pas et repoussa bruyamment son siège.


– À la niche, caniche! dit-il en se levant. On est bien bête de se faire du mal pour si peu de chose. Qu’ils s’arrangent entre eux, ce sont leurs affaires.


Je recommençai à le voir. Il me présentait de dos la carrure herculéenne de ses épaules et fixait les yeux sur le portrait du vieillard.


Il fit signe à la vieille, qui vint auprès de lui, et tous deux se mirent à regarder alternativement, en silence, l’aïeul, puis le petit-fils.


– Le vieux a l’air de se moquer, grommela enfin Bamboche.


– Et le jeune semble dire, répliqua le marchef: Rira bien qui rira le dernier!


– S’il est mort, pourtant?


– Est-ce qu’ils meurent! fit le bandit qui haussa les épaules. Ils vont faire un tour chez Satan, puis ils remontent.


Une pensée surgit en lui soudain et il se frappa le front.


– Bon! fit-il, j’allais oublier le principal. Fais la couverture et bassine le lit bien chaud. Le maître m’a chargé de te dire qu’il ne veillerait pas beaucoup cette nuit, et qu’il se coucherait à la belle heure… Écoute!


Un pas pénible se faisait entendre derrière moi, très loin et très bas, montant un escalier, qui communiquait sans doute avec mon réduit.


La vieille Bamboche prêta l’oreille. Elle était en face de moi maintenant. La lumière tombait d’aplomb sur ses traits.


Je la vis qui devenait livide de terreur.


Sa bouteille, qu’elle voulut lever, s’arrêta à moitié chemin de ses lèvres.


Ses deux bras s’affaissèrent le long de ses flancs.


– Moi aussi, j’avais oublié! fit-elle avec une véritable détresse. Jésus-Dieu! qu’allons-nous faire de l’innocent!


L’innocent, c’était moi.


– Quel innocent? demanda le marchef, qui fronçait déjà le sourcil. Bamboche lui raconta en trois paroles comme quoi j’étais entré à l’improviste quelques heures auparavant, et comme quoi, malgré elle, en dépit de tout bon sens, elle avait eu pitié de moi. Elle ajouta:


– Il est blanc et beau comme eux.


Le marchef eut un rire sinistre et murmura:


– La place ne manque pas au fond du ravin.


Cela me fit froid dans les veines et l’idée de résister naquit en moi, mais j’essayai en vain de remuer mes membres que l’immobilité avait paralysés.


On n’entendait plus le pas dans l’escalier.


La vieille expliqua cela en disant:


– Le maître souffle en bas sur le palier. Elle dit encore:


– Je me bats l’œil de l’innocent, vous savez; mais avant de lui faire du mal, regardez-le un brin, il a une drôle de figure.


Elle prit la lampe sur la table et marcha vers la porte de mon taudis, qu’elle poussa du pied.


Le marchef la suivait en grondant:


– Qu’est-ce que ça me fait à moi, sa figure?


Mais elle leva la lampe, et mon visage, éclairé soudainement, frappa son regard. Il recula plusieurs pas en balbutiant:


– Encore un!


En même temps, ses yeux se portèrent vers le portrait du marquis Coriolan.


On recommençait à entendre les pas dans l’escalier.


– Levez-vous, l’enfant! me dit le marchef avec rudesse.


Et la vieille, cachant son émotion derrière une apparente mauvaise humeur, répéta:


– Allons! levez-vous, et plus vite que ça!


Les innombrables contusions et blessures que j’avais reçues pendant que le ressac me ballottait entre les rochers, donnaient à tout mon corps la rigidité de la pierre.


Ma parole seule pouvait donner signe de vie.


Je dis, et il parut que ce fut en souriant:


– Si vous avez fantaisie de me tuer, ce ne sera pas bien difficile. Le marchef baissa les yeux. Il semblait combattu par deux idées contraires. La Bamboche dit en manière d’explication:


– Quand il est arrivé, la marche lui avait tenu le sang chaud; maintenant il a les veines figées.


Celui qu’on appelait le Maître était désormais si près que je pus entendre sa voix cassée disant derrière moi:


– C’est tout de même étonnant que la tourelle ait attendu notre passage pour tomber. Comme ça se trouve!


Il eut un petit rire sec qui n’éveilla aucun écho parmi ses suivants.


Le marchef avait pris son parti. Il me saisit par les flancs et me chargea sur ses épaules sans précaution aucune.


La vieille nous suivit jusqu’à la porte de sortie et dit en la refermant sur nous:


– Il y a eu assez de morts cette nuit. Épargne celui-là.


Le marchef descendit l’escalier du plus vite qu’il pût, et nous nous trouvâmes bientôt dehors, où la tempête continuait. Il me déchargea contre le mur et me demanda:


– Pouvez-vous marcher, jeune homme? Je n’ai rien contre vous et je veux bien vous donner la clef des champs.


– Pour sauver ma vie, répondis-je, je ne pourrais pas faire un pas.


– Connaissez-vous bien le pays?


– J’étais il y a cinq jours à Paris, et je ne suis jamais venu en Corse.


– Attendez-moi un instant, dit-il après avoir réfléchi.


Je restai seul sous la pluie qui me glaçait. Au bout de dix minutes, j’entendis le sabot d’un cheval clapoter dans les marais. Le marchef qui était en selle, fredonnait la chanson des zéphyrs africains:

N’allez pas chez l’marchand d’vin

Qui fait l’coin.

Prenez garde à ç’tas d’boue

Qu’est d’vant vous!…

Il mit pied à terre et me chargea sur le cheval.


– C’est stupide, grommela-t-il de s’embarquer par une nuit pareille, au lieu de ronfler dans son lit sous une bonne couverture. Mais je ne serai jamais qu’un imbécile!


Il monta derrière moi, car je n’aurais pas pu me tenir en croupe.


– Ha! Cagnotto! s’écria-t-il en allongeant un coup de gaule sur l’oreille de la bête, tâche de jouer des jambes, mauvaise chèvre! je t’éventre si tu fais un faux pas!


Le cheval, qui ne méritait pas ces injures, prit le galop malgré la couche épaisse de fange qui couvrait le chemin.


Le marchef semblait avoir un talisman pour se diriger dans la nuit noire.


Il était obligé de faire force détours, car les plus petits ruisseaux étaient changés en torrents.


Dans un de ces détours, un éclair me montra, à ma droite, un ravin profond et sombre, au-delà duquel je crus distinguer les profils d’une vaste construction.


– J’aurais voulu ne pas repasser par ici, murmura mon compagnon. Du diable si je n’ai pas vu les deux yeux du Coriolan luire au fond du trou! Damné pays! Ha! Cagnotto, bique galeuse! c’était un beau gars! Et, voici deux heures à peine, il était plus ferme que toi sur ses jambes.


Il entonna Malbrough s’en va t’en guerre, et le cheval bondit, parce qu’il le piquait à l’aide de son couteau.


La route dura une heure environ.


Pendant la seconde moitié du chemin, le ciel s’était éclairci, quoique le vent continuât de faire rage. Le marchef ne m’avait pas adressé une seule fois la parole.


Tout à coup, il me demanda:


– Êtes-vous noble, l’enfant?


Sur ma réponse négative, il ajouta:


– Connaissez-vous le comte Julian?


Je répondis non pour la seconde fois. La vieille Bamboche avait déjà prononcé ce nom. Le marchef reprit après un silence:


– C’est ici, comme ailleurs, les chemins sont à tout le monde. Le mieux pour vous, ce serait de ne jamais vous rapprocher de l’endroit où vous avez passé le commencement de cette nuit, et de couper un peu votre langue sur ce que vous avez entendu et vu.


Il s’arrêta court. Au-devant de nous, dans la nuit, on distinguait les abords d’une ville.


Il me laissa glisser par terre au milieu de la route, et fit volter son cheval fumant.


Avant de s’éloigner, pourtant, il me dit encore:


– Ceci est la cité de Sartène, où il y a des auberges comme à Pantin-à-Galette. Le mouvement vous aura rendu assez de jambes pour faire les cent pas qui vous séparent du prochain bouchon.


Bonne nuit… Ha! Cagnotto vache maigre! Sa gaule toucha les oreilles du pauvre cheval, et disparut au galop.

XVII Le départ de Vénus

Cela ressemble à la légende mythologique: Saturne dévorant ses enfants. Dans l’Italie du Sud, patrie de Cacus, terre classique du banditisme, il est de croyance, depuis l’Apennin jusqu’à la mer et tout le long de la montagne sicilienne, que Fra Diavolo, l’éternel maître des Camorre, tue ses enfants pour n’être pas tué par eux.


Il ne faut qu’un taureau pour un troupeau. Les voyageurs ont raconté cette tragédie du désert américain où le jeune buffle se retourne contre son père et gagne à coups de cornes la royauté de la prairie. Ainsi en était-il dans les sérails d’Orient. Égorger ou mourir, c’est la loi naturelle des barbaries.


Celui qui écrit ces pages a écouté un soir, assis sur un fragment de marbre rose, dans les ruines du temple de Pœstum, les récits d’un guide sorrentin, tout fier d’avoir été Habit-Noir (Vesta Nera) sous Bel-Demonio, le Maître des Compagnons du Silence.


Mon guide savait encore les trois mots latins, devise de la mystérieuse confrérie: Agere, non loqui.


FAIRE ET SE TAIRE. Superbe enseigne qui ne sera jamais celle de nos assemblées.


Bel-Demonio, tout jeune et si beau qu’il ressemblait à un dieu, périt d’une mort horrible et splendide, enseveli sous les laves du Vésuve. Et le piège où il tomba avait été dressé par le chef suprême des tiers-carbonari, Michel Pozza ou Pozzo – Fra Diavolo – son père. Le guide ajoutait:


– Tant que la montagne sera au-dessus de la plaine, il y aura des bandits chez nous; mais le bon temps est passé. Les Grands-Larrons sont partis vers l’ouest et le nord. Ils ont emporté ce qui était dans la «Maison des Richesses», les perles, les diamants, tout l’immense trésor des joyeux moines de la Merci. Ils n’ont laissé chez nous que les chiens, les pauvres et les baïoques.


Pendant que ce Napolitain pleurait la gloire éclipsée des cavernes, le soleil écarlate glorifiait les ossements du temple antique, allongeant la perspective merveilleuse des colonnades et baignant les chapiteaux dans un flot d’or empourpré…


La journée avançait. Reynier déposa sa palette, après avoir jeté un coup d’œil à sa tâche achevée. Le nuage, maintenant, vivait. Le fer sacrilège de Diomède perçait un sein qui était un miracle de beauté.


– Madame, dit le jeune peintre, le reste de l’aventure n’a aucun trait au tableau et serait pour vous sans intérêt. Je parvins avec beaucoup de peine à gagner l’auberge la plus voisine, où je dormis dix-huit heures de suite.


À mon réveil, quand je parlai de grands bâtiments demi-ruinés entre Sartène et la côte, on éluda mes questions.


J’avais peu d’argent, ayant perdu tous mes bagages; la plus simple prudence me commandait de ne pas m’embarquer dans une aventure qui ne présentait que des dangers.


Je louai un voiturin qui me conduisit à Ajaccio, d’où je passai en Italie.


À Rome, je trouvai des lettres de Vincent Carpentier et de la chère enfant sur qui j’ai placé tous mes espoirs de bonheur. Ils avaient su par les journaux le naufrage du paquebot et me suppliaient de les tirer d’inquiétude.


Je répondis, mais sans entrer dans les détails romanesques qui avaient suivi mon naufrage. Ces détails ne sont connus que de deux personnes, mon père d’adoption et vous.


Je les ai fournis à M. Carpentier comme à vous à propos du tableau de la galerie Biffi, sur lequel il me demandait des explications.


Dès mon arrivée à Rome, l’idée d’art s’était emparée de moi tout entier. Je ne voyais qu’une chose, mon travail.


Je ne puis dire que j’eusse oublié l’aventure de Sartène, au contraire, je m’étonnais souvent de l’obstination avec laquelle ma mémoire y revenait en dépit de moi-même; mais à mesure que le temps passait, les circonstances de cette aventure m’apparaissaient de plus en plus étranges, et j’en arrivais à douter de mes propres impressions.


Je me défiais de mes souvenirs.


Je me représentais mon état de fatigue et de souffrance. Je me disais: Ce n’était certes pas un rêve, mais la fièvre a dû être pour beaucoup dans tout cela.


Vers la fin de la quatrième année de mon séjour à Rome, le hasard, en plaçant devant mes yeux, dans la galerie Biffi, le tableau du Brigand, rendit en quelque sorte ma fièvre d’autrefois à son état aigu.


C’était le drame de ma nuit sicilienne que je revoyais, mais retourné en sens inverse. Ici, l’assassin était le fils et la victime, le père ou l’aïeul.


Je ne puis vous dire à quel point me paraissait exacte la ressemblance entre les deux personnages du tableau et les deux portraits de la chambre où la vieille Bamboche m’avait accordé l’hospitalité.


Seulement, ici les costumes donnaient une date à la peinture. Elle avait dû être faite dans le dernier quart de l’autre siècle.


De sorte que le jeune homme du tableau de la galerie Biffi pouvait être le vieillard du portrait de Sartène…


– C’est certain! dit vivement Vénus, dont nous avons supprimé depuis longtemps les marques d’intérêt pour ne point allonger notre récit. Vous calculez juste.


Elle avait quitté les coussins et refaisait sa toilette derrière le tableau qui lui servait d’abri. Elle ajouta:


– Vous parliez de roman, je n’en connais pas de plus curieux que celui-là. Je suis sûre d’en rêver bien des nuits.


– Par lui-même, reprit Reynier, par le fait mystérieux et dramatique qu’il représente, le tableau est de ceux qui forcent l’attention, il vous a frappée, madame, jusqu’à vous induire à une démarche assurément singulière, il a frappé mon père comme vous. Et pourtant, ni vous ni mon père vous ne connaissiez les masques, ni vous ni mon père vous n’étiez dans cette condition extraordinaire qui décupla ma surprise et produisit sur moi à première vue un véritable choc.


Pour la troisième fois, la voix de l’inconnue, derrière la toile, prononça la question proverbiale des Espagnols.


– Quien sabe? (Qui sait?)


Et son rire mélodieux ponctua sa courte phrase.


– Ce que je sais, répliqua le jeune peintre, c’est que cette histoire-là a le privilège de me rendre un peu fou. Vous avez bien deviné le bizarre plaisir que j’avais à vous la raconter. Ma tête travaille. J’ai eu l’idée que mon père d’adoption en savait plus long qu’il ne voulait le dire. Et vous-même… voyons! Est-ce une autre aventure qui commence?


Au lieu de répondre, Vénus dit, gardant son accent enjoué:


– Vous êtes payé, exécutez le marché jusqu’au bout. Ce que j’ai envie de savoir maintenant, c’est le résultat de votre excursion en Sicile, à la recherche de la maison mystérieuse.


– Cela vient plus tard, repartit Reynier. J’en appris bien davantage à Rome même; j’interrogeai de tous côtés; les réponses ne manquèrent point, car en Italie la légende des moines de la Merci est aussi populaire que les hauts faits de Schinderhannes sur les bords du Rhin ou les exploits de Cartouche à Paris.


On me donna sur le trésor des Veste Nere des renseignements si positifs que je pus l’évaluer au double de la richesse contenue dans l’univers entier. Tout me fut expliqué, même le fait si caractéristique: la clef tendue à l’assassin par la victime – toujours dans le tableau.


C’est la clef du trésor, et c’est la loi même de cette bataille séculaire qui se livre entre les pères et les fils dans cette famille d’Atrides.


Celui qui succombe doit livrer la clef, et il y a une formule consacrée. Le vaincu dit au vainqueur en donnant cette clef terrible:


– Mon père – ou mon fils -, voilà ce qui t’a mis un couteau dans la main, et ce qui te mettra un couteau dans le cœur.


L’inconnue dont la toilette était achevée sortit en ce moment de son abri.


Ce n’était plus Vénus, mais bien (par la taille, du moins, car son voile épais lui couvrait toujours le visage) une charmante jeune femme, mise avec la plus gracieuse élégance.


– Il se fait tard, dit-elle, achevez.


– J’ai fini, répliqua Reynier, et sans le désir que vous m’avez manifesté au sujet de mon second passage en Sicile, je n’aurais plus qu’à vous remercier de tout cœur. Grâce à vous, et pour une fois, j’aurai eu du talent, madame.


L’inconnue vint se mettre devant le chevalet. Elle n’avait pas encore vu le résultat de cette longue séance.


Un instant, elle resta muette et attentive à regarder l’œuvre de Reynier.


– Me voyez-vous vraiment comme cela? murmura-t-elle avec une nuance d’émotion dans la voix.


– Vous êtes beaucoup plus belle que cela, répondit simplement le jeune peintre.


Elle lui tendit sa main, qui était adorable, et dit tout bas:


– Peut-être que nous ne nous reverrons jamais. Cependant, il y a dans la vie des rencontres inattendues. Souvenez-vous, je me souviendrai… et achevez, j’écoute.


– C’était «le tableau du Brigand», reprit Reynier, qui avait ravivé sa manie à moitié calmée. Avant de retourner en France je voulus revoir, ou plutôt «voir» le lieu inconnu où j’avais fait naufrage dans de si profondes ténèbres, et partant de là – à pied -, m’enfoncer tout seul dans les terres, pour retrouver la grande maison ruinée.


J’arrivai à Ajaccio, d’où une barque de pêche me conduisit à la pointe de Campo-More, au sud du golfe de Valinco.


Il m’eût été assurément difficile, au milieu de ces criques innombrables qui festonnent et tourmentent la côte, de retrouver le lieu exact où notre vapeur s’était perdu, mais cela importait peu en définitive.


Je savais maintenant assez d’italien pour interroger les gens du pays et comprendre le patois corse de leurs réponses.


Après m’être orienté de mon mieux, je pris les champs entre Capo-Maro et une petite bourgade dont le nom m’échappe, située à l’ouest de Chiave.


Dès les premiers pas, il me sembla que je retrouvais mes impressions.


On était en hiver comme l’autre fois. Seulement, le vent était sec; au lieu de tourbillons de pluie, j’avais des nuages de poussière glacée.


Je marchai, quêtant à droite et à gauche comme un chasseur ou un antiquaire, depuis neuf heures du matin jusqu’à la nuit.


Je vis de loin Sartène qui était un excellent jalon pour circonscrire le champ de mes recherches.


Je peux dire que chaque mètre de terrain fut exploré par moi. Je ne trouvai rien, sinon de pauvres fermes, quelques villas modestes, un château bâti depuis peu et un très grand établissement, d’apparence tout moderne, qu’on appelait: «L’Hospice du Colonel.»


J’y revins deux fois, car l’Hospice du Colonel était situé à égale distance de la mer et de Sartène, à l’endroit précis que mon instinct me désignait.


On me dit que c’était une fondation du colonel Bozzo.


J’étais payé pour connaître le grand cœur de cet homme de bien. Je suis son obligé, comme mon père et ma bien-aimée petite Irène.


Il me fut dit que l’Hospice du Colonel, outre les malades corses, contenait bon nombre de gens de Paris qui venaient réchauffer sous le soleil méridional leur nature épuisée par les privations ou les excès.


Je ne pouvais m’en aller, cependant, sans avoir interrogé. À mes questions, il fut répondu qu’il n’y avait point de ruines dans le pays, sauf celles de l’ancien couvent de la Merci, situées à plusieurs lieues de là, de l’autre côté de Sartène…


Reynier fut interrompu ici par un bruit qui se faisait à la porte principale.


On essayait familièrement de tourner le bouton en dehors.


Il va sans dire que, pendant les séances données par l’inconnue, l’atelier était fermé. Comme le bouton résistait, on frappa précipitamment.


– Vous pouvez sortir par ici, dit Reynier en montrant la porte de la rue Vavin. Je reconnais ce visiteur à sa manière de frapper: c’est mon père.


L’inconnue, qui avait déjà fait quelques pas vers la porte latérale, s’arrêta court.


– Ah! fit-elle, vous pensez que c’est M. Vincent Carpentier?


– J’en suis sûr. L’inconnue hésita.


– Eh bien! Reynier, appela-t-on du dehors, ouvre donc!


– Ouvrez, dit l’inconnue.


Et comme le jeune peintre semblait étonné, elle ajouta:


– Je veux voir l’effet que produira sur lui notre esquisse… car elle est bien un peu à nous deux.


Derrière son voile on devinait clairement un sourire. Reynier alla ouvrir. C’était bien vraiment Vincent, qui s’écria en entrant:


– Pourquoi diable cette porte est-elle fermée?


Il s’interrompit à la vue de la femme voilée et son regard exprima un étonnement. Il salua; l’inconnue répondit à son salut.


– Voici l’explication, dit Reynier, en montrant son chevalet. Vincent Carpentier regarda l’esquisse et fit un geste d’admiration.


– C’est beau! murmura-t-il, c’est très beau.


Et son regard furtif revint vers le modèle, dont il sembla détailler la toilette aristocratique avec une surprise croissante. Reynier gardait toute la sérénité de sa loyale et belle figure.


– Père, dit-il, je ne me suis pas ruiné en frais de séance. D’autres que vous s’intéressent au tableau de la galerie Biffi.


Carpentier tressaillit et le rayon qui jaillit de son œil sembla faire effort pour percer le voile de l’inconnue. Reynier poursuivit:


– Le tableau est là, vous pourrez l’enlever quand vous voudrez. Le regard de Carpentier suivit le geste du jeune homme.


Il fit un pas vers le tableau, mais s’arrêta soudain parce qu’un bras se passa sous le sien.


C’était le modèle qui prenait cette liberté, à la grande stupéfaction de Reynier.


– Monsieur Vincent, dit-elle, vous regarderez cette toile une autre fois. J’ai à vous parler. Je vous demande une place dans votre voiture.


– Ai-je donc l’honneur d’être connu de vous, madame? demanda l’architecte avec une certaine hauteur.


– J’ai, moi, le plaisir d’être de vos amies, répondit le modèle. Me refusez-vous?


– Madame, balbutia Vincent. Je suis à vos ordres. Comme ils se dirigeaient vers la porte, le modèle dit encore:


– Adieu, monsieur Reynier, et peut-être au revoir! En tout cas, merci! Tôt ou tard, si quelqu’un se réclame de vous au nom de Vénus blessée, ayez de la mémoire.


Un geste gracieux et noble ponctua ces derniers mots. Elle disparut avec Vincent, laissant Reynier en proie à un inexprimable étonnement.

XVIII Le pacte

Aussitôt que l’architecte à la mode et sa compagne furent dans le coupé qui stationnait dans la rue de l’Ouest, Vincent demanda, non sans une certaine sécheresse:


– Trouverez-vous indiscret, madame, le désir que j’ai de savoir…


– À qui vous avez l’honneur de parler? interrompit le modèle en riant. Pas le moins du monde, c’est tout naturel. Quelqu’un entre malgré vous dans vos pensées les plus secrètes, mon cher monsieur Carpentier, cela vous contrarie, je n’y vois point de mal. Interrogez à votre aise; moi, je répondrai si je veux.


– Vous n’êtes pas Francesca Corona! s’écria Carpentier, qui faisait effort pour reconnaître le son de cette voix.


– Je vous donne ma parole, répliqua le modèle, d’ôter mon voile ou plutôt mon masque, avant de quitter votre voiture. Dites au cocher que nous allons au Palais-Royal.


Vincent obéit. Quand il eut refermé la glace, l’inconnue reprit:


– Ce beau garçon de Reynier n’est pas maladroit. Il a eu gratis une académie comme on en trouve peu au marché des poseuses. Seulement, il se trouve que le marché, excellent pour lui, est fort onéreux pour vous. Ainsi va le monde.


– Je ne vous comprends pas, madame, prononça tout bas Vincent, qui avait les sourcils froncés.


– Oh! que si fait! riposta l’inconnue. Vous êtes un singulier homme. Du reste, on peut dire cela de tous les hommes. Je n’excepte pas les dames. Chacun ou chacune de nous a la rage de quitter le bon chemin pour aller vers le coin où pousse l’arbre qui porte le fruit défendu. Savez-vous beaucoup de gens qui n’aient pas perdu une seconde fois le paradis terrestre?


Elle s’arrêta, comme pour donner à son interlocuteur le temps de riposter; mais celui-ci garda le silence.


– Vous, par exemple, reprit-elle, vous étiez une victime du sort avant d’en devenir le favori. Croirait-on que votre main, si bien gantée, maniait journellement la truelle, et que vous mettiez une semaine entière à gagner le prix d’un de vos dîners actuels au Café anglais? Il est vrai que vous mangiez alors de bon appétit le chanteau de pain coupé qu’on porte sous le bras avec l’angle de fromage, tandis que maintenant vous faites la grimace aux salmis truffés et aux primeurs. On calomnie la misère, cher monsieur; elle a de grandes qualités pour l’estomac et aussi pour la tête.


Comme vous étiez tranquille alors! comme on vous aurait étonné en vous disant que vous gagneriez le gros lot à la loterie du succès, et qu’aussitôt le gros lot gagné, une maladie se glisserait dans votre cervelle: la maladie des heureux qui consiste à remuer ciel et terre pour trouver un moyen de se casser le cou!


Second arrêt. Cette fois Vincent demanda:


– Me ferez-vous la grâce de conclure?


– Indubitablement, répondit la dame voilée, le métier de maçon n’était pas fait pour vous qui avez du talent, de l’éducation et même une certaine élégance; mais vous n’en seriez pas moins resté maçon sans le gros lot. Le gros lot, ce fut la rencontre du colonel Bozzo-Corona, qui vous fit accomplir une très mystérieuse besogne, en prenant la liberté de ne vous point confier son secret. Il fut content de vous, à ce qu’il semble, car vous reçûtes une récompense royale, non pas seulement en argent, mais en crédit, en relations, en succès. Est-ce vrai?


– C’est vrai. Je n’ai jamais songé à nier ma dette.


– Mais vous avez songé à la payer, toujours à la manière de notre mère Ève, à qui le Seigneur avait dit: «Tout est à toi, excepté la pomme», et qui n’avait faim que de la pomme. Chère femme! vraie femme! nous sommes tous ses enfants.


Le malaise de Carpentier était visible, néanmoins il voulut protester.


– J’affirme, dit-il, que je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis du colonel Bozzo-Corona.


– Et moi, j’affirme, riposta l’inconnue, Ève, ma mère, n’aurait jamais mordu à la pomme si l’arbre avait eu seulement trente pieds de hauteur, dans ce pays primitif, qui manquait d’échelles… Ah çà! croyez-vous donc être seul sous l’arbre, bon monsieur Carpentier? Et ne vous doutez-vous pas un peu, que l’immense trésor pour lequel vous avez maçonné une tirelire est convoité par d’autres que vous.


Elle avait prononcé ces dernières paroles d’un ton sérieux et tranchant.


– Qui êtes-vous? dit brusquement l’architecte, je veux le savoir! Son accent était impérieux, presque menaçant.


L’inconnue releva son voile d’un geste rapide, découvrant ainsi un visage dont tout Paris admirait alors l’éclatante beauté.


– La comtesse de Clare! balbutia Carpentier, Marguerite! Il ajouta, comme en se parlant à lui-même:


– Je m’en doutais!


– Au théâtre, dit-elle en ricanant, nous appelions cela «rater son coup de tampon». Vous voilà bien bas, Vincent, mon pauvre ami!


Ses grands yeux qui étaient, quand elle voulait, purs comme ceux d’une madone, avaient maintenant, de parti pris, un regard effronté.


– J’ai monté sur les planches, poursuivit-elle, comme vous avez grimpé sur les échafaudages. Mes joues ont eu autant de plâtre que vos mains. Voyez s’il y paraît! Il ne manque pas de gens pour faire ma biographie: Marguerite Sadoulas dans les théâtres de province (on la sifflait celle-là!), Marguerite de Bourgogne dans le Quartier latin, à Paris (celle-là, on l’adorait déjà), puis la comtesse Marguerite de Clare, applaudie partout et partout respectée sur cette scène qui a nom le grand monde.


Il y eut un silence.


– Vous m’avez connue étudiante, cher monsieur Vincent, reprit la belle comtesse, c’est pour cela que je ne me gêne pas avec vous. Je suis bonne fille: au lieu de vous en vouloir, je vous ai fait mon architecte ordinaire. Essayez cependant de dire aux badauds blasonnés du faubourg Saint-Germain que vous avez soupé avec moi à 32 sous chez Flicoteaux: je vous en défie!


Carpentier s’était remis de son trouble.


– À quoi bon ferais-je cela? demanda-t-il tranquillement.


– On ne sait pas. Nous sommes deux pour la pomme. Historiquement, c’est Ève qui la cueille; Adam n’a que la seconde bouchée. Peut-être serez-vous assez fou pour vouloir la manger tout entière.


– Je suppose bien, belle dame, dit Carpentier de plus en plus froid, qu’il y a un sens très raisonnable sous vos paroles; seulement, je ne le saisis pas. Comme mon plus vif désir est de rester votre humble serviteur et ami, nous serions probablement d’accord déjà, s’il vous avait plu de vous exprimer autrement qu’en énigmes.


La comtesse Marguerite lui adressa un signe de tête approbateur.


– Parlons donc clairement, répliqua-t-elle. Le hasard mêle la fantaisie aux choses les plus graves. Le tableau de la galerie Biffi qui donne un corps à notre commune pensée nous a rapprochés aujourd’hui, mais je vous suivais de l’œil dès longtemps, et j’aurais été vous trouver si je ne vous avais rencontré. Commencez-vous à comprendre? L’architecte s’inclina en silence.


– Il y a dans ce tableau, poursuivit Marguerite, deux hommes et un trésor. Les deux hommes sont à Paris.


– Même le mort?… interrompit Vincent qui essaya de sourire.


– Le vieux et le jeune, continua la belle comtesse, l’aïeul et le petit-fils. Lequel des deux mourra cette fois? La bataille est entamée. Le vieillard est dans sa forteresse, gardé par sa prudence et par son or. Le jeune homme marche seul à l’assaut. Il a pour lui la destinée.


– Croyez-vous réellement à tout cela, belle dame? demanda Vincent.


– J’y crois un peu moins que vous, cher monsieur, mais j’y crois beaucoup. J’ai vu cette figure imberbe du tableau, deux fois, tour à tour homme et femme… Vous avez pâli!


Vincent Carpentier avait en effet changé de couleur parce que les dernières paroles de la comtesse de Clare avaient évoqué pour lui une vision.


Cette femme de grande taille, à figure blême et froide, encadrée de voiles noirs, qu’il avait rencontrée près de sa fille au couvent, la mère Marie-de-Grâce venait de passer devant ses yeux.


– Madame, murmura-t-il, pour peu que votre dessein fût de m’amener à confesser la misère de ma position si enviée, vous avez réussi. Je suis comme ceux qui profitent d’un pacte avec Satan. Je ne jouis pas de ma prospérité. J’ai peur.


– Et vous avez raison d’avoir peur, articula nettement la comtesse Marguerite; il y a de quoi.


Vincent poursuivit:


– Il y a des jours où je forme le projet de tout abandonner, de prendre avec moi mes deux enfants et de fuir bien loin au-delà de la mer.


– Des jours, non, rectifia Marguerite. Dites des heures pour rester dans le vrai. Mais l’heure qui suit vous trouve enfiévré par la passion qui me possède moi-même; car, moi aussi, j’ai gagné le gros lot; moi aussi je devrais jouir en paix de ma fortune inespérée; – et moi aussi, je laisse errer le regard de mon imagination affolée parmi les monceaux d’or, de perles, de diamants dont le «tableau du Brigand» fait deviner dans la nuit des prodigieuses perspectives. Voulez-vous partager?


Ses yeux brûlants étaient fixés sur ceux de l’architecte, dont les paupières battirent et se baissèrent.


– Sur mon salut, balbutia-t-il, et, si vous ne croyez pas en Dieu, sur mon bonheur, sur ma vie, sur l’existence de ma fille, je jure, que je ne sais rien, que je ne veux rien!


La comtesse avait avancé sa main.


– Poltron! fit-elle en la retirant avec mépris. Puis elle ajouta:


– Menteur! à quoi passez-vous vos nuits depuis six ans? Pourquoi cet air distrait qui vous suit partout? On ne vous connaît pas une histoire de femme, vous dédaignez la table, vous n’aimez rien de ce qui s’appelle le plaisir… Ah! pour tromper le colonel Bozzo-Corona… et même moi qui ne lui vais pas à la cheville, il eût fallu au moins un comédien, et vous n’êtes qu’un fou!


Carpentier semblait atterré.


– Cela devait venir! pensa-t-il tout haut. Le pacte! Le pacte avec Satan! On en meurt toujours! Madame, écoutez-moi et croyez-moi: depuis six ans je passe mes nuits à trembler. Cet air distrait qui me suit partout, c’est la conscience que j’ai de ma condamnation. Aimer une femme, moi! mais le désir s’obstine-t-il jusque dans l’agonie? La table, le plaisir…


Il s’interrompit en un rire découragé. La comtesse, qui l’écoutait froidement, dit:


– Si vous êtes si bas, pourquoi refusez-vous l’association que je vous offre?


– Parce qu’il a tenu sa promesse.


– Qui? Satan?


– Il m’avait dit d’oublier. J’ai oublié. Je vis encore. N’est-ce rien? Son mouchoir, déjà baigné, essuya la sueur de ses tempes.


La comtesse Marguerite drapa son châle sur ses épaules.


– Faites arrêter, dit-elle, je suis arrivée.


On était sur la place de l’ancien Château-d’Eau, devant le Palais-Royal.


Carpentier mit un certain empressement à obéir.


La brune venait. La comtesse reprit son ton de grande dame qui, en vérité lui allait à ravir.


– Vous voilà débarrassé de moi, cher monsieur, dit-elle en ouvrant elle-même la portière du coupé. Je vous apportais la sécurité avec la fortune, car je ne tremble pas, moi, quand même il s’agit de Satan. Satan me connaît et compte avec moi. Vous m’avez repoussée. Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.


– Croyez, madame, voulut interrompre l’architecte, que je ne révélerai à âme qui vive…


Elle ne le laissa pas achever.


– Je vous tiens quitte de votre discrétion, continua-t-elle. Dites seulement à un vieil homme que je soupçonne être de votre connaissance, et qui, au lieu de coucher honnêtement dans son lit, a loué une mansarde rue des Moineaux, sur les derrières de l’hôtel Bozzo, qu’un malheur est bien vite arrivé à son âge. Il a trouvé ce qu’il cherchait, ce vieil homme: c’est le moment critique. Adieu!


Elle referma la portière, et, rabattant son voile, elle gagna la station des fiacres, devant le poste municipal.


Carpentier resta un instant immobile, livide comme un homme à l’agonie.


Quand son cocher, étonné de son silence, descendit pour s’informer de la route à prendre, il répondit:


– Je ne sais pas où je veux aller.


– Monsieur se sent malade? demanda le cocher.


– Non… à l’hôtel. La voiture s’ébranla.


Vincent Carpentier, comme si on l’eût éveillé d’un engourdissement profond, regarda la place où s’asseyait naguère la comtesse. Puis, laissant tomber sa tête entre ses mains, il murmura:


– Je ne pouvais pas échapper à mon sort. On m’a reconnu sous mon déguisement de nuit. Je suis perdu!

XIX La maison de Vincent

Le proverbe qui dit: «Mal chaussé comme un cordonnier», avait du bon autrefois, mais l’art marche, et, en toutes choses, chaque producteur tend à devenir sa propre enseigne. Les pieds de nos bottiers sont torturés maintenant dans du vernis, et je sais un jeune gentilhomme, tailleur de son état, qui est si cruellement bien mis, que les polissons l’acclament dans la rue.


Il y a un autre proverbe: «Maison d’architecte», qui contient à égale dose, comme tous les axiomes populaires, l’admiration et la raillerie.


La maison d’architecte, bâtie par l’architecte pour l’architecte, est à la fois un domicile et une réclame. Il faut que son aspect seul fasse rêver les gens qui ont en eux l’étoffe d’un client d’architecte.


Cela doit être pimpant, coquet, un peu bête, bourré de commodités, de confortabilités, semé de fleurs utiles ou choux-fleurs, encombré d’inventions dites américaines, qui font au besoin une cheminée d’une armoire et un calorifère d’une fontaine.


Cela doit être bon à visiter avec un permis, comme autrefois les appartements de l’Hôtel-de-Ville quand le sénateur préfet de la Seine et Mme la préfète étaient à la campagne.


C’est moins grand qu’un ministère, mais comme c’est plus mignon!


Après avoir examiné la chose, des petites caves au petit grenier, les ménages rentrent chez eux tout pensifs, et le germe de la construction fermente dans l’arrière-boutique.


– C’est une bonbonnière! dit le marchand.


Et la marchande, toujours plus poétique, répond:


– C’est un écrin!


Sont-ils dragées ou bijoux, pour qu’on les y mette, ces bonnes gens? Peu importe. Ils ont de quoi se donner une boîte: ils bâtiront, les malheureux!


Vincent Carpentier, dont la position s’était faite toute seule et comme par enchantement, n’avait pas eu besoin de se fabriquer une enseigne. Il habitait, dans le quartier Saint-Lazare, une maison qui n’était point d’architecte.


C’eût été un charmant pavillon sans l’air de tristesse qui planait à l’entour. Et notez que cette mélancolie n’appartenait aucunement à la maison elle-même, bien située, construite selon un style élégant et gai, propre enfin de tout point à faire une habitation enviable.


Les maisons ont une âme qui donne la physionomie aux pierres et au plâtre de leurs murailles.


L’âme souffrait dans le logement de Vincent Carpentier.


On y était seul et cette blanche demeure parlait d’abandon au milieu des encombrements de Paris.


Neuf heures du soir venaient de sonner à la pendule rocaille qui ornait la cheminée chargée de sculptures. Une lampe brûlait sur la table, jetant ses lueurs insuffisantes aux tentures claires d’un salon assez vaste, meublé en vieux verni blanc, qu’encadraient des bergeries de Beauvais.


Vincent Carpentier était assis auprès de la table. Les lueurs de la lampe tombaient sur son front, qui avait des teintes plombées et dont les rides se creusaient profondément.


Au matin de cette même journée, lors de notre visite au couvent de la Croix, nous disions que Vincent Carpentier avait à la fois rajeuni et vieilli depuis six ans.


Ce soir il n’avait que vieilli, beaucoup vieilli. Ses cheveux dérangés montraient les places chauves de son crâne. L’acteur n’était plus en scène. Tout se détendait en lui à cette heure où nul n’épiait sur ses traits les ravages d’une grande passion ou d’une amère souffrance.


Entre la lampe et lui, il y avait un plan architectural étalé sur la table. Ce plan représentait la coupe d’un vaste hôtel, de forme irrégulière, situé entre cour et jardin.


La cour donnait sur la rue Thérèse, le jardin sur la rue des Moineaux.


Nous écrivons en toutes lettres les noms de ces rues pour ne point jouer à cache-cache avec le lecteur, mais en réalité, ces rues n’étaient pas même marquées sur le plan par des initiales.


Il nous plaît de faire savoir tout de suite que c’était là le plan exact et complet de l’hôtel Bozzo-Corona.


Tout était noir et blanc sur la feuille de papier, excepté un point rouge marqué au centre d’une grande chambre carrée désignée sous le nom de «ancien salon», et située sur le derrière, à l’extrémité nord de la façade donnant sur le jardin.


Cette tache rouge occupait, par conséquent, le point de la façade le plus éloigné de la petite rue des Moineaux, avec laquelle une porte basse faisait communiquer le jardin, non loin de ce laboratoire où les patrons du Gagne-Petit font des montagnes d’or avec des myriamètres de calicot.


Il n’y a pas vingt ans que le mur gris et borgne de ce jardin, qui mesurait une quarantaine de pieds à peine, a été remplacé par une maison de rapport.


L’œil de Vincent Carpentier restait fixé sur le point rouge comme si une fascination l’y eût cloué.


Auprès de lui, un beau grand chien danois dormait la tête entre ses pattes.


À l’autre bout de la table, partie sur la table même, partie sur un fauteuil placé tout contre, il y avait un assemblage bizarre de vêtements usés et souillés: un vieux pantalon, une houppelande déchirée, une casquette de loutre, un garde-vue vert et des lunettes à oreilles avec un grand manteau.


Ces haillons, c’était la première idée qui venait, formaient un déguisement.


Le manteau avait pour destination de couvrir le déguisé au moment où il sortait de l’hôtel.


C’est la chose difficile: sortir de chez soi.


Vincent Carpentier laissait sa fille au couvent, même pendant les vacances, et reléguait l’atelier de son fils d’adoption à l’autre extrémité de la ville mais personne n’est sans avoir une paire d’yeux qui l’épie au seuil de sa propre maison.


Vincent Carpentier n’avait pu supprimer ni son concierge ni son valet de chambre.


Il avait même un valet de chambre fort remarquable et dont nous reparlerons.


Mais à quoi pouvait lui servir ce déguisement?


Le timbre de la pendule vibra longtemps dans l’air sonore, car le salon était vide de tout bruit.


Vincent avait une de ses mains appuyée sur le plan pour le maintenir, l’autre se crispait dans ses cheveux.


– Est-il encore temps de fuir? se demanda-t-il.


Et le son de sa propre voix sembla l’épouvanter.


– C’est la mort, reprit-il plus bas, je n’ai pas à douter de cela, c’est la mort sans rémission ni pitié. Ils s’égorgent entre eux, les pères et les enfants, comme on suit une tradition de famille. C’est leur loi. Aucun d’eux n’a jamais faibli entre la voix du sang et l’appel de l’or. Comment épargneraient-ils un étranger?


Il se leva chancelant, et si défait, qu’on aurait pu le croire épuisé par une longue maladie.


Le grand chien danois fit comme lui, et se mit sur ses pieds.


Le salon avait deux portes. Vincent alla successivement à l’une et à l’autre pour en éprouver la fermeture, puis il dit amèrement:


– Je suis bien gardé, mais la mort est comme l’air qui passe par le trou des serrures, par les fentes des fenêtres. Le pain que je mange me fait peur.


En regagnant la table, il repoussa du pied les pans de la houppelande qui traînait jusque sur le tapis.


– Fou! misérable fou! murmura-t-il. Un déguisement! Tromper les yeux d’un pareil trésor! car l’or a des yeux, l’or se garde et se défend, l’or voit tout, l’or est Dieu!


Le grand chien s’étira en hurlant tout bas et vint se frotter contre lui.


– À bas, César! fit Vincent.


Il se laissa retomber sur son siège et appuya son front contre sa main. Son front brûla sa main.


– Je suis perdu! reprit-il. Que Dieu soit remercié pour l’idée que j’ai eue d’éloigner les enfants! Quand la maison sautera, les débris ne les atteindront pas… à moins que cette femme n’accuse aussi Reynier. Il y a le tableau. C’est une barbarie du hasard. Je ne mourrai pas tranquille de ce côté… et de l’autre? Ma fille! Cette pâle figure de religieuse italienne, que je connais si bien! Ce visage qui est celui du tableau et qui est celui de l’homme mystérieux… mon concurrent… de l’homme qui rôde comme moi autour du trésor… Ma fille ne sait rien. Oh! je le jure! J’aurais arraché ma langue avant de confier à ma fille ce fatal secret. Croyez-moi, je dis la vérité vraie, ce sera un crime inutile. Épargnez Irène, épargnez ma chère enfant!…


La sueur froide baignait ses tempes. Il était en proie à une détresse inexprimable.


Pendant une ou deux minutes, il resta haletant et comme suffoqué.


– Cette femme! s’écria-t-il tout à coup; Marguerite! Elle n’est pas seule, elle me l’a presque dit, et je l’avais deviné, puisque je faisais épier sa maison. Combien sont-ils autour de la proie? Combien sommes-nous de loups? Pendant que je l’épiais, elle m’épiait. Et comme elle est plus riche, elle a mieux vu ou du moins plus vite. Elle m’a proposé de partager, c’est un piège; devant la porte de ce temple infernal, on ne partage pas, on tue!


Une idée parut le galvaniser tout à coup.


– Cette femme n’est rien auprès de lui! dit-il. Elle n’est pas même aussi avancée que moi. Elle ne pourrait pas mettre le doigt sur ce point rouge et dire: «C’est là!» Si j’allais à lui, ce mourant, plus fort qu’Hercule, et si je lui dénonçais les projets de la comtesse Marguerite…


Il s’interrompit en un rire douloureux.


– Mon motif pour agir ainsi? Mon prétexte vis-à-vis de lui? Mon excuse? Quel droit puis-je mettre en avant? Le colonel m’a ordonné d’oublier. Le seul fait de m’être souvenu serait une trahison. Je ne sortirais pas vivant de l’hôtel Bozzo.


«Tu t’intéresses donc bien à ma tirelire, bonhomme?» C’est comme si je l’entendais me railler avant de m’égorger… et d’ailleurs je ne lui apprendrai rien, il sait tout d’avance. Il la voit comme il me voit. Le regard de l’or perce les plus épaisses murailles. Et c’est lui qui est l’or.


Il semblait rapetissé et comme écrasé sous le fardeau de son abattement, sa tête pendait sur sa poitrine.


Ses yeux mornes suivaient je ne sais quoi, au-delà des choses présentes et visibles qu’il ne voyait plus.


Et il pensait, emporté par ce rêve qui le berçait, comme le sommeil s’empare d’un enfant fatigué de pleurer.


– J’ai été perdu le jour même où j’ai accepté le pacte. Une heure après le pacte accepté, mon imagination travaillait. Je cherchais. Quelque chose me parlait de danger, j’en riais. Où est le danger de chercher? Je ne suis pas un voleur, je ne voulais pas m’emparer du bien d’autrui: je voulais savoir…


«Je voulais savoir, répéta-t-il, – savoir! Quel homme résiste au défi d’une énigme! Moi, j’essayai de résister et mon désir, décuplé, me saisit au cerveau comme une folie. Je croyais être immobile et je marchais, je croyais profiter de la paix des faveurs que m’apportait inespérément la fortune, et je les méprisais, et j’étais tout entier, corps et âme, au travail défendu, à l’effort coupable qui a creusé lentement – avec une patience implacable – l’abîme où je vais disparaître enseveli!


Dans un mouvement de révolte et de colère, sa main convulsive menaça le plan étendu devant lui, mais il s’arrêta, et son regard intense comme celui d’un maniaque, se fixa de nouveau sur le point rouge, tandis qu’il disait avec force:


– C’est là! j’en suis sûr! je le sais! je le vois!


Le grand chien, qui s’était recouché, dressa l’oreille. On frappa du dehors à la porte principale du salon.


– Qu’est-ce? demanda Vincent réveillé en sursaut. Que voulez-vous, Roblot?


La voix de Roblot, qui était le valet de chambre, répondit:


– On vient de la part du notaire de monsieur.


– Je n’y suis pas. Qu’on revienne!


– La personne, insista le valet, m’a recommandé de dire son nom.


– Que m’importe son nom! commença Carpentier avec colère. Mais le valet acheva au travers de la porte:


– C’est M. Piquepuce, le mari de la femme de chambre de Mme la comtesse. Je vais lui dire de repasser, puisque monsieur n’y est pas.


– Qu’il entre, ordonna précipitamment l’architecte.


En même temps, il se dirigea vers la porte, dont il tira le verrou.


M. Piquepuce fut aussitôt introduit.


Ce n’était pas un homme brillant, mais il y a des femmes de chambre de comtesse qui ont des maris plus humbles encore. Et le titre de clerc de notaire ne confère à personne la tournure d’un membre influent du Jockey.


– J’ai parlé comme ça du notaire pour dépister les chiens, dit M. Piquepuce en entrant.


– Vous avez bien tardé, fit M. Carpentier.


– Ma femme m’a dit, répliqua paisiblement Piquepuce, que les Compagnons du Trésor donneraient volontiers un ou deux milliers de francs pour savoir que monsieur s’occupe si fort de leurs petites affaires.


Vincent ouvrit son portefeuille et y prit un billet de cinq cents francs. M. Piquepuce le reçut et s’assit.


– Elle est fine comme l’ambre, ma femme, dit-il. Elle parle aussi d’un vieux monsieur qui cracherait bien dix mille francs pour connaître à la fois le cas de monsieur et celui des Compagnons du Trésor.

XX Triomphe de l’idée fixe

Il est temps d’apprendre en peu de mots au lecteur l’histoire de Vincent Carpentier pendant ces six années.


Il y a en ce monde deux choses qui se ressemblent, malheureusement: le génie et la manie. Presque tous les grands inventeurs ont été taxés de démence, et la plupart des fous possèdent, sur tel sujet donné, une faculté de déduire qui étonne et dépasse la raison.


Le point de départ de Christophe Colomb est le même que celui du pauvre diable qui promène sa majestueuse extravagance dans les cours de Charenton, avouant aux visiteurs stupéfaits qu’il est Jésus-Christ ou qu’il a nom Napoléon.


Les gardiens vous le diront, les médecins aussi: vous pouvez causer avec ce misérable, histoire, morale, philosophie, il est plus lucide que vous, sa pensée est supérieure à la vôtre.


Seulement, si vous touchez par hasard le bouton qui ouvre la porte de son rêve, il vous dira que les juifs l’ont crucifié au calvaire ou que les Anglais l’ont assassiné à Sainte-Hélène.


C’est l’idée fixe qui centuple la puissance de l’inventeur et qui brise l’intelligence du maniaque.


Elle est imperceptible, la fissure par où l’idée fixe se glisse dans un crâne humain pour le glorifier ou l’abrutir.


Le hasard semble jouer ici un rôle énorme aussi bien pour les morts anticipés de Bicêtre que pour les éternels vivants du Panthéon.


Si le colonel Bozzo-Corona, pour avoir la libre et entière disposition de l’instrument qui lui faisait besoin, n’eût point séparé Vincent Carpentier de ses enfants, peut-être que Vincent Carpentier, prenant le dessus et consentant à vivre heureux, aurait défendu sa pensée contre les envahissements de l’idée fixe.


Je dis peut-être, car dès l’abord, l’idée fixe avait provoqué en lui la fièvre du calcul, et tout calcul engage.


Quiconque a engrené un doigt dans cette roue vertigineuse: l’algèbre des probabilités, finit par être emporté, corps et tête, fatalement.


On avait dit à Carpentier: Oublie! C’était la condition même du marché qui changeait sa misère en aisance et fondait l’avenir de ses enfants. Il essaya d’oublier. Il crut avoir oublié. Quand il causait avec lui-même, il se disait: «Je serais le dernier des hommes si je n’exécutais pas cette clause si facile.»


Mais il était seul et il y avait un embryon de calcul. Quelle force peut empêcher le travail de la graine qui germe?


Vous avez tous eu ce songe des froides nuits, quand le sommeil garde conscience de quelque devoir matinal. On s’est couché en s’ordonnant à soi-même le réveil à heure fixe. On en rêve, tant on a bonne et loyale volonté.


On rêve qu’on s’éveille, qu’on saute hors de son lit, grelottant, mais courageux, qu’on s’habille en regrettant les draps si chauds; on a conscience de son propre héroïsme, on s’en applaudit – mais on dort toujours -, et l’heure passe.


Vincent était seul. Il rêvait, et son rêve était ainsi:


«Que m’importe ce mystère? Qu’ai-je à voir là-dedans? À supposer qu’il y ait là des choses en dehors de la loi, je ne suis pas complice, puisque je ne sais pas. Je ne voudrais pas savoir. Princesse ou trésor, le contenu de la cachette est le cadet de mes soucis… et peut-être que je me trompe en pensant que c’était la même voix: la voix du premier soir qui demanda: «N’avez-vous rien à déclarer?» à la barrière, et qui dit: «Merci, bourgeois!» devant le passage Choiseul, quand le colonel donna pour boire au cocher…»


Je suppose que vous découvrez déjà la fissure.


Vincent était un architecte fort employé. Le colonel avait pris vis-à-vis de lui posture de protecteur. Vincent allait dans le monde du colonel, les commandes pleuvaient, il était reçu à l’hôtel de la rue Thérèse.


Mais parfois, au lieu de rentrer chez lui, il s’égarait malgré l’heure tardive, vers les Champs-Élysées, et alors, une singulière émotion le prenait.


Une nuit, il alla jusqu’au Champ-de-Mars, une belle nuit éclairée par la pleine lune.


Et tout en répétant son refrain: «Que m’importe? Qu’ai-je à voir là-dedans? etc.», il chercha la place où il avait fait cette singulière expérience, les yeux bandés, autour de sa canne, fichée en terre, le matin de ce jour où Francesca Corona était venue dans sa pauvre mansarde prendre Irène et Reynier.


– C’est bien certain, se dit-il, la voiture faisait un circuit: toujours le même circuit.


Deux années avaient déjà passé depuis lors. Commensal de l’hôtel Bozzo, il en avait plus d’une fois parcouru tous les détours. Il était architecte. Sous les rayons de la lune, dans la boue desséchée du Champ-de-Mars qui formait poussière, il se prit à tracer machinalement des lignes avec le bout de sa canne, et je ne sais comment ces lignes arrivèrent à être le plan du rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo.


Il bouleversa du pied ce plan avec colère aussitôt qu’il fut achevé, disant:


– Je ne sais pas! je ne voudrais pas savoir!


C’était un honnête homme, figurez-vous, je ne saurais trop le répéter. Mieux que cela, c’était un brave homme, et je vous en donne pour preuve sa conduite vis-à-vis de Reynier.


Il avait du cœur, puisqu’il s’était laissé ruiner par la longue agonie d’une femme aimée.


Nous ne parlerons pas même de probité, c’est un gros mot qui se doit sous-entendre. La vie entière de Vincent Carpentier lui donnait droit à un autre mot qui est meilleur: il avait de la délicatesse.


– Quand il y aurait là tout l’or du monde, se disait-il en regagnant son logis, cet or n’est pas à moi. Qu’ai-je à y voir?


Sans doute, c’était sage, mais la fissure! L’idée rôdait alentour.


Il était solitaire chez lui. Personne à embrasser avant de se mettre au lit. Il se coucha et ne put dormir.


Le lendemain, sur sa table, une feuille de papier blanc reproduisait le plan de l’hôtel Bozzo, dessiné dans la poussière du Champ-de-Mars.


Seulement le point rouge n’y était pas encore.


À dater du jour où ce plan fut tracé, Vincent Carpentier devint triste, distrait, préoccupé, tel que nous l’avons retrouvé au couvent des Dames de la Croix.


L’idée fixe avait pénétré dans la fissure.


Il n’en savait rien. Ils n’en savent jamais rien. Il se croyait à cent lieues d’une pareille imprudence et d’une si grosse trahison. Il avait promis, il tenait sa promesse. C’était du moins sa conviction intime.


En bonne conscience, à quoi lui eût servi ce manque de parole? Il ne cherchait pas, il était sûr de ne pas chercher.


– Mais par exemple, il était agacé par un doute: la cachette avait des dimensions exigeant une épaisseur de près de trois mètres dans la muraille où on l’avait creusée. Vincent était payé pour savoir cela, puisque lui-même avait pris les mesures.


Dans quelle partie de l’hôtel Bozzo placer un mur pareil? Les caves ont parfois cette épaisseur, dans les très vieilles maisons, mais il se souvenait bien que lors de l’arrivée, loin de descendre, on montait quelques marches.


Ce n’était pas un homme de très profonde étude. En fait d’archéologie, il en savait juste aussi long que vous, moi, ou ce bon Dulaure, évangile des curiosités parisiennes.


Un matin, il arriva à la Bibliothèque royale avant l’ouverture des portes. Le goût des vieux livres lui avait poussé tout à coup.


Un quart d’heure après l’entrée des employés, vous l’eussiez vu attablé devant un in-quarto de Félibien, que flanquaient les œuvres de Dulaure, déjà nommé, avec celles de Piganiol de Laforce, de dom Lobineau, de Sainte-Foix, de Mercier, de Saint-Victor et autres.


Il avait l’air d’un homme qui veut reconstituer le vieux Paris de fond en comble.


D’ordinaire, ces fringales de sciences durent peu chez ceux qui n’en font pas leur état; mais il n’en fut pas de même pour Vincent Carpentier. Le temps ne fit qu’augmenter sa passion pour les antiquités de la grande ville.


Quand il eut épuisé les ressources de l’impression, il franchit le seuil auguste de la salle des manuscrits.


On le vit à l’Arsenal, à Sainte-Geneviève, aux Archives, et il consulta jusqu’aux admirables plans déposés à la Préfecture de police.


Puis un soir, au bout d’une longue année de recherches, accoudé sur sa table, où le plan de l’hôtel Bozzo était étendu devant lui, il se dit:


– Certes, cela ne me fait rien, mais j’ai acquis la conviction que le mur donnant sur le jardin faisait partie de la seconde enceinte surajoutée à la ligne des fortifications de Philippe-Auguste, et qui englobait le périmètre entier de la Butte-des -Moulins. Voilà ma curiosité satisfaite.


Ceci était une nouvelle erreur. Sa curiosité avait plus soif que jamais.


Le mur de l’enceinte surajoutée occupait, en effet, toute la largeur de la façade donnant sur le jardin.


Dans quelle portion du mur était creusée la cachette?


Vincent se fit précisément cette question en ôtant ses pantoufles. Pour le coup, il se mit à rire franchement et haussa les épaules du meilleur de son cœur.


– Et après? dit-il, quand je saurais le point exact? En serais-je plus riche?


Par la fissure, l’idée fixe tout entière avait passé. Elle était installée dans le cerveau, où elle élargissait ses coudées. Vincent Carpentier s’en doutait moins que jamais.


– C’est le dernier problème, se dit-il au bout de quelques jours, et du diable s’il est possible de le résoudre autrement qu’en sondant le vieux rempart. À quoi bon?


Le lendemain, il se dit encore:


– On peut sonder avec le regard comme avec une tige de fer.


Le surlendemain, un vieil homme de pauvre apparence, coiffé de cheveux gris, vêtu d’une houppelande déteinte et portant un vaste garde-vue vert, loua une mansarde de la rue des Moineaux, qui avait regard sur le jardin de l’hôtel Bozzo-Corona.


C’était Vincent Carpentier, arrivé à la seconde période de sa manie et prenant conscience à la fois de deux choses: l’existence de son idée fixe et le danger auquel son idée fixe l’exposait.


Vincent Carpentier se déguisait, Vincent Carpentier se cachait.


La veille, il s’était senti pâlir sous le regard du colonel.


Il lui avait semblé que ce regard, bienveillant mais teinté d’une nuance de pitié moqueuse, entrait en lui comme un scalpel.


Il avait essayé, mais en vain, de se réfugier dans le mensonge de son indifférence. L’obstination entêtée de son long travail lui avait sauté aux yeux. Il avait vu avec surprise, avec crainte aussi, l’effort involontaire, poursuivi pendant plusieurs années.


Et quand il avait voulu se demander encore: «À quoi bon!» quelque chose avait frémi au fond de sa poitrine.


Un remords? Je ne sais. Mais je sais qu’il ne s’était pas arrêté.


Au contraire, il marchait de plus belle; son travail implacable se poursuivait, et, symptôme funeste, il se cachait maintenant. Il se déguisait.


Le déguisement était du reste une nécessité; car le fait d’établir un poste d’observation à deux pas de la maison du colonel constituait une attaque véritable.


Vincent sortait du bois. Son calcul tournait en acte. Il commençait la guerre.


Dès cette première nuit, Vincent monta la garde à sa lucarne depuis la brune jusqu’au point du jour. Bien des fois, pendant ces heures lentes, il se révolta contre lui-même; bien des fois, il quitta sa place pour fuir, mais une fièvre sombre le tenait captif. Il voulait savoir.


L’idée fixe était déjà plus forte que sa conscience.


Cette nuit, il ne vit rien. Il en fut de même des nuits suivantes pendant plus de deux semaines. Vincent dormait le jour, mais la fièvre montait et les rêves de Vincent n’étaient plus les mêmes.


L’or entrait dans sa folie.


Il ne s’était pas dit: Je veux le trésor, mais il fermait les yeux pour ne plus lire le livre de son âme.


Et l’ivresse de ses songes lui montrait les éblouissements de la richesse sans bornes et sans fond, haute et large comme une mer.


Il maigrissait, il pâlissait, oxydé en quelque sorte et rongé par cet océan de rayons.


Vers le milieu de la troisième semaine, à une heure après minuit, son pouls cessa de battre et sa respiration s’arrêta dans sa poitrine.


Pour la première fois depuis qu’il veillait à son poste, il vit une lumière faible se mouvoir et passer de fenêtre en fenêtre le long de l’arrière-façade, au rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo.


La lumière aperçue par Vincent Carpentier traversa toutes les pièces du rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo et s’arrêta à l’avant-dernière croisée, c’est-à-dire presque au fond du jardin. Les rois mages ne virent pas poindre avec plus d’émotion l’étoile miraculeuse qui devait être leur guide dans la nuit du désert.


Vincent avait collé son œil aux vitres de sa mansarde; il regardait, le front en feu, les veines glacées.


La façade se présentait à lui de deux tiers profil; il pouvait suivre aisément la marche de la lueur, et la connaissance exacte qu’il avait de l’intérieur de l’hôtel lui permettait d’établir la série des appartements traversés par la lumière.


Mais c’était tout. La distance était trop grande pour qu’il pût distinguer le porteur de cette lampe ou de cette bougie, rallumée si tard dans la nuit.


Ce devait être le colonel lui-même; ce pouvait être un domestique ou un voleur.


La pensée du voleur mit une angoisse dans l’esprit de Vincent.


Il était jaloux déjà de son droit au trésor.


La lumière disparut et Vincent se dit:


– Il est entré dans la cachette.


Et il resta tout frémissant, comme un amant qui aurait vu le mari s’introduire dans la chambre à coucher de la femme aimée.


Il devait voir encore autre chose.


Outre le mari et l’amant, il y a parfois ce troisième personnage, inventé par Gavarni, et dont l’amant dit: «Il nous trompe tous les deux.»

XXI Celui qui trompe les deux

Pendant que Vincent se morfondait à son poste, cherchant un moyen de contrôler les apparences et de voir de plus près, il aperçut un mouvement confus, au faîte du mur qui séparait le jardin de la rue des Moineaux.


C’était une masse noire qui semblait ramper sur la muraille, et qui se laissa glisser avec précaution dans la rue.


Si l’homme eût aussi bien sauté dans le jardin, Vincent aurait crié à la garde!


Était-ce un malfaiteur ordinaire? un rôdeur guettant sa proie au hasard?


Était-ce un rival? un chasseur courant sur la propre piste de Vincent et plus avancé que Vincent lui-même?


Une fois sur le trottoir, l’ombre se glissa le long du mur, dessina en passant sous un réverbère la silhouette d’un jeune homme marchant à grands pas, – puis se perdit dans la nuit.


Vincent resta stupéfait, plus suffoqué que Robinson Crusoé, reculant à la vue d’un pied imprimé sur le sable.


Cet homme, cet inconnu, quel qu’il fût, était pour lui un ennemi mortel.


Vers cinq heures du matin seulement, la lumière se montra de nouveau à l’extrémité nord de la façade.


Elle traversa une seconde fois tout le rez-de-chaussée de l’hôtel, s’en allant par où elle était venue.


Vincent Carpentier ne dormit pas ce jour-là. Il resta la matinée entière courbé sur son plan, et suivant la route de la lueur, il se disait, parlant du rôdeur nocturne:


– De l’endroit où il était, sur le mur, il devait mieux voir que moi. Je voudrais trouver un autre mot que jalousie pour désigner la sauvage étreinte qui lui blessait le cœur.


Il pensait encore, travaillant toujours et compulsant les souvenirs de ses courses de nuit en compagnie du colonel:


– Nous arrivions par la rue, c’est clair, nous traversions le petit jardin, nous trouvions une porte…


Son doigt, qui marchait sur le papier, s’arrêta devant la seule porte désignée au plan, et qui s’ouvrait à gauche en entrant par la rue des Moineaux à quelques mètres seulement du mur.


– Ce n’était pas celle-là, dit-il après avoir hésité. La lumière a été, cette nuit, jusqu’à l’autre bout de la maison; la maison a plus de quarante pas de large, et c’est à peine si nous faisions trois pas après avoir quitté la cage de l’escalier. De deux choses l’une: ou il y avait une autre porte, ou tout l’échafaudage de mes calculs s’écroule!


Son poing fermé frappa la table.


– Il y avait une autre porte! fit-il résolument, comme si sa volonté eût pu influer sur le fait. L’homme a bien monté sur le mur. Je chercherai, je trouverai…


Il s’interrompit encore une fois et prononça avec une expression étrange:


– Mais l’homme reviendra… Tant pis pour lui!


Il ne sortit pas de la journée et ne voulut recevoir personne.


À la tombée de la nuit, il se déguisa comme à l’ordinaire, et couvrit son travestissement du long manteau qui lui servait à sortir de chez lui.


Ceux qui, pour un motif ou pour un autre, prolongent ainsi le carnaval en dehors des jours gras, sont sujets à se faire illusion. Ils croient, dur comme fer, que personne ne les reconnaît.


Il y en a beaucoup qui se trompent.


Vincent Carpentier prit une route très détournée pour aller du quartier Saint-Lazare à la rue Saint-Roch. Il aurait juré que personne ne le suivait.


Quelque part, dans un de ces terrains vagues qui abondaient encore alors derrière la gare actuelle du chemin de fer du Havre, il dépouilla son manteau dont il fit un paquet, coiffa son garde-vue vert et prit son rôle de vieux juif.


À l’angle aigu formé par les rues Saint-Roch et des Moineaux, il passa tout contre un jeune homme arrêté devant les carreaux d’un petit magasin borgne où l’on faisait semblant de vendre des modes.


Le jeune homme avait le dos tourné, mais il essaya de glisser un regard oblique sous le garde-vue de Vincent.


Celui-ci avait l’instinct éveillé et subtil des gens qui se cachent. Il guettait d’ailleurs, lui aussi, songeant à l’ombre de la nuit précédente.


Il se retourna à demi et ses yeux choquèrent ceux du jeune homme, qui s’éloigna aussitôt.


C’était une tête pâle et très blanche, imberbe, encadrée dans de grands cheveux d’un noir de jais.


Ceux qui ont voyagé en Italie connaissent ces masques d’ivoire et d’ébène.


Vincent Carpentier ne se souvint pas d’avoir jamais vu ce jeune homme, dont néanmoins la figure le frappa comme celle d’un être détesté.


Il continua sa route; mais, au lieu d’entrer dans la maison où était sa mansarde, il passa franc et monta jusqu’au sommet de la butte des Moulins. Là, il regarda derrière lui et ne vit rien.


Cependant, au moment où, revenu sur ses pas, il franchissait le seuil de l’allée, étroite et noire, donnant accès dans sa maison d’emprunt, il aperçut au loin la silhouette de l’ennemi inconnu.


– C’est un duel, se dit-il, je tuerai ce loup!


Et il n’avait pas attendu cela pour concevoir une pensée de défense ou d’attaque, car en entrant dans sa mansarde, dont il referma la porte à clef, il déposa sur le lit deux objets dont l’un était un couteau-poignard.


L’autre objet, beaucoup plus volumineux, fut retiré d’une toile qui l’enveloppait et se trouva être une longue-vue.


Carpentier s’assit à son poste auprès de la fenêtre. Il était profondément inquiet. Il espionna, cette fois, non seulement l’hôtel, mais le jardin et la rue.


Le sommeil l’accablait. Il résista au sommeil.


Ce fut en pure perte, car il ne vit rien, ni derrière les fenêtres closes de l’hôtel, ni dans le jardin, ni sur le mur, ni dans la rue.


À l’aube, quoiqu’il fût rendu de fatigue, il ne prit point, comme de coutume, le chemin de son logis. Il attendit que le jour fût grand, et disposa sa longue-vue de manière à scruter chacune des pierres qui composaient la muraille extérieure de l’hôtel Bozzo.


Son examen fut d’abord inutile, mais ceux qui marchent guidés par le calcul sont lents à se décourager. Quand l’équation résolue a dit: telle chose est, il faut que la chose soit.


Nouveau monde, planète ou maçonnerie masquant la place où était une porte, les chiffres ont rendu l’oracle. Défiez-vous de vos sens, tant que vous voudrez, mais non des chiffres, – et continuez de chercher. Si vous êtes Colomb, vous trouverez l’Amérique.


Les chiffres ne mentent jamais.


C’était un chef-d’œuvre que la façon dont cette porte avait été bouchée. On avait trouvé, je ne sais où? de grandes vieilles pierres, taillées sous les premiers Valois. On les avait assemblées selon l’art du Moyen Âge, on les avait souillées, rongées, ridées, vermoulues avec un soin méticuleux, de telle sorte que, l’humidité de quatre ou cinq ans aidant à la perfection du travail, la suture était devenue invisible pour les yeux les mieux exercés.


Mais la longue-vue était bonne, et Vincent Carpentier avait été maçon.


Il savait regarder les murailles comme un détective habile examine le visage grimé d’un suspect.


Quand son œil quitta le petit bout de la lorgnette, après un travail acharné, il avait délimité un carré long qui semblait plus vieux que le restant de la muraille, et qui faisait tache, imperceptiblement il est vrai, par excès d’antiquité.


Vincent essuya la sueur de son front et se dit:


– La porte est où elle doit être. Restent deux choses: premièrement, savoir si c’est bien le colonel qui voyage la nuit, et deuxièmement, jeter ce curieux hors de mon chemin.


Le curieux, c’était le loup qu’il fallait tuer: ce jeune homme qui avait des traits de marbre blanc sous ses cheveux de jais.


Vincent s’étendit sur le lit pour attendre la nuit, car il lui fallait les ténèbres pour regagner sa maison. En plein jour, un déguisement comme le sien ne trompe personne et attire au contraire tous les regards. Malgré sa lassitude, il ne put fermer l’œil.


En rentrant chez lui, il trouva parmi sa correspondance deux lettres que nous devons mentionner.


La première, datée de Marseille, annonçait le retour de Reynier.


La seconde était de la supérieure du couvent de Sainte-Croix, qui lui demandait son aide, plusieurs mois à l’avance, pour les préparatifs de la distribution des prix.


Nous ne dirons que la vérité en affirmant l’amour profond et sincère de Vincent Carpentier pour ses enfants: sa fille et son fils d’adoption. L’année dernière encore, les vacances d’Irène avaient été pour lui une véritable fête, et depuis longtemps déjà, il caressait le cher projet d’installer l’atelier de Reynier dans sa propre maison.


Aujourd’hui, la lecture des deux lettres amena des rides à son front.


– Il faut, dit-il, que Reynier travaille loin d’ici. Et il ajouta:


– Bientôt les vacances d’Irène! La voilà jeune fille. Elle verrait ce que je veux cacher!


L’idée fixe, maîtresse absolue de la pensée, attaquait le cœur.


Il n’y avait plus rien en Vincent qui ne fût sa folie même; les événements semblaient être complices: chaque jour, sa fièvre trouvait un aliment nouveau et, chose singulière, Reynier lui-même, arrivant de Rome, apporta dans ses bagages une brassées de bois sec pour animer la fournaise.


La première fois que Vincent Carpentier jeta les yeux sur le «tableau du Brigand», copié par Reynier dans la galerie Biffi, un vertige enveloppa son être tout entier. Il se crut le jouet d’une hallucination.


Le mystère éblouissant mais terrible qu’il essayait de sonder au prix de son repos, au péril de sa vie, sortait tout à coup de l’ombre avec violence.


Une partie du mystère, au moins. L’implacable tragédie de l’or déroulait ici sa scène capitale. Le trésor balbutiait son sanglant aveu.


L’héritage du crime confessait l’épouvantable naïveté de sa loi.


C’était grand et hideux comme les légendes de la barbarie: ceci pour tout le monde.


Pour Vincent, c’était mieux et pis que cela. Il avait la clef de l’allégorie. Les trois personnes du drame: le vieillard, le jeune homme, le trésor, il les connaissait.


Pour d’autres, cette page effrayante et bizarre parlait du passé.


Pour lui, c’était le présent et l’avenir: aujourd’hui et demain.


Le trésor était dans la cachette que Vincent lui-même avait creusée et maçonnée; le vieillard, ou du moins son vivant portrait, était le colonel Bozzo, maître et gardien du trésor; le jeune homme: cette face plus blanche que celle d’une femme sous la sombre richesse de ses cheveux noirs, Vincent l’avait vu rôder comme un loup autour de sa proie.


Il ne savait pas encore son nom; mais il l’aurait reconnu entre mille.


Nous savons, en effet, qu’il fut frappé violemment, au couvent de la Croix, par la vue de la mère Marie-de-Grâce.


Et quand Reynier lui eut conté l’histoire de cette nuit corse, qui était comme le second acte de la tragédie parricide et l’envers du tableau romain représentant le meurtre du fils par le père, la mort du Coriolan, Vincent donna un nom au loup.


Le loup était l’autre fils du Père-à-tous, le frère du marquis Coriolan, le comte Julian Bozzo-Corona.


Car ce vampire des ruines de Sartène, vainqueur deux fois dans le duel de famille, assassin de son père, assassin de son fils, était ce doux vieillard, sanctifiant ses derniers jours par la philanthropie: le colonel Bozzo-Corona.


Était-ce là une excuse à la conduite de Vincent Carpentier? Il importe peu. La fièvre d’or a son explication en soi comme tout délire. Nous ne plaidons pas, nous racontons.


Depuis bien longtemps déjà, Vincent n’essayait plus de résister. Non seulement il continua son travail solitaire, mais encore il s’adjoignit des aides. Rien n’est subtil comme le sens d’un maniaque. Avant même d’avoir vu sur le mur de l’hôtel Bozzo cette ombre d’espion ou de voleur qui avait arrêté le souffle dans sa poitrine comme l’aspect d’un rival, embusqué sous une fenêtre aimée, Vincent se défiait. Son instinct jaloux devinait d’autres amoureux autour du trésor.


Ses soupçons allaient surtout du côté de cette petite église, composée de gens riches et bien posés qui entouraient étroitement le colonel.


C’était parmi ces gens-là surtout que le colonel lui avait trié une clientèle excellente.


Dans sa position nouvelle d’architecte, Vincent employait beaucoup de monde. Il distingua, entre tous ceux qui gagnaient leur vie chez lui, un garçon pauvre mais entendu, et qui avait pour besogne l’inspection des travaux. Ce garçon avait nom Piquepuce; il avait fait plusieurs métiers, et sa femme était domestique chez Mme la comtesse de Clare, seconde dignitaire du cénacle dont le colonel Bozzo était patriarche.


Vincent fit de Piquepuce le chef de sa police.

XXII Aux écoutes

Ce Piquepuce, inspecteur des travaux et limier par surcroît, était un garçon intelligent, sachant les affaires. Bien entendu, Vincent ne lui avait rien confié de son secret, mais il lui donnait la direction, et Piquepuce suivait la voie désignée avec le flair sûr et docile d’un bon chien de chasse.


Comme il ne faut jamais poser d’énigmes aux subalternes, Vincent, vis-à-vis de Piquepuce, était censé agir dans l’intérêt du colonel Bozzo, son protecteur et son bienfaiteur. La reconnaissance expliquait tout.


Piquepuce avait l’air de croire à ce sentiment si naturel. D’ailleurs, il n’en demandait pas tant que cela. Pourvu qu’on le payât bien, il ne s’inquiétait point du reste.


Or, Vincent le payait très bien, témoin la prime de 25 louis, réclamée tout à l’heure par Piquepuce comme chose promise et due.


Même avant sa rencontre avec Mme la comtesse de Clare, Vincent avait tourné de ce côté le verre de sa lanterne.


– Voilà, dit l’inspecteur en tirant de sa poche un papier. Je suis bien heureux d’avoir ma femme. Ils se sont arrangés en société, Mme la comtesse, M. Lecoq, le Dr Samuel, le Prince, etc.


Voici du reste tous les noms. Leur goguette s’appelle: Les Compagnons du Trésor. C’est très gai, à ce que dit ma femme, mais elle est fine, et dans son idée, tout ça n’est pas pour rire. Le colonel Bozzo a donc un fier saint frusquin, patron, pour qu’on se démène comme ça alentour? Et tous gens calés!


Vincent avait pris le papier et lisait les noms.


– Les Compagnons du Trésor? répéta-t-il. Huit associés.


– Ils en auront bientôt un neuvième, interrompit M. Piquepuce: celui qui a bâti la chambre du Trésor. On le tient déjà par une patte, mais ma femme n’a pas encore pu savoir son nom.


Les sourcils de Vincent se froncèrent.


– Et c’est devant les domestiques, murmura-t-il d’un air soupçonneux, qu’ils jouent à ce terrible jeu!


– Ah! ah! s’écria l’inspecteur, on voit bien que vous ne connaissez pas Mme Piquepuce! C’est l’ancienne Bouton d’Or du théâtre Saqui, en tout bien tout honneur. Elle a des yeux d’aspic et des oreilles à entendre pousser le blé dans les champs. Et innocente avec cela! J’ai épousé là un joli sujet, patron.


Vincent Carpentier serra la liste.


– Votre femme, demanda-t-il, n’a jamais entendu parler de moi là-dedans?


– Jamais… à moins que vous ne soyez par hasard le neuvième. Vincent affecta de sourire.


– C’est aussi vraisemblable que le restant de l’aventure, dit-il en haussant les épaules. Autre chose: ceci est plus sérieux. Auriez-vous un moyen quelconque de vous procurer accès dans la maison des Dames de la Croix?


– Au couvent? Parbleu! C’est à moi ce quartier-là: Piquepuce, Picpus… pas mauvais hein? J’en fais quelque fois comme ça.


Il rit tout seul et ajouta:


– Ma femme, toujours ma femme! Elle est la marraine du petit dernier de la lingère. Que voulez-vous fabriquer là-bas?


– Je veux avoir des renseignements, répondit Carpentier, sur une personne qui habite le couvent, sans appartenir à la communauté. C’est une femme qui peut avoir trente ans, peut-être plus. Je la suppose Italienne. Elle porte un costume quasi religieux comme certaines chanoinesses des chapitres d’Autriche. Elle se fait appeler la mère Marie-de-Grâce.


Piquepuce prenait des notes sur son calepin.


– Après? fit-il, ça va amuser ma femme.


– Je voudrais savoir surtout, reprit Carpentier, si cette personne a un frère.


Il s’arrêta pour achever presque aussitôt après:


– … Ou bien si elle ne serait pas elle-même son propre frère.


Piquepuce enfla ses maigres joues.


– Tiens, tiens, fit-il, le loup dans la bergerie! En plus que vous avez un Petit Chaperon rouge dans cette forêt-là, pas vrai, patron?


L’architecte fit un signe de tête affirmatif et joyeux. Sa fille expliquait sa curiosité. Piquepuce dit:


– Je vas lâcher ma femme, et la chose sera tirée au clair demain soir. Est-ce tout?


– C’est tout.


M. Piquepuce reprit son chapeau, qui n’était pas d’une entière fraîcheur, et se dirigea vers la porte; mais avant de franchir le seuil, il parut se raviser et revint en disant:


– Je savais bien que j’oubliais quelque chose pour les Compagnons du Trésor! ma femme m’aurait grondé, c’est sûr! Il s’agit du neuvième, celui qui a creusé la noix. Le vieux le guette. M. Lecoq parlait bien au soir d’un quidam à visière verte et à vieille houppelande qui a loué une mansarde rue des Moineaux, sur les derrières de l’hôtel Bozzo, et d’une manière de jeune homme à tête pâle, sans barbe, qui rôde de ce même côté. C’est peut-être bien vous qui placez ces gaillards-là autour de la maison. Enfin, n’importe, je dois tout vous dire. À demain.


Il sortit. Dans la chambre voisine, il y avait Roblot, le valet de chambre qui l’avait annoncé. M. Piquepuce et lui échangèrent une poignée de main.


Roblot demanda:


– Avez-vous caressé le chien pour qu’il s’habitue à vous?


– Oui, répondit l’inspecteur. César et moi, nous sommes des amis. Ça brûle, dites donc. J’ai idée que, désormais, la chose ne languira pas. Ouvrez-moi le corridor.


Au lieu de gagner la rue, M. Piquepuce s’introduisit dans une galerie qui faisait retour le long de la chambre où Vincent Carpentier se tenait.


Nous avons dit que cette chambre avait deux portes.


En suivant la galerie sur la pointe du pied, M. Piquepuce parvint sans bruit jusqu’à la seconde de ces portes et s’y arrêta, l’œil collé au trou de la serrure.


Il se mit à rire tout bas parce que Carpentier, les deux coudes sur la table, plongeait sa tête entre ses mains.


Le chien vint jusqu’à la porte, flaira et se recoucha.


– Bonne bête! pensa Piquepuce. Quant à l’architecte, son affaire est dans le sac. Il a trouvé ce qu’il cherchait. J’ai vu sur le plan un point rouge qui n’y était pas hier. Il ne lui reste plus qu’à se brûler à la chandelle.


C’était vrai. La veille, le point rouge n’était pas sur le plan. Vincent l’y avait mis le matin même de ce jour en rentrant de sa faction à la fenêtre de sa mansarde.


Voici pourquoi il l’y avait mis.


Cette nuit-là même, et après bien des semaines d’attente, Vincent avait vu briller de nouveau la lueur qui allait de fenêtre en fenêtre au rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo.


La première fois qu’il avait aperçu cette lueur, Vincent n’avait pu distinguer à l’œil nu ni le visage, ni même la tournure de l’homme qui la portait.


C’était le dernier fil qui arrêtait la solution définitive du problème. Il y avait, en effet, probabilité, mais non pas complète certitude. Ce pouvait être un valet, ce pouvait être aussi quelque homme de proie, attiré par l’aimant de l’or et rôdant, comme Vincent lui-même, autour de cette porte close qui laissait échapper un vertige.


Vincent voulait être sûr, absolument.


Cette nuit, la longue-vue, braquée d’avance, lui montra derrière les carreaux de la première fenêtre, puis derrière les vitres de la seconde et ainsi de suite, de croisée en croisée, jusqu’au fond du jardin, la silhouette frêle et chancelante du colonel Bozzo qui portait une lampe à la main.


Et Vincent se dit avec un grand mouvement d’orgueil et de terreur:


– Le trésor est à moi – si je veux!


Voulait-il?


À cette question, Vincent lui-même n’aurait pas encore su répondre.


J’entends le matin. – Ce soir, après le départ de Piquepuce, il avait sa tête entre ses mains, parce qu’il interrogeait sa fièvre, cherchant à savoir ce qu’il y avait au fond de ce délirant effort qui lui avait pris sa vie.


Il fut longtemps sans parler, car ce ne sont pas seulement des pensées qui traversent l’esprit des solitaires; ils parlent à haute voix, avec éloquence souvent, parfois avec violence, et le monologue dont le théâtre abuse est, dans une certaine mesure, l’expression de la réalité.


Piquepuce était un observateur. Il savait cela. Son oreille remplaça son œil au trou de la serrure, juste au moment où Vincent se redressait tout pâle avec du feu sombre plein les yeux.


Vincent ne ressemblait plus à lui-même. Son visage était effrayant de souffrance et d’audace. Il froissa de la main le plan étendu devant lui et dit tout haut, d’une voix nettement articulée:


– Je n’avais pas besoin de cela. Je savais ma route. Dès le premier jour, quelque chose a parlé en moi. Ce point rouge, je le voyais à la place même où mes calculs et mes recherches l’ont placé. Il brillait comme une flamme. Il éblouissait ma pensée, j’aurais été à l’endroit qu’il désigne, les yeux bandés, tout droit, à travers n’importe quels obstacles, comme on marche à sa destinée.


Il secoua la tête lentement, avec tristesse, mais avec fermeté, comme on fait en écoutant une accusation grave, plausible, mais injuste.


– Non, je ne suis pas un voleur, reprit-il, je l’affirme, je le jure! je ne sais pas tout, mais chemin faisant, j’ai appris bien des choses, et le tableau de la galerie Biffi, révélation inattendue, a donné pour moi un sens au texte inexplicable de la légende. Cet or amoncelé en quantité inouïe, c’est du sang, c’est du malheur, ce sont des larmes. Voilà plus d’un siècle peut-être que cette interminable série de crimes passe effrontément devant l’œil aveugle de la justice humaine et brave sans cesse le châtiment. Il y avait des francs-juges autrefois. Ce n’étaient pas des voleurs. Ils avaient pris leur droit où Dieu l’a mis, dans leur cœur!


– As-tu fini! grommela Piquepuce de l’autre côté de la porte. Tu es ennuyeux comme la pluie, mon bibi. Essaie de pincer l’objet, mais pas de sermons, s’il vous plaît!


Il bâilla. Vincent poursuivait avec une passion croissante:


– Que faisaient les francs-juges d’Allemagne? Ils punissaient, et ils restituaient. Je recule devant le rôle de bourreau; c’est de là-haut que doit tomber la peine. Je ne frapperai que si un obstacle me barre la route… car je suis résolu à marcher.


– À la bonne heure, fit Piquepuce. Allons, mon fils! mais gare aux faux pas!


– Mais je restituerai; c’est là l’idée qui fait ma force. À qui? Ces hommes ont laissé derrière eux d’innombrables victimes. Je ne les connais pas, et j’ai regretté souvent de n’avoir pas au moins une vengeance à exercer. J’avais tort. Ma cause n’en est que plus grande. Je chercherai, je trouverai. N’ai-je pas fait mes preuves? Seul et pauvre, j’ai cherché, j’ai trouvé. Quel problème me résistera quand je posséderai la clef d’or et une armée?


Il se leva. Une sorte de calme succéda à son agitation.


Il se mit à marcher d’un pas mesuré. Et comme sa promenade le conduisit devant une glace, il y regarda son image.


Cela le fit reculer, tant l’altération de ses traits était frappante, et, comme si quelqu’un lui eût crié: «Tu mens», il balbutia:


– Non, je ne mens pas! je n’ai aucune passion, aucun désir. Dans l’univers entier je ne vois rien que je pusse acheter avec cette prodigieuse richesse. Pour les deux enfants, c’est vrai, j’ai rêvé l’opulence sans bornes, mais je ne sais plus si c’est mon envie, parce que le bonheur semble s’éloigner de ces demeures si riches. Il y a un démon dans l’or. Je ne veux rien… non! rien!


– Mais je veux tout! s’écria-t-il en relevant la tête. Je mourrais avant de partager! Dieu m’a donné cela, à moi tout seul, pour que je rende justice. Et Dieu me punirait si je manquais de courage à l’heure de la suprême bataille. C’est aujourd’hui le grand jour, mon instinct me le crie, et mon instinct ne m’a jamais trompé. Le colonel a découvert mon secret; que lui coûtera un meurtre de plus? Et les autres, ces Compagnons du Trésor, qui comptaient se servir de moi comme d’un guide, mes oreilles tintent, ils parlent de moi, ils me condamnent… ils m’ont condamné! demain, il serait trop tard. L’heure sonna à la pendule. Vincent compta onze coups.


– Déjà! murmura-t-il, tandis qu’un frisson passait dans ses veines. Un instant il demeura immobile et comme hésitant; puis, ouvrant avec lenteur un tiroir de son bureau, il y prit deux pistolets qu’il glissa dans ses poches. De l’autre côté de la serrure, M. Piquepuce dit:


– Voilà l’action qui se corse, attention!


Vincent souleva la houppelande comme pour la passer par-dessus son habit, mais après réflexion, il la rejeta, disant:


Cette nuit, je n’ai pas besoin de déguisement.


Il boutonna sa redingote.


Au moment où il prenait son chapeau, M. Piquepuce abandonna son poste d’observation et enfila vivement le corridor.


– Ça y est, dit-il à Roblot, qui l’interrogeait de son regard curieux. Les fers sont au feu.


Il descendit le perron quatre à quatre, traversa la rue et se jeta dans un fiacre qui l’attendait au prochain carrefour.


– Rue Thérèse, dit-il en refermant la portière, à l’hôtel Bozzo! Brûlez!

XXIII Escalade

Quelques minutes après, Vincent Carpentier sortait de sa maison ouvertement et sans prendre ses précautions habituelles. Il descendit tout droit au boulevard, encombré de promeneurs, comme en plein midi.


C’était une de ces belles nuits d’août qui chassent les Parisiens de leurs maisons trop étroites. De la Madeleine à la porte Montmartre, il n’y avait pas une chaise, pas un banc, pas un tabouret de café qui ne fût occupé, et tout le long de la balustrade séparant l’asphalte du pavé de la rue Basse, où l’on a bâti depuis le Grand-Hôtel, une file non interrompue de sans-gêne des deux sexes s’asseyait sur la barre d’appui, comme on voit, aux jours d’orages, d’énormes brochettes d’hirondelles charger les fils télégraphiques des chemins.


Il faisait une chaleur étouffante, la bière allemande, ou soi-disant telle, coulait à flots; une véritable marée de promeneurs descendait des Champs-Élysées, où les deux premiers cafés chantants préludaient alors avec modestie aux splendeurs actuelles de cette généreuse institution.


Carpentier se mêla un instant à la foule. Dans la foule on est très bien pour travailler de tête, c’est un fait acquis. L’esprit s’isole au milieu d’une grande cohue presque aussi aisément que dans les profondeurs d’une forêt.


Par ces nuits pleines où la ville déborde, le temps détraque son éternelle horloge. Les heures du sommeil s’étonnent d’assister à cette veille bruyante.


L’espace est alors si court entre le moment où Paris se couche et celui où le soleil se lève que c’est pitié pour les libres industries qui ont besoin des ténèbres.


Le loisir manque pour l’escalade, l’effraction, et autres travaux d’art. Les bandits ont soif, pourtant, dans cette saison morte, qu’ils traversent comme une Arabie.


Oh! les bonnes nuits de décembre, les nuits de seize heures, les frimas qui emplissent les maisons, le verglas qui vide les rues! Été maudit, saison des fainéants, bonne tout au plus à mûrir le pain et le vin qu’on achète avec l’argent d’autrui!


En été, les voleurs les plus sérieux se voient réduits parfois à l’ignoble profession de filou.


Vincent Carpentier, l’artiste heureux, au porte-monnaie bien garni dans la poche de sa redingote élégante, regrettait, lui aussi, les longues nuits. Il était gêné par tout ce bruit et tout ce mouvement.


Chose assurément singulière, au milieu de cette foule rieuse, éveillée comme un panier de souris, il était seul peut-être à porter sous ses vêtements des outils d’hiver.


Si on l’eût fouillé (mais quelle apparence?) on aurait trouvé sur lui, outre une paire de pistolets, un fort couteau, une corde de soie munie d’un crochet et un instrument de fantaisie connu dans le meilleur monde sous son joli nom de monseigneur.


D’autres disent aussi rossignol. La langue des salons est riche jusqu’à l’opulence.


Mon Dieu, oui, Vincent cachait dans sa poche un passe-partout de serrurier sans diplôme.


Qui veut la fin, dit-on, veut les moyens.


M. Piquepuce n’était pas le seul homme de talent dont Vincent eût fait la connaissance. Nous aurions pu rencontrer aussi chez lui, de temps en temps, un jeune garçon de jolie figure, faraud d’estaminet, l’un des meilleurs ouvriers de la maison Berthier et Cie (serrures à défense et caisses de sûreté), que répondait au nom familier de Cocotte.


Cocotte avait fourni à Vincent le crochet emmanché d’une corde de soie pour chaperonner les murailles; de plus, il lui avait enseigné l’art de tordre un fil de fer pour ouvrir n’importe quelle serrure ou cadenas.


Vincent, comme on le voit, ne s’était pas embarqué sans biscuit.


Si seulement le mois de janvier, si favorable à la besogne, eût remplacé tout à coup ce paresseux mois d’août, Vincent aurait eu la partie belle. Mais il connaissait son Paris; il savait que, dans cette pauvre étroite rue des Moineaux, à tous les étages de toutes les maisons, toutes les fenêtres étaient maintenant grandes ouvertes – respirant comme des carpes hors de l’eau – et que sur le pas de toutes les portes les concierges humaient l’air fétide du ruisseau, sous prétexte de «prendre le frais».


Il fallait attendre. Rien n’est énervant comme d’attendre quand on a pris d’autorité une résolution difficile.


Les meilleurs courages succombent à cette épreuve, et tel qui, dans le premier moment, escaladerait un rempart, s’arrête au bout d’une heure, devant une misérable barrière, quand l’attente a glacé son ardeur et use sa volonté.


Carpentier allait, noyé dans ses pensées et supputant les chances favorables ou contraires de son expédition, lorsqu’il s’arrêta tout à coup à l’angle de la Chaussée-d ’Antin, devant le café de Foy, qui, tenté par la température, avait mis dehors un triple rang de tables comme un vulgaire estaminet.


Certes, Vincent Carpentier n’avait là personne à chercher ni à surveiller. Les gens qui, comme lui, vivent d’une idée fixe, sont à l’abri des préoccupations communes au reste des mortels. L’amour ne les connaît guère, et, par conséquent… ils ignorent la jalousie.


Et pourtant, vous eussiez dit le rayonnement sombre que lance la prunelle d’un jaloux, quand le regard de Vincent, parcourant avec une morne indifférence la ligne des buveurs attablés au café de Foy, s’alluma tout à coup.


Ce fut comme un réveil en sursaut produit par une surprise extrême, mêlée à un mouvement de terreur.


Il avait aperçu – ou cru apercevoir -, à l’une des tables de marbre placées au-dehors, une figure à lui bien connue, mais la dernière assurément qu’il pût s’attendre à rencontrer en un pareil lieu.


C’était un pâle visage, austère et beau.


Ce n’était qu’un visage, car les mouvements de la foule lui avaient caché la coiffure qui était au-dessus de ce visage et le corps qui était au-dessous.


Mais son regard, quelque rapide qu’il fût, n’avait pu se méprendre. Vincent Carpentier aurait fait serment qu’il venait de voir la mère Marie-de-Grâce.


La chose était par elle-même si invraisemblable, qu’il douta du témoignage de ses propres yeux.


Il voulut contrôler sa première sensation par un second regard; mais un des mille encombrements qui gênent à chaque instant la circulation sur le boulevard, venait de se produire; vingt têtes s’agitaient maintenant entre lui et l’objet de sa curiosité.


Quand son œil put percer de nouveau la cohue, il ne vit plus personne à la place où était naguère la hautaine et froide institutrice de sa fille Irène.


Mais, en revanche, Vincent reconnut le chapeau douteux et la minable tournure de M. Piquepuce, son inspecteur, en conversation animée avec un homme dont le profil perdu, imberbe, se coiffait d’abondants cheveux noirs.


Nous ne voulons pas dire qu’un gaillard comme Piquepuce fût aussi déplacé qu’une religieuse aux tables du café fashionable, mais il est juste de constater qu’au café de Foy les chapeaux rougissants et les redingotes pelées sont aussi des raretés presque introuvables.


Vincent Carpentier n’était pas en humeur d’observer, et la confiance négative qu’il avait en M. Piquepuce coupait court à tout désappointement de sa part. Il allait s’éloigner, gardant le dépit de sa curiosité non satisfaite, lorsque l’homme à la chevelure noire congédia Piquepuce d’un geste et se retourna.


Le gaz éclaira pour la seconde fois les traits de la mère Marie-de-Grâce, qui semblaient sculptés dans l’albâtre.


Vincent ne s’était pas trompé; il resta abasourdi.


Le compagnon de Piquepuce traversa le boulevard dans la direction de la rue Louis-le-Grand. Vincent le suivit.


Quelques instants après, tous deux sortaient de la foule pour entrer dans la rue solitaire.


L’homme qui ressemblait à Marie-de-Grâce allait le premier. Vincent le suivait à cinquante pas de distance.


Quel était le but de Vincent? lui-même n’aurait point su vous le dire.


Il pensait seulement ceci confusément: notre chemin serait-il le même?


Ils marchaient ainsi tous les deux sans que le mystérieux compagnon de Piquepuce parût s’inquiéter de l’ombre qui lui emboîtait le pas.


Peut-être n’entendait-il point. Du moins n’eut-il pas l’idée de se retourner.


À mesure qu’on s’éloignait du boulevard, la rue devenait de plus en plus déserte.


Si bien qu’après une ou deux minutes de marche, le silence se fit, troublé seulement par les pas de celui qui allait devant et de celui qui le suivait.


Vincent ralentit alors sa marche. L’inconnu ne se retourna point encore, mais il passa d’un trottoir à l’autre.


Il semblait prêter l’oreille.


Au détour de la rue Neuve-des-Petits-Champs, Vincent le perdit de vue, mais il croyait savoir désormais où l’inconnu se rendait.


Aussi passa-t-il sans s’arrêter devant le marché Saint-Honoré pour ne changer de direction qu’au coin de la rue Saint-Roch.


Là, il se croyait sûr de revoir l’inconnu; mais son regard, qui enfila avidement la rue, ne rencontra que la solitude.


Il se mit à courir, car il se disait: «Pendant que je ne le voyais pas, l’autre a couru.»


Personne encore dans l’étendue sombre et tortueuse de la rue des Moineaux.


L’horloge de Saint-Roch tinta deux coups.


C’est l’heure où, même en été, tout Paris dort, à l’exception de Paris des boulevards.


Vincent continua d’aller.


La course avait mis de la sueur à son front, mais un sentiment de froid parcourait ses veines comme il arrive quand on mesure le fossé large et profond avant de le franchir.


Le quartier Saint-Roch a peu changé depuis ce temps-là, du moins dans sa partie nord, comprenant les petites rues qui s’étendent entre la place Gaillon et le carrefour d’Argenteuil.


On dirait, en bas de la rue des Moineaux surtout, un coin de cité hispano-flamande. Les maisons hautes s’inclinent comme pour cacher le ciel; les échoppes font trou dans les vieux murs, et – je le vis encore il n’y a pas six mois – telle fenêtre à hauteur d’homme, percée au milieu d’un pan solitaire, laisse tomber sur un rudiment de balcon un débris de jalousie qui frissonna peut-être jadis aux drelin-dindins de quelque galante guitare.


Chez nous, ces jalousies tombant à l’espagnole ont mauvaise odeur. Ce sont les plus tristes de toutes les enseignes.


Et cependant, nous ne pouvons passer franc devant celle-ci, parce que Vincent s’arrêta court comme si son pied eût été cloué au sol subitement.


Une fenêtre devait être ouverte derrière la jalousie fermée, dont les planchettes laissaient sourdre une lueur, car une voix de femme se fit entendre, disant distinctement:


Juliano, je t’en prie, ne va pas… reste avec moi, cette nuit.


Il n’y eut point de réponse.


Mais Vincent, immobile et attentif, pensait:


– Juliano! ce nom-là était dans le récit de Reynier! C’est le nom de l’autre frère… le frère du marquis Coriolan assassiné.


Et la fatalité de ce drame de famille se dressait devant ses yeux comme un fantôme géant et menaçant.


Il voyait le duel parricide poursuivre à travers les années ses péripéties toujours les mêmes, toujours terribles.


Il attendit, retenant son souffle et collé à la muraille.


On ne parla plus derrière la jalousie.


Après une longue pause, Vincent continua sa route en étouffant le bruit de ses pas.


Il arriva bientôt au mur du jardin de l’hôtel Bozzo.


Tout était désert et silencieux.


Bien des croisées restaient ouvertes, offrant l’hospitalité à l’air de la nuit, mais à travers les châssis entrebâillés on ne voyait que ténèbres.


Paris avait mis du temps à s’endormir et n’en dormait que mieux.


Il n’y avait pas beaucoup à réfléchir, Saint-Roch envoya la demie après deux heures. En cette saison, l’aube paraît à trois heures. Et Vincent croyait voir déjà le ciel blanchir par-dessus les maisons.


Il attendit pourtant. Son regard interrogea les lointains de la rue où aucun mouvement ne se faisait.


Sa main qui tremblait d’émotion déboutonna sa redingote. Un poids sans nom était sur sa poitrine, et les battements de son cœur sonnaient à son oreille avec un bruit redoutable.


Il détacha la corde de soie, roulée autour de ses reins, et lança le crochet qui se prit du premier coup au faîte du mur.


– Je restituerai! balbutia-t-il en ce dernier moment. Et les enfants, les enfants… Dieu ne peut être contre moi. Je restituerai.


La corde à laquelle il se pendit le mit au haut du mur.


Il écouta. Aucun bruit ne venait du jardin où les arbres se balançaient doucement au-devant des fenêtres noires.


Du côté de la rue, quelque chose d’imperceptible, un pas lointain…


Vincent était juste à l’endroit où, de sa lucarne, il avait vu une fois une ombre rampant sur le mur.


Il se pencha du côté de la rue pour mieux entendre. Le bruit des pas avait cessé; c’était une erreur sans doute.


Tout allait bien. Vincent défit son crochet pour l’assujettir en sens contraire et se pendit à la corde de soie.


Tandis qu’il était entre ciel et terre, il lui sembla qu’un éclat de rire étouffé l’enveloppait – ainsi qu’un mouvement confus.


Il n’eut même pas le temps de tourner la tête.


Ses deux jambes furent saisies, on le fit tomber à terre rudement, un bâillon pesa sur sa bouche, et il resta sur l’herbe comme un paquet, chargé de liens depuis les pieds jusqu’aux épaules.

XXIV Pris au piège

Cette exécution avait été faite avec une telle promptitude par une demi-douzaine de gaillards bien découplés, sortant à l’improviste des massifs, que Vincent n’eut pas le temps de prononcer une parole.


Mais comme son bâillon ne lui bouchait pas la vue, il put reconnaître parmi les plus alertes à la besogne son inspecteur Piquepuce avec le jeune Cocotte, son professeur en serrurerie.


Tous deux semblaient être d’excellente humeur.


L’amitié de Damon et de Pythias donnerait une faible idée du lien qui attachait Piquepuce à Cocotte et réciproquement.


Leur affection mutuelle, corroborée par l’estime, eût inspiré de nobles tirades aux principaux poètes de l’Antiquité.


– Voilà l’objet, dit Piquepuce en riant. A-t-il l’air assez étonné?


– Prends garde de l’endommager, ajouta Cocotte. Je parie un sou qu’il a mon trousseau dans sa poche.


Sa main exercée trouva du premier coup le «monseigneur», et il dit encore:


– Mon prince, à tous les métiers faut un apprentissage. Dans dix ans d’ici, si vous suivez bien mes leçons, vous pourrez débuter, mais au jour d’aujourd’hui, bernique! Un four, quoi! Pas de chance.


Vous avez mis vos deux pieds dans le plat.


La porte de l’hôtel, située tout contre le mur, du côté de la rue, était ouverte; une petite voix cassée sortit de là, disant:


– Apportez-le-moi par ici, et ne lui faites pas de mal à ce vilain mauvais sujet. Je l’avais averti de ce qui lui arriverait. Ah! le méchant! le méchant!


Cocotte, Piquepuce et deux autres soulevèrent Vincent, qui par les pieds, qui par la tête, et le portèrent jusqu’au petit perron, sur la dernière marche duquel une tête grimaçante et ridée, chaudement enfouie dans un bonnet de coton, se montra.


Le colonel frissonnait un peu dans sa douillette, malgré la chaleur, mais il avait l’air tout guilleret. Ses deux mains sèches se frottaient l’une contre l’autre et il promenait son regard de chouette du prisonnier aux exécuteurs.


– Bravo, Piquepuce, mon bonhomme, dit-il; bravo, Cocotte, vous êtes deux jolis sujets. Je ne m’étais pas couché, tant j’étais sûr que vous me réussiriez cette petite opération-là.


Il ajouta, en s’adressant au prisonnier:


– Ah! Vincent! Vincent! ma pauvre poule, tu n’as pas l’air à ton aise! T’es-tu assez mal conduit avec moi! Et dire que toute ma vie je n’ai obligé comme ça que des sans-cœur. Mais il y a des gens qui ne se corrigent jamais, c’est sûr. J’ai beau faire, je ne peux pas me débarrasser de ma philanthropie, et jusqu’à mon dernier soupir, je chérirai cette perverse humanité. C’est bête, mais ça fait mon éloge.


La porte où le colonel s’était montré donnait accès dans un vestibule étroit et humide, dont le sol était en contrebas du reste de l’hôtel. Un escalier de service s’y plantait.


Le tout était éclairé par une lanterne suspendue à la voûte.


– Montez, ordonna le colonel, qui resta le dernier et prit lui-même la peine de refermer la porte à double tour; ce n’est pas comme cela que le méchant sujet comptait traverser mes appartements, ah! mais non. Fi, le vilain!


Le jardin fut de nouveau désert, mais à l’instant où la clef tournait dans la serrure, on aurait pu entendre, de l’autre côté du mur, dans la rue, le bruit d’un homme qui prend son élan.


La seconde qui suivait, un frottement eut lieu au faîte de la muraille, où une ombre humaine se dessina vaguement.


L’ombre se tapit d’abord à la place même qu’elle avait conquise, et y demeura immobile, le cou tendu, regardant avidement le rez-de-chaussée de l’hôtel Bozzo, où une lumière voyageait maintenant de fenêtre en fenêtre.


De fenêtre en fenêtre, la lumière éclairait cette singulière procession: quatre hommes portant un objet lourd, de taille humaine, inerte comme un cadavre, deux autres hommes avec des flambeaux, et par-derrière un vieillard cassé, tremblotant, qui suivait, la tête dans l’estomac, comme un pleureur derrière un cercueil.


L’ombre attendit que la dernière fenêtre redevînt noire après avoir brillé. Alors, l’ombre se redressa.


C’était un homme jeune encore et agile. À l’aide du crochet de Vincent Carpentier, que nul n’avait songé à détacher, le nouveau venu se laissa glisser dans le jardin, et gagna la petite porte, dont il tâta la serrure, avec sa main d’abord, puis avec un instrument de fer.


Pendant cela, le cortège, après avoir traversé successivement toutes les chambres du rez-de-chaussée, s’arrêtait dans la dernière pièce: celle qui, dans le plan de Vincent Carpentier, était marquée d’un point rouge.


C’était une très grande chambre, entièrement boisée de chêne. Les moulures des panneaux se relevaient çà et là par quelques dorures qui avaient passé et ne luisaient plus.


Le meuble était antique. La belle et riche tapisserie qui recouvrait les sièges avait perdu toutes ses couleurs.


Il n’y avait que deux portraits pendus aux lambris.


Ils se faisaient face.


L’un représentait le colonel Bozzo-Corona, l’autre l’aîné de ses petits-fils, le marquis Coriolan, qu’il pleurait depuis des années.


Ces deux portraits sautèrent aux yeux de Vincent, qui les reconnut quoiqu’il ne les eût jamais vus.


C’étaient les deux figures du tableau de la galerie Biffi.


C’étaient aussi les deux portraits si bien décrits dans le récit de Reynier: ceux qui ornaient la chambre du Père-à-tous, dans cette maison mystérieuse et en quelque sorte fantastique que le jeune peintre n’avait jamais pu retrouver aux environs de Sartène; la chambre où la vieille Bamboche avait servi deux fois à souper, à Reynier d’abord, ensuite à Coyatier dit le marchef.


La ressemblance du colonel était frappante. Le portrait du marquis Coriolan, imberbe, avec ses traits de marbre blanc repoussés par le noir mat de sa grande chevelure, changea pour quelques secondes le cours des pensées de Vincent.


Il y avait pour lui trois êtres qui vivaient sous cette apparence inanimée: le meurtrier du tableau Biffi, l’inconnu de la rue des Moineaux, et cette femme qui lui faisait peur maintenant, parce qu’il ne pouvait plus protéger son Irène: la mère Marie-de-Grâce…


Le long du mur qui touchait au jardin – à la place même indiquée sur le plan de Vincent par le point rouge – il y avait une alcôve, et dans l’alcôve un lit d’ébène à colonnes massives, autour duquel se drapaient de sombres rideaux.


Vincent fut déposé par ses porteurs sur le tapis, où il resta étendu. Piquepuce d’un côté, Cocotte de l’autre, se penchèrent au-dessus de lui pour lui demander ironiquement comment il se trouvait.


Le colonel se mit dans un grand fauteuil qui était auprès de l’alcôve.


– Voilà une jolie petite expédition, mes bijoux, dit-il, et bien faite. J’ai à causer avec ce vilain laid, qui a payé mes bontés par la plus noire ingratitude. Voyez voir à me consolider toutes ces ficelles. Mettez-en d’autres, s’il le faut. Je le veux empaqueté comme un colis – car je ne suis pas bien fort, vous savez, et s’il parvenait seulement à recouvrer l’usage d’un seul doigt, il serait capable de m’écraser comme une puce.


Cocotte, Piquepuce et les autres, obéissant à cet ordre, s’occupèrent aussitôt à resserrer les liens de Vincent.


Les cordes étaient neuves et bonnes. Chacun voulant montrer son zèle, on prit un véritable luxe de précautions, et Piquepuce quand l’opération fut achevée, put dire:


– Le voilà ficelé comme un pétard!


Le colonel alors se leva et vint examiner lui-même l’ouvrage.


Il fit encore ajouter çà et là un tour ou une demi-clef, de sorte que ce fut un chef-d’œuvre de garrottage.


Il n’y avait pas un pouce du corps de Vincent qui n’eût son entrave ou son nœud.


– À la bonne heure, mes chéris, fit le vieillard, sincèrement satisfait. Cela vaut une douzaine de camisoles de force. Demain, vers les dix heures du soir, il fera jour. Peut-être que l’on creusera un trou dans le jardin. Maintenant, allez souper ou déjeuner, à votre choix. Toute la journée la caisse sera ouverte et vos petits comptes seront prêts. À vous revoir.


Il adressa à chacun un signe de tête paternel qui équivalait à un congé. Les six bandits prirent la porte.


– Ne fermez pas, dit encore le colonel, j’aime le grand air. Allez-vous-en par la rue Thérèse, le concierge a des ordres.


Quand il fut seul, il s’enfonça de nouveau dans sa bergère.


Vous eussiez fait tout Paris sans trouver une figure plus placide et plus calme que la sienne.


Vincent, lui, avait subi un tel choc, que ses facultés restaient presque annihilées. Et pourtant il avait compris le sens de cette terrible parole prononcée si tranquillement:


– Peut-être qu’on creusera un trou dans le jardin.


Il restait immobile et comme mort, paralysé par son abattement plus encore que par ses liens.


Le colonel, qui le considérait d’un air en vérité tout amical, secoua la tête doucement et dit:


– Imbécile!


Malgré lui, Vincent releva les yeux.


– Imbécile! répéta le vieillard. Ce n’est pas pour te chagriner que je te dis cela, mon pauvre garçon, mais puisque tu croyais au trésor, pourquoi as-tu entamé la lutte? On ne se bat pas contre tant d’argent.


Il sortit de sa poche une boîte d’or, entourée de perles fines, sur laquelle était le portrait de l’empereur de Russie, et l’ouvrit pour y prendre deux ou trois grains de tabac qu’il flaira à distance.


– Il en est de tout comme de ceci, poursuivit-il; je n’ai besoin de rien ou plutôt je ne puis user de rien. Un éternuement me casserait. Sais-tu combien il y a de grains de tabac dans un cornet d’un sou? combien de bouchées dans un pain? combien de gouttes de vin dans un verre? Je vis avec une bouchée de pain, une goutte de vin et le grain de tabac est mon excès. Je me propose même de renoncer à cette mauvaise habitude. Fifi, à part mon loyer et mes écuries, je ne consomme pas la valeur de vingt centimes pas jour.


«Remarque bien ceci: La richesse est moqueuse comme toutes les grandes dames. Elle fait ses farces peut-être en tapinois, avec de forts garçons comme toi, mais elle glisse entre leurs bras vigoureux et ne se laisse prendre en définitive, que par ceux qui ne peuvent plus… hé! hé! hé! Il eut un rire paisible.


– Ces cordes me font souffrir beaucoup, dit Vincent.


Une véritable angoisse lui avait arraché ces paroles, les premières qu’il eût encore prononcées.


– Patience, mon fils, je ne t’ai pas lié pour te faire souffrir, mais pour causer en toute sûreté avec toi. La cruauté n’est pas dans mon caractère; seulement quand la question de précaution ou d’utilité se présente, je n’ai jamais de vaines délicatesses. Cette ligne de conduite me réussit depuis près de cent ans; tu conçois que je n’ai pas idée de m’en départir. Que diable! j’ai bien le droit de tuer une heure ou deux de temps avec toi, qui voulais me voler plus d’or que n’en rapporte l’impôt du royaume de France. Qui sait, d’ailleurs? On dit que le premier chien de chasse fut un loup dressé à étrangler ses frères. Je suis entouré de loups. Que dirais-tu si je te laissais vivre en te donnant chez moi un emploi de chien de chasse?


Vincent baissa les yeux et murmura:


– Ces cordes m’entrent dans la chair.


– Patience! Tu avais apporté des pistolets et un poignard, ce n’était pas par intérêt pour moi, mon bibi. Je prends ici ma récréation; pense donc! Les nuits sont si longues quand on ne dort jamais, et tout l’argent du monde ne peut acheter le sommeil.


Il poussa un gros soupir et reprit:


– On pourrait faire quelque chose de toi, si tu n’étais menacé de mort subite. Tu as bien calculé, sinon bien manœuvré, et j’ai eu un petit frisson dans le dos, sangodémi! quand j’ai su que tu avais piqué un point rouge sur ton plan, juste au bon endroit.


Son doigt tendu montrait l’alcôve.


L’œil de Vincent suivit involontairement ce mouvement, et malgré le martyre qu’il subissait, une flamme s’alluma dans sa prunelle.

XXV Trésor antique

– Eh! eh! fit le vieillard, en voyant briller cette étincelle dans les yeux de son prisonnier, tu as beau te sentir condamné, la passion n’est pas morte en toi. Tu gardes le désir de voir mon trésor. C’est bien! je comprends cela, et je m’engage à contenter ton envie avant de te mettre à la porte pour l’autre monde. Patience! Tu vas t’habituer à ces cordes. Dis-moi un peu: te serais-tu reconnu ici?


– Non, répliqua Vincent, l’œil fixé sur l’alcôve.


– Nous y avons passé de bonnes soirées. Il faisait froid, te souviens-tu, par ces nuits d’hiver? Le poêle était là, derrière moi. Comme il ronflait! Tu ne peux pas m’accuser de t’avoir pris sans vert, je t’avais prévenu. Mais à quoi servent les avertissements? L’amour qui rend fou, l’amour d’une femme n’est rien auprès du délire de l’or. Je ne t’en veux pas, tu sais. J’aurais fait comme toi, seulement, je ne me serais pas laissé prendre. Qu’espérais-tu? Le hasard t’avait appris l’histoire du vieux lion: doux comme un agneau, c’est certain, mais dévorant jusqu’à ses petits quand ils rôdent autour de son or, – autour de son âme! Tu sais comme j’aime Francesca, ma Fanchette chérie, ma dernière tendresse, eh bien! si Francesca savait ce qu’il y a derrière ces rideaux…


Il s’interrompit et montra de son doigt aigu le portrait de jeune homme pendu à la boiserie.


– Celui-ci était le frère de Fanchette, ajouta-t-il, et je l’aimais – il est mort.


– Tuez-moi tout de suite, murmura Carpentier en un gémissement. Ma chair se gonfle sous ces liens; ces cordes sont des fers rouges qui me brûlent. Je ne peux plus supporter ce supplice!


Une convulsion agita tout son corps.


– Povero! dit le vieillard, je connais cela, Quand j’ai des souliers qui me gênent, j’en pleurerais! As-tu des cors? Ce jeune Reynier doit être un joli garçon maintenant, hé? Son aventure de la campagne de Sartène pourrait bien lui amener des désagréments quelque jour. Il y a d’autres papillons que toi, mon bon, qui sont en train de se brûler à la chandelle. Je les connais comme je te connaissais: tous mes amis et amies, ces chers Compagnons du Trésor qui n’auront jamais un sou de ma tirelire et qui viendront l’un après l’autre – ou tous ensemble – butter contre le bord de ma trappe! Qu’est-ce que va devenir Irène, ta petite demoiselle? Je pense à tout, moi!


La gorge de Vincent rendit une sorte de râle.


– C’est bête, fit le colonel, tu n’avais qu’à rester tranquille. Je t’avais pris gâcheur de mortier pour faire de toi un gentilhomme. Tu as passé six ans à tresser la corde qui va te pendre; c’est bête. Je comptais m’amuser avec toi et te rappeler nos voyages de nuit. Hein! te souviens-tu: «Avez-vous quelque chose à déclarer?» C’était drôle… Mais tu ne m’amuses plus du tout, bonhomme. Je crois que j’ai sommeil. Je vais te montrer ce que tu avais si grande envie de voir, et puis nous irons nous coucher, moi dans mon lit, toi…


Il n’acheva pas, et rien ne saurait peindre l’atroce bonhomie de son sourire.


Il se leva et fit un pas vers le lit.


À voir d’un côté la débilité de ce corps vieilli, usé jusqu’à la transparence, et de l’autre la pesante masse du lit à colonnes, il n’y avait pas à penser que le colonel pût seulement le remuer d’un quart de ligne.


Pourtant, il n’eut qu’à toucher un des lourds piliers pour mettre en mouvement le meuble, qui roula d’un temps au milieu de la chambre comme un wagon glisse sur le rail, découvrant ainsi la profondeur entière de l’alcôve.


Le colonel jeta un regard de côté sur Vincent, pour voir l’effet produit par ce premier coup de théâtre.


Vincent était immobile, les yeux fermés, la bouche contractée.


– Est-ce que j’ai trop tardé, murmura le vieillard d’un air mécontent. Aussi les imbéciles ne savent pas lier un homme sans l’étouffer! y sommes-nous, ma biche? attention!


À l’endroit même où posait naguère le pied du lit, le colonel tâta le parquet, dont une feuille se souleva. Vincent ne put voir ce qu’il y avait dans le trou. Mais ce devait être une serrure, car le colonel y introduisit une clef qu’il fit jouer:


Après quoi il replaça soigneusement la planche et se releva.


Son doigt caressa la boiserie, au fond de l’alcôve; la muraille s’ouvrit aussitôt, laissant voir l’intérieur de la cachette que nous avons décrite si minutieusement aux premiers chapitres de ce livre.


Je dis «laissant voir» parce qu’il y avait une lampe à trois becs, en or massif, rehaussée de pierres précieuses, allumée et suspendue à la voûte.


Cette lampe avait la forme de celles qui brûlent nuit et jour devant l’autel de la Vierge dans les églises d’Italie.


On lui avait imposé cette apostasie d’entretenir le feu sacré dans le sanctuaire d’une autre religion.


Nuit et jour encore, elle éclairait cet antre où le démon de l’or avait son tabernacle.


Je ne sais comment dire cela. Les rayons de cette lampe, en touchant les yeux de Vincent, relevèrent ses paupières. Sa poitrine oppressée rendit un grand soupir. Tout son corps, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne, se contracta sous l’effort d’un spasme qui le fit glisser en avant. Son cou se tendit, sa bouche devint béante.


– Allons, allons! dit le colonel avec une évidente satisfaction, voilà le vil métal qui agit. Tu te sens mieux, ma vieille?


Vincent ne répondit pas. Il restait comme écrasé sous le coup d’une fascination extatique.


– À la bonne heure, à la bonne heure! fit encore le vieillard, tu ressuscites. L’or est un fier magnétiseur! Et tu sais, bibi, tu ne vois ici que les bagatelles de la porte. Est-ce joli? Est-ce bien arrangé! Ah! ah! mon gars, c’est toi qui a creusé la coque, mais c’est moi qui ai disposé l’arrimage. Et je dis que c’est un chef-d’œuvre! Il n’y a pas un centimètre de perdu. Du bien partout! regarde seulement la voûte. Quelle ondée de paillettes!


C’était là que les yeux de Vincent s’étaient d’abord fixés. La lampe, par elle-même, éclairait peu. Il ne s’en échappait que ces lueurs mystiques, à peine suffisantes pour rendre visibles les pieuses ténèbres des chapelles.


Mais chacun de ces rayons était saisi, répercuté, multiplié et avivé par la voûte, toute constellée d’aigrettes, de girandoles, de colliers et de rivières, où les diamants, les rubis, les émeraudes et les saphirs avilis au métier de cristaux vulgaires, foisonnaient comme les pendeloques autour des bougies d’un lustre.


Le regard s’enivrait, ébloui, à contempler ce prodigieux firmament, tandis que l’esprit, malade d’un vertige, essayait d’en supputer l’incalculable valeur.


Il disait vrai, ce vieux serpent. L’éther paralyse la douleur, et il y a des extases morales plus puissantes que l’ivresse du chloroforme.


Vincent était de pierre. Son angoisse physique faisait trêve. Il écoutait, il regardait, bercé par un indicible vertige.


Les yeux du vieillard allaient de ce vertige au trésor qui le faisait naître. Ce fut d’abord une jouissance tranquille, puis la fièvre le gagna peu à peu.


Il essaya de ricaner, il ne put.


L’émotion de Vincent produisait sur lui un effet extraordinaire.


– J’en ai vendu beaucoup, de ces pierreries, beaucoup, beaucoup, reprit le vieillard dont la voix tremblait de componction. Nous ne sommes plus au temps où les capitaux dormaient paisiblement dans leur lit. J’avais des bracelets à remuer à la pelle, et des médaillons, et des ferronnières, et des ciboires, et des saints-sacrements, et des encensoirs…


«J’ai eu vingt mille écus romains rien qu’avec le calice d’un Borgia… et dix mille ducats de la mitre du cardinal-archevêque de Grant, primat de Hongrie… À cinq du cent, c’est déjà, pour les deux objets, trente bonnes mille livres de rente… et mon argent me rapporte mieux que cela. Je parie que tu ne sens plus tes cordes?


«Rien que pour une mitre et un calice, dis donc! trente mille francs de rentes! Et j’en avais cent, j’en avais mille. Là-bas, nos Vestes-Noires étaient de bien bons chrétiens, mais cela n’empêche pas de piller les églises. Tu vois que je te parle la bouche ouverte? À quoi sert-il désormais de se gêner avec toi? D’ailleurs, tu savais d’avance la source de ces richesses. Pauvre minet, quelle peine tu as prise pour te casser le cou! Moi qui te parle, j’ai soupé dans le trésor de la cathédrale de Sienne, et j’ai passé une nuit à faire mon choix dans les salles du Vatican.


«Ce serait bien plus beau à voir, je ne dis pas non, si j’avais gardé toutes mes splendides conquêtes amoncelées comme elles étaient dans cette cave… tu sais? La cave du tableau de la galerie Biffi… le jour où le jeune homme qui est maintenant un vieillard tua le vieillard qui maintenant revit dans un jeune homme dont la main tient aussi un poignard… C’est la loi, c’est notre loi. Par deux fois, j’ai tué le vengeur qui en voulait à ma vie. C’était mon droit. Le troisième viendra, si je ne le tue pas, il me tuera.


Sa tête ridée et jaune s’était inclinée sur sa poitrine. Il parlait d’une voix lente, mais ferme.


Vincent n’écoutait plus… Son âme était dans ses yeux, qui plongeaient tout au fond de la cachette où chaque pouce carré de la muraille représentait une fortune, tandis que des pilastres composés de colonnettes, faites avec ces larges pièces de cent quarante lire à l’effigie des princes de la maison de Savoie, rois de Piémont, de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, montaient du sol à la voûte.


Car il y avait de la mise en scène considérable dans l’arrangement de ce réduit sans doute unique au monde.


Le trésor moderne qu’on ne voyait point à première vue, et dont nous n’avons pas parlé encore, ne pouvant parler aux yeux, on lui avait laissé pour enveloppe et pour parure les splendeurs naïves du trésor antique.


C’était là une prodigalité, car ce luxe enfouissait un capital énorme; mais toute royauté a son faste nécessaire, et ce miraculeux amas de richesses pouvait bien payer sa gloire.


Le vieillard avait cessé de parler. Il songeait.


Vincent dévorait des yeux ces richesses que ses rêves les plus extravagants n’auraient pas devinées.


– L’or appelle le sang, murmura le vieillard après un silence, parce qu’il se souvient de son origine; je défie qu’on trouve un tas d’or un peu haut et un peu large à la base duquel il n’y ait du rouge. L’or qui est là, représente un lac de sang, pourquoi? parce qu’il y en a assez pour faire une montagne.


Il se redressa et porta de nouveau son regard sur Vincent, absorbé dans l’agonie de sa contemplation.


– Tu ne vois rien, dit-il avec une soudaine emphase. Celui qui posséderait tout ce que tu vois serait un mendiant misérable, auprès du maître des choses que tu ne vois pas. Ceci est l’enveloppe vile qui recouvre le fruit précieux. Fais appel à ton imagination, c’est-à-dire à ta folie, je gage que ta folie, exagérant le possible et l’impossible aussi, restera à cent lieues de la vérité. On peut mourir après avoir vu ce que tu vas voir. Et regarde moi: Tout ce que tu vas voir m’appartient: Je suis le Maître!


Il semblait avoir grandi, et tel fut l’impérieux accent de sa voix qu’elle rompit la fascination de l’or.


Vincent détourna ses yeux du trésor pour les porter sur ce vieil homme dont la face ravagée jetait un funèbre rayonnement.


Rien ne chancelait plus en lui; il se tenait droit et ferme. Sa prunelle lançait un éclair orgueilleux. Il répéta:


– Je suis le Maître. Cet or ne connaît que moi. Il y a là des milliers d’intelligences, des milliers de vaillances, des milliers de consciences; elles sont à moi!


Tout passe ici-bas, tout excepté deux choses qui passeront peut-être à leur tour, mais qui vivent encore, malgré leurs ennemis et surtout malgré leurs fidèles: Dieu et les rois.


Je ne sais pas ce que c’est que Dieu – à moins qu’il ne soit un tas d’or encore plus gros que le mien.


Je me suis toujours gardé de blasphémer Dieu: s’il existe, c’est dangereux, s’il n’existe pas, c’est inutile.


Les rois sont des hommes qui font ce que j’ai fait en s’y prenant autrement. Leur couteau s’appelle la guerre et quelquefois la loi.


Je ne voudrais pas de leur métier qui est misérable parce que leur splendeur blesse les yeux du vulgaire et qu’il y a autour de leur trône des myriades de braves gens qui essayent de débiter leur puissance comme le bois dont on fait les allumettes, pour en avoir chacun son petit morceau.


J’ai vu les révolutions qui font briller la fierté humaine comme le choc d’une pierre arrache à l’acier des gerbes d’étincelles.


Ceux qui vivront assisteront à d’étranges spectacles: Quand on aura remué le monde comme on démolit pour rebâtir, sera-ce un palais qui remplacera une masure, ou sera-ce une masure qui remplacera un palais?


Cinq cents fractions de roi valent-elles plus ou moins qu’un roi?


Dix mille copeaux seraient-ils supérieurs à cinq cents bûches?


Un million d’allumettes auraient-elles plus de vertu que dix mille copeaux?


Moi, j’aime mieux l’arbre entier, parce que je n’ai pas d’intérêt. Je suis plus qu’un roi.


La vraie revanche du passé serait un état où tout le monde serait roi, excepté le roi qui irait tout seul en prison et payerait l’impôt tout seul…


Il s’interrompit en un rire doux et véritablement bon enfant.


– Tu ne m’écoutes pas, garçon, dit-il, quoique je parle mieux qu’un livre. Tu es occupé à compter les Charles-Albert en or qui forment le pilastre de gauche. C’est un curieux travail, je t’approuve et je vais t’aider. Il y a 3000 pièces dans chaque pile et 25 piles dans chaque colonnes ce qui donne 75 000 Charles-Albert, lequel chiffre multiplié par la valeur de cette superbe monnaie, 140 lire, fournit dix millions et demi de lire ou de francs…


– C’est mensonge ou démence! murmura Carpentier qui ferma les yeux.


Il y a quatre de ces piliers. Est-ce que tu aimes mieux la colonne Vendôme, toi; bibi! Moi je trouve que ça tient trop de place. Voyons, remets-toi, nous n’avons pas fini. C’est à peine si nous commençons. En fait de colonnes, chacun va selon ses moyens, le roi a du cuivre et moi de l’or. Nous allons passer à un autre exercice.

XXVI Trésor moderne

Était-ce bien vrai, tout cela! N’y avait-il point quelque fantasmagorie dans ces centaines de millions que le colonel Bozzo appelait «les bagatelles de la porte»?


On dit que certains poisons, délivrés à trop haute dose n’empoisonnent plus. Si on veut tuer, il ne faut pas exagérer la quantité raisonnable de mort-aux-rats, sans quoi, l’estomac, révolté du premier coup, expulse la drogue et se garde lui-même.


Ainsi est-il dans le domaine de l’imagination. L’excès amène l’invraisemblance. L’esprit fait ici comme l’estomac, il rejette.


J’ai hésité, je l’avoue, devant l’inventaire effrayant que ce vieillard, arrivé au terme de l’âge, dressait avec une inexprimable volupté pour son prisonnier condamné à mort.


Les sauvages du Nord-Amérique n’en agissent pas autrement; ils torturent leurs captifs avant de les massacrer.


Et il y a, tous les voyageurs l’affirment, une ivresse dans le paroxysme même de ces souffrances barbarement prolongées. Ceux qui vont mourir chantent.


Vincent restait muet, mais son ivresse était plus profonde et son exaltation plus ardente que le transport bruyant des captifs du désert.


Un immense émoi pesait sur sa pensée, sa seule souffrance était désormais le doute.


Il eût voulu voir de plus près, toucher, palper – jeter bas ces prodigieuses architectures et se rouler, et se baigner dans leurs sonores débris.


Il y avait des années qu’il poursuivait ce rêve dans la veille et dans le sommeil. Il avait imaginé des féeries auxquelles il croyait et ne croyait pas en même temps, comme ces amoureux qu’un doute ferait mourir et qui doutent toujours, et qui vivent.


Son rêve se réalisait enfin, poussé tout à coup à une puissance tellement imprévue que le doute persistait et même grandissait, côte à côte avec la certitude.


C’était l’impossible, affirmé par le témoignage des sens, mais nié par la raison en révolte.


Le carreau, sous lui était mouillé, parce que les chevilles de ses pieds et de ses poignets saignaient. Il n’en savait rien.


Il vivait en dehors de lui-même et la pensée de l’or le pénétrait comme une autre âme.


Le vieillard semblait jouir de ce spectacle et pensait tout haut:


– C’est le magnétisme, c’est la sorcellerie de l’or!


– Sais-tu que tu étais un beau mâle? ajouta-t-il, parlant déjà au passé comme s’il eût été en face d’un défunt. Quel âge as-tu? Je te guettais. Quand j’ai vu que tu n’aimais ni les jeux, ni la table, ni les femmes, je me suis dit tout de suite: il se souvient! Or, je t’avais commandé d’oublier: tu m’as désobéi!


Pour combien de millions y a-t-il de diamants? balbutia Vincent.


Le vieux se mit à rire et haussa les épaules.


– Tu vas voir! prononça-t-il d’une voix que l’émotion gagnait, à quoi bon compter les gouttes d’eau que l’Océan laisse sur le sable des grèves? Ce n’est rien. Tu vas voir!


Il s’arrêta pour prêter l’oreille et un nuage passa sur son front.


– Ce sont des bruits qui n’existent pas et que je crois toujours entendre, murmura-t-il. J’ai de quoi remuer l’univers, mais rien ne peut défendre contre l’inquiétude, parce que rien ne peut faire obstacle à la destinée. J’entends souvent des pas qui sonnent dans ma tête. Voici deux jours que je ne me suis occupé du fils de mon fils, c’est une faute; tu es cause de cela, tu absorbais mon attention. Demain, je veillerai pour trois jours.


Il traversa la chambre péniblement et ferma à double tour la porte qui donnait accès dans le salon. Il n’y avait que cette issue. En revenant, il dit encore:


– D’autres veillent pour moi. Je suis fou d’avoir peur. Il est seul, il est pauvre, et nous ne sommes ici ni dans les maquis de la Corse, ni dans les gorges de l’Apennin. J’ai ma police, j’ai mon armée. D’ailleurs l’or se défend de lui-même. Si je ne t’avais pas mis un nœud coulant autour de la gorge à toi qui rôdais aussi autour de mon bien, tu aurais peut-être étranglé le comte Julian…


– C’est certain! s’écria Vincent: celui-là je le hais!


– Et les Compagnons du Trésor, poursuivit le colonel qui reprenait sa gaieté placide, mes meilleurs amis qui sont mes ennemis mortels l’ont condamné comme ils t’avaient condamné, parce que, comme toi, il a refusé le partage. Vous voulez tout, lui et toi, vous avez raison, mais vous en mourrez. C’est dommage. Arrivons à notre affaire; je vais casser la noisette pour toi, mon mignon et te montrer enfin la véritable amande qui est sous cette coque de clinquant. Ce n’est plus à tes yeux, c’est à ton esprit que je m’adresse.


Il avait traversé l’alcôve pour entrer dans la cachette même où la lumière de la lampe éclairait son étroite douillette ballottant autour de la maigreur de son corps.


Au fond de la cachette, juste en face de l’entrée, se trouvait une vaste caisse de fer dont la forme austère et la sombre couleur contrastaient avec les éblouissements environnants.


L’œil va d’abord aux choses qui brillent; Vincent n’avait même pas remarqué ce coffre-fort.


Mais dès que les paroles et l’action du vieillard lui eurent signalé la caisse comme contenant la merveille des merveilles, son imagination surexcitée travailla et son regard avide dévora d’avance ce miracle inconnu qui était à l’or et aux diamants ce que le diamant et l’or sont eux-mêmes à l’écrin sans valeur qui les renferme.


Le vieillard procédait avec lenteur et choisissait parmi les clefs d’un trousseau celle qu’il allait introduire dans la serrure de la caisse.


– D’ordinaire, dit-il en prenant l’accent oratoire des professeurs, les gens de mon âge nient le progrès. Moi, pas si bête, je lui tends la main et j’en profite. De mon temps un trésor était ce que tu viens de voir: une chose splendide, mais inerte, improductive, je ne blâme pas du tout l’ancien trésor qui est le plus royal de tous les luxes, mais aussi le plus coûteux, je dis seulement qu’il faut en prendre et en laisser. Le siècle qui a inventé la vapeur, le télégraphe électrique et la photographie ne peut pas permettre à la richesse de sommeiller comme la Belle au bois dormant. En bonne administration, pour satisfaire l’œil et le cœur, on doit garder des apparences, mais le gros de la fortune travaille. C’est le bon sens qui veut cela. Depuis quarante ans, sans fausses clefs ni bris de serrures, j’ai plus que triplé ma grenouille en faisant d’honorables placements.


Il avait de ces mots familiers qui donnaient à son entretien une remarquable saveur.


Depuis le règne des caissiers qui grattent, le mot grenouille s’emploie du reste, dans les bureaux les plus respectables.


Tout en parlant, le vieillard faisait tourner la clef dans la serrure, et le battant de fer roula bientôt sur ses gonds, laissant voir l’intérieur de la caisse.


La poitrine de Vincent rendit un long soupir, qui disait tout son désappointement.


Aucun rayon ne s’élança hors de ce carré sombre où étaient rangées des piles de papiers, marqués par des étiquettes, aucun reflet chatoyant ou brûlant, aucune flamme.


C’était sérieux et froid comme le casier d’un notaire.


Et pourtant le vieillard se tenait au-devant de la porte ouverte dans une attitude de profonde dévotion.


Sa respiration pressée, presque haletante, venait jusqu’aux oreilles de Vincent, et tandis que ses mains se joignaient, tombant sur les plis de sa douillette, on pouvait voir les tressaillements rapides qui couraient, agitant tout son corps.


– Il y a eu de très belles choses là-dedans, dit-il d’un ton qui baissait malgré lui, des choses qu’on aime à contempler. C’est là qu’était le fameux billet du Royal-Exchange, marqué du chiffre 50 000, chaque unité exprimant un pound, et le tout valant, par conséquent, un million deux cent cinquante mille francs, argent de France. Il y avait douze banknotes de 25 000 livres sterling, trente-deux de 20 000 livres, quarante-trois de 15 000, cent trois de 10 000, et deux cent soixante de 5000. Cela ne tenait pas beaucoup de place. Je les ai eus dans ma poche, avec mon mouchoir par-dessus, mais cela valait aux environs de quatre millions sterling. Cent millions de Francs, tout juste! C’est un joli denier, hein, bibi? Et houp!


La tête de Vincent, qui s’était redressée pendant ce calcul, tomba comme si son intelligence eût subi un écrasement.


– Tu ne dis rien? fit le vieillard. Ils sont partis tous ces billets doux, et tous les diamants de Saint-Pierre les ont suivis, et un tas d’autres curiosités. Je leur ai dit: «Petits paresseux que vous êtes, allez et multipliez…» Et ils m’ont obéi, ma chatte, car l’argent ne demande qu’à germer. Laisse faire un écu de cent sous, il deviendra pistole, puis doublon, puis quadruple. Le grand chêne du roi à Fontainebleau est un ancien gland. Il a, dit-on, sept siècles. Un sou qui aurait travaillé pendant le même espace de temps serait aussi grand que la Chine et serait tout en or!


Il mit sa main tremblotante sur une des piles de papiers, qui étaient rangées en bon ordre et occupaient tout le devant de la caisse.


– Voilà! reprit-il: un tendre père est souvent obligé de se séparer de ses enfants. Les miens sont partis, puis revenus avec leurs nouvelles familles. Il y en a tant et tant que je n’en sais plus le compte. Ne méprisons pas Crésus, qui ne savait rien, sinon engranger l’or ou le mettre en meules, c’est déjà bien joli, mais ne l’imitons plus. De nos jours, Harpagon, lui-même, mettrait des titres dans sa cassette.


Le papier, mon fils, c’est l’or actif, intelligent, vivant. J’ai fondu mes lingots, je les ai monnayés puis prêtés à tous les souverains de l’univers et à toutes les grandes entreprises. Jamais de spéculations malsaines! Je hais le risque, j’abhorre le jeu. Tout doit être profit pour le bon père de famille, rien ne doit être perte. – Et le chêne grandit, sûrement, fatalement, et chaque gland qui mûrit, piqué en terre, fait un arbre, lequel laisse tomber à son tour d’autres glands qu’on sème. C’est un bosquet, puis un bois puis une immense forêt!


Dans ce coffre, modeste comme l’armoire où l’avocat serre ses dossiers, il y a assez de créances exigibles pour mettre l’Europe en banqueroute, et l’Amérique aussi. C’est un mystique océan où tombent chaque année, sous forme de rentes, des fleuves, de véritables fleuves… Et je suis fort, va garçon, car je ne meurs pas de cette ivresse!


Sa voix haletait. Il essuya la sueur de son front.


Vincent demanda, redevenu enfant par l’ébranlement terrible qui secouait sa pensée:


– Y a-t-il bien un milliard?


– Il y a plus, il y a tout! répliqua le colonel dont les yeux eurent une lueur de folie. Il y a moi qui suis le bailleur de fonds de vingt boutiques royales, impériales ou républicaines: la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, les États-Unis, que sais-je? Je suis la force de l’argent à laquelle rien ne résiste. Il m’arrive de m’endormir le soir en songeant que – si je voulais – je ferais trois petits tas de poussière avec les trois maisons Rothschild, qui passent pour les plus puissantes cavernes de l’univers. Je n’aurais pour cela qu’à lever le doigt: leur crédit est là sans qu’ils s’en doutent – là, sur cette planche, dans ce coin qui pourrait demander à leurs caisses dix, vingt, cent millions, l’impossible! D’autres fois, je berce mon insomnie en faisant des révolutions; l’argent fait tout. Hier, l’idée m’a poussé d’acheter un empire. Ce ne serait pas très cher, et, comme spéculation, on pourrait tirer de ses capitaux un intérêt sortable, mais…


Il s’interrompit en un petit rire sec et méprisant.


– Empereur! prononça-t-il du bout des lèvres, allons donc! Les souverains sont tous de pauvres hères qui ont grand-peine à nouer les deux bouts. Je les ai vus de près, ces maîtres qui commandent tout haut et qui tout bas obéissent. Regarde-moi, fifi: je vaux dix empereurs!


Il ne riait plus. Il avait redressé sa taille caduque dans une tentative de majestueuse attitude où il y avait de l’enfantillage et de la grandeur.


Car il était à la fois ridicule et formidable.


– Regarde-moi, répéta-t-il, je suis l’Or. Ce n’est pas aux rois qu’il faut me comparer, ni à rien de ce qui vit sur la terre. J’ai deux rivaux: l’un au ciel, l’autre en enfer: car il n’y a que Dieu, si Dieu est, et le démon, si le démon existe, qui puissent dire comme moi: tout m’appartient, puisque j’ai dans la main le prix de tout!


Il repoussa la porte de la caisse qui rendit en se fermant un son métallique.


– N, i, ni, dit-il, c’est fini, mon bibi, tu as tout vu, tu as vécu. Me voilà qui ai sommeil, il faut nous dépêcher. Lequel aimes-tu mieux: un coup de stylet au cœur: je sais la route, tu ne souffriras pas, ou un grain de poison sur la langue: j’en ai plus qu’il ne faut dans le chaton de ma bague. Choisis.


– Alors, fit Vincent au lieu de répondre, il y a bien deux milliards? Peut-être trois?


Le vieillard tourna vers lui son regard presque attendri.


– La mort ne te fait donc rien, bonhomme? murmura-t-il. Ah! tu es un gentil garçon, qui aime bien l’argent! mais c’est égal, tu connais le secret qui tue… vrai, mon pauvre Vincent, je te regretterai.


Il sortit de sa cachette, dont la porte se referma comme celle de la caisse.


Puis il fit glisser le lit à colonnes qui, cédant aussitôt à l’effort de son faible bras, reprit silencieusement sa place au fond de l’alcôve.


La gorge de Vincent rendit un large soupir. La souffrance physique semblait renaître en lui avec l’angoisse morale. Le charme qui le tenait était détruit.


Il regarda, avec une indicible terreur, le vieillard qui venait à lui et qui tenait un poignard à la main.


Il essaya de remuer – de se défendre peut-être, mais les cordes, resserrées par l’humidité de son sang, lui arrachèrent une plainte, en entrant plus avant dans sa chair.


Il voulut crier, mais le cri de détresse expira sur ses lèvres, parce que le colonel venait de s’arrêter, la tête penchée en avant, l’œil grand ouvert, la bouche convulsive, dans l’attitude de l’étonnement et de la terreur.


Un pas lent, mais sonore et sec, se faisait entendre dans la pièce voisine.


– C’est lui! murmura le vieillard, qui laissa échapper son arme. C’est lui!


Au-dehors, on tourna le bouton de la porte.


Comme la porte résistait, une voix grave s’éleva, qui dit:


– Mon père, c’est moi, ouvrez, il fait jour!


Qui, toi? balbutia le colonel, au comble de l’épouvante.


La voix répondit.


– Le comte Julian Bozzo-Corona, votre petit-fils. L’heure a sonné. Je viens prendre votre héritage, mon père, et venger ceux qui sont morts.

XXVII La voix du vengeur

La nuit continuait d’être profonde, malgré l’affirmation de celui qui était de l’autre côté de la porte, et qui disait: il fait jour.


Aucune lueur ne blanchissait encore les fenêtres.


Quand la voix du dehors eut cessé de parler, ce fut un silence morne, absolu comme celui qui doit régner au fond des tombes.


La maison dormait, la ville aussi. Ce n’est plus minuit qui marque l’heure tragique pour les habitants de Paris. À minuit, Paris travaille ou s’amuse. Le sommeil de Paris n’est complet que vers trois heures du matin.


Tous ceux qui ont besoin du sommeil de Paris savent cela.


C’est l’heure du guet-apens, du vol, du meurtre. Paris dort; il est aveugle et sourd, il ne peut plus se défendre.


Dans le grand silence qui emplissait la chambre du Trésor, pendant une minute tout entière, Vincent Carpentier et le colonel n’entendirent que le bruit de leurs propres respirations.


Le colonel ressemblait à un homme que la foudre a frappé.


L’étonnante vigueur d’esprit qui combattait en lui les caducités de l’âge s’était affaissée d’un seul coup.


Il ne restait en lui qu’un misérable débris humain, chancelant et tremblant, incapable de toute résistance.


Le sang-froid, qui était sa maîtresse force, semblait l’avoir abandonné.


Ses yeux, arrondis par la terreur, se fixaient sur la porte. Ses bras tombaient le long de ses flancs.


Deux larmes muettes roulaient dans les rides de ses joues.


Il y avait une chose singulière: Vincent venait d’échapper à une mort certaine et immédiate. La diversion qui venait d’avoir lieu lui avait sauvé la vie, aucun doute ne pouvait exister à cet égard; sans cette diversion, le couteau qui brillait maintenant à terre eût été plongé dans sa poitrine.


Le colonel, en effet, avait eu, au début de l’entrevue, une velléité de clémence ou plutôt d’arrangement. L’idée d’acheter un esclave lui avait traversé l’esprit, mais la réflexion avait changé cela. Vincent en savait trop: il était condamné.


Comme rien ne pouvait arrêter le vieil homme, ni pitié ni scrupule, comme Vincent ne pouvait opposer aucune espèce de résistance, le caprice miséricordieux ayant cédé le pas au caprice sanguinaire dans la cervelle de cet enfant de cent ans, tout était dit.


Vincent aurait donc dû bénir le défenseur providentiel qui s’était mis à l’improviste entre sa poitrine et le poignard. Il n’en était pas ainsi: la fièvre d’or le tenait, glacial et farouche délire qui calcule en dehors de toute logique humaine.


Il n’avait pas eu peur de mourir. Il n’y avait en lui que l’excès de son martyre physique et la pensée de l’or.


Le couteau l’aurait tué sans le distraire du prurit double, souffrance et jouissance, qui exaltait tout son être.


L’amant est toujours du parti du mari.


C’était ici une affaire d’amour. On ne hait pas le mari dans ces drames de la vie commune qui courent nos rues. Le mari a son droit. On se laisse frapper par lui; en le dépouillant, on l’épargne.


Mais le rival! Tout ce qu’un cœur ulcéré peut contenir de haine, on l’entasse sur la tête du rival heureux. Contre celui-là les scrupules ne sont pas de saison. Point de ménagements à garder, point de mesures! Toutes les armes sont bonnes, tous les stratagèmes aussi.


C’est la guerre sans pitié ni trêve. Il faut que l’un des deux ennemis meure.


Certes, au fond de sa douloureuse impuissance, Vincent Carpentier ne raisonnait pas ce sentiment, mais ce sentiment était en lui.


Il voyait, au-delà de la porte fermée, par les yeux de son imagination, la figure de l’ennemi, la figure du vainqueur, cette tête pâle et blanche, plus pâle et plus blanche sous sa couronne de cheveux noirs.


Il voyait ce regard froid comme l’acier, ces joues de femme, imberbes et douces, ce sourire tranquille, mais cruel.


Il ne souhaitait pas d’armes, il ne demandait que deux mains libres pour les nouer autour de cette gorge efféminée et pour l’étrangler avec un râle voluptueux.


Vincent Carpentier n’avait pas bougé depuis son entrée dans la chambre du trésor. Matériellement, il lui eût été impossible d’avancer ou de reculer, ne fût-ce que d’un pouce.


Il restait à la place même où ses porteurs l’avaient jeté, comme un fardeau inerte, auprès du rideau qui se relevait à la partie gauche de l’alcôve.


Il y avait un espace assez large entre le lit et le plan où tombaient les rideaux.


Vincent était un peu en dedans de ce plan, et si les rideaux n’eussent point été maintenus par l’embrasse, il se serait trouvé caché derrière leurs plis.


Nous indiquerons plus exactement encore sa position en disant que tout à l’heure, le colonel avait été obligé de repousser un peu sa tête pour ne la point blesser en dérangeant le lit.


Ces détails sont nécessaires à l’intelligence de l’étrange scène qui va suivre.


Le colonel regardait la porte. Il n’y a point de mots pour peindre la détresse inouïe qui l’écrasait.


Il avait évidemment oublié la présence de son compagnon.


Il balbutia d’une voix piteuse, avec des sanglots d’enfant battu:


– C’est la fin! Personne ne me défendra. Il est entre moi et ceux qui pourraient me défendre. Je vais mourir… Je n’ai pas peur de mourir… Mais mon bien, mon bien, mon bien!…


Ses mains se tordirent en rendant le bruit sec des osselets qu’on remue.


La voix du dehors s’éleva de nouveau, parlant sans hâte ni impatience:


– Mon père, dit-elle, pourquoi ne m’ouvrez-vous pas? J’ai fermé toutes les portes derrière moi, et d’ici que vos serviteurs s’éveillent, il reste encore plus de deux heures. J’ai le temps d’ouvrir moi-même.


Le bruit d’un crochet qu’on introduisait dans la serrure se fit entendre.


Un tressaillement violent secoua tout le corps du vieillard.


Il se redressa à demi, et, plongeant la main sous les revers de sa douillette, il en retira un de ces pistolets américains, tout nouvellement importés en Europe, et que Colt, leur inventeur, avait baptisés du nom de revolvers.


Il en fit jouer les batteries. Un peu de sang revenait à ses joues.


Mais quand il voulut ajuster l’arme, les soubresauts nerveux de sa main le firent de nouveau pâlir et le replongèrent tout au fond de son épouvante.


Le crochet fouillait la serrure qui résistait, car elle était de celles dites à secret.


Mais il y avait dans le mouvement méthodique et lent de l’instrument quelque chose qui dénonçait l’habileté supérieure de l’ouvrier.


Le crochet ne se pressait pas. Il semblait sûr de son fait.


Le colonel se retourna. Il y avait derrière lui une armoire antique, dont les panneaux pleins étaient chargés de sculptures.


Il l’ouvrit et mit à découvert un véritable arsenal.


Sur le devant, se dressait une carabine romaine au canon octogone, dont la crosse était ornée d’une profusion d’arabesques or et nacre.


Le vieillard s’en saisit comme d’une proie.


– J’étais fort! j’étais fort, prononça-t-il par deux fois. Il ne souleva même pas l’arme trop lourde.


Sa main retomba, tandis qu’il disait en un gémissement:


– Ce soir-là, mon père avait ses pistolets, sa carabine, son sabre, et moi, j’étais sans armes. Il était aussi fort que je suis faible. Et pourtant je le tuai avec le propre stylet qui pendait à sa ceinture. Il me dit: «C’est bien. J’ai fait de même autrefois. Un jour ton fils te rendra la pareille.» Et il me donna la clef du trésor. Et il mourut…


Un craquement se fit à l’intérieur de la serrure. En ce moment, la voix du compagnon, que le colonel avait oublié, la voix de Vincent rompit le silence. Elle disait:


– Coupez mes liens, je vous défendrai.


Cette voix secoua le vieillard comme une décharge d’électricité.


Il sembla grandir tout à coup sur ses jarrets affermis. Ses maigres joues s’enflèrent.


Son regard alla de la porte à Vincent, comme si son travail mental eût mesuré le court espace de temps qui lui restait.


Il connaissait la signification précise des bruits que rendait la serrure. Il savait que le pêne avait déjà été reculé d’un tour et qu’un autre tour le jetterait hors de la gâche.


Mais il savait aussi que, pour cette seconde opération, il fallait que le crochet créât ou trouvât un autre point d’appui.


Cela pouvait durer quelques secondes ou plusieurs minutes.


Le colonel sembla prendre un grand parti. Ses jambes retrouvèrent une agilité surprenante. Il s’élança vers Vincent et ramassa en chemin le couteau qui gisait sur le parquet.


Ce n’était plus pour frapper qu’il s’emparait de cette arme.


Il s’agenouilla auprès de Vincent, et sa main, qui tremblait bien encore un peu, essaya de trancher les cordes nouées autour des poignets du prisonnier.


Celui-ci souffrait horriblement des efforts mêmes que faisait son libérateur, mais la passion le soutenait, et il activait le travail en disant:


– Ferme! vous arriverez. Dégagez seulement mes mains et mes jambes… Quand même je n’aurais qu’une main, si je peux me tenir sur mes pieds, le brigand est à nous.


Et le colonel travaillait, travaillait jusqu’à perdre haleine.


Les cordes étaient fortes et toutes neuves.


On en avait mis une profusion.


La première qui éclata, coupée, arracha la peau de Vincent avec des lambeaux de chair meurtrie, et lui causa une si poignante douleur qu’il ferma les yeux, prêt à s’évanouir.


Mais il dit encore:


– Ferme! ferme!


Et le couteau entama un second lien.


Un second bruit aussi se fit dans la serrure qui était ouverte, sauf l’arrêt de réserve qui nécessite, pour ces sortes d’ouvrages, l’emploi d’un loquet particulier.


Une forte poussée se produisit au-dehors. L’arrêt de réserve résista.


Le crochet reprit pour la troisième fois son office.


La seconde corde sauta. Vincent, livide et baigné par la sueur froide, put dégager son bras droit qu’il brandit au-dessus de sa tête, en disant:


– J’ai la force de dix hommes! à l’autre bras! ou plutôt, non! aux jambes! Il faut qu’il me trouve debout!


Le colonel, épuisé, s’arrêta pour reprendre haleine.


– Ne vous arrêtez pas! s’écria Vincent. Songez au trésor!


Le colonel répondit en passant ses deux mains sur son front inondé:


– J’y songe!


Et au lieu de continuer sa besogne, il se releva.


Pour aider ses jarrets défaillants, il avait saisi le rideau, qui vint à lui et tomba comme la toile d’un théâtre au-devant de l’alcôve, parce que l’embrasse avait glissé sur la patère.


– Que faites-vous! s’écria Vincent. Le colonel resta un instant immobile.


Sa pensée flottait entre deux courants contraires.


– C’est toi qui es cause de tout, dit-il enfin avec une singulière expression de rancune. Tu m’as donné le change. Pendant que je me gardais de toi, j’ai oublié l’autre, et l’autre est venu. Maintenant, je suis entre vous deux. Si tu le tuais, tu serais mon Maître…


Il recula d’un pas, pour ajouter:


– Et le Maître du Trésor!


Par le mouvement qu’il avait fait, il était rentré dans la chambre, tandis que Vincent restait à l’intérieur de l’alcôve. Le rideau les séparait désormais.


Ce fut à cet instant que la serrure céda, livrant passage à l’héritier de la race parricide.


Le lecteur le connaît. Grâce à la ressemblance fatale qui se propageait de génération en génération, son portrait a été tracé dix fois dans le cours de ce récit.


C’était le visage imberbe et blême pendu à la muraille dans la chambre mystérieuse où Reynier avait passé la nuit lors de son naufrage.


C’était aussi la figure de l’assassin du tableau Biffi.


C’était encore le rôdeur nocturne de la rue des Moineaux.


C’était, enfin, cette pâle tête de femme, aperçue par Vincent aux côtés d’Irène dans les jardins du couvent de la Croix: la mère Marie-de-Grâce.


Le colonel Bozzo-Corona se tenait droit maintenant, en face de la mort inévitable.


Il avait croisé ses bras sur sa poitrine et regardait le comte Julian qui s’avançait vers lui avec lenteur.


Vincent Carpentier avait un bras de libre, mais son poignet sanglant, tuméfié par la récente torture, restait presque paralysé.


Il avait conscience de ne pouvoir résister en cas d’attaque.


D’ailleurs, une curiosité intense, irrésistible, il faudrait dire insensée comme les péripéties du drame monstrueux qui l’enveloppait de toutes parts, s’était emparée de lui.


Il ne songeait même pas à saisir le couteau que le colonel avait laissé tomber près de lui.


Son âme était dans ses yeux qui dévoraient les traits odieux et tranquilles du nouveau venu.


Il retenait son souffle pour entendre la première parole du mortel dialogue que le parricide d’autrefois, et le parricide d’aujourd’hui allaient engager, l’un avant de frapper, l’autre avant de tomber.

XXVIII Le parricide

Le comte Julian s’arrêta à deux pas de son aïeul. La lumière de la lampe éclairait vivement son visage sans barbe et qui semblait sculpté dans l’ivoire.


Aussi pleinement illuminés, les traits de Julian n’étaient plus ceux d’un jeune homme.


Sa beauté, car il était beau à la façon des comédiennes qui «font de l’effet» au théâtre, procurait à l’esprit un sentiment d’hésitation.


Elle avait, cette beauté, de vagues ressemblances avec la décrépitude du colonel.


C’était, à l’état naissant et presque imperceptible, le même réseau de rides, ici légères, là profondément creusées, et qui caractérisaient d’une façon analogue, deux masques dont les grandes lignes étaient semblables.


Le comte Julian pouvait être rangé parmi ceux dont on dit qu’ils n’ont pas d’âge. À le considérer de tout près, l’idée naissait qu’il avait dépassé, – peut-être de beaucoup, – la quarantième année.


Ce fut le vieillard qui parla le premier et qui dit:


– Je vous salue, mon petit-fils.


Julian répondit, en s’inclinant avec respect:


– Aïeul, je vous salue.


Et il y eut un silence pendant lequel Vincent Carpentier, la main appuyée contre sa poitrine, essaya de faire taire les battements de son cœur.


– Aïeul, reprit Julian, j’ai eu beaucoup de peine à vivre si longtemps.


– Vous êtes en vie, répliqua le colonel, parce que ma main, qui pouvait frapper, a hésité trop de fois.


– C’est la première fois que la mienne peut frapper, prononça nettement le comte. Elle n’hésitera pas. Aïeul, vous avez tué votre père, qui vous dit en tombant: «Ton fils me vengera.»


– C’est vrai. Et il mentait en disant cela.


– En tuant votre père, poursuivit le comte Julian, vous fîtes bien. C’est notre loi, c’était votre droit. Votre père mourant mentit, en effet, ou du moins se trompa, car votre fils, qui était mon père, au lieu de vous tuer, fut tué par vous.


– C’est vrai, c’était mon droit: c’est notre loi.


– Vous fîtes bien. Mon frère, le marquis Coriolan, avait juste six ans de plus que moi, et voilà juste six ans qu’il mourut sous vos coups.


– C’est vrai.


– Quand vous eûtes frappé votre père, il vous remit la clef du trésor.


– C’était son devoir. Il le fit.


– Aïeul, votre devoir sera de me remettre cette clef.


– Quand vous m’aurez frappé, mon fils.


Il y avait autour des lèvres du vieillard un étrange sourire. Il ajouta:


Seulement, je savais où était la porte que la clef devait ouvrir.


Derrière son rideau, Vincent respira fortement.


Il attendit avec une anxiété indicible la réponse du comte Julian.


Il ne raisonnait pas, c’est à peine si l’on peut dire qu’il pensât, tant était tumultueux le bouleversement de sa cervelle.


Mais déjà se glissait en lui un instinctif espoir.


La position de son corps était telle qu’il ne pouvait être aperçu du centre de la chambre.


Ce pouvait être son salut, si le comte Julian restait seul.


Et son salut, c’était peut-être la victoire.


Il avait son secret.


Son cœur battait à s’écraser contre les parois de sa poitrine.


Le comte Julian reprit:


– Aïeul, le trésor est dans cette maison, je le sais; il est peut-être dans cette chambre. Le trésor, c’est votre âme. Où vous êtes le trésor doit être. Or, dans une minute, je serai le maître de cette maison. Je chercherai. S’il le faut, j’en réduirai les murailles en poussière.


La main de Vincent s’étendit pour saisir le couteau. Il était ivre de haine. Le vieillard répondit:


– Il y a un homme qui connaît le secret.


Vincent eut à peine le temps de ressentir l’angoisse de terreur qui étreignit sa poitrine, car Julian répliqua aussitôt avec dédain:


– Cet homme est mort. J’ai vu vos serviteurs qui emportaient son cadavre.


En même temps, il plongea sa main sous les revers de son vêtement.


Quand sa main ressortit, elle tenait un stylet qui jeta des étincelles.


Le colonel resta droit sur ses jambes qui ne tremblaient plus, mais son front livide creusa la profondeur de ses plis.


– Ce stylet fut le mien, dit-il, je le reconnais. Je le laissai dans la blessure.


– Je l’y ai pris, prononça froidement Julian. Aïeul, je n’ai rien contre vous. Je n’ai pas connu mon père; mon frère était mon ennemi. Découvrez votre poitrine pour que je ne vous fasse pas de mal.


On eût pu suivre un frisson qui courut depuis la plante des pieds du vieillard jusqu’à son crâne, où ses rares cheveux s’agitèrent, comme si un souffle de vent eût soulevé leurs mèches.


– Découvrez votre poitrine, répéta Julian. Je viens chercher l’héritage qui m’appartient. J’exécute notre loi. Je prends mon droit.


– Je t’offre le partage, balbutia le colonel dont les bras restaient convulsivement croisés.


– Je ne veux pas de partage.


– Je te donnerai tout, laisse-moi vivre.


De la main gauche, Julian saisit le poignet du colonel qui n’opposa aucune résistance, et dont les bras tombèrent, tandis qu’il fermait les yeux en murmurant:


– Ton fils me vengera.


Le stylet toucha la chair et y entra, produisant le bruit sec d’un poinçon qui traverse une feuille de parchemin.


La figure du colonel ne changea pas.


Il resta debout pendant l’espace d’une seconde.


Puis il s’affaissa sur lui-même, formant une pauvre masse, agitée de faibles tressaillements.


Sa main, qui s’ouvrait à demi, laissa voir une clef. Il dit d’une voix à peine intelligible:


– Tu as bien fait. J’ai fait comme toi. Mon père avait fait comme moi: c’est notre loi. Mais je te hais!


Julian desserra ses doigts pour prendre la clef. Le colonel essaya de parler encore. Il ne put.


L’agonie le tenait.


Sur un signe de lui, Julian se pencha, espérant une révélation. Son attente ne fut pas trompée.


Son oreille, qu’il colla aux lèvres du mourant, perçut ces mots, exhalés avec le dernier râle:


– Vincent Carpentier n’est pas mort!


Vincent ne put saisir ces paroles, mais il les devina peut-être, car ses doigts étreignirent avec plus de force le manche du couteau qu’il tenait à la main.


Il avait tout vu par un étroit interstice du rideau.


Malgré les liens qui l’entravaient, il comptait vendre chèrement sa vie.


L’horreur de ce spectacle si bizarre dans son atrocité avait, il faut bien le dire, glissé sur lui dans une certaine mesure, parce qu’il était gardé par son idée fixe, concentrée, exaspérée jusqu’à cette intensité spasmodique qui produit l’insensibilité.


Il lui semblait, au fond de l’engourdissement où plongeait sa pensée, que ces choses terribles devaient arriver nécessairement, inévitablement.


C’était la fatalité de l’or.


L’or était là tout près qui expliquait le crime comme eût pu le faire l’ivresse poussée jusqu’au délire ou la folie furieuse.


Quand le vieillard eut cessé de respirer, la chambre s’emplit de silence.


Le comte Julian s’était relevé. Il resta un instant immobile, couvrant d’un regard froid le cadavre de son aïeul.


Aux fenêtres, les premières lueurs de l’aube mettaient leurs nuances grises.


Les regards du comte Julian, quittant le mort, allèrent aux lambris qui lui faisaient face et rencontrèrent le portrait pendu à la muraille.


C’était, nous le savons, le portrait du colonel lui-même, dans sa jeunesse.


La lumière de la lampe touchait cette face blanche et glabre qui semblait sortir du fond sombre de la toile.


Il y avait une glace au-dessus de la console. Le regard de Julian pouvait y rencontrer sa propre image éclairée comme le portrait et tranchant sur le noir.


Il sourit et dit:


– C’était lui, mais c’est moi. Nous sommes le phénix, immortel malgré la mort. Nous ne succédons pas, nous continuons, et notre existence non interrompue, passe à travers le temps comme une chaîne d’acier.


Il se retourna lentement pour contempler l’autre portrait, la tête de vieillard qui pendait à l’autre muraille. Il ajouta:


– C’était encore lui, mais tout à l’heure, ce sera moi. Avant d’être lui, c’était son père. Après moi, ce sera mon fils, – si je ne sais pas me garder contre son poignard!


Depuis quelques instants, Vincent Carpentier avait recouvré assez de sang-froid pour concevoir la pensée de se débarrasser de ses liens à bas bruit.


Il avait une main libre, et cette main tenait un couteau bien affilé.


Mais au moment où il attaquait avec des précautions infinies la corde qui retenait encore son bras gauche, le comte Julian fit un mouvement et prêta l’oreille.


Vincent s’arrêta aussitôt, et Julian, croyant s’être trompé, retomba dans sa rêverie.


– Ceux de notre race, murmura-t-il, devraient étouffer leurs enfants dès le berceau. J’ai laissé fuir autrefois Zorah, la Gitanille, avec la petite créature qui pendait à sa mamelle. J’étais si jeune! j’avais pitié. La créature doit avoir grandi. Elle est derrière moi maintenant, comme j’étais derrière celui qui gît là sur le plancher.


Tout cela était dit de ce ton froid et réfléchi que prendrait un marchand pour calculer avec lui-même les chances d’une affaire courante, avant de se coucher.


En songeant, Julian roulait une cigarette qu’il alluma à la flamme de la lampe.


Vincent, dont le couteau attaquait de nouveau ses liens, s’arrêta pour la seconde fois en entendant son nom prononcé.


Le comte Julian disait:


– Et ce Vincent Carpentier n’est pas mort! Et les Maîtres de la Merci, les Habits Noirs qui s’appellent aujourd’hui les Compagnons du Trésor, unis dans leur éternelle conjuration, vont m’entourer, moi, le Maître des Maîtres, comme des prétoriens révoltés? Tout n’est pas rose, dans ce premier jour de mon règne. Ceux qui m’ont précédé avaient un talisman: le trésor dont ils possédaient seuls le secret les protégeait comme une armure magique et impénétrable. Moi, je n’ai pas le secret, je n’ai pas le trésor. Cette clef inutile que le Père a mise dans ma main est une dérision…


– Si je l’avais, cette clef, pensa Vincent dont la poitrine se gonfla d’un prodigieux désir, c’est moi qui serais le Maître! Je rendrais au Bien ces richesses incalculables entassées par le Mal. Je m’égalerais à Dieu, car, d’une main, je détruirais l’impure armée du crime, de l’autre, je répandrais sur toutes les misères de ce monde, mon opulence, comme un inépuisable flot de bienfaits!


Et la lame de son couteau mordit la corde. C’est toujours comme dans l’amour, dont l’éloquence ne croit jamais mentir. Ils sont sincères, ces fiancés de l’or; ils sont généreux; leur rêve entasse monts et merveilles.


Ils voient passer devant leurs yeux éblouis la cohue des misérables qu’ils vont rendre heureux. Cela coûte si peu!


Mais, comme dans l’amour aussi, la possession tue et damne. Ces cœurs, si larges hier, se racornissent le lendemain.


Quand le comte Julian jeta sa cigarette brûlée, Vincent avait tranché à moitié la corde qui liait son bras gauche à ses flancs.


Il dut interrompre encore son travail parce que le parricide s’approchait de l’alcôve.


Julian vint jusqu’aux rideaux et regarda le lit.


Vincent appuya contre son cœur le manche du poignard sur lequel ses doigts se crispaient violemment.


Il ne pouvait pas bouger, mais le parricide pouvait faire un pas de plus. Un seul. Cela aurait suffi pour le mettre à portée du couteau.


Julian avait la clef. – Il était sans défiance. – Vincent voyait déjà le couteau enseveli dans sa poitrine, tout entier: manche et lame.


Il frappait par avance. Il avait l’ivresse de ce coup véhément, horrible; il voyait, il élargissait l’énorme blessure d’où le sang s’élançait comme un jet de rubis…


Vincent, vous savez, cet honnête garçon qui, en toute sa vie, n’avait pas commis une action mauvaise! Ce serait trop peu de dire que l’idée d’assassiner ne l’arrêtait pas.


L’homme saoulé par les fumées de l’or ne procède pas ainsi dans ses rêves.


Il faut dire, pour être vrai, que l’idée d’assassiner transportait le cerveau de Vincent et faisait voluptueusement tressaillir toutes les fibres de son être.


Mais le pas qui restait à faire était aussi large qu’un abîme.


Il y avait pour Vincent impossibilité absolue de le franchir.


Et le comte Julian ne le fit pas.


Le comte Julian songeait, calculait, dressait le bilan de sa situation présente avec un admirable sang-froid. Sa première parole fut celle-ci, et certes, elle ne dut point calmer la fièvre de l’architecte.


– Vincent Carpentier! dit-il, résumant sans doute les pensées agitées en lui pendant le silence qui venait d’avoir lieu. S’il est vivant, tant mieux! avant de le tuer, je lui arracherai le secret!

XXIX Le changement de peau

Ces deux hommes, qui se condamnaient ainsi mutuellement à mort, étaient si près l’un de l’autre que si Vincent Carpentier eût été libre de ses mouvements, il aurait pu toucher le comte Julian, rien qu’en étendant la main.


Mais Vincent ne pouvait pas et Julian ne savait pas.


Ce dernier continua, suivant le cours de son calcul.


– Le trésor est ici, c’est certain, j’en suis sûr, soit sous les feuilles de parquet, soit dans l’épaisseur de ces murailles.


Il regardait machinalement le fond de l’alcôve, et le cœur de Vincent venait à ses lèvres, tant il avait terriblement frayeur.


Il lui semblait que tout œil, fixé au fond de l’alcôve, devait percevoir, à travers les draperies et la muraille, le flamboiement mystique de l’or.


Cet amas de fer caché dans les entrailles du pôle, selon l’ancienne croyance, et déterminant les mouvements de la boussole, ne valait pas, en millions, l’amas d’or comprimé que recelait la cachette.


Vers ce pôle d’or l’âme de Vincent s’élançait avec une telle furie qu’il s’étonnait des tâtonnements de son rival.


Le comte Julian reprit:


– Sonder ces murs profonds, déranger ces meubles massifs, rien ne me coûtera; mais il faut le temps… Le jour grandit. La maison va s’éveiller. Si j’avais le trésor, je me présenterais tel que je suis. Ils comprendraient que je suis prêt à broyer toute résistance. Mais jusqu’à ce que le talisman soit dans ma main j’ai besoin d’une armure – et d’un masque.


Il se retourna vers le corps du colonel gisant toujours au milieu de la chambre.


– La voici, mon armure, acheva-t-il, je vais la revêtir.


Il revint sur ses pas, prit le corps du colonel dans ses bras, le souleva et l’assit sur une chaise, vis-à-vis d’une armoire à glace qui était à l’autre bout de la chambre.


À dater de ce moment, Vincent Carpentier aurait pu reprendre son œuvre, car Julian était désormais très éloigné de lui, mais il resta immobile, dominé par une irrésistible curiosité.


Le drame arrivait à un tel degré d’étrangeté effrayante, que Vincent garrotté par l’étonnement encore plus que par ses liens, restait inerte, concentrant toute son âme dans sa faculté d’entendre et de voir.


Le comte Julian prit un siège qu’il plaça à côté de celui du colonel. Et il s’assit.


De sorte que le mort et le vivant se tenaient côte à côte, car le vieillard déjà roide, ne fléchissait point.


Tous les deux ils tournaient le dos à Vincent, qui regardait de tous ses yeux et qui, dans la position où il était, ne pouvait apercevoir dans la glace que le visage du colonel, livide, jauni, mais peu changé en définitive.


Ce visage était éclairé très vivement par la lampe, posée sur le guéridon, que le comte Julian avait roulé entre les deux sièges et la glace.


Il semblait à Vincent que le colonel dont les yeux restaient grands ouverts, regardait fixement la glace, et que la glace répercutait ce regard, de manière à le braquer sur lui, Vincent, fixement aussi et en directe ligne.


La sueur froide lui venait aux tempes.


Il ne devinait pas encore le but de cet arrangement sacrilège.


En lui, cette ignorance ne fut pas de longue durée. Le comte Julian avait tiré de sa poche un objet qui ressemblait à une trousse.


Il l’ouvrit et commença aussitôt une besogne au sujet de laquelle on ne pouvait se méprendre.


Nul n’arrive à l’âge de Vincent Carpentier sans avoir vu la loge d’un comédien ou la toilette d’une femme, d’une femme qui s’arrange.


C’est un art. Il y a la palette et les pinceaux, les pastels aussi, et les crayons et les estampes.


C’est un art compliqué, subtil, un art qui compte des écoliers très maladroits et des maîtres presque sublimes.


À suivre les mouvements rapides et délibérés du comte Julian, on pouvait inférer qu’il connaissait à fond le métier.


De temps à autre, non content de suivre son modèle dans la glace, il se penchait pour regarder certains détails de plus près, j’allais dire sur le vif, mais c’était sur le mort.


En ces moments, Vincent pouvait apercevoir son profil dans la glace.


Ce profil ressemblait assez bien à l’ébauche d’un tableau.


Vincent se disait, car il commençait à comprendre:


– Il va me laisser seul pour monter dans les appartements et entamer le premier acte de sa comédie. Je vais être libre, à moins qu’il ne me trouve en cherchant un coin pour cacher le cadavre.


Éperonné par cette crainte, il fit jouer le couteau activement, et parvint à dégager son bras gauche, au prix d’une souffrance poignante, car la corde était comme encastrée dans les chairs.


Puis le couteau grinça tout bas en sciant les liens des jambes.


Le comte Julian était désormais trop occupé pour que son oreille pût saisir les bruits presque imperceptibles venant de l’alcôve.


Il en avait fini avec son masque, mais comme il ne se penchait plus pour étudier de près son modèle, Vincent ne pouvait juger encore le résultat définitif de son travail.


Julian avait pris dans sa trousse une longue paire de ciseaux qui grinçaient en fourrageant les mèches épaisses de ses cheveux noirs.


Le parquet, autour de lui, fut bientôt couvert de boucles brunes.


– J’en serai quitte pour mettre une perruque, pensa-t-il entre haut et bas, si j’ai encore à faire le personnage de la mère Marie-de-Grâce. Et cela se pourrait, car je ne tiens pas le Vincent Carpentier.


Vincent n’entendit que son nom et dressa l’oreille. Le comte Julian ajouta:


Cette petite Irène sera splendidement belle! Est-ce que je l’aime?


Pour la troisième fois, Vincent cessa de travailler pour écouter mieux, mais le comte Julian ne parlait plus.


Il s’était levé, coiffé maintenant à la puritain, et passait sa main sur son crâne qui rendait un bruit de brosse.


– Allons jusqu’au bout, se dit-il avec une gaieté visiblement contrainte.


Il n’y avait pas beaucoup de femmes pour avoir des cheveux comme les miens. Il faudra deux ans, au moins, pour qu’ils rattrapent leur longueur.


Il agitait un pinceau à barbe dans une coupe destinée assurément à un autre usage.


Sa tête se couvrit de neige mousseuse, et le rasoir cria en raclant son cuir chevelu.


L’instant d’après il était chauve comme Socrate.


– On dit que les paysannes de Bretagne, murmura-t-il, vendent leurs chignons en foire pour cent sous. Le mien me rapportera davantage, à moins que…


Il s’interrompit et grommela en essuyant son rasoir:


– Vincent Carpentier n’est pas mort! Qu’a-t-on fait de lui? J’ai eu un instant l’idée qu’il pouvait être ici, mais c’est absurde. S’il eût été ici, le Père l’aurait lancé contre moi, et j’aurais reçu une balle dans le crâne au moment où j’ouvrais la porte.


Il plongea de nouveau la main dans la poche de sa redingote et en retira un paquet, enveloppé.


– Ce gaillard-là est de trop, reprit-il. Quel besoin ai-je de l’interroger? Je chercherai tout seul et je trouverai, j’ai le temps. Il faut qu’il disparaisse et que le secret soit enterré avec lui. Voilà le principal!


Le paquet contenait tout simplement une perruque, car le comte Julian avait pris ses mesures à l’avance. Il se plaça devant la glace, à mille lieues qu’il était de penser que son soliloque pouvait avoir un auditeur, et commença à disposer ses faux cheveux sur la nudité factice de son crâne.


Ce fut bientôt, exactement, le derrière de la tête du colonel.


Vincent qui avait maintenant un pied de libre, agitait en lui-même la question de savoir si l’heure était propice pour entamer une bataille décisive.


Le jour avait grandi, et bien que le silence régnât toujours au-dehors, dans la ville endormie, les lueurs de la lampe étaient déjà vaincues par la lumière qui arrivait du dehors.


Vincent se dit:


– Il est jeune, il est fort; tout mon corps est brisé, mes membres sont meurtris, je ne suis pas moi-même. Je me défendrai, s’il le faut, je n’attaquerai pas. On peut risquer sa vie, mais risquer ce trésor! C’est un duel sans pardon ni pitié. J’ai le droit de choisir mon heure, et mon terrain… Ici, d’ailleurs, en tuant, j’endosserais la responsabilité du premier crime. J’aurais deux cadavres sur les bras, sans garder comme lui la ressource de ce déguisement qui le fait maître de la maison et chef d’une association puissante – si toutefois ce déguisement est une chose possible: nous allons voir!


Il n’acheva pas ces derniers mots et l’étonnement faillit lui arracher un cri.


Le comte Julian venait de se retourner et lui montrait, non plus son visage, mais celui du colonel Bozzo.


L’illusion eût été complète sans la proximité du mort lui-même dont les traits se voyaient dans la glace.


Et malgré cette proximité, la copie ressemblait si parfaitement à l’original que Vincent resta comme abasourdi.


Le comte Julian s’était retourné parce qu’il n’avait accompli que la première partie de sa tâche.


Pour l’achever, il reprit le mort dans ses bras et l’étendit de tout son long sur le parquet.


Dans cette position, il lui enleva d’abord sa douillette, puis son gilet, puis enfin son pantalon.


Le mort resta en chemise et en caleçon, pauvre débris humain, qui montrait à nu sa maigreur extraordinaire et semblait n’avoir plus de chair entre la peau et les os.


Vincent avait la poitrine serrée. Le comte Julian, lui, sifflotait tout bas un air d’opéra italien.


– Il y a aussi ce Reynier, murmura-t-il en ôtant son habit. Sa figure m’a frappé, la première fois que je l’ai aperçu. Et la première impression est toujours la bonne. La petite me servira doublement: elle m’ouvrira les portes de la maison de son père, elle me dira l’histoire de ce Reynier… Je n’ai pas besoin de mes cheveux pour jouer là-bas, au couvent, le rôle de ma sœur. Mon béguin ne s’en collera que mieux à mon crâne.


Il parlait très bas, Vincent saisissait çà et là quelques mots, mais le sens général des phrases restait pour lui énigmatique.


Le comte enleva lestement son gilet, son pantalon et ses bottes qu’il remplaça par les pantoufles et les vêtements du vieillard.


Il était de la même taille que le mort et sa force physique se cachait sous une apparence assez frêle.


Quand il eut achevé sa toilette, il se planta devant la glace, dans cette posture à la fois gaillarde et cassée que le colonel prenait à ses heures de gaieté.


Vincent suivait désormais tous ses mouvements avec une véritable admiration. Il pensait:


– La supercherie réussira. J’y aurais peut-être été trompé moi-même. Il s’est mis dans la peau du vieux. C’est un chef-d’œuvre!


Tel était aussi l’avis du comte Julian, car il s’envoya un baiser à lui-même dans le miroir.


Ce geste enfantin et vieillot était si bien dans les mœurs du mort qu’un sourire s’ébaucha sur les lèvres de Vincent, tandis qu’un frisson lui courait dans les veines.


Rien ne peut dire la lugubre gaieté de ce carnaval parricide.


L’assassin contrefaisait sa victime avec un art consommé. Tout y était, le port chancelant, le tremblement des jambes, la bonhomie un peu féline et la petite pointe de raillerie.


Tout, jusqu’à la voix, car le comte Julian parla, et Vincent chercha des yeux le cadavre pour voir si la bouche remuait.


Le comte Julian dit:


Bonjour, mes biribis chéris, petit bonhomme vit encore, eh! L’Amitié? Docteur, je n’ai que cent sept ans, il faudra soigner ce rhume qui me fait paraître plus que mon âge. Ça nuit à mon succès auprès des dames. Ah! mes pauvres trésors, quand vous ne m’aurez plus, vous me regretterez…


Il s’interrompit pour ajouter de sa voix naturelle:


– Il n’y a que Fanchette qui m’embarrasse. Celle-là l’aimait véritablement. On a de la peine à tromper ceux qui aiment.

XXX À dodo!

Le soleil levant teintait de rose les cheminées des maisons, voisines de l’hôtel Bozzo, quand ce remarquable comédien, le comte Julian, jouant son rôle même dans la coulisse pour se faire la main, se posa devant la glace pour donner le dernier tour à son déguisement.


Il n’eut même pas l’idée de commencer dès à présent la recherche du trésor. Son plan était tout autre, nous le savons déjà.


Il avait le temps. Il était chez lui, et il était le colonel Bozzo-Corona.


Le colonel avait tous les droits possibles pour réparer, bouleverser et même jeter bas son hôtel.


Si bien caché qu’il fût, le trésor ne pouvait échapper au colonel, puisqu’il était maître absolu dans la maison et qu’il avait le temps.


Le parricide n’agissait pas ici selon une inspiration soudaine. Il mettait à exécution, en commençant par le commencement, une série de stratagèmes dès longtemps médités et combinés.


Bien des fois déjà, dans le petit appartement qu’il avait loué rue Picpus, tout à l’autre bout de la ville, et qui communiquait avec le couvent des Dames de la Croix, bien des fois, disons-nous, quand il rentrait après avoir rôdé comme un loup autour de l’hôtel Bozzo, il s’était assis devant sa glace pour multiplier les répétitions de la scène que nous venons de lui voir jouer.


Il savait à fond son rôle.


Dans sa chambre à coucher de la rue Picpus, les sujets de piété abondaient, car cette nonne romaine à l’apparence austère, la mère Marie-de-Grâce, ne pouvait être entourée d’estampes mondaines, mais il y avait certaine armoire, toujours fermée, pleine d’habits destinés au sexe masculin, où notre ami Reynier eût été bien surpris de trouver une copie réduite du fameux tableau de la galerie Biffi.


La mère Marie-de-Grâce passait souvent de longues heures à contempler ce tableau où il y avait trois personnages: le vieillard, le jeune homme et le trésor.


Son regard avide perçait au-delà des ombres qui couvraient, mais laissaient deviner, dans la profondeur du souterrain, l’énorme amas des richesses, conquises par les frères de la Merci.


La religieuse romaine, quand elle avait ses habits de cavalier, était le jeune homme du tableau, trait pour trait.


Quand elle avait passé une demi-heure devant son miroir, le pinceau à la main, quand elle s’était «fait une tête» pour employer l’expression technique en usage parmi les gens de théâtre, elle devenait le vieillard: – ride pour ride.


Nous n’apprenons rien au lecteur en lui disant que le masque de la sœur Marie-de-Grâce cachait le comte Julian Bozzo, engagé dans un duel inégal et mortel.


Le comte Julian, sachant le pouvoir presque magique de son adversaire, s’était réfugié dans ce déguisement qui lui donnait l’abri d’une véritable forteresse.


En cas de danger, le comte Julian n’avait qu’un pas à faire pour passer le seuil du couvent de la Croix, où la religieuse romaine trouvait un asile inviolable.


Il n’avait fallu rien moins que cet asile pour soustraire Julian aux griffes vieillies, mais encore tranchantes de son aïeul.


Et sans la diversion opérée par Vincent Carpentier, on peut dire que Julian, traqué déjà depuis plusieurs semaines, aurait subi, selon toute vraisemblance, le sort du marquis Coriolan, son frère.


Un instant, le colonel avait concentré toute son attention sur Vincent Carpentier. Pendant qu’il regardait ainsi d’un côté, Julian l’avait surpris de l’autre.


Julian, du reste, était digne en tous points de succéder à ce vieux tigre, croisé de renard, qui avait commandé pendant tant d’années l’armée des Habits Noirs.


Tout en assiégeant dans son fort l’ennemi principal, le colonel Bozzo qui, au premier instant, aurait pu l’écraser, rien qu’en remuant le petit doigt, Julian n’avait pas négligé les autres prétendants au Trésor de la Merci.


Tous les maîtres composant le grand conseil des Habits Noirs lui étaient connus; il surveillait leurs menées, il éclairait leurs trahisons, et le lendemain du jour où les Compagnons du Trésor s’étaient réunis pour la première fois chez la comtesse de Clare, constituant leur sous-association, le colonel en avait été averti par un billet anonyme de Julian.


D’un autre côté il surveillait de près Vincent Carpentier, seul possesseur du secret. Il suivait pas à pas ses démarches.


Plus d’une fois il avait eu la pensée de se faire son complice apparent pour lui escamoter le secret avant de l’assassiner.


Dans ce but, il s’était insinué auprès de cette enthousiaste et charmante créature, Irène Carpentier, élève des Dames de la Croix.


Par la fille il avait espéré prendre le père.


Puis, jeune qu’il était en définitive, ardent sous son masque glacial et corrompu jusque dans la moelle de ses os corses, il avait été séduit par le charme exquis, par l’admirable beauté de l’enfant.


Ils sont poètes, quand ils veulent, ces gens d’Italie. La mère Marie-de-Grâce vit du premier abord qu’on ne pouvait attaquer en face la noble pureté de cette jeune fille, un peu abandonnée par son père, mal défendue par une affection enfantine qui tardait à se transformer en amour, mais gardée par elle-même et cuirassée par la solide et fière honnêteté de sa nature.


La mère Marie-de-Grâce n’eut peur ni du père, ni du fiancé qu’on aimait comme un frère; mais elle recula devant Irène elle-même dont les grands yeux si doux rayonnaient, à de certaines heures, d’une indomptable énergie.


Elle la prit par la poésie, toujours si puissante sur les âmes élevées. Elle l’enveloppa en quelque sorte dans l’intérêt d’un récit héroïque où apparaissait, couronné d’une auréole douloureuse, l’héritier des gloires et des malheurs d’une grande race déchue:


Le comte Julian, bien entendu.


Son frère, à elle, son jeune frère, beau, vaillant, généreux, persécuté. Toujours persécutés, ces gaillards-là! C’est leur clef pour forcer les serrures des cœurs et des coffres.


La jeune imagination d’Irène ne demanda pas mieux que de voyager, dans ces contrées nouvelles, ouvertes à ses rêves.


Elle eût voulu passionnément combattre pour l’héritier infortuné de tant de grandeurs.


Le comte Julian lui apparaissait dans un nimbe romanesque, fait de cette vapeur adorable qui est l’atmosphère même des poètes, chers aux jeunes filles.


Nous avons vu Irène toute joyeuse – et toute surprise de l’être -, à l’annonce d’une nouvelle en apparence bien triste.


On lui avait dit: «Tu resteras au couvent pendant les vacances.»


Et loin de se désoler, elle avait eu un mouvement de satisfaction tout au fond de son cœur.


Parce qu’elle pensait déjà depuis bien des jours: «Je vais être heureuse entre mon père et Reynier, mais je n’aurai plus mon amie, la mère Marie-de-Grâce, dont l’entretien, comme une ballade, chantée sous le balcon, à l’heure des sérénades, berçait le rêve de mes nuits…»


Il ne faudrait pas croire pourtant que le roman eût avancé beaucoup son intrigue. Elle n’en était encore qu’à son premier chapitre.


Au moment où le gain d’une seule bataille faisait le comte Julian vainqueur sur toute la ligne, l’historiette langoureuse, entamée par la mère Marie-de-Grâce, en restait à son introduction.


On n’en avait pas même montré le héros qui restait caché derrière un nuage.


Et, certes, le comte Julian allait avoir désormais autre chose à faire que de continuer la séduction d’une petite pensionnaire de couvent.


On ne peut pas occuper sa vie entière à changer de costume. Selon toute probabilité, la mère Marie-de-Grâce était morte à dater de cette nuit.


Pour en revenir à notre histoire, interrompue par cette explication nécessaire, le comte Julian, en qui son crime récent ne laissait pas la plus petite trace de trouble, continuait paisiblement de répéter son rôle de centenaire griffu, mais paterne. Il y était excellent, et nous ne connaissons point de comédien célèbre dont on puisse citer le nom pour donner une idée de son mérite.


Il s’appréciait lui-même, du reste, et paraissait sincèrement satisfait de sa création.


Nous devons dire qu’au moral comme au physique, le comte Julian était, par rapport au colonel décédé, comme la seconde épreuve d’une estampe est à la première.


Entre eux, ce n’était qu’une question d’âge.


L’un et l’autre étaient des fils de cette race, homogène dans sa perversité, qui avait traversé le temps, égrenant le chapelet de ses générations en quelque façon identiques, – à tel point que, pendant des siècles, les bonnes gens des Calabres avaient pu redouter Fra Diavolo comme un fléau immortel.


Quand le comte Julian se fut bien regardé dans la glace, perfectionnant de plus en plus son allure et son maintien, quand il eut bien radoté les mièvreries favorites du Père-à-tous, en donnant à ses inflexions un degré croissant de vérité, il se redressa et dit:


– Ça va bien. Il est temps d’aller nous coucher pour que Giampietro nous trouve au lit quand il apportera notre correspondance. Fanchette ne vient qu’après. Celle-là me fait peur un peu. J’aurais regret à supprimer cette chère petite sœur…


Son regard fit le tour de la chambre dont toutes les parties étaient maintenant vivement éclairées par le grand jour.


Il arrêta ses yeux sur l’armoire à glace, dont la clef était sur la serrure.


Il marcha de ce côté et fit jouer la clef, au grand contentement de Vincent, qui suivait chacun de ses mouvements avec inquiétude.


Car il fallait cacher le corps, et Vincent craignait l’envahissement de l’alcôve.


Vincent avait fait des efforts inutiles pour se couler entre le lit et la boiserie; l’épaisseur seule du rideau le protégeait contre les regards.


L’armoire était une garde-robe sans rayons: elle se trouvait vide, et cela se conçoit: le colonel ne venait ici que pour le trésor.


– Il y aurait, dit Julian sur le ton de la plus aimable humeur, assez de place pour en mettre une demi-douzaine comme lui, pavera!


Il se retourna, prit le corps et le jeta sans effort dans le bas de l’armoire, où il arrangea les bras et les jambes du défunt pour pouvoir refermer.


Ensuite, il prit les différentes pièces de son propre costume, éparses sur le plancher, et les accrocha aux têtes du portemanteau.


Ce ménage fait, il donna tour à la serrure, et mit la clef dans la poche de la douillette.


La clef sonna contre la tabatière d’or du colonel.


– Sangodémi! s’écria Julian, j’avais oublié la boîte! c’est l’empereur de Russie qui m’en a fait cadeau, il y a soixante ans! Un grain de tabac sur le bout du doigt. Il ne faut abuser de rien; comme cela, on vit longtemps, mes chérubins… allons! allons, à dodo! Demain, j’ai deux amusettes pour tuer le temps: sonder les murailles et emballer l’architecte pour le Père-Lachaise. Je ne m’ennuierai pas.


Il passa le seuil en riant bonnement. On put l’entendre fermer la porte en dehors à double tour, puis retirer la clef.


Quand le bruit de ses pas se fut étouffé dans l’éloignement, Vincent Carpentier poussa un gros soupir.


Il avait certes la conscience exacte du danger de mort qu’il venait d’éviter, mais le sentiment qui était en lui ne ressemblait nullement à de la joie.


Il acheva en silence de couper ses liens. La souffrance lui arrachait des plaintes sourdes.


Piquepuce et Cocotte, pour faire leur cour au colonel, avaient serré les cordes si follement que le corps de Vincent était zébré de traces sanglantes, labourant en tous sens ses chairs tuméfiées.


Il essaya d’étirer ses membres. L’étoffe de ses vêtements était entrée dans ses blessures. Le blanc de ses yeux avait des plaques rouges, tandis que ses joues restaient livides.


– Et pourtant je l’aurais tué, prononça-t-il entre ses dents qui grinçaient, je suis sûr que je l’aurais tué, s’il s’était approché. Il y a une autre force que celle des muscles. J’aurais frappé un coup de géant, quitte à tomber mort près de son cadavre! Il sortit de l’alcôve. Ses jambes pouvaient à peine le soutenir.


– Et je suis bien certain que je n’en serais pas mort, reprit-il. Le bonheur soutient, la joie guérit. J’aurais la clef. Je serais maintenant dans la cachette. L’or fait des miracles. J’en baignerais mes plaies. Je sais, oh! je sais qu’au sein de ces flots magiques on ne peut ni souffrir ni mourir. J’y ressusciterais, j’y grandirais, j’y boirais à longs traits la vigueur et la puissance!


Tout en parlant, il avait attiré à lui le lit massif, qui, cédant au premier effort, glissa hors de l’alcôve.


Il se précipita dans la place vide avec un cri de bestial désir et tâta la boiserie à la place même que le doigt du colonel avait touchée.


Rien ne bougea.


Il se retourna, il s’agenouilla, il parvint à soulever la planche où le pied du lit laissait une marque par son poids.


Sous la planche c’était une plaque d’acier. Le centre de la plaque était percé d’un petit trou.


– C’est la serrure, se dit Vincent. Elle doit se refermer toute seule quand la porte tombe. Et l’autre a la clef! Et il va chercher, chercher, chercher la nuit, chercher le jour, patiemment, incessamment… il va trouver!


– Il ne trouvera pas! s’écria-t-il, pendant que son sang remontait à ses joues. Je l’empêcherai de trouver!


Malgré sa faiblesse, il saisit le couteau-poignard du colonel, et, servi par l’habileté manuelle qu’il gardait de son ancien état, il descella en quelques minutes la plaque d’acier qu’il enleva, ainsi que la serrure.

XXXI Barricades

Vincent rempli le trou d’où il avait retiré la plaque avec des cendres et des débris restés dans le foyer; puis il replaça la feuille de parquet avec beaucoup de soin.


Le lit fut aussi repoussé dans l’alcôve.


Il enveloppa la serrure dans son mouchoir, non pas qu’il eût dessein de s’en servir pour faire fabriquer une clef: ceci était inutile, puisque les fils de rappel et les ressorts qui communiquaient avec la porte de la cachette étaient détruits.


Son but était d’emporter au loin un objet qui pouvait mettre le comte Julian sur la trace du secret.


– Je l’empêcherai bien de le trouver! avait-il dit.


Il n’y avait que cela en lui, pour le moment, et le désir de faire retraite.


Le jour était très haut déjà, le soleil brillant se jouait dans les feuillages du jardin, mais nul bruit ne venait encore de la rue.


Dans ces mois d’été, Paris se couche trop tard pour se lever matin.


Vincent n’avait pas beaucoup d’inquiétudes au sujet de la possibilité de s’enfuir. Le comte Julian avait, il est vrai, fermé la porte à double tour, mais restaient les fenêtres, et la chambre était au rez-de-chaussée.


Pour gagner le jardin, il n’eut qu’à ouvrir une des croisées.


Dans le jardin, il entendit quatre heures sonner à l’église Saint-Roch.


La corde de soie était encore cramponnée au mur séparant le jardin de la rue.


Le difficile, c’était de se guinder le long de cette corde, avec ses mains meurtries et son corps endolori.


L’ascension fut pénible en effet: Vincent y dépensa une volonté désespérée, mais il parvint enfin au faîte et se laissa glisser de l’autre côté.


La rue des Moineaux était complètement déserte.


Vincent se débarrassa de la plaque et de la serrure en les jetant dans la bouche d’un égout.


Au boulevard seulement, il put trouver une voiture qui le ramena chez lui.


Il était littéralement à bout de forces; la pensée se voilait dans son cerveau malade, et néanmoins il s’aperçut de l’étonnement que produisait son retour parmi les gens de sa maison.


Cet étonnement n’était point excité par la vue du misérable état où il se trouvait. La physionomie de ses domestiques lui disait (du moins cela lui sembla ainsi):


– Comment! vous voilà revenu! Par quel miracle?


Quand on l’eut soutenu ou plutôt porté jusqu’à sa chambre à coucher, il crut entendre chuchoter et ricaner dans le corridor. Et parmi les murmures, il distingua ces paroles bizarres:


Il a fait jour cette nuit, pourtant!


Une autre voix dit:


– Celui-là peut se vanter d’avoir la vie dure!


Par manière d’acquit, Roblot, le valet de chambre, lui demanda en le déshabillant:


Qu’est-il donc arrivé à monsieur?


Vincent répondit:


– Parler me fatigue. J’ai été attaqué dans la rue.


– La police est si mal faite! observa Roblot, dont l’accent était plus qu’équivoque. Nous payons pourtant assez d’impôts pour être bien gardés… Mais comme ils ont arrangé monsieur! Ses bras et ses jambes surtout! On dirait qu’on l’a ficelé pour le jeter à la rivière. Tout son corps n’est qu’une plaie. Faut-il envoyer chercher ce bon Dr Samuel?


Vincent fit un signe de tête énergiquement négatif. Roblot reprit hypocritement:


– Je proposais cela dans l’intérêt de monsieur.


– Laissez-moi, dit Vincent, si j’ai besoin, je sonnerai.


Roblot se dirigea aussitôt vers la porte, mais avant de sortir, il dit:


– Si monsieur avait confiance en un autre docteur… monsieur me paraît dans un triste état.


– Allez! répéta Vincent.


– C’est comme monsieur voudra.


Dès que le valet eut disparu, Vincent, qui était en chemise et prêt à se mettre au lit, se traîna vers la porte. Il colla son oreille au battant.


Dans le corridor, on chuchotait toujours.


Vincent n’osa pas tourner la clef, mais il poussa sans bruit les deux verrous.


– J’étais espionné ici, pensa-t-il, j’étais entouré, englobé! Ces gens sont tous vendus. Ils vont faire, ce matin même, leur rapport au colonel – à celui qu’ils croiront être le colonel, car le comte Julian trompera tout le monde. Je serais plus en sûreté dans la forêt de Bondy!


Nous avons parlé déjà des maisons «d’architectes.» Elles sont rarement irréprochables au point de vue du goût et de l’art, mais il est certain qu’elles valent quelque chose, confortablement parlant.


L’architecte qui se bâtit un logis à lui-même copie le plus souvent les excellentes installations de la toilette anglaise qui font si grande honte à nos malheureux et peu hygiéniques aménagements.


Dans l’univers entier, le Français passe pour craindre l’eau des ablutions. Il ne sait pas s’inonder.


«Propre à la française», disent les fils bien baignés de la perfide Albion.


Cela signifie que, sauf pour les mains et le visage… jamais en France, jamais l’eau froide ne régnera!


Carpentier se soignait à l’anglaise et faisait bien.


Auprès de sa chambre à coucher, il y avait une salle de toilette où l’espace et l’eau abondaient.


En un tour de main et sans effort aucun, Carpentier se prépara lui-même un bain où il lava soigneusement ses blessures, après quoi il lotionna tout son corps avec de l’eau pure, modifiée par une très légère addition de teinture d’arnica.


Il en éprouva un soulagement presque immédiat et put se mettre au lit, où la fatigue ferma ses yeux tout de suite.


À midi, il fut éveillé par le premier frisson de fièvre, que remplaça bientôt une ardeur terrible.


Il essaya d’écouter les bruits extérieurs, car il gardait complètement conscience de sa situation, mais des bourdonnements roulaient autour de ses oreilles.


Le paroxysme de la fièvre ne fut pas long. Vers deux heures de l’après-midi, il parvint à se rendormir.


Quand il s’éveilla pour la seconde fois, il faisait nuit noire. Sa pendule sonna deux coups.


Son somme avait duré un tour entier de cadran.


Il s’interrogea lui-même et put constater que ses souffrances avaient notamment diminué.


Il ressentait encore un léger mouvement de fièvre, mais l’agitation était surtout au cerveau.


Ses blessures le laissaient en paix.


Pendant qu’il se réjouissait de ce bien-être inespéré, des pas qu’on étouffait avec soin semblaient aller et venir dans le corridor.


En somme, il n’eût point été surprenant que de bons domestiques se tinssent sur le qui-vive après pareille aventure et vinssent rôder autour de la chambre de leur maître pour être prêts au premier appel.


Mais Vincent Carpentier était fixé sur la qualité des domestiques qui emplissaient sa maison.


Il écouta.


Le bouton de sa porte, manié du dehors avec des précautions extrêmes, tourna, mais les verrous empêchèrent les battants de s’ouvrir.


On chuchota, puis une voix s’éleva pour demander:


– Monsieur dort-il? Nous sommes dans l’inquiétude: depuis vingt heures que monsieur n’a pas donné signe de vie.


Vincent ne répondit pas.


Vingt heures! C’était en effet bien plus qu’il n’en fallait pour faire naître des craintes chez des domestiques fidèles.


La voix, qui était celle de Roblot, le valet de chambre, dit encore:


– Peut-être y a-t-il un malheur. Le mieux serait d’éveiller le serrurier.


Et les pas s’éloignèrent.


Vincent se souvenait de ce terrible grincement, produit par le travail du comte Julian, attaquant la serrure de la chambre du trésor, à l’hôtel Bozzo.


Ces simples mots: «éveiller le serrurier» prirent pour lui une signification redoutable.


Sa cervelle en feu lui montra la chambre pleine de bandits, à qui l’heure donnerait toute facilité de commettre un crime.


Il sortit de son lit – sans trop de peine -, dans la pensée de s’armer.


Mais auparavant, par réflexion, il fit jouer la clef pour ajouter la force du pêne à celle des deux verrous, et roula une lourde commode au-devant de la porte.


De même il barricada l’autre porte, située dans la salle de toilette et donnant sur l’escalier dérobé qu’il avait pris tant de fois pour se rendre a sa mansarde de la rue des Moineaux.


Cela fait, il débourra et rechargea avec soin ses pistolets.


Il se recoucha plus tranquille. En plein Paris, un homme abrité derrière les précautions qu’il venait de prendre n’a rien à craindre d’un siège.


À Paris, il faut, en effet, que l’assaut donné réussisse du premier coup et n’occasionne point de bruit.


– Monsieur dort-il? demanda encore la voix du valet de chambre. Comme il n’obtenait point de réponse, il ajouta:


– Nous supplions monsieur de nous dire un seul mot. Toujours même silence.


Ceux du dehors tinrent conseil un instant. Ils s’étaient ravisés sans doute, car «le serrurier» ne toucha point à sa serrure.


Vincent, qui écoutait de toutes ses oreilles, crut entendre cette opinion, exprimée par son cocher:


– C’est possible qu’il ait claqué tout seul, car il était rudement abîmé. En ce cas-là, il vaut mieux que le commissaire trouve sa porte fermée en dedans.


La discussion fut close par cette observation si raisonnable, et le corridor redevint silencieux.


À dater de ce moment, Vincent Carpentier resta moitié veillant, moitié assoupi, et n’éprouvant d’autre peine qu’un solide appétit qui commençait à tirailler son estomac.


Il n’avait pas mangé depuis l’avant-veille.


Le jour naquit derrière les persiennes fermées, puis grandit. Toute appréhension immédiate avait disparu.


Bientôt les mille voix de Paris élevèrent ce rassurant murmure qui éloigne les idées de terreur.


Six heures sonnant à la pendule, Vincent sauta hors de son lit. Il se sentait incroyablement dispos.


Son corps restait sensible dans toutes ses parties, on y voyait les innombrables traces du martyre, mais toute enflure avait disparu, et quand Vincent eut renouvelé ses lotions d’arnica, son appétit parla si haut qu’il saisit un cordon de sonnette.


Il n’appuya point, pourtant. Avant d’appeler, il lui restait deux choses à faire: détruire ses barricades dont il était presque tenté de se moquer maintenant, et ouvrir ses fenêtres pour se mettre décidément en communication avec Paris éveillé et sous la protection publique.


La commode fut remise en place, les deux verrous furent tirés, la serrure joua.


Le corridor était vide, sans doute, car personne ne profita de la facilité d’entrer.


Quand Vincent eut ouvert sa fenêtre, puis ses persiennes, le grand soleil inonda la chambre.


C’était une belle et fraîche matinée. L’air vivifiait.


Les fenêtres donnaient toutes deux sur de vastes terrains où les constructions se pressent aujourd’hui, mais qui, alors, commençaient à peine à se peupler.


Deux ou trois maisons étaient en train de s’y élever, dont l’une était l’œuvre de Vincent lui-même et appartenait au comte Corona, mari de la belle Fanchette.


Cette maison, qui promettait de faire un charmant hôtel, était la plus éloignée des trois.


Malgré l’heure matinale, on y voyait déjà les maçons à l’ouvrage.


Vincent pouvait entendre le bruit de leurs outils, leurs appels et leurs chansons.


Le sentiment de sécurité qui était déjà en lui s’en accrut tellement que sa poitrine s’élargit, tandis qu’un sourire de franche gaieté épanouissait ses lèvres.


Il sonna enfin. Son valet de chambre recula d’un pas à la vue du joyeux visage qui se montrait à lui.


– Monsieur nous a fait une belle peur! balbutia-t-il.


– Merci, fit Vincent. Montez-moi un potage.


– Est-ce que monsieur a dormi tout le temps?


– Tout le temps, oui. Ajoutez au potage un bon bifteck.


– Alors, monsieur ne se ressent plus de ses… contusions?


– Non, plus du tout. Vous me donnerez une bouteille de Clos-Vougeot.

XXXII Potage servi par Roblot

Comme le valet de chambre sortait d’un air assez penaud, Vincent le rappela pour lui dire:


– Et vous m’amènerez César.


– Penser que monsieur était si bas l’autre matin! murmura le valet de chambre en se retirant. Monsieur peut se vanter d’avoir une bien bonne constitution.


Vincent Carpentier avait tourné le dos en s’accoudant au balcon de sa fenêtre. Véritablement, la vie débordait en lui. Il se disait:


– Par la corbleu! nous ne sommes pas dans les savanes de l’Amérique du Nord pour avoir peur des sauvages! Là-bas, les roches tirent des coups de fusil et les troncs d’arbres poignardent; mais ici – ici! -, à Paris, je ne connais ni troncs d’arbres derrière lesquels un assassin puisse se cacher, ni roches, ni halliers, ni ravins, et, à toute extrémité, il y a le préfet de police…


Il s’arrêta brusquement et son regard resta fixé sur la maison en construction qui lui faisait face; la plus éloignée des trois.


– Quelle drôle de chose! murmura-t-il.


Cette exclamation, faite avec l’accent du plus profond étonnement, lui était arrachée par un spectacle singulier.


Au milieu des maçons, actifs à leur besogne, sur l’échafaudage qui entourait le faîte de la maison Corona, un vieillard et une jeune femme étaient debout.


La jeune femme agitait son mouchoir comme pour envoyer un bonjour à Vincent, et le vieillard braquait sur lui une lorgnette de spectacle.


Vincent salua, mais sa gaieté n’était déjà plus.


De la main le vieillard lui envoya un signe amical.


Roblot, le valet de chambre, rentrait en ce moment, portant un plateau et accompagné du magnifique danois à la robe gris d’ardoise, mouchetée de taches noires, qui répondait au nom de César.


On ne voit plus beaucoup de ces chiens danois qui étaient si beaux et si fiers.


Les éleveurs font comme les jardiniers, qui, voulant créer (c’est leur mot), ont tué les bonnes poires pour engraisser les mauvaises.


Je ne sais rien de si beau ni de si détestable que les poires du progrès.


L’un de ces jardiniers, un fort, me disait l’autre été: «Qui donc au monde a encore des œillets?»


Pensez-vous sonder les profondeurs de la bêtise humaine! Je crains qu’ils n’assassinent un jour les roses pour enluminer les choux, disant alors, avec le cruel sourire de supériorité qui décore la science imbécile: «Qui donc au monde a encore des roses?»


Le superbe danois se lança sur son maître, qui le repoussa d’un air maussade, et dit:


– La paix, César! à bas!


– Bon! fit à part Roblot en rangeant le déjeuner sur un guéridon, le vent a sauté. Nous sommes à la pluie.


De fait, le front de Vincent Carpentier se chargeait de nuages. La vue du comte Julian, car c’était bien le comte Julian qui était là-bas, sur l’échafaudage, fourré dans la peau du colonel, ravivait le feu éteint de ses blessures.


Cet homme avait donc réussi à tromper Fanchette elle-même! Fanchette! le seul être dont il craignit le regard! Sa supercherie, si follement audacieuse, au premier aspect, allait donc avoir un succès complet!


Il était le Maître.


Et ce n’était pas, comme l’autre Maître, un vieillard impotent.


Sous sa caducité feinte, il cachait des muscles d’acier.


Il n’avait pas besoin, celui-là, de bander les yeux d’un aide pour accomplir sa besogne. Son bras était bon. Avec une pioche bien emmanchée, en quelques heures de travail, il pouvait interroger à fond les murailles de la chambre du Trésor.


Une idée traversa la cervelle de Vincent: de la place où il était, un bon tireur, agenouillé et assurant le canon d’une carabine suisse sur le dossier d’une chaise – pour éviter le tremblement de la main -, eût été à peu près sûr de son coup.


Vincent eut cette vision qui fit sauter son cœur dans sa poitrine. Il vit le comte Julian chanceler sur l’échafaudage, frappé d’une balle en plein cœur, et tomber tête première au pied de l’hôtel en construction.


Allez! dit-il au valet de chambre, je n’ai plus besoin de vous.


Il était bon tireur. Il avait gagné un grand prix aux épreuves de Berne. Sa carabine genevoise était serrée, à l’abri de toute humidité, dans sa boîte de cuir. Roblot sortit en disant:


Je pense que monsieur ne va pas laisser refroidir son potage?


Vincent alla jusqu’à l’armoire où était sa carabine. Il mit la main sur la clef, mais il ne tourna pas. Le danois gourmand rôdait autour du guéridon sur lequel on avait posé le déjeuner. Vincent songeait laborieusement.


– Il n’y a rien d’étonnant, se disait-il, à ce que ce misérable, jouant son rôle en comédien consommé, soit venu là pour faire semblant de s’intéresser aux affaires de la comtesse Francesca Corona qu’il doit appeler sa chère petite Fanchette. Il est là pour ajouter une scène à sa comédie… César, à bas!


Le beau danois avait mis ses deux pattes sur le guéridon et flairait le potage qui allait se refroidissant.


– Non! reprit Vincent Carpentier, dont les sourcils se joignaient sous les plis profondément creusés de son front, j’essaye en vain de m’abuser moi-même: cet homme est là pour moi, j’en suis sûr, et entre nous deux la bataille est commencée. Hier, il sera revenu dans la chambre du Trésor. Au coin de l’alcôve, derrière le rideau, il aura trouvé la place où j’étais, toute rougie de mon sang, et la fenêtre ouverte, et au faîte du mur le crampon que je n’ai pu décrocher. Peut-être était-il chez moi dès cette nuit: sinon lui, quelqu’un à lui appartenant, parmi ceux qui marchaient et qui parlaient dans le corridor.


La clef tourna, la clef de l’armoire où était la carabine.


Le danois avait allongé sa langue, rouge et flexible comme la flamme d’un navire pavoisé. Il la trempa dans le potage dont il lampa une gorgée, qu’il trouva bonne.


L’armoire s’ouvrit. Vincent prit la boîte de cuir.


La carabine suisse montra sa crosse pesante, son canon noir qui luisait comme la peau d’un serpent.


César avalait le bouillon.


– J’étais fou, murmura Vincent, fou de croire que Paris veillait sur moi. Paris ne veille sur personne. Quand le coup est porté, Paris punit quelquefois celui qui a porté le coup, si celui-là attend qu’on le vienne prendre. Mais Paris n’empêche jamais de porter le coup – la preuve c’est qu’il me suffirait en ce moment de viser juste pour casser la tête d’un homme, capable d’acheter Paris argent comptant, au détail et à la livre.


César léchait avec un plaisir mêlé de regret le fond de la tasse, déjà vide.


Vincent mit la carabine hors de sa boîte.


– Et après? fit-il pourtant. Je n’ai pas scrupule d’abattre un pareil monstre, mais après? La détonation sera entendue. Aurais-je un moyen de défense ou de fuite?


Il laissa tomber la crosse à terre en disant:


– J’ai vu à Rome un fusil à vent qui portait sa balle plus loin qu’il n’y a d’ici jusqu’à l’échafaudage.


Il restait indécis. Le danger qu’il devait courir en agissant ne faisait point question: il risquait sa liberté et sa vie.


Mais en n’agissant pas, le danger était-il moins mortel ou moins certain?


Il avait vu le comte Julian à l’œuvre; il savait bien que du comte Julian il n’avait à attendre ni trêve ni merci.


C’était un duel à outrance. Dans les duels de cette sorte et quand l’adversaire est un scélérat, ce n’est pas l’idée de tuer qui vient d’ordinaire à celui dont la vie fut longtemps honnête et qui jamais ne répandit du sang.


L’idée qui vient, c’est le refuge commun: la justice.


Pourquoi la pensée de réclamer l’aide de la loi ne naissait-elle pas dans l’esprit de Vincent Carpentier?


Car il avait songé à tout, excepté à cela.


Nous pourrions répondre que la conscience de Vincent n’était déjà plus de celles qui montrent volontiers leurs replis à la justice. Vincent ne pouvait dénoncer autrui sans se dénoncer lui-même. Par quels moyens avait-il pénétré dans la maison du colonel Bozzo et surpris le mystère du parricide?


Mais nous préférons donner la véritable explication qui est celle-ci:


Nul ne s’étonnerait de voir un homme passer à côté de la justice sans crier au secours s’il était établi que cet homme aime passionnément, et qu’en appelant la justice, il perdrait la femme bien-aimée en même temps que l’ennemi.


Dès que l’amour est en jeu, tout paraît clair.


«Où est la femme?» dit le proverbe moqueur, mais rigoureux comme un axiome géométrique.


Eh bien! Vincent Carpentier était amoureux. Il n’y avait point de femme, mais il y avait le trésor.


Et la froide passion que peut allumer un tas d’or est plus impérieuse, plus extravagante, plus implacable que n’importe quel amour inspiré par une femme.


Plus jaloux aussi, je l’affirme.


Introduire la justice au fond de ce noir secret, c’était livrer, c’était perdre le trésor.


Et nous le répétons, Vincent Carpentier n’avait pas même songé à cela, quoiqu’il y eût désormais entre lui et le trésor un obstacle en apparence insurmontable.


En amour, l’espoir s’obstine en dépit de toute raison. Pour détourner le couteau dont la pointe aurait touché sa poitrine, Vincent Carpentier n’eût pas dit à un juge: «Le trésor est là!»


Le danois s’était couché sur le tapis et digérait sa soupe. Il dormait à l’abri de tous remords.


Vincent ne savait même plus que son chemin était là.


Vincent, pâle, serrait d’une main convulsive la crosse de sa carabine. De l’endroit où il était, il ne pouvait voir l’hôtel en construction.


Sans quitter son arme, il avança d’un pas et tendit le cou pour glisser un regard par la fenêtre.


Tout restait de même dans l’aspect de la bâtisse. Les pierres montaient, soulevées par la grue, les maçons torchaient le mortier, la scie grinçait dans le tuffeau, le bois retentissait sous le marteau des charpentiers; seulement, l’échafaudage supérieur était vide.


Fanchette et le colonel avaient disparu.


Vincent éprouva une sorte de soulagement à se dire:


– Il n’est plus temps. C’était une idée absurde.


La carabine fut placée de nouveau dans l’armoire et Vincent se rapprocha du guéridon.


– Ah! ah! fit-il en voyant la tasse vide, tu as mangé mon potage, toi, César?


Et il se baissa pour caresser le chien.


César qui, comme ceux de sa race, était d’ordinaire aussi doux que beau, loin de relever la tête amicalement à cette marque de clémence, poussa un grondement sourd.


– Bon! reprit Vincent, tu te fâches par-dessus le marché!… Ce fut tout. Sa pensée soucieuse le tourmentait de nouveau. Au lieu de s’asseoir à table, devant les autres plats de son déjeuner qui restaient intacts, il se prit à arpenter la chambre.


En passant devant la glace, il se regarda et s’arrêta court.


Il était si changé depuis vingt-quatre heures, qu’il avait peine à se reconnaître lui-même.


– C’est ma barbe longue, murmura-t-il, en essayant de sourire. Je n’ai plus faim. Je vais me raser, pour n’avoir plus cette figure de déterré.


Il ferma la fenêtre par laquelle il avait regardé tout à l’heure la maison en construction et y suspendit un petit miroir à barbe.


Le danois s’agitait maintenant et les griffes de ses pattes déchiraient le tapis.


Il se leva à demi, s’étira, bâilla, puis retomba en hurlant plaintivement.


Vincent, qui faisait mousser son savon, baissa la tête pensant:


– Les gens de la campagne disent que les chiens pleurent quand leur maître est pour mourir.


La mousse du savon couvrit sa joue.


– Ma main ne tremble pourtant pas, dit-il en commençant à se raser. Il n’y a de malade que mon corps.


En essuyant son rasoir, il porta les yeux sur la maison en construction.


Le hasard sans doute faisait qu’il n’y avait plus aucun ouvrier à l’étage supérieur.


Le rasoir glissa en grinçant sur son autre joue.


À ce moment, le carreau qui était à sa gauche, demi-caché sous le biais du rideau, tinta d’un bruit sec, comme s’il eût été heurté par un fort grêlon ou un petit caillou.


Un autre bruit d’une nature toute différente sembla faire écho au fond de la chambre.


Ce fut comme un coup de marteau, suivi d’un craquement court.


Cela venait du côté de l’alcôve. Vincent se retourna vivement, croyant que quelqu’un était dans la chambre.


Il n’y avait personne. Le bruit ne se renouvela pas.


Vincent était en train déjà de se gourmander lui-même au sujet de la puérile frayeur que cet incident lui avait causée, lorsque César, le beau danois, se leva péniblement sur ses quatre pattes, étrangement écartées et qui tremblaient.


Ses poils se hérissaient comme ceux d’un chat en colère.


Il frissonnait si fort que la trépidation communiquée aux pieds du guéridon choquait plats et assiettes les uns contre les autres.


Sous lui, le tapis n’était plus qu’un lambeau.


Tout à coup, il essaya d’aboyer et ne put.


Sa gueule et son cou faisaient les mouvements, mais aucun son ne sortait.


Il étranglait. Tout animal qui se sent mourir veut fuir. Le danois fit un grand effort pour bondir en avant, mais il ne put que tourner sur lui-même avec une rapidité qui donnait le vertige.


Sa gueule s’entourait maintenant d’une mousse rougeâtre.


Quand il s’arrêta, il tomba raide mort.

XXXIII Le fond de la tasse

C’était une noble race que ces grands chiens danois et je les regrette surtout en voyant les ignobles bêtes que certaines dames portent dans leurs bras comme des enfants.


Notre vieux scélérat de monde, en vérité, semble aussi tournoyer sur lui-même avant de tomber empoisonné.


Vincent Carpentier était resté immobile à contempler ce spectacle: l’agonie de César, puis sa mort.


Ses cheveux se dressaient sur son crâne et la sueur froide ruisselait le long de ses tempes.


Il pensait:


C’est moi qui devrais être ainsi. Le potage était pour moi.


Quand le danois ne bougea plus, Vincent s’essuya le front et prit en main la tasse qui avait contenu le potage.


– Ici, pas de milieu, dit-il: mourir de faim ou être tué.


Il poussait du pied César, qui n’était plus qu’une masse inerte.


– Et bien tué, ajouta-t-il. Raide mort!


Il s’assit auprès du guéridon et mit sa tête entre ses mains, disant encore:


– Moi, qui ne craignais que la nuit!


Tout à coup, un tressaillement secoua son corps et le mit debout.


Il rasa la muraille pour n’être point vu du dehors et s’approcha de la fenêtre où naguère il se faisait la barbe.


– Le bruit venait de là! murmura-t-il en soulevant le rideau de gauche, mais sans avancer la tête et en restant abrité par le mur.


Son regard avide interrogea la partie du carreau cachée derrière la draperie. Le souffle s’arrêta dans sa poitrine pendant qu’il balbutiait:


– J’en étais sûr!


Dans la partie gauche du carreau, à deux pieds de l’endroit où se trouvait tout à l’heure la tête de Vincent pendant qu’il se rasait, il y avait un trou rond, nettement tranché, comme si on l’eût percé à l’aide d’un diamant promené circulairement sur la vitre.


À peine voyait-on à l’entour quelques petites fentes en forme de rayons.


Le trou avait juste le diamètre d’une balle ordinaire.


Le rideau, examiné, présentait une déchirure correspondante.


– J’en étais sûr! répéta Vincent qui était plus blême qu’un cadavre.


Il laissa retomber les deux pans de la draperie et gagna le fond de la chambre d’un pas de malade.


Arrivé auprès de l’alcôve, il s’orienta, cherchant la ligne qui, du point lumineux marqué par le trou du rideau, devait correspondre à la boiserie du fond.


– C’est là! dit-il en montrant du doigt la muraille en dehors et au-dessus de la patère soutenant la draperie de l’alcôve.


Il ne vit rien d’abord, mais bientôt une exclamation s’étouffa dans sa gorge.


La patère en palissandre elle-même était percée juste à son milieu, et le bâton qui la soutenait, pris dans le sens de sa longueur, avait éclaté.


La balle était là, dans le bois, et pourtant vous eussiez dit que Vincent l’avait reçue en pleine poitrine.


Il restait écrasé sous le poids d’une indicible terreur.


Depuis une heure qu’il était hors de sa couche, on avait essayé deux fois de l’assassiner.


Ce n’était plus la guerre lente et circonspecte comme la menait le vieux colonel, c’était une bataille fougueuse, engagée du premier coup à toutes armes.


Le présent annonçait l’avenir.


L’ennemi ne s’embarrassait de rien et ne gardait aucune mesure: il frappait des deux mains à la fois.


Le poison et le plomb avaient manqué leur office.


Le fer allait venir, et le feu, que sais-je, on allait miner la maison peut-être ou précipiter les plafonds.


La mort menaçait de tous côtés, au-dehors comme au-dedans sans doute.


Un instant, l’imagination de Vincent Carpentier la vit si proche et si certaine qu’il s’affaissa dans un engourdissement découragé.


Il perdit jusqu’à la pensée de lutter ou de résister, tant la lutte lui parut inégale et la résistance impossible.


Mais il était brave de nature – et amoureux.


Non point d’une femme, fi donc! L’amour d’une femme l’aurait laissé vaincu sous l’épouvante qui l’accablait.


Il était amoureux d’un éblouissement, – d’un Dieu!


La pensée du trésor le releva fiévreux, mais intrépide. Son sang glacé se réchauffa dans ses veines aux rayons de l’or.


– Deux fois, dit-il, c’est vrai. J’ai été frappé deux fois, mais deux fois j’ai échappé. Quelque chose me protège. Depuis vingt-quatre heures, je vis par un miracle. Le trésor m’a vu, puisque je l’ai vu. Il m’a choisi peut-être. Je suis prédestiné!


C’était comme une folie. Il eut la force de réagir contre elle, de même qu’il avait réagi contre l’écrasement de sa première terreur.


La réflexion naissait dans le milieu vrai qu’il faut tenir pour combiner le plan d’un combat ou d’une fuite.


Il baigna sa tête dans l’eau froide, puis il arpenta la chambre d’un pas ferme, éloignant les calculs hâtifs qui voulaient envahir sa pensée.


Au bout de quelques minutes, il était lucide et presque gai.


– Voilà! dit-il en soulevant un petit coin du rideau pour regarder la maison en construction où, du haut en bas, les maçons étaient maintenant à l’ouvrage, les beaux esprits se rencontrent. M. le comte et moi, nous avons eu la même idée; seulement, outre l’idée, M. le comte avait le fusil à vent, car je n’ai pas entendu la moindre détonation. Il a eu le premier feu, le second m’appartient, et quand je prendrai mon tour, j’essayerai de mieux tirer que lui.


Il revint au guéridon où il prit le couteau et la fourchette pour découper le bifteck dont il jeta une portion dans les cendres de la cheminée.


– Il faut sortir d’ici, fit-il encore, c’est le plus pressé, puisqu’on n’y peut ni manger, ni dormir – ni même se faire la barbe. Jouons serré. Roblot est un futé compère, et je suis bien sûr qu’il fait faction dans le corridor.


Tout en parlant, il avait réuni dans sa main les deux pattes de devant du danois, qui étaient déjà rigides. Il traîna le corps jusqu’au lit, derrière lequel il le fit disparaître.


– En conscience, grommela-t-il, c’est tout au plus si M. le comte a pris tant de peine pour le corps du colonel.


Il alla vers son secrétaire et renouvela les amorces de deux pistolets qu’il glissa dans les poches de sa redingote, après quoi il tira le cordon d’une sonnette.


Son visage était composé comme il faut, et sa pâleur même devait le servir dans le rôle qu’il avait choisi.


Roblot parut presque aussitôt.


Il lança autour de la chambre un regard circulaire et rapide avant d’interroger la mine de son maître.


– Faites atteler, lui dit ce dernier, je me sens moins bien qu’avant mon déjeuner. J’ai besoin de prendre l’air.


Le troisième coup d’œil de Roblot avait été pour constater que la tasse était vide et que le bifteck avait été sérieusement entamé.


Malgré lui, sa physionomie exprimait une satisfaction goguenarde.


– Est-ce que monsieur n’a pas eu goût à ce qu’il mangeait? demanda-t-il.


– Si fait, mais je ne sais, j’aurais dû me borner au potage.


– C’est certain que monsieur a l’air un peu indisposé. Le lit lui vaudrait mieux que la voiture. J’avais proposé à monsieur d’appeler le Dr Samuel.


– Je passerai chez le docteur, interrompit Vincent avec impatience. Faites atteler.


Roblot se retira. Dans le corridor, il pensait:


– Il a avalé la boulette. J’aime mieux qu’il aille claquer en ville. On aura le temps de vider les plats et de laver la vaisselle.


Il s’arrêta brusquement. Un soupçon lui traversa l’esprit.


– Où diable est passé le chien? fit-il. Je ne l’ai pas vu sur le tapis à sa place ordinaire… Bah! il aura été se vautrer dans le cabinet de toilette. Voilà une maison finie. La place n’était pas mauvaise, mais il y avait trop loin pour aller jouer la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié.


Vincent, resté seul, vida les tiroirs de son secrétaire. Il prit tout ce qu’il avait d’argent comptant, et fit un paquet de ses valeurs.


Il descendit ensuite à son cabinet de travail où il brûla divers papiers, entre autres le plan de l’hôtel Bozzo.


Quand il vit la voiture attelée dans la cour, il sortit sans attendre que Roblot vînt le prévenir. Roblot et lui se rencontrèrent sous le vestibule.


– Monsieur ne veut-il point que je l’accompagne? demanda le valet.


– Non, répondit Vincent. C’est comme un poids que j’ai sur la poitrine. Je ne suis jamais bien vaillant par ces chaleurs.


Il affecta d’alourdir son pas pour descendre le perron. Roblot et le cocher échangèrent un regard.


– Aidez-moi, dit Vincent qui avait jeté son paquet au fond du coupé. Je ne me suis jamais senti ainsi: ma tête me pèse.


Avec le secours de Roblot, il franchit le marchepied.


– Je ferais peut-être mieux de prendre quelqu’un avec moi, murmura-t-il; mais non, il ne faut pas s’écouter. Vous promènerez César. Je rentrerai dîner. Au ministère des Finances, je vais déposer mes coupons.


Roblot ferma la portière et répéta pour le cocher:


– Au ministère des Finances!


La voiture partit. Roblot la regarda s’éloigner et grommela:


– Toi, je sais bien où tu dîneras!


Il se dirigea vers la chambre à coucher de son maître. Arrivé à la première volée de l’escalier, il vit la porte cochère se rouvrir pour donner passage à la voiture du colonel.


– Tiens! fit-il, le vieux vient visiter l’ouvrage. C’est drôle qu’ils ne se soient pas rencontrés tous deux dans la rue.


Le colonel descendit de voiture au bas du perron, et Roblot vint l’y recevoir. Roblot pensait:


– On dirait qu’il a vieilli de dix ans depuis la semaine dernière.


Entre ses rides on ferait tenir des cure-dents comme dans la queue du dindon d’argent, et pourtant son corps s’est remplumé un petit peu. Il enterrera nos petits-enfants.


– Eh bien! eh bien! dit le colonel, l’ami Vincent n’est donc pas à la maison? Je vais entrer me reposer un peu. Donne ton bras, bijou.


Roblot obéit. Le vieux reprit en baissant la voix:


– C’est donc raté?


– Il a mangé le potage, répondit Roblot, et la moitié du bifteck.


– Pas possible! pauvre chou! Ça va joliment le remettre! Ne monte pas si vite, bonhomme, je n’ai plus mon haleine de quinze ans. Comment allait-il avant déjeuner?


– Il n’a pas voulu du Dr Samuel…


– Voyez-vous ça! la confiance ne se commande pas, ma poule.


– Il s’est soigné tout seul, et bien soigné, car en vingt-quatre heures il s’était repiqué à miracle.


– C’est un mignon garçon, fit le colonel, et du talent. Je viens de visiter le nouvel hôtel de ma Fanchonnette, qui est son œuvre, c’est gentil à croquer. Mais nous sommes tous mortels, pas vrai?…


– Excepté moi! reprit-il d’un air espiègle en poussant la porte de la chambre.


Il entra le premier et se dirigea vivement vers la fenêtre de gauche, celle dont Carpentier avait laissé retomber les rideaux. Roblot regardait par-derrière son allure cassée mais sautillante.


– Diable de vieux polichinelle! pensait-il, c’est sûr qu’il a été taillé dans du caillou!


Le colonel découvrit du premier coup d’œil le trou du carreau. Il l’examina curieusement et grommela:


– Deux pieds et demi d’écart, c’est trop. Ma main se gâte. Puis faisant exactement comme Vincent lui-même avait fait, il se retourna, cherchant une ligne imaginaire qui le conduisit droit au lit. Il mit le doigt sur la patère percée et dit encore:


– Bonne arme, mauvais tireur. Voilà un coquinet qui m’a l’air d’avoir dans sa poche un bout de corde de potence… Voyons le déjeuner.


Roblot tenait à la main la tasse d’argent qui avait contenu le potage.


L’a-t-il assez nettoyée? demanda-t-il d’un ton de triomphe.


Le colonel prit la tasse et la regarda longuement.


– Bibi, dit-il enfin, tu es un imbécile.


– Merci…, commença Roblot.


– Tais-toi! ce potage n’a pas été mangé, mais lampé, puis léché non pas par un homme, mais un chat ou un chien…


– Le chien! s’écria Roblot, qui se frappa le front.


Les yeux du colonel furetaient déjà, interrogeant tous les coins de la chambre.


– César! appela Roblot; ici, César!


Il s’élança vers le cabinet de toilette, qu’il ouvrit. Quand il revint sur ses pas, il trouva le colonel penché sur les cendres du foyer, d’où il retirait la moitié du bifteck qui manquait dans le plat, en marmottant:


– De la corde… et du talent! c’est un mignon garçon, décidément.

XXXIV Le nouveau colonel

Le colonel s’assit dans le fauteuil de Vincent, auprès du lit, et se mit à tourner ses pouces d’un air songeur.


– Comment l’appelles-tu, ce chien? demanda-t-il, César? Vois dans la ruelle.


Roblot monta sur le lit et poussa une exclamation de dépit.


– Il est là, n’est-ce pas? reprit le vieillard.


Roblot, qui avait plongé son bras derrière le lit, répondit:


– Il est là, raide comme un bâton, et déjà froid.


Descends.


Roblot obéit.


– Ouvre le secrétaire.


– Il est fermé et il a emporté la clef.


– Un bon coup de talon… n’aie pas peur, fifi: ton maître ne reviendra pas pour constater l’effraction. Il doit être loin, c’est mon petit doigt qui me l’a dit.


La tablette du secrétaire éclata, brisée. Le colonel demanda:


– A-t-il emporté son argent?


– Jusqu’au dernier centime, répondit le valet de chambre.


– C’est bien, alors nous sommes fixés… Tu m’avais parlé d’un plan de mon hôtel de la rue Thérèse?


– Il est en bas, dans le bureau.


– Allons en bas et visitons le bureau.


En bas on ne trouva qu’un petit tas de cendres. Le colonel se mit devant la fenêtre et tapota les carreaux avec le bout de ses doigts.


– Ah! le gredinet, dit-il au bout d’une minute, Paris est grand, la banlieue aussi, et la France, et le monde! Nous allons jouer nous deux à cacher la baguette. Tu t’es laissé dindonner, ma vieille, et moi de même. Sais-tu où demeure M. Lecoq?


– Toulonnais-l’Amitié! repartit Roblot, parbleu!


– Eh bien! tu vas aller chez M. Lecoq, lui dire de ma part qu’il fait jour. Ça ne l’étonnera pas par ce beau soleil. Tu lui expliqueras l’affaire. Tu lui diras que notre bon camarade Vincent est parti d’ici à onze heures du matin, qu’il a dû arriver aux Finances à onze heures dix minutes, descendre de voiture, traverser le ministère, ressortir par la porte de la rue de Rivoli et prendre un fiacre à la station de la rue Monthabor… Savoir! Il aura peut-être eu peur d’être aperçu par son cocher… Enfin Lecoq jugera… et il mettra sur pied, tu m’entends bien, cent hommes s’il le faut, le double même, le double encore. Qu’il découple la meute tout entière. Je veux, – dis-lui ce mot: je veux qu’il force le gibier!


Roblot se dirigeait vers la porte, le colonel le rappela.


– Tu montes à cheval? demanda-t-il.


– Assez, répondit le valet, mais dans Paris…


– Prends la meilleure bête de l’écurie, casse-toi le cou, écrase qui tu voudras, je payerai, mais au carré Saint-Martin dans un quart d’heure… et que Lecoq soit chez moi, à l’ordre, dans une heure! Va. Tu auras gagné dix ans de gages dans ta matinée.


Quand Roblot fut sorti, le prétendu centenaire se redressa et arpenta la chambre à grands pas.


– C’est la pierre d’achoppement, dit-il. Tout le reste a été sur des roulettes. Personne n’a vu que j’avais mis de jeunes os dans la vieille peau du Père. J’ai trompé tout le monde, jusqu’à Lecoq, jusqu’à Fanchette elle-même! Mais tant que je ne verrai pas ce Carpentier – de mes yeux -, couché par terre, et raide et froid comme le chien de là-haut, il n’y aura rien de fait, car celui-là en sait plus long que moi!


Son masque ne pouvait que mentir, mais les inflexions de sa voix disaient l’importance de l’obstacle contre lequel sa ruse venait de se heurter.


Le comte Julian n’était pas, il faut que le lecteur comprenne ceci, dans la position du premier venu, propriétaire d’un immeuble où il sait qu’un groupe de valeurs est caché. Le comte Julian, à part même le rôle difficile dont il s’était affublé, rôle qui le gênait déjà et qui bientôt devait l’accabler, avait d’autres précautions à prendre, d’autres considérations à garder.


Il partageait un peu la condition de ces souverains absolus dont la toute-puissance est esclave.


Il était entouré d’un parlement obéissant mais ennemi qui surveillait ses actions avec une patiente jalousie.


Entre lui et son conseil, une cause permanente de haine subsistait.


Depuis longtemps, le conseil des Maîtres demandait le partage ou tout au moins le bilan authentique du Trésor de la Merci.


Le colonel refusait, arguant de la constitution même de la frérie, qui établissait le Père gardien du trésor.


Il y avait eu des révoltes, des conspirations, le sang avait coulé dans ce mystérieux conclave, fermé comme un sérail, où la tragédie étouffait ses cris entre quatre murs impénétrables. Et le Maître était resté le maître.


Mais le Maître était alors appuyé sur le trésor comme Hercule tient sa massue. Le Maître disposait du trésor; il était seul à disposer du trésor.


Et malgré la trempe magique de cette âme, souvenons-nous des précautions infinies prises par le colonel Bozzo quand il avait touché au trésor.


Tous les premiers chapitres de ce livre ont été consacrés à décrire ce travail de taupe à l’aide duquel ce rusé vieillard avait tenté d’enfouir son secret.


C’était la nuit. Il avait choisi un pauvre homme, un homme honnête, il l’avait comblé de bienfaits, tout en lui mettant un épais bandeau sur les yeux.


Il l’avait acheté et trompé. Il l’avait généreusement payé pour ne point révéler un secret inconnu.


Avez-vous vu ces sorciers modernes qui, amalgamant tous les charlatanismes, parviennent à se faire passer pour spirites à force d’habileté dans l’art du prestidigitateur?


Ils vinrent une fois chez nous, ces Américains effrontés; ils ouvrirent une salle de spectacle où ils se laissaient couvrir de liens serrés, noués, entrelacés: un vrai chef-d’œuvre de garrottage.


Puis, quand ils étaient ainsi cordés, ils appelaient un esprit de Boston et de Bristol, qui traversait l’Océan: leurs liens tombaient. C’était vraiment miracle.


Je ne sais pas pourquoi Paris ne voulut pas d’eux.


Eh bien! l’or est comme ces sorciers, il est spirite, il brise tous liens, il écarte toutes entraves.


La légende des Shetland est vraie: l’or enterré à cent pieds sous terre remonte et revient comme un fantôme.


Malgré le luxe des précautions prises par le Maître, l’or avait transpiré, – l’or avait murmuré son secret à l’oreille de Vincent Carpentier.


Et pendant que le vieux colonel agitait, déménageait l’or petit à petit – lui-même -, sans confier à personne le mystère de ses nocturnes travaux, une émotion s’était produite autour de lui, comme les fièvres sortent de la terre éventrée.


L’or avait tinté et chanté; l’or avait répandu dans l’air ses effluves électriques; on l’avait entendu, on l’avait senti, car au sein même du conseil des Habits Noirs, une frérie du second degré s’était silencieusement constituée sous le nom des Compagnons du Trésor.


Nous avons dit tout cela pour bien établir la position du comte Julian qui était maître par supercherie, qui portait sur ses épaules le fardeau d’un rôle à jouer sans relâche, et à qui, certes, manquaient beaucoup d’éléments composant la force de ce vieux démon, le colonel Bozzo-Corona.


Le comte Julian n’avait pas le trésor. Il eût été perdu si âme qui vive avait deviné cela.


Les regards d’une association à la fois intime et hostile étaient fixés sur lui jalousement.


Le moindre pas ostensible qu’il eût fait à la recherche du trésor, le plus petit sondage, la fouille la plus insignifiante, dénoncés par hasard aux compagnons schismatiques, auraient dévoilé le défaut de sa cuirasse.


Et par ce défaut de cuirasse, dix couteaux auraient passé aussitôt.


Il était tout-puissant, c’est vrai, mais son pouvoir ne tenait qu’à un fil.


Le colonel avait dépensé des prodiges d’astuce et d’audace, nous dirions presque des miracles de génie pour retenir ce pouvoir sans cesse miné et menacé.


Le comte Julian, pour arriver au même résultat, avait plus à faire encore, puisqu’il marchait, embarrassé par sa supercherie originelle, puisqu’il n’avait en main que le fourreau du glaive d’or, brandi par son prédécesseur.


Il ne faudrait pas penser pourtant qu’il eût en face de lui l’impossible.


Il possédait sur le colonel plusieurs avantages dont on doit tenir compte, entre autres la jeunesse et la force physique.


En outre, le fait de n’avoir pu encore conquérir l’usage matériel du Trésor de la Merci n’était pas, en réalité, si radicalement malheureux qu’on pourrait le croire.


Dans toute question d’argent, l’apparence sauve.


Si, demain, les caves de la Banque de France étaient saccagées, la Banque de France ne perdrait pas un atome de son crédit, pour peu qu’elle réussît à cacher sa mésaventure.


Ces immenses réserves métalliques ne valent que comme article de foi. On n’y touche jamais, donc elles ne servent à rien. Des tas de sablons produiraient exactement le même effet, si on pouvait porter les gens à croire que sous le sablon les lingots dorment.


C’est le Crédit, conception à la fois élémentaire et subtile, au moyen de laquelle le monde moderne a enflé démesurément ses finances.


Le tout est de ne jamais laisser naître un doute au sujet des lingots, qui sont comme la femme de César et ne doivent point être soupçonnés.


Or, les lingots ici étaient dans la cave, et il n’y avait au monde qu’un seul homme capable d’en trouver le soupirail.


On ne doit donc point s’étonner qu’avant même de chercher la cave, le comte Julian concentrât tous ses efforts sur l’ennemi unique qui pouvait déménager ses réserves.


Après avoir réfléchi quelques minutes, il quitta la chambre de Vincent Carpentier et redescendit l’escalier. Sa dernière parole fut celle-ci:


– Je suis le colonel Bozzo, et mon banquier m’avancerait, si je voulais, de quoi acheter la moitié de Paris.


Quand il arriva sous le vestibule, boitant et peinant à plaisir, Giam-Pietro s’élança pour lui offrir l’aide de son bras.


– Bon, bon! fit le prétendu colonel, je ne suis pas encore impotent, ma vieille. Une canne me vaudrait autant que toi… Ce marchepied m’a l’air plus haut qu’à l’ordinaire… Dis à Giovan-Battista de me mener chez mon banquier.


– Lequel? demanda Giam-Pietro.


– Lequel? répéta le vieillard en feignant l’impatience. On ne cherche qu’à me contrarier. Sangodémi! quelque beau matin je ferai maison nette! Chez qui ai-je été la dernière fois, bêta?


Giam-Pietro referma la portière et dit à Giovan Batista:


– À la banque J.-B. Schwartz et Cie.


La voiture partit au grand trot, tandis que le colonel se frottait les mains tout doucement, disant:


– J.-B. Schwartz! une bonne maison! Je vais remplir ma cassette pour un mois, et puis nous verrons.


Pendant cela, Vincent Carpentier travaillait aussi.


En dix minutes, juste, comme le comte Julian l’avait dit à Roblot, son coupé, bien attelé, arriva au ministère des Finances, porte Monthabor.


Vincent descendit avec son paquet et prit le chemin des bureaux du Grand-Livre.


Mais au lieu d’entrer dans les bureaux, il enfila les galeries, comme le comte Julian l’avait prévu encore, et après avoir voyagé dans ces rues administratives qui bordent tant d’inutiles cellules, il ressortit par la porte principale, sous les arcades Rivoli.


Ici prit fin la partie véridique des prédictions du comte Julian.


Carpentier, en effet, ne prit sa course ni vers la place du Palais-Royal, ni vers les Champs-Élysées, ni vers la station plus voisine de la rue du Monthabor, il se jeta tout uniment dans un omnibus de Passy qui revenait.


Il quitta l’omnibus au coin de la rue de Rohan, et suivit à pied la rue Saint-Honoré, pour gagner la cour des Messageries Laffite, Caillard et Cie.


Là, il retint une place de coupé pour Brest, départ du soir, ce jour même.


Il donna son vrai nom et des arrhes.


Dans la cour même, il trouva un cabriolet libre, qui venait d’amener un voyageur; il y monta et se fit conduire rue de Picpus, au couvent des Dames de la Croix, où il demanda sa fille Irène.


Pendant qu’on allait chercher cette dernière, les bonnes religieuses, enfiévrées par l’approche de leur distribution de prix, qui devait avoir lieu le lendemain, tombèrent sur lui et l’accablèrent de leurs remerciements.


On ne pouvait trop rendre grâce à son amabilité: malgré ses occupations, il était venu pour donner le coup d’œil du maître aux préparatifs.


Vincent Carpentier ne s’en défendit point. Il eut la force et le sang-froid de visiter en détail la cour transformée en salle couverte; il approuva, il blâma, il fut charmant.


On le vit pâlir seulement quand sa fille, qui était arrivée en courant, se fut jetée à son cou.


Voici quelle était la cause de cette pâleur.


Irène, en l’embrassant, lui avait dit d’une voix altérée:


– Père, oh! père chéri, je t’en prie! Je n’ai rien objecté l’autre jour; mais depuis, j’ai tant pleuré! Prends-moi avec toi pendant les vacances. Je t’en prie, ne me laisse pas seule ici!

XXXV Père et fille

Il y avait des traces de fatigue sur le gracieux visage d’Irène.


Vincent la regarda longuement; Irène baissait les yeux sous ce regard et son sein agité soulevait l’étoffe noire de sa robe.


Aujourd’hui, dans sa physionomie, son père découvrait quelque chose qui n’était plus d’un enfant.


Parmi le grand trouble qu’éprouvait l’esprit de Vincent, un élément nouveau se glissa: il eut peur pour sa fille.


Peut-être eut-il peur de sa fille.


Il prit son bras et l’entraîna vers le jardin.


– Irène, dit-il, dès qu’ils furent seuls, l’autre jour tu avais l’air content de rester dans cette maison.


– Tu n’as pas cru cela, père, répliqua Irène, sans relever les yeux.


– Si fait, je l’ai cru, et je m’en suis étonné, peut-être même affligé. Sois franche avec moi… Elle n’est plus ici?


Irène eut un tressaillement si violent que son bras échappa à celui de son père.


– Elle qui? balbutia-t-elle sur le ton de la stupéfaction. Puis avec volubilité.


– Père, ne me refuse pas! Tu n’as pas de raison pour me refuser. Celles qui restent ici pendant les vacances, ce sont les punies, et pourquoi me punirais-tu? Je n’ai rien fait de mal. Demain, je vais avoir beaucoup de prix. Les autres pères sont contents quand on couronne leurs filles, ils les emmènent joyeusement, ils les caressent tout le long du chemin… Vincent l’attira sur son cœur.


– C’est sans doute qu’ils sont meilleurs que moi, mon enfant, murmura-t-il. Je n’ai pourtant que toi à aimer ici-bas, toi et notre Reynier qui est encore toi. Parmi celles qui restent au couvent pendant les vacances, il y a aussi les abandonnées.


– C’est vrai, fit Irène qui regarda son père en face. Je n’avais pas songé à cela.


– Et il y a encore, poursuivit Vincent avec une tristesse amère, les orphelines.


Irène lui jeta ses deux bras autour du cou.


– Mon père, s’écria-t-elle, je deviendrai folle si je reste. J’ai idée qu’il y a un malheur chez nous.


Vincent essaya de sourire, mais les larmes lui vinrent aux yeux.


– Chez nous, répéta-t-il d’une voix altérée, il n’y a plus rien, ni bonheur ni malheur. La maison est morte.


Irène l’écoutait, mais elle ne comprenait pas. Vincent poursuivit douloureusement:


– Tu étais bien petite, et pourtant, tu dois te souvenir du grand bonheur qui était chez nous. Une âme, une chère âme emplissait mon logis: l’autre Irène, ta mère. Ne m’accuse jamais de ne point t’aimer assez, fillette. Tu ressembles à ta mère. Celle-là, c’était ma joie, mon espoir et ma conscience aussi. Quand ses yeux ont été fermés pour toujours, quand je n’ai plus vu son adoré sourire, quelque chose s’est brisé au-dedans de moi. Je me suis senti moins bon, moins fort, moins homme: ma foi s’éteignait avec la bien-aimée lumière qui avait éclairé ma jeunesse. Sans toi, ma fille, dès ce temps-là, j’aurais dit adieu à la vie.


Une expression d’épouvante vint dans le regard de l’enfant dont les traits se couvrirent de pâleur.


Vincent Carpentier secoua la tête et dit, répondant aux signes muets de cette terreur:


– Non, non, je ne songe pas à me tuer.


– Mais qu’y a-t-il donc, au nom de Dieu! balbutia Irène dont les sanglots éclatèrent.


Vincent ouvrait la bouche pour répliquer, mais il se retint, et un nuage plus sombre descendit sur son front.


– Maintenant, murmura-t-il avec un découragement profond, je ne peux même plus te confier mon secret.


Il semblait perdu dans sa méditation désespérée.


Irène se laissa tomber sur un banc.


C’était le banc où nous la vîmes naguère assise auprès de cette femme qui venait d’Italie: la mère Marie-de-Grâce.


Vincent Carpentier se mit à la place même que l’Italienne occupait, ce jour-là.


Irène se taisait et pleurait.


– Aimes-tu encore Reynier? demanda tout à coup Vincent.


– Comment n’aimerais-je pas mon frère? répondit Irène. Vincent la baisa au front et dit:


– C’est cela, tu ne l’aimes plus.


La jeune fille voulut protester, il lui ferma la bouche d’un geste plein de douceur.


– J’ai eu tort, reprit-il. Le monde raille ou blâme les veufs qui se consolent, il fait mal. Ceux qui ne se consolent pas, restent seuls. Là est la malédiction…


– Oh! père, père! sanglota Irène, te repens-tu d’être resté fidèle à celle qui t’aimait tant! Tu vas te remarier, dis-le! je te promets de l’entendre sans colère.


Pour la seconde fois, Vincent Carpentier secoua la tête et répondit:


– Non, non, je ne songe pas à me remarier.


– Mais alors…, commença Irène dont la belle bouche ébaucha un sourire.


Il l’interrompit pour prononcer tout bas:


– Nous sommes plus malheureux encore que cela.


Le front de l’enfant s’inclina comme si une main de fer l’eût accablée de son poids.


– Tu ne m’as pas répondu, reprit Vincent qui baissa la voix encore davantage, quand je t’ai demandé si elle n’était plus au couvent.


– Je vous ai demandé de qui vous parliez, mon père, répliqua Irène sans relever les yeux.


– C’est vrai, mais tu n’avais pas besoin de ma réponse. Tant que cette femme était ici, tu ne te plaignais pas d’y rester.


Irène garda le silence. Elle ne pouvait plus pâlir.


– Et comment as-tu pu savoir qu’elle devait quitter la maison? interrogea encore Vincent. Avant-hier au soir, elle ne le savait pas elle-même.


– Vous la connaissez donc?… balbutia Irène.


– Depuis avant-hier au soir, poursuivit Vincent, je sais qu’elle n’a pu reparaître au couvent.


– Comment la connaissez-vous? fit encore la jeune fille.


À la dérobée, elle glissa un regard vers son père dont le visage était plus défait que celui d’un agonisant.


– Elle ne peut pas être votre ennemie, mon père! pensa-t-elle tout haut. Je suis sûre de cela.


Elle ajouta:


– Vous ne vous trompez pas. Voici deux nuits que sa cellule est vide.


Vincent dit:


– Que ferais-tu, si elle était mon ennemie?


Mais il ne laissa pas à l’enfant le loisir de répondre. Il reprit en changeant de ton:


– Ce sont là des folies. Elle ne peut ni m’aimer ni me haïr. Il ne s’agit pas de moi, mais de toi. Puisqu’elle n’est pas revenue, comment as-tu pu savoir qu’elle est partie pour toujours?


– Pour longtemps, du moins, murmura la fillette: pour bien longtemps.


– Elle t’a écrit?


Irène resta muette.


L’étoffe de sa robe noire, tendue par sa gorge naissante, présentait un pli presque imperceptible qui dessinait une sorte de carré long. Le doigt de Vincent toucha cette place et il dit:


– Voici sa lettre.


La main d’Irène s’introduisit sous son corsage. Elle en retira un papier plié en quatre et sans enveloppe. Elle tendit le papier à son père, sans prononcer une parole. Vincent ouvrit le billet. Sa main tremblait. Il lut ce qui suit:


«Chère petite sœur en J.-C.,


Ma chère fille, plutôt, devrais-je dire, car j’ai l’âge d’être votre mère, je n’ai pu vous révéler le secret de ma famille auquel sont liées tant d’existences et qui se rattache à de si glorieuses destinées, mais je vous ai laissé deviner que ma vie entière, avec la volonté de Dieu, est consacrée à une grande œuvre, qui doit rendre au comte J…, mon jeune frère, le rang occupé par nos ancêtres.


À cette tâche j’ai déjà tout sacrifié, mes amitiés d’autrefois, ma fortune, ma patrie elle-même. Aujourd’hui, chère enfant, je fais plus: je porte au comble la somme de mes épreuves et je me déchire le cœur en m’éloignant de vous.


Souvenez-vous de moi, pensez à moi, priez pour moi. L’Océan et son immensité vont nous séparer aujourd’hui. Demain la volonté de Dieu qui a créé l’Océan peut nous réunir. Je vous ai choisie entre toutes. Avez-vous deviné ma secrète espérance?


Souvenez-vous. Le comte J… est un grand cœur. La Providence a ses voies profondes. Vous êtes la sœur de mon âme et je vous donne le baiser de paix.


Au revoir. Vous recevrez de mes nouvelles avec les indications nécessaires pour diriger vers moi votre réponse.


Votre amie dévouée,


J…, COMTESSE B. in domino Maria-di-Grazia.»


L’écriture de cette lettre était fine, mais hardie; elle pouvait appartenir à un homme aussi bien qu’à une femme.


Au G du mot Grazia où la plume avait appuyé davantage un cheveu noir et très fin restait collé à l’encre desséchée.


Vincent lut par deux fois le contenu du billet.


Son regard demeurait attaché à l’écriture par une sorte de fascination.


– Qui vous a remis cela? demanda-t-il enfin.


– La personne qui a apporté à Mme la supérieure le pli qui lui annonçait le départ de la mère Marie. Ai-je commis une faute que vous ne me tutoyez plus?


– Non, répondit Carpentier. Puis il ajouta:


– Où est la mèche de cheveux?


Le rouge monta aux joues d’Irène, mais elle atteignit aussitôt son porte-monnaie d’où elle retira un petit papier, contenant une boucle noire.


La main de Vincent tressaillit en la touchant.


Il revit par la pensée cette scène de l’hôtel Bozzo, si terrible dans sa solitaire tranquillité: l’assassin coupant ses cheveux devant l’armoire à glace, à deux pas du cadavre de la victime.


Il les reconnut, ces cheveux de jais, brillants et doux plus que ceux d’une femme.


– Tu n’as pas commis de faute, ma fille, dit-il en remettant à l’enfant la boucle avec la lettre.


Une parole hésita sur sa lèvre.


Il la retint parce qu’il avait dit vrai tout à l’heure: il ne pouvait pas confier son secret à sa fille.


Il y avait autour de sa fille une influence diabolique à laquelle une enfant de quinze ans devait être incapable de résister.


Vincent avait clairement conscience de cela. Il fallait dissimuler près d’elle, pauvre cher cœur dévoué, comme en face du plus cruel ennemi.


Il demanda:


– Le frère de cette personne, tu ne l’as jamais vu?


– Jamais.


– Même en peinture? Irène sourit et répondit:


– Vous m’interrogez comme si vous saviez d’avance mes réponses. En peinture, si fait, je l’ai vu deux fois: d’abord dans un médaillon que la mère Marie-de-Grâce porte à son cou.


– Une miniature?


– Oui, un chef-d’œuvre.


– Et il y a un air de famille entre la mère et le portrait, n’est-ce pas?


– Plus que cela: les deux se ressemblent.


– Beaucoup?


– Comme si la miniature était la mère Marie elle-même – en homme, et plus jeune.


– Et l’autre?


– L’autre, répondit Irène, ce n’est pas un portrait, c’est une ressemblance produite par le hasard. Vous avez pu voir l’autre comme moi, mon père. L’autre est dans l’atelier de notre Reynier.


– Il y a beaucoup de tableaux dans l’atelier de Reynier, dit Vincent.


– Je parle de la grande toile où l’on voit un trésor…


– La copie prise dans la galerie Biffi?


– Oui, la copie du «tableau du Brigand», c’est frappant. Vincent prit les deux mains d’Irène et l’attira contre son cœur.


– Si tu avais seulement deux ans de plus, murmura-t-il comme s’il se fut parlé à lui-même, je te dirais: «Épouse Reynier tout de suite, et je partirais tranquille.»


À ces mots, «épouse Reynier», la jeune fille baissa les yeux. Elle n’y répondit point, mais elle releva la fin de la phrase, disant:


– Vous partez donc, vous aussi, père?


– Pour un long, pour un bien long voyage, et je suis venu te faire mes adieux.


– Quoi! si tôt!


– Écoute! fit Carpentier dont l’accent devint solennel: si tu revoyais cette personne, la mère Marie-de-Grâce ou quelqu’un de sa part, pas un mot de moi. Je ne la connais pas, je ne peux pas la connaître, me comprends-tu?


– Je comprends que vous ne voulez pas…


– Il faut comprendre davantage, interrompit Vincent. Il y a là une question de vie ou de mort.


– Pour toi, père chéri! s’écria la fillette, qui se jeta impétueusement à son cou.


– Pour nous deux, répondit Carpentier en la pressant avec passion contre sa poitrine.

XXXVI La fuite

Carpentier s’était levé.


– Tu ne dois pas savoir où je vais, reprit-il, le sais-je moi-même? Je ne t’écrirai pas. Si on t’apportait une lettre de moi, n’y crois pas, ce serait un faux. Tu m’entends? un faux. N’y crois pas; ne crois à rien, sinon à ce que te dira Reynier, parlant lui-même, car on pourrait contrefaire l’écriture de Reynier tout aussi bien que la mienne. Quand Reynier, venant auprès de toi de sa personne, te dira: «Partons!», tu le suivras. C’est ma volonté. Je t’en prie, et, si cela ne suffit pas, je te l’ordonne.


– J’obéirai, mon père, dit Irène, qui était pâle et qui tremblait, je vous promets que j’obéirai; mais ne saurai-je point la nature du danger qui nous menace?


– Tu ne sauras rien, répliqua Vincent. Tu es ici en sûreté, du moins je le pense. Tu y resteras jusqu’à ce que je t’aie appelée à moi par la voix de Reynier… Et maintenant je te dis adieu, ma chère enfant. Mes heures sont comptées. Si tu as du temps encore après les souvenirs et les prières qu’on t’a demandés dans cette lettre, souviens-toi de moi, prie pour moi.


Il voulut s’arracher des bras d’Irène, mais elle le retint, cachant dans son sein son visage baigné de larmes.


– Père! oh! père! balbutia-t-elle. Ne me quitte pas ainsi! tu es fâché contre moi. Je n’ai que quinze ans. Me voilà seule. Je t’en prie, ne me laisse pas dans cette ignorance qui me tue!


Pour la seconde fois Vincent fut sur le point de parler, car il adorait doublement cette enfant, pour elle-même et pour la mémoire bien-aimée de sa mère.


Mais il eut la force de résister.


Un dernier, un long et ardent baiser fut appuyé sur le front d’Irène, et Carpentier s’enfuit après avoir répété:


– Souviens-toi de moi, prie pour moi!


Dans la cour, Vincent retrouva les bonnes religieuses qui le guettaient. Quand elles surent qu’il n’assisterait pas le lendemain au triomphe de sa fille, ce fut un concert de reproches et de supplications.


– Je serai bien près d’arriver à Brest quand vous distribuerez vos récompenses, mesdames, dit Vincent appuyant sur le nom de la ville.


– Voyez le malheur! s’écria la supérieure, la mère Marie-de-Grâce, qui était si bonne pour notre chère Irène, nous manque aussi. Mais en revanche, nous aurons cet homme vénérable, le colonel Bozzo… Il veut absolument couronner sa brillante protégée.


Vincent était déjà dans son cabriolet. Il dit à son cocher:


– À la poste!


À la poste, il renvoya sa voiture et il se fit inscrire au bureau de la malle: départ de six heures pour Lyon, arrhes déposées.


Puis il remonta à la place des Victoires, où il prit un fiacre qui le conduisit rue de l’Ouest, à l’atelier de Reynier.


Le jeune peintre était à l’ouvrage et poussait son tableau de Vénus blessée par Diomède.


Il avait ses deux moitiés de modèle, Échalot et Similor, le premier, vertueux et nourrice du petit Saladin, dont l’enfance malheureuse s’écoulait dans une gibecière; le second, père du même Saladin, mais dénaturé, frivole, adonné au libertinage et méprisant l’économie.


Échalot pouvait dire, du fond de son abnégation inépuisable:


– Sans que j’ai pour Amédée, qu’est le petit nom de Similor, l’amitié des Damon, au vis-à-vis des Pylade et Pythias qui m’aveugle à son égard, je casserais l’association dont je ne retire de lui que des crasses, toujours prodiguant notre paye à l’estaminet, licheur comme tous les singes du Jardin des Plantes, avec la boisson, le billard, qu’il n’y a pas plus panier percé que cet oiseau-là dans la capitale! Lui faut des femmes, c’est son caractère. Il a eu les agréments de l’enfant avant sa naissance, avec la mère, moi, j’en supporte les frais, dans l’espérance qu’ayant tourné l’œil, elle nous contemple du haut des cieux, d’où elle reconnaît enfin sa faiblesse d’avoir été avec lui préférablement qu’avec moi, dans son délire, car n’y a pas à tortiller, il a le truc pour embobiner les cœurs!


Similor, doué de cette laideur parisienne qui séduit comme la beauté, brillant, effronté, vicieux et mettant du saindoux dans sa jaune chevelure quand il n’avait pas de pommade, représentait splendidement le type de don Juan chercheur de bouts de cigare.


Il ne croyait à rien qu’à son appétit toujours ouvert, à sa soif inextinguible et au penchant immoral qui l’entraînait vers les dames.


Comme Diomède, pour les jambes de qui il posait, je ne sais pas s’il eût blessé Vénus à coups de javelot, mais il l’aurait assurément suivie, le soir, dans les rues basses de l’Olympe, pour lui adresser des propositions coupables.


Et subsidiairement pour lui subtiliser son mouchoir.


Lors de l’arrivée de Vincent à l’atelier, Reynier tenait Similor.


Échalot, qui avait vacances, profitait de son loisir pour allaiter son nourrisson Saladin, vilain petit être chétif, grimaçant, et dont la voix, quand il criait, entrait dans l’oreille comme une vrille. Il criait souvent. La physionomie de Similor devint toute joyeuse à la vue de Vincent.


– On va nous donner campo, pensa-t-il, en plus que j’aurai cent sous, rien que pour aller dire à M. Roblot: J’ai entr’aperçu votre maître à l’atelier. La consigne est de ce matin: Ça tombe juste!


Reynier, sans quitter sa palette, alla au-devant de son père d’adoption.


– Quel bon vent vous amène, père? demanda-t-il. Je comptais justement aller vous chercher aujourd’hui pour avoir votre avis sur cette machine-là. Voyez: ça prend tournure.


Vincent ne regarda même pas la toile. Il s’assit sur le premier siège qu’il rencontra.


– Mais qu’avez-vous donc! s’écria Reynier, remarquant tout à coup la pâleur de son visage.


– Le fait est, pensa Échalot, que le maître maçon ressemble à un quelqu’un qui aurait la colique. Une dure!


– M. Roblot, se dit de son côté Similor, payera peut-être quelque chose de plus pour savoir que son patron a apporté chez nous cette mine de déterré. Y a des anguilles sous roches plein c’te cabane-là!


– Je n’ai rien, répondit Vincent à la question du jeune peintre. Renvoie ces deux bonnes gens, il faut que je te parle.


– Quand je vous disais! fit Similor.


– Est-ce une promenade d’une demi-heure au Luxembourg? demanda Reynier, ou dois-je les congédier tout à fait?


– Tout à fait, répéta Vincent avec fatigue et comme un écho.


– Vous avez entendu, dit le jeune peintre aux deux modèles. Faites votre toilette, et à demain.


– Demain!… murmura Vincent Carpentier, dont la tête pendait sur sa poitrine.


Échalot remit Saladin dans son cabas. Similor et lui reprirent leurs vêtements, on les paya et ils sortirent.


Reynier vint s’asseoir auprès de Vincent.


– Nous sommes seuls, dit-il.


Vincent se laissa prendre les deux mains sans répondre.


– Je vous en prie, père, continua le jeune peintre déjà effrayé, parlez-moi. Qu’avez-vous?


– Je n’ai rien, dit pour la seconde fois Vincent. Il ajouta:


– Un instant, j’ai cru que nous pourrions être bien heureux.


– Est-il donc arrivé quelque chose? un malheur?


– C’est une enfant, prononça lentement Carpentier. Je ne lui ai rien dit. Aurait-elle pu garder mon secret? C’est une enfant, le danger est autour d’elle…


– Parlez-vous d’Irène? s’écria Reynier dont la voix s’embarrassa dans sa gorge.


À deux reprises, Vincent Carpentier passa ses doigts frémissants sur son front.


– Irène! fit-il. C’est ma faute, c’est ma faute! Le bonheur était dans ma main.


Il se leva brusquement, fit le tour de la toile ébauchée et arracha le voile qui couvrait le tableau de la galerie Biffi.


Reynier l’avait suivi en silence. Il n’osait plus interroger. Son trouble allait jusqu’à l’angoisse.


Vincent regarda longtemps le tableau sans parler, puis il dit d’une voix profondément altérée:


– J’ai vu cela. C’était horrible… horrible!


Une nouvelle inquiétude traversa l’esprit de Reynier. Il crut à un trouble mental.


– Père, voulut-il dire, ce drame a eu lieu bien loin d’ici, il y a bien longtemps.


Vincent ne prononça qu’un mot:


– Hier!


Il laissa retomber le voile; mais le voile s’accrocha de manière à ne couvrir que la moitié du tableau.


L’autre moitié resta visible: celle qui montrait le jeune homme l’assassin.


– Hier! répéta Vincent, frissonnant de tous ses membres. C’est lui! C’était le même! Et son crime m’a sauvé la vie.


Il chancela. Reynier le soutint dans ses bras.


– Emmène-moi de là, dit Vincent dont le regard allait malgré lui vers la toile. Je ne veux plus voir cet homme. Il a essayé deux fois… Du poison… la balle d’un fusil… le couteau est plus sûr, le couteau réussira. Il me tuera.


Il lui fallut l’aide de Reynier pour regagner son siège, car il pouvait à peine marcher. Il semblait être sous le coup d’une émotion épuisante.


– Écoute, reprit-il tout à coup, après avoir fait effort pour se recueillir, Irène n’a plus que toi. Il ne faut pas la juger sévèrement; c’est une enfant, une pauvre enfant. Jure-moi que tu la protégeras!


– Est-il besoin de ce serment, mon père? Irène n’est-elle pas à moi? n’est-elle pas moi-même?


– C’est vrai, c’est juste, elle est à toi. Je te l’avais destinée, je te la donne.


Il montra du doigt le paquet qu’il avait déposé sur un meuble en entrant.


– Tout ce que je possède est là-dedans, reprit-il, tout ce qui est là-dedans vous appartient à tous les deux: mes titres, mes valeurs; moi, je n’ai plus besoin de rien.


– Mais, expliquez-vous, au nom de Dieu’! s’écria Reynier. Vous ne savez pas ce que vous me faites souffrir!


– Souffrir! murmura Vincent, qui fixa sur lui un regard égaré. J’ai souffert comme je ne croyais pas qu’un homme pût souffrir. Je souffrirai encore davantage. Je vais partir; tranchons le mot, je vais fuir. Ma vie est menacée.


– Par qui?


– Par lui! répéta Vincent dont le doigt crispé montrait le tableau de la galerie Biffi. Par l’assassin! J’ai vu cela. Je te dis que j’ai vu cela! Hier!


Reynier baissa les yeux. Il était navré. L’idée que son père était fou entrait de plus en plus avant dans son esprit.


Mais Vincent devina cette pensée à travers les paupières closes de son fils d’adoption et dit en lui serrant le bras fortement:


– J’ai toute ma raison, regarde-moi bien. Seulement, je ne parle plus comme ceux qui vivent et qui espèrent, parce que je suis condamné à mort. Tu dois tout connaître, je n’ai rien à te cacher. J’ai vendu un jour notre tranquillité pour un espoir insensé. Je dis insensé, car c’est là qu’est ma folie. Ma folie durait depuis six ans. Hier, je me suis réveillé de cette démence, ou du moins, j’ai vu qu’elle était en moi, ce qui est presque revenir à la sagesse. Sois tranquille, je ne te cacherai rien. Tu sauras tout, mais auparavant, réglons nos affaires.


Il prit dans la poche de sa redingote un portefeuille, d’où il retira plusieurs billets de banque, qu’il remit à Reynier, en ajoutant:


– Tu auras besoin de cela pour elle, pour toi, peut-être pour moi. Reynier attendait. Au bout d’une longue minute, pendant laquelle Vincent avait paru se recueillir, il demanda:


– Tu l’aimes bien, n’est-ce pas?


– Si je l’aime!… s’écria le jeune peintre, dont l’âme entière éclata dans ses yeux. Vincent l’interrompit du geste et fit cette autre question:


– As-tu quelquefois vu le colonel Bozzo-Corona?


– Jamais, répondit Reynier.


– Tu le verras, prononça tout bas l’architecte, et tu le reconnaîtras. Ne me regarde pas ainsi: j’ai ma raison. Il faut bien que la parole soit étrange quand il s’agit de faits inouïs. J’ai été poussé par une fatalité. Chaque fois que je voulais me distraire ou que j’essayais d’oublier, le hasard plaçait devant mes yeux un mémento solennel. Tu as servi la destinée, toi aussi, en copiant ce tableau dans la galerie du comte Biffi; tu l’as servie encore et davantage en me racontant l’histoire de la nuit, passée dans la campagne de Sartène. Te souviens-tu comme j’écoutais? La légende est diabolique, mais vraie.


«Il y a un homme éternel qui ressuscite dans le sang comme le phénix revit dans l’incendie. Tu reconnaîtras le colonel, quoique tu ne l’aies jamais vu.


– Père, dit Reynier, je crois que vous avez toute votre raison; mais pourquoi me parler en énigmes?


Les yeux de Vincent erraient dans le vague.


– Mon chien César est mort, murmura-t-il. La balle est entrée au centre de la patère et s’est fichée dans le bâton qu’elle a fendu. Tiens-toi prêt à partir au premier signe. J’irai loin, le plus loin possible. Tu m’amèneras Irène. Je te confie Irène. Quand je vous saurai tous les deux en sûreté, je commencerai la guerre. Tout seul, entends-tu? Les Compagnons du Trésor n’ont pas droit. Moi, j’ai droit. Un homme qui posséderait de pareilles richesses pourrait faire le bien comme la grandeur même de Dieu!


Il s’était redressé de toute sa hauteur. Reynier ne savait plus que croire, parce que le souvenir évoqué de la nuit de Sartène le prenait par un côté où sa pensée était faible comme une superstition. Il attendait toujours une phrase, un mot qui fît la lumière. Vincent consulta brusquement sa montre et dit: – Tu sauras tout, et tu seras seul à tout savoir. Prends ma voiture qui est à la porte, fais-toi conduire aux Messageries générales de la rue Notre-Dame-des-Victoires… celle-là, tu comprends?… et non pas d’autres. Tu arrêteras une place de coupé pour Strasbourg, à mon nom, départ de ce soir. Et tu donneras des arrhes. Va, je t’attends ici, je parlerai à ton retour. Tu sauras tout.

XXXVII L’orage

Reynier avait obéi à l’ordre de son père d’adoption. Vincent était seul dans l’atelier.


Il poussa un tabouret devant le tableau de la galerie Biffi qu’il avait de nouveau découvert, et s’y assit.


Son regard était cloué sur les deux personnages du lugubre drame le jeune homme et le vieillard -, par une véritable fascination.


Pour lui, ces deux faces vivaient terriblement.


Ses yeux étaient blessés comme s’ils eussent bravé l’éclat du soleil.


À la fin, une parole monta jusqu’à ses lèvres et y mourut en un murmure indistinct.


Il dit:


– Reynier ressemble au comte Julian.


Un quart d’heure s’était écoulé, la fièvre de Vincent Carpentier avait augmenté, comme c’est l’effet ordinaire de l’attente et de la solitude.


Il avait cessé de regarder le tableau parce que ses paupières le brûlaient.


Il tenait ses deux coudes sur ses genoux et sa tête entre ses mains.


– Trois directions, pensait-il: Brest, Lyon et Strasbourg. Avec d’autres, ce serait un jeu puéril. À six heures ce soir, on pourra vérifier que je ne suis sur aucune des trois routes. Mais je les connais, ou plutôt, je le connais. Ses informations sont plus rapides que celles de la police. Il va hésiter devant ce problème évidemment posé à plaisir. Sa première conclusion sera celle-ci: puisque Carpentier nous appelle à l’ouest, au midi et à l’est, il doit courir au nord.


Il sourit d’un air satisfait.


– Sa seconde pensée, poursuivit-il, croisera et gênera la première. Il se dira: n’est-ce point plutôt pour rester tout uniment à Paris que Carpentier nous donne ces trois différents changes?


– Cela devrait être ainsi! reprit-il avec une sorte d’emportement soudain. Rester à Paris, voilà le vrai de la situation. Opérer en moi, comme le scélérat l’a fait lui-même, une transformation de pied en cap, entrer dans la peau d’un autre, puis, percer les murs, creuser la terre fût-ce avec mes ongles, pratiquer un trou de taupe ou de lézard – ou de serpent -, m’y cacher, m’y couler, avancer toujours en prolongeant le boyau de mine et parvenir enfin jusqu’au trésor que je viderais peu à peu comme un mince siphon peut dessécher, avec la patience et le temps, la plus profonde, la plus large des cuves!


Il sauta sur ses pieds en s’écriant:


– Je le ferai! c’est décidé, je le ferai! Dussé-je rester des semaines et des mois enfoui dans une tombe!


Mais il s’interrompit et ses deux bras s’affaissèrent, tandis qu’il ajoutait:


– César est mort! Le carreau a été troué par une balle à quelques pieds de mon crâne! Je n’aurais pas le temps. Ils sont nombreux, ils sont partout. À l’heure qu’il est, ils ont peut-être déjà trouvé ma trace. La mort me guette. Il faut fuir, fuir, fuir! Je voudrais l’épaisseur entière du globe entre ce misérable et moi!


Ses yeux épouvantés roulaient maintenant tout autour de lui comme s’il eût craint de voir un guet-apens surgir quelque part dans l’atelier même.


La face blanche et noire du parricide éclairée par un reflet de soleil semblait en ce moment sortir du tableau.


Vincent recula. Sa main se plongea sous le revers de son vêtement et il bondit sur l’assassin en poussant un rugissement sauvage.


La toile rendit un son sec.


– À toi, comte Julian! à toi, parricide!


Le couteau de Vincent avait percé la poitrine de l’assassin à la place du cœur. Il tomba sur ses genoux, disant:


– Est-ce donc vrai que je suis fou!


Le couteau restait dans la toile. Vincent l’en retira lentement et l’y retourna malgré lui avec une homicide volupté.


– Non, non, fit-il, je ne suis pas fou. La chair n’est pas plus dure à percer que le chanvre. Il faut vivre. Ma vie c’est sa mort.


Tout près de lui, au mur de l’atelier, pendait une paisible panoplie; le costume complet du paysagiste en campagne, avec le parapluie-pliant-canne et le sac-omnibus qu’on porte si joyeusement sur le dos quand on est jeune, plein de santé, plein d’espoir et qu’on marche à la conquête de la nature.


Vous les avez enviés bien souvent, ces libres enfants de l’art, sans souci et sans gêne, qui ne craignent rien, pas même le ridicule, et qui s’en vont, piétons infatigables, chercher de vieux arbres, de l’herbe, de l’eau, de la lumière, la vérité enfin de la terre et du ciel.


Ont-ils du talent? Je ne sais. Quelques-uns en auront peut-être, et je voudrais que Dieu en pût donner à tous.


Mais ils ont la jeunesse et ils ont la foi. Cette grande vertu, l’espérance, attache des ailes à leurs pieds.


Qu’ils aillent, qu’ils s’efforcent. Le lac leur dira le secret de sa molle transparence, les moissons feront pour eux onduler l’or pâle des épis; la forêt les inspirera de son ombre, où le soleil oblique glissera un long regard brillant.


Qu’ils aillent, ces poètes du pinceau, qu’ils soient heureux comme ils sont braves, et qu’au bout du voyage, enchanté par l’illusion, ils trouvent l’aisance, sinon l’opulence; sinon la gloire, qui est, hélas, si rare! du moins un peu de renommée heureuse.


Une idée traversa la cervelle de Vincent. Il n’était ni peintre, ni jeune, et la nature n’avait aucun secret à lui confier, mais c’était un déguisement qu’il cherchait.


Il ne discuta même pas le soudain conseil que lui donnait sa fantaisie.


Le premier mouvement est, dit-on, le bon: Vincent décrocha le costume, mit bas ses vêtements et fit sa toilette avec une vivacité toute juvénile.


– Et Reynier? demanda-t-il pourtant.


Il prit un fusain et écrivit sur la muraille, à la place où il avait pris le costume:


«Mes enfants, au revoir.»


Puis il chargea le sac sur ses épaules, prit en main la canne-pliant et sortit à grands pas par la seconde issue de l’atelier qui donnait sur la rue Vavin.


Premier bonheur, la concierge s’occupait de son ménage et ne le vit point passer.


Second bonheur, la rue était déserte. Vincent put tourner l’angle de la rue de l’Ouest et gagner le rond-point de l’observatoire sans rencontrer aucune de ces figures curieuses qui embarrassent la timidité d’un acteur à ses débuts.


Le rôle qu’il avait choisi convenait du reste au quartier. L’allée de l’observatoire est le grand chemin des peintres-touristes.


On ne fait pas plus attention à eux dans ces parages qu’on ne remarque les aspirants de marine à Toulon, les bonnes d’enfants aux Tuileries ou les cuirassiers à Versailles.


Autant que le lui permettaient sa fatigue et ses contusions mal guéries, Vincent se donnait la tournure de l’emploi. Il allait d’un air crâne, le nez au vent et portant sur l’oreille un feutre mou à grands bords qui était «artiste» à toute outrance.


Une fois passées les latitudes où le bal Bullier florit maintenant (c’était alors, le règne de la Grande-Chaumière), tout danger de rencontrer quelque connaissance, par hasard, avait évidemment disparu.


Vincent ne pouvait plus craindre que les émissaires des Habits Noirs.


Il obliqua sur sa gauche et gagna par les petites rues voisines de la barrière d’Enfer les confins du faubourg Saint-Marcel, pour sortir enfin de Paris par la barrière de Fontainebleau.


Une fois sur la route de Bicêtre il respira plus librement, quoique ses membres courbaturés commençassent à parler de lassitude.


Il faisait une chaleur étouffante. Le ciel magnifique au zénith, se couvrait à l’horizon de nuages légers qui semblaient venir de l’est avec lenteur, malgré le vent contraire qui soufflait du sud-ouest par petites rafales tièdes et lourdes.


Pour quiconque connaît le climat parisien, ces jolies nuées de l’est portées par de mystérieux courants, sont, dans les sécheresses caniculaires, la promesse presque certaine d’une vaste ondée.


Mais Paris n’apprendra jamais le langage du ciel. Il aime mieux croire à Mathieu (de la Drôme) et au baromètre, qui lui en content de toutes les couleurs.


Paris, toujours étonné que la pluie puisse venir après le beau temps, se met en déroute à l’instant même où l’ouragan soulève en tourbillons la poussière du boulevard; la première goutte d’eau qui lui tombe sur le bout du nez le pousse sous une porte cochère, où il regrette amèrement ce parapluie, meuble humiliant que l’almanach lui imposa par tant de jours ensoleillés!


Vincent Carpentier poursuivait sa route, sans souci des nuages de l’est, qui, en fait, avaient de riantes couleurs et ne couvraient pas le quart du ciel.


Au couchant, le soleil descendait dans des vapeurs empourprées qui ne parvenaient pas à voiler sa splendeur.


Il pouvait être six heures du soir.


Vincent avait fait dessein de remplir au naturel son rôle de pauvre hère et de prendre son souper et son lit dans une auberge de la grande banlieue, sous prétexte d’arriver plus tôt le lendemain matin sur le terrain de chasse, de sa chasse aux paysages.


Comme il allait, bien fatigué déjà, mais soutenu par la pensée que chaque pas l’éloignait du danger, il eut l’idée de regarder derrière lui la route droite et plate, pour mesurer la distance parcourue.


Un coupé arrivait au grand trot, soulevant un nuage de poudre.


Carpentier eut comme un éblouissement, et son cœur cessa de battre. Il avait reconnu du premier coup d’œil, non seulement le coupé, mais le cheval et le cocher, ce beau Napolitain de Giovan-Battista, dont les sourcils, plus noirs que le jais, faisaient contraste avec la neige frisée de sa perruque blanche.


Vincent rabattit son feutre sur ses yeux, et désespérant de tromper le regard inquisiteur du comte Julian par la gaillardise de son allure, il prit, au contraire, la démarche titubante d’un Raphaël d’occasion qui a bu son plein, même avant le dîner.


En même temps, il entonna d’une voix enrouée la plus redoutable chanson d’atelier qui lui vint en mémoire.


Le coupé filait presque sans bruit; il passa, rapide et léger, au milieu de la route dont Vincent tenait la marge.


Celui-ci portait sur l’épaule son parapluie professionnel, ce qui lui masquait d’autant le visage.


Il n’eut garde d’examiner le coupé ostensiblement; mais la peur est une femme, elle jouit de ce privilège féminin qui consiste à voir sans regarder.


Vincent, abrité derrière les vastes plis de son parapluie, put reconnaître à la portière du coupé le profil perdu du colonel.


Que faisait là le comte Julian? Pourquoi était-il précisément sur cette route?


Au moment même où Vincent s’adressait à lui-même cette question, un brusque coup de vent, précurseur de l’orage qui approchait, prit la route en écharpe et souleva une véritable trombe de poussière derrière laquelle le coupé disparut.


Pour Vincent, il ne s’agissait pas de l’orage. Vincent ne vit même pas que ces jolis nuages de l’est avaient démesurément grandi et que leur ligne de bataille, tranchée nettement sur le bleu du ciel, passait maintenant sur sa tête, empruntant au soleil couchant quelques teintes pourprées qui rendaient plus lugubre la masse entière, sombre et lourde comme une immense calotte de plomb.


Ce à quoi Vincent songeait, c’était au coupé.


Quand le tourbillon de poussière tomba, le coupé avait disparu, ou du moins on ne pouvait plus le distinguer parmi les quatre ou cinq véhicules qui se montraient au lointain rembruni de la route.


Sans réfléchir, Vincent abandonna la grande route et se jeta dans un chemin de traverse qui s’ouvrait sur la gauche.


Sa seule pensée était de ne point suivre la même direction que ce terrible coupé.


Le chemin de traverse qui prenait à moitié route de Paris à Villejuif, tournait le dos au fort de Bicêtre et descendait vers la Seine, coupant l’avenue de Choisy, à la hauteur du Port-à-l’Anglais.


Quelques maisons de pauvre apparence en bordaient l’embouchure, mais au bout de deux ou trois cents pas, la voie rétrécissait tout à coup, courant tortueusement à travers champs.


À peine Vincent y était-il engagé, que l’orage éclata avec une singulière violence. Le terrain sonna tout à coup sous le choc retentissant d’une averse de grêle comme le vent d’est seul en peut amener à Paris.


En même temps, le jour se voila subitement. Il semblait qu’un rideau noir, aux reflets verdâtres et violacés, fût tombé sur la campagne.


L’ouest éteint n’envoyait plus que des rayons sinistres, aux couleurs fausses et qui allaient sans cesse diminuant d’intensité.


Le large bruit de la grêle, battant le solde tous côtés, fut traversé par un craquement sec et déchirant, contemporain d’une illumination blafarde qui enveloppa Vincent comme un suaire, tissé de pâles clartés, puis les échos du ciel et de la terre, transformant cette explosion de la foudre, la renvoyèrent de toutes parts en un formidable roulement.


À dater de cet instant, l’orgie de l’ouragan monta, exagérant sa turbulence et ses tumultes. La nuit poussa des cris surhumains. Le ciel éventré dans tous les sens, montra l’incendie de ses entrailles en un désordre splendide jusqu’à l’horreur.


Cela dura une demi-heure. Vincent Carpentier, faible et malade, allait désormais au hasard, poussé de-ci de-là comme une misérable barque ne gouvernant plus et incapable de résister à la tourmente.


Dans l’obscurité, déjà profonde, l’éblouissement des éclairs ne lui montrait rien que le sol plat et détrempé, où chacun de ses pas s’enfonçait jusqu’à la cheville.


Il avait perdu la route tracée. Un moment, il eut crainte de mourir.


Et dans ce trouble inouï qui ballottait sa pensée comme les éléments déchaînés secouaient son pauvre corps, un refrain de souvenir fatiguait incessamment sa cervelle.


Il songeait à l’aventure de Reynier dans la campagne de Sartène, par une nuit pareille, par un orage semblable.


Cette idée le poursuivait et l’obsédait.


Deux ou trois fois la foudre lui laissa voir des masures éparses dans les champs. C’était à tout le moins un abri – mais il passait, tout frissonnant sous ses habits qui ruisselaient.


Il avait peur de l’hospitalité inconnue.


Les noms des hôtes de Reynier lui revenaient en mémoire. Il avait peur de Bamboche, la mégère ivre, et de cet assassin à face de bouledogue, que le jeune peintre appelait le Marchef.


Il tomba enfin, ou plutôt il se laissa aller, vaincu à la fois par la fatigue intolérable et par la douleur que lui causaient ses blessures rouvertes.


Il n’avait pas la volonté de lutter.


Auprès de lui était une masse sombre. Ses reins restaient baignés dans l’eau de l’ondée, mais sa tête s’appuyait contre une pierre qui formait le seuil d’une maison.


Vincent ne voyait pas la maison, mais il entendait derrière lui une voix rauque qui chantait parmi les fracas de l’orage: une voix de vieille femme ivre.


L’histoire de Reynier le tenait à tel point qu’il croyait reconnaître une chanson italienne.


Un éclair brilla. La maison sortit de l’ombre, délabrée et triste, avec le sentier fangeux qui la bordait et la haie chauve de son petit enclos.


Quand l’éclair eut cessé de luire, Vincent vit une lueur faible sourdre entre la porte et le seuil.


On chantait toujours. Des pieds chaussés de gros souliers se mirent à marcher sur le carreau.


– Ohé! cria-t-on à l’intérieur, est-ce que tu t’endors au lieu de t’habiller, fainéant? Ohé! Marchef!


Si la muraille était tombée sur lui, Vincent n’eût pas été frappé plus violemment.


Un instant, il crut rêver, d’autant que cette stupéfiante question n’obtint point de réponse.


Mais la voix rauque reprit presque aussitôt après:


– Ce n’est pas tous les soirs que le Maître se dérange pour venir lui-même te dire, jusqu’au fond de ton trou: Il fait jour. La besogne doit être pressée. Il n’y a pas de mauvais temps qui tienne. Mets-toi en route si tu veux garder tes os!


Point de réponse encore.


Vincent songeait, faisant un mortel effort pour voir clair dans le chaos de sa cervelle.


– C’était ici que venait le coupé du colonel! Et c’est pour moi qu’il a besoin du marchef!


Il frissonna et ajouta en lui-même:


– Le marchef! L’homme qui tue!


Il essaya de se relever pour fuir. Ses membres étaient paralysés.


– Je vais bien sortir, moi, reprit encore la voix rauque, pour aller chercher la goutte. Ma bouteille est vide et j’étrangle de soif… Ah! à la fin, te voilà!


Un second pas, plus lourd, se fit entendre à l’intérieur et une autre voix dit:


– Est-ce que le père ne t’a pas semblé tout drôle vieille Bamboche? Il n’y a rien de changé en lui et ce n’est plus le même homme. Pour qu’il ait engagé sa voiture dans nos ruelles, il faut qu’il tienne rudement à régler le compte de cet architecte, c’est sûr.


– Raison de plus pour te dépêcher, paresseux!


Encore une fois, Vincent, rassemblant toutes ses forces, tenta d’échapper à l’étreinte du cauchemar qui le garrottait. Il parvint à se mettre sur ses mains et sur ses genoux.


– Tourne voir un peu la meule, dit en ce moment le marchef, j’ai de la rouille à mon outil.


Le bruit d’un couteau qu’on aiguise contre une pierre grinça longuement.


Ce fut le dernier que Vincent entendit avant de retomber sur le seuil même, vaincu et privé de sentiment.

XXXVIII La disparition

À dater de cette nuit, Reynier d’un côté, Irène de l’autre restèrent absolument sans nouvelles. À l’hôtel de Vincent Carpentier aucun indice ne fut trouvé qui pût aider à deviner l’énigme de sa disparition.


Car Vincent avait disparu complètement, sans laisser derrière lui la moindre trace, et comme si la terre se fût ouverte pour l’engloutir.


Irène fut frappée violemment.


Nous l’avons vue jusqu’ici sous le coup d’une obsession morale très intense. Un mauvais génie s’était glissé auprès d’elle et l’avait enlacée comme le serpent s’enroule autour d’une proie.


Quel que soit le nom que nous lui donnions la mère Marie-de-Grâce ou le comte Julian, ce démon, l’œil fixé implacablement sur son but, avait choisi Irène comme un instrument, comme une clef qui pourrait un jour ouvrir la porte du Trésor de la Merci.


N’oublions pas que tout un cercle d’avidités, excitées jusqu’au délire, entourait cet amas de richesses, et que Carpentier était désigné à la fiévreuse passion de tous ces chercheurs d’or comme le seul homme au monde qui connût – peut-être – le secret du colonel, puisque le colonel l’avait choisi pour fabriquer la caisse de pierre où dormait sa gigantesque fortune.


Placé entre le colonel lui-même, ou plutôt entre le comte Julian et les Compagnons du Trésor dont il avait repoussé l’alliance, Vincent Carpentier, seul et possédé aussi par la fièvre commune, n’avait pas grandes chances d’échapper à sa destinée.


Le comte Julian, le vainqueur d’aujourd’hui, était parti de très bas et de très loin pour entamer le siège de la maison de son aïeul. Il avait fait comme les généraux habiles en face d’une place forte bien défendue, il avait établi partout où cela se pouvait des ouvrages avancés dont beaucoup pouvaient rester inutiles, mais dont l’un, à tout le moins, devait vomir la colonne d’assaut, à l’heure propice.


Il venait d’Italie, il savait jouer du sacrilège, il avait choisi pour quartier général la maison religieuse des Dames de la Croix.


Là, doublement abrité par les murs d’un cloître et par le déguisement féminin dont il s’était affublé, le comte Julian avait amusé ses loisirs à subjuguer, à fasciner la pauvre belle enfant qui devait, selon lui, un jour donné, le rendre maître de Vincent Carpentier dont elle était la fille bien-aimée.


Irène s’était donnée tout entière et du premier coup à l’empire de cette femme qui, par l’âge, aurait pu être sa mère, et qu’elle voyait si supérieure aux bonnes-sœurs qui l’entouraient.


Pour elle, Marie-de-Grâce, belle comme une reine, fille d’une race illustre et brisée par le malheur, s’enveloppait dans un manteau de mysticisme et de poésie.


L’élément romanesque abonde chez tous les enfants intelligents, et il n’y avait point d’enfant au couvent de la Croix, qui pût lutter d’intelligence avec Irène Carpentier.


Nous sommes tous vulnérables par nos forces encore plus que par nos faiblesses.


Le tentateur prit Irène par sa force. Dans ces longues causeries que Marie-de-Grâce avait avec l’enfant sous prétexte de lui enseigner la langue et la littérature italiennes, une image apparaissait toujours, adroitement ménagée, éclairée d’un jour sombre et mystérieux, encadrée par cet invincible prestige que rayonne le malheur des grandes races.


C’était l’héritier unique des splendeurs passées – le jeune frère de Marie-de-Grâce -, prince dans l’avenir peut-être: le comte Julian.


Et Marie-de-Grâce laissait percer ce rêve: Irène, son élève, la fille de son cœur, fiancée à ce destin en même temps mélancolique et splendide!


Irène était bien jeune. Elle aimait Reynier de tout son cœur, à peu près comme elle aimait sincèrement et profondément son père.


Reynier lui-même avait contribué à ce résultat par la somme de respect qu’il mêlait à son ardente tendresse: respect pour l’enfant, respect pour lui-même, respect pour leur commun avenir.


On eût dit qu’il craignait d’ouvrir, même pour y jeter un furtif coup d’œil, l’écrin où dormaient les adorées promesses de son bonheur.


J’hésite à exprimer cela: Irène n’avait vu du comte Julian que le portrait en miniature qui ne quittait jamais Marie-de-Grâce, et pourtant le comte Julian occupait en maître l’imagination d’Irène Carpentier.


Elle rêvait de ce pâle visage. Dans la pureté absolue de son âme elle ignorait le danger de rêver.


Elle n’avait pas peur d’aimer le frère de sa meilleure amie. Aimait-elle déjà? Oui.


Mais ce qu’elle aimait c’était le danger inconnu qui couronnait cette pâle tête comme une auréole, c’était la vaillance vaincue, c’était le malheur prédestiné.


Son imagination seule était prise.


Nous avons vu que le comte Julian avait livré la bataille décisive sur un autre terrain, mais pourtant, il n’avait point abandonné brusquement sa conquête. Il était dans sa nature de conserver, d’économiser ses ressources.


Il avait écrit à Irène, devenue inutile, pour réserver l’avenir.


Irène aurait porté longtemps le deuil de son premier rêve sans le choc soudain et terrible qui la frappait dans la réalité.


Ce fut Reynier qui lui apporta la funeste nouvelle, et leur commune douleur les rapprocha.


Lors de cette entrevue entre les deux fiancés, il y avait déjà cinq jours que Vincent Carpentier avait disparu.


Reynier, remuant ciel et terre, avait pu relever quelques vestiges vagues.


Des voisins avaient vu l’homme au costume de peintre-touriste remonter la rue de l’Ouest dans la direction de l’Observatoire.


Par hasard, une fillette qui posait habituellement chez Reynier, avait reconnu sa défroque, en dehors de la barrière de Fontainebleau, sur le dos d’un homme entre deux âges, paraissant malade et fatigué.


La fillette se promenait avec une connaissance. Elle avait pu suivre le voyageur jusqu’aux environs de Bicêtre, mais alors était survenu l’orage, et la fillette avait cherché refuge dans un cabaret.


Au-delà de ce point: Bicêtre, toute trace s’évanouissait.


Irène se souvenait de sa dernière entrevue avec son père. Elle avait remarqué le trouble, le décousu de sa parole. Elle gardait l’impression de tristesse, presque de frayeur que lui avait laissé son adieu.


Il en était de même de Reynier. Les derniers mots de Vincent lui sonnaient encore à l’oreille, et cela ressemblait à un testament verbal.


Mais pourquoi Vincent l’avait-il envoyé à l’administration des Messageries générales?


Il fut découvert que Vincent avait retenu sa place, pour ce même soir, aux Messageries Laffite et à la malle-poste.


Une idée lugubre naissait tout naturellement. Elle vint à Reynier, elle vint à Irène: l’idée d’un suicide. Mais quelle raison Vincent pouvait-il avoir d’attenter à ses jours? Il était en pleine prospérité; ses affaires élargissaient leur cercle chaque jour; il marchait rapidement à la fortune.


Le bruit public se chargea bientôt de répondre à cette question.


Vincent avait une notoriété; il était de ceux qui ont réussi.


Paris lui devait bien quelques jours de cancans, de suppositions et de bavardages.


Le bruit public, murmure qui naît, on ne sait où, et qui aussitôt né, prend les proportions d’un tapage, se charge surtout volontiers d’apporter une solution aux problèmes que les événements proposent à la curiosité de tous.


Dans ces derniers temps, le bruit public l’affirma, l’architecte à la mode avait mené une vie assez singulière. Roblot, son valet de chambre, qui lui était fort attaché, avoua que depuis quelques mois, il ne le reconnaissait plus.


Qu’y avait-il? un grain de folie? Mon Dieu oui, quelque chose comme cela: Vincent Carpentier se déguisait la nuit pour sortir.


Et, chose singulière, parmi ceux qui ne repoussèrent pas très loin cette idée de folie se trouvèrent au premier rang Reynier et Irène elle-même.


Irène et Reynier avaient eu tous les deux cette pensée avant que le bruit public la mit en circulation.


Et les bonnes Dames de la Croix s’avouèrent entre elles que M. Carpentier avait «un drôle d’air» en surveillant les apprêts de la distribution des prix.


Mais ce ne fut pas tout. Il se découvrit en même temps que les affaires de Vincent Carpentier n’étaient brillantes qu’à la surface. Une fourmilière de créanciers surgit tout à coup, après sa disparition, et le fidèle Roblot vint un matin dire à Reynier:


– Qui jamais aurait cru cela? Il devait à Dieu et à ses saints. On va vendre l’hôtel, par suite de jugement, et tous frais payés, M. Lecoq en sera encore pour deux ou trois cents mille francs de perte!


L’hôtel fut vendu, et il ne resta que des dettes. Irène quitta le couvent de la Croix.


Quelques mois s’étaient écoulés, Irène avait seize ans, Reynier lui dit: «Marions-nous, c’était la volonté de notre père.»


Irène répondit: «Je suis trop jeune.»


Elle prit une petite chambre et travailla de ses mains pour vivre.


D’autres mois passèrent. Paris avait oublié Vincent Carpentier depuis longtemps.


Un autre événement bien autrement important l’occupa pendant toute une semaine: je veux parler de la mort de ce juste, plein de jours et de vertus, le colonel Bozzo-Corona.


Nous avons raconté dans un autre livre [1] la fin de ce bienfaiteur de l’humanité et l’attendrissante cérémonie funéraire qui s’ensuivit.


Nous avons à relater ici seulement certains détails encore inédits qui se relient étroitement à notre présente histoire.


Le lit d’agonie du colonel avait été entouré jusqu’à la fin par les principaux membres de l’association des Habits Noirs. C’était sa famille. Il avait exercé sur eux pendant les deux tiers d’un siècle cette tyrannie paternelle et gouailleuse que nous avons mise en scène tant de fois dans nos récits.


Quiconque l’avait attaqué était mort. Sa chancelante vieillesse enterrait les jeunes et les robustes.


Il semblait que sa décrépitude fût éternelle.


Ils étaient là, près de son lit, tous ceux qui devaient lui succéder, comme les lieutenants d’Alexandre partagèrent son empire.


Seulement l’empire d’Alexandre était facile à partager, on n’avait qu’à tailler dans la masse des provinces et des royaumes, tandis qu’ici l’héritage invisible semblait fuir.


On avait sur l’immensité du patrimoine des idées vagues et presque féeriques, mais un seul homme, dans le monde entier, pouvait dire: «En tel lieu, creusez la terre, et vous trouverez le Trésor de la Merci.»


Cet homme allait mourir – et il ne parlait pas.


Allait-il mourir? Tous ceux qui étaient là avaient espéré et même conspiré tant de fois sa fin! On avait vu si souvent ses deux pieds trébucher au bord de la fosse! Cette sempiternelle agonie qui se jouait des héritiers impatients était-elle plus vraie aujourd’hui qu’hier?


Nul n’aurait pu l’affirmer. Ils étaient là, le Dr Samuel, l’abbé X…, le duc (Louis XVII), le comte Corona, M. Lecoq (Toulonnais-l’Amitié), la comtesse de Clare. Ils affectaient un profond chagrin et dévoraient de l’œil cette pâleur cadavéreuse qui était pour eux la plus chère de toutes les promesses.


Le colonel avait dit la veille au soir:


– Mes bons chéris bibis, cette fois, je suis au bout de mon rouleau. Je ne passerai pas la journée de demain. Vous voilà riches comme des Crésus. Je ne peux pas emporter notre tirelire. Sangodémi! allez-vous vous en donner, mes minets! je ne veux même pas vous apprendre combien il y a dans le sac; il faut vous laisser le plaisir de la surprise. Je sais bien que vous me pleurerez, mes biribis; mais ce sera une fière consolation quand mon testament vous tombera sur la tête comme une bénédiction… Je ne vous en dis pas davantage.


Il demanda un prêtre, désirant finir, comme il avait vécu, décemment.


L’abbé X… s’offrit. Le mourant lui fit un pied de nez amical.


En sortant, le docteur dit:


– Il n’a pas voulu se laisser tâter le pouls par moi. Il est très bas, mais je l’ai vu plus bas que cela.


– Méfiance! grommela Lecoq. Je le croirai défunt quand les vers l’auront mangé.


La comtesse de Clare demanda:


– Que ferions-nous s’il emportait avec lui son secret?

XXXIX La chambre du mort

Parmi les Compagnons du Trésor, personne ne sut répondre à la question de la comtesse de Clare.


Le lendemain de grand matin, le colonel eut une longue conférence avec la comtesse Francesca Corona, sa petite-fille et sa favorite. Il se plaignit à elle, disant qu’on lui avait envoyé, la veille, un faux prêtre, un misérable coquin, du nom d’Annibal Gioja, âme damnée de la comtesse de Clare, à qui on avait mis une soutane par-dessus sa redingote.


– Je l’ai percé à jour, ajouta-t-il, et je lui ai raconté des sornettes. Je désire me confesser pour tout de bon. Si cela ne fait pas de bien, ça ne peut non plus faire de mal, pas vrai, Fanchette? J’ai bien des choses à te dire. Je leur ai promis à chacun ma succession, mais c’est toi qui l’auras. Je n’aime que toi. Je te confierai le secret de la Merci, je mettrai le Scapulaire à ton cou – le scapulaire que je portais quand mon nom faisait trembler l’Apennin… mon nom de Fra Diavolo! Et je te donnerai la clef du trésor – lac de richesses sans fond où il y a assez d’or pour payer la conscience du genre humain tout entier!


– Qu’ai-je besoin de tout cela? murmura Francesca; si vous n’êtes plus là, ils me tueront.


– C’est toi qui les tueras, si tu veux. Dans notre poète de Ferrare, le divin Arioste, il y a un chevalier qui renverse tout avec une lance d’or. Tu auras la lance d’or… Mais écoute, les heures passent comme des minutes à l’approche de la mort. Il faut que tu gagnes l’héritage en exécutant mes ordres. Veux-tu m’obéir?


Francesca répondit:


– Je vous ai toujours obéi, mon père.


– C’est vrai! mais les autres… Ah! les autres… Ils m’entourent comme les chacals et les corbeaux rôdent autour de l’agonie des lions. Je suis content de mourir. La mort est un refuge. Ils m’auraient assassiné!


Un frisson de terreur qui, certes, n’était pas joué, secoua ses membres sous la couverture. Il ajouta:


– Approche-toi. Ils ne doivent pas être loin. Tu serais perdue s’ils entendaient ce que je vais te dire… Approche encore!


Sa voix descendit jusqu’au murmure, tandis qu’il poursuivait:


– Il faut un homme pour te garder le trésor. Je l’ai choisi entre des milliers d’hommes, et j’ai mis des années à le choisir. C’est cet homme-là que je veux pour confesseur. Il est prévenu, il attend. Va me le chercher.


– Où est-il?


– Tout près d’ici, passage Saint-Roch. C’est un jeune prêtre. Il est comme nous des environs de Sartène; il se nomme l’abbé Franceschi. Répète le nom.


La comtesse Corona obéit. Le colonel reprit:


– Francesca, Franceschi, tu te souviendras. Il demeure au numéro 3 du passage. Il est vicaire depuis deux jours. C’est un saint qui jeûne pour donner son pain aux pauvres. Tu n’as rien à lui expliquer; il connaît d’avance sa besogne. Tu lui diras seulement le mot convenu.


– Quel mot?


Mourir, c’est vivre! Répète.


– Mourir, c’est vivre.


– Bien… Et tu ajouteras: La nuit qui vient, il fera grand jour. Répète.


– La nuit qui vient, il fera grand jour.


– Bien! Tu ne sais pas comme je t’aime. Tu le sauras demain.


La comtesse Francesca se leva.


– Pas encore, dit le mourant, attends, je n’ai pas fini. Pendant toute cette journée, et la nuit prochaine qui sera ma dernière nuit, c’est toi qui commanderas ici. Ne crains rien. Ils n’oseront pas désobéir à mes ordres. Ils ne relèveront pas la tête avant de m’avoir vu cloué, avec des clous solides, entre les planches de mon cercueil. Tu diras ma volonté hautement, et nul n’ira contre ma volonté. Le feras-tu?


– Je le ferai.


– Tu diras: «Les derniers jours du Père ont été tourmentés par une crainte. Il a mis tant d’années à mourir qu’il doute de la mort. La mort peut hésiter en le frappant et s’y reprendre à plusieurs fois. Cela s’est vu, surtout pour les vieillards qui dépassent la limite ordinaire de l’âge. – Et le Père a plus de cent ans! – Le Père veut, pour éviter la torture d’une inhumation prématurée, ou d’autres dangers qu’il ne spécifie pas, il veut que son corps soit isolé de toute approche, la nuit de son décès et le jour qui suivra. Son corps sera gardé et veillé par l’homme qu’il a choisi, lequel est un prêtre, chargé seul de prier auprès du lit funèbre et de procéder aux soins de l’ensevelissement, après avoir fait les épreuves convenues entre lui et le Père.» Te souviendras-tu.


– Je me souviendrai.


– Va donc, et qu’on fasse entrer tous mes chers bons amis pour la dernière fois.


La comtesse Francesca Corona sortit. Les maîtres des Habits Noirs entrèrent. Le colonel voulut leur toucher la main à tous.


Vers midi, Francesca revint avec le jeune vicaire, qui était un homme d’apparence ascétique. Le colonel dit aux Maîtres des Habits Noirs:


– Laissez-moi, mes enfants bien-aimés, et obéissez à ma petite Fanchette, comme si c’était à moi-même, jusqu’à l’heure de mon enterrement. Sans cela…


Il n’acheva pas, mais son œil qui déjà s’éteignait eut un éclair aigu. Il ajouta pourtant:


– Mon testament cacheté vous sera remis par l’abbé Franceschi une heure après mes funérailles.


Le colonel Bozzo-Corona rendit le dernier soupir ce même jour à quatre heures après-midi.


Selon sa volonté impérieusement exprimée l’abbé Franceschi veilla seul auprès de ses restes mortels.


Cependant ses amis n’abdiquèrent point leur devoir. Pendant la nuit et le jour qui suivirent, aucun des Maîtres ne quitta l’hôtel de la rue Thérèse, et dans la pièce voisine de la chambre mortuaire une chapelle fut installée où une religieuse demeura en prière jusqu’à la levée du corps.


Mme la comtesse de Clare, seule, manquait parmi les Maîtres réunis à l’hôtel Bozzo.


Depuis l’heure du décès jusqu’à la nuit, on put ouïr le jeune prêtre récitant périodiquement les oraisons latines indiquées par le rituel.


À la nuit, les Maîtres se réunirent dans la salle à manger où l’on fit un repas triste – véritablement triste, car chacun était inquiet.


Le prêtre, dans la chambre funèbre, la religieuse, dans la chapelle, restèrent seuls.


La religieuse crut alors entendre chez le colonel des bruits singuliers, – quoique l’abbé Franceschi ne cessât point de réciter à haute voix les prières voulues.


Nous ne prétendons point excuser le fait, mais la religieuse mit l’œil au trou de la serrure.


Ce fut en vain, la serrure était hermétiquement bouchée.


Le bruit était une sorte de remue-ménage, comme si l’on eût accompli de l’autre côté de la porte un travail nécessitant des mouvements nombreux. Il y avait des pas qui s’étouffaient sur le tapis. Et le lit criait.


Au lieu de prier, la religieuse semblait en proie maintenant à une sorte de fièvre.


Elle souleva un instant, pour mieux entendre, le voile épais de son ordre qui cachait presque entièrement son visage, et si quelqu’un fût entré en ce moment, il aurait reconnu, derrière les plis de la serge noire, les traits hautains et charmants de la comtesse Marguerite de Clare.


Chacun faisait la guerre à son compte, en ce lieu.


Vers minuit quelqu’un entra. C’était Francesca Corona qui venait méditer et prier. Celle-là portait dans son cœur un vrai deuil, et sa piété n’était pas une comédie.


La religieuse avait eu le temps de rabattre son voile. Les deux femmes, pendant toute la nuit, n’échangèrent que de rares paroles.


Le bruit continuait dans la chambre du mort.


Au jour, Francesca Corona se retira.


Restée seule, la comtesse de Clare se rapprocha de la porte avec vivacité, comme si on eût rompu le lien qui la retenait agenouillée devant le prie-dieu.


Elle n’essaya plus de regarder par la serrure. Sa main se plongea dans la poche de sa robe et en ressortit, armée d’un objet que rarement les religieuses portent sur elles, une petite vrille toute neuve.


À l’aide de cet instrument, elle attaqua le battant de la porte avec adresse et précaution.


Pour une comtesse, elle avait une remarquable habileté de main. En quelques minutes un trou fut percé.


Mme la comtesse de Clare y appliqua d’abord ses lèvres pour rejeter au-dehors la poussière produite par le jeu de la vrille.


Puis elle y mit son œil avide qui darda un regard dans la chambre du mort.


Malgré le jour naissant, la chambre était très sombre, parce qu’on avait rabattu les tentures des croisées, et pourtant la comtesse vit du premier coup une chose qui la frappa d’étonnement.


Juste en face du trou percé par elle il y avait une porte ouverte – une porte qu’elle ne connaissait pas.


Cette porte était située au pied du lit et devait, quant on la fermait, disparaître complètement dans la boiserie.


Elle donnait sur un escalier également inconnu à la comtesse Marguerite, et dont on apercevait la rampe tournante.


En s’orientant, la comtesse calcula que cet escalier devait descendre au rez-de-chaussée, dans l’avant-dernière des pièces donnant sur le jardin de la rue des Moineaux.


Outre la porte, on ne voyait que le pied du lit, un demi-mètre de muraille et le coin d’un canapé sur lequel un homme était assis.


L’homme se trouvait coupé par le rebord circulaire du trou de la vrille.


On voyait seulement ses jambes.


Cela suffisait pour se convaincre qu’il ne portait point de costume ecclésiastique.


Qui dont était cet homme? et que faisait-il en ce lieu?


Le pied du lit, d’un autre côté était plat.


On eût dit qu’il n’y avait rien sous la couverture.


Pendant que la fausse religieuse regardait de tous ses yeux, cherchant le prêtre et le corps, qui seuls auraient dû être là et qui tous deux manquaient, une tête apparut au haut de l’escalier.


C’était bien le front mystique et déjà dépouillé à demi de l’abbé Franceschi.


Il portait un fardeau, qui devint visible lorsqu’il eut monté les dernières marches de l’escalier.


Ce fardeau, c’était le cadavre du colonel.


La comtesse Marguerite retenait son souffle et restait bouche béante.


Elle voyait, mais elle ne croyait pas, tant ce spectacle était invraisemblable et bizarre.


D’où venait l’abbé? Pourquoi faire voyager ainsi un cadavre?


On l’avait descendu puisqu’on le remontait. Encore une fois, pourquoi?


L’idée que le cadavre vivait vint à la comtesse. Cela expliquait tout. On avait transporté le colonel au rez-de-chaussée pour qu’il pût donner des indications exactes au sujet du trésor et frustrer ainsi l’association des Habits Noirs.


C’était probable, c’était certain…


Mais non! le cadavre était rigide jusqu’à sembler déjà sec et momifié. L’abbé Franceschi le portait avec une facilité extrême.


Il le jeta sur le lit où le corps resta inerte et roide – comme celui d’un animal empaillé.


Et c’était bien le colonel, il n’y avait pas à s’y méprendre.


Par hasard, sa tête était au pied du lit et restait dans le champ du trou. On la voyait en plein.


C’était le colonel en chair et en os…


À cet instant, l’homme du canapé se leva. La comtesse de Clare étouffa dans sa gorge un cri de stupeur qui voulait jaillir.


Nous nous souvenons que la comtesse Marguerite, aujourd’hui déguisée en religieuse, avait joué une fois un autre rôle, celui de poseuse, pour s’introduire dans l’atelier de Reynier et avoir des explications au sujet de cette mystérieuse toile: le tableau de la galerie Biffi.


Eh bien! les deux personnages du tableau étaient là, devant les yeux de la comtesse: le vivant et le mort, le jeune homme et le vieillard.


C’était le jeune homme du tableau qui venait de se lever du canapé, cette tête imberbe et blanche qui semblait sculptée dans de l’albâtre.


C’était le vieillard qu’on avait jeté mort sur le lit.

XL Où l’on entend parler de Vincent Carpentier

Un trait de lumière éblouit la pensée de Marguerite.


Le mot de l’énigme était là.


Elle n’eut pas même l’idée d’appeler ses compagnons pour leur faire part de sa découverte. Ici, nous l’avons dit, chacun combattait pour soi. Toute association pareille suppose trahison.


Le trésor unissait les efforts, mais séparait profondément les passions. C’était à la fois le lien et la pomme de discorde.


Tous ces amoureux de l’or étaient comme des bêtes fauves autour d’une prise.


Frère, pour eux, voulait dire ennemi; car la proie, comme une tontine, devait échoir au dernier vivant.


En amour, il n’y a qu’un mot odieux, c’est partage.


La comtesse Marguerite garda pour elle seule son secret. Ils étaient trop nombreux, les Compagnons du Trésor.


Ici, de l’autre côté de la porte, il n’y avait que deux associés seulement: le jeune homme et le prêtre.


La comtesse passa à l’ennemi: à l’héritier qui venait de sortir de terre.


Elle laissa finir la veillée, clouer la bière, porter le cercueil dans le char empanaché des pompes funèbres.


Jusqu’au Père-Lachaise elle suivit le convoi.


Pendant toute la cérémonie ses yeux ne quittèrent pas l’abbé Franceschi.


Et le soir, tandis que les autres Maîtres de la Merci tenaient conseil, maudissant le vieux diable qui les jouait encore du fond de son tombeau, la comtesse Marguerite montait l’escalier sombre d’une pauvre maison du passage Saint-Roch.


L’abbé Franceschi occupait dans cette maison un petit logement, au troisième étage.


La comtesse frappa.


On ne lui répondit pas.


La clef était dans la serrure.


La comtesse se dit:


– Il y a peut-être un couteau pour moi derrière cette porte… Elle était brave, elle entra tout de même.


Derrière la porte, il y avait, en effet, un couteau, mais qui n’était pas pour la comtesse Marguerite.


La chambre, très pauvre et ne contenant que des objets de piété, s’éclairait faiblement aux lueurs d’une bougie qui se mourait dans un bougeoir de cuivre.


Au moment ou la porte s’ouvrait, Marguerite crut qu’il n’y avait personne dans la chambre, mais dès le premier pas, son pied s’embarrassa dans un vêtement qui était la soutane de l’abbé Franceschi.


Le jeune prêtre était étendu tout de son long sur le carreau. Le sang faisait mare sous lui. On avait dû le poignarder par-derrière pendant qu’il allumait cette chandelle qui allait maintenant finissant.


Marguerite fut frappée, mais non point d’étonnement.


– Déjà! fit-elle.


Elle sortit et referma la porte.


Dans l’escalier, elle pensa:


– L’autre est seul, maintenant. Ce sera un duel entre nous… un duel à mort!


Le lendemain, à la première heure, tous les Compagnons du Trésor se rencontrèrent en l’étude de Me Léon de Malevoy, notaire, qui faisait depuis longtemps les affaires du colonel Bozzo.


Ils avaient tous eu la même idée sans se concerter: acheter l’hôtel de la rue Thérèse.


À vrai dire, personne n’avait de certitude, mais chacun croyait que le Trésor de la Merci, transporté peu à peu de l’île de Corse à Paris, devait être caché soit dans les caves, soit dans le jardin de l’hôtel.


On se fit fête. Chacun feignait d’être enchanté de rencontrer là ses collègues. Le comte Corona seul avait pris une attitude des plus réservées parce qu’il était héritier direct et légal – du chef de Francesca, sa femme.


Me Léon de Malevoy était un notaire-gentilhomme dont la courtoisie et la probité passaient en proverbe.


Il se fit un vrai plaisir de donner tous les renseignements demandés.


Le colonel Bozzo avait eu, en effet, chez lui, des dépôts de valeurs tant mobilières qu’immobilières, représentant des valeurs très considérables. M. Lecoq de la Périère était l’intermédiaire habituel entre le colonel et lui, Me Malevoy.


Mais le colonel était venu lui-même, en personne, quelques mois auparavant, retirer la totalité de ses titres.


Me de Malevoy eut la bonté de montrer quatre cartons vides qui portaient encore le nom du colonel Bozzo et qui ne contenaient que des états détaillés, au bas desquels il y avait décharge, de la propre main du colonel Bozzo.


Quant à l’hôtel de la rue Thérèse, Me Léon de Malevoy fut plus explicite encore.


L’hôtel ne faisait point partie de la succession, pour la bonne raison que l’hôtel avait été vendu au commencement du printemps, à une famille américaine du nom de Penn – nom fort illustre, comme le fit remarquer Me Léon de Malevoy.


Il n’avait pas l’avantage de connaître personnellement cette famille Penn, pour le compte de laquelle il avait encaissé plusieurs mandats chez M. J.-B. Schwartz, afin de verser le prix de l’immeuble, 385 000 francs, entre les mains du regretté colonel Bozzo.


Ces Penn étaient des Virginiens. Ils devaient venir à Paris et habiter l’hôtel, mais on ne savait pas quand.


Me Léon de Malevoy montra le contrat et les quittances.


Les Compagnons du Trésor, y compris le comte Corona, sortirent de l’étude complètement désorientés et navrés.


La grande association des Habits Noirs, ruinée de fond en comble, avait à travailler sur nouveaux frais comme une bande de coquins vulgaires. Il lui fallait gagner le pain du jour.


Cependant, les morts continuèrent de s’accumuler autour de ces introuvables amas de richesses.


Francesca Corona, pauvre belle créature, tomba la première, portant la peine de l’apparente confiance et de la tendresse réelle que le colonel Bozzo lui avait témoignées.


Le colonel, pourtant l’avait trompée comme il avait trompé les autres. Il ne lui avait rien donné, rien confié en mourant. Mais comment croire à une obstination si extravagante? Il y avait une opinion répandue parmi les Habits Noirs, c’est que Fanchette avait reçu de son aïeul le secret de l’association, le fameux scapulaire de la Merci et la clef du trésor.


Le comte Corona fit comme ces enfants qui brisent leurs jouets pour voir ce qu’il y a dedans.


Il tua Francesca, sa femme, et ne sut rien.


Mais les autres crurent qu’il savait, et le comte Corona, à son tour, fut assassiné.


Cet or amoncelé amenait fatalement autour de soi les mœurs des pays d’or. On tuait ici comme dans les placers de la Sonora, comme dans les claims de l’Australie.


Le dernier mort fut M. Lecoq lui-même, le fameux Toulonnais-l’Amitié, qui était devenu le plus important, parmi les Maîtres de la Merci, depuis le décès du colonel Bozzo.


Lecoq fut tué dans une audacieuse expédition, dirigée contre la caisse Schwartz. La faim pousse le loup hors du bois. Les Habits Noirs avaient perdu la prudence.


Après la terrible aventure qui mit fin aux crimes de Lecoq [2], il y eut comme une panique dans l’association. Les principaux Maîtres disparurent et la ténébreuse armée rentra sous terre au moins pour un temps.


Au printemps de l’année qui avait vu ces derniers événements, un soir d’avril, Reynier et, Irène étaient réunis dans la chambrette de cette dernière et causaient de leur prochaine union, car Irène avait enfin consenti à devenir la femme du jeune peintre.


Reynier n’était plus le joyeux enfant d’autrefois. Sa carrière s’était faite difficile aussitôt qu’on n’avait plus senti derrière lui la protection d’un homme arrivé.


Il avait même subi doublement le contrecoup de la chute de son père d’adoption: les riches commandes s’étaient éloignées et il consacrait la majeure partie du peu qu’il gagnait à éteindre les dettes de Vincent Carpentier.


De ce dernier, on était toujours sans nouvelles.


Irène et Reynier s’aimaient. L’amour de Reynier était ardent et profond; dans la tendresse de la jeune fille, il y avait comme une restriction.


Souvent, elle était triste.


Ce soir-là, ils avaient fixé le jour de leurs noces, et Reynier, passionnément heureux, remerciait sa fiancée, lorsque le concierge monta une lettre qui portait un timbre étranger.


Deux lettres, devrais-je dire, car sous la première il y en avait une plus petite, avec le timbre de Paris, et que la jeune fille dissimula après avoir jeté un coup d’œil sur l’adresse.


Irène était toute pâle en déchirant la première enveloppe.


La lettre ne contenait que ces mots, tracés par une main inconnue:


«Vincent Carpentier est mort. Sa tombe est à Stolberg-les-Mines, entre Liège et Aix-la-Chapelle, territoire neutre. Demander le mineur numéro 103.»


Irène tendit le papier à Reynier.


Elle pleurait, mais à travers ses larmes elle glissa un coup d’œil sur la seconde lettre, qui disait:


«Le comte J. demande une entrevue à Mlle Irène Carpentier, pour lui parler de sa sœur Marie-de-Grâce.»


– Marions-nous tout de suite, et partons! dit Reynier. Irène s’essuya les yeux et répondit:


– Nous nous marierons à notre retour, et nous partirons demain.

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