Deuxième partie Histoire d’Irène

I Monsieur et madame Canada

Il y a, tout auprès du Père-Lachaise, une rue qui porte un nom singulièrement mélancolique. Cette rue s’appelle la rue des Partants.


On dit, du reste, que son nom ne lui vient point de la gare funèbre où s’arrête le dernier voyage.


Bien avant la fondation du cimetière, il y avait déjà là le chemin des Partants, qui coupait à travers champs pour aller des quartiers du Marais, par le hameau de Popincourt, à la route de Metz.


Les Partants, c’étaient les compagnons du tour de France, qui avaient l’invariable coutume de commencer leur excursion par les provinces de l’Est.


Tous ou presque tous, les jeunes fantassins du travail se dirigeaient d’abord vers l’Orient, selon la règle maçonnique.


Ils s’en allaient de la grande ville, le bâton symbolique à la main, le sac sur le dos, les uns seuls, et c’étaient les heureux, car ils ne regrettaient rien, les autres accompagnés de la famille ou des amis qui leur faisaient la conduite, entremêlée de rires fanfarons et de larmes cachées.


Au bout du chemin des Amandiers, à gauche en revenant vers la route de la Roquette, où se font maintenant d’autres adieux, était une pauvre guinguette qu’on appelait le Revoir.


Bon augure, mais qui ne se réalisait pas toujours.


Au Revoir, on buvait un coup qui n’était pas celui de l’étrier, car ces pacifiques soldats n’avaient jamais sous eux que leurs jarrets solides; puis on s’embrassait longuement:


– Au revoir, fils; au revoir, frère, mère! ô mère chérie, au revoir! Et le jeune homme se dirigeait à grands pas vers le chemin des Partants, pendant que lentement, les autres revenaient à la ville.


Il y avait parfois une jeune fille qui continuait de pleurer, même après que les larmes de la mère étaient séchées.


Oh! comme elle avait promis, celle-là, d’aimer et de se souvenir!


Elle avait dit:


– Fallut-il attendre toute une vie, j’attendrai!


Hélas! le voyageur, au retour, n’était attendu, bien souvent, que par la solitude.


Il avait fait une route si longue! des fils d’argent couraient dans la forêt de ses cheveux noirs. On lui montrait une tombe quand il demandait sa mère.


Et Louise?


– C’est moi! répondait quelque blonde fillette de dix ans: tout le portrait de celle qui avait promis d’attendre…


En 1843, les champs avaient depuis longtemps disparu sous les maisons, le chemin des Partants était rue, et même une assez grande rue, méprisant, depuis un bout jusqu’à l’autre, l’alignement si cher à nos édiles, et peuplée comme une fourmilière.


À cinq ou six cents pas du boulevard extérieur et un peu en avant du coude qui lance la direction vers le nord-est, une porte cochère s’ouvrait, semblable à celle des fermes de la campagne parisienne.


Elle donnait entrée sur une cour de considérable étendue, mais mal pavée, boueuse, pleine de pigeons, de poulets et aussi de canards, auxquels l’eau sale ne manquait jamais.


Les voitures et le mobilier industriel d’un maraîcher encombraient les trois quarts du terrain. Le reste était pris par la carrosserie d’un laitier dont les carrioles, percées d’une multitude de trous ronds, montraient par tous ces sabords leur cargaison de boîtes de fer-blanc.


Au fond, à gauche, on entendait beugler des vaches, et un énorme porc (sauf respect), à demi sorti de son refuge, musait paresseusement, la hure dans la boue.


Au droit de la porte cochère, quand on avait traversé la cour, à tous risques et périls, on trouvait une voûte qui passait sous une maison à cinq étages qui, vue de l’extérieur, ressemblait à un crible, tant ses fenêtres étaient nombreuses et petites.


Vous eussiez respiré mieux par les trous des charrettes du laitier.


Trente ménages étouffaient là-dedans, moyennant trente redevances modiques, il est vrai, mais usuraires, payées à un philanthrope bien connu, qui faisait les cités ouvrières.


Je crois qu’on est en train de mettre ordre à ces lugubres gaietés, en forçant les propriétaires, amis du peuple, à ne l’asphyxier qu’à moitié.


J’affirme qu’en 1843 justement, j’ai connu un bienfaiteur des pauvres qui coupait une chambre en quatre dans le double sens de sa surface et de sa hauteur «pour loger les malheureux à meilleur marché».


C’était son mot.


Il gagnait cent pour cent par ce procédé horriblement charitable.


Il est maintenant dans une boîte plus étroite encore. Que Dieu lui fasse miséricorde!


Au-delà de la voûte, c’était un jardin, planté d’arbres fruitiers et de lilas rabougris. Ce jardin était divisé en compartiments de quelques pieds carrés, séparés l’un de l’autre par des treillages à hauteur d’appui, formant damier.


Chacune des cases de ce damier était à l’usage privé d’un locataire.


On citait un de ces vergers en miniature qui était fort envié. Une année de cocagne il avait eu trois cerises.


Au-delà encore et toujours en s’éloignant de la rue s’élevait un pavillon d’assez bon style qui contrastait avec le reste de la propriété. Deux énormes tilleuls l’ombrageaient du côté du jardin et masquaient sa façade, ornée de sculptures mythologiques.


C’était un débris du vieux temps, ce pavillon, égaré au milieu de ces masures toutes neuves qui semblaient déjà plus décrépites que lui. Au-dessus de la porte d’entrée, on voyait encore un écusson, soutenu par deux sauvages, coiffés de plumes et ornés de massues.


Il avait été autrefois villa, évidemment, ou même, qui sait «petite maison» enfouie dans de mystérieux bosquets, consacrés au culte des Grâces.


Maintenant, on en louait les chambres, les unes entières, les autres écartelées comme il a été dit ci-dessus, aux ouvriers des deux sexes qui abondent dans ce laborieux quartier.


Car la misère habite maintenant ce coin de Paris, ancien paradis d’amour, et c’est à peine si on y rencontre encore de loin en loin, quelques-unes de ces «folies» qui ont donné leur nom à tant de rues et qui se cachent désormais parmi les usines et les maisons de rapport.


Encore faut-il regarder de près pour reconnaître, sous le masque de leur décadence, ces petits temples où messieurs de la finance faisaient assaut de luxe et de galanterie avec messieurs de la noblesse.


Excepté au Père-Lachaise, où l’orgueil posthume se rattrape, le travail honnête et nécessiteux a remplacé là presque partout les fastueuses extravagances de l’argent bien ou mal acquis.


On nommait le pavillon du fond le Château-Gaillaud.


Je ne sais pas s’il y eût des Gaillaud aux croisades; mais il s’en trouva, certes, dans la finance, et personne n’ignore que Turcaret achetait des armoiries avec les pistoles d’autrui.


Le Château-Gaillaud avait trois étages. Ses dernières fenêtres donnaient précisément sur le Père-Lachaise, dont il se rapprochait beaucoup plus que de la rue des Partants.


Grâce à l’immense cour de ferme, aux deux bâtiments profonds et au jardin en échiquier, le pavillon n’était séparé du cimetière que par le chemin des Poiriers, où aucune maison n’avait encore été bâtie.


Nous demandons pardon au lecteur de l’avoir conduit si loin de chez lui et par une route si tortueuse, mais c’est au troisième étage du pavillon, dit le Château-Gaillaud que va se renouer notre drame.


On y entrait par une porte cintrée, située, sous les grands tilleuls et donnant accès à un escalier dont les degrés étaient fort endommagés par le temps, mais qui gardait encore une certaine physionomie, grâce à sa rampe de fer forgé.


Sur le carré du troisième étage, trois portes s’ouvraient, deux du côté du cimetière, une du côté de la cour.


Il y avait, en outre, une petite galerie conduisant à un logement de garçon dont le plan formait équerre avec la façade du pavillon.


La première porte, située à droite de l’escalier, avait pour enseigne un petit carton où l’on pouvait lire ces mots, tracés d’une main élégante et hardie:


Mlle Irène, brodeuse La clef était à la serrure de la seconde porte à gauche, et à la clef pendait un rond de papier disant:


Chambre à louer


On ne voyait pas la porte, située dans la galerie et qui desservait le logement de garçon.


Enfin, sur la dernière porte du carré, du côté de la cour, une main lourde avait tracé à la craie blanche cette enseigne naïvement vaniteuse:


M. et M me Canada, rentiers, à Paris


C’est là que nous entrons, par une tiède après-dînée de la fin d’août 1843.


La chambre de M. et Mme Canada avait deux fenêtres qui regardaient à travers le feuillage un peu déplumé des tilleuls, l’arrière-façade de la maison, percée comme les charrettes du laitier.


Elle était meublée d’une foule d’objets disparates dont le désordre ne semblait pas être un effet de l’art.


Vis-à-vis du lit sans rideaux qui avait pour couverture un vieux châle tartan aux couleurs criardes, on voyait un petit divan, un peu malpropre et déteint, mais qui n’était pas sans prétention à l’élégance. Au-dessus de ce divan, une guitare pendait avec une clarinette, un tambour de basque et un cor de chasse, le tout surmonté d’un parapluie en coton rouge de taille colossale.


Les autres sièges étaient des chaises de paille, comme à l’église. Le plus large côté de la muraille était pris par une toile tendue comme une tapisserie des Gobelins, mais dont on avait été obligé de replier les quatre marges à cause de sa trop grande étendue.


Cette toile avait dû évidemment servir d’enseigne ou de rideau à quelque théâtre forain, car divers miracles gymnastiques y étaient représentés autour d’un médaillon central tout particulièrement digne de fixer l’attention publique.


Ce médaillon, en forme de cartouche généreusement fleuronné, offrait aux regards une femme de grande et forte taille, couchée sur le dos et montrant avec une entière franchise l’opulente nudité de son ventre, dont le nombril seul était caché, non point par la pudeur, mais par un gros pavé.


À droite et à gauche, deux hercules sauvages se tenaient debout, armés de marteaux de forge, et l’on voyait bien qu’ils se préparaient à broyer le caillou sur le nombril même de la dame.


Une légende en lettres d’or s’enroulait dans les festons du cartouche et disait:


PAR PERMISSION DE L’AUTORITÉ


IL FAUT LE VOIR POUR LE CROIRE


Travail de Mme veuve Léocadie Samayoux, première dompteuse des capitales de l’Europe, réservé spécialement aux habitants de cette ville.


De l’autre côté de la chambre, sur la cheminée, un porte-voix de belle dimension, debout sur son pavillon, remplaçait la pendule, flanqué de deux chapeaux chinois, ce qui faisait une jolie garniture.


Le foyer était encombré par deux ou trois petits fourneaux et divers ustensiles de cuisine.


À droite, se carrait un fauteuil à la Voltaire qui rendait ses boyaux d’étoupe par d’innombrables blessures; à gauche, une auge de bois tenait sur ses quatre bâtons. Le corps de l’auge contenait une petite paillasse et quelques guenilles.


C’était le lit d’un enfant.


Enfin, au milieu de la chambre, sous un singe empaillé qui pendait au plafond comme un lustre, une petite table de sapin toute neuve supportait des bouteilles, des verres, une tasse ébréchée où il y avait de la moutarde, et une moitié de journal chargé de débris de charcuterie.


Je ne sais comment dire l’impression qui résultait de ce tohu-bohu. Certes, l’idée de richesse ne naissait pas à la vue de ces bric-à-brac, mais cela paraissait plutôt absurde que misérable.


Un homme était couché dans le lit, bien que le milieu du jour fût depuis longtemps passé. Il avait une bonne figure un peu pâlotte sous son ample bonnet de coton, et son œil gauche portait la marque d’un coup de poing, détaché de main de maître.


Dans le fauteuil à la Voltaire, un autre homme… Mais pourquoi tromper la bonne foi du lecteur? C’était Mme Canada elle-même, digérant son déjeuner, et vêtue d’une robe de chambre qui avait dû faire le bonheur de quelque épicier avant de tomber sur son dos.


C’était une femme qui allait vers la quarantaine, mais qui n’était pas mal, en vérité, malgré l’étrangeté de son costume et la riche surabondance de ses formes.


L’approche de sa joue aurait fait pâlir une tomate.


Une barbe d’adolescent se jouait autour de son menton et de ses lèvres. Son cou donnait l’idée de la santé d’Atlas dont la nuque supportait le monde.


Tout cela jovial et bon, malgré le caractère un peu trop viril de l’ensemble. Mais, chose singulière, deux yeux long fendus languissaient sous l’épaisseur des sourcils et donnaient à la physionomie je ne sais quelle tournure sentimentale qui prêtait à rêver et à rire. À rire surtout.


Par exemple, nous ne vous aurions pas conseillé de rire trop haut, car Mme Canada, vous allez en avoir la preuve, n’avait pas la main légère.


– Vieux, dit-elle en remettant sur le bord de la cheminée le verre à demi plein qu’elle venait de porter à ses lèvres, tout ça c’est des bêtises. Ce n’est pas quand on a eu le malheur de perdre son premier époux par farce et sans rancune qu’on peut voir avec plaisir le second sur un lit de douleur à la suite d’un jeu de main, jeu de vilain. J’ai eu tort de taper si dur puisque je ne voulais pas t’assommer, et je t’en demande excuse.


– Ah! Léocadie! fit M. Canada profondément attendri. Je ne t’en exigeais pas tant. C’est vrai que dans le feu de tes nerfs tu m’as communiqué un peu trop de tripotées, mais faut ajouter que toutes les tapes des quatre parties du monde ne parviendraient pas à diminuer mon amour.


– Il y en a cinq, interrompit Léocadie.


– Alors, ça a donc changé? fit M. Canada avec résignation. J’ai toujours entendu dire les quatre… Mais ne nous faisons pas de mal pour des prétextes de géographie. Je voulais spécifier que toutes les torgnoles de la terre ne me feraient pas oublier mon bonheur dont tu m’as comblé en dédaignant la distance de la patronne à l’employé pour m’admettre à la gloire d’être ton homme, malgré mon rang inférieur. La faveur qui me guérirait toutes mes plaies instantanément, physiques ou morales, ça serait un baiser de tes lèvres que tu m’accorderais gentiment.


Mme Canada se leva aussitôt et se dirigea vers le lit en faisant trembler le carreau sous la fermeté de son pas.


– Depuis qu’on se fréquente, murmura-t-elle, c’est sûr que tu as doré ta langue, De t’avoir élevé jusqu’à moi ça t’a drôlement requinqué, et dorénavant, on s’expliquera au lieu de se houspiller comme dans les ménages du commun, je m’y engage.


Un double baiser fit explosion. Celui de Léocadie était magistral et protecteur; celui d’Échalot [3] (car c’était l’heureux Échalot) sonna comme une fanfare d’amour et de jeunesse.


Il jeta ses deux bras autour du robuste cou de son idole et dit dans le lyrisme de sa joie:


– Ça me serait égal de payer ma présente félicité au prix d’un second service de taloches. Faut bien que les roses aient des épines! T’as la chair d’Arpin, le terrible Savoyard, et la bonne odeur d’une reine!


Léocadie sourit avec bonté.


– Tu n’es pas beau, murmura-t-elle, mais c’est sûr que tu as de la poésie plein le tempérament. Lève-toi, si ça se peut, on va causer d’amitié.


M. Canada repoussa aussitôt sa couverture. Ses jambes et ses bras avaient des noirs comme son œil, mais il ne sentait plus rien de tout cela. Il prit une chaise auprès de sa souveraine, assise de nouveau dans son fauteuil à la Voltaire.


Léocadie but un coup et commença ainsi:


– N’y a pas de doute que dans le mariage faut un maître, la loi le veut, mais ça n’est pas une raison pour que l’autre languisse dans l’esclavage. D’abord, je suis pour la liberté que si tu t’avisais de moucharder mes pas et démarches…


– Plus souvent! interrompit Échalot. Je te verrais avec un militaire que je ne le croirais pas!


– À bas le bec! on parle sérieux. Il y a donc que je porte les culottes, comme de juste, mais que tu as le droit de dire tes raisons en douceur, sans me fâcher.


Si tu avais voulu m’écouter hier au soir, Léocadie…


– On n’en est pas à savoir que je suis vif, pas vrai? riposta Mme Canada avec un commencement d’impatience. Depuis deux ou trois jours, tu es triste, ça ne me va pas. En plus que, quand je tape, tu ne ripostes pas, c’est bête.


Ceci fut dit comme si Mme Canada eût reproché à son mari d’avoir manqué aux plus simples règles de la politesse. Elle ajouta plus doucement:


– Allons, mon vieux, on te le permet, dis ce que tu as sur le cœur.


M. Canada regarda les fortes mains de sa moitié non sans une nuance d’inquiétude.


– Eh bien! oui, fit-il, je vas me confesser en grand, puisque ça t’est égal, mais quant à espérer que je riposterai dans les moments de grêle, pas possible. De lever la main sur toi ça me semblerait aussi canaille qu’un sacrilège. Je me reproche déjà la parade. Tu ne crois pas ça, toi, mais je suis fort comme un bœuf sans que ça paraisse, et l’idée que je pourrais te blesser ou déboîter un membre…


Léocadie l’interrompit par un retentissant éclat de rire. Ce qui était sous les revers de sa robe de chambre dansait comme une mer agitée.


– C’est bon, reprit Canada un peu piqué. Tu n’y croiras jamais à mes moyens, car jamais je ne les développerai contre toi. Il y a donc que je n’aime pas changer, moi, je t’ai idolâtrée sous le nom de maman Léo, et rien que de prononcer ce nom-là il y a un frétillement dans mes veines comme un millier de petits poissons. Tu as voulu prendre un autre nom, va bien! le bon sens dit qu’il fallait me débaptiser en même temps que toi, puisque nous ne faisons plus qu’un pour mon bonheur, mais…


Il hésita.


– Mais quoi? demanda Léocadie.


La voix de Canada devint mélancolique et grave.


– Ne te fâche pas, répondit-il, ça ne serait pas digne de ton cœur, car la circonstance se rapporte à la délicatesse intérieure de mes sentiments au vis-à-vis de ma défunte famille. J’avais reçu mon nom d’Échalot de mes ancêtres qui s’étaient mariés légitimement devant Dieu et devant les hommes. C’est sacré. Et puis, j’en avais l’habitude. Tu as décidé que je n’étais plus Échalot et que j’étais Canada, je ne dis rien contre, mais ça me chiffonne, et il me semble que je ne suis plus conforme à mon acte de naissance de la mairie de mon endroit.


Léocadie lui tendit gracieusement son propre verre.


– Bois une lampée, dit-elle, je ne t’en veux pas, tu cèdes aux préjugés de la nature, et à ta simplicité qui ne voit jamais plus loin que le bout de ton nez. On a eu le droit de faire ce qu’on a fait puisque Canada était un des surnoms et sobriquets de mon premier, Jean-Paul Samayoux. Étant mort lui, et moi veuve, j’ai eu la faculté de choisir dans son héritage, et toi lui ayant succédé pour peupler ma solitude, on ne pouvait pas, toi ni moi, s’appeler diversement l’un de l’autre.


Ça saute aux yeux.


– Mais c’est le mari qui donne le nom, objecta Canada-Échalot.


– Ça dépend des situations sociales. Va-t-en voir si la reine d’Angleterre s’appelle Mme Prince-Albert!


– C’est vrai que je me suis souvent comparé dans mon cœur à ce jeune homme, répondit Échalot. Nous avons eu tous deux la même chance de faire un soigné mariage… Mais ça ne me dit pas pourquoi tu as changé de nom.


Mme Canada fut un instant avant de répondre.


– Ma vieille, dit-elle enfin, chat échaudé craint l’eau froide. Mes deux autres noms: Mme veuve Samayoux et maman Léo étaient trop bien connus de ces gens-là.


Échalot devint tout pâle.


– Quels gens? demanda-t-il.


– Tu sais de qui je veux parler, puisque tu as le frisson.


– Les Habits Noirs!… balbutia Échalot.


– J’en ai vu un, prononça lentement la bonne femme, un que je croyais bien mort, le Dr Samuel! et ça suffit. J’ai peur.

II La confession d’Échalot

Si l’ancienne maman Léo avait observé en ce moment le visage de l’ancien Échalot, son conjoint débaptisé, elle aurait vu que le nom du Dr Samuel et l’annonce de sa résurrection n’excitaient pas chez Canada une très vive surprise.


Il avait pâli à la pensée des Habits Noirs, mais ce fut tout, et pas n’était besoin de posséder un grand fonds de diplomatie pour deviner qu’il en savait plus long que sa reine sur ce mystérieux objet.


– Le Dr Samuel! dit-il pourtant, un fier coquin, c’est sûr!


– Il faisait partie de ceux que le marchef avait arrangés, reprit la bonne femme, le soir même des noces de Valentine avec mon chéri de Maurice [4]. Mais on n’est pas parfait: Sur quatre, le Marchef a fini le docteur en droit, Louis XVII et M. Portai-Girard. Paraît que Samuel en a réchappé. Je ne lui en veux pas pour ça, seulement, sa frimousse blême m’a donné la chair de poule, et je me suis dit: «Quand on voit un de ces oiseaux-là, le reste de la bande n’est pas loin.» J’ai osé les affronter autrefois dans l’intérêt de ceux que j’aimais, c’était tout simple, mais maintenant que les deux enfants sont sauvés, mariés et heureux sur la terre étrangère, pas besoin d’appeler le loup, conçois-tu?


– Dame, fit Échalot, je conçois qu’ils ne reconnaîtront pas le nom, puisqu’il est supprimé, mais la beauté de la physionomie, ça, c’est différent.


– La paix, flatteur! ma crinière était encore noire quand nous évadâmes mon Maurice de la prison, et chaque fois que je pense à ça, j’ai envie de t’embrasser, car ta conduite fut crânement solide…


Échalot ouvrit ses deux bras et voulut cueillir le baiser à proposer.


– À bas la bagatelle! ordonna Mme Canada. On cause affaires. Je disais donc que ma tignasse a grisonné en grand depuis ce temps-là, et que d’avoir traversé les pays chauds des tropiques de l’équateur, ça m’a bronzé le teint en perfectionnant le coup de soleil que j’avais déjà en foire. Voilà mon raisonnement: c’est certain que si les Habits Noirs me cherchaient, la précaution de nous avoir changés tous deux en M. et Mme Canada serait inférieure, mais ils m’ont oubliée; les trois quarts de ceux que j’ai fréquentés momentanément, en faveur de Maurice et Valentine, ont avalé leur langue, y compris Toulonnais-l’Amitié et ce vieux cafard de colonel. Ceux qui restent ont d’autres chats à fouetter; et comme il n’y a pas grand-chose à faire avec moi, ils me laisseront tranquille, si je ne vais pas les tirer par le pan de leur veste en criant: «Regardez-moi, me voilà.»


– Ça se peut bien tout de même, dit Échalot, qui fit effort pour paraître convaincu. J’accepte l’état civil de Canada. Va-t-on dîner à la barrière?


– Minute! répliqua la bonne femme dont l’accent devint plus grave, tandis qu’elle prenait dans son fauteuil une pose tout à fait majestueuse. C’est pas fini. J’ai condescendu avec obligeance à te fournir des explications que j’aurais pu m’en dispenser en te disant: «tu m’agaces!» À mon tour, j’en exige, et de plus importantes. Aie la bonté de me regarder dans le blanc de l’œil.


Échalot obéit, mais ses paupières battaient.


– Léocadie, murmura-t-il, c’est bête de prendre ton air imposant. Ça m’intimide.


– Qu’est-ce que nous avons convenu le jour où j’ai convolé à mes noces avec toi? demanda sévèrement l’ancienne dompteuse sans avoir égard à l’humble supplication de son mari. En revenant de mes voyages, j’ai accompli la promesse que je t’avais faite. Je t’avais dit: «L’hyménée nous unira ensemble dans ses nœuds»; ça s’est fait fidèlement, et j’ai pris à la maison ton adoptif Saladin, malgré qu’il soit un vilain petit merle, à la seule condition de le mettre en garde pour quatre sous par jour, depuis le matin jusqu’au soir. Par contrat de mariage, je t’ai avantagé de toutes mes économies, comme moi si je tournais l’œil aujourd’hui pour demain, tu aurais du foin dans tes bottes…


– Ah! Léocadie! voulut interrompre Échalot, qui avait de grosses larmes dans les yeux.


– Tais ton bec! Je sais que tu as l’âme sensible, mais ça ne t’empêche pas d’avoir mal agi. Tu rentres tard. Crois-tu que je ne reconnais pas l’odeur de ta simple pipe d’avec l’infection de l’estaminet? J’ai le nez fin. Tu m’avais juré de ne jamais aller au café de L’Épi-Scié, et de fuir comme la peste cette drogue de Similor…


Échalot courba la tête.


– C’est le père de mon enfant! murmura-t-il. La dompteuse se mit à rire malgré elle.


– Vieil agneau! fit-elle; c’est le propre mot des jeunesses qu’on veut séparer de leurs séducteurs… Avais-tu juré, oui ou non? Écoute: Je ne te battrai plus; ça dépare un ménage. Mais tu vas te confesser des pieds à la tête, te laver, te récurer et tirer une barre après la lessive. Tu m’entends! une vraie barre comme quoi c’est fini à tout jamais de filer dès que j’ai tourné les talons et de te coller à des racailles; sans quoi, ni vu ni connu, je te flanque à la porte!


Le pauvre Échalot appuya ses deux mains contre sa poitrine.


– Ne dis pas ça, Léocadie! balbutia-t-il; tape tant que tu voudras, mais…


– Je ne veux plus taper.


– Ne dis pas ça, au nom de notre amour!


– Je veux le dire. C’est mon opinion.


Échalot se laissa glisser à deux genoux. Mme Canada s’était échauffée en parlant. Les pivoines les plus richement écarlates auraient été jalouses du feu qui enluminait ses joues.


Un élan de colère souleva sa main, si prompte à frapper. Échalot eut un instant l’espoir d’attraper une de ces mémorables mornifles qui mettent fin aux querelles intestines comme le tonnerre abat la chaleur.


Mais la main de Mme Canada retomba sans frapper.


– On te voit venir, dit-elle en fourrant ses cinq doigts sous son tablier, par précaution. Tu voudrais une calotte, tu ne l’auras pas. Avoue tes fautes, et plus vite que ça! C’est mon idée de t’humilier par ta propre bouche. Retourne ton panier, secoue-le bien, et peut-être qu’on te pardonnera. Tu as la parole.


Échalot ne se releva point. Après s’être recueilli un instant, toujours agenouillé qu’il était, il s’assit commodément sur les talons et commença ainsi:


– C’est pas l’embarras, les mauvaises connaissances font le malheur de la vie, et Similor en est un nouvel exemple par rapport à moi qu’étais né vertueux dans l’origine. Quant à dissimuler n’importe quoi à la personne qui m’a rehaussé jusqu’à son cœur, malgré ma position précaire, je fais serment qu’on en est incapable de trahir sa confiance ou d’imaginer des couleurs.


«Il y a donc qu’à l’époque où je fus libéré de ma prison de la Force où j’avais eu le plaisir de rendre service à mon idole en prenant la place du jeune Maurice, je me trouvais isolé dans la capitale avec Saladin et chargé du dépôt sacré de ton saint-frusquin, confié à ma délicatesse.


«Mes dissensions avec Similor me laissaient un fond de chagrin, rapport au mioche dont il est la famille. D’avoir essayé de me saigner avec son couteau dans un jeu de boxe française, c’était canaille; mais je n’en regrettais pas moins les agréments de son esprit dont j’avais l’habitude.


«Ça ne vaut rien pour un jeune homme d’être seul dans Paris. Je me disais bien, pour me remonter le moral: Léocadie m’a permis de prétendre à la félicité, j’ai reçu ses serments.


«Mais ça me semblait un rêve, et dans ton voyage d’Amérique tu pouvais rencontrer des occasions plus flatteuses que moi au sein du Nouveau-Monde…


– C’est sûr, interrompit ici Mme Canada, que bien des marins et des négociants m’ont témoigné leur ardeur; mais ce qui est dit est dit. J’avais assez de faire la Cléopâtre dans la licence de mon veuvage, et je te regardais déjà censé comme un époux dont on a donné des arrhes dessus.


Échalot prit sa grosse main qu’il porta à ses lèvres.


– En plus, continua la dompteuse, que je ne m’en repentirai jamais si tu marches droit, car tu t’es formé pour les manières et ta conversation est devenue attachante; mais n’en abuse pas! Assez de boniment; vide ton sac.


– J’aurais plutôt péri d’inanition, reprit Échalot, que de toucher aux billets de banque qu’étaient ta fortune. Je manquais de tout pour l’éducation et le sevrage de Saladin, mais j’avais caché le dépôt dans les entrailles de la terre, sous un carreau de mon grenier, et je nous laissais tirer la langue auprès, sans murmure.


«Mon état de modèle n’allait plus beaucoup parce que j’étais séparé de Similor dont les jambes complètent la beauté de mon tronc. C’est alors que mon imagination travailla activement dans la solitude, cherchant les moyens de me faire une carrière par la chose de l’intrigue, mais sans jamais manquer à l’honneur.


«J’ai toujours ambitionné qu’on m’appelle intrigant, avec l’estime du quartier et une bonne conscience.


«Je rencontrais de temps en temps Amédée (c’est le petit nom de Similor), qui avait l’air d’être calé assez, mais qui refusait de faire la moindre des bagatelles pour l’enfant, sous prétexte que ma tendresse n’était pas naturelle, et que j’avais dû nourrir des rapports coupables avec la mère, ce qui est un faux, je le jure!


«À force de dissimuler, je parvins à découvrir la source de son aisance: Il s’était mis à manger du Fera-t-il jour demain.


Ah! le coquin! fit Mme Canada. Et tu ne lui mis pas les agents à ses trousses!


Échalot la regarda avec un sincère étonnement.


– Outre que ça ne m’irait pas, répondit-il, de m’humilier dans la police sans en avoir les émoluments, je ne ferai jamais de mal à Amédée, le premier ami de mon adolescence. En plus, tu sais bien que l’administration, depuis les inspecteurs jusqu’aux commissaires et même plus haut, font tous la sourde oreille quand il s’agit des Habits Noirs.


– C’est vrai, c’est vrai, murmura la dompteuse, le pauvre M. Remy d’Arx est mort de cela. Va toujours.


Échalot hésita. Il passa le revers de sa main sur ses tempes, où il y avait de la sueur.


– C’est drôle, fit-il, je vois les affaires d’une autre façon, quand il s’agit de te les raconter. C’est comme si tu étais ma conscience du dimanche!


Mme Canada fronça le sourcil comme Jupiter.


– Bats-moi si tu veux, Léocadie, prononça tout bas le pauvre diable, mais ne me renvoie pas, j’en mourrais!


Les fortes couleurs de la dompteuse avaient un peu pâli. Elle avait peur de le trouver coupable.


– Ah çà! ah çà! grommela-t-elle, est-ce que tu as vraiment trempé dans quelque vilenie, toi qu’avais si bon cœur!


Échalot se redressa:


– Jamais! s’écria-t-il, le cœur est intact, j’en lève la main. Puis, courbant la tête de nouveau, il ajouta d’une voix tremblante:


– Vois-tu, Léocadie, je ne sais plus. Tu m’écrases! Ça ressemble à si j’étais devant une divinité! J’ai essayé de gagner mon pain par mon adresse, mais je ne suis pas bien rusé. Je vais te dire tout de fond en comble, comme ça me viendra, et tu y reconnaîtras mon innocence au milieu de mes intrigues.


«En premier, il n’y a plus d’Habits Noirs, ou du moins ils laissent le monde tranquille, parce qu’ils sont trop occupés à chercher le trésor.


– Quel trésor? demanda Mme Canada.


– Les milliasses de millions, mises en cave par le Père-à-tous. À preuve qu’ils s’appellent entre eux maintenant les Compagnons du Trésor. Amédée en est, mais il n’y a pas d’affront, pas vrai, Léocadie?


– C’est selon.


– Ah! tu as raison, c’est selon! Il y a eu déjà bien des coquineries. M. Vincent Carpentier (celui-là, tu ne le connais pas), a disparu comme dans une trappe. On disait que c’était lui qui avait bâti – ou creusé – la cachette où le colonel mettait son argent. M. Reynier, le pauvre jeune peintre pour qui Similor et moi nous avions posé tant de fois (tu ne le connais pas non plus, celui-là), a disparu aussi. Fanchette a été tuée d’un coup de stylet italien, j’entends la comtesse Francesca Corona, parce qu’elle avait causé la dernière avec le colonel, le jour de sa mort, et qu’elle était soupçonnée d’avoir le secret.


– Le secret du trésor?


– Juste! Le grand secret, le Scapulaire, comme ils disent. Mais si tu ne connais ni monsieur Vincent, ni monsieur Reynier, tu as causé plus d’une fois avec une jeune personne qui est la fille de l’un et qui était la fiancée de l’autre…


– Mademoiselle Irène? s’écria la dompteuse.


– Juste! La brodeuse d’en face.


Les yeux de Mme Canada s’ouvrirent tout grands.


– Celle-là ne m’est de rien, fit-elle. Mais je ne sais pourquoi, la première fois que j’ai vu son regard doux et triste, j’ai pensé à notre Valentine. Elle est bien belle, cette enfant-là! Si j’apprenais que tu lui as fait du mal…


– Bats-moi, Léocadie, interrompit Échalot, qui avait les paupières humides; bats-moi jusqu’au sang; assomme-moi, mais ne me renvoie pas!

III Le cavalier Mora

Il y eut un instant de silence entre Échalot et sa reine. Le regard de Mme Canada était inquiet et dur. Elle dit:


– Ma vieille, j’attends à savoir pour juger. Je suis une honnête femme et nous sommes mariés. Si tu es un coquin, gare à toi!


Échalot voulut se récrier. Elle lui mit la main sur l’épaule et ajouta rudement:


– Vas-y tout droit! Moi, je te promets de ne pas te faire languir!


– Eh bien! fit Échalot, j’aurai eu au moins quelques beaux jours dans ma destinée! si ça finit comme un rêve trompeur, je te confierai le petit et je me ferai sauter le caisson, ne pouvant plus respirer sans ton estime. Tout est venu dans ma répugnance à entamer ton capital. Quand je reçus ta première lettre où tu me disais: «Je traverse l’Océan pour être bien sûre que Maurice et Valentine arriveront sains et saufs dans le Nouveau-Monde, mais la France avant tout! je brûle de revoir ma patrie…»


«Quand je lus ça, je pensai en moi-même: Faut travailler, faut se faire un avoir digne du sien pour ne pas être à ses crochets comme un lâche.


«Voilà. L’intention était bonne. Je ne crois pas avoir fauté en rien, sinon pour m’être rabobiné avec Similor, malgré ta défense, mais c’était dans un bon motif, et loin d’avoir pris du service avec lui dans le Fera-t-il jour demain, mon emploi mystérieux consiste à me glisser dans son intimité pour découvrir les troisièmes dessous des Habits Noirs, par son canal.


– Alors, décidément, tu vas à la rue de Jérusalem? demanda la dompteuse, mais avec moins de colère et plus de mépris.


– Pas de ça, Lisette! répliqua Échalot. Rien du gouvernement! As-tu remarqué notre voisin qu’a un appartement de garçon dans le corridor, sur le chemin des Poiriers et le cimetière?


– Le pâlot qui n’a pas de barbe? M. le cavalier Mora, je crois.?


– Juste! c’est mon patron.


– Quel commerce qu’il fait, celui-là?


– Je ne peux pas te le dire.


– Saquédié! s’écria la dompteuse. Et tu appelles ça te confesser!


– Ne monte pas comme une soupe au lait! Je ne peux pas te le dire, parce que j’en sais rien.


– Enfin, qu’est-ce qu’il te fait faire?


Ça, c’est différent, je vas lever la couverture en grand. Y a un drame, assez conséquent, c’est sûr et certain, et les principaux acteurs de la chose sont dans la maison, sur notre carré. Le cavalier Mora me fait faire que j’ouvre l’œil ici et là dans l’intérêt de son amour.


– De son amour? répéta Mme Canada complètement déroutée.


– Et de sa santé, poursuivit Échalot, car il est seul contre toutes ces racailles de Compagnons du Trésor…


– Ah! fit la dompteuse, ce cavalier Mora est contre les Compagnons du Trésor?


– Léocadie, prononça Échalot avec sentiment, t’as précipité ton opinion à mon égard. J’aurais expiré sous tes yeux par la honte et la douleur, si je n’avais pas espéré que mes explications finiraient par ravoir ton suffrage. Je ne peux pas t’en dire bien long sur le cavalier Mora, dont la position sociale est pour moi un mystère. Il mène la vie d’une demoiselle, n’ayant défaut de fumer, de priser, ni en fait de boisson. Son élocution n’est pas bavarde; il a un petit accent auvergnat, rapport à son origine qu’est l’Italie. Ce n’est pas cossu, chez lui; mais il paie bien.


«Il a pour seule débauche de faire l’œil avec la petite voisine, la brodeuse: je lèverais la main que c’est en tout bien tout honneur. Et ils ont bien de la commodité pour s’entr’échanger des œillades, mélangées de petits bonjours avec mines et risettes, à cause que leurs croisées se regardent…


– Mauvaise figure! murmura la dompteuse qui semblait rêver.


– Plaît-il! fit Échalot. Moi, je le trouve bel homme tout plein.


– Je dis, répliqua l’ancienne maman Léo, qu’il y a bien de la souffrance sur le joli visage de cette pauvre mademoiselle Irène.


– Dame! observa Échalot, elle est folle du patron, et paraît qu’il y a des obstacles au mariage…


– Tu parlais d’un fiancé? interrompit encore la dompteuse; c’est un autre?


Elle prenait évidemment à tout cela un intérêt croissant.


– Mais oui, le beau Reynier, dit Échalot, mon peintre de la rue de l’Ouest, qu’a mangé son pain blanc le premier. Entrons dans l’intérieur de l’anecdote, car nous n’avons fait que tourner autour. Je demeurais ici-dessus, aux mansardes, et je rencontrai une fois le cavalier Mora dans l’escalier.


«Je ne l’avais jamais vu.


«Je poussai un cri de surprise et tu vas bien comprendre pourquoi: son portrait tout craché est dans un tableau de M. Reynier, que j’avais levé une fois la toile qui le cachait là-bas, à l’atelier… un drôle de tableau, mais n’importe… Je le reconnus tout de suite, M. Mora me demanda ce que j’avais à m’écrier de la sorte, et je lui répondis la vérité, que j’avais vu sa ressemblance à l’atelier de M. Reynier.


«- Ah! ah! qu’il fit, vous connaissez ce jeune peintre?


«Je repartis:


«- C’est moi et Similor qu’étions à nous deux le Diomède de son grand tableau, commandé par la comtesse de Clare.


«Il reprit:


«- Vous connaissez aussi la comtesse de Clare?


«Et sur ma réponse affirmative, il reprit:


«- Vous m’avez l’air d’un jeune homme intelligent qui sait ce que parler veut dire. Je cherche une personne comme ça de confiance pour de l’ouvrage très délicate. Si ça ne vous est pas incompatible de gagner un joli appointement fixe, sans se fouler la rate ni pourrir dans un bureau, venez me voir, on s’arrangera.


«À cette époque-là, je m’étais déjà rapproché de Similor par la nécessité de former un tout à nous deux pour le posage. Quand je dis un tout, c’est fictif: il a les mollets, j’ai le thorax, mais faut un troisième particulier pour la binette, ni lui ni moi ne possédant une physionomie à plaquer dans un cadre.


«C’était dans le temps où j’opérais le sevrage de notre petit, à qui il fallait des doudoux, les affaires n’allaient pas, nous en étions réduits, Amédée et moi, à prostituer nos formes respectives, pour quinze sous pièce, auprès de MM. Baruque et Gondrequin-Militaire, dans l’atelier de Cœur-d’Acier, que tu connais bien: alcides, hommes à la perche, bêtes féroces, singes savants et tout ce qui concerne la foire…


Ici, maman Léo poussa un profond soupir.


– Ça te rappelle des jours de gloire et de bonheur, dit Échalot, je n’aurais pas dû y faire allusion. Allons de l’avant.


«Le cavalier Mora me proposait là justement ce que je cherchais en vain depuis les jours de mon adolescence: un emploi tranquille et pas sédentaire, avec facilité de circuler dans Paris.


«Qu’est-ce que ça me faisait d’avoir vu sa figure blanchâtre dans un tableau à l’huile? y a des gens calés qu’ont eu des commencements difficiles. M. Mora avait peut-être aussi été modèle dans sa jeunesse. Pas d’affront. Je gardai le plus profond secret au vis-à-vis de Similor, et, un soir, je tournai le coin du carré ici près pour gratter à la porte de M. Mora dans le corridor.


Involontairement, la dompteuse rapprocha son siège.


– Je crus qu’on me répondait: «entrez», poursuivit Échalot, et je tournai la clef. Il n’y avait là qu’une dame, habillée comme une religieuse ou approchant, et qui avait rabattu son voile sur sa figure, au moment où je passais la porte.


«On ne voyait pas grand-chose à travers le voile; ça me parut pourtant que la nonne ressemblait comme deux gouttes d’eau au voisin.


«Je pensai que ça pouvait être sa sœur, et je ne me trompais pas, car, ayant demandé le cavalier Mora, j’eus cette réponse d’elle: Attendez un petit moment, je vas prévenir mon frère.


«Elle sortit, et le voisin arriva au bout de deux minutes. «Pendant que j’attendais, j’avais regardé la chambre.


«C’était propre, mais pas riche, et pourtant je ne sais pourquoi ça sentait le quibus [5].


«La chambre est percée sur deux côtés. Par la première croisée, je vis mademoiselle Irène qui brodait à sa fenêtre; par la seconde on n’apercevait que le Père-Lachaise, qui de là ressemble à un grand jardin, comme qui dirait le parc Monceau.


«- Ah! ah! fit le voisin en entrant – et je crus entendre la voix de sa sœur -, c’est vous, bonhomme? Comment va? J’attendais votre visite. J’ai pris des informations sur vous: il paraît que vous êtes un madré compère.


«On est toujours flatté de voir que les personnes apprécient votre valeur intellectuelle, pas vrai? Je répondis avec modestie que j’étais pas mal intrigant, et il me mit un louis dans la main du premier coup, en ajoutant:


«- Je fais le plus grand fonds sur les services que vous allez me rendre. Vous pourrez y récolter non seulement de l’aisance mais des distinctions sociales telles que la croix d’honneur d’Italie, car j’y suis chevalier, et bien placé dans les bureaux sans que ça paraisse au-dehors, et j’ai un caprice pour vous pousser dans la haute…


– Et tu as avalé ça, Nicodème? demanda Mme Canada.


– Léocadie! répondit Échalot, dont les yeux flamboyaient, l’idée que tu me trouverais peut-être décoré à ton retour d’Amérique me plongea dans l’ivresse de l’espoir. Je me serais jeté tête première à travers le fer, le feu des bataillons pour mériter cet avantage d’une pareille distinction flatteuse et sociale. M. Mora en a le ruban vert quand il sort dehors.


Mme Canada haussa les épaules, mais elle était émue.


– Innocent! dit-elle. Mais à la fin des fins, vas-tu me dire qu’est-ce que cet olibrius-là te donna à faire?


– Rien. Le titre de cavalier est le premier de ce royaume, réservé aux farauds et propriétaires…


– Mais alors, si tu ne faisais rien, pourquoi te payait-il?


– Rien, dans le premier moment, s’entend. Il me renvoya après m’avoir dit: Continuez votre genre de vie. Ouvrez l’oreille quand Similor bavardera et mettez ce qu’il aura dit dans un coin. Allez tous les soirs jouer la poule à l’estaminet de l’Épi-Scié; je payerai la consommation, et surtout tirez votre casquette avec politesse à la jeune demoiselle qui demeure ici sur le carré. Entre voisins, faut être convenable et liant dans les escaliers.


– Ah! fit la dompteuse. Et pourquoi te disait-il ça?


– Dam, répondit Échalot, ça faisait partie de son plan. Moi, je n’y vis que du feu, pensant qu’il voulait peut-être se servir de moi pour éprouver la vertu de la jeune personne.


Mme Canada se mit à rire et lui tendit la main.


– Bêta, que tu es! murmura-t-elle; je crois que je te pardonnerais quand même tu aurais commis un péché plus gros que la maison! T’es trop simple!


Échalot continua:


– Ça n’a l’air de rien, cette histoire-là, mais ça a causé la perte d’un jeune homme.


«J’allais tous les deux ou trois jours chez le cavalier Mora qui me donnait la pièce moyennant que je lui racontais les bavardages incohérents de Similor.


«Il me faisait faire aussi des commissions quand la manigance exigeait de l’adresse et de la rouerie. Quoique tu me regardes approchant comme un dindon, je les enfonçais tous pour la poule là-bas, à l’estaminet de L’Épi-Scié, en même temps que je leur soutirais leurs secrets les plus intimes avec mon astuce. C’est pour l’embarras, il n’en ont plus qu’un de secret: la chose de remuer ciel et terre pour trouver le trou où ce malin vieux singe de colonel a caché le trésor.


– C’est donc bien sûr qu’il y a un trésor? demanda la dompteuse.


– Aussi sûr que le voisin Mora en sait plus long que la terre entière à cet égard-là. Similor dit que le colonel, avant de mourir, avait avalé le papier où était couché le grand secret. Il y a eu des voyages dans l’île de Corse, en veux-tu en voilà. On a jeté bas les ruines du couvent de la Merci, on a retourné chaque motte de terre à une lieue à la ronde. Vas-y voir! on a trouvé pas mal d’ossements et de squelettes parce que ces drôles de moines dont Fra Diavolo était le prieur se tuaient entre eux comme des mouches quand ils n’avaient personne autre à périr, mais pas plus de millions que dans le coin de mon œil!


– Et ils n’ont pas songé à l’hôtel de la rue Thérèse? demanda encore la dompteuse.


Échalot, cette fois, eut un sourire où il y avait presque de la fatuité.


– Tu penses bien, Léocadie, répliqua-t-il, qu’il y a là-dedans des fines mouches aussi futées que toi et moi, malgré que ta capacité est hors ligne. L’ancienne Marguerite de Bourgogne qu’est maintenant comtesse n’a pas de taie sur l’œil; elle a été assez longtemps à l’école de Toulonnais-l’Amitié pour savoir le latin et le chinois aussi; le Dr Samuel n’a pas les mains dans ses poches, et paraît qu’ils ont un nouveau Louis XVII qu’a bien du talent, sans parler des autres que tu ne connais pas: M. Comayrol,: M. Jaffret (ça, c’est des maîtres), le cavalier Annibal Gioja (encore un cavalier!) qu’est le factotum de la belle Marguerite; et parmi les subalternes, M. Cocotte, M. Piquepuce, M. Roblot… La maison de commerce est encore bien montée, va!… Eh bien! du fond de son cercueil, le vieux Mathusalem de colonel les tient tous, comme il les tenait de son vivant, par la patte.


«T’as vu, dimanche dernier, à la Porte-Saint -Martin, dans la féerie, ce palais enchanté que personne ne garde, mais dont les murailles communiquent des taloches à ceux qui veulent en approcher.


«L’hôtel de la rue Thérèse est tout comme.


«Les Habits Noirs ou les Compagnons du Trésor, comme ça te plaira de les intituler, rôdent à l’entour; mais quant à y entrer jamais, bernique!

IV Plein panier de mystères

Au début de l’entrevue, Mme Canada s’était posée en juge sévère; sa gravité avait quelque chose de menaçant. Il ne s’agissait de rien moins que de savoir si l’ancienne dompteuse allait rétablir le divorce pour punir les fautes présumées de son époux et serviteur.


Mais à mesure que le bon Échalot avançait dans ses explications vagabondes et prolixes, Mme Canada oubliait la majesté de son rôle.


La plaidoirie irrégulière de son conjoint la jetait à mille lieues du procès; il n’était plus question déjà dans sa pensée des crimes d’Échalot mais bien de ce roman sombre et entraînant qui avait si fort occupé sa vie: les faits et gestes des Habits Noirs.


Elle avait livré autrefois aux Habits Noirs une bataille désespérée, et c’était par miracle qu’elle avait échappé aux griffes de ce chat-tigre, déguisé en apôtre, le colonel Bozzo-Corona.


Échalot, malgré sa simplicité, n’était pas sans voir à quel point sa situation avait gagné, mais il n’en abusait pas, bien au contraire.


C’était l’honneur même que ce pauvre diable marchant toujours dans des sentiers mal hantés et côtoyant à chaque instant le fossé au fond duquel est l’infamie.


Il adorait l’intrigue, la ruse, la rouerie, sans savoir au juste ce que c’est, et pour s’égaler à Similor dont les mérites l’empêchaient de dormir.


Il y avait en lui du chevalier errant et du jocrisse, et il n’était pas éloigné de se plaindre de son bon naturel qui entravait sa carrière de gredin.


Loin de profiter des distractions de sa reine, il la rappela lui-même à l’ordre, disant:


– Léocadie, c’est pas tout ça. Tu n’es pas là pour le plaisir d’écouter des cancans et anecdotes, mais pour démêler si celui qui t’aime a manqué aux règles du comme il faut dans son commerce. Je suis bien obligé de te dévoiler des choses curieuses pour que tu comprennes la situation, c’est à toi d’être assez raisonnable pour résister à l’attrait des circonstances en suivant le fil de mon discours.


«J’en étais à ce que l’hôtel de la rue Thérèse est présentement hors de la portée des Compagnons du Trésor par un tour de gueux du colonel, qui l’a escamoté comme une muscade.


«Voilà le truc:


«Il avait vendu l’immeuble, soi-disant, à un Américain de la Virginie, dans le royaume des États-Unis; mais quand il a vu, du haut des cieux ou du fond de l’enfer, que toute la clique du Fera-t-il jour demain se rabattait sur le pot aux roses, achetant les propriétés voisines, et qu’ils étaient bien capables de pratiquer l’escalade, l’effraction, ou même des travaux de mineur dans les entrailles de la terre, il a fait signe à son Américain, et celui-ci, qu’on n’a jamais vu, a trouvé le joint de mettre l’hôtel à l’abri de toute entreprise en le flanquant sous la protection de l’autorité par une donation en règle. Est-ce assez canaille?


– Une donation à l’autorité? Est-ce à l’État?


– Approchant, ou du moins à sa sœur la princesse Adélaïde d’Orléans, par-devant notaire, sous condition qu’elle s’en servirait pour quelque établissement de bienfaisance, avec défense de rien démolir, ni toucher aux gros murs par respect pour la mémoire du grand philanthrope décédé.


– Et c’est fait?


– C’est fait, il y a déjà des religieuses dans l’hôtel.


– Alors, tes scélérats d’Habits Noirs pensent que l’Américain de Virginie était une couleur?


– Naturellement.


– Et que le colonel a quelque mystérieux héritier?


– Voilà! Tu m’en demandes trop long. J’ai pensé plus d’une fois que le cavalier Mora, mon patron, était l’Américain de Virginie en personne, mais c’est une supposition. La chose certaine, c’est qu’il a sa sœur aînée, la mère Marie-de-Grâce, parmi les religieuses établies à l’ancien hôtel Bozzo. Une belle femme.


– C’est celle-là que tu avais vue, le premier jour, chez lui?


Échalot, répondit par un signe de tête affirmatif. La dompteuse se grattait le front jusqu’au sang.


– Que diable de manigances y a-t-il là-dessous! s’écria-t-elle tout à coup.


Puis elle ajouta, en colère:


– Toi, tu me refourres dans la boîte au cirage! J’étais quitte de tout, j’avais laissé mes deux enfants au-delà de l’océan, bien à l’abri des dangers; je revenais pour vivre tranquille, après avoir échappé à un tremblement où je devais perdre ma peau plutôt cent fois qu’une. Qu’est-ce que tu viens m’agacer, avec ton trésor, tes religieuses et autres faridondaines noires comme de l’encre? J’aimerais mieux me couper cinq doigts à chaque main que de rentrer là-dedans!


Échalot la regardait en souriant paisiblement.


– T’as la vivacité de la poudre fulminante! dit-il. Est-ce qu’on te parle d’une immixation effective et personnelle de toi dans toutes ces mécaniques-là! C’est drôle tout de même que tu ne peux pas te mettre dans l’idée que les Compagnons du Trésor, M. Mora et le reste, est simplement l’accessoire de ma justification.


– C’est pourtant vrai, murmura Mme Canada, dont la bonne figure retrouva un sourire. J’ai été si rudement frottée! Sans ces monstres-là, je serais encore en foire, et j’aurais le premier établissement de la capitale. Dès qu’on me parle des Habits Noirs, je me monte, je me monte…


– Recouvre ton sang-froid, prononça gravement Échalot. Tout ça ne t’est de rien, et comme j’ai juré de te rendre heureuse, je suis prêt à casser tous les liens qui me rattachent à mon patron, si tu le juges nécessaire pour la tranquillité de notre ménage, quand je vas avoir fini de causer.


«Là où j’ai peut-être poussé l’adresse un peu trop loin, c’est en acceptant la proposition de Similor, chargé par les autres de surveiller M. Mora, comme j’étais chargé, moi, par le même M. Mora, d’ouvrir l’œil à L’Épi-Scié. Ça nous épargnait réciproquement, à Similor et moi, de nous fouler la rate, et fallait bien se procurer des ressources pour inaugurer les commencements de l’éducation de Saladin.


«Nous arrivons à présent au cœur de l’histoire.


«M. Mora, d’un côté, les Habits Noirs de l’autre, s’occupaient pareillement de la jolie voisine d’en face, mademoiselle Irène.


«Elle tient au trésor par un bout, quoiqu’elle ne sait probablement pas un traître mot de toutes ces manigances-là; elles est la propre orpheline de M. Vincent Carpentier, maître maçon et architecte, qui avait établi et mastiqué à lui tout seul la fameuse cachette du colonel.


«C’est Similor qui m’a dit le présent détail, et que le malheureux homme paya de sa vie la connaissance de ce grand mystère.


«Ça paraît clair, pas vrai? Il n’en coûte pas cher au vieux vampire pour faire disparaître un quelqu’un. Je connaissais de vue ce Vincent Carpentier qui venait de temps en temps à l’atelier de M. Reynier, où nous posions, moi et Amédée. Je peux témoigner qu’un beau jour il s’est évanoui comme une ombre, ni vu ni connu, supprimé de la surface terrestre et laissant derrière lui des affaires pas mal embrouillées, car il faisait dans la haute et menait la vie bon train, avec hôtel, équipage, sa fille dans les pensions les plus huppées, et ne refusant rien à notre jeune peintre-artiste, M. Reynier, qu’était comme qui dirait son adoptif.


«Eh bien! non, ça n’est pas clair du tout.


«Voilà ce qui rend l’anecdote bizarre et attachante par son originalité inattendue. Là-dedans, les gens sont morts et ne sont pas morts. On n’est jamais sûr de rien.


«Les Habits Noirs ont la venette au seul nom de colonel, quoique son tombeau soit là, à cinquante mètres de nous, au Père-Lachaise, avec son inscription en lettres d’or et des couronnes d’immortelles, entretenues par l’abonnement des soins du marbrier.


«On dirait que le trésor est fée; tout ce qui le touche se garde et se conserve comme des confitures.


«C’est des fantômes, quoi! qui, malgré qu’ils sont couchés dans le champ du repos, après leur dernier soupir, continuent de rôder autour de la grande citerne, pleine d’or, d’escarboucles et autres pierres précieuses, où il y aurait de quoi coller vingt-cinq mille livres de rentes à chaque habitant de Paris et la banlieue!…


Mme Canada écoutait maintenant bouche béante. Il y avait de l’écarlate sur ses joues, du feu dans ses prunelles.


Dans un autre récit, nous l’avons vu à l’œuvre. Nous savons jusqu’à quel degré d’héroïsme et d’abnégation sa générosité pouvait être poussée.


Mais l’or est un diable ou, à tout le moins, il y a un diable dans l’or. L’ancienne maman Léo appartenait à ce petit peuple des artistes forains, si mal connu, qui vit matériellement de pain sec et d’eau-de-vie, moralement de féeries et d’invraisemblances, brillantes comme découpures du soleil.


Là, on se jette à corps perdu dans l’ivresse et dans le merveilleux, parce que le sang-froid est la misère et la réalité, la douleur.


Mme Canada était prise deux fois en écoutant les divagations de cette plaidoirie: elle était prise par le merveilleux, elle était prise par l’ivresse.


L’ivresse venait de l’or accumulé qui remuait et tintait au fond de ce récit comme dans une cave où quelque manœuvrier mystérieux aurait remué les millions à la pelle; le merveilleux, c’était le drame qui se jouait autour du trésor, sorte de pôle fatal vers lequel se précipitaient tant de marionnettes aimantées.


Des pauvres, des riches, des masques, des visages, des morts et des vivants, une sorte de danse macabre qui cabriolait les pieds dans le sang, et derrière laquelle apparaissaient dans l’ombre, comme une perspective sans fin, les rangs innombrables de l’armée des Habits Noirs.


Échalot continua:


– Donc, pour la mort de M. Vincent Carpentier, c’est tout de même que pour celle du colonel. On a beau dire que le marchef a fait la fin de l’architecte pour l’engager à un éternel silence, les Compagnons du Trésor continuent d’avoir peur de lui et d’espérer en lui, tout comme s’il était en bonne santé, capable d’emporter l’argent de la grande tirelire ou d’en vendre le secret aux amateurs.


«Voilà pourquoi les Habits Noirs reluquent notre petite voisine, mademoiselle Irène, la brodeuse, pensant qu’elle sait le fin mot, si le Vincent voyage, ou que peut-être, s’il a vraiment tourné l’œil, il lui aurait légué son secret.


«Quant à M. Mora, c’est différent… Et encore, est-ce différent? Il y a bien des choses que je ne sais pas. Si, au lieu de moi, une personne de ta capacité avait été mélangée dans tous ces méli-mélo, elle y aurait peut-être vu plus clair.


– Ça fait honte, murmura Mme Canada en remplissant son verre, mais il me pousse des envies de débrouiller cet écheveau-là, ma parole! des envies rouges!


– C’est naturel, fit Échalot, mais prends garde!


– Va ton chemin. Tu en étais à ce M. Mora.


– Celui-là, poursuivit Échalot, ne laisse jamais voir de quoi il retourne dans sa caboche. Il y a des jours où tu dirais qu’il joue le jeu de ce pauvre M. Remy d’Arx [6]. Son idée paraît être de détruire les Habits Noirs, mais on voit bien vite qu’il en sait long sur le trésor et le reste. C’est un puits sans fond que cet homme-là. L’idée m’était venue une fois qu’il était le chef des Habits Noirs lui-même. C’était absurde, puisque les Habits Noirs l’auraient étranglé déjà s’ils avaient pu. Ça, j’ensuis sûr.


«La seule chose que M. Mora ne cache pas, c’est son amour pour mademoiselle Irène. Il est amoureux, mais là, aux petits oignons! Il écrit des lettres et des pièces de vers, il chante des chansons en italien, mia cara, idol mio, delizie dell’anima mia, tu dirais d’un ténor de café-concert. Et il l’est, ténor, avec une jolie voix douce comme du sucre, fondu dans de la fleur d’orange.


– Pourquoi, demanda Mme Canada, n’épouse-t-il pas la jeune personne?


– Ah! voilà… Il est comte ou marquis, ou même mieux par-dessus sa chevalerie.


– Quel âge a-t-il?


– Cherche! C’est la blancheur du jeune premier, mais il y a pas mal de ratatinage. Et ça change selon les jours. Des fois, tu lui donnerais vingt-cinq ans; d’autre fois, le matin, quand il n’a pas encore bassiné son maquillage, il fait l’effet d’être dans les quarante passés.


«Il y a un mois, il a été malade, et ça lui a donné tout à coup soixante ans.


«J’ai vu des caractères de même, à l’Ambigu, qui étaient rajeunis par le mystère de la fatalité. Ça séduisait des femmes tout le temps de la pièce, et à la fin, quand M. Mélingue leur flanquait le juste châtiment de leurs crasses, ils tombaient sur le devant de la scène comme un paquet de guenilles où chacun pouvait bien voir qu’au fond c’étaient des petits vieux.


– Et la jeune personne l’aime-t-elle? demanda Mme Canada.


– Mademoiselle Irène! s’écria Échalot. Oh! je crois bien! c’est comme s’il lui avait jeté un sort. Sage comme une image, avec ça. Tu sais? pas de bêtises! c’est rangé comme les anges du ciel; toujours le nez sur son métier à broderie!


«J’ai fini par deviner pourquoi M. Mora voulait qu’on soit poli avec elle dans l’escalier. Les manigances du patron sont toutes petites et mignonnes, mais elles réussissent souvent.


«Son idée, c’était que l’enfant arrive à ne pas me regarder comme un étranger à force de lui dire bonjour et bonsoir. Il avait un bout de rôle à me faire jouer pour empêcher mademoiselle Irène de s’entre-épouser avec M. Reynier comme c’était convenu d’enfance. Une comédie, quoi…


Ici Échalot hésita et baissa les yeux.


– Malheureusement, reprit-il, je l’ai joué, ce rôle, avec trop de talent, car la chose est cassée maintenant entre les deux jeunesses, et mon péché, c’est d’en avoir été l’auteur.

V La lunette d’approche

– C’est pas pour m’excuser, poursuivit Échalot avec un gros soupir, mais il y avait tout de même un petit peu de louche dans la conduite de mon jeune peintre, M. Reynier. Il ne travaillait plus du tout de son état, et ça paraissait comme s’il était entré lui aussi dans la carmagnole qu’ils dansent tous autour du trésor.


«Parole, l’idée m’en était poussée.


«Il venait voir mademoiselle Irène de temps en temps. Je ne sais pas bien ce qu’il lui chantait, car ils parlaient le plus souvent tout bas, mais quand il était parti et qu’elle sortait chercher son déjeuner ou son dîner, elle avait les yeux gros de larmes.


«Une fois, le cavalier Mora me dit:


«- La pauvre enfant n’a plus son père, elle est sans protection. Ce misérable la rendra folle.


«Je demandai de quel misérable il parlait, car je ne pouvais croire que ce fût de M. Reynier.


«Le patron me répondit:


«- C’est gentil de ta part de défendre un garçon avec qui tu as eu des relations agréables et suivies, mais il a bien mal tourné depuis ce temps-là. Son père adoptif a fait son malheur en lui donnant des goûts de dépense, et depuis que M. Carpentier a disparu, l’eau ne vient plus au moulin. Alors, pour continuer son train, il s’est fait Habit-Noir d’un coup, v’lan!


«- Pas possible! que je m’écriai: un jeune homme si doux!


«Le patron secoua la tête et soupira gros, disant comme malgré lui:


«- Ça me procure bien des embarras. Il voudrait entraîner mademoiselle Irène dans ses mauvaises fréquentations. La chère enfant résiste tant qu’elle peut, rapport à ce qu’elle est sage et qu’elle m’a donné son cœur. C’est tous les jours de nouvelles scènes, elle devient pâle que ça fait pitié. J’ai peur d’une maladie de poitrine.


«C’était vrai; depuis quelque temps, la jolie voisine n’avait plus ses couleurs. Elle maigrissait à vue d’œil.


«J’ai mon franc parler. Je dis au patron, la bouche ouverte:


«- Vous êtes encore joli homme quand vous voulez, mais M. Reynier est un beau brin de gars tout à fait, et il possède la fleur de l’âge. C’est étonnant tout de même qu’entre vous deux, la petite a choisi le plus vieux.


«- Je suis plus jeune que tu ne crois, me répartit le patron qui était presque en colère. Si j’ai perdu la fraîcheur de mon adolescence, c’est l’effet des traverses innombrables et du malheur.


«- N’empêche, fis-je encore, qu’il y a bien vingt ans entre vous deux, M. Reynier, par l’apparence, et ça se voit d’autant mieux à l’œil nu que vous avez approchant le même genre de figure, sauf qu’il ne vous pousse pas un poil sur la joue et qu’il a une belle barbe tout soie.


«Pour le coup, M. Mora me regarda de travers. Puis ça me sembla qu’il riait tout drôlement pendant qu’il demandait:


«- Est-ce que tu trouves vraiment que ce mauvais sujet me ressemble!


«- Comme deux gouttes d’eau, répondis-je, et à votre sœur aussi.


Je parie que si on le rasait, ou bien si la barbe vous venait, on pourrait prendre l’un pour l’autre, à la brune, s’entend, et pourvu qu’on n’y regarderait pas de trop près.


«Quand il réfléchit comme ça, le patron, il a l’habitude de tourner ses pouces. Il se mit à tourner ses pouces en regardant le bout de ses souliers.


«Moi, je continuais, car je voulais lui faire perdre son idée contre M. Reynier.


«- Pour la chose d’être un Habit-Noir, je peux bien lever la main que je ne l’ai jamais vu à L’Épi-Scié ni entendu parler de lui par les camarades.


«- Les Maîtres ne vont jamais à L’Épi-Scié, grommela M. Mora. Et ceux qui vont à L’Épi-Scié ne savent pas le nom des Maîtres.


«Il y avait du vrai là-dedans, ou du moins nous ne savons pas le nom de tous les Maîtres. Je dis encore:


«- Et pour ce qui est de la jeune Irène, si ça la chagrinait de le recevoir, elle n’aurait qu’à lui fermer la porte au nez. Rien ne l’empêche; elle a sa liberté.


«Le patron haussa les épaules d’un air tout à fait fâché.


«- Échalot, me dit-il, tu n’as pas d’attachement pour moi! sans ça y aurait du temps déjà que je t’aurais fait ta fortune. Apprends que ce jeune scélérat a opéré sur ma personne une attaque nocturne dans le but de m’assassiner lâchement.


«Ah! dame, j’ouvris de grands yeux. Le quartier prête assez à la chose, et moi, je marche toujours au milieu de la chaussée quand je reviens, le soir, par la rue des Amandiers.


«Le patron me raconta une polissonne d’histoire qui semblait vraie tout de même: trois hommes postés dans l’ombre de l’abattoir, au coin de l’avenue Parmentier…


– Est-ce que ça t’ennuie, Léocadie?


Mme Canada tressaillit à cette question comme si on l’eût brusquement éveillée.


– Tu dormais? fit encore Échalot. C’est pas flatteur pour moi.


– Non, répondit-elle, je ne dormais pas… et ça ne m’ennuie pas; au contraire, ça m’intéresse de trop. Je peine à chercher dans ton histoire quelque chose qui n’y est pas – pas encore du moins, mais qui est dessous, bien sûr. C’est gros, cette affaire-là, je le sens. Va toujours, l’attaque nocturne est une frime: Monte dessus et arrive à ce que ton patron voulait te demander.


– Quelle magistrate tu aurais faite! murmura Échalot. Tu as la subtilité de Voltaire! M. Mora me montra une égratignure qu’il avait à l’épaule gauche, et un noir au poignet: une frime, tu as bien raison. Voilà ce qu’il voulait me demander, c’était d’installer une lunette d’approche dans la chambre de mademoiselle Irène.


– Une lunette d’approche! répéta la dompteuse qui crut avoir mal entendu.


– Ça t’étonne? Je fus également stupéfait. C’était le commencement du montage de la comédie où M. Mora me préparait un rôle innocent, mais funeste. Il me dit:


«L’homme de cœur ne doit pas trembler pour une faillie chienne d’attaque à main armée. Il lui suffit de veiller au grain à l’avenir et de porter sur soi des moyens de défense. Ne te mets pas dans l’esprit que mon embarras est au vis-à-vis de moi-même.


«C’est à elle seule que je pense. Elle est l’ange de ma carrière, et je la vois dépérir, ça m’insupporte.


«Je sais bien que tu vas m’objecter: Si le jeune homme vous ombrage, alignez-vous avec lui dans un combat mortel. Mais quoique brave comme un tigre, je n’aime pas le sang. J’ai, d’ailleurs, juré sur les restes de mes aïeux de ne pas risquer ma vie avant d’avoir récupéré leur position princière dans les pays dont je suis originaire. Je me sens incapable d’un parjure, préférant employer un truc adroit pour éloigner mon ennemi sans lui faire aucun mal.


«Tu es l’homme qu’il me faut pour la délicatesse de ce travail consistant à monter le télescope dans la chambre de celle que j’aime. Veux-tu gagner cent francs d’un coup? Je te les offre, et voici la lunette au pied de mon lit…


«Ça avait l’air loyal; néanmoins, j’exigeai des explications plus catégoriques, et il me dit encore:


«- Le repos et la santé de ma bien-aimée sont à ce prix de la lunette. Tu vas comprendre: D’un côté il y a pour elle la fréquentation dangereuse et déshonorante d’un libertin qu’elle ne peut pas mettre à la porte à cause des souvenirs d’enfance et des serments arrachés à l’inconstance de son premier âge, de l’autre le brillant avenir d’être l’épouse légitime d’un homme tel que moi avec fortune premier choix et tous les titres de la noblesse réunis…


– Qu’aurais-tu répondu, toi, Léocadie?


– Tu me fais bouillir, gronda la dompteuse. Va donc de l’avant, imbécile!


– Excusez! s’écria Échalot enchanté. Ça te pince, l’intérêt de ma narration, puisque tu me dis des douceurs. J’acceptai donc les cent francs dans ma bienveillance pour la petite voisine, et alors, M. Mora roula le télescope au milieu de la chambre et le braqua devant sa fenêtre ouverte: celle qui donne sur le cimetière.


«- Attention! me fit-il, l’exposition est ici la même que chez mon Irène, de telle sorte que tu pourras manœuvrer tout à fait semblablement. Tu vois les deux grands platanes là-bas, à droite, au bout du cimetière? Tu viseras le second, le plus haut, pour faire ligne avec cette maison blanche qui se détache sur l’horizon. Essaye voir.


Je visai. La maison blanche était voisine du bois de Vincennes, en haut de l’avenue de Bel-Air, à Saint-Mandé.


«- Que vois-tu? me demanda mon patron.


«- Une façade avec des fenêtres fermées. La maison doit rapporter bon au propriétaire, dites donc!


«- Tourne une idée à droite, que vois-tu?


«- Une petite maison rouge enfouie dans la verdure, comme qui dirait un chalet pour une personne seule dans la saison champêtre.


«- Les fenêtres sont-elles fermées aussi?


«- Il n’y en a qu’une, une grande, qui s’ouvre sur une galerie de bois, taillée comme une découpure… Tiens! tiens! Il y a une dame! Une jolie dame, par exemple, mais fièrement décolletée! Elle fume une cigarette, mauvaise habitude pour son sexe…


«- Voilà! interrompit le patron, c’est tout et pas plus malin que ça. Tu tiens dans tes mains le bonheur et le repos de mademoiselle Irène, sans parler de ma propre félicité. Écoute l’ordre et la marche: je vais sortir pour des affaires d’intérêt, première importance, et tu vas rester ici tout seul. Il y a de la viande froide et du vin dans le buffet, je t’offre à goûter. Bois, mange, fume ta pipe, fais ce que tu voudras, tu es le maître ici, à discrétion. Mais dans une heure, mets l’œil à la lunette, et tu comprendras pourquoi je suis intéressé à ce que ma chère Irène voie à son tour ce que tu auras vu. Voilà.


«Il sortit. Ma foi, je mangeai un morceau sur le pouce en buvant une bouteille de vieux mâcon, puisqu’il avait eu la politesse de m’y engager.


«Après quoi, j’allumai une pipe de son tabac, du bon!


«Par la fenêtre de côté, j’entendais la jolie voix de mademoiselle Irène qui chantait comme un rossignol, en brodant.


«C’est un amour que cette fille-là. Je me disais, à part moi ça me fait plaisir de gagner un billet de cent en contribuant à son bonheur ici-bas.


«Et de temps en temps, je regardais à mon télescope.


«C’était curieux. La donzelle du chalet, quand elle eut fini sa cigarette, grignota des gâteaux, en buvant de la liqueur. Ça se soigne. Je la vis qui faisait des signes du haut de son balcon, et deux ou trois officiers d’artillerie montèrent, la prenant sans façon par la taille.


«En voilà assez là-dessus, pas vrai? tu devines son état, passons. Si je n’ai que ça, au moins j’en ai, des bonnes mœurs irréprochables!


«Je ne regardais plus, ne voulant pas effaroucher ma propre pudeur et je m’étais enfoncé dans le grand fauteuil du patron, quand la pendule en sonnant me dit que l’heure était écoulée.


«Je me levai et je mis une dernière fois mon œil au télescope.


«La scène avait changé. Plus d’artilleurs, ni de cigarettes, ni de petits verres.


«La donzelle était assise dans son salon, juste en face de la croisée, et bien en vue. Elle avait une pose de grande dame.


«À ses pieds un jeune homme était agenouillé, un beau jeune homme, que je me dis tout de suite: cet innocent-là ne m’est pas inconnu.


«La coquine se laissait filer le parfait amour comme dans les bronzes de pendule. J’avais presque oublié le motif pourquoi je faisais faction au bout de la lorgnette, car c’est amusant d’espionner comme ça de si loin, et on dit qu’ils ont des lunettes en Angleterre avec quoi ils surprennent la vie privée des gens de la lune. N’importe.


«Mais tout à coup le souvenir me revint, parce qu’en regardant mieux, j’avais reconnu mon M. Reynier dans l’innocent.


«Ça me fit quelque chose. Je ne m’attendais pas a cela.


«Alors, le patron ne m’avait donc pas trompé sur ce que c’était un mauvais sujet, capable de faire le malheur de la jeune Irène qui brodait toujours ici près en fredonnant de la musique du Pré-aux-Clercs ou autre.


«La moutarde me monta. Quand même on ne m’aurait pas promis les cent francs, j’aurais eu l’idée de prévenir la petite dans son intérêt.


«Pas vrai, c’est naturel dans un cas analogue?


«Aussi, je ne fis qu’un saut jusqu’à sa porte. Pan! pan! – Qui est là? – C’est moi, Échalot, le voisin des mansardes, qui voudrais vous montrer quelque chose de drôle.


«Elle vint m’ouvrir aussitôt, et par ainsi tu peux voir que le patron avait eu raison de recommander la politesse et les sourires au vis-à-vis d’elle dans l’escalier.


«N’y a pas de petits détails dans leurs manigances, leurs coups sont montés à jour comme des bijoux fins du Palais-Royal.


«- Qu’est-ce qu’il y a donc pour votre service, mon bon monsieur Échalot? qu’elle me dit en fixant sur moi ses grands yeux clairs et bons, mais un petit peu fiers aussi, car, des fois, on la prendrait pour la fille d’un prince.


«Je restai un moment déconcerté; mais l’idée que c’était pour son bien me tenait.


«- Attendez voir, que je dis, je vas vous apporter l’objet en question.


«Et je m’ensauvai pour revenir tout de suite après avec la lunette toute montée sur son pivot.


«Je l’entrai dans la chambre et je l’installai au milieu, devant la fenêtre.


«Pendant que je la braquais, j’entendais mademoiselle Irène qui disait: Le pauvre homme est-il fou?


«Ça m’étonna un peu de voir, quand la lunette fut sur le chalet, que la donzelle et M. Reynier étaient restés exactement dans la même position, comme au spectacle des tableaux vivants. Mais j’étais trop avancé, pas vrai, pour réfléchir? Je me mis de côté, et je dis à mademoiselle Irène: Regardez si je suis fou!


«Elle approcha son œil du verre.


«Elle vit tout de suite la chose, car elle pâlit fortement.


«Je la guettais.


«Son corps trembla du haut en bas par deux ou trois fois. Je crus qu’elle allait se trouver mal, et je me demandais déjà: Est-ce que c’est le Reynier qu’elle aime?


«Mais quand elle se retourna vers moi, sa physionomie avait la froideur d’un marbre.


«- M. Mora me l’avait dit, murmura-t-elle. Cela suffisait. Cependant, je suis contente d’avoir des preuves. Mon ami, je vous remercie.

VI Coup monté

Mme Canada secoua la tête avec gravité.


– Tout ça, dit-elle, a l’odeur comme si c’était une satanée coquinerie. Je t’ai écouté sans t’interrompre, étant le tribunal. Est-ce fini?


– Hélas! non, Léocadie, répondit Échalot; le plus dur reste à spécifier. J’étais bien sûr que ça ne te plairait pas, c’est pourquoi j’aurais préféré me taire.


– Et moi, reprit la dompteuse, je veux tout savoir. Mais avant de continuer, y a des choses qui louchent là-dedans. Est-ce que la jeune personne ne s’étonna pas qu’on t’avait confié une besogne pareille?


– Si fait bien, mais le patron avait prévu la botte, et je répondis, d’après ses instructions, qu’il avait juste à cette heure-là un rendez-vous de vie et de mort pour l’affaire de l’ancienne opulence de ses ancêtres, et que j’avais mérité l’excès de sa confiance par un long dévouement comparable à celui du caniche.


«Elle n’écouta pas beaucoup mes explications. Ça me faisait l’effet qu’elle avait le cœur bien gros, malgré tout.


«Elle se laissa tomber sur une chaise et mit sa tête entre ses mains.


– Et que faisais-tu, toi? demanda Mme Canada.


– Dame, je n’étais pas trop à mon aise. D’être déconcerté, ça me rend bavard; je voulais lui débiter un petit bout de raisonnement, comme quoi les hommes c’est tous des lâches et des libertins, et que ça avait agacé le patron de la voir tromper par un fiancé si coupable. Elle découvrit son visage et me dit avec un pauvre sourire bien triste:


«- Mon fiancé, c’est le cavalier Mora. Tout ce qu’il fait est bien fait. Dites-lui que je l’attends ce soir, et que je suis bien reconnaissante.»


– Et qu’est-ce qui te resta dans l’esprit? interrogea encore Mme Canada.


– Dans l’esprit? Cette enfant-là est une singulière créature, quoi! Je sentis en moi quelque chose comme si j’avais tué un homme ou que je lui aurais arraché son cœur. Et, en somme, M. Reynier ne m’avait jamais fait de mal, au contraire.


– Tu n’étais donc pas bien sûr qu’il était fautif?


– À ce moment-là, je ne savais pas encore, mais tu vas voir. Je m’en allai avec ma lunette… Le patron n’était pas encore rentré. En l’attendant, je voulus voir une dernière fois le chalet de Saint-Mandé.


«La toile était baissée et le spectacle fini; on avait fermé la fenêtre.


«J’eus mes cent francs. Je voulus me payer un dîner fin; mais l’appétit manquait. M. Reynier me revenait toujours. C’était un joyeux jeune homme autrefois! et si bon! On ne distingue pas bien comme il faut dans les lunettes d’approche; mais quant à avoir reconnu son teint blanc et sa belle barbe, ça ne faisait pas de doute. Pourtant…»


– Tu avais déjà l’idée que c’était le cavalier Mora, pas vrai? interrompit ici maman Canada. Échalot resta bouche béante à la regarder.


– Tu me pénètres donc à l’intérieur de l’âme, Léocadie? s’écria-t-il.


– C’te bêtise! fit-elle. Ça saute aux yeux. Comment aurait-il su l’heure juste où ce pauvre M. Reynier viendrait faire le tableau vivant chez la dame de mœurs légères? Et pourquoi se serait-il absenté au lieu de jouer lui-même sa partie auprès de mademoiselle Irène? La ressemblance y était, pas vrai? sauf l’âge et la barbe? Il se peinturlura en jeune homme et il acheta pour cinq francs de crêpé, voilà pour se payer une barbe. Voilà.


– Voilà! répéta Échalot, ce serait peine perdue de te monter une couleur. Quelques jours après, je trouvai dans un des tiroirs du patron la barbe qu’il s’était faite et qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de M. Reynier. Tu vois que te dis tout.


– On te tiendra compte de ta sincérité, lors du jugement. Marche!


– Le lendemain M. Reynier vint. Je crois que mademoiselle Irène lui avait écrit de venir; ça n’est pas mon habitude d’écouter aux portes, mais cette fois-là je ne pus pas résister. M. Mora se tenait bien tranquille dans sa chambre comme un chat qui pelote, Moi je me glissai sur le carré.


«Ce fut une drôle de scène. Elle est raide comme un bâton, la petite, quand elle veut, rapport à ce qu’elle a été éduquée dans un couvent où il n’y a que des graines de comtesses et de marquises, au temps où le Vincent Carpentier avait de quoi.


«Reynier, dit-elle comme ça, je ne veux plus me fréquenter avec vous pour le bon motif, et je ne vous l’envoie pas dire. Je dédaigne d’entrer dans des explications catégoriques, ayant découvert le pot aux roses par moi-même et de mes propres yeux, quoique je ne le cherchais pas, étant à cent lieues de penser que vous pourriez me faire une crasse pareille…»


– Mais tu sais, Léocadie, interrompit ici Échalot, elle lui disait ça autrement et dans des termes encore plus choisis.


– Je m’en doute, fit Mme Canada. Échalot se redressa.


– On n’a pourtant pas tout à fait la langue dans ses doublures, murmura-t-il, et si ça te faisait plus d’effet que j’emploie le propre style des deux amoureux du beau monde, ça ne me coûterait rien d’en surmonter les difficultés.


– Marche! ordonna Mme Canada. Parle ta propre langue à toi et ne t’arrête plus. Tu m’intéresses.


– On y va. D’ailleurs je n’entendais pas tout, et ça m’est plus commode de rester dans ma simplicité. Tu devines que M. Reynier ne comprit pas d’abord. Ses premières paroles montrèrent bien qu’il croyait à une plaisanterie.


«Il continuait de tutoyer mademoiselle Irène, comme c’était la coutume entre eux depuis l’enfance. Elle le pria de cesser.


«Alors il lui demanda, et sa voix commençait à trembler, pourquoi cette querelle d’Allemand.


«Mademoiselle Irène ne fit ni une ni deux, elle lui dit, la bouche ouverte:


«- Ne faut pas vous faire trop de mal; sans la circonstance que je vous ai surpris en flagrant, ça aurait peut-être traîné des jours et des semaines, car l’idée de défaire ce que notre père avait fait me chiffonnait rudement, mais à la fin des fins il aurait bien fallu que ça se casse. Mon sentiment à l’endroit de vous est celui d’une sœur, tandis que j’ai dans l’âme une inclination…


«- Pour cette racaille d’en face? s’écria M. Reynier.


«- Modérez vos expressions!


«- J’en t’en ficherai de la modération! je vas le tuer comme une couleuvre!


«Et caetera… et caetera. La conversation resta pas mal de temps sur ce ton-là. Je mis bien mon œil à la serrure, comme de juste, mais je ne pouvais pas voir, à cause que la clef était dedans.


«Puis les voix baissèrent subito.


«Pendant plus de cinq minutes, c’est à peine si j’entendis un mot par-ici, un mot par-là.


«Je crus comprendre qu’on parlait de feu Vincent Carpentier, mais par instants, il me semblait qu’il était mention de lui comme d’un vivant, et une fois M. Reynier dit, en élevant la voix:


«- Non il n’est pas fou!


«Et l’entretien se remonta petit à petit jusqu’à une scène d’amour, mais là du joli et du chaud comme jamais tu n’en as entendu de si brûlante dans les différents théâtres entre M. Laferrière et Mme Doche: j’entends brûlante du côté de M. Reynier, car mademoiselle Irène ne répondait pas grand-chose, et pourtant par deux fois je crus deviner au son de sa voix qu’elle pleurait.


«M. Reynier lui parlait de leur enfance, qu’il avait été penché sur son berceau, guettant son premier sourire, que sa mère était bonne et belle comme une sainte, et qu’elle regardait tout ça du haut des cieux avec bien de la tristesse, et qu’il avait ouï parler déjà de choses pareilles à celle qui se présentait.


«À Rome et dans l’Italie, des pauvres jeunesses à qui les brigands et vampires jetaient le mauvais œil dont l’influence les conduisait au tombeau par la douleur des regrets les plus amers.


«Je parie qu’il devait être à genoux et les mains jointes. Ça me remuait le cœur en grand à travers la porte.


«Je songeais à mes propres palpitations, quand je te faisais la cour.


«Et qu’il lui disait encore:


«- Reviens à toi, ma bonne petite chérie! Tu es une pauvre enfant malade et embobinée!


«Si tu voulais seulement me dire de quoi tu m’accuses, mon Irène, je n’aurais qu’un mot à proférer pour me blanchir à tes yeux, car je suis bien sûr que l’affaire de Saint-Mandé n’est qu’un prétexte. Tu n’y crois pas. Mais tout ça ne m’empêche pas de t’idolâtrer pour la vie, parce que c’est ma destinée et que jamais, au grand jamais je ne cesserai de t’adorer! Irène, ma belle petite Irène bien-aimée, aie pitié de moi, aie pitié de toi-même! Je te jure que ça sera comme si tu ne m’avais rien dit. J’oublierai tout, je ne tuerai personne, et de ce que tu m’as tant fait souffrir je t’en chérirai mille fois plus…


Je ne sais pas si la passion de Reynier attendrira le lecteur, dans la traduction libre d’Échalot, mais il était ému lui-même jusqu’aux sanglots.


Mme Canada déploya un vaste mouchoir à carreaux pour essuyer ses yeux qui étaient pleins de larmes.


– C’est pourtant la vérité, murmura-t-elle, que ces brigands-là jettent des sorts. Va toujours. Que répondit-elle, la malheureuse enfant?


– Rien ou approchant, repartit Échalot. J’ai mon idée. Ce n’est pas un sort qu’on lui a jeté à celle-là… mais je reviendrai là-dessus. Toujours est-il que l’entrevue finit en froid. La demoiselle s’entêta, et M. Reynier reprit sa dignité d’homme, comme quoi je n’eus que le temps de me jeter dans le corridor, parce qu’il ouvrit la porte pour se retirer, disant:


«- Adieu, Irène, je ne vous reverrai qu’une fois, demain, à la même heure, pour vous remettre les papiers de votre père qu’il m’a confiés, vu l’état de jeune âge où vous étiez à l’époque de son malheur.


«Et il fila comme si le diable l’emportait…


– La farce était jouée? gronda la dompteuse, voyant qu’Échalot se taisait.


– Ah! mais non! fit le bon garçon. Tu n’es pas au bout. Seulement c’est la fin de ma coopération individuelle. Je peux jurer sur les serments les plus sacrés que je n’ai pas travaillé au reste, c’est pourquoi les détails en seront moins précis que ceux du commencement.


«C’est des suppositions plutôt qu’une certitude. Te souviens-tu?… Je suis bête! ah! certes, tu t’en souviens! Je veux parler du fameux coup monté dans la rue de l’Oratoire, pour mettre sur le dos de ton beau lieutenant Maurice Pagès le meurtre de l’homme à la canne creuse, où il y avait des diamants.


– La canne à pomme d’ivoire, s’écria la dompteuse, Hans Spiegel! ah! si je m’en souviens! Est-ce qu’on aurait englobé M. Reynier de la même manière?


– Tu vas voir. Ce n’est pas tout à fait la même chose, parce que les Habits Noirs ont toute une troupe de comédiens et que le patron est seul, mais ça me fait l’effet d’un trompe-l’œil, comme on dit, analogue à la même espèce.


«Il faut te spécifier d’abord que l’immeuble où nous sommes, les deux cours et les trois corps de bâtiments c’est comme qui dirait une ville de province. Quand il y a un cancan ça ronfle à tous les étages de la maison de rapport.


«Or, le lendemain de l’entrevue, quand je descendis de ma mansarde, il y avait un cancan qui ronflait. On parlait de tous côtés de la querelle qui avait eu lieu entre mademoiselle Irène et M. Reynier.


«Pourquoi en parlait-on?


«J’étais le seul témoin et je n’avais rien dit, pas même au patron.


«Aussi on arrangeait les choses tout de travers, et les bavards affirmaient que le jeune peintre était sorti furieux en marmottant: Coquine, tu ne périras que de ma main! Et autres.


«Ça se répandit dans tout le quartier. Mademoiselle Irène, jusque-là n’avait soulevé aucun propos. Les dames étaient donc bien aises de la mordre un petit peu, tout en plaignant son sort.


«Je ne dis pas ça pour toi, Léocadie, c’est convenu que tu es supérieure à ton sexe; mais les dames aiment à grignoter celles qui n’ont jamais été mordues. C’est du sucre.


«Bien entendu, la pauvre mademoiselle Irène ne savait pas le premier mot de tous ces bruits qui couraient.


«Le patron, de son côté, resta bien tranquille toute la journée.


«Le soir, il fit une visite à sa jolie voisine qui était bien triste.


«Il se retira peu de minutes avant l’arrivée de M. Reynier, qui revenait, comme il l’avait promis, apporter les papiers.


«On dit que les médecins ont inventé l’année dernière une drogue qui évanouit les gens comme une syncope et sans leur faire du mal. J’ai été apprenti pharmacien, mais de mon temps l’éther ne servait qu’à calmer les attaques de nerfs.


«Je peux te dire qu’en sortant de chez mademoiselle Irène, le patron sentait l’éther.


«Il me fit entrer chez lui; mais j’avais cru voir deux hommes, deux inconnus, dans la chambre de mademoiselle Irène, par sa porte, qui restait entrebâillée, au moment où le patron sortait.


«Et il m’avait semblé que la petite demoiselle était renversée auprès de son lit, toute pâle.


«La peur commença à me prendre.


«Je ne savais pas du tout de quoi il retournait, mais j’avais l’estomac serré. Je n’osais pas interroger.


«À peine étions-nous chez le patron, que le pas de M. Reynier sonna sur le carré.


«J’examinais M. Mora, qui se mit à écouter. On n’entendait absolument rien. Je dis: Rien de rien.


«Et cependant le patron s’écria tout à coup:


«- Je vas chercher la garde! le malheureux assassine mademoiselle Irène!


«Et il s’élança au-dehors en appelant du secours.


«En même temps, à point nommé, l’escalier s’emplit de gens qui montaient en tumulte et qui disaient aussi:


«- On assassine mademoiselle Irène! au secours!

VII Reynier pris au piège

– Ceux qui montaient ainsi, poursuivit Échalot, étaient des voisins pour la plupart et qui certainement n’y entendaient pas malice; mais pour ameuter cent badauds il suffit d’un meneur, et bien sûr M. Mora avait d’autres employés que moi.


«Tout ça, d’ailleurs, était joué supérieurement, on ne peut pas dire le contraire.


«Quand nous entrâmes dans la chambre de mademoiselle Irène, M. Reynier était déjà terrassé par les deux hommes que j’avais aperçus, et l’un d’eux lui tenait le genou sur la gorge.


«Mademoiselle Irène elle-même était évanouie au pied de son lit, à la place où je l’avais vue d’avance.


«On avait dû lui faire respirer la drogue dont je t’ai fait mention, juste à l’heure du rendez-vous, et les deux hommes, introduits quand elle avait déjà perdu connaissance, s’étaient sans doute jetés sur M. Reynier, qu’ils avaient pris en traîtres au moment où il poussait la porte pour entrer.


«Je dis ça maintenant par suite de mes réflexions et calculs; mais dans l’instant, je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez et quoique j’avais eu l’idée que tout ça n’était pas naturel, je fus pris comme les autres en voyant un couteau-poignard par terre, à côté du jeune peintre qui écumait de colère.


«Mademoiselle Irène avait des marques autour du cou comme si on avait voulu l’étrangler.


«Je répète que c’était arrangé d’avance, car M. Reynier n’avait pas eu seulement le temps de lui tirer les oreilles entre le moment où j’avais entendu son pas dans l’escalier et celui où nous entrâmes.


«La chambre est grande, et pourtant elle fut pleine en un clin d’œil.


Un des hommes, celui qui avait le genou sur l’estomac de M. Reynier, dit en manière d’explication:


«- C’est une providence. Nous montions pour voir M. et Mme Martin (c’était les gens qui demeuraient ici même où nous sommes), nous avons entendu un râle, et… dame, nous avons tapé tout de suite comme des bons enfants!


«La femme de la vacherie qui est dans la première cour repoussa le monde pour arriver jusqu’à Irène. Elle était la plus huppée de toute la société par l’importance de son commerce.


«- Avancez, monsieur Cotteret! cria-t-elle. C’est heureux que j’aie justement mon vétérinaire! Monsieur Cotteret, travaillez!


«- Mon docteur reste en face, riposta une petite rentière de la maison de rapport. Ça vaudra mieux qu’un médecin de bêtes, toujours!


«Mais le marchand de vins à gauche de la porte cochère retroussa ses manches et se mit au-devant de la demoiselle, disant:


«- La loi le défend! Personne n’y touchera avant l’arrivée du commissaire!


«Vingt voix répétèrent alors:


«- Le commissaire! le commissaire! qu’on ne touche à rien! c’est dans la loi!


«Et il y eut des gens qui se précipitèrent dehors pour courir au bureau de police.


«Il en restait encore assez, va! À chaque instant il y avait une poussée à la porte et des voisins entraient. On se foulait sur le carré.


«Ceux qui arrivaient disaient qu’il y avait du monde plein le jardin et plein la cour, où le bruit courait que le peintre avait coupé la brodeuse par petits morceaux…


Ici, Échalot s’arrêta pour reprendre haleine. Mme Canada tamponna la sueur de son front, et dit:


– Ça sent les Habits Noirs à plein nez, tu sais? C’est l’ordre et la marche de leurs montages de coups, ajustés avec une adresse infernale. Bois une lampée pour t’éclaircir le sifflet.


Et pendant qu’Échalot buvait, elle ajouta:


– Tu relates les choses avec talent. Moi, il me semble que j’y suis; d’abord, j’aurais fait comme le marchand de vins: défense de toucher aux blessés et cadavres avant l’arrivée du commissaire, c’est connu.


– Eh bien! répliqua timidement Échalot, l’huissier de la rue des Partants, qui est un malin singe, dit au cabaretier qu’il était une bête, et que d’attendre comme ça le commissaire, c’est souvent donner le coup de mort aux malheureuses victimes en les privant des premiers secours.


Mme Canada répondit:


– Les huissiers sont des affronteurs. Je ne dis pas que d’attendre l’autorité ça ne donne pas à la victime le temps de rendre le dernier soupir, mais la loi est la loi. Ça se trouve dans le code avec un tas d’autres faiblesses.


– Léocadie, ne te fâche pas. Le marchand de vins disait de même, mais l’huissier lui répartit quelque chose comme ça: «L’ignorance assassine plus de monde que le poignard. Je vous défie de me trouver la loi qui prohibe de porter secours à un blessé.»


– Les huissiers, c’est des sans-cœur. Roule ta bosse!


Échalot continua, vaincu par un raisonnement si clair:


– Le fait est que tout le monde fut de ton avis, Léocadie. On bouscula l’huissier et on laissa la demoiselle pâmée pour s’occuper de son assassin.


«M. Reynier avait essayé de parler, mais outre qu’il se faisait dans la chambre un bruit infernal, ceux qui le tenaient le bourraient et lui ordonnaient de se taire, toujours jusqu’à l’arrivée de l’autorité.


«Ils étaient une demi-douzaine après lui. On l’avait lié avec des cordes, avec des mouchoirs, avec ce qu’on avait trouvé.


«Tout le monde l’accablait: c’était un fainéant, un artiste, un coureur, un ivrogne. La vachère savait de source certaine qu’il vivait aux crochets de la pauvre demoiselle; la rentière l’avait vu compter des pièces de cent sous en sortant de chez elle; le cabaretier criait:


«- Pas de danger qu’il a jamais pris un canon chez moi comme un bon cœur! Ça va siroter dans les estaminets de filous, avec tables de marbre et de divans.


«Les deux hommes racontaient, pendant cela, pour la vingtième fois, leur expédition et s’enrouaient à crier:


«- Quand nous avons entré, il tenait la jeune personne à la gorge, voyez voir plutôt la marque de ses doigts, c’est violet!


«- Elle y est, appuya le vétérinaire, en ajoutant des mots grecs comme sur les pots d’apothicaires. L’équinoxe est patente; on a serré dur!


«- Et il levait son couteau-poignard, continuaient les hommes qui, soi-disant, avaient sauvé la demoiselle.


«- Le voici, le couteau, on pourrait saigner un bœuf avec!


«Ça c’était le mot d’un garçon boucher. Il y avait de tout.


«Tout d’un coup la rentière dit:


«- À la garde! il a des pistolets plein ses poches!


«C’était vrai. La rentière qui s’était penchée sur lui tira un pistolet de sa poche droite pendant que la femme de la vacherie en arrachait un autre de la poche gauche.


«J’étais alors tout près de M. Reynier. Il ouvrit la bouche et je compris qu’il voulait dire.


«- Ce sont les misérables qui ont fourré cela dans mon pantalon.


«Mais va te faire fiche! D’abord, on ne l’entendit pas. Ensuite, quand même on l’aurait entendu, personne n’aurait voulu le croire.»


– Et que faisait le traître? demanda la dompteuse. Je me mange le sang, tu sais?


– Le traître! Tu parles du patron, M. Mora? Le patron ne faisait rien et ne disait rien. Il s’était approché de mademoiselle Irène et la contemplait en silence. On chuchotait tout autour de lui:


«- Celui-là aurait eu son compte, bien sûr, après la petite, si on n’avait pas arrêté le barbouilleur…


– Alors, arrive au commissaire, dit Mme Canada. Je bous.


– Je veux bien, mais ça sera la fin de mon histoire. Le commissaire venu fit évacuer la chambre où il ne resta que les deux hommes, le patron et le médecin du patron qui venait d’arriver.


«Les sergents de ville balayèrent le carré et l’escalier. Nous fûmes refoulés jusque dans le jardin.


«L’interrogatoire dura tout au plus un quart d’heure, après quoi nous vîmes passer M. Reynier entre deux argousins.


«Pour remonter, je fus obligé de prouver que je demeurais dans le corps de bâtiment. Il y avait des sergents de ville qui défendaient l’entrée de l’escalier.


«Le patron était seul maintenant avec son médecin et mademoiselle Irène. Le médecin s’appelle le Dr Artaud. Je n’ai rien à en dire. Au moment où j’entrais, le docteur donnait des soins à la jeune personne qui reprenait lentement ses sens.


«- Pas un mot sur ce qui s’est passé, me dit le patron. Toute émotion serait dangereuse. C’est moi-même, quand il sera temps, qui lui apprendrai la vérité.


«Le médecin sortit au bout de quelques minutes, en déclarant qu’il n’y avait aucun danger. Selon lui, les meurtrissures du cou et de la gorge n’avaient que peu d’importance, mais le peintre aurait pu la tuer en lui faisant respirer le… (le nom de la drogue m’échappe), dont l’odeur restait encore à ses narines.


Y a un arracheur de dents du passage Vero-Dodat, murmura la dompteuse, qui vient d’être envoyé au bagne, pour quelque chose de pareil.


– J’allais te le dire… mais ce n’était pas M. Reynier qui lui avait mis la drogue sous le nez, tu sais?


– Parbleu! fit la dompteuse. Tout est compris. Cause.


– La demoiselle, reprit Échalot, ne parla qu’après le départ du docteur. Elle demanda: «Qu’est-ce qui m’est donc arrivé? je suis toute brisée.


«Le patron lui baisa les deux mains bien gentiment, et elle continua: «Ah! je me souviens un petit peu. J’avais la tête lourde, et malgré votre flacon je me suis sentie tourner… tourner…»


«En ce moment-là, une religieuse de la nouvelle maison de la rue Thérèse arriva à point nommé.


«Tu vois si les précautions étaient bien prises.


«- Puisque vous voilà, ma sœur, lui dit le patron, vous allez veiller cette chère enfant-là, que la mère Marie-de-Grâce aime comme la prunelle de ses yeux. Ne la faites pas parler, elle est bien faible.


«Et il m’emmena dans son appartement, dont il ferma la porte sur nous.


«Je n’étais pas à mon aise.


«Il ne fait jamais bon savoir les secrets de ces gens-là.


«Il s’assit dans son fauteuil et me regarda du coin de l’œil en souriant.


«- Eh bien! bonhomme, me dit-il, tu ne demandes pas le mot de la charade? Est-ce que tu l’as deviné?


«- C’est pas malin, que je répondis, c’est la suite de l’événement de la longue-vue.


«- Explique-moi ça à ta manière, je veux juger de ta perspicacité.


«Il me guettait toujours avec ses yeux de chat. Je pris mon courage à deux mains et je lui dis d’un air innocent:


«- Voilà: Elle avait vu le flagrand du peintre avec la puce de Saint-Mandé dans la lorgnette, dont la conséquence naturelle fut une scène de chamaillerie entre elle et le peintre, et tout le monde dit que le peintre, en la quittant, avait juré de se venger. Alors, il est revenu aujourd’hui armé jusqu’aux dents…


«- C’est ça, me fit le patron, c’est ça tout à fait. Et y a bien des employés du gouvernement qui ne sont pas de moitié, si rusés que toi. Mais comment peut-on dire qu’il est sorti hier en menaçant, puisque tu étais à espionner sur le carré? Est-ce qu’il n’avait pas promis plutôt d’apporter tout uniment des papiers?


«Il coula sa main sous le revers de sa redingote, et je crus que ma dernière heure était venue. Je pensai à toi, Léocadie… Mais c’était un paquet de papiers qui était sous sa redingote: les papiers de M. Reynier…


– On les lui avait pincés, dit Mme Canada, et mis les pistolets en place. Tu avais bien raison de le dire: c’était monté comme l’embuscade où fut pris mon chéri de Maurice. Monté à jour! Ah! les gueux!


– Sauf que les Habits Noirs ont une meilleure troupe de comédie, insinua Échalot.


– Savoir! fit la dompteuse. Achève.


– Ça ne sera pas long. M. Mora se mit à feuilleter les paperasses et me dit: «Bonhomme, je suis content de toi. Tu n’a plus qu’à faire le mort et à couper ta langue. Tu n’as rien vu, rien entendu, et le reste ne te regarde pas.


«Il me mit cinq louis dans la main.


«- Seulement, ajouta-t-il, si tu écoutais encore aux serrures, tu sais…


«Son doigt toucha le bout de son nez, puis il me montra la porte.»


– Et ce fut tout? demanda la dompteuse.


– À peu près, dit-il.


– Mais qu’arriva-t-il de M. Reynier?


– J’allais l’oublier: une bien drôle de chose. On l’avait mis dans un fiacre avec deux gardiens, et on l’emballait pour le Palais de Justice. En passant sur le pont au Change, il ouvrit la portière de son fiacre, sauta sur la chaussée, bouscula les passants et se jeta par-dessus le parapet.


– Et puis? on le repêcha?


– On ne le repêcha pas.


– Et tu appelles ça une drôle de chose!


– Je vas te dire: M. Reynier nageait comme un poisson, et à moins qu’il n’aurait trouvé sous l’arche un employé du patron pour lui attacher une pierre au cou…


– Tu ne l’as jamais rencontré depuis? J’entends M. Reynier?


– Dame! j’ai entr’aperçu quelqu’un qui lui ressemblait un petit peu.


Mme Canada prit un air sévère.


– Écoute, Léocadie, fit Échalot; ne gronde pas. Je te connais; dans la générosité de tes pensées, tu voudrais peut-être te remêler de ces histoires-là. Je m’y oppose. Si c’est M. Reynier que j’ai cru reconnaître sous les traits d’un convalescent, une fois que j’allais voir Similor à l’Hôtel-Dieu…


– Mais Similor, interrompit la dompteuse, a dû te dire si c’était lui.


– Similor a manqué d’avaler sa langue; il n’en savait pas bien long ce jour-là, et la fois d’après, le convalescent était parti. Parole sacrée!


La dompteuse fit un mouvement de colère. Il y avait là une réticence évidente; mais Échalot ajouta d’un accent doux et résolu:


– Léocadie, c’est comme ça. Tu me couperais en deux que tu ne trouverais rien autre à l’intérieur de moi. J’ai fini.


– Et mademoiselle Irène?


– Elle va bien, merci.


– Les voisins ont dû lui dire ce qui s’était passé chez elle.


– Probable, quoiqu’elle ne bavarde guère avec les voisins.


– Qu’a-t-elle pensé? qu’a-t-elle fait?


– Elle n’a rien fait. Ce qu’elle a pu penser, je ne sais pas. Le patron m’a dit de faire le mort… et puis tu es débarquée d’Amérique, et alors mon cœur a eu assez d’occupation par notre mariage, qui a comblé tous mes vœux.


Mme Canada se leva et lui mit la main sur l’épaule. Elle allait faire acte d’autorité.


Mais, à ce moment, une voix cassée se fit entendre sous la fenêtre ouverte.


Elle disait:


– V’là votre petit, monsieur Canada, que je rapporte.


Échalot courut à la croisée.


Dans la cour, il y avait une vieille femme, entourée de marmots des deux sexes.


L’un d’eux avait une ficelle au bras, et la vieille femme était en train de nouer la ficelle À un gros clou planté dans la muraille, comme ces anneaux qui retiennent les chevaux À la porte des auberges de village.


– On y va, mère Ursule, dit Échalot.


La vieille s’éloigna aussitôt avec son troupeau de marmots, tandis que Saladin, prisonnier, entamait une série de hurlements et faisait de son mieux pour rompre sa ficelle.


– Léocadie, dit Échalot à Mme Canada qui lui barrait la porte, tu ne voudrais pas qu’il arriva malheur à l’enfant! Laisse-moi descendre.


L’instant d’après, il remontait avec une vilaine petite créature pâlotte et bouffie qui se tortillait sous ses caresses comme un serpent, et demandait la soupe avec des cris abominables.


– Embrasse maman, bijou, fit Échalot.


Et le marmot cessa aussitôt de vociférer, parce que son instinct d’animal coquin lui avait appris que «maman» était ici l’autorité suprême.


Mme Canada lui donna un baiser distrait, mais elle dit en s’adressant à Échalot:


– Toi, je te repincerai. Et saquedié! quand je devrais te râper comme de la chapelure, j’aurai la fin de l’histoire. La fin et le fin!

VIII La chambre d’Irène

Nous traversons maintenant le carré, et nous prenons la liberté de pousser la porte sur laquelle était tracé en jolie écriture anglaise le nom de mademoiselle Irène, brodeuse.


Il pouvait être sept heures du soir. Le jour ne baissait pas encore, mais le soleil, voilé par les chaudes vapeurs du couchant jetait obliquement ses rayons plus vermeils.


Il y avait des rubis dans l’air, et le large paysage qu’on apercevait par la croisée grande ouverte se teignait de nuances pourprées.


C’était d’abord, au premier plan, sous la frange de fleurs qui ornait la fenêtre et cachait la marge poudreuse du chemin des Poiriers, un parc splendide, le plus beau assurément, des parcs renfermés dans l’enceinte de Paris: le Père-Lachaise avec ses mouvements de terrains alpestres et ses opulents ombrages.


Par un hasard singulier, le mot parc peut être ici employé et compris à la rigueur. De la fenêtre d’Irène on ne voyait qu’une verte forêt d’arbres touffus aux essences variées et groupées selon l’art le plus heureux. À part cette sépulture stupéfiante qui s’aperçoit de partout et où les étrangers, cherchant le nom d’un demi-dieu, lisent en se frottant les yeux celui d’un marchand de chandelles, le cimetière dissimulait partout ses croix et ses urnes pour ne montrer que de riantes perspectives.


Encore ne voyait-on pas beaucoup la ronde pyramide qui étonne si fort les Anglais, accoutumés à jauger la gloire d’un mort par la hauteur de son sépulcre.


Ce monument de l’innocente vanité bourgeoise montrait seulement son sommet en pomme de chaise au-dessus des feuillages, interposés décemment. Il fallait le deviner pour en être incommodé.


Tout le reste était parc, jardin anglais, l’abbé Delille y eût cueilli de pleines corbeilles de vers descriptifs, et certain petit mausolée grec, encadré dans la verdure qui faisait face justement à la croisée fleurie où souriait Irène, avait l’air d’être placé là pour égayer le paysage.


Tous les jardins aimés par l’abbé Delille avaient de jolis tombeaux, indispensables au même degré que «la grotte», la petite rivière et «le pont rustique.»


Elle était bien là cette sépulture modeste, mais élégante et qui semblait toute neuve. Elle faisait rêver doucement et froidement, comme une page de Rousseau, émaillée de mots limpides.


Celui qui dormait ici dans la fraîcheur des gazons, sous l’ombre gracieuse des acacias et des cityses, avait été sans doute un ami passionné de la nature.


Son nom, le nom d’un poète peut-être, était écrit en lettres d’or sur la table de marbre blanc que surmontait un frontispice corinthien.


La distance empêchait de lire, excepté à un certain moment de la soirée où le soleil, tirant une étincelle de chaque lettre, renvoyait vers la fenêtre d’Irène ce nom tracé en caractères de feu.


À gauche de la fenêtre, la vue était bornée par un retour du pavillon percé d’une croisée que nous connaissons bien pour une de celles qui éclairaient le logis du «patron» d’Échalot.


L’autre croisée du cavalier Mora donnait sur le cimetière.


Au-delà de l’aile, en retour, on voyait les pauvres terrains de Charonne, couronnés par les hauteurs de Montreuil.


De face, par les percées du parc funèbre, quelques maisons de Saint-Mandé et le bois de Vincennes se montraient à perte de vue.


À droite, c’était la ville, précédant la vallée de la Seine et où se détachaient la colonne de la Bastille, les bosquets du Jardin des Plantes, le Panthéon et, tout en bas, le noir vaisseau de Notre-Dame de Paris.


C’était très beau et cela contrastait grandement avec le boueux labyrinthe qu’on était obligé de traverser pour arriver de la rue des Partants au pavillon Gaillaud.


Mais il y avait quelque chose de plus beau que le paysage, ardemment doré par le regard du couchant: c’était la jeune fille assise devant son métier, auprès de la fenêtre et mêlant d’un doigt habile les laines éclatantes qui figuraient, sur le velours tendu, les émaux d’un double écusson.


Celle-là, dans sa petite robe de toile, serrée négligemment autour de sa taille adorable, était jolie, mais jolie à mettre dans l’ombre les plus brillantes étoiles de notre firmament parisien.


Je ne sais pas si vous aimez les femmes-affiches qui sautent aux yeux comme les annonces d’un magasin de nouveautés, ou les femmes dont la beauté se lit comme un texte, prolongeant à plaisir le charme de la première vue et découvrant de minute en minute – une à une – à mesure qu’on les détaille, d’innombrables et mystérieuses séductions.


Irène Carpentier était belle à la façon des unes et des autres, mais plutôt encore de la seconde manière. Bien que son aspect attirât invinciblement par l’harmonie des lignes et le charme franc de l’expression, le regard s’obstinait et cherchait encore après avoir trouvé.


C’était une blonde aux cheveux abondants, mais légers, de cette nuance discrète qui ne va pas vers l’or, mais qui jette, sur un fond fauve, des reflets cendrés ou perlés.


Elle était grande, presque longue, et il fallait à l’œil trompé le riche témoignage de sa poitrine aux merveilleux contours pour ne pas favoriser la pensée de faiblesse qui voulait naître dans l’esprit.


Cela tenait à l’aisance exquise de ses mouvements. Son travail rapide semblait paresseux tant elle en éloignait l’effort.


Vous l’eussiez trouvée un peu pâle, malgré les rouges lueurs qui ruisselaient de l’Occident. Cette pâleur, démentie par la juvénile vaillance de ses yeux noirs, tout pétillants d’intelligence et de bonté, allait bien à la délicatesse aquiline de ses traits. Sa bouche était rose comme une fleur. Quand elle s’épanouissait dans le sourire, c’était autour d’elle un rayonnement soudain.


Je ne suis pas un superstitieux de la «race» ce mot étant pris dans le sens que les Anglais applique à l’élève des chevaux; j’ai vu pour cela trop de grandes dames qui, en fait de distinction, cédaient le pas à leurs chambrières.


Et pourtant le mot existe et la chose aussi, par conséquent, puisqu’il n’y a point de fumée sans feu.


Parfois, dans ces longues rues mélancoliques du faubourg Saint-Germain, on aperçoit au fond d’un équipage, haut suspendu, traîné par de grands chevaux, une tête de vierge qui traduit le mot et démontre la chose.


Mais c’est un mode de la beauté, tout uniment, car dix autres carrosses, timbrés de blasons tout aussi gothiques, voiturent des demoiselles insignifiantes ou platement communes.


Irène était la fille d’une ouvrière et d’un maçon.


La race vient de notre mère Ève.


Ce n’était pas riche chez elle, ce n’était pas pauvre non plus, et tout y avait je ne sais quel parfum d’honnête propreté qui allait presque jusqu’à l’élégance.


Le rayon intime et doux de sa jeunesse éclairait les objets qui l’entouraient. À cet égard, on trouve encore des créatures qui sont fées. Tout ce qu’elles touchent participe au lumineux attrait que Dieu répand autour d’elles.


Et que ces grands mots, rayons, parfums, attraits, ne vous fassent songer à rien de solennel. Irène n’avait pas vingt ans, elle était simple comme sa modeste couchette, entourée de rideaux blancs, et quand la rêverie n’inclinait pas la pureté de son front (car elle rêvait souvent, pourquoi le cacher?) elle avait la pétulante gaieté des enfants espiègles et heureux.


Le métier d’Irène était installé tout auprès de la fenêtre ouverte. Parmi les laines et les soies qui lui servaient de palette pour peindre à l’aiguille, il y avait une lettre décachetée portant le timbre bleu de la province. Les yeux d’Irène rencontraient cette lettre à chaque instant. Cela mettait de la tristesse dans son sourire et il lui arrivait parfois de murmurer:


– Pauvre père! Toujours cette idée qui l’a enterré vivant! Les assassins qui le poursuivent! La mort suspendue sur sa tête…


À en juger par l’adresse de la lettre, le père d’Irène, pour un maçon, avait une fort belle écriture.


Irène était assise, le dos tourné à la ville. Quand elle levait les yeux, ce qui frappait son regard, c’était la colline de Montreuil, coupée par le retour du pavillon.


Ce retour avait une croisée à chaque étage. Celle qui se trouvait de niveau avec la chambre d’Irène gardait ses persiennes fermées.


Les grands yeux d’Irène interrogeaient fréquemment cette croisée.


Elle regardait aussi, mais moins souvent, du côté du cimetière voisin, dont la verdure sonore bruissait au vent du soir.


D’ordinaire, cette partie des bosquets longeant le chemin des Poiriers était déserte et silencieuse.


Irène ne voyait jamais personne visiter la tombe de marbre blanc, ornée d’une inscription en lettres d’or.


C’était pourtant vers cette tombe que son regard allait avec une certaine impatience et comme s’il eût interrogé le cadran d’une horloge marchant trop lentement au gré de son désir.


– Quand l’or des lettres mire le soleil, murmura-t-elle, c’est l’heure où il revient…


Il… qui? Ce n’était certes pas le soleil.


Mais une teinte plus rosée monta aux joues de la jeune fille. Sur le poli des lettres, des étincelles allaient s’allumant.


«C’est singulier, pensa-t-elle encore, on dirait des pas et des voix sous le couvert. Depuis trois jours, j’entends ainsi marcher et parler dans ce lieu qui était toujours solitaire… Que m’importe cela!»


Elle cessa de travailler. Machinalement, sa main s’étendit vers la lettre qu’elle ouvrit pour en parcourir les lignes fines et serrées.


– Reynier! murmura-t-elle, quand son regard rencontra ce nom en parcourant la lettre, et involontairement ses yeux se portèrent au loin, vers les maisons de Saint-Mandé qu’on apercevait dans la lumière poudroyante du soir.


Puis ses paupières se fermèrent à demi sur une larme qui brilla entre ses longs cils.


– Reynier! répéta-t-elle, sans savoir qu’elle parlait, je comptais les mois et les jours autrefois, pendant qu’il était à Rome. Mes grandes joies c’était de lire ses lettres, adressées à mon père, mais où il ne parlait que de moi. Notre cœur est-il donc si loin de nous que nous ne sachions jamais distinguer sa vraie voix?


Dans la lettre, la ligne où était le nom de Reynier disait:


«Tu ne me parles plus de lui jamais, jamais…»


– Et quand il revint de Rome reprit-elle, ce fut la meilleure fête de ma vie. Je le trouvais si mâle et si beau! Et je lisais une tendresse si profonde dans ses yeux! Je voulus apprendre à peindre pour être avec lui plus souvent, et pendant toutes les vacances je fus son élève. Il admirait mes progrès; tout ce que je faisais était bien, et mon père disait: «Il t’aime trop.»


Elle soupira. La lettre continuait:


«Est-ce que tu ne l’aimes plus? ou serait-ce lui? T’aurait-il abandonnée depuis que tu es malheureuse?» Le front d’Irène se pencha sur sa poitrine.


– Lui! fit-elle, tandis que son regard furtif allait encore une fois vers la maison de Saint-Mandé. Oh! j’ai vu de mes yeux, j’en suis bien sûre, et si mon père savait ce que j’ai vu, il ne me condamnerait pas. J’ai vu… mais ai-je cru?


Il y avait à gauche de la fenêtre une petite table supportant des cartons, des godets à couleurs et tout ce qu’il faut pour laver une aquarelle.


Irène se leva. Elle alla vers la table et ouvrit un carton qui contenait plusieurs ébauches, parmi lesquelles était un portrait du patron d’Échalot, le cavalier Mora frappant de ressemblance, mais embelli et rajeuni, parce que, peut-être, le peintre le voyait ainsi, à travers un prestige.


Irène contempla ce portrait avec une émotion douloureuse.


– Celui-là est tout pour moi, murmura-t-elle. Je lui ai avoué que mon père vivait, malgré l’ordre, malgré la prière de mon père. Si je savais le secret de mon père, ce secret dont il parle sans cesse comme de la blessure mortelle qui le tuera, je l’aurais confié peut-être à Julian. Ne m’a-t-il pas dit le sien? N’a-t-il pas confié à moi seule au monde et son vrai nom et ses splendides espérances?


Irène s’arrêta, regardant toujours le portrait, et prononça tout bas:


– Suis-je une ambitieuse? Est-ce pour cela que je l’aime?


Son regard limpide comme celui d’un ange, répondit à cette question qui était un scrupule.


Elle revint à sa place, toute rêveuse. Le portrait fut mis à côté de la lettre.


– Non, fit-elle, ce n’est pas pour cela. Il y a en moi une énigme. Quand mon cœur s’élançait vers Marie-de-Grâce, autrefois, il me semblait qu’elle me regardait avec les yeux de Reynier, et c’est ma tendresse pour Marie-de-Grâce qui m’a poussée vers son frère Julian. Reynier! Julian! tous deux si différents et si semblables! Il y a des moments où, pour moi, ce portrait ressemble à Reynier plus encore qu’à Julian…


Pendant qu’elle parlait, sa main jouait avec les fines soies dont elle se servait pour sa broderie.


Elle avait défait un écheveau de couleur brune, dont elle brouilla les fils en les roulant entre ses doigts.


Cela produisit quelque chose comme ce travail en cheveux que les coiffeurs appellent du «crêpé» et qui sert à faire la fausse barbe des gens de théâtre.


Irène qui souriait d’un air pensif, fit jouer ses ciseaux et coupa ce qu’il fallait de cette soie pour disposer une sorte de barbe autour des joues et sur la lèvre du portrait.


Quand cette besogne d’enfant fut achevée, elle ne souriait plus et son regard, une fois encore, se porta vers les maisons de Saint-Mandé.


Ses sourcils étaient froncés maintenant. Elle pensa tout haut:


– Serait-ce possible! J’en ai eu soupçon… mais non, c’est impossible!


Elle n’en dit pas plus long parce qu’un mouvement qui se fit dans les feuillages ramena son regard à la partie du cimetière située sous sa fenêtre.


Une femme très élégamment vêtue et qu’on devinait belle sous l’épaisse dentelle de son voile, sortit tout à coup des massifs et s’approcha de la tombe isolée.


– Mme la comtesse! murmura Irène avec étonnement.


Elle cacha en même temps sa tête blonde derrière les fleurs de la croisée.


La femme qui venait de se montrer dans le cimetière, Mme la comtesse, puisque tel était son titre, darda vers la fenêtre en retour, dont les persiennes étaient closes, la fenêtre du cavalier Mora, un regard furtif, mais tellement aigu qu’Irène devint toute pâle.


Elle appuya sa main contre sa poitrine, où son cœur battait violemment, et balbutia:


– Connaît-elle donc Julian?


La comtesse s’était déjà retournée vers la tombe devant laquelle ses genoux fléchirent.


Comme elle était ainsi prosternée, les persiennes de la fenêtre en retour s’ouvrirent sans bruit, et un homme, jeune encore, grand, élancé, encadrant un beau visage trop blême dans les boucles d’une chevelure soyeuse, noire comme l’ébène, parut et fixa sur Irène un regard tendre qui souriait gravement.


Irène, tremblante d’émotion, tourna les yeux vers la comtesse; agenouillée.


Le sourire du pâle cavalier prit une expression étrange où il y avait une nuance de moquerie.


En ce moment le soleil allumait l’or de l’inscription funéraire qui disait en lettre de feu:


Ci-gît le colonel Bozzo-Corona, bienfaiteur des pauvres, priez Dieu pour le repos de son âme.

IX La lettre de Vincent Carpentier

Il y avait encore dans Paris nombre de gens que le nom du colonel Bozzo-Corona, lu à l’improviste, aurait vivement impressionnés. Ce nom n’était pas pour Irène Carpentier celui d’un inconnu. Elle avait déjà dix ans quand Francesca Corona était apparue comme une souriante providence dans le pauvre logis de son père.


À dix ans, on garde ses souvenirs. Irène savait bien qu’à dater de ce jour l’aisance était entrée chez son père.


L’aisance, oui, mais le bonheur? Non, certes. C’avait été le signal de la séparation et la fin de la famille, heureuse dans sa médiocrité. Reynier était parti pour l’Italie. Elle-même, Irène, avait été placée dans la pension des Dames de la Croix.


En somme, tout cela composait ce qu’on appelle d’ordinaire un grand bienfait. C’était de l’argent donné, sans parler de l’aide puissante qui, à la même époque, lança tout à coup Vincent dans le monde des belles affaires et fit du pauvre maçon un architecte renommé.


Pourquoi donc avons-nous pu employer cette locution glacée: «Pour Irène, le nom du colonel Bozzo n’était pas celui d’un inconnu»?


C’est qu’Irène, étrangère au colonel, et n’ayant jamais été en rapport personnel qu’avec Francesca Corona, n’avait pu que recevoir les impressions de son père; or, nous savons de quel genre particulier était la reconnaissance vouée au colonel par Vincent Carpentier.


Irène avait aimé de tout son cœur Francesca, sa véritable bienfaitrice, mais Francesca était morte. Elle gardait à la belle et malheureuse comtesse Corona un tendre souvenir; pour la mémoire de ce vieillard dont son père parlait avec crainte, elle ne pouvait avoir qu’un vague et froid respect.


D’un autre côté, Vincent, tout en fréquentant ce monde où le colonel lui avait trouvé ses premiers clients, en avait éloigné sa fille de parti pris.


Peut-être devinait-il déjà ce qu’était ce monde, et rien ne lui était plus facile que d’en isoler la jeune élève du couvent de la Croix, qui restait occupée à ses études.


Irène n’avait jamais eu aucune relation ni avec les commensaux de l’hôtel Bozzo-Corona, ni avec les habitués du salon de la comtesse de Clare.


Nous préférons le dire franchement: l’attention qu’elle donnait aux lettres d’or plaquées sur la tombe du colonel ne se rapportait point au passé; Depuis quelques jours, l’inscription, frappée à une certaine heure – l’heure du rendez-vous -, par les rayons du couchant, lui servait de cadran solaire, et c’était tout.


Cela devait durer quelques jours encore, puis, la diminution des heures diurnes amenant un écart trop grand, elle allait oublier la tombe, comme on cesse d’interroger une horloge arrêtée.


Évidemment Irène ne songeait ni à l’une ni à l’autre des deux incarnations du colonel Bozzo-Corona. L’illustre philanthrope de la rue Thérèse lui était indifférent; elle ne connaissait pas le Père ou le Maître des Habits Noirs.


Il est probable qu’elle n’avait jamais ouï parler de la ténébreuse association dont la mort du colonel Bozzo avait inauguré la décadence.


Car Paris respirait depuis quelque temps. Le crime ne s’arrêtait pas: c’est là un commerce qui ne chôme guère, mais du moins n’était-il plus bruit de ces méfaits en quelque sorte insaisissables, qui glissaient comme des serpents hors de la main des juges et défiaient l’habileté proverbiale des Ulysse de la Sûreté.


L’association du Fera-t-il jour demain avait pris ses quartiers de repos en portant le deuil de son chef.


Il était mort, ce général que ses lieutenants, jaloux, mais subjugués, avaient regardé si longtemps comme immortel. Il était mort, ce démon qui se vantait lui-même d’être éternel comme le MAL.


Il était mort dans son lit, bourgeoisement et paisiblement, suffoqué par une dernière quinte de toux, ni plus ni moins qu’un enfant, victime de la coqueluche.


L’éloquence avait parlé sur sa tombe; de nobles plumes s’étaient inclinées devant sa mémoire, et il avait eu jusqu’à ce suprême honneur d’être insulté par Caliban le pamphlétaire, le maraud qui fourbit la gloire avec une poignée de boue.


Il faut cela chez nous pour donner le dernier poli à la renommée.


Donc, pour Paris honnête qui se compose de vous, de moi et de tout le monde (méfiez-vous!) le juste dormait enveloppé dans le linceul des oraisons funèbres.


Pour cet autre Paris, nocturne capitale du vol et de l’assassinat, forêt invisible dont les loups ont leurs repaires on ne sait où, le diable était retourné en enfer. Cet autre Paris existe, quoi qu’on en dise. Il a sa poésie et ses légendes comme il a ses grands hommes et ses dieux.


Dans ce Paris, la mémoire du colonel Bozzo restait haute comme une épopée. Et de même qu’après le dernier jour de Charlemagne ou de Napoléon, l’espoir restait de les voir tout à coup apparaître, soulevant d’une épaule puissante le marbre du sépulcre, de même les anciens sujets du roi-mystère, les enfants du Père-à-tous, attendaient avec une confiance superstitieuse la résurrection de leur noir messie.


On l’attendait d’autant mieux qu’une rumeur circulait parmi ce peuple. On disait que le colonel avait emporté le secret des Habits Noirs, et les Maîtres qui avaient formé autour de lui pendant des années, une sorte de conseil des ministres, ne savaient où était enfoui le fameux trésor, grossi depuis les deux tiers d’un siècle, par la réussite de tant de crimes.


Irène, cependant, restait cachée derrière la bordure fleurie qui ornait sa fenêtre et regardait de tous ses yeux la femme élégante et belle qu’elle avait désignée ainsi «Mme la comtesse.»


Il y avait dans ce regard des inquiétudes et déjà de la jalousie.


Le voisin qui venait d’ouvrir ses persiennes était sans doute ce beau cavalier Mora, qu’elle attendait chaque soir à la même heure, et dont les lettres d’or de la tombe voisine, brillant sous les derniers rayons du soleil couchant, lui annonçaient la visite.


Il y avait du grand seigneur dans cet homme dont l’âge, dès la première vue, semblait un problème assez difficile à résoudre: du grand seigneur de roman ou de comédie.


On a connu beaucoup de ténors italiens, doués de cette beauté bigarrée, noir sur blanc, qui fait tant de ravages dans les avant-scènes de nos théâtres.


Un soir, dans un cercle, où j’étais, par hasard, entouré de vraies baronnes, on jouait à faire le portrait de Don Juan. Plusieurs de ces dames le voyaient moitié neige, moitié encre.


Et de fait, dans ce type splendide de mangeurs de femmes, il y a du héros, mais aussi du coiffeur.


Quant à cette circonstance qu’Irène, pauvre ouvrière, pût connaître Mme la comtesse, il n’y avait là rien que de très simple. Le riche écusson brodé qu’Irène était en train d’achever sur son métier lui avait été commandé par la comtesse elle-même, qui l’avait choisie sur sa réputation d’habileté, pour exécuter ce meuble.


Irène avait vu Mme la comtesse deux ou trois fois seulement, en rapportant à son hôtel les pièces achevées.


Il n’y avait assurément rien d’étonnant non plus à ce qu’une femme du faubourg Saint-Germain vint prier sur la tombe d’un vieillard généreux qui avait appartenu au très grand monde, et pourtant Irène fut surprise, car, depuis qu’elle habitait le pavillon Gaillaud, elle n’avait jamais vu personne accomplir ce pieux pèlerinage.


À Paris, quand nulle passion politique ne s’en mêle, c’est de très loin qu’on honore les reliques des saints.


Irène avait tourné son regard vers la comtesse tout uniment pour voir si cette dernière avait aperçu le beau cavalier. Entre femmes on se devine.


La comtesse, immobile et penchée, semblait en prières.


Seulement sa prière ne dura pas longtemps.


Quand elle se redressa, ce fut pour darder encore au retour du pavillon ce même regard perçant et rapide.


Mais dans l’intervalle les persiennes avaient roulé sans bruit sur leurs gonds et désormais Irène seule pouvait voir, entre leurs battants demi-fermés, la figure du cavalier qui lui souriait toujours.


Une nuance rosée monta aux joues de la jeune fille. Les persiennes, poursuivant leur mouvement, se fermèrent tout à fait.


Mme la comtesse drapa sur ses épaules les plis légers de son châle de dentelle et s’éloigna sans même accorder un regard à la fenêtre d’Irène.


– Elle ne m’a pas vue, pensa celle-ci, au moment où la comtesse disparaissait derrière les feuillages.


Elle ajouta sans la moindre amertume:


– Sait-elle seulement que c’est ici la maison de sa brodeuse?


Puis elle dit encore en ramenant ses yeux vers la fenêtre aux persiennes closes:


– Il va venir…


Il y avait en elle une agitation singulière. Elle ne brodait plus, et son oreille tendue cherchait à surprendre le bruit de pas qu’elle attendait dans le corridor.


Dans le corridor, aucun bruit de pas ne se faisait.


Au contraire, Irène entendit marcher au-dehors, probablement dans le chemin des Poiriers, car on ne voyait plus personne dans le cimetière.


Une voix contenue dit:


– De ces fenêtres-là, on est aux premières loges!


Irène fit un brusque mouvement pour se lever et jeter un coup d’œil sur le chemin, mais elle s’arrêta, soit frayeur instinctive, soit plutôt que, derrière les persiennes fermées, elle devinât le regard du cavalier Mora fixé sur elle.


Le cavalier pouvait être là, en effet, mais pourquoi Irène aurait-elle eu frayeur de ceux qui passaient dans le chemin?


Maintenant que le soleil avait fait son office en caressant les lettres d’or du nom de Bozzo, le jour allait baissant; j’ai peut-être oublié de vous dire que les derrières de la rue des Partants, et généralement les environs du Père-Lachaise ne forment pas le quartier le mieux gardé de Paris.


Irène voulut reprendre sa broderie, mais la voix qui avait parlé tout à l’heure s’était rapprochée.


On eût dit qu’elle chuchotait maintenant dans l’étroite cour plantée de jeunes marronniers, qui séparait le pavillon Gaillaud du chemin.


Irène prêta l’oreille attentivement et saisit quelques mots qu’elle assembla ainsi:


– Du premier étage et même du second, rien: les arbres empêchent de voir. Au troisième, il n’y a que deux chambres de louées: celle de la brodeuse et celle de l’Italien là-haut, qui a les persiennes fermées. Aux greniers, rien: les lucarnes donnent sur les petits jardins.


C’était assurément quelqu’un qui connaissait bien la maison.


Mais que pouvait-on voir de la chambre de la brodeuse et de la chambre de l’Italien?…


La cloche de clôture du cimetière tintait dans le lointain, du côté de Charonne. Bientôt, une autre cloche sonna tout près du mur longeant le chemin des Poiriers, et on vit passer dans cette espèce de clairière qui dégageait la tombe du colonel Bozzo un gardien qui disait «On ferme».


Aussitôt que ce gardien eut disparu, deux hommes sortirent avec précaution des massifs groupés à droite de la tombe, tandis qu’un troisième se montrait derrière la table de marbre blanc.


Le jour avait tellement baissé qu’on ne pouvait distinguer les traits de ces hommes.


Leur costume n’avait rien de remarquable, en mal ni en bien, et pourtant leur aspect fit naître dans l’esprit d’Irène l’idée que, tout à l’heure, Mme la comtesse, seule et si près d’eux dans ce coin reculé, venait de courir un danger.


Les paroles entendues naguère n’avaient certes pas été prononcées par eux, car la tombe était éloignée d’une centaine de pas pour le moins; mais je ne sais pourquoi, dans la pensée d’Irène, leur présence se rapportait aux paroles entendues.


Les trois hommes s’éloignèrent, mais non pas du même côté que le gardien.


Irène restait immobile et toute pensive.


– Comme il tarde! murmura-t-elle tout à coup en remarquant l’ombre épaissie autour d’elle. Il a peut-être entendu, lui aussi! C’est sans doute un danger nouveau. Il y a tant d’ennemis autour de lui!


Son charmant visage prit une expression de tristesse.


Puis sa rêverie tournant encore une fois et revenant aux objets qui l’avaient récemment frappée, elle ajouta en prenant la lettre sur son métier:


– C’est mon père… c’est mon père qui me met ces idées-là dans l’esprit. Je finirai par avoir peur de mon ombre!


Le contact de la lettre lui donna un petit frisson.


– Pauvre père! dit-elle encore, il voit des dangers partout, et des crimes! Cette histoire qu’il recommence toujours et qu’il entame chaque fois comme s’il dévoilait un grand secret, elle est si confuse!… mais si terrible! Est-elle vraie, cette histoire? Elle doit être vraie, et c’est ce qui a porté le dernier coup à sa raison. Il faut bien qu’il y ait quelque chose, puisqu’il a tout abandonné, puisqu’il a brisé sa carrière pour s’enterrer vivant dans ces noirs souterrains de Stolberg.


Dans la demi-obscurité, ses yeux essayaient de déchiffrer l’écriture serrée de la lettre.


Elle parvenait à lire surtout parce qu’elle avait déjà lu.


Dans toutes ses lettres, Vincent Carpentier, dont le cerveau était évidemment malade, recommençait le même récit.


Irène lisait:


«… Je vais enfin te dire pourquoi je suis un mort. J’avais vu le petit-fils mettre son couteau dans la poitrine de l’aïeul, je connaissais, pour mon malheur, le secret du démon. Je dis à Reynier de me retenir une place aux Messageries: c’était la troisième place que je retenais. Je cherchais à donner le change. Pendant qu’il était aux Messageries, je m’enfuis avec ses habits. Fuir! c’est à peine si je pouvais marcher. Les cordes étaient entrées si avant dans ma chair! Et ma tête était lourde comme si on l’eût remplie d’or…»


– Toujours cette pensée de l’or! fit Irène en s’interrompant. J’aurais voulu revoir ce tableau qui était dans l’atelier de Reynier et en face duquel Reynier devina pour la première fois la maladie du pauvre père: ce tableau qui représentait un fils assassinant son père dans une cave qui contenait un trésor… On dirait que c’est ce tableau qui est la folie de mon père.


Elle lut encore:


«… C’était du feu qui était dans l’air. Le ciel était couleur d’or, et de plomb, et de sang! La voiture de l’assassin passa sur la route dans un nuage de poussière. Et l’orage éclata, une tempête toute pareille à celle du récit de Reynier dans l’île de Corse. Je la reconnaissais bien, la tempête, et je rencontrai la maison déserte avec la vieille femme, Bamboche ivre d’eau-de-vie, et ce bouledogue à figure humaine, Coyatier, le marchef: toute l’aventure de Reynier, toute! Seulement, on ne m’avait pas raconté le parricide: je l’avais vu de mes yeux…»


Irène passa ses doigts sur son front.


– La folie se gagne, murmura-t-elle: je deviens folle à vouloir deviner cette énigme! Reynier en savait-il plus long que moi? Quand nous allâmes à Stolberg, le père lui parla un peu plus qu’à moi… Mais Reynier ne me cachait rien en ce temps-là… S’il avait su, il aurait parlé… Pauvre Reynier!… Qu’il soit bien heureux avec celle qu’il a choisie!


Il est un accent particulier pour les paroles qu’on prononce dans le but de se tromper soi-même.


Irène n’y voyait plus, mais elle lisait encore moitié en devinant, moitié par souvenir:


«… C’était vers cette maison isolée que se dirigeait la voiture de l’assassin quand je l’avais rencontrée sur la route. Il venait là commander un coup de couteau. Le coup de couteau était pour moi. À travers la porte, j’entendais le sinistre ouvrier qui aiguisait son outil sur une meule… Une fois, dans le midi de la France, du temps que je cherchais la santé pour ma pauvre Irène, la première, ta mère, un malheureux s’était réfugié chez nous.


«Les gendarmes le poursuivaient.


«C’était un ancien soldat d’Afrique; il avait tué sa femme dans un accès de jalousie. Il portait encore son uniforme.


«Cet homme m’avait fait horreur, d’abord, il se vantait de son crime, mais ma première Irène était comme toi; son âme voyait tout, elle me dit: «Celui-là est un pauvre misérable que l’amour a aveuglé; il se vante, mais il pleure.»


«C’était vrai. Il y a des créatures dont les baisers sont funestes comme la morsure d’un chien enragé.


«L’homme avait été un vaillant soldat. On lui avait broyé le cœur. Nous le gardâmes et nous le soignâmes. Quand il nous quitta, il dit à Irène: «Ce que vous avez fait pour moi, peut-être que je le rendrai à ceux que vous aimez.»


«… C’était cet homme-là, ma fille, qui tournait la meule dans la maison isolée, et qui aiguisait le couteau qui devait faire la fin de moi, pendant que la vieille femme ivre grondait et chantonnait, pendant que la tempête hurlait autour de mon corps. Car bientôt je ne valus pas mieux qu’un cadavre. Je perdis mes sens, couché dans une flaque d’eau, la tête sur la pierre du seuil.


«… Quand je m’éveillai, j’étais dans le lit de Coyatier dit le marchef, qui veillait à mon chevet. Il m’avait reconnu après tant d’années. La vieille était garrottée avec des cordes dans un coin. Il me dit: «J’ai souvent pensé à votre ange de femme. Je parie qu’elle est morte. Celles-là ne restent jamais bien longtemps sur la terre.»


«- Est-ce donc bien vous? demandai-je.


«- Oui; et vous auriez mieux fait de me laisser crever comme un chien, autrefois… Elle est morte, n’est-ce pas? Les mauvaises durent, les bonnes s’en vont. C’est égal, je lui ai fait une promesse, je vais la tenir…


La lettre s’échappa des mains d’Irène. La nuit était presque complète.


– Il n’y a pas de folie là-dedans, murmura-t-elle. Et pourtant c’est le fait d’un fou d’écrire toujours, toujours la même histoire dans dix lettres différentes…


Elle s’interrompit en tressaillant.


– Mais comme Julian tarde, s’écria-t-elle. Il y a quelque chose. J’ai peur désormais dans cette maison. Je veux le prévenir, car le danger est pour lui bien plus que pour moi. En bas, tout à l’heure, ces voix parlaient de la fenêtre aux persiennes fermées. C’est sa fenêtre…


Tout à coup elle se prit à écouter.


Un bruit de pas se faisait entendre dans le corridor.


Irène se leva, transfigurée par une joie soudaine.


– Le voilà! pensa-t-elle. Comme je suis enfant! Quand je reçois les lettres du pauvre père, je vois partout des dangers…


Elle riait franchement de sa frayeur. On frappa.


Elle dit d’une voix qui tremblait un peu, mais c’était le bonheur.


– Entrez!


En même temps, elle marcha vers la porte qui allait donner passage à ce beau cavalier Mora, si impatiemment attendu.


Mais quand la porte s’ouvrit, Irène recula stupéfaite.


Les dernières lueurs du crépuscule éclairaient, sur le seuil cette femme élégante et belle, qui s’était agenouillée naguère devant la tombe du colonel Bozzo.


– Madame la comtesse de Clare! chez moi! s’écria Irène.


– Je croyais m’être trompée, répliqua la nouvelle venue, en poussant la porte qu’elle referma derrière elle. Bonsoir, ma chère enfant. Je savais votre adresse, mais il y a loin de la rue des Partants jusqu’ici, et j’ai cru que j’allais m’égarer en chemin.

X La comtesse Marguerite

En 1843, Mme la comtesse de Clare était à l’apogée de sa fortune. Le faubourg Saint-Germain l’avait complètement adoptée, malgré les bruits étranges et de tout point incroyables, que la jalousie essayait de colporter à l’endroit de son passé.


On pouvait la regarder comme la reine de la mode sérieuse, tournant à la religion et à la politique.


Les légitimistes purs la craignaient à cause de la protection dont elle entourait le fils de Louis XVI, qui avait alors de nombreux partisans autour de Saint-Thomas-d’Aquin. Les hommes d’État fidèles à la branche aînée de Bourbon, comptaient avec elle et lui savaient un gré infini de sa prudence, car elle aurait pu diviser le parti. La cour de Louis-Philippe lui faisait des avances qui étaient hautement repoussées.


Son mari, le comte Joulou du Bréhut de Clare, vivait fort retiré. On le disait mourant d’une maladie de langueur, et la comtesse, offerte pour modèle à toutes les femmes, l’entourait de soins, célébrés par les gazetiers.


Alors, comme aujourd’hui, des journaux gagnaient leur pain quotidien à escalader le mur de la vie privée. La chronique racontait sur la jeunesse du comte de Clare des choses tout à fait orageuses.


C’était un coureur et un ivrogne de la plus brutale catégorie, mais l’ange que Dieu lui avait donné pour femme avait réformé tout cela. Marguerite (c’était le petit nom de la céleste comtesse) avait fait de lui un homme de bonnes vie et mœurs, bien pensant et se tenant comme il faut.


Une guérison complète, un miracle.


Il adorait Marguerite, et, certes, il avait bien raison.


Ceux de nos lecteurs qui ont parcouru le second épisode des Habits Noirs, intitulé Cœur d’Acier, connaissent les commencements de cette liaison et savent à quoi s’en tenir sur la belle comtesse.


Les autres, au cours de ce récit, pourront mesurer l’intelligence et la vaillance de cette redoutable aventurière qui tint un jour dans la même main ces deux armes si bien trempées: l’influence des premiers, des plus nobles salons du monde et le mystérieux pouvoir de la grande-maîtrise du Fera-t-il jour demain!


Les tribunaux lui avaient donné la tutelle de la jeune princesse d’Eppstein, héritière unique des immenses domaines de la branche aînée de Clare par la mort du feu duc; son crédit était sans bornes, tout lui souriait, et certes on eût lapidé le prophète de malheur qui aurait prédit alors l’étrange coup de foudre par lequel cette brillante existence devait être broyée si peu de temps après.


La comtesse, en entrant, traversa la chambre d’Irène et alla jusqu’à la fenêtre.


Irène balbutia:


– Si madame la comtesse m’avait fait connaître son désir de me voir, je me serais empressée…


– Voilà ce qui m’a donné à réfléchir, ma chère enfant, interrompit Marguerite: c’est d’abord la distinction de vos manières, et ensuite la façon dont vous vous exprimez… Vous m’avez vue tout à l’heure, je pense, au tombeau de mon respectable ami?


Irène répondit affirmativement.


– Je voudrais que vous m’y eussiez vue déjà et bien souvent, reprit la comtesse en revenant sur ses pas. Celui qui est couché là était un juste sur la terre. Malheureusement, tous tant que nous sommes, le tourbillon de la vie nous emporte, et nous n’avons plus le temps d’accomplir nos actes de piété envers les morts. Avez-vous reçu depuis peu des nouvelles de votre père?


– De mon père! répéta Irène ébahie. Vous ignorez donc, madame, que j’ai eu le malheur de perdre mon père?


La comtesse lui prit la main et dit en baissant la voix:


– Il est vrai, mademoiselle, que je n’avais aucunement le droit de prendre des informations sur vous. J’aurais dû me contenter de ce que vous avez bien voulu me dire. Mais l’intérêt affectueux que vous m’avez inspiré est mon excuse.


La jeune fille resta sans réponse. Il y avait en elle du froid et je ne sais quel sentiment de défiance qui allait grandissant.


– Permettez-vous que je m’assoie? demanda la comtesse.


Et comme Irène, confuse, entamait une apologie, Mme de Clare ajouta d’un ton simple et bon:


– Vous êtes étonnée, ne vous en défendez pas. Il paraît que je suis une grande dame, et les grandes dames n’ont pas coutume de rendre visite à leurs brodeuses. Si vous étiez couturière en renom, je ne dis pas. On peut dépenser une heure ou deux à polir un plan de toilette… Vous ne me connaissez pas, mademoiselle Irène.


Elle souriait, mais sans amertume, et continua presque gravement:


– Ma chère enfant, je n’ai pas toujours été une grande dame, il s’en faut de beaucoup. Et qui sait si je n’ai pas à vous parler de choses plus importantes que la toilette même, pour vous d’aborder ensuite pour moi?


Elle avait pris le siège qu’Irène venait de lui offrir tardivement.


– Avant de vous asseoir près de moi, dit-elle, car je vous préviens que notre conversation sera longue, fermez la fenêtre et allumez une bougie. Irène obéit. Il y avait un vague espoir qui se mêlait maintenant à sa crainte.


Vers quoi allait cet espoir? La jeune fille n’aurait point su le dire, mais la comtesse Marguerite était de celles pour qui séduire est un jeu. Le seul accent de sa voix pénétrante portait avec soi la persuasion et la sympathie.


Celle-là, on l’avait aimée ardemment, follement.


Et il y avait encore un homme qu’elle faisait mourir d’amour.


Quand la bougie allumée par Irène brilla, la comtesse Marguerite avait relevé la dentelle de son voile et montrait à découvert ce visage aux lignes correctes dans leur finesse vigoureuse qui avait donné autrefois du génie à un peintre enfant, et qui, par contre, avaient ployé jusqu’à la honte la noblesse d’un cœur héroïque.


Elle était belle, nous le disions alors, belle orgueilleusement, belle insolemment, de cette beauté qui éclate et grandit au-dessus des tristesses de la rivale vaincue.


C’était vrai: ainsi passait dans sa gloire terrible la courtisane d’autrefois.


Maintenant, après des années, la courtisane ayant fait peau neuve, comme le serpent, allait, miraculeusement transfigurée, belle encore, plus belle, mais d’une autre beauté, simple et décente comme la vie d’une honnête femme.


Le désordre superbe de ses cheveux châtain aux lueurs fauves n’était plus; ses yeux longs fendus, frangés de sombre et renvoyant comme un miroir ardent les chaudes clartés de l’orgie, avaient éteint leur flamme audacieuse.


L’abandon de sa grâce lascive avait fait place à la dignité.


Cela, naturellement, et comme si le passé seul eût menti.


Elle était belle hautement, belle jusqu’à éblouir en forçant le respect. Mais l’âge, dira-t-on?


Je ne sais pas. Qu’importe l’âge! Avez-vous vu l’orage et le temps glisser sur le marbre poli? Le bronze des chefs-d’œuvre n’a pas d’âge.


Tant que la beauté resplendit, c’est la jeunesse. Marguerite était jeune, puisqu’elle était merveilleusement belle et que les dix-huit ans d’Irène ne faisaient pas ombre aux rayons de son regard.


Irène s’assit auprès d’elle, et dit, après avoir posé la bougie sur la table à ouvrage:


– Madame, pourquoi m’avez-vous parlé de mon père?


– Parce que j’ai un service à vous demander, ma chère enfant, répondit la comtesse. J’ai besoin de votre chambre pour cette nuit.


Irène garda le silence, mais sa figure expressive disait sa surprise sans bornes.


Elle cherchait le rapport entre sa question et la réponse qui lui était faite.


– C’est bien, poursuivit la comtesse Marguerite, vous n’avez pas baissé les yeux. Aucun soupçon malséant n’a traversé votre pensée. Vous êtes telle que je vous avais devinée, mon enfant, sincère et droite comme la vertu. J’ai besoin de votre chambre pour un motif qui est digne de moi et de vous.


En parlant, elle avait soulevé le papier de soie qui servait de garde à la broderie d’Irène.


– C’est de l’art! murmura-t-elle, de l’art véritable, et je regrette presque d’avoir à vous dire que vous abandonnerez bientôt tout cela. Vous n’aurez pas le temps de finir l’ameublement de mon boudoir, Irène.


L’entrevue avait un début bizarre. On dit que les diplomates jouent ainsi autour des questions qu’ils vont aborder.


La comtesse laissa retomber la feuille légère qui couvrit de nouveau la broderie et dit encore:


– Vous avez dû être bien privée quand votre piano vous a manqué? Car vous êtes musicienne jusqu’au bout des ongles, je sais cela.


– Madame… commença Irène en rougissant un peu.


– Oh! interrompit Marguerite, nous reviendrons à votre père, soyez tranquille. Je n’avais aucun droit à m’occuper de vous. Mais il y a des sympathies. J’ai pris mes premiers renseignements pour savoir si je puis vous être utile, j’entends plus utile qu’on ne l’est dans la mesure ordinaire, à une jeune personne qui travaille de ses mains, et le hasard a voulu que je sois tombée tout d’abord sur des faits qui mêlent votre histoire à la mienne.


Elle s’arrêta. Irène était immobile et droite sur son siège.


La lumière de la bougie les éclairait toutes les deux, charmantes au degré suprême, mais si différemment que la fantaisie d’un poète n’eût pu trouver un plus parfait contraste.


La physionomie de la comtesse était, comme sa parole, douce, affectueuse, mais gravement protectrice. Les traits d’Irène exprimaient un respect impatient, et leur jeu muet réclamait énergiquement le mot de l’énigme proposée.


La comtesse dit, comme pour répondre à cette fougue de curiosité, contenue par une discrétion courtoise:


– Irène, je pourrais être votre mère. Il y a vingt ans que je rencontrai Vincent Carpentier pour la première fois, et j’étais déjà une jeune fille de votre âge. Il n’était pas encore marié. Il n’était pas encore maçon. Il avait de belles ambitions et de grands espoirs. Si j’avais su, je vous aurais aimée plus vite, mais j’ai appris hier seulement que vous étiez la fille d’un compagnon de ma jeunesse.


– Mon père a été bien malheureux, prononça tout bas Irène. Il ne m’a jamais confié entièrement le secret de son malheur.


– Il serait plus à plaindre encore, répondit la comtesse également à voix basse, s’il savait que sa fille souffre et ne reconnaît plus son propre cœur; s’il savait qu’elle n’hésite même plus entre le fiancé, ami de ses premières années et un inconnu, un étranger…


– Madame! madame! interrompit Irène, dont la voix tremblait, qui vous a dit cela? Comment pouvez-vous connaître un secret que je n’ai confié à âme qui vive?


La comtesse lui prit les deux mains et l’attira plus près d’elle, en répétant:


– Irène, je pourrais être votre mère… vous ne niez pas! J’espérais pourtant que vous auriez nié. Reynier est un noble et cher cœur. Il ne vous accuse pas. Il cesserait de croire en Dieu avant de perdre la foi qu’il a en vous.


– Je n’oublierai jamais Reynier, dit Irène, j’ai pour lui la tendresse d’une sœur.


La comtesse lâcha la main qu’elle tenait, et prononça tout bas:


– Nous sommes toutes les mêmes, ma fille. C’est avec ce mot-là que nous tuons ceux qui nous ont donné leur âme.


– Reynier vous a-t-il donc fait ses confidences? interrogea Irène avec une nuance d’ironie, qui avait sa source dans l’effort qu’elle faisait pour contenir sa colère.


Au lieu de répondre, la comtesse Marguerite continua:


– Notre roman, à nous autres femmes, varie peu. Les détails changent, le fond reste le même. Nous frappons Reynier avec une impitoyable dureté, parce qu’il nous aime, mais l’autre nous le rend au centuple, parce que…


– Madame, interrompit encore Irène dont les joues étaient couvertes de rougeur.


– Parce que, acheva la comtesse, l’autre ne nous aime pas.


– Lui! s’écria Irène, ne pas m’aimer!


Elle s’arrêta. Un sourire orgueilleux éclata autour de ses lèvres. La comtesse la regardait et souriait aussi, mais avec tristesse.


– Je ne sais pas, dit-elle d’une voix où il y avait de l’affection beaucoup et un peu de pitié, si j’ai jamais vu une jeune fille aussi belle que vous. Vous êtes encore plus belle que je n’étais à votre âge. C’est une chose glorieuse, mais fatale. Nous sommes des proies. Et à votre insu, vous êtes proie deux fois, car, derrière votre beauté, il y a une immense fortune.

XI Le fiacre

Ces deux mots «immense fortune» ne produisirent pas sur Irène l’effet que Mme la comtesse de Clare en avait peut-être attendu.


Le regard de la jeune fille n’interrogea point cette fois et reprit au contraire toute sa tranquillité.


– Mon père est pauvre, dit-elle.


– Vous le croyez, fit Marguerite.


– Fût-il très riche, le cavalier Mora nous croit pauvres, et d’ailleurs a-t-il besoin de la fortune d’autrui?


La comtesse baissa les yeux pour cacher l’éclair de son regard.


– Il a donc fait depuis peu un bien bel héritage? murmura-t-elle.


Irène rougit, mais elle ne répondit pas.


– Vous avez dit: «nous croit pauvres», continua la comtesse Marguerite. Vous avez donc confié au cavalier Mora le secret que vous vouliez me cacher tout à l’heure. Il sait que Vincent Carpentier existe encore?


– Il aime mon père comme il m’aime, prononça tout bas la jeune fille. Il s’intéresse à sa cruelle maladie.


– Et c’est à Paris seulement qu’on trouve des médecins capables d’entreprendre une pareille cure? dit vivement Marguerite. Le cavalier Mora vous a conseillé de faire venir votre père à Paris!


– Il est vrai, fit Irène dont le cœur était serré malgré elle.


Elle ajouta en faisant appel à tout son courage:


– N’est-ce pas tout simple dans la position où nous sommes?


– En effet, répliqua la comtesse d’un ton sec et dur dans la position où vous êtes, c’est tout simple.


– Madame, dit Irène en se redressant, je suis sûre que vous n’êtes pas venue chez moi pour m’insulter!


La comtesse Marguerite eut un singulier sourire et repartit:


– Vous avez raison, mon enfant, c’est presque vous outrager que de répéter vos propres paroles.


– Avez-vous quelque chose à me dire contre le cavalier Mora? s’écria Irène. Parlez! Rien ne me surprendra. Je sais qu’il est entouré d’ennemis cruels qui ne reculent pas devant la calomnie.


La comtesse garda un instant le silence, puis répondit d’un ton dégagé:


– Non, je n’ai rien à dire contre le cavalier Mora. Je vous répète, mon enfant, que j’ai besoin de votre chambre. Je suis venue pour cela.


Irène répliqua:


– La première fois que vous me l’avez dit, j’ai cru avoir mal entendu. Il m’est difficile de comprendre comment Mme la comtesse de Clare…


Elle s’interrompit parce que Marguerite lui tendit la main en disant:


– N’essayez pas de feindre une défiance qui n’est pas en vous, ma fille. Vous êtes irritée contre moi, vous voudriez vous venger par un soupçon, mais le soupçon refuse de naître.


C’était rigoureusement vrai. Irène avait pensé au premier moment que Mme la comtesse de Clare était là peut-être pour le cavalier Mora lui-même, mais cette idée n’avait pas tenu, tout uniment parce que la volonté de Marguerite était qu’elle ne tînt pas.


On eût dit qu’il y avait en cette femme un invincible don. Son regard était un talisman qui persuadait mieux que l’éloquence elle-même.


Elle consulta la petite montre d’un travail exquis mais très simple, qui était passée dans sa ceinture.


– Pas encore neuf heures, dit-elle, nous avons du temps devant nous. C’est pour la nuit seulement que je viens vous demander votre logis…


– Mais moi, madame, interrompit la jeune fille, tout naïvement, cette fois, où irais-je si je sortais d’ici?


La comtesse Marguerite avait repris son air d’affectueuse protection. Au lieu de répondre elle demanda:


– Vous causerais-je du chagrin ou de la joie en vous disant que M. Reynier est à Paris?


– Je ne savais pas que Reynier eût quitté Paris, répondit Irène.


– Ah! fit Marguerite avec étonnement. Et vous ne cherchiez même pas à savoir pourquoi il ne se présentait plus chez vous?


– La dernière fois que Reynier s’est présenté chez moi, il avait été convenu entre nous que sa visite ne se renouvellerait pas.


Comme Marguerite l’interrogeait d’un regard de plus en plus surpris, elle ajouta:


– Reynier avait une autre liaison, madame.


Cette fois la comtesse fronça le sourcil et baissa la voix pour dire:


– Reynier ne vous a jamais accusée d’avoir tendu le piège où il a failli perdre la liberté et la vie, mademoiselle!


Les yeux d’Irène s’ouvrirent tout grands. Elle répéta comme quelqu’un qui ne comprend pas:


– La liberté… la vie!


– Pouvez-vous donc ignorer ce qui s’est passé ici même! s’écria Marguerite.


Irène détourna les yeux d’elle, et dit comme si ces paroles lui eussent coûté un douloureux effort:


– Oui, madame, je l’ignore… et je voudrais le savoir… maintenant.


Elle ajouta parce que la comtesse, incrédule, hésitait:


– On m’a dit seulement qu’il était venu, un jour que j’étais bien malade, et que… et que les voisins m’avaient protégée.


– Vous! contre lui! contre Reynier! et vous l’avez cru?


– Non… ou du moins, il y avait là quelque chose d’incompréhensible pour moi. J’ai souvent interrogé…


– Qui?


– Tous ceux qui pouvaient savoir.


– Le cavalier Mora, surtout?


– Oui… le cavalier Mora, comme les autres.


– Et c’est lui qui a accusé Reynier?


– Jamais, madame. C’est lui plutôt qui a fait le silence autour de moi. Le cavalier Mora est un bon, un noble cœur.


Elles étaient pâles toutes deux, et entre elles une sourde colère couvait. Mais au fond du courroux d’Irène il y avait de la terreur. Elle sentait que sur sa tête un secret funeste était suspendu.


– Je n’étais pas venue pour cela, dit la comtesse Marguerite après un silence, mais je vais vous apprendre ce que vous désirez savoir. Dans votre dernière entrevue, Reynier vous avait dit: «je reviendrai une fois encore pour vous remettre les papiers de notre père.» Est-ce vrai?


– C’est vrai.


– Reynier revint comme il l’avait promis. Il vous trouva évanouie.


– Ce doit être vrai, car je ne le vis pas.


– Il ne remporta pas les papiers de votre père. Les avez-vous?


– Non.


– Votre père n’est pas fou, ma fille, prononça la comtesse avec énergie. Votre père mourra assassiné!


– Pourquoi me dites-vous cela, madame? balbutia Irène prête à se trouver mal, tant l’épouvante lui étreignait fortement le cœur.


– Parce qu’un autre a les papiers, parce que ces papiers prouvent ou du moins laissent voir que votre père possède un secret mortel…


– Le trésor!


Ce mot s’échappa comme une plainte des lèvres de la jeune fille.


Elle ne vit pas l’éclair qui s’alluma dans les yeux de Mme la comtesse de Clare.


Celle-ci laissa passer le mot sans le relever, et prenant l’accent qui convient à l’exposé d’un fait, elle raconta brièvement et clairement la scène étrange que nous connaissons déjà par le récit d’Échalot.


Irène l’écoutait, plongée dans une stupéfaction profonde.


Quand la comtesse parla du poignard qu’on avait trouvé sur le plancher aux pieds de Reynier terrassé, maintenu par les deux inconnus, aidés de vingt badauds, et des pistolets chargés qui sortaient des poches de son pantalon, le rouge monta aux joues d’Irène.


La comtesse n’avait pas prononcé une seule fois le nom du cavalier Mora.


Elle arriva à l’arrestation de Reynier.


– C’était donc là leur but! s’écria Irène désolée; ils voulaient le traîner devant les tribunaux!…


– Non interrompit Marguerite, les tribunaux n’auraient rien valu puisque vous auriez témoigné. Les gens qui ont joué cette comédie infâme ne voulaient pas aller jusqu’au palais de justice. Attendez, vous allez voir; il y avait la route à faire: la route entre la maison où nous sommes et le palais.


«On avait mis Reynier dans un fiacre, entre deux agents qui avaient eu peine à le protéger contre les gens du voisinage.


«Le pauvre jeune homme était paralysé par la stupeur.


«Tout ce qui lui arrivait depuis la querelle incompréhensible que vous lui aviez faite la veille, était pour lui un rêve douloureux plein de surprises navrantes.


«C’est lui-même qui m’a raconté tout cela.


«Le fiacre descendit à Paris par la rue de la Roquette; la nuit tombait quand il traversa la place de la Bastille. Les agents étaient des gaillards solides.


«Comme Reynier n’avait plus d’armes, on lui avait retiré ses liens.


«Vous verrez que ce n’était pas par miséricorde.


«Dans la rue Saint-Antoine, un des agents fut pris de secousses brusques qui ressemblaient à des convulsions.


«- Tonnerre! dit son camarade, nous voilà bien! Il faut mettre les menottes au prisonnier, et vite, car si tu as ta crise, il aurait beau jeu contre nous!… Voyons! Malou! Malou! Malou! tiens-toi bien!


«Malou ne répondit pas. Sa bouche grimaçait, ses yeux roulaient dans leurs orbites, et ses deux mains crispées essayaient de s’accrocher au coussin.


«L’autre agent sortit des cordes de sa poche et se précipita sur Reynier pour lui lier les poignets.


«Reynier ne fit aucune résistance; mais l’agent n’eut pas le temps d’accomplir sa besogne.


«Malou, qui avait fait effort pour se lever, retomba comme une masse, et presque aussitôt après, se débattit en proie à une furieuse attaque d’épilepsie.


«L’agent lâcha Reynier pour revenir à son camarade.


«Il disait:


«- Malou! Malou! tiens-toi bien! Tu pourras gigoter tant que tu voudras quand nous serons à la préfecture. Que diable! on ne reste pas au service quand on a des infirmités comme ça! Heureusement que le prisonnier est bien tranquille…


«Le prisonnier était plus que tranquille. Jusqu’alors sa pensée avait sommeillé lourdement. Il était comme mort.


«Mais ces paroles l’éveillèrent à demi.


«Il faut que vous compreniez: elles étaient prononcées dans le but de l’éveiller.


«La comédie continuait. Le guet-apens marchait en même temps que le fiacre.


«Malou et son camarade étaient des acteurs.


«Reynier fit un effort pour voir clair dans la nuit de sa cervelle. Il n’y trouva qu’une pensée: le désir passionné de vous rejoindre pour combattre l’odieuse, l’absurde accusation qui l’écrasait.


«Sa détresse avait vaguement la perception d’une fantasmagorie, créée pour vous tromper.


«Il se rendait compte de ce fait qu’on avait accumulé les apparences autour de lui avec un art infernal et que le flagrant délit, savamment préparé, serait attesté par une multitude de témoins, par vous-même peut-être, car votre déposition véridique eût été d’un poids terrible.


«Qu’eussiez-vous déclaré, en effet? que vous l’aviez congédié la veille?…


– Mais c’est horrible! murmura Irène dont le souffle s’embarrassait dans sa poitrine. On n’a jamais ouï parler d’un tel excès de perfidie!


– Si fait, repartit froidement Marguerite. On a ouï parler de trames mieux tissées encore, de pièges plus diaboliques. Il est une association de malfaiteurs, dirigée par un sénat invisible, insaisissable, qui a poussé la science du crime jusqu’aux subtilités les plus impossibles.


«Je n’ai point commencé pour ne point finir. Je vais vous apprendre tout à l’heure comment j’ai pénétré au fond de ce mystère, si bien caché, entouré de tant de précautions et de mensonges. Vous allez savoir, ma fille, le secret de votre malheur et comment le bonheur, l’aisance, le repos qui entouraient votre enfance ont pris fin tout à coup. L’avenir de la brillante élève des Dames de la Croix était-il donc d’habiter cette mansarde, où elle travaille de ses mains pour vivre?…


– Madame… voulut interrompre Irène.


– Vous allez savoir, continua la comtesse sans élever la voix, mais avec une autorité irrésistible, pourquoi vous êtes une pauvre ouvrière au lieu d’être une héritière élégante et recherchée – pourquoi, au lieu d’être la femme de votre premier, de votre vrai fiancé, vous attendez ici l’homme qui a tenté de le tuer.


– Madame! dit encore la jeune fille, qui se leva à demi.


– Vous allez savoir, poursuivit Marguerite, froide et ferme, pourquoi votre père, pourquoi votre frère d’adoption – et vous-même – vous avez été condamnés à mort par le conseil des Habits Noirs!

XII Entre deux eaux

Irène Carpentier retomba sur son siège. Il y avait dans son regard de l’étonnement, de la terreur mais aussi de la défiance.


– Accuseriez-vous le cavalier Mora d’appartenir à cette association de criminels? demanda-t-elle d’une voix profondément troublée.


Le calme de la comtesse Marguerite semblait augmenter en présence de l’émoi qu’elle avait fait naître. Elle répondit:


– Je raconte des faits. Mes témoins seront Vincent Carpentier et Reynier quand il sera temps d’appuyer mes dires de leur témoignage. Connaissez-vous bien votre propre cœur? Je crois que non. Vous êtes fascinée, non pas subjuguée. En tout cas, j’ai confiance en vous, et je vous fais juge.


– Laissez-moi vous demander, madame, si vous-même vous connaissez bien celui dont nous parlons.


La comtesse sourit.


– Tout à l’heure, dit-elle, vous m’auriez demandé volontiers si je ne le connaissais pas trop. Il y avait bien de l’inquiétude, bien de la jalousie dans le regard que vous dardiez vers moi, à travers les fleurs de votre croisée. Irène, vous êtes toute jeune, vous êtes presque une enfant. Moi, je suis vieille. Je vous ai déjà dit que je pourrais être votre mère.


Pendant qu’elle prononçait ces mots, il y avait autour de sa beauté un rayonnement qui éclatait comme un défi.


– Je connais le cavalier Mora, reprit-elle, juste autant qu’il le faut pour vous et pour moi. Et, entre parenthèses, ne m’en veuillez pas pour la visite dont je vous prive. Quand je suis entrée, vos yeux charmants m’ont dit combien votre attente était désappointée. Ce n’est pas ma faute. Je ne suis pour rien dans l’absence du cavalier Mora. Vous l’auriez attendu en vain: il est trop occupé ce soir.


Le regard d’Irène interrogea, mais la comtesse Marguerite poursuivit d’un ton péremptoire:


– Nous voilà bien loin de mon récit. Où en étais-je? Reynier s’est-il déjà jeté hors du fiacre? Non. L’idée lui en vint seulement parce qu’on la lui avait suggérée. Pendant que le camarade de Malou affectait un grand embarras, Reynier se dit: «Si j’étais libre, je courrais vers Irène.»


«De là à ouvrir la portière et à sauter sur le pavé, il n’y avait qu’un mouvement. Reynier le fit.


«Mais Malou, aussitôt guéri, sauta par l’autre portière, pendant que son camarade s’élançait derrière Reynier.


«Et tous deux crièrent:


«- Arrêtez! arrêtez l’assassin!


«Il y avait beaucoup de monde sur le pont. C’était l’heure où les ouvriers voyagent, revenant de leurs travaux. De tous côtés on barra le passage.


«Reynier, traqué, acculé, sur le point d’être saisi, franchit le parapet du pont et se précipita dans la Seine…


– Et j’ignorais cela! balbutia Irène. Il me disait: «Ne parlez à personne, vous êtes entourée d’ennemis…


– Le comte Julian disait vrai, interrompit la comtesse.


– Vous savez son nom, madame?


– Le comte Julian disait vrai, mais il n’ajoutait pas que lui-même était votre principal ennemi…


– Vous le haïssez donc bien! murmura encore la jeune fille.


– Oui, je le hais, répondit Marguerite, dont les grands yeux avaient un regard calme et profond, mais je ne le hais pas tant que vous le haïrez, quand vous saurez et que vous croirez.


– Jamais je ne croirai qu’il ait fait tant de mal!


– Tant de mal! répéta Marguerite, c’est à peine si j’ai commencé ma révélation. Et moi-même je ne sais pas tout. Il y a encore des choses qui m’échappent, surtout du côté de celle qu’il nomme sa sœur, la religieuse…


– La mère Marie-de-Grâce, s’écria Irène, une sainte!


Elle baissa les yeux sous le regard de Marguerite.


Quelque chose en elle trahissait sa foi chancelante et l’effort qu’elle faisait déjà pour se cramponner à sa croyance ébranlée.


– J’ai omis de vous dire, reprit la comtesse, que lors du départ de Reynier pour la préfecture, le commissaire de police s’était étonné de ne point connaître les deux agents qui se présentaient pour monter dans le fiacre destiné au prisonnier. Malou et son camarade avaient alors exhibé leurs cartes qui étaient en règle… Vous aurez dû entendre parler dans votre enfance d’un nommé Lecoq?


– Mon père a prononcé devant moi ce nom-là bien souvent, répondit Irène.


– Leur habileté est merveilleuse, poursuivit la comtesse. Ce Lecoq avait deux figures, deux incarnations, comme il arrive à beaucoup d’entre eux. C’était un homme du monde, je l’ai reçu dans mon salon. Il s’était insinué dans les bonnes grâces de votre vénérable ami le colonel Bozzo. Mais en même temps, c’était un des bandits les plus redoutables qui aient jamais existé, et sous le nom de Toulonnais-l’Amitié, il était un des principaux chefs des Habits Noirs. Ce mot ne vous effraye qu’à demi, ma fille. Tant mieux. Il y a bien des gens dans Paris qui ne peuvent le prononcer sans trembler, et je suis du nombre: les Habits Noirs ont attenté plusieurs fois à ma vie.


– Leur nom, dit Irène, revient souvent dans la folie de mon père.


– Votre père est payé pour les craindre. Je vous ai parlé d’eux aujourd’hui uniquement pour vous expliquer le fait de deux faux agents, instrumentant sous l’œil même d’un commissaire de police. M. Lecoq était en son vivant, une puissance à la préfecture. L’association criminelle à laquelle il appartenait jouait de la police comme d’un instrument.


– Accusez-vous donc le cavalier Mora de faire partie de cette association? madame, demanda Irène pour la seconde fois.


Au lieu de répondre, la comtesse dit:


– Le métier de ces faux agents n’était pas très facile. On avait dû les trier avec soin. Malou l’épileptique, sauta sur le parapet et de là dans la rivière aux applaudissement de la foule ameutée. Son compagnon, choisissant une route différente, parce qu’il était sans doute moins bon nageur, prit sa course dans la direction du quai, descendit l’escalier et ne se mit à l’eau qu’en face de l’Institut.


«La Seine était haute et le courant violent. Néanmoins, le second agent avait pris de l’avance. En se laissant dériver, il était sûr de couper le fugitif.


«Par cette nuit noire, il était impossible aux gens du quai de savoir ce qui se passait au milieu du fleuve. Moi, je sais. Si vous me demandez par qui, je vous répondrai par Reynier lui-même.


«Reynier n’ignorait point qu’il était poursuivi. Au moment où il reprenait haleine, après avoir plongé, il avait entendu Malou tomber à l’eau, mais il supposait n’avoir qu’un seul adversaire à redouter, et il croyait en outre que l’intention de cet adversaire était uniquement de le ressaisir.


«Au besoin, un agent qui poursuit un prisonnier a mission de le défendre contre tout péril.


«L’idée d’une tentative d’assassinat n’était même pas entrée dans l’esprit de Reynier.


«Vous pâlissez, chère enfant, s’interrompit le comtesse. Moi aussi, ma poitrine se serra quand j’entendis cet horrible récit. Et j’hésiterais à le répéter s’il m’était venu par une autre bouche.


«Le courant charriait vite, et Reynier, loin de le combattre, nageait de toute sa force dans le fil de l’eau pour faire le plus de chemin possible et atteindre les berges désertes qui sont au-delà du pont Royal.


«Il avait dépassé déjà le pont des Saints-Pères, où nul mouvement inusité n’avait lieu, parce que le bruit de l’événement n’était pas encore arrivé jusque-là.


«En sortant de l’ombre portée par les arches, il vit en avant de lui sur l’eau, une masse sombre qui semblait immobile comme une bouée que sa chaîne retient au fond.


«Il n’y a pas de bouées dans la Seine.


«Reynier, instinctivement, obliqua sur la droite.


«À ce moment même, il entendit derrière lui une respiration essoufflée. Il se retourna et ne vit rien. – À droite et à gauche, sur les deux quais, le bruit de la poursuite des curieux, qui d’abord avait été considérable, allait sans cesse diminuant.


«Dans ces occasions, d’ordinaire, à Paris, la foule se multiplie par elle-même à mesure qu’elle marche.


«Si l’on avait été en plein jour, ou si seulement un rayon de lune était tombé du ciel, la cohue aurait suivi fidèlement son spectacle jusqu’à Chaillot et même jusqu’à Saint-Cloud.


«Mais une fois passé le pont Royal; les réverbères, plus rares, laissaient le milieu du fleuve dans une nuit complète. D’un autre côté le drame, muet comme il était invisible, ne donnait aucun signe de vie.


«Les trois quarts et demi des curieux avaient perdu courage.


«Comme je vous l’ai dit, Reynier avait conscience d’être poursuivi, mais jusqu’à présent, son ennemi ne s’était point montré.


«Vers la hauteur de la rue Bellechasse, l’eau se souleva à sa gauche et une tête parut.


«Il reconnut la bouée de tout à l’heure et obliqua pour la seconde fois, mais la bouée plongea brusquement et dit avant de disparaître:


«- Allons-y, Malou! Il n’y a plus personne.»


«Presque au même instant, Reynier se sentit prendre par les deux jambes à la fois.


«Il plongea sous ce double effort qui l’attirait irrésistiblement au fond de l’eau.


«Malgré sa jeunesse vigoureuse et son habileté de nageur, il se crut perdu sans ressource, d’autant plus sûrement que la manière dont il était ainsi abordé indiquait deux virtuoses de la natation.


«Il y avait près d’un quart d’heure maintenant que les deux faux agents le suivaient, et ils avaient dû se tenir presque toujours entre deux eaux.


«Néanmoins, Reynier fit appel à tout son courage. Il rassembla ses forces en lui-même et donna une secousse terrible qui dégagea sa jambe gauche.


«La droite restait serrée comme dans un étau, mais il eut conscience des efforts que faisait maintenant son ennemi pour remonter à la surface et reprendre haleine.


«Reynier avait ménagé son souffle et ses deux mains étaient libres.


«Il remonta à pic, maintenant son adversaire sous l’eau par la position verticale qu’il gardait.


«Les deux mains qui se crispaient autour de sa cheville lâchèrent prise…


Irène respira ici fortement.


– Non, fit la comtesse Marguerite, il n’était pas encore sauvé. Comme il s’allongeait sur l’eau pour gagner au large, quelque chose le frappa en pleine poitrine. En Seine, il n’y a point de rochers. Un second choc d’ailleurs, lui révéla la nature du premier: c’était la lame d’un couteau qui entrait pour la deuxième fois dans sa chair…


«Ne vous évanouissez pas, chère enfant, interrompit Marguerite en soutenant dans ses bras Irène qui chancelait sur son siège, vous savez bien que Reynier n’en mourut pas, et je croirais que votre douleur prend naissance dans la certitude enfin venue que telle personne de notre connaissance est un lâche et vil assassin.


Irène se redressa, mais elle ne répondit pas. Le comtesse Marguerite poursuivit:


– Le courant charriait toujours ce drame atroce et ses trois personnages. Quand Reynier fut frappé pour la première fois, le trio de nageurs avait dépassé déjà le pont de la Concorde et dérivait le long de ces berges désertes qui bordent le Cours-la-Reine d’un côté, de l’autre l’avenue tournante joignant l’esplanade des Invalides au Champ-de-Mars.


«Ici, quand même Reynier aurait crié au secours, aucun secours ne lui serait venu, mais Reynier se taisait.


«Appeler de l’aide, c’était perdre le bénéfice de sa fuite et rentrer sous le coup de la loi.


«C’est là que se reconnaît la main des Habits Noirs: Ceux qu’ils ont condamnés sont pris toujours au même genre de piège.


«Ils se débattent entre deux fatalités qui les pressent: à droite l’assassin, à gauche le juge.


«Pour ces maîtres passés dans l’art du crime, la loi est une arme de rechange qui supplée au couteau.


«Sous le ciel sombre, au milieu de l’eau qui roulait impétueusement, Reynier, blessé déjà par deux fois, seul contre deux ennemis, et n’ayant que ses mains vides, retrouva du courage dans l’excès même de son danger. La lutte avait trahi son caractère: il ne s’agissait plus de fuir, il s’agissait de combattre.


«Il fallait tuer pour n’être pas tué.


«Quand Reynier me raconta cette bataille muette et horrible dont la pensée met encore du froid dans mes veines, il était couché sur un lit de douleur, où le clouaient ses blessures.


«Reynier est une noble et belle créature, ma fille.


«Je me souviens qu’il me dit ces simples paroles: Je pensais à elle avant de songer à Dieu.


«Et il se défendit vaillamment, et il attaqua héroïquement, parce qu’il songeait à vous.


«Son poing fermé tomba comme un marteau de forge sur la tête de Malou, au moment où celui-ci reparaissait à la surface pour chercher une lampée d’air.


«L’autre bandit, saisi à la gorge, eut beau appeler son camarade à son aide et frapper encore et frapper toujours, ses coups ne portaient plus.


«Il glissa bientôt, étranglé, au fond de la rivière.


Et Reynier, vainqueur, mais épuisé, surnageant par un reste d’instinct, mais emporté par le courant, comme une épave, vint aborder à l’escalier qui est sur la rive droite, devant le promenoir de Chaillot, où son dernier cri arriva par hasard jusqu’à l’oreille d’un passant.


«À quelques pas de là, dans la rue des Batailles, se trouve la maison de santé du savant médecin aliéniste, le Dr Samuel. Ce fut là que Reynier reçut les soins qui le rappelèrent à la vie…


La comtesse Marguerite se tut. Irène, blanche comme une statue d’albâtre, gardait cette apparence immobile et froide qui est si souvent le symptôme de l’émotion poussée jusqu’au paroxysme.


– Et c’est dans cette maison que se trouve aujourd’hui Reynier? demanda-t-elle après un silence.


– Non, répondit Marguerite, il l’a quittée.


– Pour aller où?


– Chez moi, au château de Clare, où s’est prolongée sa pénible et dangereuse convalescence. Le couteau de Malou avait touché le poumon.


– Vous disiez, reprit Irène, qu’il était maintenant à Paris.


– Je disais vrai.


– Où puis-je lui écrire… ou l’aller trouver?


– Encore chez moi, à l’hôtel de Clare.

XIII La puissance de Marguerite

Au-dehors, tout était silencieux. Le chemin des Poiriers, plus solitaire encore qu’aujourd’hui, sonnait bien rarement alors sous le pied d’un passant, une fois la nuit tombée, et pour erre, dans le cimetière dont toutes les issues étaient fermées depuis longtemps, il ne pouvait y avoir que les chiens de garde – ou peut-être quelques fantômes, bravant le discrédit auquel les philosophes ont réduit leur métier.


Les bonnes gens de Charonne, sceptiques sur beaucoup de points, conservent pourtant de vagues appréhensions touchant «le haut du cimetière», cette partie d’où la vue est si belle et qui confine aux cultures.


On y entend des bruits. Un jour que j’avais été visiter la tombe alors toute neuve de mon ami et maître, Frédéric Soulié – c’était vers la fin de 1847 – en prolongeant ma promenade dans la bizarre campagne qui confine au mur du nord-est, j’eus des renseignements très vagues, il est vrai, sur les spectres du Père-Lachaise.


Ils me furent donnés par une blonde petite fille de dix ans qui gardait une chèvre blanche dans un verger condamné, où déjà des tas de pierres s’amoncelaient pour la bâtisse prochaine.


La brume tombait. L’enfant me demanda l’heure, puis elle détacha brusquement sa chèvre en disant:


– Les marins vont venir.


Je ne garantis pas l’orthographe du mot marin. À mes questions sur ce qu’elle entendait par «les marins» la petite fille répondit:


– Est-ce que je sais, moi? Ils viennent muser tout le long du mur. Muser veut dire regarder par une fenêtre, s’accouder sur un balcon.


– Sont-ils beaucoup? demandai-je.


– Des tas.


– Et que font-ils?


– Puisque je vous dis qu’ils musent.


À ce qu’il semble, ce ne sont des revenants ni très hardis ni très nuisibles. On ne voit que leurs têtes décharnées, fixant des yeux sans regards sur les terrains libres qui sont en dehors de leur prison.


Ma petite fille n’en savait pas davantage.


En l’année où se passe notre histoire, on avait renforcé la garde canine qui rôde en patrouille dans les allées désertes des cimetières parisiens, mais ce n’était ni pour les marins, ni pour les fantômes.


Un fait inouï avait eu lieu qui laissa dans Paris une longue impression d’horreur. Ceux qui sont assez malheureux pour dater de si loin n’ont pas oublié ce monstre, probablement seul de son espèce: l’amoureux des mortes, le sergent Bertrand, dont la hideuse passion violait les sépultures.


Quoique ce sinistre don Juan fréquentât surtout le cimetière Montparnasse, on avait pris des précautions dans tous les autres champs de repos. Un instant les dogues furent en hausse.


Paris qui aime tant à frémir s’éveillait chaque matin, espérant que le sergent vampire aurait fait école.


Mais le pauvre diable mourut enragé, dit-on, emportant avec lui le germe de son épouvantable manie.


Irène et la comtesse Marguerite étaient assises tout près l’une de l’autre. La jeune fille avait les yeux baissés.


On aurait pu la croire très calme sans la pâleur de ses joues et la ligne de bistre qui estompait le dessous de ses paupières.


La comtesse qui ne parlait plus, semblait absorbée dans ses réflexions.


Elle se leva pour écarter la mousseline qui tombait au-devant des carreaux et jeter un regard au-dehors.


La lune était sous un grand nuage qui mettait tout dans l’ombre. C’est à peine si on apercevait vaguement les profils des massifs dans le cimetière du Père-Lachaise.


Seule, la tombe du colonel apparaissait, blanche sur ce fond noir.


Ce n’était pas cela que la comtesse Marguerite voulait voir. Sans tourner la tête, elle darda son regard aigu vers le retour du pavillon Gaillaud où était la fenêtre du cavalier Mora.


Rien ne brillait derrière les persiennes fermées.


– Madame, dit Irène, quand vous êtes entrée chez moi, vous m’avez annoncé que vous me parleriez de mon père.


Rien ne brillait, avons-nous dit. C’est exactement vrai, mais les interstices qui séparaient les tablettes des persiennes, à la croisée du cavalier Mora, n’avaient pas non plus ce noir mat qui dénonce l’absence de toute lumière à l’intérieur.


C’était comme si on eût rabattu d’épais rideaux au-devant de la fenêtre pour faire le sombre.


Marguerite revint vers Irène et répondit:


– Je n’ai pas oublié ma promesse, mais j’attendais, je l’avoue, quelque bonne parole de vous au sujet de Reynier.


– Pour parler il faut penser, murmura Irène.


– Peut-être n’ajoutez-vous pas foi à mon récit, dit la comtesse en se rasseyant.


– Si fait, madame, répliqua Irène, car j’ai le cœur serré. Mais il y a derrière votre récit des choses que je ne connais pas. Vous avez blessé en moi une affection profonde. Vous ne l’avez pas tuée. Je doute…


Elle hésita avant d’ajouter:


– Et cela me donne un remords. Je me reproche mes soupçons.


– Vous êtes une noble créature, dit la comtesse qui lui prit les mains. Je ne me dissimulais pas les difficultés de ma tâche auprès de vous. Peut-être aurais-je dû débuter autrement. Il y a en effet autour de vous un mystère que vous ignorez. Suis-je beaucoup plus savante que vous? C’est une question à laquelle nous répondrons mieux au terme de notre entrevue. Car il me reste bien des choses à vous dire. Voulez-vous que nous procédions par ordre? Dès le point de départ j’aurais dû vous expliquer pourquoi je me suis permis, sans droit aucun, de jeter un regard sur votre vie; car c’est à cause de vous, uniquement à cause de vous, que je me suis occupée de votre père et aussi de votre fiancé, quoique je les connusse tous les deux avant de vous avoir jamais vue.


«M’écoutez-vous?


Irène dont le beau front rêvait répondit pourtant:


– Madame, je vous écoute.


– En vous voyant si merveilleusement belle, reprit la comtesse, si bien élevée, en un mot si fort au-dessus de la classe à laquelle vous paraissiez appartenir, j’éprouvai, à votre endroit, un sentiment mélangé d’intérêt et de curiosité, dès la première fois que vous me rapportâtes une pièce de broderie. Le hasard seul nous avait rapprochées, vous simple ouvrière, moi, femme titrée et riche.


Elle s’interrompit parce que le regard d’Irène se relevait sur elle.


– Oui, je l’affirme, dit-elle, avec un sourire plein de franchise: le hasard seul. La sympathie n’est venue qu’après. Laissez-moi continuer. J’aime la fierté. Il m’aurait déplu de vous inquiéter, de vous humilier peut-être en vous interrogeant directement. J’avais d’autres moyens de lire votre histoire à livre ouvert.


– Pauvre histoire! murmura Irène comme malgré elle.


– Il y a plus de vingt ans que je connais votre père, poursuivit Marguerite. Je fus une dizaine d’années sans le voir, et il est probable que l’élève des Beaux-Arts de 1820 avait déjà perdu, à l’époque où le colonel Bozzo me l’amena, un peu après 1830, tout souvenir d’une pauvre fillette qui le servait à table dans une petite pension de la rue Saint-Jacques où il prenait ses repas, moyennant 45 francs par mois.


– La jeune fille, c’était vous, madame?


– Ce ne serait pas une soirée qu’il nous faudrait, ma chère enfant, si ma propre biographie était sur le tapis. Je suis la femme des aventures, quoique je ne les aie jamais cherchées. Elles sont venues à moi par troupes. Mais il ne s’agit ici que de vous et des vôtres. Dans mon désir subit et un peu romanesque de savoir s’il m’était possible de faire quelque chose pour vous, je consultai un oracle: mon oracle ordinaire… et tout d’abord, je vous prie de me pardonner cela.


– Je n’ai rien à vous pardonner, madame, répondit Irène avec une certaine hauteur, pour la raison que je n’ai rien à cacher.


– C’est vrai, prononça tout bas Marguerite. Vous n’avez rien à cacher aujourd’hui.


– Demain, ce sera vrai encore.


– Je le souhaite et je l’espère, mon enfant, dit la comtesse dont l’accent était doucement affectueux.


Elle se pencha vers Irène et lui effleura le front d’un baiser. Puis, changeant de ton tout à coup, elle reprit:


– Revenons à mon oracle. Je ne suis pas sorcière, mais il y a dans la bienfaisance quelque chose de surhumain: une magie dont le mystérieux pouvoir étonnerait certainement les profanes. Maudits soient ceux qui mettraient en mouvement cette force dans un but mauvais! Ce serait le plus infâme des sacrilèges. Vous ignorez les choses dont je vais vous parler, et pourtant vous n’y êtes pas étrangère. Ainsi les enfants voient-ils souvent dans la bibliothèque de leurs parents des livres dont l’aspect leur est familier, mais que jamais ils n’ont ouverts… De la place où nous sommes, ma fille, dans le champ de repos dont vous êtes la voisine, vous apercevez une tombe.


– Une seule en effet, celle du colonel Bozzo-Corona.


– Faut-il vous apprendre les liens qui attachent votre famille à la mémoire de ce saint vieillard?


– Je sais qu’il était très riche, et que par lui la position de mon père changea pour un temps.


– Vous saurez à cet égard, tout ce que vous voudrez savoir. Mon mari et moi, nous sommes de ceux qui aidèrent le colonel à lancer Vincent Carpentier dans sa nouvelle carrière. Mais ce n’est pas de cela que je dois vous parler maintenant.


L’accent de la comtesse Marguerite prit une religieuse emphase, tandis qu’elle continuait:


– L’homme admirable dont les restes reposent sous ce marbre, avait fondé dans les hautes sphères de la vie parisienne une association digne de son grand cœur, et qui n’est pas morte avec lui. Je ne peux pas dire que j’aie remplacé le colonel Bozzo, nul ne le remplacera jamais, mais du moins suis-je en ce moment le lien qui réunit les membres de la famille, dont il était le père.


– C’est une noble tâche, murmura Irène étonnée elle-même de la curiosité qui la prenait.


Marguerite sourit.


– On nous raille volontiers, dit-elle, et bien des gens prétendent que la charité n’est plus de notre temps. Nous laissons aller la moquerie, nous sommes forts, nous accomplissons avec des moyens bornés, des œuvres qui ont leur grandeur, et… mon Dieu, oui, chère enfant, nous avons cette singulière puissance de voir à l’intérieur des maisons les mieux fermées, comme si les murailles en étaient de verre. Il faut cela pour combattre le mal et pour faire le bien. Le Mal nous hait et nous calomnie, disant que nous sommes un danger social; le Bien ne nous défend pas, j’entends le Bien mortel qui est sur la terre, et pourtant nous prospérons, parce qu’il y a là-haut un Dieu de clairvoyance et de justice.


«Nous sommes unis dans la pureté de nos intentions, dans l’abnégation de nos cœurs. Rien n’est parfait ici-bas. Il se peut qu’il y ait parmi nous des ambitions, des égoïsmes et même des perversités.


«Cela importe peu, je vous le dis, et ne vous révoltez pas contre cette vérité, qui est au-dessus de vous, au-dessus de moi, au-dessus du niveau humain: l’association vit dans son but et par son but, qui est d’ordre supérieur.


«Elle réunit les forces en les multipliant par elles-mêmes, elle les domine, elle les dirige. Que pourrait, si la chose était matériellement possible, l’effort isolé d’un flot rebelle au mouvement de la masse, et qui essayerait de remonter le courant d’un grand fleuve? Les mauvais sont absorbés par les bons.


«Il est une confrérie illustre et détestée contre laquelle d’immenses intelligences, des peuples, des rois ont déployé en vain des efforts de titan: l’ordre des Jésuites. Je ne me soucie ni d’attaquer ni de défendre les jésuites; ils me sont indifférents; j’admire seulement la vigueur inouïe de cet institut qui a supporté sans périr des chocs capables de broyer dix empires.


«En ce monde on ne peut trouver qu’une seule puissance véritablement surhumaine, c’est l’association.


«Et l’association centuple à l’instant son pouvoir quand elle a dans la main cet instrument prodigieux qu’on nomme la subordination.


«Aux jours où nous sommes, les États tremblent, les trônes chancellent, les peuples enfiévrés s’agitent dans d’inutiles convulsions, pourquoi? Parce que chacun va de soi et pour soi contre tous, parce que l’individu n’a d’autre soin que de percer sa route au travers de la masse, parce que l’esprit d’antagonisme, qui est l’imbécilité, a pris le dessus partout sur l’esprit d’union, qui est l’intelligence.


«Ils disent, du fond de leur aveuglement stupide: c’est la bataille de la vie.


«Et ils vont leur chemin, culbutant celui-ci, culbutés par celui-là, laissant des vaincus couchés dans tous les fossés de la route.


«Qu’arrive-t-il? Dans ce trouble qui devrait être un ordre, au milieu de cette mêlée qui devrait être une paix, tout groupe associé, subordonné, défendu par une hiérarchie sincère, se dresse au sein même de la cohue comme ces bataillons carrés qui portaient aux confins de l’univers la conquête macédonienne.


«Ces groupes sont phalanges; ils savent unir des milliers de boucliers pour étendre autour d’eux une solide carapace. Ils vont serrés et bardés de toutes pièces dans la foule désunie et désarmée.


«De telle sorte que – car c’est trop d’abstractions, n’est-ce pas, ma fille, pour un cher et jeune esprit comme le vôtre, et un seul fait prouvera plus auprès de vous que des centaines d’arguments – de telle sorte que, disais-je, la faiblesse de tous faisant la force de quelques-uns, il se trouve que moi, l’ancienne servante du petit traiteur de la rue Saint-Jacques, je dispose d’un pouvoir peu bruyant, c’est vrai; mais si réel et si étendu, que le roi Louis-Philippe sur son trône, resterait fort embarrassé devant les problèmes dont je me joue!

XIV Condamné à mort

La comtesse Marguerite avait prononcé ces dernières paroles d’un ton presque enjoué. Elle était sûre désormais de l’attention d’Irène.


Les beaux yeux de celle-ci trahissaient en effet sa curiosité très vivement excitée.


– Bien entendu, reprit Marguerite, qui souriait, je ne me compare pas au roi. J’ai parlé seulement de problèmes à résoudre; j’aurais pu dire aussi de certains obstacles à soulever, mais trêve de fanfaronnades!


«Ce n’est, au fond, qu’une question de police. Nous avons la nôtre, le roi et moi. Seulement celle du roi est comme le loup blanc: elle a une réputation détestable; on s’en défie.


«La nôtre, – la mienne, – n’a pas de réputation du tout.


«Elle ressemble à tout le monde, et quand on la voit passer dans la rue, personne ne peut dire: «La voilà.»


«Ceci est suprême, en fait de police.


«Aussitôt que je veux avoir le mot d’une énigme, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir, je consulte ma police, c’est-à-dire notre œuvre elle-même, comme d’autres consulteraient une somnambule ou une devineresse.


«Seulement somnambules et devineresses mentent souvent et le reste du temps elles se trompent.


«Notre œuvre ne peut pas se tromper; son œuvre dit toujours la vérité.


«Peu de temps après la première entrevue que j’eus avec vous, je mis sur un carré de papier votre nom et votre adresse.


«Ce nom de Carpentier n’est pas rare. Je dois vous dire qu’il rappelait en moi des souvenirs si vagues que je n’y attachais aucune espèce d’importance.


«L’idée ne m’était pas encore venue que vous pouviez être la fille de Vincent.


«J’ignorais encore votre liaison avec Reynier, lequel m’était connu comme peintre. Je lui avais commandé autrefois un tableau.


«Outre le nom et l’adresse, je mis sur mon carré de papier ces autres mentions: «La vie de Mlle Irène Carpentier, sa famille, ses relations, ce qu’il est possible de faire pour elle.» Le tout fut placé en mains sûres et discrètes…


– Et vous eûtes une réponse, madame? interrompit la jeune fille, dont l’accent marquait un reste d’incrédulité.


– J’eus plusieurs réponses.


– Contradictoires peut-être.


– La vérité est une. Elles se complétaient l’une l’autre. À l’heure qu’il est, leur réunion forme un tout.


– Alors, madame, dit Irène, vous devez en savoir sur moi beaucoup plus long que moi-même.


– C’est vraisemblable, répondit la comtesse, et je le crois.


Il y eut un silence. Irène brûlait d’interroger; mais elle n’osait plus.


La comtesse pointa du doigt la lettre de Carpentier qui restait sur le métier auprès du portrait retourné du cavalier Mora.


– À moins, poursuivit-elle, que la dernière lettre de votre père ne vous ait tout dit.


– Sa dernière lettre est comme les autres, murmura la jeune fille.


– À moins encore, continua Marguerite dont la main quitta la lettre pour désigner le portrait, qu’à certaine heure où vous regardiez l’original de cette miniature, Dieu n’ait mis dans vos yeux le don de distinguer la vérité du mensonge.


Les paupières d’Irène se baissèrent. Ce fut encore Marguerite qui reprit la parole la première.


– Un jour, dit-elle, voici déjà bien longtemps, votre bon cœur et les souvenirs de votre enfance prirent le dessus sur les irrésolutions qui vous troublaient, et vous consentîtes à donner votre main à Reynier. Ce jour-là, vous reçûtes deux lettres dont je vais vous rappeler le sens, sinon les expressions exactes.


«La première qui était d’une écriture inconnue disait à peu près ceci: «Vincent Carpentier est mort. Sa tombe est à Stolberg-les-Mines, entre Liège et Aix-La-Chapelle, territoire neutre. Demander le n° 103.»


– Ce n’est pas un à peu près, murmura Irène avec une profonde émotion. C’est la lettre elle-même.


– Tant mieux. Alors, c’est que ma mémoire me sert bien. La seconde lettre…


– Je ne l’ai jamais montrée à personne, madame! s’écria Irène.


– La seconde lettre, poursuivit froidement la comtesse, si ma mémoire est également fidèle, ne contenait que ces mots: «Le cavalier Mora demande une entrevue à mademoiselle Irène pour lui parler de sa sœur Marie-de-Grâce…»


– Il n’y avait pas le cavalier Mora, dit la jeune fille.


– C’est juste, fit Marguerite, ce nom-là n’était pas encore inventé. Il y avait: «Le comte J…»


Irène courba la tête, Marguerite continua:


– Le mariage arrêté ne se fit pas. Vous aviez, du reste, un bon prétexte: vous vouliez auparavant vous agenouiller sur la tombe de votre père. Vous partîtes pour Stolberg…


– Avec Reynier, madame!


– Avec Reynier, et même sans voir le comte Julian.


– Si vous saviez tout ce que j’ai fait pour l’éviter! Sa sœur était ma meilleure amie.


– Sa sœur! répéta Marguerite, dont les yeux prirent une expression étrange.


Irène détourna son regard, comme si un rayon trop vif l’eût blessée.


– En arrivant au charbonnage de Stolberg, vous demandâtes le n° 103. On vous amena un vieillard que ni vous ni Reynier ne reconnûtes. Et comme vous interrogiez ce vieillard sur le lieu où était Vincent Carpentier, il vous montra la galerie sans fin qui déchirait les entrailles de la terre, et il vous dit avec un navrant sourire: «C’est ici que je meurs un peu tous les jours…»


Des larmes coulaient sur les joues d’Irène. Elle balbutia dans un sanglot:


– Mon père! mon pauvre cher père!


– C’était lui, en effet, poursuivit la comtesse Marguerite, c’était votre père, ce vieillard que vous n’aviez pas reconnu. Six mois écoulés pesaient sur sa tête comme le tiers d’un siècle. Il vous embrassa en pleurant, Reynier aussi tendrement que vous, car il vous aime tous deux du même amour. Et vous souvenez-vous du premier mot qui vous fit craindre pour sa raison?


– Oui, répondit Irène à voix basse.


– Il vous dit: «J’ai vu le tableau s’animer, les personnages sont sortis, de la toile. Le fils a encore tué le père…» Vous souvenez-vous de ces paroles?


– Je m’en souviens.


– Et il ajouta: «Prends garde à la nonne d’Italie. Le démon n’a ni âge ni sexe. Prends garde à la mère Marie-de-Grâce…» Est-ce vrai?


– C’est vrai.


– Vous n’aviez, ni Reynier ni vous, aucune idée du motif qui l’avait porté à quitter une position heureuse et brillante pour s’ensevelir vivant au fond d’une tombe. Reynier, pourtant, se souvint que Vincent regardait souvent un certain tableau copié dans la galerie Biffi, à Rome. Ce tableau représentait une scène bizarre et terrible à la fois: un drame qui semblait toucher par de mystérieux côtés à l’aventure extraordinaire qui marqua la traversée de Reynier lorsque se rendant à Rome pour la première fois, il fit naufrage sur les côtes de la Corse. Vincent avait même voulu posséder ce tableau. Il le contemplait avidement et longtemps. Le souterrain où avait lieu le parricide laissait deviner dans son ombre des tas d’or accumulés. Il semblait que le regard de Vincent essayât de percer ces ténèbres. Reynier pense que c’était ce tableau qui avait troublé la cervelle de Vincent.


– Reynier me le dit au début, madame, mais il ne garda pas cette croyance.


– Et pourtant, fit la comtesse dont la voix baissait sous l’effort de ses réflexions, comme si elle eût poursuivi mentalement la solution d’un problème, et pourtant, votre père était sans cesse obsédé par le souvenir de ce tableau. Il voyait le meurtre et le trésor.


– Oui, murmura Irène, involontairement, le trésor, toujours le trésor!


– Bien plus, il s’appropriait la plupart des faits contenus dans le récit de Reynier, dont il déplaçait seulement le lieu de scène. Il racontait ce drame comme s’il en eût été le principal acteur. Au lieu de l’île de Corse, c’était la campagne de Paris, ces champs solitaires et tristes qui sont aux environs de Bicêtre. Tout était identique, hormis cela: il y avait le voyage de nuit sous la furieuse tempête, la maison isolée, la femme ivre d’eau-de-vie et l’homme, le sauvage…


– Coyatier dit le marchef, prononça tout bas Irène.


– Je parie qu’il parle encore de ces choses dans sa lettre!


– Il en parle dans toutes ses lettres. Jamais il ne parle que de cela.


Marguerite avança la main vers la lettre, mais au lieu de la prendre, elle retourna le portrait qui était tout auprès. Irène était si absorbée qu’elle n’en témoigna ni surprise ni colère. Marguerite regarda le portrait un instant en silence.


– C’est bien vrai qu’ils se ressemblent! dit-elle comme si elle n’eût pas eu conscience de ses paroles.


Irène eut un brusque tressaillement et ses yeux, vivement relevés, interrogèrent. Marguerite remit le portrait à sa place en ajoutant:


– Le lendemain de votre arrivée à Stolberg, Vincent posa ses deux mains sur les épaules de Reynier et le regarda comme s’il ne l’eût jamais vu. Il était encore plus pâle et plus défait que la veille. Il dit: «J’ai peut-être eu tort de vous faire venir, car c’est une piste que j’offre à l’ennemi, et l’ennemi la suivra.»


– Nous étions seuls tous trois quand mon père dit cela, interrompit Irène, comment avez-vous pu le savoir?


– Ses yeux ne pouvaient se détacher de Reynier, poursuivit Marguerite. Il dit encore: «Tu portes ton destin sur ton visage: tu le tueras. C’est la loi de ta race. Fais vite, avant qu’il me tue!»


– C’est donc Reynier lui-même qui vous a informée? demanda la jeune fille.


– Je ne vous cacherai rien, ma fille, je m’y engage, répliqua Marguerite, mais je ne puis vous dire tout à la fois. Ne perdez jamais de vue mon point de départ. C’est en m’occupant de vous, de vous seule, que je suis tombée sur les traces de ceux qui vous aiment. Tout ce qui précède est la réponse de l’oracle aux questions que je lui avais adressées: «Irène, sa vie, sa famille». C’est vous qui m’avez fait retrouver Vincent et Reynier. Je ne les cherchais pas.


«L’heure passe et il nous faut arriver à la conclusion de cette entrevue. Écoutez-moi désormais sans m’interrompre. Répondez seulement quand je vous interrogerai.


«Nous nous entendons à demi déjà: Vous avez deviné que je suis ici dans un but de protection: non pas cette protection ordinaire exercée par une femme riche en faveur d’une jeune fille vivant de son travail, mais bien cette autre protection que peut apporter une personne pouvant disposer de quelque pouvoir à un être faible, menacé d’un grand danger.


«Vous êtes trois qui formez une famille. Le danger est pour vous trois.


«J’étais à cent lieues de soupçonner ce danger. Je l’ai trouvé, je le combats.


«Et j’ajoute tout de suite que ce n’est pas chez moi une œuvre de pur dévouement. Mon intérêt y est, ou plutôt l’intérêt du vivant faisceau dont je suis le lien.


«Il est des secrets qui ne m’appartiennent pas et que je ne puis vous révéler; il est aussi sans doute des points mystérieux que je n’ai pu encore éclaircir moi-même. Contentez-vous des explications qu’il m’est possible de vous fournir.


«Je vous ai parlé de l’association fondée par un saint homme dans le but de centupler par l’union des dévouements et des vertus la puissance du Bien ici-bas.


«Je vous ai parlé aussi d’une ligue instituée dans un dessein tout contraire et qui poursuit souterrainement la guerre implacable que, depuis l’origine du monde, le Mal a déclaré à l’humanité.


«L’une de ces confréries, la plus nombreuse, la mieux voilée, parce que son existence est rangée au nombre des fables par les docteurs officiellement diplômés qui prétendent au monopole de la sagesse et de la raison, a exercé une influence funeste sur la destinée de votre père. En disant cela, je ne vous étonne plus. Apprenez-moi jusqu’à quel point vous étiez informée avant ma visite d’aujourd’hui?


– Madame, répliqua Irène, dominée désormais par une profonde émotion, je ne sais pas si je fais bien, mais quelque chose me force à vous obéir. Le quatrième jour de notre arrivée aux mines, nous trouvâmes mon père bien malade. Sa fièvre ne fit qu’augmenter le lendemain. Il avait le délire et prononçait des paroles que j’entendais tomber de sa bouche pour la première fois. Ai-je besoin de vous le redire? Il voyait des brigands, un meurtre, un trésor dont il faisait la description.


– Et qu’il désignait? Il parlait du Trésor de la Merci?


– Oui, ce nom revenait sur ses lèvres, et dans ses moments lucides il nous interrogeait, Reynier et moi, comme s’il eût craint d’avoir parlé; on eût dit qu’il avait peur de trahir quelque redoutable secret.


– Et c’est alors que l’idée de la folie naquit en vous?


– J’aime mon père pour deux, madame. C’est à peine si j’ai connu ma mère.


– Remerciez Dieu pour cette tendresse, ma fille. Elle sera votre salut.


– Je vous en prie, madame, dites-moi le danger qui nous menace. J’ai beau me raidir et faire effort pour combattre la confiance que vous m’inspirez, cette confiance est la plus forte. Je vous crois. J’ai peur.


– Votre père, continua Marguerite, au lieu de répondre, parlait aussi de châtiments, de tribunaux…


– Il en parle encore, madame, la fièvre est passée, le mal n’est pas guéri.


Irène déplia elle-même la lettre pour la tendre à la comtesse, mais celle-ci la repoussa.


– Au contraire, prononça-t-elle lentement, vous vous trompez: le mal a augmenté depuis qu’il a écrit cette lettre, car elle ne vous annonce pas son arrivée.


– À Paris! s’écria la jeune fille stupéfaite. Lui! mon père!


Il y avait une douce et grave compassion sur le visage de Marguerite.


– Vous me demandiez tout à l’heure, dit-elle, quand je vous priais de me céder votre chambre, dans mon intérêt ou dans le vôtre, peut-être dans l’intérêt de toutes les deux, vous me demandiez: «Mais moi, où irai-je?» Vous aurez le choix, mon enfant: vous irez auprès de votre fiancé ou auprès de votre père.


Comme Irène restait muette, la comtesse reprit encore:


– Votre père n’est pas fou; il n’a jamais été fou. Ce n’était pas le délire qui lui mettait dans la bouche ces mots étranges: meurtres, brigandages, trésors, châtiments, tribunaux. Votre père sentait et voyait le tranchant de la hache suspendu sur sa tête.


Irène joignit les mains en disant comme si elle eût imploré un juge:


– Madame! je vous affirme, je vous jure que jamais mon père n’a rien fait qui puisse attirer sur lui la vengeance de la loi!


L’expression du visage de Marguerite changea. Son regard devint froid et tranchant comme l’acier.


– Il ne s’agit pas de la loi, dit-elle. Votre malheureux père craint quelque chose de plus terrible que la loi: il est condamné à mort par le tribunal des Habits Noirs. Et il connaît la sentence.

XV Départ d’Irène

C’est à peine si les bruits de la ville arrivaient en murmures confus jusqu’à ce lieu si éloigné des centres où s’agitent nuit et jour, dans Paris, le plaisir et les affaires.


On n’entendait que la plainte du vent dans les arbres du cimetière et le bruit déjà plus rare de quelques voitures cahotant sur le pavé des boulevards extérieurs.


De temps en temps, l’horloge d’une usine disait le passage des heures. Il se faisait tard, et la comtesse Marguerite avait déjà plus d’une fois consulté sa montre.


Ce n’était pas seulement l’habileté de sa parole et l’art consommé mis par elle dans ses explications qui dominaient Irène.


C’était la vérité même.


La grande science de tromper ne cherche jamais ses moyens dans le mensonge. Il n’y a pour mentir efficacement que le vrai, arrangé et détourné selon la pratique des fourbes de génie.


Irène essayait un dernier effort plein de fatigue pour repousser l’évidence qui s’imposait à elle, car ce qu’elle savait par son père concordait exactement avec les paroles de Marguerite. Elle dit:


– Celui que vous accusez parle aussi des Habits Noirs, madame. Jusqu’à ce jour j’ai cru que la principale, l’unique affaire de sa vie était de se défendre contre cette association de criminels.


– Vous ne le croyez plus, ma fille, répliqua Marguerite. Le bandeau qui couvrait vos yeux n’est pas arraché, peut-être; mais il est déchiré assez largement pour que vous puissiez voir au travers, et c’est heureux, car le loisir va vous manquer désormais pour entrer dans ces détails précis qui font naître la conviction. Il faudra me comprendre, me croire à demi-mot.


«J’achève:


«Le colonel Bozzo-Corona ne faisait pas seulement le bien avec passion, il combattait ardemment le mal. Il avait rêvé la ruine de la ténébreuse confrérie.


«L’aisance qui vint tout à coup dans votre famille avait pour origine le choix que le colonel avait fait de votre père pour une mission importante, mais dangereuse. Il fallait, pour la mener à bien, un homme qui pût travailler de sa tête en même temps que de ses mains: un maçon qui eût les connaissances et l’intelligence d’un architecte.


«Il s’agissait de calculer, puis de sonder; il s’agissait en un mot, de découvrir le lieu où était caché le trésor des Habits Noirs, ce qui est le secret des secrets, réservé au Maître – au Père.


«Le trésor fut découvert, mais le colonel Bozzo est mort empoisonné, et Vincent Carpentier, échappé au même sort par une série de miracles, reste condamné.


«Ici, la comtesse Marguerite raconta en peu de mots la scène du petit hôtel du quartier Saint-Lazare, que Vincent Carpentier habitait, le déjeuner servi par Roblot, les deux coups de fusil à vent et la mort du beau chien danois, César.


«Il y avait là plus qu’il n’en fallait assurément pour motiver les terreurs de Vincent et sa fuite.


«Grâce au marchef, qui se trouvait être son obligé, Vincent échappa à un autre péril et parvint à quitter la France.


«Après son départ, sa situation d’affaires, qui semblait brillante, fut minée sourdement; des créanciers surgirent qui semblaient sortir de terre. En même temps, le bruit se répandit qu’il était fou. Tout ce qu’il possédait fut vendu, et le prix de la licitation resta au-dessous de l’ensemble des dettes.


«Voilà, chère enfant, reprit la comtesse, ce que m’a dit mon oracle, avec bien d’autres choses encore que je supprime parce que le temps presse et qu’elles ne nous sont pas absolument nécessaires. Je ne cherchais que vous, mais j’ai trouvé trois personnes qui sont en quelque sorte votre vie: Vincent Carpentier, Reynier et le cavalier Mora.


«Écartons le cavalier Mora. Demain, vous serez près de moi. Vous m’interrogerez, je répondrai.


«Reynier a quitté la maison du Dr Samuel pour habituer mon hôtel. Il a recouvré la santé. Il vous aime de toute la jeunesse de son cœur. C’est moi qui l’ai détourné de toute tentative pour vous revoir avant l’heure que j’avais fixée.


«On échappe une fois à certains pièges, mais Dieu ne fait pas tous les jours des miracles.


«Arrivons à Vincent Carpentier. Je n’ai pas la force de vous blâmer, ma pauvre enfant, vous étiez subjuguée, et peut-être même cherchiez-vous le salut de votre père dans la voie où était sa perte; mais il est certain que c’est vous, vous seule, qui avez conduit l’ennemi sur la piste de Vincent. Caché qu’il était tout au fond de son sépulcre, il avait déjoué les poursuites. Les gens qui le cherchent, désespéraient de remettre leurs limiers sur sa trace perdue.


«Vous étiez là. Dès longtemps, une intrigue s’était nouée autour de vous. Souvenez-vous de cette femme qui s’était emparée de votre jeune tendresse et qui vous parlait jadis des malheurs, des vertus, des romanesques espérances de son frère, le comte Julian.


– Quel aurait été alors le but de la mère Marie-de-Grâce? demanda Irène.


– Souvenez-vous, calculez les dates. C’était au moment même où votre père pénétrait le mortel secret, le secret du Trésor, que Marie-de-Grâce s’insinuait perfidement près de vous.


«Et Marie-de-Grâce disparut du couvent de la Croix le jour même où Vincent Carpentier avant de quitter Paris subit trois tentatives! d’assassinat!


Le front d’Irène était livide et la sueur perlait à ses tempes.


– On dut croire ce jour-là que tout était fini, poursuivit Marguerite; on pensa que le marchef avait fait son office. On n’avait plus besoin de vous.


«On revint à vous quand on acquit la certitude que Vincent Carpentier, après avoir évité le plomb et le poison, avait encore, par un troisième prodige, échappé au couteau de Coyatier.


«Alors le comte Julian, ce mystérieux frère de Marie-de-Grâce, sortit de son ombre.


«Il se montra à vous, entouré de tout le prestige qui accompagne l’héritier dépossédé d’une grande race.


«Vous retrouvâtes en lui ces emphases italiennes, cette bizarre poésie que sa sœur avait mise en usage pour subjuguer votre imagination d’enfant.


«Le comte Julian, devenu le cavalier Mora, s’empara de vous par son malheur, par le prestige de sa prétendue naissance, par les épouvantables dangers dont il s’entourait comme d’une fantasmagorie héroïque… Ah! je ne vous accuse pas: je connais leur infernale adresse. Il fut un jour où ils réussirent à me tromper moi-même.


Elle attira Irène chancelante et la pressa contre sa poitrine.


– Vous êtes entre le Mal et le Bien, ma fille, dit-elle avec un véritable élan d’émotion. Il est l’heure de choisir. Sentez les battements de mon cœur. Oui, je fus trompée comme vous, mais, moi, j’ai peut-être à expier dans le passé plus d’une faute.


«Il n’est plus rien au monde pour me rendre un sentiment d’enthousiasme ou de bonheur, rien, sinon la passion du devoir, la joie d’affronter le danger qui expie. Je suis ici un soldat sous les armes. Irène, avez-vous confiance en moi?


– Oui… malgré moi, répondit la jeune fille.


– Nous avons besoin toutes deux que cette confiance soit entière, continua Marguerite, car mon secret doit rester avec moi. Il ne m’est pas permis de vous dire ce que je vais faire chez vous cette nuit.


– Chez moi, répondit Irène; c’est donc vrai! vous exigez que je quitte ma demeure à cette heure avancée?…


– La vie de votre père est à ce prix.


– Au nom de Dieu! madame, s’écria Irène, expliquez-vous. Je ne sais pas vous dire l’angoisse qui me remplit l’âme. Ayez pitié de moi!


– Je fais plus qu’avoir pitié, répliqua Marguerite en la comblant de caresses. Je vous aime comme si vous étiez ma fille. Mais précisément à cause de cela, je veux jouer avec toutes les chances de gain cette partie dont les enjeux sont votre bonheur ou votre malheur.


«J’ajoute, car je ne voudrais pas vous tromper, même dans votre intérêt, qu’il y a en moi un autre mobile, non point personnel, mais qui naît de l’autorité dont le hasard m’a investie, malgré le peu que je suis.


«Je représente ici l’association bienfaisante qui combat la ténébreuse ligue des Habits Noirs. Je suis à mon poste.


– Et il y a danger pour vous à prendre ainsi ma place?


– Assurément oui, mais je suis armée.


Le regard d’Irène interrogea les plis gracieux que formait la robe de Marguerite. Celle-ci eut un sourire involontaire.


– Oh! fit-elle, je ne suis pas armée comme vous pouvez l’entendre. Les pistolets que je pourrais cacher sous la soie de ma jupe seraient une pauvre défense contre les ennemis que je vais affronter. On est armé par une cuirasse aussi bien que par une épée, mais on a la plus forte de toutes les armures quand le juste calcul en a trempé les mailles dans la prudence, unie au courage et au bon droit. Ne craignez rien pour moi. J’ai mes gardes du corps qui veillent.


«Un dernier mot. Votre père est arrivé, ou du moins je le suppose, car je ne l’ai pas encore vu. Peut-être allez-vous le trouver à l’hôtel de Clare. Il y a bien du monde sur pied, cette nuit, ma fille. Les deux armées sont en présence dans Paris, qui va dormir tranquille, ne se doutant de rien.


«Votre père a quitté la mine de Stolberg sur une lettre de vous; vous entendez bien: j’ai dit une lettre de vous. Il s’est mis en route hier, portant tout avec soi, comme le philosophe antique. Tout, c’est le secret. Il n’y a pas deux manières de dévaliser un tel homme: il faut le tuer.


«Les deux armées dont je parlais sont donc debout, pour et contre ce pauvre vieillard, usé avant l’âge, et dont la raison s’est aveuglée comme le regard de ceux qui essayent de fixer le soleil.


«Il a vu le trésor.


«Sans nous – sans moi, il aurait été poignardé dix fois déjà. Ne me remerciez pas, j’ai besoin de lui.


«Et ne craignez pas: je réponds de lui si vous obéissez.


– J’obéirai, madame, murmura Irène. Ordonnez.


Elle passa le revers de sa main sur son front et ce geste disait le trouble plein de lassitude qui accablait sa pensée. La comtesse prit dans sa poche un petit carnet de nacre dont elle déchira une page.


– Vous allez me quitter à l’instant même, dit-elle en traçant quelques mots au crayon. Préparez-vous. Ma voiture m’attend près de la porte cochère, dans la rue des Partants. Vous direz au cocher avant de monter: Je suis mademoiselle Irène, et cela suffira. La voiture vous conduira tout droit chez moi.


Irène avait jeté un châle sur ses épaules et nouait les rubans de son chapeau.


Elle n’hésitait point, mais ses mouvements avaient une lenteur automatique.


On eût dit une de ces somnambules qui agissent en dehors de leur propre intelligence et de leur propre volonté.


Marguerite lui tendit le papier qu’elle venait de plier.


– Ceci pour ma dame de compagnie, dit-elle; car mon mari, M. le comte de Clare, est trop souffrant pour vous recevoir. Reynier ignore ma démarche; vous le verrez ou vous ne le verrez pas, à votre choix. Vous serez chez vous. Il se peut que vous trouviez votre père à l’hôtel; il se peut que je vous le ramène moi-même à mon retour. Dans deux heures il faut que mon cocher soit de nouveau à son poste, rue des Partants; vous aurez la bonté de l’en prévenir. Embrassons-nous encore une fois, chère enfant, et au revoir.


Elle prit Irène dans ses bras, puis elle ouvrit elle-même la porte.


Irène descendit l’escalier sans prononcer une parole.


Il n’y avait personne sur le carré tout noir.


La comtesse Marguerite ne vit point que la porte qui faisait face à celle d’Irène était légèrement entrebâillée, la porte où était cette inscription tracée à la craie:


M. et M me Canada


Marguerite resta un instant penchée sur la rampe.


Elle rentra seulement quand elle n’entendit plus les pas d’Irène sur les marches.


Au moment où elle tournait la clef deux fois, en dedans, la porte des Canada roula sur ses gonds, doucement et sans bruit, mais elle se referma aussitôt, parce que des pas se faisaient entendre dans le corridor sur lequel donnait l’appartement du cavalier Mora.


Il pouvait être alors onze heures et demie du soir.


D’habitude, le château Gaillaud n’attendait pas si tard pour dormir.


Les pas se rapprochèrent. Une silhouette de vieillard, qui semblait parvenu aux dernières limites de l’âge, traversa la nuit du carré et se dessina un instant sur la fenêtre vaguement éclairée par les lueurs de la lune, que tamisait les nuages.


Le vieillard descendit l’escalier.


De l’autre côté de la porte fermée à double tour, dans la chambre d’Irène, la comtesse Marguerite était seule.


Il n’y avait plus aucune émotion apparente sur la pâleur de ce beau visage. Elle fit rouler le guéridon sur lequel était la lampe de façon à la placer juste vis-à-vis de la croisée. Elle enleva l’abat-jour et ouvrit la croisée.


Quelques secondes s’écoulèrent, puis une ombre humaine se montra à cheval sur le faîte du mur qui séparait la cour du chemin des Poiriers.


– Allez! dit Marguerite à voix basse. Il fait jour.


L’ombre disparut.


Marguerite éteignit la lampe.


Presque aussitôt après, un mouvement confus se fit dans la partie du cimetière qui avoisinait la tombe du colonel Bozzo-Corona.


On entendit le bruit d’une petite grille ouverte puis refermée.


Puis encore une lueur faible s’alluma derrière la claire-voie qui fermait l’entrée du caveau funéraire du colonel.


Graduellement, cette lueur disparut comme si celui qui la portait eût descendu des marches.


La comtesse Marguerite, immobile, accoudée sur l’appui de la fenêtre d’Irène, écoutait et regardait.

XVI Serrure sans clef

Irène Carpentier, en quittant la comtesse Marguerite, était déterminée à obéir, Elle subissait, nous avons essayé de le faire comprendre, une véritable fascination.


Il y avait en Marguerite une faculté de persuasion irrésistible; elle possédait ce don suprême des charmeurs de la parole, qui consiste à cacher le mensonge sous une enveloppe de sincérité.


Elle avait trompé la jeune fille en lui racontant une histoire vraie.


Et tant qu’Irène était restée sous la domination de sa voix pénétrante, sous l’enchantement de son regard séduisant et loyal, Irène n’avait vu ni les lacunes de son récit, ni les réticences de ses aveux, ni même le côté invraisemblable et romanesque qui ressortait des motifs si vagues apportés par Marguerite pour expliquer son intervention.


Irène avait tout admis, jusqu’à cette ligue mystérieuse, instituée en dehors de tout droit légal, dépourvue de tout contrôle public, où des gens de bien imitaient les errements réservés aux associations de malfaiteurs et ressuscitaient en plein XIXe siècle l’audacieuse usurpation des francs tribunaux du Moyen Âge.


Le bon sens d’Irène ne s’était point révolté à cette fantasmagorie du Bien combattant le Mal avec ses propres armes et dans ses propres ténèbres.


Elle avait cru, comme on admet une nouveauté inconnue, mais plausible, à cette vigoureuse organisation, rayonnant de Paris sur la province et même sur l’étranger.


L’idée ne lui était même pas venue que cette concurrence privée, faite à l’administration d’État pouvait être difficile et peut-être impossible.


À vrai dire, elle n’avait pas abordé ce côté de la question. Tout lui était apparu comme cela devait être, au point de vue personnel et à travers la certitude trop évidente d’un danger de mort pesant sur ceux qui lui étaient chers.


Le danger sautait aux yeux, à cet égard, le passé démontrait le présent. Vincent Carpentier et Reynier avaient échappé tous deux par miracle à des tentatives de meurtre.


Il n’y avait en réalité qu’un point difficile dans la plaidoirie de Marguerite: celui qui touchait à la personne du cavalier Mora.


Ici, deux fascinations étaient en présence. La comtesse avait dû s’attaquer à un sentiment, factice peut-être, mais profond, parce qu’il était né avec le premier rêve de la jeune fille.


Toute femme porte en elle l’élément que nous appellerons romanesque, faute d’un autre mot.


C’est là l’originalité, le charme, la poésie de la femme.


Elle est plus belle que l’homme, parce qu’elle met plus d’imagination dans son cœur et sans chercher d’autre adjectif pour cette condition d’être en quelque sorte sexuelle, on serait bien près du vrai en la nommant tout simplement: l’élément féminin.


Comme toute chose humaine, il est bon ou mauvais; comme toute chose féminine, il peut être adorable ou détestable. Il mène au bonheur ou au malheur.


Une créature souverainement habile, la mère Marie-de-Grâce, avait troublé autrefois le cœur enfant d’Irène.


À la place d’un sentiment profond, mais calme, elle y avait glissé un poème.


On avait tenu longtemps derrière le rideau le héros de l’épopée lui-même; puis il était apparu entouré de tous les prestiges: grandeur déchue, valeur chevaleresque, combat de la faiblesse isolée contre toute une armée de forces, mystère, fatalité, espoirs vastes comme le monde.


En ce même héros, car il y a dans tout lyrisme un revers comique, apportait, au lieu de papiers de famille, une preuve providentielle de son identité: sa ressemblance extraordinaire avec sa sœur la mère Marie-de-Grâce.


Nous savons comme Irène avait été subjuguée. Sa vieille affection pour Reynier combattait bien dans le fond de son âme, mais le résultat de ces batailles où le sens commun soutient le choc de la fantaisie n’est jamais douteux.


On a pu voir, cependant, que pour vaincre la résistance du bon sens dans le cœur d’Irène, il avait fallu employer un moyen, grossier en apparence, mais singulièrement adroit par le fait.


Échalot nous a détaillé ce «truc» enfantin de la lunette d’approche, dans toute sa naïveté: ne jugez jamais de trop haut les diplomaties vulgaires; ce sont celles-là qui réussissent. À la longue, il est vrai, le cœur réagit, le bon sens essaye de parler: Irène, un jour, avait regardé au fond d’elle-même avec doute, avec angoisse.


Mais la pensée de mentir à son poème de malheur et de grandeur lui apparaissait coupable comme un sacrilège.


Nous avons cru devoir donner au lecteur ces explications qui disent l’état moral d’Irène au début de son entrevue avec Marguerite. La victoire de cette dernière paraîtra plus naturelle, en ce sens qu’on aura touché du doigt les hésitations d’Irène, ses scrupules et son éducation déjà faite en matière de foi légendaire.


Elle était la fille d’un roman sombre et confus: le premier rêve de sa jeunesse l’avait égarée dans la nuit d’un drame plein de terreur.


Les limites acceptées par la vraisemblance commune n’existaient pas pour elle.


On peut dire qu’après avoir quitté sa chambre, Irène arriva au bas de l’escalier par une série de mouvements rigoureusement mécaniques et sans avoir conscience de son acte.


Elle traversa les jardins qui séparaient le pavillon Gaillaud de la maison de rapport, en allant droit devant elle et d’un pas rapide.


On lui avait ordonné de joindre la voiture et d’y monter. Le premier travail de son intelligence fut de chercher dans sa mémoire la commission qu’on lui avait ordonné de faire au cocher.


Elle avait à la main un billet écrit par la comtesse Marguerite pour sa dame de compagnie. Ce mémento matériel associa ses idées; elle dit:


– Je vais coucher à l’hôtel de Clare, et il faut que le cocher de la comtesse soit revenu dans deux heures.


Elle s’arrêta subitement, plus étonnée qu’au moment même où on lui avait fait, pour la première fois, la proposition de passer la nuit hors de chez elle.


Elle reprit sa marche, pourtant. Les petits jardins étaient déserts. On ne voyait aucune lumière aux fenêtres de la maison de rapport; sous la voûte, Irène répéta comme si elle eût voulu se bien convaincre elle-même.


– Je vais à l’hôtel de Clare. Je suis en route. La voiture est là.


Dans la cour du laitier, elle rencontra la même solitude, mais des bruits sortaient des étables; et le coq, éveillé par son passage, chanta, saluant un rayon de lune qui glissait entre deux nuées. Pour arriver à la rue des Partants, où la voiture attendait, elle n’avait plus à franchir que l’allée conduisant à la porte cochère.


Elle s’arrêta encore. L’indécision naissait en même temps qu’un grand malaise physique la prenait.


Elle se laissa tomber assise sur la borne qui défendait l’encoignure de l’allée parce qu’elle sentait sa tête tourner.


– Il m’avait prévenue, murmura-t-elle pendant que ses deux mains froides pressaient son front qui brûlait, il m’avait dit: «Mes ennemis sont tout autour de nous. On essayera de se mettre entre nous. Vous m’entendrez accuser, calomnier…» Et il avait ajouté: «Me défendrez-vous?»


«Et moi, j’avais répondu: «Quand tout le monde serait contre vous, tout le monde et ceux que j’aime le mieux ici-bas, je ne croirais qu’en vous.»


Son cœur était serré par une angoisse profonde où le doute s’effaçait déjà sous le remords.


«Je ne connais pas cette femme, pensa-t-elle encore. Elle m’a parlé, en effet, de ceux que j’aime, mais a-t-elle dit vrai? Et dès la première accusation, – la première calomnie peut-être, – j’ai trahi ma promesse, j’ai écouté, j’ai cru, j’ai trahi!»


Dans le silence qui régnait au-dehors, un bruit se fit. Le pavé de la rue sonna sous le pied impatient d’un cheval au repos, et une voix endormie grommela:


– Tu t’embêtes, toi; moi aussi. Voilà ce que c’est que d’être au service du diable!


Irène n’entendit qu’un grognement d’où ne se dégageait point le sens des paroles prononcées. Une seule chose la frappa, c’est qu’elle était à dix pas de la voiture qui devait l’emmener.


Cela l’éveilla de son engourdissement. Elle dit encore en elle-même: «Je vais à l’hôtel de Clare.» Les images de son père et de Reynier passèrent devant ses yeux.


Elle se leva.


L’impulsion reçue dirigea son premier pas vers la porte cochère, mais elle se détourna presque aussitôt pour traverser de nouveau et en sens contraire la cour de la vacherie. Elle murmurait:


– Quel droit cette femme a-t-elle sur moi? Suis-je son esclave? Pourquoi la croirais-je? Quelque chose me dit qu’elle m’a trompée.


Elle se redressa en marchant, son cœur s’allégeait; elle dit encore:


– D’un mot, d’un seul mot je suis bien sûre qu’il va faire tomber toutes ces accusations. Ce serait affreux de le condamner sans l’entendre.


Je veux le voir!


Ces mots s’achevèrent en un cri de surprise et de frayeur.


Une petite voix cassée chevrotait au-devant d’elle:


– Un beau temps pour se promener au clair de la lune, jeunesse! Voulez-vous faire un tour avec moi le long du cimetière?


Une créature humaine, qui semblait être l’image de la décrépitude, s’engageait sous la voûte qui perçait la maison de rapport.


Elle venait du château Gaillaud.


C’était un vieillard courbé en deux, marchant à petits pas, avec une peine extrême. Il était vêtu d’une longue douillette qui rappelait le vêtement des prêtres. Irène ne l’avait jamais vu.


Dans l’état d’ébranlement où était son esprit, cette rencontre bizarre fit naître en elle un doute et un espoir.


Elle se tâta mentalement, prise de l’idée que tout cela n’était qu’un rêve pénible.


Le vieillard passa tout auprès d’elle. Il ricanait à bas bruit, et sa gaieté sinistre sonnait sec comme les plis d’un parchemin qu’on froisse.


– Est-ce que je vous fais peur, jeunesse? dit-il encore. Vous ne m’avez jamais rencontré. Il y en a qui sortent le jour. J’ai été jeune aussi, du temps de la mère de votre grand-mère. Que faut-il à mon âge? un trou dans un vieux mur. Les hiboux et moi nous allons la nuit. Dormez bien, ma fillette. Il y en a, des morts et des vivants qui ne dormiront pas d’ici à demain matin, – et d’autres qui ne s’éveilleront plus jamais. Hé hé hé hé, dites donc, j’ai encore le mot pour rire!


Le vieux glissa dans l’espace plus clair qui était au-delà de la voûte. Il serrait sa douillette autour de son corps grelottant.


Irène poursuivit son chemin plus troublée. Ses veines avaient froid. Elle ne pensait plus. Quand elle atteignit l’escalier du pavillon Gaillaud, elle se retourna avant de monter. Le vieillard avait disparu.


– Où donc demeure-t-il? se demanda-t-elle. D’où vient-il? Puis elle reprit, en s’accrochant à la rampe pour monter les degrés:


– Mon Dieu! je vais, je parle, tout cela n’est pas un cauchemar! Elle atteignit l’étage où était située sa chambre sans se rendre un compte exact de ce qu’elle prétendait faire.


D’instinct, elle s’arrêta devant sa porte comme pour rentrer chez elle, mais ce fut l’affaire d’un instant. Elle continua sa route en étouffant avec soin le bruit de ses pas.


Elle allait vers le corridor sur lequel s’ouvrait l’appartement du cavalier Mora.


Ce corridor n’avait point de fenêtre ouvrant sur le dehors. L’obscurité y était complète. Irène arriva tout droit à la porte du cavalier. Elle frappa très doucement. Il ne lui fut point répondu.


Parmi le silence, elle crut entendre un léger bruit du côté du carré où deux chambres seulement étaient habitées: la sienne propre et celle du ménage Canada.


Mais à supposer qu’elle ne se fût point trompée, le bruit ne se renouvela pas.


Elle frappa une seconde fois, disant à voix basse:


– Julian, répondez-moi. Êtes-vous là? C’est moi. J’ai grand besoin de parler.


Point de réponse encore.


Dans une circonstance ordinaire tout eût été fini. Les relations d’Irène avec le cavalier Mora étaient non seulement pures comme Irène elle-même, mais encore entourées d’une sorte d’étiquette solennelle qui avait son origine dans les prétentions princières du cavalier Mora. Il drapait tout dans son manteau quasi royal, même son amour.


Peut-être aussi, cette réserve en apparence si louable et qui n’était pas pour peu dans le prestige exercé par lui sur la jeune fille, avait-elle d’autres motifs auxquels le lecteur sera initié plus tard.


Quoi qu’il en soit, Irène n’avait jamais franchi le seuil de l’appartement du cavalier.


Pourtant, elle n’hésita pas. Elle n’était pas elle-même cette nuit. Elle agissait sous le coup d’une sorte de somnambulisme éveillé.


Sa main chercha le bouton de la porte tout naturellement et comme si elle en avait eu l’habitude.


Le bouton sollicité résista. La porte était fermée à clef.


Mon savant et très spirituel ami Édouard Fournier a fait un livre charmant, intitulé Le Vieux neuf, auquel ma pensée est reportée par un brevet qui fut pris à grand fracas, sous le règne de Louis-Philippe, par un inventeur comme il y en a tant.


Ce brevet avait trait à des «serrures sans clef», qui eurent alors un certain succès de curiosité.


Je ne sais plus si Édouard Fournier mentionne cette réminiscence dans sa liste, si riche en vieilleries réchauffées, mais il est certain que la «serrure sans clef» était fort à la mode au XVIIIe siècle.


Nos coquins d’oncles avaient la manie des petits secrets, des cachettes, des ressorts et des attrapes.


Les folies du quartier Popincourt qui vont disparaissant sont pleines de ces ingénieux enfantillages, et le château Gaillaud, qui était une ancienne folie, en avait sa bonne part.


La plupart des portes gardaient un secret, datant de la fondation et qui était précisément ce que l’inventeur moderne appelait dans son brevet la «serrure sans clef».


C’était une plaque dissimulée dans le battant de la porte et qui faisait jouer le pêne quand on pesait dessus.


La porte d’Irène était ainsi machinée:


Elle chercha et trouva, à une place connue, la plaque semblable à la sienne. Elle pesa. La serrure joua et le bouton, tourné à nouveau, obéit.


Irène entra sans hésiter. Elle dit encore:


«Êtes-vous là, Julian?» Mais c’était par manière d’acquit. Elle n’attendait point de réponse.


Elle referma la porte à tout hasard.


Une lassitude indicible l’accablait.


Elle se laissa tomber dans une bergère en pensant:


«Il reviendra, je vais l’attendre.»

XVII Chez le cavalier Mora

Le fauteuil où Irène venait de s’asseoir était auprès de la fenêtre donnant sur le chemin des Poiriers et le cimetière.


L’autre croisée, celle où nous avons vu apparaître le cavalier Mora pour la première fois, au moment où le soleil couchant allumait les lettres composant le nom du colonel Bozzo-Corona, gardait ses persiennes fermées.


Il y avait un vide si singulier dans l’esprit d’Irène qu’elle ne songea même pas à s’approcher de cette seconde croisée pour voir ce que la comtesse Marguerite faisait chez elle.


On ne peut dire qu’elle eût oublié la comtesse, mais sa faculté de penser subissait un grand engourdissement.


Elle nous l’a dit, «elle attendait», c’était tout.


Sa fatigue physique n’était rien auprès de l’accablement qui pesait sur son être moral.


La fenêtre qui regardait le cimetière était grande ouverte. Irène éprouvait un soulagement à donner son front ardent au vent frais de la nuit.


Il y avait déjà longtemps que la lueur mystérieuse aperçue par Marguerite derrière la grille du tombeau avait disparu, et pourtant quelque chose semblait vivre encore dans le cimetière.


On entendait de ce côté un bruit sourd et profond qui semblait indiquer un travail souterrain et des chuchotements murmuraient sous les massifs.


Parfois même l’oreille aurait cru percevoir un éclat de rire étouffé. Toutes les nuits ont de ces rumeurs inexplicables.


À moins que les gardiens ne fissent ripaille sur l’herbe, dans quelque coin, aucun sabbat ne pouvait se tenir en ce lieu, sauf celui des fantômes en goguette, car, nous avons dû le dire déjà, une circonstance récente avait fait doubler le service des chiens.


Le jour, les visiteurs pouvaient les voir attachés à leurs chaînes, et c’étaient là de terribles patrouilleurs. L’administration faisait montre d’eux avec orgueil.


Illusions ou réalités, ces vagues bruissements du champ des morts n’existaient pas pour Irène. Rien ne venait à son oreille, machinalement attentive pourtant, mais attentive au silence complet qui se faisait du côté du corridor.


Ce qu’elle guettait, c’était un son de pas dans l’escalier. Elle espérait, malgré les paroles de la comtesse qui avait dit: «Le cavalier Mora aura de l’occupation cette nuit.»


Ces paroles ressortaient parmi toutes les menaces confuses qui pesaient sur la pensée d’Irène; elles lui faisaient peur.


Certes, il n’y avait aucune connexion possible entre ces paroles et la rencontre de ce vieillard inconnu qui naguère l’avait croisée sous la voûte.


Après le cavalier Mora, c’était cependant ce vieillard qu’elle revoyait le plus souvent dans le sommeil de sa pensée.


Qui était-il? d’où venait-il? Irène était bien sûre de n’avoir jamais entendu sa voix, et pourtant, elle cherchait dans ses souvenirs une voix pareille…


Elle se redressa à demi tout à coup. Quelqu’un montait avec lenteur et péniblement les marches de l’escalier.


Ce ne fut point au cavalier qu’Irène songea, tant ce pas pénible lui semblait différent de l’allure leste et dégagée du bel Italien. Elle se dit:


– C’est le vieillard. Il demeure peut-être aux mansardes.


Mais celui qui montait ne prit pas la dernière volée, conduisant à l’étage supérieur. Il traversa le carré et s’engagea dans le corridor.


Irène ne respira plus. Son intelligence s’éveillait dans une angoisse nouvelle. Parfois les blessés ont ce pas lourd de la vieillesse. Y avait-il eu un malheur?


Le nom de Julian vint à ses lèvres qui tremblaient. Une bataille se livrait, elle en avait l’instinct plus fort qu’une certitude. Était-ce Julian qui déjà revenait vaincu?


Le pas hésitait sur les dalles du corridor. Il s’arrêta juste au-devant de la porte. Irène se leva, prête à s’élancer. Elle croyait ouïr le bruit de la clef dans la serrure.


On frappa. Irène retomba sur son siège. Ce n’était pas le cavalier Mora.


Dans son effroi, elle garda le silence.


Une voix faible et fatiguée marmotta:


– Est-ce que je me serais trompé de porte? C’est pourtant bien l’étage. J’ai traversé le carré, j’ai pris le corridor à droite… elle est peut-être endormie.


Irène entendait tout cela. Son cœur battait, La sueur inondait ses tempes. Elle ne voulait pas croire au témoignage de ses sens. On frappa plus fort et on appela:


– Irène!


La jeune fille chancela sur son siège.


– Mon père! balbutia-t-elle.


Puis elle ajouta en elle-même, par un travail plus rapide que l’éclair:


– L’étage, le carré, le corridor! Qui lui a fourni ces détails mensongers?


– Irène, répéta la voix. Je suis bien las, ma fillette. Es-tu couchée? Ouvre, c’est moi. J’ai reçu ta lettre et me voici. Es-tu donc trop malade pour venir jusqu’à la porte?


– Ma lettre! répéta encore Irène. Malade?


Elle se leva enfin. Ses jambes se dérobaient sous elle; elle eut grande peine à arriver jusqu’à la porte qu’elle ouvrit.


– Où es-tu? demanda Vincent Carpentier, car c’était bien lui. Il la cherchait dans l’obscurité complète de la chambre. Irène lui jeta ses bras autour du cou.


– Je savais bien, dit Vincent, que je ne me trompais pas, ma tête est un peu faible, c’est certain. Je ne me reconnaissais plus dans Paris. Il y a loin d’ici jusqu’à la cour des Messageries. Allume une bougie, ma fille. Mais auparavant, mène-moi à une chaise, je suis bien las.


Irène le guida jusqu’au fauteuil qu’elle venait de quitter.


La lune brillait en ce moment, la chambre s’éclairait vaguement. Un bougeoir de cuivre posé sur la table se trahissait par une métallique étincelle. Irène l’aperçut et tâta le tapis à l’entour. Sa main rencontra une boîte d’allumettes.


Pendant cela Vincent disait:


– Tu as bien fait de m’écrire, fillette, mais tu aurais dû m’écrire plus tôt. Pourquoi ne me parles-tu plus jamais de Reynier? Dis-moi, ce grand mur qui est sur le boulevard ici près, c’est le cimetière, n’est-ce pas? C’est là qu’est sa sépulture?… Eh bien! voilà ce qui m’effraye. J’ai des visions. Tout à l’heure sur le boulevard désert, j’ai cru le voir avec sa douillette serrée autour de son corps maigre, maigre… J’ai pris ma course et je suis encore tout hors d’haleine. J’aurais juré que c’était lui!


Irène écoutait sans l’interrompre. L’allumette frottée jeta une lueur.


– Ce ne peut être lui puisqu’il est mort, reprit Vincent Carpentier. Tu es bien sûre qu’il est mort, n’est-ce pas?


– Qui donc, père? demanda Irène dont la main tremblait en approchant l’allumette de la bougie. Vous avez prononcé le nom de Reynier. Dieu soit loué, Reynier est vivant.


La mèche prit feu, éclairant à la fois la chambre et les deux personnages de cette scène. La chambre était celle d’un homme, il n’y avait pas à s’y méprendre. D’ailleurs, des vêtements d’homme étaient jetés çà et là sur les meubles. Vincent dit:


– Comme tu es pâle! viens m’embrasser. Certes, certes, Reynier est vivant. Ce n’est pas de lui que je parlais. Je perds un peu la mémoire. Voici les habits de ton mari, et je ne me souviens plus d’avoir eu l’annonce de votre mariage.


La bougie, après avoir lancé sa première lueur, abaissait sa flamme jusqu’au ras de la cire et n’éclairait plus.


Irène avait eu le temps de voir les traits hâves et ravagés de Vincent, dont les cheveux tout blancs révoltaient leur désordre sur son crâne plombé par la fièvre.


Il avait vieilli de dix autres années dans les quelques mois écoulés depuis la visite d’Irène et de Reynier aux mines de Stolberg.


Parmi les tons gris et sinistres qui marquaient son visage et sous les deux touffes hérissées de ses sourcils, ses yeux agrandis brûlaient la folie.


Irène lui tendit son front. La flamme attaquait la cire, décidant le combat entre les ténèbres et la clarté.


– De qui parliez-vous donc, mon père, demanda Irène, en disant:


«Il est mort.»


– Du démon, répondit Vincent, qui frissonna sous ses vêtements grossiers.


Car son costume ajoutait encore au changement terrible qui s’était opéré en sa personne. Aucun art de comédien n’aurait pu le déguiser ni le grimer comme avait fait le travail de son angoisse, aidé par sa livrée de misère.


Il portait les habits d’un paysan de la Prusse rhénane, d’un très pauvre paysan. Le drap de sa veste était usé, le cuir de ses souliers déchiré. Il avait une petite valise de toile sous le bras.


Il reprit en caressant d’une main tremblotante les blonds cheveux d’Irène:


– Ce n’est pas tout qu’il soit mort, je sais cela… Les autres restent; toute une meute d’assassins! Mais ils n’ont pas le secret. Ils ne se doutent pas que sur le derrière de l’hôtel, du côté du jardin – juste à l’endroit où j’avais piqué le point rouge sur mon plan, il n’y a entre l’air libre et la cachette que l’épaisseur d’une pierre diminuée de moitié. J’ai apporté mon pic avec moi, je l’ai caché en bas, derrière les planches, mon pic de mineur. Va! j’aurai la force. Je connais l’endroit où il faut frapper pour crever le mur en trois coups…


«Ne le dis pas! interrompit-il en baissant la voix; ne le dis à personne, pas même à Reynier! Te souviens-tu du tableau? Le souterrain où était le trésor, le vieillard et le jeune homme? Bien des fois mes regards sont allés du visage de Reynier au visage du parricide. Et un jour, Reynier me dit lui-même: «N’est-ce pas que je lui ressemble?…» Silence, ma fillette, il ne faut pas éveiller le destin qui dort!


Irène écoutait. Elle en savait assez pour entrevoir le sens caché sous ces paroles énigmatiques, mais elle ne les rapportait pas aux choses qui emplissaient et fatiguaient le cerveau malade de son père. Pour elle, il ne s’agissait pas d’un tableau, mais d’un homme: de l’homme qui occupait incessamment sa pensée; il s’agissait du cavalier Mora.


– C’est vrai qu’ils se ressemblent, murmura-t-elle. Vincent Carpentier la regarda fixement.


– Tu es l’héritière, lui dit-il, par ton mari. Il est le dernier, le petit-fils Coyatier m’a tout dit. Il sait de bizarres histoires, mais il ne sait pas où est le trésor. Nous étions deux pour savoir où est le trésor, lui – et moi. Il est mort, je suis seul.


Irène ouvrait la bouche pour dire: «Je n’ai pas de mari», et mettre fin à l’erreur où était son père. Il lui imposa silence d’un geste plein de muette emphase et reprit:


– La volonté de Dieu est que le trésor soit à moi. Sans cela pourquoi tant de miracles? J’aurais dû mourir dix fois. Le trésor a tué tous les autres. Coyatier les connaît tous par leur nom, ceux qui tuèrent et ceux qui furent tués. Le dernier tomba sous mes yeux, frappé par un parricide – toujours, toujours. Il avait tué son père, le vieillard du tableau, il avait tué son fils et son petit-fils, le beau marquis Coriolan, la nuit même où Reynier demanda l’hospitalité à la maison maudite, auprès de Sartène. Reynier ne savait pas qu’il était là, chez lui, et que ce marquis Coriolan, le beau jeune homme assassiné, était le frère aîné de son père…


«Tais-toi! fit-il en s’interrompant, ne dis pas non. Veux-tu savoir mieux que moi? Il y a deux héritages: le poignard et le trésor. Aucun des héritiers n’est mort dans son lit – jamais.


«Tout cet or qui est fait avec du sang tue fatalement et ne cessera jamais de tuer.


«Je l’ai vu, le trésor: il n’y a rien de pareil au monde. C’est le ciel et c’est l’enfer.


«Cela vous attire comme une force de géant, cela vous enivre comme une liqueur embrasée.


«J’ai aimé, ce n’est rien; j’ai pleuré celle qui était la moitié de mon cœur, je te dis que ce n’est rien, rien! auprès de cette volupté poignante comme une torture, auprès de ce martyre tout imprégné de délices!


«Les cordes entraient dans ma chair, l’agonie m’étranglait, la mort avait son genou sur ma poitrine, je ne souffrais pas de cela, je ne songeais ni à toi, enfant chérie, ni à moi-même: l’or me fascinait, je buvais le feu des diamants, le lait prestigieux des perles…


«Et, sais-tu, ce n’est rien encore, rien, rien! Les perles, l’or, les diamants, misère! L’homme a bâti la tour de Babel malgré Dieu. Ce n’était qu’un monstrueux tas de pierres. Ce qui va jusqu’au ciel, c’est un chiffon qu’on peut cacher dans le creux de sa main. Le pays des juifs et des ducs, l’Angleterre a inventé ce monstre: le papier-million. J’ai vu des monceaux de ces billets de banque dont un seul remplirait un coffre d’or si on en faisait la monnaie. J’ai vu le rêve impossible réalisé, exagéré, multiplié par lui-même. J’ai essayé de compter, et je suis devenu fou!»


Il s’arrêta pour essuyer la sueur qui inondait son visage.


Irène était redevenue froide.


– Mon père, dit-elle, cherchant à calmer ce transport, parlez-moi de vous, je vous en prie.


– Et que fais-je donc? s’écria Vincent. C’est moi qui suis le trésor! J’ai mon pic. Je connais l’endroit précis. Je le vois; j’irais là les yeux bandés. Je poignarderai le mur, l’or coulera… coulera…


– Mon père, mon père! interrompit la jeune fille, alors parlons de moi qui suis bien malheureuse et qui ai si grand besoin de vos conseils.


– Est-ce que Reynier ne serait pas bon avec toi, par hasard? demanda Vincent, qui fronça le sourcil.


– Il y a bien longtemps que je n’ai vu Reynier, mon père. Vous sauriez déjà cela, si vous m’aviez donné le temps de parler, car je veux dire la vérité tout entière: je ne suis pas mariée, comment aurais-je pu me marier sans votre bénédiction?


– C’est juste, murmura Vincent. J’aurais dû penser cela.


– Jamais je n’épouserai Reynier, continua la jeune fille.


– Ah! ah! fit Vincent, qui devenait distrait: querelle d’amoureux…


Son regard revint aux habits d’homme qui étaient sur les meubles, et il ajouta:


– Je te connais: tu es la fille de ta mère: tu n’as pas pu te mal conduire. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas. Explique-toi, mais fais vite. J’ai de l’ouvrage cette nuit, beaucoup d’ouvrage.


– Quel ouvrage pouvez-vous avoir? mon bon père? Vous êtes harassé de fatigue…


– Oui, grommela Vincent: harassé. Je ne vivrai pas vieux. Il faut des parents aux enfants; on t’a élevée comme une demoiselle. Dis-moi tout. Et fais vite.


– Je n’ai rien à confesser qui puisse me faire rougir, dit Irène en se redressant involontairement.


– Tant mieux. Mais quel autre homme que Reynier peut laisser ses vêtements chez toi? Voilà tout ce que je veux savoir.


– Je ne suis pas ici chez moi, mon père.


Le regard de Vincent prit une expression inquiète.


– Alors, murmura-t-il, tu m’as donc trompé? car je suis bien sûr d’avoir suivi toutes les indications de ta lettre: je l’avais apprise par cœur.


Irène était elle-même terriblement émue. Elle sentait que sa prochaine parole allait faire surgir au-devant d’elle la preuve d’une noire infamie. Vincent disait:


– Ma tête est faible, c’est vrai, mais je n’ai pas rêvé cela. J’ai reçu la lettre de l’enfant, j’en suis sûr. Je l’ai relue cent fois en chemin. C’est par cette lettre que j’ai appris la mort du diable… Et quant à être de ton écriture, ajouta-t-il en s’adressant à Irène, tu vas voir!


En même temps, il fouillait les poches de sa veste, d’où il retira d’abord des pistolets et un couteau-poignard.


– Il faut bien être armé en voyage, balbutia-t-il en forme d’excuse. Les routes ne sont pas sûres…


– Tiens! s’écria-t-il, la voilà! regarde.


Irène prit la lettre qu’on lui tendait.


Il semblait qu’il n’y eût plus une goutte de sang dans ses veines, tant elle était pâle.


Elle se souvenait des paroles de la comtesse Marguerite qui lui avait dit: Votre père a quitté la mine de Stolberg sur une lettre de vous…


Elle regarda la lettre.


Une larme vint brûler sa paupière, tandis qu’elle murmurait:


– C’est mon écriture, mais c’est sa main, à lui… Mon Dieu! mon Dieu! vous allez donc me condamner à le haïr!

XVIII La lettre

Vincent Carpentier, comme la plupart de ceux dont la raison est malade et qui se donnent inopinément à eux-mêmes une preuve de lucidité, était tout content d’avoir retrouvé la lettre.


Il s’essuyait le front en souriant, plus fatigué que s’il eût fourni une longue course, et le sourire qui éclairait sa face était sinistre à voir.


– Je savais bien! je savais bien! murmurai-t-il. J’ai mon idée, c’est vrai; mais il ne fait pas encore nuit dans ma tête. Christophe Colomb avait aussi son idée et n’était pas un fou. Rira bien qui rira le dernier.


Irène n’écoutait plus. Elle avait commencé la lecture de la lettre, dont elle suivait les lignes avec une profonde stupéfaction.


Son écriture de femme, élégante et gracieuse, était imitée avec un art si parfait que, pour elle, le premier moment fut tout entier à la surprise.


Il ne pouvait y avoir doute, puisqu’elle savait n’avoir point écrit cette lettre; mais elle pensa: «Tout autre que moi-même y devait être trompé.»


Et l’esprit d’examen se fit jour.


Dans les pièces imitées, il y a un fait singulier. Quelle que soit l’habileté du faussaire, il ne peut jamais se séparer de «sa main», c’est-à-dire du moyen tout personnel qu’il emploie pour manœuvrer la plume.


Ceci est caractéristique comme le style d’un lettré, comme le faire d’un peintre. On peut le déguiser, non point l’anéantir.


Les experts se trompent rarement à ce signe, bien plus certain que la forme même des lettres, la volonté pouvant toujours modifier l’habitude.


Irène n’était pas un expert, mais elle était femme et il s’agissait de celui qui avait occupé sa pensée depuis les jours de sa jeunesse.


Le cavalier Mora lui écrivait souvent. Elle lisait et relisait ses lettres. Sa «main» lui était familière comme le son même de sa voix.


Avant d’avoir lu ou plutôt compris une seule phrase de la lettre fausse, Irène savait qu’elle était du cavalier Mora.


Les précautions apportées pour décevoir Vincent, loin de combattre la certitude d’Irène, étaient autant d’indices plaidant contre le cavalier.


Le raisonnement, ici, abondait dans le sens de l’impression première, tout instinctive et sentimentale.


On avait employé le propre papier d’Irène, on avait fait usage d’une de ses enveloppes, de sa cire et aussi de son cachet.


Un familier seul avait pu se procurer ces accessoires.


Quand Irène commença à lire sérieusement, c’est-à-dire pour chercher le sens du message; ce travail préliminaire était accompli, sa conviction était faite.


Voici quel était le contenu de cette lettre:


«Bon et cher père,


«Le malheur de ma vie est de te savoir enseveli au fond de cette tombe, dont la seule pensée me donne le frisson. Je suis faible et toute malade, sans cela j’aurais pris la diligence pour aller te chercher à Stolberg et te ramener avec moi. Depuis que je t’ai vu là-bas, si triste et si changé, ton image est toujours devant mes yeux.


«Mon cœur me dit que tu n’as jamais fait le mal. Tu ne m’as pas confié ton secret, mais ce n’est pas la justice qui te fait peur, j’en suis sûre. Tu parles toujours d’ennemis puissants. Je tremble qu’ils ne découvrent ta retraite.


«C’est là, père, que le danger serait terrible. Un crime doit être si aisément commis et caché dans ces ténèbres! Mon cœur cesse de battre quand je songe à cela. Je te vois seul, sans défense. Elles sont si longues, ces froides galeries! À qui demanderais-tu du secours? Et ils n’auraient pas même besoin de creuser une fosse, puisque à chaque pas un abîme est ouvert…»


Ce passage de la lettre était fatigué et tout noirci par l’empreinte des mains de Vincent, qui avait dû la lire et la relire, les doigts encore chargés des souillures de son travail.


Irène leva les yeux sur lui. Elle pensait que le regard de son père la guettait pendant sa lecture.


Mais il n’en était pas ainsi. Les paupières de Vincent étaient fermées; il s’était renversé sur le dossier du fauteuil.


N’eût été le mouvement de ses lèvres qu’il remuait avec lenteur et sans produire aucun son, on aurait pu croire qu’il dormait.


– Souffrez-vous, mon père? demanda la jeune fille inquiète, car il avait, en vérité l’air d’un mourant.


Vincent tressaillit et répondit:


– Ce Paris est énorme! L’endroit où je veux aller est loin, bien loin d’ici.


Il s’interrompit pour ajouter:


– Car je suis à Paris! moi! Et il est mort! Dis-moi bien qu’il est mort…


Il laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Sa pensée avait tourné. Il murmura:


– Après lui, c’était le tour de Reynier. Il ne restait plus que Reynier. Pourquoi Irène a-t-elle dit: «Je n’épouserai jamais Reynier?…» Les jeunes filles sont folles.


Sa voix était devenue sourde. Irène ne l’entendait plus.


Irène poursuivait sa lecture:


«… C’est à cela que je songe nuit et jour, mon cher père. Tu as peut-être bien fait de fuir autrefois, mais maintenant quelque chose me dit que le danger est au fond de cette affreuse retraite.


«Les années ont passé. Si tu savais comme tu es changé! Quand j’ai été te voir, moi qui suis ta fille, j’ai eu peine à te reconnaître. Tes meilleurs amis, tes plus cruels ennemis passeraient auprès de toi dans les rues sans mettre ton nom sur ton visage.


«On n’est bien caché qu’à Paris. Je ne serai tranquille que si je veille sur toi.


«Je ne suis pas riche, mon père, mais je travaille, et j’aurai toujours assez pour nous deux. Ma chambre est grande. Elle donne sur la campagne, ou plutôt on jurerait que c’est la plus belle et la plus riante compagne du monde.


«Car je ne voudrais te tromper en rien. Ce ver (bosquet qui est sous ma fenêtre, c’est le Père-Lachaise; mais, tu verras: sauf une seule tombe, qui rappelle les blancs monuments de notre Italie, l’œil chercherait en vain une trace de sépulture. Les feuillages et les fleurs dissimulent tout ce qui est triste, et le tombeau du colonel Bozzo-Corona lui-même ressemble plutôt à ces petits temples qu’on bâtit pour décorer les jardins…»


Irène s’arrêta encore.


Je ne sais comment dire cela. Certes, le papier ne peut garder la trace d’une émotion, et pourtant deux empreintes de doigts crispés où le charbon de la mine avait estampé les traits délicatement contournés de l’épiderme qui sont, selon les physiologistes, l’organe et le siège du toucher, restaient aux deux bouts de la ligne contenant le nom du colonel Bozzo-Corona.


Cela mettait la ligne entre deux parenthèses.


Évidemment, c’était ici la chose qui avait frappé le lecteur.


Et c’était sans doute pour dire cette chose que l’écrivain avait pris la plume.


Elle arrivait incidemment, cette chose. Raison de plus. C’est une femme qui a trouvé l’axiome: la pensée d’une lettre est dans le post-scriptum.


C’était vrai, du temps où les axiomes étaient vrais. Avant le déluge.


Maintenant, le post-scriptum est éventé.


La pensée d’une lettre se fourre où elle peut, mais je vous recommande les incidentes.


Ce sont des guéridons. On y dépose les objets qui embarrassent.


Si vous n’y trouvez rien, furetez la ponctuation, auscultez le cachet, disséquez le paraphe. J’ai déniché des pensées de lettres entre l’enveloppe et le timbre-poste.


Après avoir lu ce passage, Irène ne se demanda plus de qui Vincent parlait, tout à l’heure, quand il disait: il est mort.


Mais cette découverte même apportait dans son esprit une confusion croissante.


Elle était encore sous l’impression de son entrevue avec la comtesse Marguerite, et toutes les paroles de la comtesse Marguerite établissaient la sainteté de l’homme que Vincent appelait «le diable».


Irène eut envie de faire une question, mais Vincent avait ouvert sa petite valise qui contenait pêle-mêle du linge, des habits, un pain et divers outils de fer.


Irène poursuivit sa lecture. La lettre s’achevait ainsi:


«Je suis trop souffrante pour aller t’attendre à la diligence, je vais donc te donner exactement l’itinéraire à suivre pour arriver chez moi.


«D’abord, je te laisse un jour entier pour tes préparatifs. Il faut aussi que j’arrange ma chambre, désirant bien te recevoir. Tu partiras le lendemain de la réception de ma lettre. Grâce au chemin de fer qui est achevé de Liège à Quiévrain tu traverseras tout le territoire belge en quelques heures. De la frontière à Paris, prends une bonne place de coupé. Pour le cas où tu n’aurais pas d’argent, je joins ici un petit mandat sur Verboëck et fils, de Liège.


«Je me suis informée. La diligence de Belgique arrive entre dix et onze heures. Tu peux être chez moi avant minuit.


«Tu connais mon adresse, rue des Partants, barrière des Amandiers, auprès du Père-Lachaise. Le premier fiacre venu t’y conduira. Mais comme il n’y a pas de concierge et que tout le monde sera couché à cette heure, note bien les indications que je vais de donner.»


Ici la lettre décrivait minutieusement le parcours que le lecteur connaît déjà. Tout était expliqué. Seulement, l’itinéraire, arrivé au carré sur lequel s’ouvrait en réalité la porte d’Irène, ne s’y arrêtait point. Il continuait, disant:


«Rien n’est éclairé chez nous, c’est un bien pauvre logis. Fais attention à ne point te tromper. Ma porte n’est pas sur le carré. Tu le traverseras, tu prendras le corridor à droite, et tu seras au bout de tes peines, car il n’y a que moi dans le corridor.


«Je t’attends, et d’avance je suis heureuse à l’idée de t’embrasser, mon bon père.


«Ta fillette qui t’aime bien.»


C’était signé «Irène» tout court. Irène replia la lettre avec lenteur.


– Mon père, dit-elle, ce n’est pas moi qui ai écrit cela.


Vincent referma sa valise. Un sourire s’ébauchait autour de ses lèvres. Mais presque aussitôt après, son regard se troubla de nouveau.


– Tu sais, fit-il, je ne comprends plus quand on plaisante. Ne joue pas avec moi.


– J’ai dit la vérité, mon père, affirma la jeune fille. On a imité mon écriture.


La pâleur de Vincent se marbra de teintes grisâtres et il eut un tremblement par tout le corps.


– Alors, c’est un guet-apens! balbutia-t-il.


Irène songeait. Elle dit, car elle essayait de douter encore:


– Si c’était un guet-apens, il n’aurait pas quitté sa chambre au jour et à l’heure indiqués par sa lettre.


– De qui parles-tu?


– De celui chez qui nous sommes.


– Nous ne sommes donc pas chez toi?


– Non, mon père.


– Chez qui sommes-nous?


– Chez le cavalier Mora.


Vincent Carpentier respira avec force, comme s’il eût craint d’entendre un autre nom. Il répéta en faisant appel à sa mémoire.


– Le cavalier Mora… un Italien?


– Oui, de Naples.


– Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu ce nom-là… Il s’interrompit pour ajouter:


– Quant à la question du jour et de l’heure, nous sommes bien à l’heure dite, mais c’est demain qui serait le jour fixé.


– Comment cela? demanda Irène.


– Je vais te dire; je n’ai vu qu’une chose dans la lettre: l’annonce de sa mort. Et j’y songe! Ce doit être un mensonge comme tout le reste.


– Parlez-vous du colonel Bozzo, mon père?


– Oui… quelque jour tu comprendras pourquoi l’annonce de cette mort soulevait le couvercle de ma tombe… Mais tu peux me répondre. La lettre dit qu’on voit le tombeau de ta fenêtre.


– La lettre dit vrai.


– Tu as lu l’inscription?


– En lettres d’or sur la table de marbre blanc.


Les traits de Vincent, mobiles comme ceux d’un enfant, s’éclairèrent.


– Que disais-je? reprit-il.


– Vous parliez du jour fixé, pour répondre à mon observation sur l’absence du cavalier Mora.


– C’est cela. Pouvais-je attendre? Quand j’ai lu cette ligne qui me semblait sortir de la lettre en caractères de feu, la ligne où il est parlé du monument funèbre de mon persécuteur, de mon assassin, j’ai pris ma course à travers les galeries de la mine en criant: «Il est mort! il est mort!» Ce n’était pas folie, ma fille. La mort de celui-là, c’est ma vie. Et qu’est-ce que ma vie? La joie, l’ivresse, la volupté sans nom de voir encore une fois mon trésor!


– Est-il donc à vous, mon père? demanda Irène.


Vincent Carpentier s’était redressé de toute sa hauteur. Sa face se colora violemment.


La passion lui redonna pour un instant l’apparence de la force et de la jeunesse.


– Ce fut un travail de géant, dit-il d’une voix profonde et pleine de mystérieuse emphase, un calcul terrible! On ne croirait pas celui qui ferait l’histoire de mes recherches, de mes efforts, de mes terreurs, de mes dangers, de mon martyre. Le trésor m’appartient, puisque je l’ai découvert!


Ses yeux qui brûlaient s’éteignirent tout à coup.


Il jeta sur Irène un regard atone. Sa voix s’étrangla dans sa gorge et il poursuivit tout bas, répondant à une question qui n’avait point été faite:


– Où il est? Nul ne le saura. Ni Reynier, ni toi. Cela brûle, cela tue. Je le garde pour moi, pour moi tout seul, car c’est la mort!

XIX Le cœur d’Irène

Pendant plusieurs minutes, Vincent Carpentier resta en proie à une sorte de délire. Sa parole qui allait s’embarrassant de plus en plus devint tout à fait inintelligible.


Ce fut son épuisement qui le calma.


Aux questions d’Irène qui essayait de ramener l’entretien à sa vraie voie, il répondit avec fatigue et indifférence que, dans la fièvre de son impatience, il avait avancé d’un jour son départ de Stolberg.


Par conséquent, le cavalier Mora ne pouvait l’attendre que le lendemain soir à la même heure.


L’absence du cavalier n’était donc pas même une circonstance à sa décharge.


Il y avait chez Irène plus d’indignation encore que de frayeur. Elle essayait néanmoins de ne pas croire à ce tissu de choses invraisemblables qui l’enveloppait comme une évidence.


Tout était impossible dans ses aventures de cette nuit, et tout était certain, puisque son Cœur et son esprit étaient d’accord pour douter; et que le doute vaincu fuyait à la fois son esprit et son cœur.


– Et comment es-tu ici, chez ce cavalier Mora? demanda tout à coup Vincent; tu le connais donc?


Irène rougit, mais elle répondit:


– Je l’aimais, mon père.


C’est à peine si Vincent montra de la surprise. Sa pensée errante était ailleurs. Irène ajouta:


– Le cavalier Mora m’avait promis le mariage. Je le recevais chez moi: C’est la première fois que je viens chez lui et ce sera la dernière.


– Ah! fit Vincent dont la tranquillité semblait plus étrange encore que son transport de tout à l’heure. C’est par toi qu’il a su ma retraite, alors? On est souvent tué par ses enfants.


– Pardonnez-moi cette faute, mon père; j’avais confiance en lui.


Carpentier secoua la tête et murmura:


– Je n’aurais jamais dû donner signe de vie, même à toi. C’est bien fait!


Il y eut un silence.


– Et pourquoi ce Mora m’a-t-il tendu un piège? fit Vincent qui se parlait à lui-même. Les Habits Noirs doivent être là-dedans. Ce Mora est sans doute un nouveau.


– Je dois tout vous dire, mon père, fit Irène avec effort. Tout à l’heure, une personne accusait devant moi le cavalier Mora – et Dieu sait que je ne le croyais pas! – d’être le chef des Habits Noirs.


– Le chef! répéta Carpentier, le chef! dans un si pauvre logis! S’il revenait, je le tuerais comme un chien. Il ne faudrait pas faire des hélas, entends-tu! Le chef! qui peut être le chef maintenant? M. Lecoq est mort, je n’ai pas rêvé cela. C’est Reynier qui a dû me le dire… A-t-il un nom de baptême, ce chef? Ah! c’est le chef!


– Autrefois, prononça tout bas Irène, quand la mère Marie-de-Grâce me parlait de lui, elle l’appelait le comte Julian.


Tout le sang de Carpentier vint à son visage. Le blanc de ses yeux s’injecta de rouge et ses cheveux dressés s’agitèrent sur son crâne. Il était effrayant à voir.


– Qu’avez-vous, mon père? s’écria Irène épouvantée. Carpentier essaya de se lever, mais il ne put. De pourpre qu’elle était, sa face tourna livide.


– Mon père! mon père! fit la jeune fille qui voulut le prendre dans ses bras.


Il la repoussa.


– Je suis fou, balbutia-t-il, misérablement fou, je sens bien cela. J’entends des noms de l’autre monde: la mère Marie-de-Grâce, le comte Julian… Je me souviens: il était à la fois homme et femme, jeune et vieux… Il rôdait déjà autour de toi… à cause de moi! Il avait deviné le secret tout au fond de ma poitrine. Le secret brûle, le secret brille; on le voit, on le sent au travers de ma chair et de mes os!


Ses deux mains pressèrent son front comme s’il eût voulu l’empêcher d’éclater. Puis tout à coup, il dit avec un rire sinistre:


– Le comte Julian fait la cour à ma fille! le comte Julian me donne des rendez-vous! C’est un mort qui a son cercueil au cimetière et sa chambre en ville…


Il s’arrêta et fixa sa prunelle ardente sur Irène en ajoutant:


– Mais alors, qu’y a-t-il donc? le sais-tu, toi? Qu’y a-t-il donc dans cette tombe, sur laquelle ils ont mis le nom du colonel Bozzo-Corona?


Irène ne répondit pas.


Dans le silence qui suivit, le père et la fille prêtèrent à la fois l’oreille à des bruits confus venant du dehors.


Depuis le commencement de leur entrevue, le chemin des Poiriers était resté muet absolument, ainsi que la partie du cimetière voisine du mur de clôture.


Au moment même où Vincent Carpentier parlait de la sépulture du colonel, le vent apporta l’aboiement grave d’un dogue qui semblait quêter dans le cimetière.


Presque en même temps, la feuillée des bosquets s’agita et des piétinements se firent sur le sable.


Une voix dit entre haut et bas ces paroles qu’on put distinctement saisir:


– C’est Sombre-Accueil! Cette ganache de Similor aura manqué Sombre-Accueil!


Irène s’élança vers la fenêtre.


En passant, elle souffla la bougie, et la chambre fut plongée dans l’obscurité. Vincent voulut parler. Irène dit:


– Sur notre vie à tous les deux, père, taisez-vous!


Les aboiements approchaient.


Quand Irène fut à la fenêtre, elle vit, à la lumière diffuse de la lune, cachée sous les nuages, des ombres qui s’agitaient autour du tombeau.


Et une voix dit, tout bas, cette fois:


– Il y avait de la lumière à la croisée de l’Italien. On l’a éteinte. Méfiance!


Vincent avait réussi à se mettre sur ses pieds.


– Qu’est-ce que c’est, fillette, qu’est-ce que c’est? demanda-t-il tout effaré.


– Je ne sais, répondit Irène. Peut-être allons-nous avoir la réponse à la question que vous posiez tout à l’heure.


– Quelle question?


– Vous demandiez ce qu’on avait mis dans le tombeau du colonel Bozzo-Corona… Mais chut! Écoutez!


Les aboiements redoublaient furieusement.


– Cent francs de guelte [7] à qui piquera la bête! murmura la première voix.


On lui répondit:


– Roblot et Zéphyr sont au carrefour de la croix. Ils ont ce qu’il faut.


– Mais les gardiens?


– Ils dorment dur. C’est Roblot qui a sucré leur grog hier soir.


– Roblot! fit Vincent qui était maintenant tout auprès de sa fille. Te souviens-tu de mon grand beau danois qui t’aimait tant? César?


– Votre dernier valet de chambre s’appelait Roblot, mon père.


– Oui. Mon premier assassin…


Il n’acheva pas. Les aboiements du chien qui se rapprochaient sans cesse se changèrent tout à coup en un long hurlement, terminé par un râle.


– Fin de Sombre-Accueil, fut-il dit dans le cimetière. Mort au champ d’honneur!


Et la voix qui avait parlé d’abord ajouta:


– Ce Roblot a du talent. On a bien fait d’embaucher le Zéphyr.


Irène écoutait de toutes ses oreilles, submergée qu’elle était en quelque sorte dans cet océan de mystères inexplicables.


Ce qui se passait dans le cimetière amena tout à coup sa pensée vers Mme la comtesse Marguerite de Clare qu’elle avait laissée dans sa chambre.


La comtesse devait tout entendre aussi, et tout voir.


C’était sans nul doute pour tout voir et tout entendre qu’elle avait pris la place d’Irène.


Pendant un instant la lune, dégagée, baigna le paysage dans sa blanche lumière.


La tombe du colonel sortit de l’ombre. Il n’y avait personne autour, mais les feuilles voisines s’agitaient.


Irène s’éloigna vivement de la croisée, entraînant son père après elle. Vincent était calme. Il semblait intéressé, presque amusé. Il dit:


– Dans quel diable de but veut-on violer une sépulture vide? C’est curieux, ma parole.


– Est-elle vide? pensa tout haut Irène.


Vincent la regarda aux lueurs douteuses qui pénétraient dans la chambre, puis il recula comme si une idée l’eût frappé avec violence.


– Est-ce que tu croirais, fit-il d’une voix que l’émotion revenue brisait, est-ce que tu as des raisons pour croire que le trésor est là! dans la tombe?


Et avant qu’Irène pût répondre, il ajouta:


– Non, non, non! L’autre endroit est bien meilleur! Si tu voyais comme c’est établi! Je le vois, moi, toutes les nuits, et vingt fois chaque nuit. C’est une tombe aussi, ou plutôt une chapelle ardente. Il y a là une grandeur qui étreint l’âme comme la pensée de Dieu. C’est tout petit et c’est vaste comme le monde. Oh! fillette, fillette, que tu es heureuse ou misérable de rester froide devant l’embrasement de cette pensée!


Irène souriait tristement.


– À quoi me servirait tout cet or? murmura-t-elle. Mon cœur s’est trompé. J’ai méprisé celui qui m’aimait… et que j’aimais peut-être…


– Aimer! aimer!…, s’écria Vincent, qui haussa les épaules. La belle affaire!


Mais il s’interrompit et reprit aussitôt:


– Tu as raison! Il faut aimer Reynier. C’est un bon garçon. Moi aussi, j’ai aimé. Mais l’amour meurt, il n’en reste rien que des larmes. L’or est immortel. Écoute. Une femme ne peut pas résister à un démon. Cet homme qui t’a mis un bandeau sur le cœur, c’est le démon de l’or. Ce n’était pas toi qu’il voulait, c’était moi. Mais il y a aussi en moi quelque chose de surhumain puisque j’ai échappé au danger par dix, par vingt miracles.


«C’est l’or qui m’a donné cette puissance. J’ai vu l’or, cela m’a trempé. Le démon fait bien de me craindre. Il n’y a que moi dans tout l’univers pour le terrasser, pour l’étouffer sous Je poids de son propre trésor…


«Ah! ah! poursuivit-il avec un rire éclatant, j’ai travaillé pendant des mois et des années. J’ai lu les vieux livres qui parlent d’alambics, de creusets, de matras où le plomb noir devient jaune comme un rayon de soleil.


«Folies! au fond de cette nuit hideuse, dans le boyau où mon pic attaquait la houille, j’ai consulté un autre livre: ma pensée. Et j’ai inventé, entends-moi bien, le moyen de cacher le trésor tout entier sous mon aisselle. Moi, regarde-moi! crois-tu qu’on puisse tuer un homme cuirassé de tout l’or de la terre?


Irène n’écoutait plus. Il y avait en elle une résignation morne. Elle attendait quelque chose de tragique et n’avait pas même la volonté de se défendre contre le malheur inconnu qui la menaçait.


Elle alla vers la seconde croisée: celle qui regardait la fenêtre de sa chambre, et elle n’y vit plus de lumière.


Vincent la suivit. Il appuya ses deux mains sur ses épaules et poursuivit, parlant avec peine, comme si l’ivresse eût épaissi sa langue:


– Combien veux-tu pour ta dot? Car tu ne me verras plus quand j’aurai le trésor. Je disparaîtrai. Je ne serai ni dans le ciel ni dans l’enfer. Je serai dans l’or. Combien veux-tu? Je vais aller cette nuit, tout de suite; je vais puiser à la source inépuisable, comme on emplit une coupe en la plongeant dans l’Océan. Combien veux-tu?


– Mon père, dit Irène, on n’entend plus rien du côté du cimetière. Celui que vous appelez le démon va revenir.


Vincent frissonna de la tête aux pieds, comme si un réveil violent eût secoué son extase.


– C’est vrai, c’est vrai, dit-il, nous sommes chez lui, dans le piège même. Sortons. Conduis-moi dans ta chambre.


– Je ne peux pas vous conduire dans ma chambre, mon père.


– Pourquoi?


En peu de mots et sans prononcer aucun nom, Irène raconta l’emprunt bizarre qu’une de ses nobles pratiques lui avait fait de son domicile.


Vincent était attentif, Irène continua ainsi:


– Je puis vous offrir un autre asile. Cette comtesse dont je vous parle vous est connue et c’est elle qui a recueilli Reynier, poursuivi par son ennemi, qui est le vôtre. Elle s’intéresse à vous. Elle est la tête d’une grande association de bienfaisance qui veille sur vous, comme elle a veillé sur Reynier et sur moi.


– On dirait le bruit d’une grille qui s’ouvre! interrompit Vincent Carpentier en se rapprochant de la croisée donnant sur le Père-Lachaise. Une association de bienfaisance, dis-tu? Qui veille sur moi!


Un grand nuage couvrait le ciel. Tout était sombre au-dehors.


Cependant, on pouvait apercevoir deux ou trois ombres autour du tombeau dont la grille grinçait en effet sur ses gonds pour la seconde fois.


Un instant, cette lueur rougeâtre que la comtesse Marguerite avait déjà aperçue à l’intérieur, comme si quelqu’un eût descendu dans les profondeurs du sépulcre, se montra encore une fois, mais ce fut pour remonter et disparaître aussitôt après.


– Comment s’appelle ta comtesse? demanda Vincent qui avait maintenant la voix nette et ferme.


– Mme Marguerite de Clare, répondit Irène.


Au-dehors une voix dit:


– Il y a quelqu’un à la fenêtre de l’Italien. J’en suis sûr.


Vincent avait saisi la main de sa fille.


– Je m’en doutais, dit-il d’un accent résolu. Nous sommes entourés par les Habits Noirs, connais-tu quelqu’un dans la maison à qui tu puisses demander refuge?


Irène secoua la tête.


– Je vis seule, répliqua-t-elle. Je ne parle jamais à personne… Alors, mon père, il faut se défier de Mme la comtesse de Clare comme du cavalier Mora?


– Il faut se défier d’elle davantage.


– C’est sa mortelle ennemie, pourtant. Mon père, mon pauvre père, si vous saviez dans quelle horrible confusion ma pensée se noie! Je sens que nous sommes au bord d’un abîme, mais je ne comprends rien, rien! Je souffre le martyre.


Vincent dit froidement:


– C’est comme cela quand on devient fou. J’ai passé par là. Mais je ne suis plus fou. Je vois clair. Ils sont là, d’un côté, les Compagnons du Trésor qui cherchent et qui chercheront toujours, de l’autre, le démon qui s’est réfugié jusque dans la mort, pour n’être pas assassiné. Seul contre mille le démon sera le plus fort.


– Voyez, fit Irène, voilà des hommes qui escaladent le mur du cimetière.


Vincent regarda et murmura:


– Qu’ont-ils trouvé dans le cercueil?


– Ils seront ici dans quelques minutes, père.


– Et Mme la comtesse de Clare va être bien contente de revoir un vieil ami tel que moi, dit Vincent Carpentier, dont la tranquillité ne se démentait pas. Je l’ai connue quand on l’appelait Marguerite de Bourgogne au Quartier latin. Elle a tué plus d’un Buridan, celle-là! Je vois clair, oh! je vois clair! Ils étaient tous autour de toi, non point pour toi, mais pour moi. Je suis le SECRET. Ils voulaient s’emparer de moi: l’un pour enfouir le secret à cent pieds sous terre, les autres pour savoir le secret.


Il se frotta les mains tout doucement et reprit:


– Il n’y a que moi de menacé. Qu’est-ce qu’ils feraient de toi?


– Je ne vous quitterai pas!…, voulut s’écrier Irène.


– Ta, ta, ta, ta! fit Vincent, des grands mots. J’ai mon ouvrage, tu me gênerais… Ah! ah! le démon! comme il les a joués sous jambe! Moi, il ne me jouera pas.


Il ralluma la bougie lui-même, disant:


– Je veux écrire au procureur du roi pour les dénoncer! Je ferai la liste! Je les connais tous par leurs noms!


À la lueur qui se fit, Irène vit que les yeux de son père s’égaraient de nouveau. Elle fut prise d’un découragement profond, et l’idée lui vint de crier au feu pour mettre la maison sur pied.


On n’entendait plus, on ne voyait plus rien du côté du cimetière. Vincent continuait du ton le plus tranquille:


– Lui? Pourquoi m’occuperais-je de lui? Reynier le tuera: c’est le sort. Comment? Dieu seul le sait.


Irène joignit les mains et s’écria:


– Reynier! j’avais oublié Reynier! Il est à l’hôtel de cette femme. Il nous défendrait, il te sauverait, père, j’en suis sûre!


Autour du fou, tout prend couleur de folie: Irène se précipita vers la porte comme si l’hôtel de Clare eût été là à quelques pas. Vincent l’arrêta.


– Je ne veux pas de Reynier, prononça-t-il avec autorité. Il viendra bien malgré nous, puisque c’est la destinée. Parlons raison. Je vois clair. J’ai mon ouvrage. Il faut que je me débarrasse de toi. Veux-tu aller m’attendre dans une église?


– À cette heure, mon père!


– C’est vrai, elles sont fermées. Les cafés aussi. Y a-t-il un poste, ici près? Mais tu n’aimerais pas être avec les soldats… Qu’avais-je donc encore à te demander? une dernière chose, et je l’ai perdue… Ah! j’y suis! La mère Marie-de-Grâce, où est-elle? le sais-tu?


– À son couvent, répondit Irène qui prêtait déjà l’oreille dans la direction du corridor.


À chaque instant elle croyait entendre des bruits de pas.


– Où est son couvent? demanda encore Vincent: Loin d’ici?


– Rue Thérèse.


Ce nom frappa Carpentier qui dit:


– Rue Thérèse! un couvent! Il n’y en avait pas de mon temps.


– On en a fait un dans l’ancienne maison du colonel.


Vincent frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria en un véritable mouvement d’allégresse:


– À la bonne heure! je vois clair! Rien n’a changé. La même âme est toujours dans le même corps. Partons. Tu iras où tu voudras, fillette, je n’ai pas peur pour toi. S’il le fallait, ils te défendraient au prix de leur vie! À leurs yeux, tu vaux des centaines de millions. D’ailleurs, j’ai mon ouvrage. C’est peut-être la dernière nuit.


Il écarta brusquement sa fille, mit le pistolet à la main et poussa la porte en ajoutant:


– Je te défends de me suivre. C’est près de moi qu’il y a du danger. Moi, on me tue!


Il disparut dans le corridor. Irène restait frappée de stupeur. L’épouvante qui lui serrait la poitrine ne se rapportait pas à elle-même. D’instinct, et sans se rendre compte du travail de sa pensée, elle calculait le temps qu’il fallait pour descendre le chemin des Poiriers, tourner le boulevard et remonter la rue des Partants.


Les gens du cimetière devaient être en bas déjà pour barrer le passage à son père.


On ne peut dire qu’elle réfléchissait, car tout en elle était désordre et détresse, mais dans le chaos de son intelligence un nom se faisait jour: Reynier.


Elle appelait Reynier de tout l’élan de son cœur. Cette nuit, un bandeau était tombé de ses yeux.


Ce voile, qui venait de se déchirer pour elle, lui semblait déjà lointain et comme invraisemblable. Elle n’y voulait plus croire.


Il y avait un siècle entre elle et le pâle fascinateur qui avait troublé sa raison d’enfant. Parce qu’elle ne croyait plus, elle n’avait jamais cru. Elle se sentait écrasée de remords.


Elle haïssait, elle aimait avec toute la puissance de sa nature.


Et un étrange mirage lui montrait à la fois les objets de son amour et de sa haine, Reynier et le comte Julian: deux jumeaux par la ressemblance, par l’âge: un fils et un père…


Nous avons dit à l’histoire, non pas d’une minute, mais de quelques secondes.


Toutes ces choses passèrent dans l’esprit d’Irène avec une rapidité foudroyante.


Et il ne resta qu’un nom: Reynier! Reynier!


Le premier souvenir de son enfance, celui dont son père disait: il aime comme une mère!


Le cher sourire qu’elle revoyait penché sur son berceau, le bel ami qui la portait dans ses bras toute petite en lui parlant déjà comme à une femme: si doux, si bon, si fier, si brave! Reynier! Reynier! Le frère et le fiancé! tout son cœur d’autrefois!


Y a-t-il des poisons pour le cœur, et peut-on verser à l’âme comme au corps le décevant sommeil de l’opium!


Ah! si Reynier eût été là, comme elle aurait imploré son pardon!


Le pas de son père qui avait sonné franc dans le corridor, devint plus sourd au moment où il tournait l’angle du carré.


Irène, secouée par le besoin de prendre une détermination, fit un pas vers la porte.


En cet instant, la voix de Vincent s’éleva, sombre et menaçante.


Elle disait:


– Qui va là? Je suis armé. J’ai un pistolet dans chaque main. Si vous barrez ma route, vous êtes mort!


Une autre voix répondit qui vibra jusqu’au fond du cœur d’Irène.


– Mon père, est-ce vous? où est-elle?


La jeune fille s’élança folle de joie en criant:


– Reynier! que Dieu soit béni! Reynier! Reynier! mon Reynier!

XX Madame Canada à la découverte

C’était, en effet, Reynier que Vincent Carpentier avait aperçu en tournant l’angle du corridor.


Reynier était debout devant la porte d’Irène qui faisait face à l’escalier. Il venait de frapper pour la troisième ou quatrième fois, sans obtenir de réponse et se penchait dans l’attitude d’un homme qui met son oreille à la hauteur de la serrure pour écouter les bruits de l’intérieur.


Vincent, qui avait armé son pistolet, le reconnut au moment où il se releva et dit presque gaiement:


– Tiens, tiens! c’est toi, garçon? bonsoir! comment va? Tu arrives bien, tu vas te charger de la petite. Elle a un coup de marteau, tu sais? c’est une maladie de famille. Range-toi que je passe. J’ai mon ouvrage et je suis pressé.


Irène avait déjà ses deux bras autour du cou de Reynier et murmurait:


– Pardonne-moi, pardonne-moi, c’est vrai, j’ai été folle. Ne quitte pas le père. Il y a autour de nous un danger mortel!


La joie rend faible comme la douleur. Reynier chancela sous le baiser d’Irène.


– Je venais vous défendre, dit-il. Il ne se passe pas de nuit sans que je rôde autour de votre demeure, Irène. Aujourd’hui, j’ai vu, j’ai entendu…


– Bon, bon! interrompit Vincent, nous en savons plus long que toi, garçon. J’aurais mieux aimé que tu ne fusses pas là-dedans, parce que… parce que… enfin n’importe. Ta bonne femme de mère fut malade chez nous, là-bas, quand nous étions en Italie. Ma pauvre sainte créature de femme lui avait appris à croire en Dieu. Dans sa fièvre, elle nous en contait de drôles; et quand elle parlait de ton père, elle disait toujours: «le démon». Ça ne t’empêchera pas d’être un agneau. Embrasse-moi si tu veux, mais laisse-moi passer.


Irène dit:


– Qu’as-tu appris, mon Reynier? Je t’en supplie, ne le quitte pas. Il veut aller au trésor…


Elle poussa un cri de douleur parce que Vincent lui avait saisi le bras et le serrait à le broyer.


– Jamais ce mot-là! prononça-t-il à voix basse. Dieu foudroyait ses enfants quand ils touchaient à l’Arche. C’est mon arche, à moi. N’y touche pas!


– Eux aussi parlaient d’un trésor, sous le mur du cimetière, murmura Reynier. La nuit est pleine de ce mot.


Dans l’escalier, une bonne grosse voix essoufflée dit:


– Ils arrivent! ils arrivent! Éteins la lumière, monsieur Canada.


– Je leur passerai sur le corps! s’écria Vincent, qui brandit son pistolet. Sont-ils cent? Sont-ils mille? Allons, place! C’est cette nuit ou jamais!


Il repoussa violemment Irène, qui s’attachait à ses vêtements, et son poing fermé se leva sur Reynier.


– Qui est donc là? demanda la grosse voix de l’escalier. Tu n’es pas tout seul, Canada.


Échalot, que nous sommes bien forcés de faire paraître à l’improviste, car personne ne se doutait de sa présence parmi ceux qui étaient sur le carré, Échalot répondit tranquillement:


– Sois calme, Léocadie, mais méfie-toi. C’est tous gens de connaissance, ici: la petite brodeuse d’en face, mon ancien peintre-artiste de la rue de l’Ouest, M. Reynier, dont je t’ai raconté les désagréments avec le cavalier Mora, et M. Carpentier, l’ex-architecte qu’est toqué comme un lièvre, par suite de ses malheurs. Monte voir! Je le tiens ferme.


Tout en parlant, il avait saisi Vincent à bras-le-corps par-derrière. Vincent se défendait furieusement.


Échalot poursuivait, gardant l’inaltérable douceur de son organe, quoiqu’il serrât son homme à l’étouffer.


– Par quoi, jeune homme et mademoiselle Irène, on vous offre l’asile de l’amitié dans ces circonstances périlleuses où vous êtes et dont j’ai connaissance pour avoir écouté aux portes dans votre intérêt, depuis sept heures du soir jusqu’à l’instant présent. J’en ai mal aux reins. Donnez-vous la peine d’entrer chez Mme Canada, mon épouse dont je suis son mari, par conséquent, M. Canada, comme elle et légitime.


– Et vite! fit l’ancienne dompteuse qui enjambait les dernières marches. Toute la séquelle est sur mes talons. Saquédié! quelles canailles! mais ce n’est pas la première fois que je m’aligne contre ces monstres-là pour les frustrer de leurs victimes!


Vincent dompté par la vigoureuse étreinte d’Échalot, ne bougeait plus et se laissait entraîner vers la porte. Reynier dit:


– Je crois vous reconnaître, l’ami, vous êtes Échalot, mon ancien modèle.


– Oui, présentement rentier par alliance. Vous allez bien?


– C’est un excellent homme, fit Irène, acceptons son hospitalité.


– Offerte avec l’autorisation de ma bourgeoise, ajouta Échalot qui poussa la porte d’un coup de pied. Vous êtes en sûreté une fois là-dedans, et vous pouvez dire: «Merci, mon Dieu! Sauvés! sauvés!» comme au spectacle.


Il entra le premier, tenant toujours Vincent.


La dompteuse, qui arrivait comme un tourbillon, poussa Irène et Reynier à l’intérieur, et referma la porte.


Elle aurait bien voulu prononcer un discours, mais l’haleine lui manquait: elle avait couru à toutes jambes depuis le chemin des Poiriers.


– Les personnes ici rassemblées, dit-elle seulement, sont garanties comme dans un sanctuaire par l’appartement d’une femme établie avec son mari, que personne n’a le droit d’entrer ici, pas même la police de l’autorité judiciaire!


Elle se laissa tomber dans son fauteuil, qui craqua terriblement.


– Écoutez! fit-elle aussitôt assise. Les voilà sur le carré!


Tout le monde obéit, y compris Vincent, qui avait commencé à regimber. Il est vrai qu’Échalot venait de lui dire avec douceur:


– Faut rester tranquille, l’architecte, un petit moment, sans ça je vous étouffe par intérêt pour vous.


– C’est lui qu’ils cherchent, fit tout bas Mme Canada. Chut!


Dans le silence qui suivit ce dernier commandement, on put entendre le bruit de plusieurs hommes, traversant à pas de loup le carré.


Une voix dit:


– La chambre de l’Italien est dans le corridor au fond. Et une autre voix ajouta:


– La brodeuse doit se trouver quelque part. Le cocher ne l’a même pas vue.


– Le cocher a pu faire un somme sur son siège, depuis le temps.


– Le diable s’en mêle!


On continuait de passer à bas bruit, mais rapidement. Deux voix appartenant à ceux qui fermaient la marche échangèrent ces paroles:


– Le vieux est donc sorti de terre?


– Marguerite, Samuel et le prince l’ont vu de leurs yeux. Il regardait d’un air goguenard ceux qui soulevaient la pierre de sa propre tombe.


– Et alors qu’a-t-on trouvé dans la tombe? Ce fut le dernier mot entendu.


Mme Canada répéta, quand le bruit eut cessé:


– Oui, qu’a-t-on trouvé dans la tombe? Un peu de cendre, probablement, avec du soufre et je ne sais quoi. Ça ne sert de rien d’enterrer les vampires.


– Moi aussi, murmura Vincent Carpentier, moi aussi je l’ai vu. Je suis sûr de l’avoir vu.


– Alors, causez, bonhomme, dit Échalot, qui le tenait toujours à bras-le-corps. On vous écoute.


Vincent ne répondit pas.


L’ancienne dompteuse, d’un geste tout viril, frotta une allumette chimique sous son soulier. La chandelle allumée montra le singulier intérieur que nous avons déjà décrit. Le lit conjugal n’était pas défait.


En revanche, on voyait dans l’auge qui servait de berceau au jeune Saladin, fils naturel de Similor, un paquet de lambeaux d’où sortait la petite figure pâlotte et rechignée du marmot endormi.


Ce fut de ce côté que le premier regard d’Échalot se tourna dès que la lumière fut faite.


Auprès de la dompteuse assise au coin de la cheminée, Irène et Reynier se tenaient par la main.


Échalot venait de lâcher Vincent Carpentier, qui s’appuyait des deux mains à la table comme un homme épuisé de fatigue.


– S’il y en a qui veulent prendre quelque chose, dit Mme Canada avec solennité, on est ici à la bonne franquette, chez des honnêtes gens. L’architecte, comme vous l’appelez, n’a pas l’air à son aise. Un verre de vin lui remettrait le cœur.


Échalot versa. Vincent refusa.


– Alors, apporte, reprit Mme Canada. J’en accepterai avec plaisir une goutte.


Aussitôt qu’elle eut bu le verre d’une seule lampée, elle aspira l’air fortement.


– Ça va mieux, dit Mme Canada. Je suis d’un caractère heureux mais il ne faut pas que mon estomac pâtisse: il n’en a pas l’habitude. Paye-toi une tournée, si tu veux, monsieur Canada. Il y a donc que nous sommes dans une conjoncture exceptionnelle et qui mérite explication. Voilà deux jeunes gens qui forment un joli couple. Ça m’en rappelle un autre, eh! Canada? semblable par la beauté, réunie à la vertu, entourée par le danger mystérieux qui la rend encore plus attachante: Mon Maurice et ma Valentine…


– Madame…, voulut dire Irène.


– Des remerciements? interrompit la bonne femme. Pas besoin, entre voisins du même carré. Quand la fréquentation aura procuré entre nous une plus ample connaissance, vous saurez que nous sommes, moi et Canada des artistes, le cœur sur la main, quoiqu’il ait été dans la pharmacie. On avait justement bavardé de toutes ces affaires-là, aujourd’hui, ensemble nous deux, maritalement après dîner, rapport à ce que M. Canada m’avouait qu’il avait été employé chez la racaille d’Italien d’à côté, ignorant, bien entendu, sa turpitude. Alors, après lui avoir lavé la tête, dont j’ai le droit comme étant sa compagne, j’ai dit: Ça nous connaît. À l’occasion d’une autre canaillerie, j’ai flanqué la clef sous la porte de mon établissement, qu’était superbe, et risqué mon existence en faveur d’un jeune homme qui m’était cher et de sa fiancée, poursuivis tous deux par les vipères et couleuvres du Fera-t-il jour demain ou Habits Noirs… Qu’est-ce qu’il chante donc, l’ancien? Il a l’air malade.


Vincent s’était affaissé la tête sur la table et Irène s’empressait autour de lui.


– Il marmotte comme ça tout doucement, répondit Échalot: «J’ai mon ouvrage, j’ai mon ouvrage…»


– Nous aussi, répartit Mme Canada, nous avons notre ouvrage. Et sans commander à personne, je prie bien la jolie demoiselle et son peintre de m’écouter attentivement, parce qu’il s’agit d’eux ainsi que du papa Vincent. Pour le quart d’heure, moi et mon Canada, ça ne nous regarde pas en propre… J’en étais donc de ma relation à ce que je disais qu’après avoir échappé à d’horribles dangers en sauvant l’innocence, l’honneur nous engageait de nouveau à nous replonger au sein du péril. Et qu’Échalot (c’est Canada) me répondait: «Nous sommes des Terre-Neuve mâle et femelle, quoi! qui se jettent dans les flots toutes les fois qu’un quelqu’un se noie!»


«C’est bon. À la brune on a couché le petit orphelin qui est là dans l’auge. On n’en savait pas bien long, mais on se doutait qu’il y aurait du tabac, cette nuit, par la puissance des pressentiments. J’avais presque envie d’aller parler à mademoiselle Irène pour lui demander franchement où le bât blessait, mais Canada m’a objecté qu’elle était plus ignorante encore que moi. Voilà tout à coup que nous entendons frapper chez elle. «C’est le cavalier Mora, me dit Échalot, il vient tous les soirs.» J’entrebâille pour dévisager un peu cet oiseau-là, et qu’est-ce que j’aperçois? Mme la comtesse de Clare! une particulière bien connue de moi. Ah! mais! il ne s’agissait plus de se mettre au lit. Je dis à Canada: «Te souviens-tu de M. Gondrequin-Militaire, qui radotait toujours: Portez arme! fixe! charge en douze temps! C’est notre cas. Prenons les armes, le sac au dos, et en campagne!…» Écoutez-vous, la petite voisine?


Irène avait assis son père sur une chaise: elle le surveillait avec inquiétude.


– J’écoute, madame, répondit-elle.


– Et moi de même, ajouta Reynier, qui semblait très vivement impressionné.


– À la bonne heure. Vous allez voir que ça en vaut bien la peine. D’abord, en premier, Échalot, qui a l’oreille fine, fut chargé de savoir un peu ce qui se disait chez mademoiselle Irène, pendant que moi je surveillais le dehors. Pourquoi? Parce que, dès les premiers mots, la Marguerite avait parlé d’emprunter la chambre, et que j’avais flairé un coup monté en grand. Je sortis. Rien dans les cours, ni dans la rue; mais là-bas, à l’encoignure, au cabaret du Grand-Départ, deux têtes qui valaient un plein panier de renseignements: M. Cocotte et M. Piquepuce. Un peu plus loin, le père de l’orphelin, le nommé Similor, qui est le roi des gredins, avec un certain Roblot…


Vincent tressaillit à ce nom et promena son regard tout autour de lui.


– Du calme, conseilla Échalot qui s’assit près de lui et lui prit les deux mains par précaution. En a-t-elle, du talent pour narrer une circonstance!


L’ancienne dompteuse continua:


– Plus loin encore, dans le chemin des Poiriers, le long du cimetière, des figures… mais, j’avais oublié de vous dire qu’à la porte même de la maison, il y avait une voiture, une belle voiture et que j’avais reconnu sur le siège l’ancien cocher du colonel…


– Giovan-Battista! murmura Vincent, moi aussi, je l’ai reconnu. J’ai toute ma tête.


– Tant mieux pour vous, mon vieux, ça pourra vous servir. Vous avez une grosse maladie, c’est d’en savoir trop long, et vous auriez mieux fait de rester là-bas dans votre trou à charbon. Ce n’est pas d’hier, qu’on sait que le Père-à-tous est comme le Juif-Errant, et qu’il ne meurt jamais. Il est mort, pourtant. Gare dessous! Des morts comme celui-là, j’en ai peur. Et son idée doit être que la serrure de sa caisse aura deux clefs tant que vous ne serez pas en terre. Il est patient. Il a tourné autour de votre fillette pendant des mois et des années. L’innocente lui a servi à tendre le traquenard… et quant aux autres, les Compagnons du Trésor, c’est pas malin, ils veulent vous faire ce qu’ils ont fait cette nuit, à la tombe du colonel: vous éventrer, pour voir ce qu’il y a dedans vous.


Vincent secoua la tête avec gravité et dit:


– Vous parlez très sensément, bonne femme. Je pense tout à fait comme vous.


– Merci. Quoique ça ne vous aurait rien coûté de dire madame. Allons toujours. Je ne suis pas bien mince, mais je passe partout quand je veux…


– Il n’y a pas rusé comme elle! glissa Échalot.


– On fait ce qu’on peut. J’ai écouté d’un côté, mouchardé de l’autre, et je me suis même laissé moquer de moi et mépriser, par ces goujats-là en simulant de contrefaire la femme qu’a bu un coup de trop.


«Bien entendu j’évitais les Piquepuce, Cocotte et autres qui avaient connu mon ex-établissement en foire.


«Alors j’ai pénétré la manigance du cimetière, escalade, effraction, deux gardiens achetés à prix d’or et boulettes généralement distribuées aux dogues, qu’on trouvera demain matin leurs cadavres dans tous les coins.


«C’est bon. J’avais une envie rouge d’entrer au cimetière et je rôdais dans le chemin des Poiriers, où il n’y avait plus personne.


«- Voulez-vous monter, mère Lampion? que me demanda un fainéant à cheval sur le mur du Père-Lachaise.


«- Il fait donc jour ici dedans? que je répondis avec à-propos.


«Faut vous préciser que la personne du même nom, dite la reine Lampion, est dame de comptoir à l’estaminet de L’Épi-Scié, fréquenté par la populace des Habits Noirs.


«Quoique ça ne pouvait pas passer pour flatteur d’être confondue avec une pareille drogue, rebut de la nature; j’ai reparti:


«- Tout de même, l’enflé, je veux bien en être, s’il y a une porte ouverte.


«C’était le fainéant qui était la porte. Il était là pour faire passer l’échelle de-ci et de-là du mur, selon le cas de sortie ou d’entrée.


«Pendant qu’il attirait à lui l’échelle, qui était en dedans, je fis un brin de toilette pour ébouriffer mes cheveux et débrailler mon corsage.


«Heureusement que je suis rouge en couleur comme la reine Lampion.


«Et je grimpai en geignant un peu, car elle est rongée de rhumatismes.


«- Un petit verre pour ma peine, me dit l’homme du mur.


«- Bête que je suis! ai-je fait, j’ai oublié ma cantine au Grand-Départ, mais je t’en apporterai deux, des petits verres, l’enflé, quand je vas avoir contenté ma curiosité.


«Il y avait sur la lune un nuage noir comme du cirage.


«- Mâtin! comme vous prenez du corps, maman Lampion! fit mon portier.


«Je passai. J’allai tout droit aux arbres qui entourent la tombe et je me coulai derrière un buisson de cyprès.


«On causait. Je croyais la Marguerite dans la chambre de mademoiselle Irène, mais elle avait délogé, et toute sa comédie avec vous, l’enfant, n’avait eu d’autre but que de vous envoyer à l’hôtel de Clare.


«M. Reynier y était déjà, du moins, elle le croyait; et ses mesures étaient prises pour que l’architecte, accosté à sa descente de diligence par un homme à elle, fût conduit aussi à l’hôtel.


«J’entendis tout le détail de ce plan derrière mon cyprès.


«Comme ça la famille entière devait être prise d’un coup de filet, et, une fois les trois poissons dans la nasse, les Compagnons du Trésor comptaient bien arracher le secret du papa Vincent par force ou par adresse…


Vincent laissa tomber sa tête sur sa poitrine et murmura:


– Je n’ai pas de secret. Je ne sais rien, rien de rien. Il n’y a pas de trésor.


– C’est bon, fit Mme Canada. Les fous, ça a ses moments de rouerie…


Elle s’interrompit vivement pour prêter l’oreille. Des pas traversaient de nouveau le carré.


– Où diable a-t-il pu passer? demanda une voix au-dehors. Sa chambre est vide.


– Cet organe-là, fit tout bas la dompteuse, appartient au Dr Samuel.


La même voix demanda, juste de l’autre côté de la porte:


– Qui demeure ici?


– L’homme et la femme Canada, répondit-on. Et on passa.


– Ce n’est pas que le quartier soit plus mauvais qu’un autre, reprit la dompteuse quand les pas se furent éloignés, mais le poste est loin, et, à l’heure qu’il est, les gueux sont les maîtres de la maison. Je suis sûre qu’ils sont collés partout ici autour, dans l’ombre des murailles, comme des mouches… Qu’est-ce qu’il dit?


Cette dernière question fut adressée à Échalot. Vincent avait prononcé quelques mots à voix basse.


– Je n’ai pas bien pu entendre, répondit Échalot. C’était quelque chose comme cela: «J’ai de l’ouvrage, je passerai.»


– Il radote. Tiens-le bien… Et vous, jeunesses, attention! je n’ai pas fini. Ce qui me reste à dire est le plus étonnant de la chose.

XXI Mystère du Père-Lachaise

Il y avait sur le bon gros visage de maman Léo-Canada cette satisfaction naïve du conteur qui arrive à l’endroit intéressant de son récit.


– De l’autre côté de mon cyprès, dit-elle, ils étaient cinq Habits-Noirs ou Compagnons du Trésor, des huppés, qui tenaient leur sabbat: celui qu’on appelle le «prince», deux nouveaux, M. Comayrol et le bon Jaffret, comme ils les nommaient, puis, enfin, le Dr Samuel et la comtesse Marguerite. Il y avait du monde ici et là qu’on entendait, mais qu’on ne voyait pas, et des sentinelles avancées étaient postées dans les avenues du cimetière.


«Quand la lune sortait des nuages, je voyais le tombeau, tout blanc à travers les feuilles, et j’apercevais le revers de notre maison, où il n’y avait qu’une seule lumière, juste à l’étage où nous sommes, dans l’appartement du cavalier Mora.


«On parlait beaucoup du cavalier Mora. La Marguerite qui a l’air d’être maintenant la grande maîtresse de la chose, disait:


«- Si nous ne trouvons pas le Scapulaire dans la boîte ici-dessous, ni aucune indication quelconque, ce qui m’étonnerait, car le Père-à-tous était un petit peu retombé en enfance et ses ruses sentaient l’enfantillage à plein nez, il nous reste Vincent d’un côté et l’Italien de l’autre. Vincent n’a pas voulu être avec nous, dans le temps; il a travaillé tout seul, il a combattu de même. Le colonel avait un faible pour lui, il s’amusait à suivre ses efforts, à deviner ses calculs; le vieux matou aimait à peloter longtemps la souris avant de la croquer.


«Mais un beau jour, il paraît que la souris fut sur le point de croquer le chat. Elle était tombée dans la ratière, la souris. Piquepuce et Cocotte pourront vous dire qu’ils laissèrent ce soir-là, l’ami Vincent, ficelé comme un paquet, en tête à tête avec le colonel – et pourtant, le lendemain, l’association tout entière fut mise sur pied, pour courir sus au même Vincent. La souris s’était échappée…


Ici Mme Canada fut interrompue par Vincent, qui se mit à rire paisiblement.


– Est-ce vrai, tout ça, bonhomme? demanda la dompteuse. Moi, vous comprenez, je ne sais pas. C’est la comtesse Marguerite qui parle.


– Reynier s’en souvient bien, répondit Carpentier. Elle avait posé masquée dans son atelier, pour le corps de Vénus…


– C’était elle! s’écria involontairement le jeune peintre.


– Elle me demanda si je voulais être Compagnon du Trésor, continua Vincent qui haussa les épaules avec dédain. Compagnon de la Misère! Ils ont les yeux bandés, ils jouent à colin-maillard comme des enfants. Il n’y a pas de trésor.


– Alors, demanda encore la dompteuse qui cligna de l’œil pour la galerie, de quel ouvrage parlez-vous donc? L’ouvrage que vous avez à faire cette nuit?


Vincent jeta sur elle un regard de colère.


– Et pourquoi, ajouta Mme Canada, le vieux tigre essaya-t-il de vous manger trois fois dans la même journée? La journée qui suivit cette nuit où les Piquepuce et Cocotte vous avaient lié pieds et pattes? Et pourquoi, eûtes-vous l’idée de filer comme un cabri pour vous enterrer vivant à l’autre bout du monde? Tant mieux s’il n’y a pas de trésor. Mais les toques, c’est malin pour échapper à leurs gardes-malades et trouver moyen de se jeter tête première d’un cinquième étage ou dans le feu. On veille sur vous l’ancien… Revenons à nos moutons. Attention, monsieur Reynier! Ce qui suit vous regarde. La comtesse Marguerite continua comme ça:


«- Pour l’autre, l’Italien qui se fait appeler le cavalier Mora, c’est tout le contraire; il a voulu entrer dans notre association et nous l’avons refusé. Nous avons bien fait. Celui-là est notre ennemi le plus redoutable. Il porte sur son front le signe de sa race; s’il était parmi nous il serait le Maître. Nous ne voulons plus de Maître. Nous l’avons laissé vivre au même titre que Vincent et pour ne pas tuer le secret avec lui.


«L’autre encore, le dernier, qui ne connaît même pas son origine, le comte Reynier nous appartient. Nous n’avions même pas besoin de le détruire. Le Dr Samuel l’a reçu une nuit dans sa maison, privé de sentiment et percé de trois blessures dont chacune pouvait être mortelle…»


– Est-ce un mensonge, ça, jeune homme? fit la dompteuse en s’interrompant.


Reynier qui était pâle et dont le regard se détournait d’Irène, répondit:


– C’est vrai pour les blessures, mais je n’avais jamais entendu joindre à mon nom ce titre de comte qui ne m’appartient pas.


Vincent dit avec emphase:


– Son aïeul aurait pu payer comptant le titre de roi!


– Mais qui est-il donc, père? s’écria Irène.


– Demande-le-lui, fillette, réplique Vincent. Il le sait depuis cette nuit Où il reconnut son propre portrait dans la maison maudite du territoire de Sartène; moi, cela ne me regarde pas: j’ai mon ouvrage.


– Et vous croyez qu’on peut mettre le bout de son petit doigt dans un engrainage pareil sans y aller de tout son corps? fit maman Canada, qui planta ses deux poings sur ses hanches avec un air de béatitude. C’est des devines-devinailles qui vous empoignent comme un demi-cent de gendarmes, quoi! T’amuses-tu, monsieur Canada?


– Dame! fit Échalot, pour intéressant et dramatique, ça y est, Léocadie; mais je ne comprends pas encore beaucoup.


Irène reprit la main de Reynier et murmura à son oreille:


– C’était la ressemblance! Dans ma folie, c’était encore toi que j’aimais.


– Moi, poursuivit la dompteuse triomphalement, je sens que ça m’exerce mon intelligence. Je comprends tout, je devine tout. Si on lâchait le bonhomme Vincent, il irait au trésor droit comme une flèche, mais il serait assommé ou poignardé à moitié route. Je suis payée pour regarder à deux fois avant de me mêler à ces embrouillaminis; j’ai vu le trépas de si près que je peux me vanter de savoir comment le cœur se serre quand on va tourner l’œil. Eh bien! va te faire fiche! je m’y replonge volontairement et sans répugnance comme si ce n’était pas plus dangereux qu’une pièce à grand spectacle. Allume, les machinistes! Courage à l’orchestre! Un coup n’est pas de trop. À la santé de la compagnie.


Elle entonna une héroïque rasade et reprit en faisant claquer sa langue bruyamment:


– Ça fait toujours du bien par où ça passe. Ceux qui en souhaiteront n’ont qu’à demander. Je recontinue, mais plus succinct, parce que la Marguerite est bavarde comme une pie et que si je rapportais au long tous ses propos, on en aurait pour d’ici à demain.


«En fin des fins, voilà le résumé: ce polisson de trésor tue, mais il conserve aussi. Pour l’Italien et pour Vincent surtout, c’est une manière de cuirasse sans laquelle on les aurait déjà saignés bien des fois.


«C’est l’Italien qui a servi de chien aux Habits Noirs pour trouver le terrier de Vincent, qu’il avait découvert lui-même par la petite ici présente. La Marguerite entretenait un agent à la mine, qui est revenu en poste aujourd’hui, à quatre heures du soir, précédant la diligence et annonçant l’arrivée du bonhomme.


«Toutes les mesures ont été prises aussitôt et l’armée entière est sur pied, tant pour les fouilles du cimetière que pour les deux affaires de l’hôtel de Clare et du couvent de la rue Thérèse dont il va être question tout à l’heure.


«Paraît que c’est l’Italien qui est mère-abbesse dans ce scélérat de couvent-là, où l’on suspecte que les caves sont à cinq ou six étages, renfermant plus de richesses en bouteilles que le Pérou du grand Mogol réuni aux Rothschild et à la liste civile. L’architecte sait ça.


Vincent fit un geste de dénégation méprisante.


– C’est bon! poursuivit maman Canada. Ne le lâche pas, Échalot. Il a la figure d’un quelqu’un qui médite une cabriole.


«Il est bien sûr que la Marguerite ne parlait pas à ses Habits Noirs la bouche ouverte comme je vous le fais, car ils s’entendent à demi-mot; mais j’ai la clef de leurs rébus dont aujourd’hui même M. Canada m’a narré sur eux d’étonnants détails. Ils n’ont plus qu’une seule idée: le trésor. Leur police n’a jamais perdu de vue l’Italien. Quand ils ont su qu’il était venu se loger dans le quartier des pauvres, tout près du cimetière, entre la tombe du colonel et la chambre de la fille à monsieur Vincent, ils ont monté leur mécanique, qui est un joli morceau d’ajustage. Si ça pouvait se mettre à l’exposition, le gouvernement y donnerait une première médaille.


«La chose touche à la fois les vivants et le mort: celui qu’on croyait mort… Tiens! voilà l’architecte qui commence à s’amuser!


Vincent, en effet, releva la tête vivement.


Maman Canada reprit en lui adressant un signe de tête amical:


– Ce n’est pas la Marguerite qui vous a écrit la fausse lettre, bonhomme, la lettre qui vous parlait, sans faire semblant de rien, du tombeau du Père-à-tous. Ça, c’est le travail de l’Italien. La Marguerite et les Compagnons du Trésor ont laissé l’Italien se mettre en avant et tirer, comme on dit, les marrons du feu, pour les lui repincer et les manger tout chauds.


«Dire que je pourrais débrouiller l’écheveau de leurs astuces fil par fil, ce serait de la vanterie, mais voilà le gros.


«L’affaire de fouiller la sépulture est chair et poisson comme tout ce qu’ils imaginent. C’était un peu pour se bien assurer que ce cercueil-là contenait un défunt, un peu pour voir si le Scapulaire [8] n’était pas enterré avec le feu Maître, et beaucoup pour attirer le loup (j’entends l’Italien) hors du bois.


«On comptait le régler cette nuit, celui-là.


«Mais ce n’était rien encore. Il y avait toute la comédie dont la première scène était la visite de Mme la comtesse à Irène. A-t-elle dépensé assez d’esprit et de rouerie pour avoir votre chambre hein, jeunesse? Ça a duré deux grandes heures pour le moins. C’est que le pivot de la machine était là.


«On voulait d’abord crever le seul œil ouvert sur la partie du cimetière où la besogne allait avoir lieu. Et d’un.


«Car je ne compte pas la fenêtre du cavalier Mora, qui était regardé déjà comme ayant pris son passeport pour l’autre monde.


«On voulait ensuite s’assurer du bonhomme Vincent au moment de son arrivée; naturellement, on croyait qu’en descendant de voiture, il piquerait tout droit sur la chambre de sa fille… Vous comprenez, petite voisine? Et de deux.


«Seulement, la Marguerite ignorait le détail de la substitution d’adresse. Elle a croqué le marmot tout son saoul sans le voir venir.


«Tandis qu’au contraire, l’Italien, qui n’attendait aucune visite, a prêté sa chambre à M. Vincent, sans le savoir.


«Trouvez-vous que je vas et viens assez lestement dans tout ça, dites donc?


«Résumé général: monsieur Reynier était d’avance à l’hôtel de Clare, la voiture de la Marguerite qui a stationné presque toute la nuit à la porte devait y mener mademoiselle Irène et revenir chercher la Marguerite, qui comptait bien rentrer à ce même hôtel de Clare, en compagnie de Vincent.


«Coup de filet! Le papa aurait-il gardé son secret en face des deux enfants menacés de mort?


Ici, Vincent laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et murmura:


– Il n’y a pas de secret. Je suis fou!


– À la bonne heure, fit la dompteuse. J’aime mieux vous croire toqué que coquin, l’homme! En tout cas, ça vous regarde… Arrivons au bout, nous trois, jeunesses. Pendant que la Marguerite causait, il y avait du remue-ménage dans le tombeau, où M. Cocotte faisait son état de serrurier avec les camarades.


«Tout à coup, on entendit une grosse voix de chien qui aboyait furieusement à deux ou trois cents pas dans les massifs, et M. Piquepuce, qui faisait faction au coin de l’allée, se replia, disant:


«- Maladroit de Similor! Voilà ce que c’est que d’employer des dindons! Il a raté Sombre-Accueil qui est la plus mauvaise bête du chenil!


«- Vingt louis à qui fera taire l’animal, dit la Marguerite.


«Les feuilles bruirent. Quelqu’un venait de partir pour gagner les vingt louis.


«Sombre-Accueil approchait en quêtant. Il donnait de sa voix comme toute une meute. L’inquiétude commençait à prendre les Maîtres, car on avait multiplié les précautions, et chacun s’était cru jusqu’alors à l’abri de tout danger.


«Moi, j’avais peur un peu. L’affaire du gardien qui serait venu pour appuyer le dogue était claire. Je songeais déjà à me donner de l’air, d’autant que je savais à peu près tout ce qui m’était nécessaire.


«Mais le moyen de quitter sa place au spectacle quand l’intérêt chauffe?


«C’était le moment des coups de théâtre et surprises.


«Les hurlements du nommé Sombre-Accueil furent coupés par un couac.


«- Bien tapé! fit le Dr Samuel. Le couteau a dû trancher net la jugulaire!


«Presque en même temps, on entendit des pas précipités, et cette racaille de Similor arriva tout tremblant et chancelant. Celui-là est le drôle des drôles; je n’en mentionne pas davantage à son sujet, parce qu’il a été lié d’amitié avec M. Canada, mon second: Il était si étouffé que les paroles ne pouvaient pas lui sortir de la gorge.


«Enfin, il dit comme ça que dans le massacre des chiens de garde par des boulettes il avait eu l’humanité de sauver la vie à Sombre-Accueil à cause de sa beauté, et qu’il connaissait un Anglais amateur capable de l’acheter 50 francs. Et que pour lors il le tenait en laisse, de court, avec la précaution de l’amadouer en lui donnant des morceaux de viande.


«Mais que tout à coup, en passant près d’un buisson de cyprès, épais comme une tignasse, la bête s’était mise enragée, et que, comme il essayait de l’apaiser, elle l’avait culbuté en grand pour s’élancer dans le fourré.


«Là, il y avait eu bataille, mais pas moyen de voir avec qui.


«Et Sombre-Accueil aboyait comme un diable, puis sa gorge fit un rat.


«Et une voix doucette dit dans le fourré: Tu n’aboieras plus jamais, mon toutou!


«Et les feuilles du cyprès s’agitèrent pour donner passage à un maigrot de vieux, serré dans une douillette qui semblait avoir plus de cent ans, et qui sortit, traînant derrière lui le corps du chien.


«Similor dit qu’il n’avait jamais rien vu de si long et de si décharné que ce vieux-là. On voyait presque au travers. Il avait une figure pâlotte et aplatie comme une poire tapée. La Marguerite demanda:


«- Où est-il passé?


«Similor repartit:


«- Dans les temps, j’ai entr’aperçu deux ou trois fois le colonel, et s’il n’était pas dans la terre, je jurerais que c’était lui. Il a passé tout contre moi en me faisant un petit signe de tête d’amitié, et il a grommelé tout doucement: «Les pauvres chéris se donnent bien du mal, bien du mal, bien du mal. Tiens, bonhomme, je te rapporte ton caniche, pour si tu voulais l’empailler. Voilà déjà plus d’un an que je demeure ici, qui est un quartier bien tranquille. Si on vient comme ça déranger les morts, qui ont payé leur emplacement à perpétuité, nous nous plaindrons au gouvernement.»


«Les Compagnons du Trésor écoutaient ça la bouche ouverte. Ce n’est pas qu’ils croient aux revenants, pour sûr.


«Comme le Similor était en train de conter que le vieux Mathusalem de Maigre-Échine lui avait souhaité la bonne nuit, et s’était éloigné en tricotant ses fuseaux, pour s’évanouir à l’instar d’une fantasmagorie derrière un caveau de famille, voilà tout à coup que la grille de la sépulture du colonel s’illumine d’un feu de Bengale. Mais là, vrai, on attendait un trémolo à l’orchestre. Et puis les gonds se mettent à grincer, la porte s’ouvre, et pas plus gênés que ça, ils sortent le cercueil, porté à quatre qui ricanaient et qui disaient: «C’est pas un homme, c’est un lapin. Paraît que le papa s’est réduit à force de faisander. Il n’y a pas là dix kilogrammes de viande de diable…»

XXII Deux momies

L’auditoire de maman Canada était à peindre. Chacun des quatre personnages présents écoutait, mais leur attention avait des degrés inégaux.


Il faut rappeler que, sous la forme étrange de son récit, il y avait le fond menaçant: un danger présent et terrible.


Il faut rappeler, en outre, que tout le monde ici était plus ou moins initié aux bizarreries du drame ambiant.


Ce drame, c’était la vie même des auditeurs; chacun y avait son rôle.


Vincent Carpentier restait calme et sombre, comme quelqu’un à qui on n’apprend rien. Il avait dit, au moment où la dompteuse faisait mention de l’aboiement du chien:


– Tout cela est vrai, j’ai entendu l’animal et les gens.


Irène aussi avait entendu, et Reynier de même, comme nous le verrons bientôt.


Irène avait en outre les impressions toutes fraîches de son entrevue avec la comtesse de Clare.


Pour elle, cette nuit était tout d’une pièce, pleine d’invraisemblances qui portaient en elles-mêmes les preuves manifestes de leur authenticité.


Parfois sa raison se révoltait contre les allures impossibles et folles des événements qui l’entouraient; mais la vérité s’imposait à elle si brutalement qu’elle restait domptée, souffrant à la fois de ses doutes et de la conviction qui les écrasait.


Le récit de Mme Canada la saisissait par le besoin qu’elle avait d’expliquer et de savoir, mais au-dessus de sa curiosité sans cesse éveillée.


Il y avait en elle un sentiment plus fort, une envie plus pressante.


Il lui tardait passionnément d’être seule avec Reynier.


À l’égard de Reynier, il lui semblait qu’elle venait de naître ou plutôt de s’éveiller d’un pesant, d’un funeste sommeil.


Tout son cœur s’élançait vers lui comme un esclave dont on vient de briser les chaînes.


Il n’y avait donc pour être libre de toute préoccupation étrangère que l’amoureux et docile Échalot. Il n’est point dans le dictionnaire de locution assez énergique pour rendre la brûlante admiration qui exaltait ce mari de la reine. Pour lui, Léocadie évoquait, cette nuit, les prestiges d’une féerie à grand spectacle.


Elle en était, à ses yeux, l’héroïne. Il la trouvait belle, éloquente, vaillante, jusqu’au surnaturel, et il lui était arrivé de dire plus d’une fois tout bas, sans lâcher les poignets de Vincent, son prisonnier:


– C’est à moi, cet amour-là, on parle d’un trésor, en voilà un pour s’exprimer avec élégance et porter la gaieté nationale française au sein des plus épouvantables périls!


Maman Canada reprit:


– Ça commence à devenir drôle, pas vrai les enfants? Je vas boire un coup. On n’entend plus rien au-dehors, mais méfiance tout de même. Ça m’étonnerait fièrement si le Fera-t-il jour demain était rentré dans sa niche comme ça, sans rien manigancer contre vous. On va voir. Il y a encore trois bonnes heures de nuit, si ma montre ne bat pas la berloque. C’est plus qu’il ne leur en faut.


«Voilà donc que tout le monde entourait le cercueil. La lune donnait pour le moment, et pendant que M. Cocotte travaillait les ferrements du couvercle, je pouvais distinguer les physionomies presque aussi bien qu’en plein jour.


«Le prince est assez bel homme, le Dr Samuel n’a pas embelli depuis le temps; M. Comayrol et le bon Jaffret sont des gros bourgeois dont on ne dit rien, mais la Marguerite! ah! jour de Dieu! la belle commère!


«Il ne faut pas croire, cependant, qu’on eût oublié le vieux maigre-échine, dénoncé par Similor. La Marguerite avait appelé Roblot, et une douzaine des joueurs de poule de L’Épi-Scié battaient déjà le cimetière.


«- Je vas vous l’apporter, avait dit Roblot, et on le mettra avec l’autre dans la boîte.


«Ça n’est pas dans mes habitudes et mes principes de folichonner à propos de ces choses-là, M. Canada peut en témoigner de mon respect pour la convenance; mais, vrai, tout ce qui se passait était encore plus cocasse que terrible.


«Le jeune M. Cocotte est un joli ouvrier quand il veut. Il attaqua le dessus de la bière en disant:


«- J’ai monté l’objet parce qu’on est trop à l’étroit au fond du trou. Les maîtres n’auraient pas pu surveiller l’ouverture de l’armoire. Voyez voir, tout le monde. Pas de tricherie!


«M. Cocotte décloua les ferrures ostensiblement. Chacun put constater qu’elles étaient bien intactes. Le cercueil était étroit et long, comme si on eût pris mesure pour un mort de haute taille, mais pas bien en chair.


Tous les Maîtres se penchèrent quand le couvercle sauta, et j’entendis que l’abbé X… disait:


«- C’est lui! c’est bien lui!


«Moi, naturellement, je ne pouvais pas voir le dedans de la bière.


«- Il est fièrement bien conservé, fit Cocotte, et je lui trouve l’air mieux portant que quand il était en vie. Ça l’a tout ravigoté d’avoir pris du bon temps au cimetière.


«- On croirait qu’il va s’éveiller en tournant ses pouces, ajouta le Prince, et nous dire avec sa bonne petite voix: «Bonjour, mes biribis, ça va-t-il comme vous voulez? J’ai fait un somme, à ce qu’il paraît. Avez-vous été bien sages pendant que je dormais? Causons raison, voulez-vous? Ce sera ma dernière affaire.»


«Et des tas de calembredaines qui les faisaient tous rire de bon cœur.


«La Marguerite seule ne riait pas. Pour celle-là, il ne s’agit jamais de s’amuser. Elle fut sans doute la première à jouer des mains pour fouiller le fond de la boîte et même les langes de la momie, car je l’entendis qui disait:


«- C’est sec comme de l’amadou!


«- Et ça n’a aucune mauvaise odeur, fit observer le Dr Samuel avec étonnement.»


«M. Comayrol insinua:


«- Si c’était du carton…


«Mais la Marguerite s’écria:


«- Je sens quelque chose, ici, sous l’aisselle gauche!


«On cessa de rire, car, au fond, tout le monde espérait quelque trouvaille extraordinaire.


«Les voix tremblèrent d’émotion en demandant:


«- Est-ce le scapulaire’?


«- Déchirez-moi l’étoffe! ordonna la comtesse. Je veux voir!


«- Attendez, mes biribis chéris, attendez, fit une petite voix qui n’avait pas encore parlé. Ne gâtons rien. Je vais vous prêter une paire de ciseaux. J’ai gagné les vingt louis de récompense. C’est moi qui ai tué ce vilain toutou de Sombre-Accueil.


«Ce fut comme si chacun eût reçu une maîtresse tape sur la tête; je vis le cercle de farceurs qui entourait la bière se serrer et s’aplatir tout à coup.


«Il se fit en même temps un si grand silence qu’on aurait entendu voler une mouche.


«Ma parole, je fus la première à croire que c’était le mort qui causait!


«Mais j’étais très bien placée pour voir. Par-dessus les têtes courbées, une mince et longue silhouette se dressa, sortant je ne sais d’où.


«Il ne me fallut qu’un coup d’œil pour reconnaître ce maigre corps qui ballottait dans sa douillette: c’était le colonel Bozzo-Corona.


«- Bonjour, Marguerite, dit-il, ma minette, bonjour, mon vieux Samuel, bonjour Capet, mon prince, bonjour Comayrol, Jaffret et les autres! Ça va bien’? Tant mieux! Moi aussi, merci. Un mignon temps pour se promener: ni pluie, ni vent, ni soleil. Voilà les ciseaux pour tailler la toile.


«La comtesse voulut parler, mais ses dents claquèrent.


«Le couvercle s’était ouvert largement. Elle était seule auprès du cercueil, agenouillée et presque accroupie. Le colonel, isolé aussi, se tenait debout devant elle.


«Un rayon de lune qui passait à travers les branches glissait sur son front. Il souriait paisiblement comme un bon père qui fait une surprise à sa famille.


«- Quant à l’odeur, reprit-il, ça n’a rien d’étonnant, Samuel, ma poule. Tu sais bien que ce pauvre petit abbé Franceschi m’avait embaumé, la nuit de ma mort. Il en savait long, ce jeune homme, et vois, je suis aussi bien conservé là-dedans qu’une momie. Tu ne veux pas de mes ciseaux, bobonne?


«Ce qui dominait dans le cercle disjoint, et qui allait se reformant derrière Marguerite, ce n’était déjà plus la frayeur. Je lisais sur toutes les physionomies une surprise croissante et une curiosité poussée jusqu’à la fièvre.


«Chacun semblait comparer la momie couchée dans le cercueil, immobile et muette, à la momie vivant et parlant, dont le clair de lune détachait les profils aigus.


«À chaque instant de nouvelles têtes sortaient de l’ombre pour contempler ce spectacle vraiment stupéfiant. Un rayon touchait maintenant l’intérieur de la bière: le même rayon qui faisait luire le front du colonel.


«Tous ces curieux, que la nuit du cimetière vomissait comme si le Père-Lachaise eût été les Tuileries, pleines de noirs promeneurs, allaient du côté de la Marguerite et se massaient derrière elle.


«Le colonel restait toujours seul de son bord.


«À force de tendre le cou, moi, j’apercevais vaguement la figure de la momie: la vraie, celle du cercueil.


«Et je jure que c’était bien le même casse-noisette que l’autre momie, la vivante, celle qui se tenait debout.


«Ça faisait l’effet comme si le vieux Maigre-Échine aurait été auprès d’une mare et se serait miré dans l’eau.


«En même temps, la lune, débarrassée de ses nuages, tapait d’aplomb les lettres d’or de la sépulture qui mentaient, disant:


«Ci-gît le colonel Bozzo-Corona, bienfaiteur des pauvres. Priez Dieu pour le repos de son âme.»


«Saquédié! à quoi sert le diable? Il ne fait pas son état, puisqu’il laisse courir des âmes pareilles hors du feu de l’enfer.


«À moins que le vieux Rodrigue de décharné ne soit le diable en personne. Ça se peut encore bien.


«J’en étais donc à ce que le colonel dit: «Bobonne, tu ne veux pas de mes ciseaux?» Il ajouta: «Au fait, tu as raison, ça coupe l’amitié, à ce qu’on dit. Ne te dérange pas, je vais opérer moi-même.»


«Il se pencha au-dessus du cercueil, et, comme la Marguerite faisait un mouvement, il dit encore:


«- N’aie pas peur, Bichette, je ne veux pas te subtiliser le bijou que ma dépouille mortelle, ici présente, porte sous sa chemise. Ça n’en vaut pas la peine. Il fut un temps où le scapulaire de la Merci renfermait quelque chose: relique du secret. C’était le bon temps, j’étais jeune. Mais au jour d’aujourd’hui, toutes les religions descendent la parade, même celle des Habits Noirs. Vous êtes un tas de philosophes! Une fois à la place du secret, je mis une attrape; Samuel connaît ça: le mot rien, écrit dans toutes les langues du globe… Eh! eh! eh! j’avais le caractère farceur. Rien, c’était encore trop. Le jour de mon décès, je vidai le médaillon… Tiens, Minette, le voici.


«Tout en bavardant, il avait tranché la toile du suaire. Ses doigts osseux tenaient le scapulaire qu’il tendit à Marguerite, en ajoutant:


«- Et je fourrai dedans une petite chanson que j’ai toujours aimée: des vers plus populaires que ceux de Casimir Delavigne, certainement:


Quand les canes vont aux champs, La première va devant…


«Il eut son bon petit rire bienveillant et doucet.


«La Marguerite était verte de colère.


«Tous les coquins groupés derrière elle regardaient par-dessus son épaule le médaillon qu’elle venait d’ouvrir.


«On ne pouvait pas lire l’écriture, mais tout le monde devinait la chanson.


«Il y en eut qui ricanèrent.


«Marguerite jeta le scapulaire et le foula aux pieds.


«- Je suis le Maître! prononça-t-elle tout bas; et, dans son accent, il y avait menace de mort. Le colonel Bozzo est là, couché dans son cercueil. Notre loi condamne tout étranger qui s’introduit parmi nous pour surprendre nos secrets. Qui que vous soyez, vous m’appartenez!


«- Minette, riposta le vieillard dont le calme moqueur semblait augmenter avec la fringale de la comtesse, il n’y a qu’un secret. Je l’ai, et toi tu le cherches: comment aurais-je eu l’idée de te voler? Je suis là, endormi entre quatre planches, c’est vrai, mais je suis ici également debout, c’est vrai encore, puisque tu me vois et que tu m’entends. Explique cela si tu peux! Tu voudrais bien m’ouvrir, comme on a fait de cette boîte, pour voir un peu ce qu’il y a au-dedans de moi. Tu as envie de prononcer le fameux: Il fait nuit, coupez la branche [9]


«Il y avait du feu dans les yeux de Marguerite. Elle est superbe, cette gaillarde-là. Ça doit être une femme de mon âge, mais elle est conservée à l’œuf!


«- Oui, fit-elle, vous avez deviné. Il y a place pour deux dans le cercueil.


«Le vieux haussa les épaules.


«- En foulant, tu y tiendrais aussi, amour, murmura-t-il. Dans notre association, nous sommes un peu comme tout le monde: nous ne croyons plus à rien. Si je disais à nos chers petits camarades, en mettant la main sur mon cœur: “Immolerez-vous celui qui vous servit de père pendant les deux tiers d’un siècle!” Ils me feraient un pied de nez, les espiègles. Mais si je leur glissais à l’oreille: “Mes chérubins, le trésor a grandi, grandi, grandi! J’ai de quoi faire un Rothschild avec chacun de vous. Notre bien-aimée Marguerite ne vaut pas deux francs cinquante, c’est connu, mais je vous offre dix, vingt, cent millions de sa peau.”


«- Ils ne vous croiraient pas, interrompit la comtesse. Vous les avez si souvent trompés!


«Le vieux tira sa petite boîte d’or, sur laquelle est le portrait de l’empereur de Russie, et tapa dessus gentiment.


«- On peut essayer, dit-il. En tout cas, qu’on m’enterre une fois de plus ou de moins, ce n’est pas une affaire. À nous deux, ma bichette, et tiens-toi bien!

XXIII Fin de l’histoire du cimetière

Vincent Carpentier avait mis ses coudes sur la table et tenait sa tête entre ses deux mains, qui rebroussaient sa barbe inculte et ses cheveux hérissés. Ses yeux mornes regardaient le vide.


Échalot, son gendarme, tombait littéralement de sommeil. Il restait solide à son poste, mais son cou ne pouvait plus supporter ses oreilles, c’était en rêve qu’il répétait de temps en temps:


– A-t-elle du talent pour l’élocution, ma femme!


L’attention d’Irène et de Reynier s’était fatiguée. Ils n’étaient pas à la hauteur du «talent» de Mme Canada, et son récit ne leur donnait pas ce qu’ils attendaient.


– Voici deux petits, dit-elle, qui voudraient bien être entre quatre-z-yeux à roucouler ensemble le sentiment de leur tendresse réciproque. Ça me connaît. J’ai éprouvé, à plusieurs reprises, les mêmes battements de deux cœurs idolâtres l’un de l’autre. Un peu de patience. Ce n’est pas pour mousser ni faire parade de mes moyens que je bavarde si longtemps. Toutes les circonstances étonnantes ci-dessus mentionnées vous regardent, et vous allez bien le voir.


«Si j’abrège, c’est que M. Canada et moi nous allons pousser une pointe tout à l’heure ici autour. Les coquins ont leur idée, et je mettrais ma main au feu que nous sommes assiégés. En conséquence, le jeune homme, principalement, est prié d’écouter jusqu’au bout.


«Moi, je ne peux pas cacher que les histoires de revenants, ça m’a toujours fait peur; mais le vieux casse-noisette de colonel ne me donnait pas la chair de poule. Il n’y avait en moi que de la curiosité. Par exemple, ça me tenait dur de savoir s’il allait manger la Marguerite ou si la Marguerite allait le manger.


«Les Habits Noirs quittèrent tout doucement le côté de Mme la comtesse et se rapprochèrent du bonhomme qui chatouillait sa prise au fond de sa boîte d’or.


«- Bichonnette, dit celui-ci en s’adressant à la comtesse, ça me fait l’effet que tu n’as pas quinte et quatorze dans ton jeu contre moi. Si tu avais la grenouille, ça serait bien différent; mais c’est moi qui la possède encore, et tu n’as pas fait preuve de jugeote en élevant la voix contre ton papa.


«- Je croyais à votre mort… voulut dire la Marguerite qui mettait les pouces.


«- Tu mens, amour. Tu sais bien que je ne mourrai jamais.


«- Au moment de surprendre enfin le grand secret… poursuivit la comtesse.


«- Je te pardonne, interrompit le vieux. Mon défaut, c’est d’être bon enfant jusqu’à la bêtise. Dis merci à papa.»


«Il referma sa petite boîte, qui sonna sec, et continua:


«- Tu n’aurais rien surpris du tout, Lisette. Quand je tiens quelque chose, pas de danger qu’elle se décolle! Je vous ai toujours portés dans mon cœur, mes enfants, c’est positif, et c’est positif aussi que vous m’aimiez, comme le meilleur papa-gâteau qui ait jamais existé. Seulement, vous aviez formé votre petite association des Compagnons du Trésor pour m’envoyer dans l’autre monde. Je ne vois pas de mal à cela. Ça se fait dans les familles. Alors pour n’être pas toujours sur le qui-vive, j’ai donné ma démission, et je me suis fait mettre en terre, comme on se retire du commerce.


«Ça ne m’a coûté que le prix d’un homme maigre et mort, à qui on a fait une tête. Pendant que mon remplaçant dormait au cimetière, moi, je prenais du bon temps. Je m’ennuyais bien un peu. Tous les matins, je m’éveillais en me disant: Personne aujourd’hui n’essayera ni de me poignarder, ni de me canarder, ni de m’étrangler, ni de jeter aucune poudre de perlimpinpin dans mon potage. C’est monotone. Je vous regrettais.


«Et pour tuer le temps, vous allez rire, je cherchais le moyen d’emporter le trésor avec moi, si jamais la Camarde me faisait la mauvaise plaisanterie de songer à moi.


«Est-ce impossible? on ne sait pas. J’ai une dent creuse. Ma toquade était de concentrer le trésor jusqu’au point de le fourrer dans le creux de ma dent… Dame! je me fais vieillot, et peut-être que je tombe en enfance. En tout cas, je n’ai pas réussi, tout ce que j’ai pu faire, et c’est déjà bien mignon, c’est de réduire ma tonne d’or fondu, haute et large comme celle de Heildeberg, à la contenance d’une demi-tasse. Un peu moins que cela, même, car, depuis les manigances tentées par ce coquin de cavalier Mora, et aussi par toi, Marguerite, pour ramener à Paris ce dindon de Vincent Carpentier, j’ai pu fourrer le Trésor de la Merci dans ma tabatière.»


«Il y eut une commotion dans l’assistance.


«Le vieux tenait justement sa boîte à la main, et je crus pour le coup qu’on allait le mettre en pièces.


«Mais il ajouta paisiblement, en offrant une prise au prince:


«- En uses-tu, Capet? Ce n’est pas cette tabatière-là.


«Tiens! tiens! se reprit-il. De la lumière chez mon petit-fils! Vous avez été longtemps à le régler, celui-là, mes poulets. C’est un garçon instruit et qui ne manque pas de capacité. Au moment de ma mort, il avait essayé déjà trois ou quatre fois de me chauffer le bouillon d’onze heures, et c’est un peu pour échapper à ses politesses que j’ai commandé mon enterrement. Ah! ah! voilà une bonne situation que celle de défunt! Est-on assez tranquille dans cet état-là!… Mais vous ne m’écoutez plus, vous regardez tous la fenêtre du cavalier Mora. Voyons! vous qui avez les bons yeux de la jeunesse, qui aperçoit-on dans sa chambre?


«- Ils sont deux! murmura Marguerite.


«- Un homme et une femme, ajouta Samuel.


«- On ne peut pas distinguer les visages, firent les autres.


«- Si fait, si fait, repartit le vieux, qui mit sa main comme une visière au-devant de son regard. Est-ce que mon scélérat de petit-fils a une maîtresse? Ça ne m’étonnerait pas avec ses mœurs dépravées… Hé! hé! je n’attendais mon ami Vincent que demain!


«- C’est vrai! s’écria-t-on de tous côtés, c’est Vincent! Vincent Carpentier!


«- Avec Irène! balbutia la Marguerite, qui semblait stupéfaite.


«Le vieux chercha de l’œil un siège. N’en trouvant point, il poussa du pied le couvercle du cercueil et s’assit dessus commodément.


«- Ça fait du bien de se reposer, dit-il. Ma pauvre Marguerite, tu croyais la petite chez toi, et tu t’étais arrangée pour recevoir toi-même le Vincent… Allons! voilà la lumière qui s’éteint! Plus personne! Désormais, il ne s’agit pas de bavarder, travaillons. Je propose un marché. Accepte-t-on?


«Vous pensez bien, interrompit ici maman Canada, que le vieux casse-noisette en avait dit trop long, outre que j’ai vécu dans Paris, au centre du XIXe siècle et de la foire, pour ne m’avoir pas débarrassée en grand des superstitions de Saint-Brieuc où j’ai reçu le jour. L’artiste est philosophe, pas vrai, et ne croit pas aux revenants ni autres balivernes du Moyen Âge. N’empêche que j’avais l’estomac serré de voir l’ancien à la porte de sa tombe, assis sur son cercueil, si mièvre et si cassé qu’on l’aurait tombé en éternuant dessus, au milieu de tous ces bandits, sans foi ni loi, dont le meilleur ne regarde pas plus à un coup de couteau qu’à une chiquenaude.


«On dira ce qu’on voudra, ce bonhomme-là n’est pas une créature comme tout le monde. Je le voyais aussi distinctement que je vous vois, dans le cercle des Habits Noirs qui s’était resserré autour de lui. Je me demandais pourquoi il avait affronté ce danger, pourquoi il bravait ainsi ses anciens associés, après les avoir fuis jusque dans la mort.


«Quand il est trop vieux, le diable lui-même tombe-t-il en enfance?


«Il était tranquille, ni plus ni moins qu’un invalide, prenant le frais sur l’esplanade. Il tournait ses pouces, pelotant comme un chat maigre, au soleil, dans sa gouttière. Faut vous dire que j’ai passé par ses mains, par ses griffes plutôt, car il n’y a pas au Jardin des Plantes un tigre plus féroce que ce matou-là.


«Je les connaissais trop bien, ses griffes!


«Il en a fait des massacres et des carnages! Sûr et certain, c’est bête de croire aux fanfreluches des mélodrames, mais le vampire de l’Ambigu s’était ainsi prolongé sa coupable existence en buvant des soupiérées de sang chaud…


«Il les regardait donc d’un air bonasse, quoiqu’un petit peu espiègle, et il reprit:


«- Parbleu! si on accepte, hé! Marguerite, la belle boudeuse, tu as pourtant l’âge de raison, ma tourterelle, et tu sais bien ce qu’il en cuit pour se brouiller avec papa. Tous, tant que vous êtes, vous pouvez croire ceci et cela, mais au fond, vous avez une certitude, c’est que je vous tiens. Quel que soit le jeu que je joue, je suis gardé à carreau, pas vrai, Samuel? Y a-t-il longtemps que vous n’avez entendu parler du marchef?»


«On ne répondit pas. Les visages étaient sombres. Samuel ne put retenir une grimace de malaise.


«- Le marchef n’a jamais manqué que toi, docteur, poursuivit le vieillard. Tu es chanceux, tant mieux pour toi, n’en sois pas plus fier. Nous disons donc que nous sommes d’accord. J’abats pique ou je lâche trèfle, ça me regarde. Je me fais enterrer, je ressuscite, liberté libertas, vous n’avez rien à y voir. Dès que je reparais, je suis le Maître ricarac et comme le soleil, partout où il entre, éteint les chandelles. Ceci posé, il n’est pas, étonnant que nos intérêts soient les mêmes. Je suis venu à vous cette nuit parce que, dans ma retraite, je manque un peu d’employés. Au contraire, vous en avez à revendre, et Dieu sait qu’ils sont bien mal dirigés, depuis que j’ai quitté le service actif. Enfin, n’importe. Vous avez, du moins, pris la bonne piste en traquant Vincent Carpentier, sa fille Irène et le jeune peintre Reynier. Ce dernier surtout doit être réglé à courte échéance. Vous savez ou vous ne savez pas pourquoi, peu importe; c’est un fait: je veux qu’il meure!


Irène s’était serrée contre Reynier. Celui-ci resta froid.


Vincent souleva sa tête à demi et dit à voix basse:


– Voilà deux nuits que je ne ferme pas l’œil. Où y a-t-il un tas de paille?


La dompteuse entendit et appela du doigt Échalot.


– Fourre-le dans le cabinet, dit-elle. Ce sera un bon débarras, car je vais avoir besoin de toi. Un tour de clef, et il sera là comme à Mazas… Mets-lui ton matelas.


Elle poursuivit pendant qu’Échalot se dirigeait vers le lit:


– J’ai presque fini, mes amoureux.


Le vieux dit encore:


«- Reste le voisin, ce cavalier Mora dont je pouvais voir les croisées par le grillage de mon monument. Vous avez été bien près de tirer pour lui les marrons du feu, mes enfants chéris. Pas besoin de vous apprendre qui il est, je suppose?


– Non, interrompit Marguerite. Pas besoin en effet. Nous le savons.


«Le bonhomme lui adressa un signe de tête souriant.


«- Toi, tu as trop d’esprit, fit-il. Ça t’empêche de deviner juste. Sois franche: tu a l’idée que le cavalier Mora est sous ma douillette en ce moment?


«Sans attendre la réponse de la comtesse, il ajouta d’un ton net et précis:


«- L’affaire est dans votre main, suivez-la. Si vous me débarrassez cette nuit de la famille Carpentier et de l’Italien, vous serez récompensés. Voici l’ordre et la marche: l’Italien doit être supprimé, Vincent aussi, Reynier de même. Ces trois-là sont les vrais Compagnons du Trésor. Quant à la jeune Irène, elle a su me plaire. Depuis que j’ai du loisir, je suis redevenu amateur. Je la veux vivante et bien portante: si on me la gâte, rien de fait!


Vincent Carpentier avait suivi docilement Échalot, qui le conduisit vers le cabinet où un matelas avait été préalablement étendu sur le carreau. Il semblait que les dernières paroles prononcées par Mme Canada lui fussent étrangères.


Échalot lui demanda:


– Alors, bonhomme, nous ne songeons plus à ce fameux ouvrage que nous avions pour cette nuit?


– Quel ouvrage? grommela Vincent. J’ai sommeil.


– Méfiance! fit la dompteuse. Ferme tout de même la porte à double tour. Il a la figure d’un quelqu’un qui a son idée.


Échalot tourna deux fois la clef dans la serrure et revint à l’auge où dormait le petit Saladin. Il borda, avec une maternelle tendresse, les lambeaux qui servaient de couverture à l’enfant, et lui dit:


– Toi, minet, ça t’est bien inférieur qu’on s’entretient ici d’affaires de vie et de mort. Heureux âge, qui ne connaît que le repos de l’innocence! Ça m’étonnerait bien si Léocadie ne m’embarquait pas cette nuit dans quelque nouveau péril. Plus ça va, moins je comprends, malgré sa facilité pour tout expliquer. Fais dodo, ma vieille, l’Être suprême te gardera ton adoptif qu’a remplacé pour toi l’indifférence du vrai auteur de tes jours!


– Vous comprenez, poursuivait la dompteuse, parlant toujours à Irène et à Reynier, que je tenais à vous spécifier ce dernier détail de votre condamnation à mort. Le vieux a encore dit des tas d’autres choses telles que la transformation du trésor où on ne trouverait plus une seule pièce de cent sous, mais des papiers modernes, anglais et de toutes les contrées, valant des milliasses; comme quoi la cachette ne servait plus à dissimuler le grand saint-frusquin de la Merci, mais bien à le loger, lui, le Mathusalem, comme un ver dans une noix. Paraît qu’il est là supérieurement établi.


«- C’est moins grand que mon tombeau ici près, qu’il ajoutait, mais c’est plus central pour les plaisirs de Paris, Opéra, Palais-Royal et la Bourse, où je lève encore mes petites primes quand ça se trouve. Faut avouer que le Vincent m’avait arrangé cette cachette aux échalotes. Je ne suis bien que là, et c’est pour qu’il ne vienne pas m’y déranger que je vous ai commandé de faire la fin de lui: c’est nécessaire pour ma tranquillité…


Et le reste! Quand il a eu bavardé comme ça, il a consulté sa montre, disant:


«- Mes agneaux, voilà qu’il se fait tard. Remettez ma coquille en place; moi, je vais rentrer dans mon autre trou. Vous savez où prendre notre gibier. Demain, midi sonnant (vous voyez que je n’ai pas besoin des ténèbres), venez me voir chez moi.


«- Où cela? demanda Marguerite.


«- Toujours même adresse: rue Thérèse. J’ai un pied à terre chez les bonnes sœurs. Vous demanderez la mère Marie-de-Grâce; elle me fera prévenir.


«Il se mit sur ses jambes et serra sa douillette autour de son maigre corps.


«Marguerite songeait, la tête basse et les sourcils froncés. Il lui caressa le menton.


«- Certes, certes, fit-il, nous voudrions bien grignoter papa pendant que nous le tenons. Puisque le trésor est si petit maintenant peut-être que papa l’a dans sa poche…


«Marguerite releva la tête vivement.


«Si elle eût dit un mot à cette heure, ou fait un geste, je crois que les Compagnons se seraient lancés sur le vieux à tout hasard.


«Mais elle hésita – et le vieux gagna le mur de clôture, par-dessus lequel il passa sans effort apparent, et aussi lestement qu’aurait pu le faire Mazurier, – celui qui jouait le rôle du singe Jocko à la Porte-Saint -Martin, dans le temps.


«Ils restaient tous bouche béante à regarder cela.


«Quand le vieux eut disparu, la Marguerite dit:


«- C’est le comte Julian, j’en suis sûre.


«- Que faut-il faire? demanda Samuel.


«- Il faut faire tout ce qu’il a dit.


«- Et après?


«- Demain, nous irons au rendez-vous.


«- Il se moquera de nous. Il est invulnérable. À quoi nous servirait de le frapper?


«Marguerite réfléchit un instant, puis elle dit:


«- Nous ne tuerons pas la mère Marie-de-Grâce. Nous la prendrons vivante. J’ai deviné: c’est elle qui est le trésor!

XXIV Irène et Reynier

– C’est tout, continua maman Canada, je m’en allai comme j’étais venue, par l’échelle, en disant à l’Enflé que j’allais chercher ma cantine au Grand-Départ, pour lui rapporter son verre d’eau-de-vie.


«Merci, mère Lampion, me répliqua-t-il, et faites bonne mesure, car j’ai assez attendu votre régalade.»


«Je n’ai pas pu repasser par le Grand-Départ, M. Piquepuce était sur mes talons. Il allait porter des ordres. Quand je me suis retournée au coin du chemin des Poiriers, j’ai vu les Habits Noirs qui franchissaient le mur à la queue leu leu comme des fourmis.


«C’est sûr qu’à l’heure où nous sommes, ils rôdent. Je ne les entends ni ne les vois, mais je les sens. Ils sont là partout autour de nous. Ils savent par le cocher de la Marguerite, que mademoiselle Irène n’a pas quitté la maison, et que monsieur Reynier et Vincent Carpentier y sont entrés. Leur mécanique pour assembler tout ce monde-là à l’hôtel de Clare est démontée, mais ça ne les embarrasse pas d’en recommencer une autre dans ce quartier-ci, où la police ne montre jamais son nez.


«Si vous avez tout compris dans mon histoire, tant mieux. Moi pas. C’est pour vous que je j’ai racontée, et je n’ai plus le temps de vous demander des renseignements.


«La chose claire, la voilà, c’est qu’il y a quatre condamnés, y compris le voisin Mora. Celui-là leur glissera entre les pattes, mais vous trois, dame! il y a de l’ouvrage!


«Vous seriez en sûreté ici sans la porte et les fenêtres. Quelle manigance! les gredins sont en train de rissoler, je n’en sais rien, mais la poêle est au feu. Je bous.


«Est-ce qu’on peut donner des raisons de ça? Je m’intéresse à vous comme si je vous avais faits. J’en ai sauvé deux autres qui étaient encore plus près du bord de l’eau. Je veux essayer… Es-tu prêt, monsieur Canada?


– Toujours, Léocadie, répondit Échalot.


Irène demanda:


– Qu’allez-vous faire, bonne dame?


– Quelqu’un qui me le dirait au juste, répliqua la dompteuse, me soulagerait joliment. J’arrive de l’Amérique, où il y a pas mal de sauvages, mais n’importe, je voudrais bien nous y voir pour le quart d’heure, et même au sein des déserts. Les Habits Noirs, c’est des diables tous les jours, mais cette nuit, c’est des diables enragés, parce que la fièvre du trésor les tient. Et vous savez, je mentirais, moi, si je disais que je n’ai pas envie de voir ça: des mille millions qui peuvent se cacher dans la petite tabatière du vieux casse-noisette… Misère! ça émoustille la curiosité. En foire, je faisais ma recette avec du cuivre. Et cent francs de sous, c’est si lourd à porter! Quoique la chose de contempler un vrai trésor en or, diamants, escarboucles et perles fines serait encore plus attachante. Est-ce drôle! je ne peux pas m’empêcher d’en rêver. Et toi, monsieur Canada?


– Mon imagination vagabonde un peu aussi là-dessus, repartit Échalot. Si monsieur Vincent voulait nous dire où ça pose, on irait jeter un coup d’œil…


– Tais-toi! c’est du bien volé. Pour répondre à mademoiselle Irène, je ne suis pourtant pas sans avoir mon idée. Ici, je ne sers à rien. Dehors, c’est différent! avec de l’adresse et du toupet, on peut les éloigner sur une fausse piste. Puisque l’Enflé m’a prise pour cette laide bête, la reine Lampion, paraît que j’en ai un peu la tournure. Ce n’est pas flatteur, mais si ça pouvait devenir un moyen de salut, j’en bénirais la Providence, étant remariée et n’ayant plus besoin de faire des conquêtes. Quant à M. Canada, il peut glisser une couleur à son Similor. On aura moins défiance de lui maintenant que son ancien patron, le voisin du corridor, court momentanément la même bordée que les Habits Noirs. En un mot, comme en mille, je veux travailler, me remuer… Si ça vous était égal, je vous embrasserais avant de partir, jeunesse?


Irène lui tendit sa joue froide.


– Quoi qu’il arrive, madame, dit-elle, je vous remercie au fond du cœur.


– Une poignée demain, garçon! fit la dompteuse en se tournant vers Reynier. On est artiste comme vous, quoique d’une différente catégorie. J’en ai fait travailler, des peintres! Avance, monsieur Canada!


Celui-ci était déjà près de la porte.


– Mes chers enfants, reprit la dompteuse, qui était véritablement émue, nous allons faire de notre mieux. Votre rôle à vous, c’est de rester tranquilles et de n’ouvrir sous aucun prétexte. Bien entendu que si le papa Vincent parvenait à sortir de son trou, vous devriez le retenir, quand même ça serait de force. C’est lui surtout qu’ils guettent, et au premier pas, dans la rue, il serait avalé comme une mouche. Nous deux mon mari, nous allons rôder avec les loups. C’est deux ou trois heures à tuer, quoi! Car il fera jour de bonne heure. N’ayez pas d’inquiétude pour nous, on joint la bravoure à la ruse. Et si ça chauffait trop fort, je viens d’imaginer un truc, tout en bavardant, pour mettre sur pied non seulement les voisins, mais les soldats et les pompiers, que si je veux, le diable en prendra les armes. En route, monsieur Canada!


– Présent! fit Échalot en ouvrant la porte. Plein d’ardeur, du moment que ça peut t’être agréable.


La porte fut refermée, et la clef grinça deux fois dans la serrure au-dehors.


– C’est plus sûr comme ça, dit la dompteuse. Je donnerais bon pour avoir une cantine.


Les derniers mots qu’on entendit de l’intérieur furent ceux-ci:


– As-tu ta boîte d’allumettes, monsieur Canada? C’est nécessaire à la chose de mon truc.


Irène et Reynier étaient seuls.


Ils avaient passionnément attendu et désiré ce moment, Irène surtout dont le cœur venait en quelque sorte de naître et qui s’éveillait femme après cette longue fascination qui avait pesé sur son adolescence.


Le drame qui les entourait avait en soi quelque chose de si invraisemblable et de si impossible que leur intelligence se révoltait à chaque instant contre le témoignage même de leurs sens. Ils avaient entendu, ils avaient vu, et malgré eux, ils essayaient de ne pas croire.


C’était comme un embryon de pièce mal conçue qui se jouait sous leurs yeux, bâtie en dehors de toutes les règles dramatiques, et dont les gloutons de crimes qui dévorent les mélodrames, au boulevard, n’auraient même pas voulu.


Rien ne tenait là-dedans. La fable était encore plus grossière que folle. Les acteurs jouaient en dépit du sens commun. Un enfant, habitué aux Contes de ma Mère-l’Oie, aurait rejeté avec dégoût ces brutales menteries.


Mais c’était vrai. La réalité menaçante, implacable, se dégageait du sein même de ces extravagances.


L’histoire racontée par maman Canada, et qui semblait une gageure d’absurdité, avait près de chacun d’eux des preuves à l’appui, que ni l’un ni l’autre ne pouvait récuser.


Loin de douter, ils savaient trop. C’est à peine si la dompteuse leur apprenait çà et là quelque détail burlesque et terrible.


Ils avaient écouté, tristes, étonnés comme des malades dont le cauchemar se prolonge. Ils avaient souhaité ardemment le terme de cette fatigue odieuse, appelant le moment où ils pourraient échanger leurs pensées, ouvrir leurs cœurs, parler de leur amour.


Ils étaient condamnés, mais perd-on jamais l’espoir quand on aime? Et ils s’aimaient comme si le danger qui les pressait de toutes parts eut concentré en un foyer brûlant les ardeurs de leur jeune tendresse.


Reynier dont tout le passé n’était qu’un long culte n’avait jamais adoré ainsi. Il le sentait à ce symptôme que toute autre impression, espérance ou crainte s’évanouissait devant la ferveur de son adoration.


Irène, elle, était à sa première heure d’amour. Bien plus que Reynier lui-même, elle dédaignait, elle repoussait tout ce qui n’était pas son amour où il y avait un remords poignant et un immense désir d’expiation.


Combien de paroles pendaient à leurs lèvres! Tant que la présence de la dompteuse et de son mari les avait séparés, leurs deux âmes bondissaient l’une vers l’autre.


Et maintenant que l’obstacle avait disparu, ils restaient silencieux comme si la faculté même qu’ils avaient de tout dire les eût rendus muets soudain.


Ils avaient la main dans la main. Reynier était debout. Irène s’asseyait à la place même où le départ du ménage Canada l’avait laissée. Ses yeux étaient baissés. Elle attendait.


Elle attendait la première parole de Reynier, qui, certes, ne devait être ni une allusion, ni un reproche. Elle reconnaissait trop le cœur de son amant pour craindre cela. Reynier, pour employer l’expression si belle et si démodée des vieux conteurs, était un miroir de généreuse délicatesse.


Ce qui faisait peur à Irène, ce qui l’opprimait comme une torture, c’était le silence même, et pourtant, quand il se fût agi de sa vie, elle n’aurait pas pu trouver le mot qui devait le rompre.


Reynier, égoïste pour une fois, la contemplait avec ravissement. Jamais, aux heures de désespoir dont il avait failli mourir, quand ses rêves cruels et bien-aimés lui montraient le bonheur perdu au travers d’un délicieux mirage, jamais il ne l’avait pleurée si adorablement belle.


Tout à coup, il sentit une larme qui tombait sur sa main.


Puis, d’un brusque mouvement, cette main, serrée avec force, fut portée aux lèvres d’Irène.


Il se laissa tomber à deux genoux. Les bras de la jeune fille se nouèrent autour de son cou, et elle l’attira contre sa poitrine dans une étreinte emportée.


– Je t’aimais, je t’aimais, fit-elle parmi les sanglots qui révoltaient sa poitrine. J’ai appelé la mort bien des fois. Il y avait en moi une folie, douloureuse jusqu’au martyre. On avait mis un bandeau sur mon cœur!


– Enfant chérie, balbutia Reynier, faible sous le poids de ce premier baiser, quand je souffrais trop, je me disais cela: Elle m’aime.


– De toute mon âme, de toute ma vie! s’écria Irène, qui était superbement femme en ce moment, et dont la beauté avait des rayons tragiques. Cet homme a mérité un châtiment mortel.


Reynier baissa les yeux sous son regard de feu.


– Comme il te ressemble! dit-elle encore.


Un frisson la secoua de la tête aux pieds, tandis qu’elle ajoutait:


– Et comme tout ce qui nous entoure est inexplicable!


Reynier ne répondit pas, elle s’écria:


– Veux-tu fuir avec moi? au bout du monde? Je suis prête à te suivre.


– Il y a notre père… murmura le jeune homme.


– C’est vrai, dit-elle, je ne vaux rien. J’oublie toujours quelqu’un: tantôt lui, tantôt toi!


– D’ailleurs, fit Reynier à voix basse, cet homme veille autour de nous, son regard nous tient prisonniers. Il ne laisserait partir ni toi, – ni moi.


– Ne peux-tu combattre?


– Si fait. Je veux combattre. Maintenant que tu m’as dit: Je t’aime, j’ai mon bonheur à défendre, et je le défendrai.


Irène lui tendit son front, songeant tout haut:


– Je devrais demander pardon, au lieu de faire des reproches; mais pourquoi as-tu tardé si longtemps. Reynier, mon pauvre Reynier? Tu savais ce que je ne savais pas. Ils ont voulu te tuer. Pourquoi n’es-tu pas revenu? Pourquoi ne m’as-tu pas emportée dans tes bras comme une enfant trompée?


– J’ai eu tort, répliqua laconiquement Reynier. Il ajouta, presque aussitôt après:


– Chacun cherche à fuir sa destinée.


Les grands yeux d’Irène l’interrogeaient.


– Tu m’avais dit, poursuivit-il: «J’ai pour vous l’affection d’un frère.»


– Ce n’est pas cela qui est dans ta pensée, murmura la jeune fille.


– C’est vrai. Dans ma pensée il y a ces mots que tu viens de prononcer: «Comme il te ressemble!»


Il y eut un silence. Tous deux étaient pâles. Irène prononça avec effort:


– Je me souviens du tableau qui était recouvert d’un voile.


– Bien souvent, repartit Reynier dont l’accent était profondément triste, j’ai voulu m’éloigner de toi pour toujours.


Elle se serra contre lui comme si elle eût craint l’exécution de cette menace.


– Il y a autour de moi une fatalité, poursuivit le jeune homme. Ma tendresse doit porter malheur.


– Ta tendresse est mon seul bien, dit Irène qui appuya sa tête charmante sur le sein de son amant. Sans toi, ne serais-je pas également condamnée?


Reynier lui rendit son étreinte.


– C’est vrai, fit-il. Ce n’est pas moi qui ai fait entrer notre père Vincent dans le cercle funeste où nous sommes tous captifs.


Irène voulut dire:


– Les ressemblances peuvent être le produit du hasard…


Mais Reynier l’interrompit pour répliquer:


– J’ai retrouvé ma mère.


Et comme la jeune fille laissait échapper un mouvement de joyeuse surprise, il secoua la tête lentement et acheva:


– Pour la voir mourir.


«Il ne faut pas la plaindre, poursuivit-il. Elle s’est éteinte dans mes bras en disant: «C’est ma dernière heure qui voit mon premier sourire.»


Il s’interrompit encore et passa la main sur son front, où la sueur froide perlait.


– Il y a, prononça-t-il à voix basse, dans ce roman ténébreux qui est notre histoire, une logique impitoyable. Chaque fois que l’esprit veut fuir et se réfugier dans l’impossible, une main de fer le retient. La première fois que je vis le tableau, ma tête se remplit de pensées qui étaient folles, mais qui représentaient l’exacte, l’implacable vérité. Cet homme est mon père, et il a voulu m’assassiner.

XXV La mère de Reynier

Autour des deux fiancés tout était silence, au-dedans comme au-dehors. Le petit Saladin dormait dans son auge, agité vaguement par le mouvement inusité qui s’était fait toute la nuit autour de lui.


Dans le cabinet, transformé pour Vincent Carpentier en prison tutélaire, on n’entendait pas le moindre bruit, et toute attaque de ce côté, semblait, si parfaitement impossible, qu’Irène et Reynier, absorbés par le grand intérêt de leur entretien, oubliaient presque le voisinage de Vincent.


Il était là en sûreté. La fatigue l’avait dompté sans doute, et sa fièvre, calmée par l’épuisement, lui donnait trêve.


Depuis le départ des époux Canada, le carré était désert et muet.


Les derniers mots de Reynier avaient laissé Irène frissonnante. Elle dit:


– Es-tu bien sûr qu’il soit ton père?


– Il y a longtemps, répondit Reynier, oui, bien longtemps que cette crainte est née en moi. Je ne saurais dire comment elle se glissa dans mon esprit, mais il est certain que mon aventure nocturne dans la campagne de Sartène laissait une plaie mystérieuse au fond de mon souvenir. Combien de fois, à Rome, me suis-je éveillé en sursaut, fuyant ce portrait du marquis Coriolan qui était ma propre image, et bouchant mes oreilles pour ne pas entendre la voix de ma vieille hôtesse, disant à Coyatier: il lui ressemble?…


«Le jour où, dans la galerie du comte Biffi je me trouvai en face de cette toile bizarre, le «tableau du Brigand», dont tu as vu plus tard la copie, je sentis mes jambes se dérober sous moi. J’étais là encore, je me reconnaissais. Seulement, je n’étais plus victime, mais meurtrier.


«En Corse, la vieille Bamboche m’avait initié à la loi de notre famille: Frapper ou être frappé! Ma destinée me guettait partout. Son doigt menaçant me montrait le passé pour m’apprendre l’avenir.


«Au moment du retour, tout mon cœur s’élançait vers toi. Tu étais, tu es, tu seras ma vie tout entière. Mais je me disais: ai-je le droit d’aimer?


«Et quand je trouvai ta sereine amitié d’enfant au lieu de la tendresse que j’avais rêvée, je n’osai me plaindre.


«Moi-même, je fus froid, je me cachais pour souffrir. Comment exprimer cela? Je ne croyais pas pourtant. Ma raison regimbait contre mon instinct. Mais mon instinct était le plus fort. Il me montrait ma destinée. Je faisais bien plus que croire: Je sentais. J’étais sûr.


«Le voyage que nous fîmes auprès de notre père Vincent aux mines de Stolberg m’apprit plusieurs choses. Il y avait dans le tableau, outre la victime et l’assassin, un troisième personnage: le trésor.


«Le trésor apparaissait. Je vis le trésor à travers la folie de Vincent Carpentier.


«Et je ne m’étonnai point lorsque, au retour, tu reculas l’époque de notre mariage. J’avais croisé le cavalier Mora dans l’escalier. Je ne l’avais jamais vu jusqu’alors, mais je le reconnus.


«Ma destinée gagnait du terrain sur moi. Nous étions réunis, les trois personnages du drame. Lui, Moi, le Trésor.


«Il avait besoin de toi contre moi qui étais la menace du destin, et contre Vincent qui était le trésor.


«Je ne m’éloignais pas. Je restais près de toi. Pourquoi dire ce que je souffrais? Et comment? Je veillais inutilement; puisque je ne pouvais pas frapper l’ennemi qui était mon père, mais enfin je veillais.


«On essaya de m’assassiner. Pour d’autres, c’eût été une raison de douter. Pour moi, c’était une preuve irrécusable. Je savais la loi de famille: le coup de couteau était la première caresse de mon père!


«Croyais-je, cependant? J’aimais mieux m’accuser de démence. Il a fallu pour écraser mes doutes la parole de ma mère.


«Ce fut six semaines environ après mon entrée dans la maison du Dr Samuel, où j’avais été transporté mourant. Mes blessures étaient déjà presque guéries. J’aurais pu rester là un siècle sans me douter de rien, car le savant et grave médecin dont les soins me rendaient à la vie m’inspirait un respect véritable.


«Une seule chose aurait pu faire naître en moi la défiance. J’avais entrevu par ma croisée dans la cour des malades traités gratuitement une figure qui me rappelait des souvenirs sinistres. On n’oublie jamais les gens comme Coyatier dit le marchef.


«J’aurais juré que c’était lui.


«Le jour même où j’eus permission de faire, pour la première fois, un tour dans le jardin, cet homme s’approcha du banc que j’occupais et me dit:


«- Salut, monsieur Reynier, Vous avez là un nom du Tyrol, que les Autrichiens ont porté à Venise. Je sais que vous êtes allé à Sartène une fois; je voudrais savoir si vous avez été jusqu’à Trieste.


«- Je suis allé à Sartène deux fois, répondis-je, car j’ai souhaité longtemps et ardemment une explication que vous pourriez me donner.


«- Ah! ah! fit-il, vous me remettez? Moi, je vous avais un peu oublié depuis le temps. Il y a une bonne femme qui est en train d’avaler sa langue et qui abandonna autrefois un petit enfant dans l’Italie autrichienne. Elle voudrait vous voir avant de mourir.


«J’avais la bouche ouverte pour demander qui était cette femme. Coyatier me devina et répondit:


«- Votre maman, parbleu! C’était une jolie fille, Bamboche, votre vieille hôtesse de Sartène l’a bien connue. On l’appelait la femme du diable. Mauvais état. Si vous voulez des explications, c’est votre mère qui vous les donnera.


«Je demandai où elle était.


«- Ici même, répliqua le marchef. On vous laissera la voir. Elle est protégée par Mme la comtesse de Clare, une des patronnesses de l’établissement. Vous avez pu juger qu’on court des dangers en Seine aussi bien que dans la mer de Corse. La comédie noire où vous avez joué un rôle malgré vous est commencée depuis plus de cent ans. Elle n’y va pas par quatre chemins, cette comédie. À chaque scène on s’y tue auprès d’un tas d’or qui boit le sang. Voulez-vous venir voir votre mère?


«Quelques minutes après, j’étais dans la salle commune de l’hospice, car la maison du Dr Samuel contient un hospice gratuit. Le marchef, avant de me quitter m’avait fait asseoir auprès d’un lit où reposait une pauvre créature qui semblait déjà presque inanimée.


«Elle ouvrit ses yeux, creusés par l’agonie et fit effort pour me tendre la main.


«Reynier, mon fils, me dit-elle, le mal peut produire le bien. C’est lui qui a écrit pour moi ton nom sur ton visage en essayant de te poignarder. Je vais mourir contente puisque j’aurai pu te montrer au doigt le danger.


«… Irène, je ne répéterai pas devant toi l’histoire de ma mère. Ce fut un récit bien court et coupé par les spasmes qui précèdent l’agonie. Ce fut un récit terrible.


«Lui, l’homme qu’elle désignait ainsi comme s’il eût été seul au monde, était le comte Juliano Bozzo, frère cadet de ce marquis Coriolan Bozzo dont l’assassinat eut lieu en Corse presque sous mes yeux.


«Ma mère n’était pas Zingara de naissance, mais elle suivait une troupe de Zingari qui allaient errant dans la Lombardie. On l’avait volée, – ou recueillie tout enfant, et on lui avait donné un nom: Zorah, qui était gravé sur la petite croix d’argent qu’elle eut au cou pour vivre et pour mourir. Quand elle eut quitté ses premiers maîtres on continua de l’appeler Zorah la Gitanette.


«Elle était belle; peut-être aurait-elle été bonne, le malheur n’avait laissé en elle qu’un sentiment: la vengeance. Elle avait tant aimé qu’elle haïssait mortellement.


«Une nuit, dans la campagne de Milan, non loin du campement de ses frères, ma mère qui était alors une toute jeune fille, presque une enfant, fut témoin d’un combat à outrance. Elle s’était arrêtée sans voix derrière un buisson en entendant le cliquetis du fer. Un des deux champions tomba. Son adversaire se précipita sur lui et le bourra de coups d’épées furieux avant de s’enfuir.


«C’étaient deux frères: – deux Bozzo.


«Ils ont la vie dure. Julian ne perdit pas tout son sang par les trente plaies qui lui perçaient le corps, et qu’il devait à l’affection fraternelle du marquis Coriolan, son aîné. Il faut sauvé par les soins de la Gitanette.


«Quand je vins au monde, Julian l’avait déjà abandonnée.


«Il revint pourtant, car mon berceau fut volé quelques semaines après ma naissance. On le retrouva au fond d’un ravin où je reposais sur une motte d’herbe, entre deux rochers dont le choc aurait dû me broyer.


«Moi aussi, j’ai la vie dure.


«Dans l’espace de trois ans, ma mère fut obligée de me défendre cent fois. Un soir, à Vérone, je reçus un coup de stylet dans ses bras.


«Ce fut alors que, désespérant de me protéger contre cette haine patiente dont elle connaissait d’ailleurs le motif, car Julian, pour la séduire, lui avait confié le secret de ses espérances, ce fut alors qu’elle résolut de me séparer d’elle.


«Je m’appelais Juliano comme mon père. Quand j’eus cinq ans, elle me mit au cou un billet, portant le nom de Reynier, et elle m’abandonna, endormi, sur les marches du couvent de Saint-François, à Trévise.


«Tu sais le reste, et comment la sainte qui est maintenant au ciel, Mme Carpentier, ta mère, me recueillit petit vagabond sauvage, pour faire de moi le plus heureux des enfants.


«Mon obscurité me cachait aux autres et à moi-même. Au moment où elle se sépara de moi à Trévise, il y avait déjà du temps que ma mère m’appelait Reynier. J’avais oublié l’autre nom.


«Mais je portais sans doute la marque de ma destinée. Quelqu’un m’avait reconnu avant que je n’eusse miré moi-même mon visage dans ce tableau de la galerie Biffi dont la vue anéantit tout d’un coup mon insouciance d’adolescent.


«Un couteau catalan m’avait frappé par-derrière, à Rome, un soir que je cherchais un modèle de bandit derrière le Ghetto, et lors de mon premier duel, l’égratignure que j’avais reçue s’enflamma sans cause apparente, comme si j’eusse été touché par une arme empoisonnée.


«Elles furent confuses, bien décousues surtout, les révélations de ma mère. Quand je la quittai, elle me dit: J’achèverai demain.


«Mais le lendemain, on avait jeté son drap sur son visage. Elle était morte.


Reynier se tut, Irène avait appuyé sa belle tête pâle sur son épaule et le regardait en silence. Il y avait sur les traits de la jeune fille une inexprimable tristesse.


Reynier attendait une parole.


– Irène, murmura-t-il après un silence, pourrez-vous encore m’aimer?


Elle lui jeta ses deux bras autour du cou. Leurs yeux se mouillèrent comme si c’eût été des mêmes larmes.


– Reynier, mon Reynier, dit Irène, je voudrais te donner plus que ma vie. Je souffre à t’entendre; mais que de bonheur dans cette tristesse! Parle encore de ce qui te touche, je veux tout savoir. J’aime et je hais: je suis comme ta pauvre mère.


– Tu hais! répéta le jeune peintre avec une joie où il y avait de la terreur. N’oublie jamais que la vengeance est impossible.


Elle baissa les yeux pour cacher la flamme sombre qui s’allumait dans sa prunelle.


– Il me semble, reprit Reynier, que j’écoute encore ce murmure entrecoupé qui tombait des lèvres de ma mère. Elle m’avait dit, admirant comme toutes les mères la jeunesse robuste de son fils: «Tu es le plus fort, tue-le.»


Irène frissonna.


– Mais elle ajouta, poursuivit Reynier: «Enfant, mon premier regard t’a jugé, tu ne frapperas pas. Dans la bête féroce, tu vois ton père. Prends la fuite, alors, car il n’y a qu’une alternative dans la loi fatale qui mène ta race: tuer ou être tué. Va au bout du monde, cache-toi comme si tu avais commis un crime.


– Elle avait raison, interrompit Irène à voix basse, il faut fuir. Partout où tu voudras aller, je suis prête à te suivre.


Reynier pressa les mains de la jeune fille contre son cœur, mais il ne répondit pas.


Elle l’interrogea d’un regard anxieux, puis elle murmura d’une voix lente et pleine d’effort:


– Ta mère a dit encore autre chose, mon Reynier. Moi aussi, il me semble que j’écoute cette voix de l’agonie. Ta mère a dit: Cette jeune fille serait ta perte. Elle t’a trahi, oublie-la.


Le jeune peintre voulut nier, Irène continua avec énergie:


– Elle avait raison. Je te dis que je l’entends. Elle a ajouté: Cette jeune fille attirait l’ennemi sur tes traces. Elle est ton danger, elle est ton malheur et ta perte. Elle a un père que la mortelle maladie a touché. Nul ne peut le sauver, celui-là, ni le guérir: Il a vu le trésor!


À son tour Reynier tressaillit, balbutiant malgré lui.


– C’est vrai, elle a dit cela.


– Elle avait raison! elle avait raison! s’écria Irène triomphante, mais navrée. Il faut lui obéir. Nous sommes le malheur, mon père et moi, nous sommes le danger; il faut nous abandonner tous les deux.


Elle parlait du fond du cœur, et sa voix suppliait. Reynier la contemplait en extase. Au plus lointain de l’absence et dans ses rêves d’amour, il ne l’avait jamais si passionnément adorée.


– Que Dieu ait l’âme de ma mère, prononça-t-il lentement, après un silence. Ce sont là des souvenirs d’un instant. J’ai d’autres souvenirs, qui sont ceux de toute la vie. J’ai une autre mère, dont je reçus aussi la dernière parole avec le dernier soupir. Celle-là me dit, en me montrant une enfant chérie qui dormait, vaincue par les larmes, au pied du lit d’agonie: «Reynier, tu vas devenir un homme. Mon pauvre Vincent a été bon pour toi; rends-lui l’affection qu’il t’a prêtée. Le chagrin conseille mal, parfois: Vincent va rester seul avec son chagrin. Peut-être aura-t-il besoin de toi. Promets-moi de ne jamais l’abandonner.»


«Je promis.


«Et celle qui avait été la providence de ma jeunesse continua, souriant au milieu de son martyre: «Reynier, moi aussi, j’ai fait de mon mieux avec toi. Tu as souvenir de ma tendresse, aime ma fille, protège-la. Tu l’aimes déjà comme un frère; aime-la mieux encore, aime-la comme une mère. Remplace-moi, puisque je m’en vais. Si tu me promets cela, je mourrai contente.»


«J’appuyai sa belle main pâle et froide contre mon cœur, et je promis.


– Alors, fit Irène qui écoutait les yeux baissés, c’est un devoir que vous accomplissez en m’aimant?


– C’est une dette sacrée que je paye… commença Reynier. Mais il n’acheva pas, et s’interrompant dans un élan d’irrésistible passion, il s’écria:


– Je mens! j’essaye de te tromper en me trompant moi-même. Le souvenir de ta mère est ma religion, c’est vrai; mais y aurait-il une religion, contre mon amour? Tu ne sais pas ce que j’ai souffert par toi, tu ne sais pas jusqu’à quel point mon âme est en toi. Ici-bas, pour moi, il n’y a que toi. C’était pour toi que je fuyais cet homme, car il me semblait que le parricide serait entre toi et moi une infranchissable barrière. Mais penses-tu que j’aie été un jour, une heure sans porter ta pensée au plus profond de mon cœur? Cette femme, la comtesse Marguerite, m’avait pris par toi. Elle me parlait de toi. Et pendant qu’elle me croyait dans ma retraite, la nuit je m’échappais, à l’insu de tous. J’étais là, sous ta fenêtre, rôdant, veillant. Et, Dieu soit loué, ma folie était sagesse, puisque c’est ainsi que j’ai pu découvrir le danger qui te menace aujourd’hui! Le premier, comme une sentinelle à son poste, j’ai entendu la marche de l’ennemi. Le cri d’alarme a été jeté par moi. Irène, Irène chérie, quand ma pensée t’est enfin venue dans la détresse, quand tu as prononcé mon nom, j’ai pu répondre: Me voici!


Il l’enleva dans ses bras, tremblante, mais heureuse, et pendant qu’elle balbutiait des actions de grâces, il continua, fermant sa bouche avec des baisers:


– Je t’aime! je t’aime! Dans notre infortune, j’ai encore mon bonheur, le plus grand de tous, qui est de sentir mon amour d’accord avec mon devoir, car je t’aimerai, contre mon devoir. Tu es à moi, tu me l’as dit. Qu’importe tout le reste? Ton père est le mien. Le danger! Mais je l’ai appelé comme on implore le salut! Il est venu, je le bénis, car il refait de nous une famille. Ne nous séparons plus jamais, jamais. Nous serons sauvés ensemble ou ensemble nous succomberons!


Les lèvres d’Irène touchèrent les siennes. Elle murmura:


– Reynier! mon bien-aimé Reynier!


Et ils restèrent enlacés dans une muette étreinte.


Au milieu du silence profond qui les entourait, deux bruits se firent à la fois si faibles tous les deux que d’abord ils n’y prêtèrent pas attention.


L’un venait du carré.


L’autre semblait sortir du cabinet où l’on avait enfermé Carpentier.

XXVI Le truc de l’ours

Irène et Reynier prêtèrent l’oreille en même temps. Il fallait peu de chose pour les rendre au sentiment du danger qui les menaçait.


Le bruit venant du carré ou plutôt de l’escalier était presque imperceptible.


– C’est lui qui rentre, dit Irène très bas.


Toute sa haine était dans le tremblement de sa voix.


– Je voudrais que ce fût lui, répondit Reynier. Il est le seul que je redoute; mais ils sont au moins deux, car j’entends parler.


Un chuchotement passa en effet à travers la porte, mais fut couvert par une sorte de craquement qui partait du cabinet. On eût dit d’un châssis de fenêtre ébranlé avec précaution et secouant ses vitres.


– Est-ce qu’il y a une croisée dans le bûcher? demanda Reynier.


– Oui, répliqua Irène. Le cabinet a ouverture sur les jardins, comme la chambre où nous sommes, mais la fenêtre est condamnée, et le plomb qui déverse les eaux de la maison passe en travers.


Reynier fit un pas vers la porte du bûcher. Il pensait tout haut:


– Sa pauvre tête travaille. Je n’ai pas confiance dans le calme qu’il montrait tout à l’heure. C’était pour tromper notre surveillance à tous.


– Il doit être si las! objecta la jeune fille. Et les étages sont si hauts! D’ailleurs, on n’entend plus rien de ce côté. C’est par ici, maintenant.


Elle n’acheva pas; mais son doigt tendu montrait la porte du carré. Il était évident que là plusieurs personnes arrêtées stationnaient sur le palier. Reynier dit:


– C’est peut-être Échalot avec sa femme. Ce sont de braves cœurs, mais ils sont enfants comme tous leurs pareils et la bonne dame s’agite plus qu’il ne faut.


Tout en parlant, il avait viré l’espagnolette de la fenêtre.


– Tiens! tiens! fit-on sur le palier, ils ouvrent la croisée. Il n’y eut qu’Irène pour entendre cela.


Reynier disait:


– La hauteur des étages n’y fait rien. Le père a son idée fixe. J’ai lu son dessein dans ses yeux. Je ne serais pas rassuré, quand même je l’aurais prisonnier tout en haut de la colonne Vendôme.


Il se pencha au-dehors de l’appui. La nuit touchait à sa fin, mais l’obscurité était devenue très profonde, parce que la lune avait disparu sous l’horizon.


Du premier coup d’œil, néanmoins, Reynier put voir que la petite fenêtre du bûcher, située tout près de lui, à sa droite, et devant laquelle le plomb du toit passait en diagonale, était intacte et fermée.


Il écouta. Aucun son ne venait plus du cabinet.


Au moment où il rentrait, tenant à deux mains les battants de la croisée pour les refermer, Irène prononça son nom tout bas.


Il se retourna vivement. Il vit la jeune fille qui était debout auprès de la porte d’entrée et qui avait un doigt sur sa bouche. Elle lui fit signe d’approcher.


On parlait bas sur le palier mais, en l’absence de tout autre bruit, les paroles passaient à travers le bois de la porte.


– Ils sont là, puisqu’il y a de la lumière, dit une première voix. Une seconde répliqua:


– Je suis sûr d’avoir entr’aperçu la femme tout à l’heure au coin de l’entrée particulière du Grand-Départ; elle avait l’air de se dissimuler dans l’ombre avec l’intention de moucharder, c’est bien sûr. L’homme est en bas, caché derrière le bois du laitier, sous la porte cochère.


– Alors, qui avons-nous ici? ce n’est pas le vent qui a ouvert la fenêtre.


La seconde voix répondit encore:


– Je les connais à fond pour les avoir fréquentés tous les deux dans l’intimité dont tous mes bienfaits ont été récompensés par la plus noire ingratitude. La femme est une racaille d’ancienne artiste en foire, à barbe, colosse et l’art de se casser des cailloux sur le ventre. L’homme est pareillement un ancien domestique de pharmacien que j’avais pris chez moi comme valet de chambre. Il est commis chez l’Italien d’à côté, pour l’aider à fabriquer sa mort-aux-rats. Je parie ma fortune, qu’ils ont ramassé chez eux la brodeuse, le peintre et le vieil architecte de maçon. C’est dans leur caractère de se mélanger au fond de toutes les intrigues pour gagner leur vie. Que M. Cocotte donne un tour de fil de fer, et on verra si j’ai bien deviné!


Il ne fut pas répondu à cette proposition. De l’autre côté de la porte on semblait se consulter.


Irène, blanche comme une statue, restait immobile, l’oreille penchée vers le palier, Reynier dit:


– Je connais celui qui vient de parler. C’est un ancien modèle à moi du nom de Similor.


Irène prononça tout bas ces seuls mots:


– Les Habits Noirs!


– S’ils ressemblaient tous à celui-là, reprit le jeune peintre presque gaiement, l’aventure ne serait pas bien redoutable. Je suis armé. Dans une heure il fera jour.


Il fut interrompu par Irène qui lui serrait le bras en murmurant:


– Écoute!


La voix qui avait parlé la première disait justement comme Reynier:


– Nous n’avons plus guère qu’une heure de nuit pour gagner la prime. Il faut nous hâter. Seulement, le jeune peintre va résister, s’il est là, il y aura du bruit, et les maîtres ont défendu le bruit.


Ce fut Similor qui répliqua:


– Cent francs comptant, dans le creux de la main, monsieur Piquepuce, et je sauve la partie!


Il y eut un bruit de pièces d’or, pendant que Piquepuce grommelait:


– Cent gifles si tu te moques de nous!


– Et mon eustache dans le dos! ajouta une voix qui n’avait pas encore parlé.


Cela faisait quatre voix entendues, mais le nombre des assiégeants devait être double pour le moins. Similor reprit:


– Approchez-vous qu’on vous parle avec mystère. Pas besoin qu’ils entendent chez le voisin, pas vrai? Il y a donc que dans la civilisation du XIXe siècle les droits de la paternité ont survécu au progrès, toujours imprescriptibles ni plus ni moins qu’autrefois. N’y a pas d’heure pour ça. Si on m’a pincé mon enfant, je peux le repiquer n’importe où, au sein des ténèbres et même le dimanche…


– Qu’est-ce que tout ça nous fait? commença Piquepuce.


– Ça vous fait que je possède un fils naturel en ces lieux, subtilisé à moi par l’homme et la femme Canada pour lui donner des leçons de saltimbanque dont ils n’ont aucun droit légal et le couvrir de mauvais traitements qui font honte à l’humanité du temps où nous vivons.


Les yeux d’Irène et ceux de Reynier se tournèrent à la fois vers le berceau où dormait le petit Saladin.


Puis ils se regardèrent.


À son tour, le jeune peintre avait pâli.


Il y avait de quoi. De l’autre côté de la porte une véritable acclamation avait accueilli le discours de Similor. C’était un prétexte, un moyen, une clef. On n’avait même plus souci de prendre des précautions. En cas de bagarre, le voisinage était gagné d’avance.


– Cela vaut un commissaire en écharpe! dit Piquepuce joyeusement.


Et il frappa trois coups bien distincts, en ajoutant:


– Un enfant volé par les baladins! Ils l’ont désarticulé, ils l’ont désossé. On ne lui donne à manger que des sabres.


– Et le malheureux père, enchérit le jeune M. Cocotte, serrurier d’art, les a vus jongler avec son petit, derrière les fortifications. Qu’il ne l’aurait jamais reconnu sans un signe particulier que l’innocent porte sous l’oreille gauche.


– Au mollet, rectifia Similor; un rognon brochette. Sa farceuse de défunte mère était sur sa bouche.


Il y eut un éclat de rire. À l’intérieur de la chambre on ne bougeait pas. Similor, grisé par son succès, éleva la voix et dit avec emphase:


– Ouvrez, au nom de la loi qu’est ici d’accord avec la nature!


– Imbécile! gronda Piquepuce.


Il ne fut fait aucune réponse à l’intérieur. Reynier soutenait Irène dans ses bras. Il avait dit:


– Quoi qu’il arrive, je défendrai notre père.


On frappa pour la seconde fois, et Piquepuce dit à haute voix:


– L’homme et la femme Canada sont invités à ouvrir de bonne volonté, par suite des droits d’un père qui vient redemander son petit, dont il n’est pas satisfait de l’éducation qu’on lui donne.


– À la bonne heure! fit Cocotte, c’est du français, ça!


Point de réponse encore. Piquepuce reprit au bout d’un instant:


– Ça ne vous sert de rien de faire la sourde oreille. On sait que vous êtes là et on n’agit pas à l’étourdie. Le père veut l’enfant. Si vous le rendez il ne vous sera pas fait de mal.


– Toujours le silence.


– Sont-ils entêtés! dirent les voix du carré.


Piquepuce reprit:


– Une fois, deux fois, trois fois. Vous mettez tous les torts de votre côté. On n’est pas embarrassé d’entrer malgré vous, mes vieux. On a apporté son serrurier. Amène ton passe-partout, Cocotte!


Un bruit de fer se fit aussitôt dans la serrure.


Alors seulement la voix de Reynier s’éleva, grave et contenue.


– L’homme et la femme Canada sont absents, dit-il. Revenez au jour si vous avez affaire à eux. Je garde la maison, je refuse de vous ouvrir. Si vous entrez, que ce soit à vos risques et périls!


Le bruit ne cessa pas tout à fait dans la serrure, mais il sembla mollir. Évidemment, on hésitait sur le carré.


– Ça sent l’homme armé jusqu’aux dents! grommela Cocotte.


– Est-ce qu’il est solide? demanda Piquepuce. C’est bien le peintre?


– Quant à ça, oui, répondit Similor. Il est solide et c’est le peintre. J’ai reconnu son organe.


L’outil de Cocotte ne travaillait presque plus. Une voix risqua cette question:


– Qui est-ce qui va entrer le premier?


– Curieux! fit Piquepuce.


Il se retourna comme pour interroger du regard le carré, qui était plus noir qu’un four.


– Petit-Blanc est-il là? demanda-t-il.


Depuis que la voix de Reynier s’était fait entendre, on parlait si bas sur le palier que les mots prononcés ne passaient plus la porte. Les deux jeunes gens avaient beau prêter l’oreille, c’est à peine s’ils saisissaient un mot de temps en temps.


Au nom de Petit-Blanc une grosse voix enrouée répondit: Présent!


– As-tu ton saute-en-barque? demanda encore Piquepuce. Avance qu’on te voie.


Les rangs s’écartèrent et un énorme drôle à tête laineuse, vêtu d’une vieille redingote à la propriétaire qui tombait jusqu’à ses talons se présenta. Malgré l’obscurité, on pouvait bien voir que c’était un nègre.


Piquepuce échangea avec lui quelques paroles rapides et lui mit une paire de louis dans la main. Le nègre dépouilla aussitôt sa longue redingote qu’il repassa à revers, de façon à ce que le dos du vêtement lui couvrit la poitrine.


– Habit bas! ordonna Piquepuce, et qu’on le plastronne! Il va risquer le truc de Fours comme un joli garçon.


Entre la redingote du nègre et son estomac, trois ou quatre vestes et jaquettes furent bourrées et il apparut bientôt dans l’ombre, large comme un colosse.


– Vous autres, aux jambes! commanda encore Piquepuce. Préparez vos ficelles. J’ai la mienne et je mettrai la main à la pâte. Donne le tour, Cocotte, et attention à la manœuvre! Quand même le peintre aurait du canon, je réponds de tout. Y est-on? Adieu, va! Montrez-lui l’ours!


Cocotte «donna le tour» et le pêne sauta hors de la gâche.


Au moment où la porte fut ouverte, Reynier était debout, à trois pas du seuil, un pistolet dans chaque main. Son intention formelle était de faire feu, non pas seulement pour se défendre, mais encore pour mettre le voisinage sur pied tout d’un temps et amener du secours.


Que ce moyen fût bon ou mauvais, c’était le seul: Reynier n’avait pas le choix.


Et pourtant, ses deux pistolets restèrent muets, parce que son premier regard chercha en vain l’ennemi qu’il devait ajuster.


Quelque chose de bizarre et de grotesque à la fois se présentait à lui. Cela rappelait la terrible naïveté des ruses de guerre antiques, et il n’y avait qu’un homme affolé par l’épouvante qui pût s’attaquer à l’énorme mannequin qui encombra d’abord le seuil.


Or, Reynier était l’intrépidité même. Il attendit.


Le mannequin se montrait de dos et marchait à reculons.


Ses bras disparaissaient, croisés qu’ils étaient sur son ventre qu’on ne voyait pas, ses cheveux longs, mais crépus, tombaient jusqu’au collet de sa redingote, découvrant seulement une ligne noire, qui devait être la nuque. De la nuque aux pieds, la redingote descendait droit et ses pans balayaient le carreau.


Ce colosse avançait à petits pas et toujours à reculons, sans faire mine de se retourner. Irène le regardait terrifiée. Reynier, certain que c’était là un rempart vivant et nouveau, destiné à couvrir l’attaque de Ses vrais adversaires, guettait à droite et à gauche, sondant d’un œil aigu les ténèbres du carré.


Rien ne bougeait, et le colosse avançait toujours.

XXVII Le bûcher

C’est là le stratagème légendaire pratiqué par les bandits de l’Apennin pour pénétrer dans les maisons gardées.


La plupart du temps, Compare Orso: le Compère Ours, comme les brigands italiens ont baptisé leur machine de siège, est un vrai mannequin, destiné à recevoir la mousquetade, mais on n’a pas toujours sur soi un objet pareil, et il arrive souvent que le rôle du Compère Ours soit confié tout uniment à un coquin en chair et en os qu’on plastronne et qui fait, au-devant de ses camarades, l’office de la tortue antique.


Le métier d’ours est moins dangereux en réalité qu’en apparence. Dans les trois quarts des cas, on ne jette pas sa poudre à l’ours dont l’apparition à pour effet certain de mettre le trouble et le désarroi parmi les assiégés, si l’ours est un simple fantoche.


Mais si l’ours est un détrousseur vivant et sachant son état, on obtient de lui de bien autres commodités.


Si le lecteur a prêté quelque attention aux lignes qui terminent notre dernier chapitre, il aura vu que, dans l’apparence, l’ours est un bonhomme qui se présente de dos, avec les bras croisés sur le ventre.


Pour prendre l’offensive, il lui faudrait se retourner.


Là gît le principal du truc, pour employer le langage de M. Piquepuce.


Dans le vrai, en effet, l’ours va droit son chemin, comme vous et moi. Il n’y a de retourné que l’habit. L’ours est tout uniment un solide gaillard portant par-devant le dos de sa redingote et croisant ses bras sur ses reins.


Son arrivée a produit nécessairement une hésitation. De toute évidence, il est stratagème; l’esprit travaille. On cherche le piège à éviter. Ce n’est pas le mannequin qu’on surveille, c’est ce qui est à l’entour de lui ou derrière lui…


Mais tout à coup les bras se décroisent et menacent. L’étrange créature peut combattre à reculons. Ses membres sont emmanchés sens devant derrière… Et déjà, il n’est plus temps d’arriver à la parade. L’ours a frappé, plus rapide que la pensée. C’est une mine qui a joué; la brèche est faite, les assiégeants n’ont plus qu’à se précipiter à l’assaut.


Ce fut la voix d’Irène qui rompit le silence. Elle dit avec l’accent d’une profonde stupeur:


– Prends garde! j’ai vu briller des yeux sous les cheveux! Reynier aussi avait aperçu deux lueurs parmi les touffes de laine crépue. Il visa, mais son doigt n’eut pas le temps de presser la détente. Un choc fit voler le pistolet hors de sa main et deux grands bras se nouèrent autour de son cou.


En même temps, les flocons de laine, rejetés en arrière par un brusque mouvement, démasquèrent la prétendue nuque qui était le noir visage de Petit-Blanc.


Le flot des bandits s’était rué par la porte ouverte.


– Aux jambes! avait dit le capitaine Piquepuce.


L’instant d’après, Reynier était réduit à l’impuissance la plus absolue.


Cocotte, le serrurier, qui portait le costume d’un élégant de barrière, soutint galamment Irène, dont les jambes chancelaient, et la conduisit au fauteuil à la Voltaire de Mme Canada.


– Respect au beau sexe, dit-il. Quel amour de petite minette! Soyez tranquille, mon cœur, on ne vous fera pas de chagrin.


Le nègre montrait ses dents de loup dans un sourire de triomphe.


– Parole d’honneur! fit Piquepuce en haussant les épaules, ce n’était pas la peine de prendre tant de gants. C’était un tête-à-tête d’amoureux. Cherchez voir où est passé le papa.


Similor furetait déjà tout autour de la chambre et remplissait ses poches. Il n’avait pas même accordé un coup d’œil au berceau de Saladin, qui, nous devons l’avouer, ronflait du meilleur de son cœur.


– Une paire d’amis dans l’escalier, dit encore Piquepuce, pour si l’homme et la femme Canada revenaient de leur promenade. Qu’on fasse bonne garde!


Il regarda sous le lit, après avoir battu la couverture, du traversin jusqu’au pied.


– Pas plus de père Vincent que dans le coin de mon œil! grommela-t-il. Ça serait bête si nous le laissions pincer par la brigade à Roblot. Fouillez voir partout.


Petit-Blanc et un autre coquin de robuste carrure restaient à la garde de Reynier qui ne bougeait plus et semblait éviter les regards d’Irène, comme s’il eût été honteux de sa défaite.


Irène, immobile et muette, restait dans la position où Cocotte l’avait mise. Ses yeux se clouaient au sol. Vous eussiez dit que l’excès de sa détresse l’avait rendue insensible; mais il n’en était pas ainsi. Sous son masque d’indifférence découragée, elle gardait tout son sang-froid et prêtait avidement l’oreille aux bruits qui venaient toujours du réduit où Vincent Carpentier était enfermé.


Ces bruits, qui n’avaient pas changé de nature, échappaient aux assaillants parmi leur propre tapage, mais Irène les suivait, les traduisait et en comprenait désormais la signification précise.


Il était évident pour elle que Vincent travaillait à son évasion. Il n’avait pas eu, besoin de feindre la fatigue, mais il avait paru y succomber tout à l’heure pour être mis à part dans le cabinet et gagner la liberté de ses mouvements.


Sa mine défaite et accablée avait trompé le ménage Canada; elle n’aurait pas dû tromper Irène. Irène se reprochait l’égoïsme de son amour. Le désir de se trouver seule avec Reynier pour obtenir son pardon l’avait possédée, tout à l’heure, à ce point qu’il n’y avait plus rien autre en elle.


Certes, elle n’avait pas oublié le danger de son père, mais un instant ce danger s’était éloigné pour elle et reculé au rang des choses qui se peuvent remettre au lendemain.


Elle s’était dit: le sommeil va le prendre.


Mais, maintenant, elle devinait la ruse de Vincent Carpentier, chez qui la passion avait été plus forte que son épuisement même. Elle devinait chacun de ses efforts; elle suivait son labeur; elle le voyait à travers les planches de la porte aux prises avec l’implacable obsession de son idée fixe.


Les paroles prononcées par Vincent et qui semblaient être d’un fou, revenaient à sa mémoire avec un sens précis qui naguère lui avait échappé. Vincent avait dit vingt fois, cent fois peut-être: – Cette nuit, j’ai mon ouvrage!


Irène savait de quel ouvrage son père parlait.


En ce moment, Irène en était sûre; son père travaillait pour aller au trésor.


La hauteur de la croisée au-dessus du sol des jardins lui importait peu. Dans l’état mental qu’il subissait, on ne mesure pas les obstacles. Les fous ont toujours des ailes.


Il s’était attaqué au châssis en prenant d’abord de minutieuses précautions pour étouffer le bruit de sa besogne. Rien n’est adroit ni prudent comme la manie. Mais le châssis avait résisté, et le manque d’outils trompant les efforts de Vincent, la tâche s’était prolongée.


Nous devons rappeler que la fenêtre du bûcher était condamnée.


Peut-être bénissait-il en ce moment, le remue-ménage qui se faisait dans la chambre des époux Canada et qui lui permettait de travailler plus librement.


Du moins, il en profitait. C’était maintenant avec force qu’il secouait l’armature de la croisée, et il fallait le mouvement confus qui emplissait la chambre pour détourner l’attention des Habits Noirs.


Que faire cependant? Irène avait le cœur serré par une douloureuse irrésolution. De quel côté, autour de son père, le danger menaçait-il plus terrible? La fièvre chaude qui le poussait au-dehors était-elle plus mortelle que le couteau des bandits?


Irène s’interrogeait ainsi dans l’angoisse de son âme, quand la porte du cabinet laissa passer un véritable fracas.


Le châssis arraché venait de briser ses ferrures.


Reynier tressaillit et releva la tête. Son regard se rencontra avec celui d’Irène, qui peignait l’épouvante. On eût dit que le jeune peintre éprouvait comme un amer soulagement à voir cette terreur.


Dans la chambre, tout le monde avait cessé de parler et de bouger. Les Habits Noirs écoutaient, attentifs.


Pendant la moitié d’une minute, le silence se fit dans le cabinet.


Puis on entendit un frôlement léger.


– Le vieux est là, dit Piquepuce, qui montra du doigt la porte. Il nous a entendus, et il cherche à se donner de l’air.


Nous savons que Piquepuce se trompait au moins à moitié.


– Ouvrez, conseilla Similor, comme si on avait eu besoin encore de chercher des prétextes. C’est de l’autre côté qu’est l’armoire de mon petit, j’ai le droit d’emporter son linge.


Le crochet de Cocotte était déjà dans la serrure du cabinet, qui céda à son premier effort.


– Pitié! s’écria Irène en joignant les mains; ne le tuez pas! Le pauvre malheureux a perdu la raison.


Cocotte poussait en ce moment la porte d’un coup de pied.


– Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il aux autres. Puis, se tournant vers Irène, il ajouta:


– Le tuer! pour qui nous prenez-vous donc, mon cœur? Piquepuce, homme de précaution, saisit Similor par les épaules et le lança dans le trou, comme un ballon d’essai, malgré sa résistance. Ce fut peine inutile. Le bûcher était vide.


Et la fenêtre désemparée montrait par où Vincent avait pris sa route.


– Envolé! s’écria Similor. Mais je parie que l’oiseau n’ira pas jusqu’en bas sans se casser la patte.


– Et Roblot le pincera! gronda le capitaine Piquepuce. Saute sur le plomb, bonhomme! Cent francs si tu l’attrapes avant le Roblot!


Similor mit sa tête à la fenêtre.


– On ne le voit plus, dit-il, le plomb branle, et ce n’est pas au moment où je viens de récupérer mon petit que je vais risquer maladroitement l’existence de son père.


– Avance, Petit-Blanc! hurla Piquepuce. Voilà le vieux qui prend pied sur le mur là-bas. Dix louis, vingt louis à qui l’aura!


Le nègre vint tâter le plomb et recula en secouant la laine de sa tête.


– Roblot et ses hommes sont là dans le jardin, reprit Piquepuce avec désespoir. Cette drogue de Roblot a toujours la chance!…


Tiens! Roblot l’a vu! Nom de nom! j’aimerais mieux envoyer une balle au vieux maçon que de le laisser à Roblot, qui va faire sa fortune d’un seul coup! Où sont les pistolets du peintre?


Tous les Habits Noirs étaient maintenant massés dans le cabinet. Reynier se glissa jusqu’à Irène et lui tendit ses liens silencieusement.


La jeune fille les dénoua de ses pauvres mains qui tremblaient.


– Fuis, dit-elle en lui montrant la porte. Moi, je ne peux pas. Je suis brisée dans mon corps comme dans mon cœur. Je t’en prie, fuis et ne crains rien pour moi, ils ne me feront pas de mal.


– Pas par ici, répondit Reynier en secouant ses membres, rendus à la liberté. Où ton père a passé, je passerai. Je ne sais pas si je pourrai le sauver, mais il m’aura près de lui à l’heure de mourir!


Il effleura d’un baiser le front d’Irène et se précipita vers le cabinet.


En ce moment, Similor mettait un pistolet entre les mains de Piquepuce en disant:


– Ça dépend des quartiers pour expliquer un pétard. Quand il y a une caserne, les bourgeois se disent: c’est un factionnaire qui se fait sauter le caisson avec l’orteil, rapport à ce qu’il est mal avec son sergent. Devers la Sorbonne c’est des étudiants qu’allument un punch. Autour des fabriques, c’est le contremaître…


Il fut écarté violemment par le choc de Reynier qui pénétra dans le bûcher. Le jeune peintre passa au travers des bandits comme un trait et atteignit la fenêtre au moment où Piquepuce disait en levant son pistolet:


– Ça va les mettre sur le qui-vive au Grand-Départ et tout à l’entour. Tiens! voilà le bonhomme qui s’arrête. J’ai vu le temps où je faisais mouche à cette distance-là sans me gêner.


Le pistolet sauta hors de ses doigts et il tomba sur ses genoux, assommé d’un furieux coup de poing.


Reynier se servit de lui comme d’un marchepied pour enjamber l’appui de la croisée, et s’accrochant au plomb, il se laissa glisser dans la direction prise par Vincent Carpentier.


Piquepuce se releva tout étourdi, au bruit des rires de sa troupe.


– Gredins! s’écria-t-il, tas de sans-cœur! Vous avez fait exprès de lui livrer le passage! Vous êtes jaloux de moi! Au lieu d’un, Roblot va en avoir deux! Ça vous regarde: si nous ne les rattrapons pas, je vous fais tous couper comme du vieux bois!


– C’est Similor la cause! fit Cocotte d’un accent pleurard. Et tous de répéter:


– C’est la faute à Similor!


Piquepuce s’était penché de nouveau à la fenêtre.


– Les voilà qui se battent! dit-il avec un profond étonnement.


– Qui ça.? demandèrent plusieurs voix.


– L’architecte et son presque gendre. Mais c’est que le vieux tape dur! On peut les ravoir. Cocotte, prends moitié des hommes, passe le mur des Poiriers et tourne la maison, je vas faire de même par la rue des Partants… En avant, marche!


On rentra en tumulte dans la chambre de Canada, qui était déserte.


Irène avait disparu pendant ce mouvement.


Quand le bruit de la descente turbulente eut cessé de se faire entendre dans l’escalier, la tête inquiète d’Échalot se montra, sortant de l’ombre du carré.


Il écouta, regarda puis entra. Son émotion était grande, mais tout à fait étrangère à la scène dont son logis venait d’être le théâtre.


Il s’approcha de l’auge, où le petit Saladin dormait d’un sommeil imperturbable, et s’agenouilla.


– De toutes les gredineries de ton papa, dit-il d’un accent solennel, celle-là est la plus crasse! Je sais bien que c’était pour la frime; mais m’accuser, moi et Léocadie, de t’avoir mal élevé et désossé, c’est une petitesse. Et va-t’en voir s’il t’a seulement déposé une caresse sur ton front! Tout ça est marqué à son compte. Quand t’auras l’âge, on t’égrènera le chapelet de ce que chacun a fait pour ton bonheur, et on te dira: Choisis entre nos deux âmes!

XXVIII Dans le bûcher

Il ne faudrait pas croire que maman Canada eût agi à la légère en mettant Vincent Carpentier dans ce réduit, dont il avait convoité si ardemment la possession. Le plan de la bonne femme n’était pas des plus compliqués; elle tâchait de gagner du temps jusqu’au jour qui ferait évanouir le cercle diabolique au centre duquel ses protégés étaient tenus par les Habits Noirs.


Les idées de maman Canada, au sujet de la puissance des Habits Noirs, pouvaient être un peu confuses, très romanesques et entachées de cette exagération populaire qui donne à la vérité même couleur de fantasmagorie, mais en dehors de sa faiblesse pour le merveilleux parisien, qui est le mélodrame passé à l’état de mythologie, on doit confesser qu’elle avait par-devers elle de terribles motifs de foi.


Elle avait vu déjà une fois les Habits Noirs à l’œuvre; le froid du couteau de l’association avait glacé sa gorge.


Là-bas, dans les oasis africaines, tous les animaux frémissent à la voix du lion, parce que le lion est le plus fort des animaux. La vraie vaillance n’existe que chez l’homme qui combat jusque dans sa faiblesse.


Maman Canada, amalgamant la légende avec l’histoire, accordait à ce qu’elle appelait le «fera-t-il jour demain» un pouvoir quasi surnaturel, et pourtant, à l’occasion, elle ne reculait pas devant cet épouvantail de ses rêves.


Elle avait ce grain de belle chevalerie qu’on retrouve encore dans le peuple, rarement, il est vrai, mais qu’on chercherait vainement ailleurs. Elle allait au combat, comme ces preux des temps poétiques, qui heurtaient volontiers à tout bout de champ le fer de leur lance contre des cuirasses enchantées.


Ce danger, qui dépassait les bornes du croyable, l’attirait.


En somme, elle avait pris une fois le monstre par les cornes, et le monstre ne l’avait pas dévorée.


Atteindre le jour, tel était son but. Tant que la nuit durait, elle n’avait d’espoir ni dans la police qu’elle détestait en la méprisant, ni dans cette autre sauvegarde qu’on pourrait nommer la communauté, et dont l’élément principal est l’aide solidaire que les voisins se portent entre eux, même sans le vouloir ni le savoir, par le seul fait de l’agglomération.


La dompteuse savait que la stratégie des Habits Noirs plaçait ses cohortes mystiques entre la victime désignée et la civilisation ambiante. Elle avait vu ce blocus étrange s’exécuter au centre même de la vie parisienne, là où tant de regards sont éveillés sans cesse, là où tous les genres du secours abondent.


Ici, dans ce quartier excentrique et perdu, destitué de toute surveillance administrative, les Habits Noirs devaient travailler en se jouant.


Le champ de bataille leur appartenait.


Attendre le jour, je vous le dis, c’était un vœu déjà difficile à réaliser. Ce que Mme Canada comptait faire, une fois le jour atteint, pour solidifier sa victoire, je voudrais gager qu’elle n’en savait rien elle-même. À chaque heure sa peine.


Au milieu du pays ennemi, sa chambre du pavillon Gaillaud était le seul abri qu’elle eût pu offrir à ses protégés. Pour augmenter d’autant la frêle sécurité de cet asile, on ne pouvait mieux faire que de monter la garde en dehors de la porte fermée.


Mme Canada, divisant ses forces, avait lancé Échalot en éclaireur et s’était postée elle-même de manière à surveiller le Grand-Départ, qui était comme le quartier général des Compagnons du Trésor.


Dès l’abord, son attention avait été absorbée par le mouvement qui se faisait autour du cabaret dont les fenêtres étaient closes.


Les Maîtres étaient là.


Si quelque chose excitait les craintes de maman Canada, ce n’était certes pas le soupçon que Vincent Carpentier, épuisé comme il l’était, pût s’évader par la fenêtre. En prenant possession de son logement, elle avait trouvé la croisée du bûcher solidement condamnée, et aveuglée en outre par le passage du plomb.


La fenêtre avait même été le sujet d’une querelle de ménage assez importante entre les époux Canada. On devait mettre l’auge de Saladin dans le cabinet; mais Échalot s’était révolté, prétextant le manque d’air, et Saladin était resté l’hôte de la chambre conjugale en attendant que le menuisier vînt donner un coup à la croisée.


Par le fait, les premières attaques de Vincent Carpentier contre l’enclouure grossière, mais robuste qui attachait les châssis à la muraille ne présagèrent aucun bon succès. Tout autre que lui eût été découragé par la difficulté d’un pareil travail qui devait être exécuté sans bruit.


Les clous étaient énormes, on les avait martelés à outrance, leurs têtes écrasées ne présentaient aucune prise.


Et Vincent n’avait d’autre outil que son couteau de poche.


Mais il y a quelque chose de plus dur que le fer d’un instrument, c’est la volonté d’un homme. Quand Vincent avait franchi le seuil du réduit qu’on accordait comme lieu de repos à sa lassitude, sa poitrine avait été débarrassée d’un poids écrasant.


D’avance il se sentait libre, puisque l’œil de ses enfants n’était plus sur lui.


En ce moment, ses vrais ennemis n’étaient pas ceux qui menaçaient sa vie.


Il redoutait surtout ceux qui entravaient ses mouvements sous prétexte de salut.


Derrière l’apparente apathie qui penchait sa tête sur sa poitrine, il y avait une tempête de passions. Son idée fixe, ravivée avec une violence inouïe, s’agitait au-dedans de lui, comme le démon qui tourmentait les possédés du vieux temps. C’était de l’or liquide qui bouillait dans ses veines. Devant ses yeux le trésor miroitait et dansait parmi d’ardents éblouissements.


Sa fièvre, sourde mais profonde, le tenait jusque dans les fibres les plus cachées de son être. Son cerveau, ivre d’or, délirait froidement. Il se baignait avec des angoisses voluptueuses dans ces océans de millions, où il aurait voulu mourir submergé.


Autour de lui, la nuit était jaune; elle avait de mystérieux, d’amoureux tintements.


Il ne se pressa pas d’abord. La fenêtre qui était là, à portée de sa main, suffisait à sa quiétude. Il pensait:


«J’ai le temps. Une fois dans les rues, j’irai plus vite qu’une voiture au galop.»


La mémoire du récit de maman Canada lui revenant, il se dit encore:


«Le colonel a menti, il ment toujours. Comment serait-il possible de faire entrer le trésor dans une petite boîte? Ce sont des contes à dormir debout.»


Mais il s’interrompit pour se demander:


«S’il était mort pourtant? Si tout cela était au-dessus de la nature? Que ne peut-on faire avec des milliers de millions?»


Son rêve le berçait. Il ajouta:


«Et si je pouvais trouver la petite boîte où tiennent toutes ces richesses concentrées!


«Mais non! fit-il avec une sorte de colère contre lui-même; je cède aux entraînements de mon imagination. Ce n’est pas sage; restons dans le vrai. Un trésor est un trésor, je ne l’aime que comme cela: une montagne de richesses sous le poids de laquelle on ploie, une mer où l’on se baigne…»


Il tâta la croisée doucement. Le bois, rugueux au toucher, lui sembla vermoulu. Ce fut avec une gaieté fanfaronne qu’il entama sa besogne, pensant:


«Voilà déjà du temps que je n’ai travaillé de mon état; mais c’est égal, ça ne va pas peser lourd!»


Le premier clou s’était courbé sous le marteau en touchant la ferrure centrale de la croisée; il tenait peu; Vincent qui était, nous le savons, un ouvrier très adroit, n’eut pas de mal à le détacher.


Mais le second était enfoncé de telle sorte que la tête en disparaissait presque dans le bois. Impossible de mordre, il n’y avait aucune espèce de prise.


En ce moment, Reynier et Irène étaient déjà seuls de l’autre côté de la porte. C’est à peine si le bruit de leur entretien intime parvenait aux oreilles de Vincent, occupé à user le bois tout autour de la tête de son clou. Il n’y avait pas encore en lui de colère excitée. Les deux voix murmurantes perçaient sa pensée qui tournait toujours dans le même cercle. Il se disait, souriant orgueilleusement:


«Je n’aurais qu’à vouloir pour leur donner le luxe, l’éclat, le pouvoir, la gloire même, tout ce qui s’achète. Et tout s’achète! Reynier serait un beau grand seigneur et on n’aurait jamais vu une duchesse si belle que mon Irène.»


Il s’arrêta de travailler. La sueur inondait son front dans cet espace étroit où l’air manquait. Parmi l’emphase de son monologue il y eut une pointe d’ironie.


«Ils sont là, reprit-il, radotant l’éternel refrain des fiancés. Irène, j’en suis bien sûr, n’a même pas besoin d’expliquer comment ce misérable Mora l’avait ensorcelée. Reynier ne demande qu’à croire. Ils me méprisent, ils me regardent comme un fou, parce que j’ai une manie autre que la leur. C’est bien, ils ont raison. La sagesse, c’est l’amour et l’eau fraîche. J’avais d’abord songé à prendre pour eux un million, un pauvre petit million, était-ce trop? oui, c’était trop ou ce n’était pas assez. Avec de l’argent comme celui-là le malheur vient dans une maison. Cela brûle, cela tue!»


Il s’interrompit, mais ce fut pour ajouter avec une sombre énergie:


«Moi, moi tout seul, je puis toucher à ce secret du démon. Il est à moi, je me suis fait démon pour en devenir maître. Qu’importe d’ailleurs si la foudre me frappe? Je suis vieux, j’ai souffert, je n’espère plus.»


Son couteau attaqua de nouveau le bois avec plus de vigueur. L’entaille était déjà profonde, mais le clou d’une longueur et d’une grosseur considérables semblait aussi solide que jamais.


Au bout de cinq minutes, Vincent s’essuya le front en laissant échapper le premier symptôme d’impatience.


«Est-ce que je vais me laisser arrêter par un petit morceau de fer? gronda-t-il avec un commencement d’irritation qui sembla le surprendre lui-même. Voyons! du calme! Il ne s’agit pas d’avoir une de mes fringales. Cela donnerait l’éveil aux enfants qui essayeraient de me retenir. Et malheur à qui me barrera la route cette nuit!»


Il prononça ces dernières paroles mentalement. Elles firent monter un flux de sang à son cerveau. Il se répéta:


«Du calme! du calme!»


Mais ses mains tremblaient. La lame du couteau, engagée trop brutalement, se rompit au ras du manche.


Vincent se leva furieux et blasphéma.


«C’est la malchance! dit-il; je savais qu’il y aurait mille obstacles. Le trésor est fée, le trésor se garde. Mais je l’aurai! c’est cette nuit que je l’aurai!»


Il tordit son mouchoir autour du clou et tira de toute sa force. Les veines de son front lui firent mal, mais le clou ne bougea pas.


La crise venait, cependant, soudaine et violente, d’autant plus que le malade faisait effort pour la repousser.


Il se cramponnait à ce qu’il appelait son sang-froid; il croyait le tenir, et déjà tout était tumulte dans sa cervelle bouleversée.


Ses mains tâtonnèrent tout autour de lui sur le carreau poudreux du bûcher pour chercher un outil nouveau. Les Canada devaient fendre leur bois eux-mêmes. Si Vincent eût trouvé le hachot, il aurait fait voler le châssis en éclats.


Mais sur le carreau il n’y avait que des débris de charbon et de la poussière. Vincent se mit à tourner comme un tigre dans sa cage. Il n’y avait pas place pour faire plus de trois pas.


Une fois, Vincent s’arrêta devant la porte et colla son oreille à la serrure. C’était Reynier qui parlait. Vincent crut entendre le mot fou.


«Ils causent de moi, fit-il. Je pense bien qu’ils ne m’aiment plus ni l’un ni l’autre. Peut-on aimer un fou! Ils me croient fou. Je pourrais jeter bas la porte d’un seul coup de pied; mais ils se réuniraient tous deux contre moi. Suis-je assez fort pour passer malgré eux? Je ne frapperais pas bien, j’aurais trop peur de tuer.»


Il se recula comme s’il eût frayeur de son propre délire. Le réduit était si étroit que ce mouvement le porta contre la croisée, que son dos heurta de façon à produire le premier bruit entendu par les fiancés dans la chambre de Canada.


Nous n’avons pas oublié qu’en même temps un autre bruit était venu aux oreilles d’Irène et de Reynier: l’approche des Habits Noirs assiégeants.


Au moment où Reynier faisait une reconnaissance à la fenêtre, Vincent se tenait coi dans son trou, mécontent d’avoir maladroitement donné signe de vie et peut-être dévoilé son projet d’évasion, mais en même temps tout heureux du renseignement que le hasard venait de lui fournir.


Pour un homme du métier, et il l’était, le châssis venait de sonner sous son choc comme une pièce complètement détériorée.


«Du dehors, pensa-t-il, un enfant n’aurait qu’à le pousser pour entrer.»


Dès que Reynier, rassuré par son examen, eut quitté la croisée de la chambre Canada, Vincent chercha le bouton qui devait lui servir de poignée pour ébranler les battants.


Son raisonnement était bien simple. Il ne s’agissait plus de jouer au fin ni de dissimuler son effort, il fallait aller vite et voilà tout. Il avait reconnu la disposition du plomb et le secours qu’il en pourrait tirer pour descendre dans les jardins. Le bruit importait peu désormais, pourvu que la fuite suivît immédiatement l’éveil donné.


Vincent était dans cet état d’exaltation mentale où le maniaque, au lieu de bras, se sent des ailes; il lui semblait qu’il allait se laisser couler le long du plomb, comme les champions des joutes populaires glissent du haut en bas du mât de cocagne.


Seulement, il n’y avait plus de bouton à la fenêtre et sa main qui tâtait le montant avec fièvre n’y trouva prise nulle part.


Un rugissement s’étouffa dans sa gorge. Ce misérable contretemps refermait la muraille ouverte de sa prison, et notez que, dans son délire qui montait toujours, il n’avait plus qu’un pas à faire, une main à tendre, pour se saisir du trésor.


Le trésor était là, il le voyait.


«Du calme! du calme!»


Son cœur sautait dans sa poitrine, et de larges éblouissements passaient devant ses yeux.


On ne parlait plus dans la chambre Canada, mais une sorte de grattement avait lieu. C’est à peine si Vincent Carpentier pouvait saisir ce bruit, qui était très faible, et pourtant son cœur s’arrêta de battre.


Il avait dans sa mémoire de grandes souffrances et de terribles épreuves, mais la plus poignante de toutes ces impressions était sans contredit le souvenir de la nuit où, sous le coup de la même passion qu’aujourd’hui, il avait franchi le mur de l’hôtel Bozzo pour faire le siège du trésor.


Chacune des tortures de cette nuit atroce avait laissé en lui des cicatrices indélébiles, toujours sensibles, et dont le moindre choc réveillait l’angoisse à la fois mortelle et voluptueuse de son cœur.


Car s’il avait vu de près le martyre, cette nuit-là il avait vu aussi, de près, le trésor.


Et le trésor lui avait parlé bien plus haut que le martyre.


Parmi ces cicatrices, il y en avait une qui vivait à l’état de blessure toute fraîche, c’était le ressentiment aigu de l’agonie qui l’avait étranglé pendant que le comte Julian forçait la serrure de la chambre du Trésor.


Il était étendu, lui, Vincent, inerte sur le plancher, et garrotté de tous ses membres, pendant que son rival, le parricide, usait le dernier obstacle qui le séparait du trésor.


Bien des fois, endormi ou éveillé, Vincent avait entendu ce lent travail, du fer tâtant et caressant l’intérieur de la serrure.


Et il avait senti, oui, senti autour de ses poignets meurtris par les cordes, le tremblant effort du vieillard condamné, qui essayait de lui délier les mains pour se créer un défenseur.


En ce moment, ce qui glaçait le sang dans ses veines, c’était encore cette impression soudainement avivée. Il entendait le fer travailler dans la serrure, et la plaie de son souvenir avait de cuisants élancements.


Il crut d’abord au retour de l’illusion obstinée, mais son oreille énergiquement tendue lui certifia la sincérité du son. C’est là, du reste, un bruit auquel on ne peut se méprendre quand il vous a frappé une fois. On le reconnaîtrait entre mille. La clef a une voix toute autre, franche et nette. Ceci cherche, éprouve et joue.


Nous savons que Vincent ne se trompait pas. On jouait, en effet, du monseigneur à la porte du carré, et c’était Cocotte qui tenait l’instrument: virtuose, presque aussi habile que le comte Julian lui-même.


L’instant d’après eut lieu l’irruption des Habits Noirs. Vincent n’eut aucune connaissance de la ruse de guerre employée, mais il profita du remue-ménage qui se fit dans la chambre Canada pour briser avec son coude un des carreaux de la croisée, au ras des montants. Cela lui donna prise et une violente secousse imprimée au vieux châssis qui n’en pouvait plus fit venir la fenêtre en dedans.


Vincent sauta sur l’appui et embrassa le conduit pour commencer aussitôt son voyage.

XXIX La descente

Tout servait Vincent. Sa fièvre lui rendait ses forces d’autrefois et s’étendait comme un voile au-devant des dangers de son entreprise. Il ne voyait que le but et se disait, répétant le refrain de sa manie:


«Du calme! Je ferai mon ouvrage cette nuit. C’est la dernière heure et le suprême effort. Du calme!»


La route, cependant, était loin d’être aussi aisée qu’il se l’était d’abord imaginé. Le plomb tremblait sous son poids, mal soutenu par les ferrures que la rouille rongeait, et plus d’une fois il crut que les attaches allaient caler.


Il calculait alors froidement les résultats probables de sa chute et pensait:


«Je suis dur au mal. Avec ce que j’ai souffert d’autres seraient morts dix fois. En tombant, je ne me tuerai pas tout à fait. Il y a des choses impossibles: je ne peux pas mourir quand j’ai en moi un pareil secret. Si je ne suis que blessé, qu’importe? Je me traînerai, s’il le faut, sur les mains et sur les genoux. Mon pic est là en bas. Je sais où frapper pour éventrer la muraille d’un seul coup…»


Il leva la tête brusquement, parce qu’une voix se faisait entendre au-dessus de lui à la fenêtre qu’il venait de quitter.


– Envolé! disait Similor, qui se penchait sur l’appui, mais je parie que l’oiseau n’ira pas jusqu’en bas sans se casser la patte!


Vincent atteignait en ce moment l’angle du pavillon Gaillaud. À cet endroit le conduit, perdant sa direction diagonale, descendait verticalement vers la terre, en suivant la ligne même de l’encoignure.


Le tuyau rencontrait, à la hauteur du premier étage, le mur de clôture de la propriété voisine, terrain aménagé en chantier, qui rejoignait d’un côté la rue des Partants, et de l’autre le chemin des Poiriers.


Ce fut là que Vincent disparut un instant aux yeux de ceux qui étaient à la fenêtre du bûcher. D’un seul temps, en effet, il s’était laissé glisser jusqu’au mur.


Quand il eut pris pied il regarda tout autour de lui, cherchant sa route dans ce pays qui lui était inconnu.


Comme il arrive si souvent vers la fin des nuits parisiennes à l’approche des chaudes matinées d’été, le ciel si clair, où naguère la lune voguait dans toute sa gloire, s’était couvert de nuages épais et lourds qui ne laissaient pas voir un seul petit coin du firmament.


À cette heure où l’aube va naître, l’obscurité redouble pour un instant.


La descente était plus facile du côté du chantier où de nombreuses pièces de bois, adossées au mur, pouvaient servir d’échelle, mais il y avait une raison majeure pour que Vincent ne prît pas ce chemin.


Il avait laissé son pic dans une touffe de fleurs, non loin de la porte d’entrée du pavillon. C’était pour lui une arme et un passe-partout. Il voulait son pic comme Richard III demandait un cheval.


Il se pencha donc vers le jardin. Ce fut alors que Piquepuce, qui avait remplacé Similor à la fenêtre, l’aperçut et promit vingt louis à qui tenterait de le suivre.


Vincent s’occupait assez peu de ce qui se passait au-dessus de lui. Son attention était excitée par une masse sombre et vaguement mouvante qui tenait l’angle du jardin, juste auprès du mur.


Au milieu de cette masse, il lui semblait qu’une rouge étincelle brillait et s’éteignait tour à tour.


Ces mots tombèrent de la fenêtre, prononcés par le jaloux Piquepuce:


– Roblot et ses hommes sont dans le jardin…


Ces mots arrêtèrent Vincent à l’instant où il mesurait déjà la hauteur du saut.


En même temps, ces autres paroles, prononcées avec une colère contenue, montèrent de l’angle où était la masse sombre:


– Éteints ta pipe, Malou, ou je t’écrase!


Vincent Carpentier se recula.


Un bruit assez fort releva ses yeux vers la fenêtre, d’où certes il ne se doutait pas qu’un pistolet venait de le tenir en joue.


Sur la façade noire du pavillon Gaillaud il vit un objet se mouvoir en suivant la ligne du plomb.


C’était du feu qui bouillait dans les veines de Vincent, son pouls battait la fièvre chaude, mais ses mouvements gardaient une remarquable précision, et, ce qui n’est pas rare, sa folie se comportait avec un sang-froid imperturbable.


L’abstraction qu’on fait de tout danger peut donner l’allure du calme au transport lui-même.


L’idée de danger n’existait pas pour Vincent. Il allait à son but sans hésiter ni se détourner, comme le sanglier qui perce au bois.


«Ça me fâche de tuer quelqu’un, dit-il, mais que me veut celui-là? Il est sans doute armé, je ne le suis pas. À la guerre comme à la guerre!»


Ses deux mains saisirent le plomb dont son premier effort descella deux ou trois attaches. L’objet mouvant s’arrêta, et une voix dit tout bas:


– Père, n’ayez pas crainte, c’est moi.


– Qui, toi? demanda Vincent.


– Reynier.


Vincent lâcha le plomb, et se mit à rire tout doucement.


– Il vient à mon secours, grommela-t-il; ces enfants-là sont bien gênants. Il faut pourtant s’arranger de manière à ne pas lui faire trop de mal.


Il regarda au-dessous de lui tour à tour à droite et à gauche du mur.


À gauche, du côté du chantier, il y avait un tas de paille entre les perches dressées contre le mur et le pignon du pavillon Gaillaud.


Vincent secoua la tête d’un air satisfait.


– Père, dit Reynier qui approchait, vous êtes entouré d’ennemis. Je n’ai pas voulu vous laisser seul dans ce grand danger.


– À la bonne heure! fit Vincent. Voici un gentil garçon. Laisse-toi glisser d’un coup, le bas du plomb ne tient plus.


Reynier obéit et vint tomber dans ses bras.


– Là! fit Vincent qui l’embrassa de bon cœur. Merci de ta bonne intention, mon cher enfant, mais je n’ai pas besoin de toi, bien au contraire, et tu vas me faire le plaisir d’aller voir chez le voisin si j’y suis.


Tout en parlant, il pesa sur les reins de son fils d’adoption et lui donna une secousse destinée à l’envoyer dans le chantier, sur le tas de paille.


Mais Reynier était vaguement sur ses gardes. Il connaissait l’état mental de Vincent et devinait la préoccupation qui le dominait tout entier. D’instinct il résista.


Une lutte s’ensuivit à laquelle assistaient, d’en haut Piquepuce, accoudé sur l’appui de la croisée du bûcher, d’en bas Roblot et ses hommes.


Les deux adversaires étaient en équilibre sur le faîte du mur. Comme vigueur, Reynier avait évidemment la supériorité sur son père adoptif; mais cet avantage se trouvait plus que compensé par l’impossibilité où il était de frapper.


Au contraire, rien n’arrêtait Vincent.


– Il tape dur! avait dit le capitaine Piquepuce en parlant de Carpentier.


C’était vrai. Aussitôt qu’il vit l’accomplissement de son dessein, menacé par la résistance de Reynier, Vincent Carpentier perdit toute mesure. Ses deux mains se nouèrent d’abord autour du cou de Reynier, comme s’il eût voulu l’étrangler; mais voyant que le jeune peintre allait l’entraîner dans sa chute, il lâcha prise, et son poing fermé martela furieusement le crâne du fiancé de sa fille.


Reynier disait:


– Père! oh père! vous allez me tuer!


Le maniaque ne répondait pas. Il battait avec la régularité d’un marteau de forgeron, écrasant l’enclume.


Reynier fut bientôt étourdi. Son pied manqua. Ils trébuchèrent ensemble; mais Vincent se retint au mur, tandis que le jeune homme était précipité dans le chantier.


Vincent se releva et ne regarda même pas ce qui advenait de son fils. Il dit:


– Tout le monde se met entre moi et mon ouvrage, mais j’arriverai malgré tout le monde.


Soit que sa cervelle ébranlée ne gardât point souvenir de l’embuscade que le hasard lui avait fait découvrir dans le jardin, soit que son idée fixe parvenue au paroxysme de sa puissance, étouffât en lui le sentiment du danger, il se prépara tranquillement à descendre. Il pensait:


«Dès que je vais avoir mon pic, gare à ceux qui me barreront le chemin!»


Ils étaient beaucoup, pour lui barrer le chemin.


Il y avait d’abord Roblot et son escouade qui se tenaient en arrêt comme des chiens.


Il y avait ensuite la troupe du capitaine Piquepuce qui dégringolait quatre à quatre l’escalier du pavillon Gaillaud, et qui, certes, devait arriver avant lui à l’allée où était son pic.


Vincent ne s’inquiétait ni des uns, ni des autres. Il s’accrocha des deux mains au faîte de la muraille et se laissa choir sans accident sur la terre meuble d’une bordure.


Roblot bondit aussitôt de son coin.


Mais il trouva au-devant de lui une forme humaine, qui lui ferma le passage d’un geste impérieux.


C’était une femme vêtue de noir et voilée.


– Tiens, tiens! fit l’ancien valet de chambre, vous étiez là, madame la comtesse? Si vous m’empêchez d’empoigner le bonhomme; il va se donner de l’air, et vous savez s’il a la vie dure. Ce n’est pas de bon jeu. La prime est à moi.


Marguerite sortait d’un buisson de lilas. Cette nuit, tous les Compagnons du Trésor étaient en campagne.


– Vous aurez quatre fois la prime promise, dit-elle très bas, vous l’aurez dix fois si vous agissez avec adresse. Il n’est plus question d’arrêter Vincent Carpentier, mais de le suivre. C’est lui qui doit nous mener à la cachette du colonel.


Vincent s’était retourné au bruit de ce chuchotement; mais, sur l’ordre de la comtesse, Roblot et ses gens s’étaient reculés hors de vue. Un coude de l’allée les masquait.


La comtesse ajouta, parce qu’elle voyait briller dans l’ombre les prunelles allumées de l’ancien valet.


Il fait jour, vous êtes prévenus. Il y aura des yeux ouverts tout autour de vous. La cachette appartient à l’association. Le conseil payera. Peine de mort contre quiconque touchera au bien commun!

XXX La poursuite

Roblot avait écouté avec une apparente soumission les dernières paroles de Marguerite.


C’est naturel, répondit-il, à bas les mains! Il n’est permis que de regarder.


Pendant cet entretien, Piquepuce, Cocotte et compagnie étaient arrêtés au bas de l’escalier du pavillon Gaillaud par le Dr Samuel qui leur tenait exactement le même langage.


De sorte que Vincent Carpentier trouva déserte l’allée qui conduisait du pavillon à la rue des Partants.


Les Compagnons du Trésor eux-mêmes supprimaient tous les obstacles au-devant de ses pas.


Il prit son pic à l’endroit où il l’avait caché.


– C’est bon de sentir ça dans sa main, murmura-t-il en serrant le manche.


Ce serait mal s’exprimer que de dire: il ne se doutait en rien de ce qui se passait autour de lui.


La vérité est qu’au contraire, il avait l’instinct vague de la poursuite qui le pressait de toutes parts.


Mais cela lui importait peu. Il avait foi en la fatalité qui le menait.


Il était sûr d’arriver au trésor.


Au-delà de ce fait, il n’y avait rien pour lui.


Il jeta son pic sur son épaule, et, sans même se retourner vers le pavillon Gaillaud, où devait être sa fille, il prit sa direction vers la voûte percée sous la maison de rapport.


La voûte était solitaire.


Personne non plus ne se montra dans la cour du laitier ni dans l’allée de la porte cochère, qui était, comme d’habitude, grande ouverte.


Vincent tourna l’angle de la porte cochère. Le coupé qui avait stationné là une grande partie de la nuit n’y était plus. Vincent écouta le silence de la rue des Partants dont l’étroite et tortueuse voie semblait dormir d’une extrémité à l’autre.


Un instant, il hésita sur la direction à prendre. Il y avait un grand trouble dans son cerveau.


«Est-ce que je ne sais plus mon chemin? pensa-t-il. C’est à gauche. La droite monte à Charonne. Quand je vais être au Père-Lachaise, j’irai tout droit.»


Il descendit dans la direction du boulevard extérieur. Derrière lui, les deux bandes de Roblot et de Piquepuce suivaient à pas de loup, mais elles ne dépassèrent pas la porte cochère.


Seul, le nègre Petit-Blanc fut dépêché en avant et se coula comme un reptile le long des boutiques fermées.


Vincent marchait d’un pas ferme et tranquille, tenant le milieu de la chaussée, comme c’est la prudente habitude de ceux qui connaissent les nuits de Paris.


L’idée de prendre la route la plus courte le préoccupait singulièrement. Il cherchait dans sa mémoire le nom des nombreuses rues qui le séparaient de son but. Pour peindre l’étrangeté de son état mental, il nous suffira d’un mot: il avait confusément conscience d’être traqué par une meute d’ennemis, et pourtant il se disait:


«Le premier passant que je rencontrerai, je lui demanderai mon chemin.»


Au coude de la rue des Partants, tombant dans la rue des Amandiers hors barrière, les oreilles de Vincent furent frappées tout à coup par une rumeur qui semblait très voisine, mais dont la source testait invisible. C’est un bruit de voix qui causaient et riaient.


Dans la rue des Amandiers, toutes les devantures étaient closes. Selon l’usage municipal d’alors, on n’avait pas allumé les réverbères à cause de la lune qui avait brillé une partie de la nuit. L’obscurité empêchait de voir l’enseigne du Grand-Départ dont les volets fermés laissaient passer des bruits de cabaret.


Quelques ombres se mouvaient à l’entrée de l’allée étroite qui était l’accès particulier des cabinets de société. Vincent passa franc, mais ses doigts serraient le manche de son pic. Une sorte de raisonnement perçait la brume de sa pensée, il ne songea même pas à s’enquérir auprès de ceux-là.


Mais à quelques mètres plus loin, et tout près du boulevard extérieur, une autre ombre se montra dans le noir d’une allée borgne. C’était une femme. En voyant approcher Vincent, elle sortit de son abri comme pour le reconnaître, mais au même instant quelque chose d’extraordinaire se passa.


Deux hommes sortirent de l’allée derrière elle. L’un d’eux la saisit à bras-le-corps, l’autre lui appuya la main sur la bouche pour l’empêcher de crier, et, quoiqu’elle semblât remarquablement robuste, elle fut soudain entraînée dans la nuit de l’allée borgne.


Vincent pressa le pas. En marchant, il se disait:


«C’est la bonne femme de là-haut: celle qui a passé par-dessus le mur du cimetière pour les espionner. De quoi se mêle-t-elle? Tous ces gens-là sont mordus par le trésor. Le trésor les rend fous.»


Au bout de la rue des Amandiers, il se retourna pour la première fois. La voie qu’il venait de parcourir semblait déserte et absolument tranquille.


Quelque chose se mouvait pourtant à une cinquantaine de pas, sur le trottoir à gauche.


«Si c’est un chien, il est diantrement long, se dit Vincent.»


Et il traversa le boulevard extérieur.


À la barrière, deux préposés à moitié endormis étaient assis sur un banc à la porte du bureau de l’octroi.


«Le chien ne passera pas ici sans se relever s’il n’a que deux pattes», se dit encore Vincent.


– Vous travaillez loin, camarade, demanda un des préposés, puisque vous partez de si bonne heure?


– Quartier du Palais-Royal, répondit Vincent. Je ne suis pas de Paris; quel est mon plus court, s’il vous plaît?


– Rue de la Roquette, place de la Bastille, rues Saint-Antoine et Saint-Honoré. C’est long, mais tout pavé.


– Merci. Est-ce que vous avez moyen d’empêcher les assassins et les voleurs d’entrer dans Paris, vous autres?


– Nous ne sommes pas des mouchards! répondirent à la fois les deux Habits Verts avec fierté.


Vincent s’éloigna.


Il y avait un établissement de marbrier à quelque distance de la barrière. Devant la porte, des blocs de pierre brute étaient debout. Vincent se mit à l’abri d’un de ces blocs et jeta un regard en arrière.


Il voulait voir si le chien se relèverait.


Au moment même où il se retournait, la lanterne suspendue à la porte de l’octroi éclaira le passage du nègre, qui marchait indolemment et les mains dans ses poches.


Le nègre ôta sa pipe de sa bouche et toucha sa casquette. Sans doute qu’il demanda l’heure, car un des préposés tira sa montre.


Derrière le nègre, deux groupes se montrèrent successivement. Tous les deux échangèrent quelques mots gouailleurs avec les hommes du poste.


Ce n’était pas seulement le chien noir et trop long qui avait été obligé de se refaire homme pour passer la barrière. Toute la meute se montrait. Entre les deux groupes, Vincent put compter de seize à dix-huit limiers. Il ne fut ni effrayé ni surpris. Sa manie était autour de sa poitrine comme la triple cuirasse du poète.


Il tourna la grosse pierre à l’abri de laquelle il se cacha et se coula entre deux blocs.


Le nègre vint droit à la devanture du marbrier, mais il ne visita point les pierres.


Il attendit ceux qui venaient derrière lui et parla à l’oreille de Roblot qui arrivait le premier. Roblot s’arrêta aussitôt.


– Qu’y a-t-il? demanda de loin Piquepuce. Roblot fit un pas à sa rencontre, et lui dit tout bas:


– Veux-tu mêler?


– Tout de même, répondit Piquepuce, je veux bien.


– Et moi aussi, fit Cocotte, qui se mit en tiers d’autorité, mais pas d’autres, nous sommes assez de trois. Éloignons le peuple!


Ils arrivaient juste en face de deux blocs de marbre, par l’interstice desquels Vincent les regardait.


– Où diable a-t-il pu passer? demanda tout haut Roblot, comme s’il eût perdu la piste.


Ce fut le nègre qui répondit:


– À moins qu’il n’ait franchi le mur de l’enclos à droite… Roblot ne le laissa achever.


– Allons! s’écria-t-il, à la niche! Ceux qui voudront escalader le mur du marbrier n’ont qu’à prendre leur élan, moi je vais me coucher.


– Moi, de même, répétèrent à la fois Piquepuce et Cocotte. Personne ne présenta la moindre objection. Le nègre seul ouvrit la bouche pour répliquer. Roblot lui serra vigoureusement le poignet.

XXXI Coup de stylet

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées, que la rue des Amandiers était complètement déserte.


Tous les Compagnons du Trésor avaient disparu.


Vincent sortit de sa cachette. Son regard examina les alentours attentivement. Quelque chose lui disait qu’une comédie venait d’être jouée à son intention. Il n’avait entendu aucune des paroles échangées entre Roblot, Piquepuce et Cocotte, mais il avait vu le mouvement de Roblot, imposant silence au nègre.


«Entre l’endroit où je suis et l’endroit où je vais, pensait-il, le coude appuyé sur le bloc qui lui avait servi d’abri, je parie qu’il y a plus de cent coquins échelonnés et à l’affût. Peut-être plus de mille. J’en vaux bien la peine. Quand ils seraient le double et le triple, ils ne m’auraient pas, j’en réponds!»


Il reprit, avec l’importante gravité des fous:


«Au premier aspect, il y aurait un moyen bien plus simple, je n’aurais qu’à aller aux douaniers et à leur dire: Réveillez vos camarades, rassemblez-moi cinquante gaillards de l’octroi, ayant bon pied bon œil. La question de savoir si vous perdrez vos places ne signifie rien, car vous n’aurez plus besoin de vos places. Je vous assurerai à chacun vingt-cinq mille livres de rentes, et même davantage. L’argent ne me coûte rien. J’ai tout l’argent de l’univers.»


Tout en songeant ainsi, Vincent Carpentier avait quitté son poste et poursuivait sa route d’un bon pas, comme un honnête garçon qui cause avec un rêve. À le voir cheminer le pic sur l’épaule, nul n’aurait, certes, deviné que ce grossier morceau de fer était la clef du plus féerique trésor dont jamais imagination humaine ait exagéré l’opulence.


Vincent avait tour à tour des moments de tranquillité absolue et des crises de soudaine défiance où ses sens violemment éveillés se faisaient subtils comme ceux d’un sauvage. Il écoutait alors le silence qui l’entourait, et les bruits lointains arrivant de la ville centrale. De tous côtés il lui semblait entendre des pas qui rampaient, des haleines qu’on retenait. La sueur inondait ses tempes, et il comprimait à deux mains son cœur bondissant dans sa poitrine.


Aucune des voies qui s’embranchent à l’est de la rue des Amandiers-Popincourt n’était encore officiellement classée, mais il y avait de nombreux chemins courant à travers les marais. Ce lieu était alors un des plus déserts qu’on pût rencontrer dans Paris. Vincent n’avait pas peur, car il s’engagea sans hésiter dans le premier chemin de traverse qui se présenta sur sa gauche, pour suivre les indications du préposé et rejoindre la descente de la Roquette.


C’était un simple sentier, bordé par des murs en boue à hauteur d’appui et qui se dirigeait tortueusement vers un assez vaste enclos qu’on était en train de dépecer et qui gardait sa galante dénomination du XVIIIe siècle: la Folie-Regnault. Aucune construction n’existait encore dans l’enclos, mais à divers endroits on y voyait des amas de moellons et quelques pierres de taille.


Le sentier montait en pente douce. Vincent marchait sur un étroit rebord, formant trottoir et dominant la voie charretière, qui avait juste la largeur des deux profondes ornières creusées par les charrettes.


Derrière le mur que son coude frôlait presque, il y eut un éternuement étouffé.


– Imbécile! gronda une voix courroucée. Et une autre voix dit:


– Dieu vous bénisse!


Vincent s’était arrêté court. Sa taille se redressa, et il respira fortement. Passant son pic dans la main gauche, il appuya la droite sur la muraille et y sauta tout debout.


De nature, c’était un homme brave, mais non point téméraire. Il agissait ici sous l’empire d’une impulsion qui lui était en quelque sorte étrangère, et comme font les fiévreux que le transport entraîne vers une fenêtre ouverte.


Trois fuyards s’éloignaient à toutes jambes dans le terrain.


Vincent brandit son pic et pensa:


– Ils savaient bien que j’allais leur broyer le crâne!


Il se sentait la force d’un géant.


Profitant de la position élevée où il se trouvait, il regarda autour de lui pour s’orienter.


À droite et à gauche du chemin, les terrains s’étendaient au loin. Vers l’est, du côté de Vincennes, une ligne moins sombre marquait déjà l’horizon.


Un instant les yeux de Vincent Carpentier restèrent fixés sur cette ligne.


– C’est le jour! dit-il. Et ce jour-là va voir quelque chose d’inouï: un misérable, un ver de terre, plus riche que vingt rois réunis! C’était hier un rat de mine qui gagnait du pain noir à piocher la houille. Il n’y a jamais eu d’histoire si étonnante que la mienne. Allons! À mon ouvrage! Je suis en retard.


Avant de sauter dans le chemin, il promena encore son regard sur ce champ parsemé de pierres qui avait été la Folie-Regnault. Parmi les moellons blancs, des points noirs se montraient. Vincent eut un sourire gravement orgueilleux:


«J’en tuerai le moins que je pourrai, dit-il; mais je suis la fatalité: en passant, j’écrase.»


Aussitôt que son pied eut touché le sol du sentier, il prit le pas de course, non point pour fuir les ennemis imaginaires ou réels qu’il venait d’apercevoir, mais pour regagner le temps perdu.


Il était en retard. Le jour venait, et pour faire «son ouvrage», il lui fallait l’ombre et la solitude.


En une couple de minutes, il eut atteint la rue de la Roquette, qu’il descendit toujours courant.


La lueur crépusculaire n’était pas encore sensible quand il traversa la place de la Bastille. Il se vantait en lui-même de ne ressentir aucune fatigue et mettait de la fanfaronnade à augmenter sans cesse la rapidité de sa course.


Chemin faisant, il s’était débarrassé de tout ce qui le gênait, son chapeau d’abord, puis ses vêtements supérieurs. Il allait en bras de chemise et tête nue, livrant au vent ses grands cheveux gris que baignait la sueur.


Dans l’intérieur de Paris, comme c’était alors la coutume, un tiers des réverbères restaient allumé. Cela suffisait à rendre les ténèbres visibles.


De temps en temps, Vincent Carpentier se retournait. En arrivant à l’embouchure de la rue Saint-Antoine, il regarda ainsi derrière lui.


Les points noirs qu’il avait aperçus dans les terrains de la Folie-Régnault étaient là, le suivant évidemment à distance et figurant assez bien des tirailleurs disséminés sur un champ de manœuvre.


Aucun d’eux ne dépassait encore la colonne de Juillet.


Vincent n’avait pas à s’y tromper. C’était avec les yeux de l’esprit, sinon: avec ceux du corps, qu’il reconnaissait ses ennemis. Lors de son passage à travers la place, il n’y avait personne; maintenant qu’il était passé, les ombres semblaient sortir de terre. Un enfant aurait tiré la conséquence de ce symptôme.


Vincent n’éprouva rien qui ressemblât à de la peur. Il essaya de compter les têtes de limiers composant la meute et ne put. Ce qu’il éprouvait, c’était de l’irritation contre ces malheureux nourrissant la pensée extravagante de l’arrêter, lui, l’homme du destin.


Pendant qu’il regardait, un mouvement de concentration se fit parmi les Compagnons du Trésor. Ce fut comme si un ordre mystérieux les eût appelés près de leurs chefs. À la hauteur de la colonne, et cachés derrière la balustrade, ils restèrent un instant groupés, puis ils se séparèrent de nouveau.


Quelques-uns se dirigèrent vers la rue des Tournelles, d’autres prirent au pas de course le boulevard Bourdon. Vincent se dit:


«Ils veulent me cerner!»


Cela le fit rire. Il se redressa de son haut, et sa poitrine se gonfla tandis qu’il ajoutait:


«Les fous! ils ne savent pas que mon heure est venue, Je ne suis plus moi-même. Le souffle d’or est déjà en moi, et j’ai la force d’un géant. Pourquoi tuer ces malheureux? Au lieu de les écraser, je vais leur échapper en un clin d’œil par la rapidité de ma course.»


Il sauta sur le trottoir de la rue Saint-Antoine et se prit à détaler avec une rapidité vraiment extraordinaire pour un homme de son âge. Dans sa pensée, cette vitesse était triplée, décuplée plutôt. Le délire mettait des illusions plein son cerveau. Il croyait raser le sol comme une hirondelle, les jours d’orage, ou glisser avec la vélocité d’une locomotive lancée à toute vapeur. Il pensait:


«Mon pouls ne bat pas plus fort, mon haleine est tranquille.»


C’était là qu’il se trompait du tout au tout. Son souffle haletait dans sa gorge, et son cœur, révolté, soulevait sa poitrine.


En outre, il y avait, parmi ceux qui le poursuivaient, des gens qui couraient au moins aussi bien que lui.


Piquepuce et Roblot s’étaient détachés du gros de la meute, précédés par le jeune et brillant Cocotte, qui avait l’agilité d’un cerf.


Ce n’était pas dans un but loyal que les deux capitaines avaient dispersé leurs soldats, sous prétexte de prendre le fugitif sur ses deux flancs. Roblot et Piquepuce voulaient la prime à eux tout seuls; peut-être même l’ambition de posséder le grand secret les avait-elle saisis a la gorge. Ils voulaient se défaire de leurs compagnons, voilà tout.


Grâce au galop enragé que soutenait Vincent depuis qu’il avait quitté la place de la Bastille, le succès de leur ruse était assez probable. Leurs hommes avaient un long détour à faire: ceux de la rue des Tournelles et ceux du boulevard Bourdon. Il n’y avait désormais pour les gêner que Cocotte.


Mais Cocotte les gênait beaucoup. C’était un gaillard admirablement bien découplé dans sa taille moyenne. Pour laisser derrière lui ses deux camarades, il n’avait dépensé aucun effort apparent. Si fantaisie lui eût pris de les distancer tout à fait au premier détour de rue, c’eût été pour lui un jeu.


– Vous êtes tous deux des Oreste et Pylade, pas vrai? dit tout bas Roblot à Piquepuce.


Piquepuce répondit:


– C’est certain qu’on est ensemble dans les liens d’une étroite intimité.


– Alors, tu t’opposerais à ce qu’on lui étourdisse une patte?


Piquepuce hésita.


– Dame! répliqua-t-il enfin, c’est un rude piéton tout de même, et il a l’air de nous planter là un petit peu… Mais fais attention, si tu le manques, je serai obligé de me mettre avec lui contre toi. Ça se doit entre intimes.


– Et si je ne le manque pas?


– Nous avons notre besogne commandée. Quand l’ouvrage presse, on ne peut pas s’arrêter à se disputer. Arrange-toi comme tu voudras.


Ils arrivaient au bout de la rue Saint-Antoine, à l’endroit où est maintenant la caserne.


C’était alors en ce lieu un fouillis de petites rues étroites et tortueuses, qui semblaient dirigées en dépit du sens commun, et dont l’une, la rue Jean-Pain-Mollet, faisait le tour de l’Hôtel de Ville avec des zigzags extravagants.


Vincent Carpentier s’était engagé dans la rue Jean-Pain-Mollet; Cocotte seul désormais le suivait à vue.


Roblot et Piquepuce venaient à une quinzaine de pas de Cocotte.


Derrière eux la voie était déserte.


Piquepuce vit que Roblot passait sa main sous le revers de sa redingote. Aux lueurs du réverbère voisin quelque chose brilla entre les doigts de l’ancien valet.


– Tiens! fit Piquepuce, un stylet de Naples! Tu sais jouer de ça, toi?


– Je l’ai acheté à Giovan-Battista, répondit Roblot, avec la manière de s’en servir. Si je touche, je l’éclope, si je manque, il ne s’apercevra même pas du coup de temps.


Piquepuce pensa:


«Si tu manques, je t’assomme, et comme ça, nous ne serons toujours que deux.»


C’était un sage.


Roblot avait déjà fourni une longue course, mais il était solide et en quelques enjambées il se rapprocha de Cocotte si lestement que celui-ci n’entendit pas le bruit de son pas sur le pavé.


Ayant raccourci la distance à la mesure qui lui parut convenable, Roblot s’arrêta court, visa et lança son couteau. Cocotte, blessé, laissa échapper un cri et tomba sur ses genoux. Le stylet était planté dans son jarret par-derrière.


Roblot passa auprès de lui comme un trait. Piquepuce qui suivait cria hypocritement:


– Arrête, coquin! Je t’atteindrai! Je vengerai mon malheureux ami!


Et ils disparurent tous deux au tournant de la rue. Cocotte essaya de se relever, mais il ne put. Il était si près du poste de l’Hôtel de Ville, que les soldats vinrent à ses cris qui demandaient secours.


– Maintenant, dit Roblot qui se laissa rejoindre, pas de bêtise! Nous ne sommes pas trop de deux contre le bonhomme, qui est bien membré et qui a son diable de pic. Marchons sur la même ligne, pour éviter les jeux de mains. Si on a à discuter, ce sera après l’affaire.

XXXII L’attaque du trésor

Vincent Carpentier avait parfaitement entendu le cri de Cocotte. Il s’arrêta pour écouter à l’angle de la petite rue du Coq qui rejoignait la rue de la Verrerie, seule voie à peu près directe qu’on pût prendre pour gagner le quartier du Palais-Royal.


Il cherchait à se rendre compte du bruit entendu et qui posait pour lui une énigme. La seule chose qu’il comprit bien, c’est qu’il était toujours poursuivi, et même de très près.


Cela lui sembla inconcevable parce qu’à son estime il avait fait des prodiges de vélocité. Sa course, depuis la place de la Bastille, lui apparaissait aussi rapide qu’un vol d’oiseau.


Et il essayait encore de se dire:


«Je ne suis pas même essoufflé.»


Mais le feu intérieur qui brûlait sa poitrine, donnait à ce triomphe un cruel démenti. Non seulement il était essoufflé, mais la sueur inondait tout son corps, et ses membres pantelaient comme ceux d’un gibier que les chiens ont forcé à mort.


Il se révoltait contre cette évidence. Il voulait croire encore à sa vigueur infatigable et, comme il la qualifiait, surnaturelle.


La vue de Roblot et de Piquepuce, qui débouchaient par la rue Jean-Pain-Mollet, le blessa comme une humiliation. Cela le précipitait des hauteurs où l’avait guidé sa folie: cela niait son destin. Il fut pris d’une aveugle colère contre ces hommes qui blasphémaient sa chimérique puissance, et l’idée de les détruire s’empara de lui tout de suite.


Il y avait à l’angle de la rue du Coq où il s’était arrêté une échoppe de savetier, collée au mur et qui, à cette heure de nuit, était fermée.


Elle faisait saillie de deux pieds environ avec son petit toit qui ne dépassait pas beaucoup la hauteur d’un homme.


En face de l’échoppe, on travaillait à l’étroite chaussée. Il y avait un tas de matériaux, surmonté d’un écriteau et éclairé par un lampion.


Vincent laissa tomber son pic et ramassa un gros pavé, pensant:


«Je ne verrai pas leur sang.»


Ce fut sa seule réflexion. Il n’aurait pas eu le temps de concevoir ni de formuler une autre idée. Roblot et Piquepuce arrivaient au pas de course.


Le passage, ménagé aux piétons par les ouvriers de la voirie, était entre le barrage municipal et l’échoppe.


– Tiens, fit Roblot qui tourna en rasant le mur, on ne le voit plus. Il a dû galoper ferme pour être déjà dans la rue de la Verrerie.


– Es-tu bien sûr qu’il ait pris par ici? demanda Piquepuce. Ce fut la dernière parole prononcée.


Vincent Carpentier, qui tenait le pavé serré convulsivement contre sa poitrine, l’éleva au-dessus de sa tête et le lança avec une force terrible…


Sa gorge rendit un sourd rauquement.


Cela fit comme un boulet de canon. Les deux hommes furent culbutés avec une irrésistible violence; Roblot, tué raide par le pavé qui lui avait écrasé le flanc, Piquepuce, touché seulement par le contrecoup, mais de telle sorte qu’il alla tomber la tête la première sur les matériaux, où il resta gisant et privé de tout sentiment.


Vincent reprit son pic et poursuivit sa route sans même regarder derrière lui. Il se carrait en marchant, aspirant l’air largement et portant haut la tête. Toute son exaltation était revenue, mais calmé, il triomphait, comme il convient à un géant qui a posé son pied sur la tête de deux pygmées.


«Quand je pense, se disait-il en souriant de pitié, que j’ai douté un instant de moi! Je n’avais pas besoin d’arme. Ils auraient mordu la poussière si je les avais écartés avec le dos de ma main! S’il y avait un rempart entre moi et mon trésor, je sens bien que je mettrais le rempart en poudre.»


Personne ne contraria sa route dans la longue rue de la Verrerie. Il commença à rencontrer du monde dans la rue des Lombards. Il y avait déjà foule aux Halles. Vincent saluait de la main ceux qui le regardaient passer.


Aux environs de Saint-Eustache, dont l’horloge marquait trois heures et demie, un compagnon terrassier lui demanda s’il était à embaucher. Vincent répondit:


– Je ne méprise pas les pauvres, mais ma fortune est incalculable!


Puis, voyant l’étonnement de l’ouvrier, il s’éveilla de son rêve et ajouta, en touchant son front:


– L’ami, je sors de maladie, j’ai la tête un peu faible.


Le ciel s’était chargé de gros nuages, néanmoins, un crépuscule sombre et gris commençait à se faire quand Vincent, longeant la rue Neuve-des-Petits-Champs, atteignit le passage Choiseul encore fermé.


À mesure qu’il s’éloignait du quartier des Halles, il retrouvait la solitude plus complète. Le vrai Paris, employé ou marchand, en avait encore pour deux bonnes heures à dormir.


Nous n’avons pas à apprendre au lecteur que Vincent Carpentier avait atteint ici le terme de sa course. L’hôtel Bozzo-Corona, chacun l’a deviné dès longtemps, était le but de ce long voyage, commencé dans la campagne de Stolberg, terminé à travers nos rues.


Néanmoins, Vincent ne tourna pas à gauche en face du passage, ce qui l’eût mené directement en face de la porte cochère de l’hôtel.


Il continua de cheminer jusqu’à la rue Saint-Roch qu’il prit pour gagner la rue des Moineaux.


À l’angle obtus formé par les deux rues, il ralentit le pas et jeta un regard vers cette masure borgne dont la jalousie tombante était une enseigne. Rien n’avait changé depuis trois ans. La jalousie, un peu vermoulue, déroulait toujours ses planchettes d’un vert poudreux.


«C’est là que j’ai entendu sa voix pour la première fois, se dit Vincent. J’avais le droit de le tuer puisqu’il avait pris des habits de nonne pour me voler ma fille. Mais je ne savais pas cela et je n’étais pas l’homme que je suis. J’ai grandi, grandi! moi-même, je ne connais plus ma force!»


Il passa et ne s’arrêta qu’à cet endroit, bien connu de nos lecteurs, où le vieux mur du jardin Bozzo-Corona faisait face à la maison dont Vincent Carpentier avait loué jadis, sous un nom d’emprunt, le dernier étage.


Aucun changement encore en ce lieu, si ce n’est qu’on avait mis une petite croix au-dessus de la porte du jardin, à cause de la pieuse et nouvelle destination de l’hôtel, occupé par des religieuses.


Vincent leva la tête pour regarder la fenêtre de son ancienne chambre, aux carreaux de laquelle les premières lueurs de l’aube mettaient un terne reflet.


– C’est là! murmura-t-il avec une émotion grave, c’est là que j’ai vécu de longues nuits de travail, de calcul, d’ivresse. Mon âme se trempait. La vertu de l’or passait en moi à mon insu. Je traversais l’épreuve de la souffrance pour devenir invincible et invulnérable.


Il avait, en songeant ainsi, la sereine fierté d’un vainqueur dès longtemps habitué au triomphe.


Ses yeux interrogèrent les deux bouts de la rue des Moineaux, où personne ne passait.


Il s’éloigna le plus possible du mur et sembla recueillir sa force comme un clown qui va tenter un saut extraordinaire. On eût dit que la pensée de franchir la muraille d’un bond avait tenté sa folie.


Ce n’était pas cela pourtant. Vincent, placé juste en face de la porte, prit un vigoureux élan, traversa toute la largeur de la rue et vint planter son talon ferré à la hauteur de la serrure.


Y avait-il du vrai au fond des illusions qui berçaient sa fièvre? Peut-être. La folie est une force. Le coup était si furieusement appliqué que la vieille porte craqua du haut en bas, tandis que le pêne sautait hors de sa gâche.


Vincent ne fut pas étonné le moins du monde. Il s’attendait à ce résultat. Du coude, il poussa la porte tremblante et entra comme chez lui.


Il y avait là encore des souvenirs. La longue comédie jouée par le colonel lors de la construction de la cachette, revint à l’esprit de Vincent. Il se vit descendre de ce fameux fiacre, dont le cocher jouait le rôle d’un préposé, demandant chaque soir, en passant une chimérique barrière: «N’avez-vous rien à déclarer?»


Il se vit encore traverser, les yeux bandés, ce même jardin qu’il prenait alors pour un verger campagnard.


Il se vit enfin, longtemps après, et quand la bataille était déjà engagée, surpris par les hommes du colonel, au moment où il descendit du mur, escaladé à l’aide d’un crampon et chargé de liens pour être amené, prisonnier, dans la chambre du Trésor.


Cette nuit avait laissé en lui des impressions si terribles que la sueur froide perça sous ses cheveux.


Il marchait cependant, non point vers la porte de l’hôtel située au ras du mur et par où on l’avait introduit, porté à bras comme un paquet, lors de sa dernière visite; non plus vers la porte à deux battants ouverte au-dessus du perron hors d’usage, dont les larges pierres étaient couvertes de mousse, mais bien vers l’extrémité orientale du bâtiment.


Là, il n’y avait point d’ouverture.


Les fenêtres étaient beaucoup au-dessus de la hauteur d’appui, surmontant un mur plein, percé de deux petits soupiraux grillés au niveau du sol.


C’était en cet endroit que, trois ans auparavant, par la croisée de son observatoire, Vincent avait vu la lueur voyageuse s’arrêter puis disparaître, – la lueur qu’il avait suivie si passionnément de fenêtre en fenêtre dans toute la longueur du rez-de-chaussée de l’hôtel.


Et c’était par une croisée ouverte à quelques pas de là, en retour sur les parterres, qu’il s’était évadé, échappant miraculeusement à la mort, et laissant vide le sombre théâtre où s’était jouée la tragi-comédie parricide: le comte Julian se fourrant dans la peau de son aïeul assassiné.


Ce tableau se représenta si vivement à l’esprit de Vincent Carpentier, qu’il y eut en lui comme un ressentiment de sa propre agonie. Un poids glacé lui écrasa le cœur, et tout son corps fut parcouru par un grand frisson.


Cependant, il n’hésita pas une seule minute. Après s’être orienté, il traça sur le mur, avec la pointe de son pic, quatre lignes formant un carré.


Cela fait, il prêta l’oreille. Aucun bruit ne venait de la rue, et la maison semblait morte.


Son visage exprimait une sorte de recueillement religieux.


– Les alchimistes étaient des fous, prononça-t-il avec une exaltation contenue, moi, j’ai cherché, j’ai trouvé l’âme du monde. Six pouces de pierre me séparent seuls du Grand-œuvre! Il leva son pic à deux mains en ajoutant:


– Je vais déchirer cela comme une feuille de papier!


Et, par le fait, le premier choc de son fer enleva un énorme éclat de pierre.


On eût dit, en vérité, un coup porté par la main d’un géant.


Au fond du vide laissé par l’éclat enlevé, et figurant un entonnoir très évasé, on voyait un petit trou rond de la largeur d’une lentille: du premier coup le pic avait percé la pierre d’outre en outre.


Ce petit trou apparut faiblement lumineux, et Vincent s’écria en brandissant de nouveau son pic:


– C’est la lampe! la lampe qui brille éternellement dans le sanctuaire d’or!

XXXIII Le sanctuaire

Au second coup, le pic, frappant l’ouverture, s’enfonça jusqu’au manche.


Vincent le retira et mit son œil au trou.


C’était bien la cachette qu’il avait construite lui-même ou plutôt minée dans l’épaisseur de l’ancien rempart de Paris, sur lequel l’hôtel Bozzo était en partie construit. Vincent Carpentier en reconnut les parois arrondies et stuquées.


Seulement, le contenu de la chapelle ne se ressemblait plus à lui-même. L’œil de Vincent chercha en vain les restes splendides du grand trésor matériel de la Merci, que le colonel lui avait montrés autrefois. Il n’y avait plus ni colonnes d’or, ni amas de pierres précieuses.


Vincent ne s’étonna point de cela. Il savait que le comte Julian, poussant à l’extrême la pensée de son aïeul, avait travaillé depuis trois ans à concentrer, à quintessencier en quelque sorte le trésor. Il savait encore, par le récit de maman Canada, qu’au cimetière, le fantôme, c’est-à-dire le comte Julian lui-même, s’était vanté d’avoir réduit le trésor à une expression si exiguë, que cette énorme quantité de millions aurait pu tenir dans sa petite tabatière russe.


C’était exagéré peut-être; les mensonges ne coûtaient rien au comte Julian, mais il devait y avoir quelque chose de vrai dans cette fanfaronnade, et Vincent était l’homme qu’il fallait pour comprendre l’étrange espoir du Père-à-tous, cherchant un moyen mystique et impossible de comprimer cette montagne de richesses, de distiller ce fleuve d’or pour en faire une gorgée qu’on lampe, une pastille qu’on avale: moins que cela encore, une vapeur qu’on respire, un souffle si subtil que l’âme put se l’assimiler et l’emporter au-delà du tombeau.


La folie de Vincent Carpentier allait précisément vers ces rêves du delirium aureum.


Il parcourut la cachette d’un long et ardent regard. L’émotion qui l’agitait profondément avait quelque chose de religieux.


Il ne vit personne dans la cachette, très suffisamment éclairée par la magnifique lampe qui pendait à la voûte.


Ce fut seulement au bout de quelques minutes qu’il se redressa. Le jour avait grandi; les arbres du jardin sortaient de l’ombre. Vincent eut un mouvement de colère et se dit:


«Voilà du temps perdu! Il faut regagner cela… À mon ouvrage!»


Et à dater de ce moment, il attaqua le mur avec une véritable furie, ne se donnant ni trêve ni relâche et prenant à peine le temps de respirer. Il ne s’accordait même pas le loisir d’étancher la sueur qui ruisselait de son front. Il frappait, il frappait, gémissant, soufflant comme un boulanger à la fatigue.


Chacun de ses coups faisait voler un éclat de pierre, et la brèche s’ouvrait avec une miraculeuse rapidité.


Vincent avait du rouge dans les yeux, mais sa figure restait toute pâle. Ses cheveux, quoiqu’ils fussent baignés, se dressaient et s’agitaient sur son crâne. Son exaltation mentale arrivait à un paroxysme effrayant. Ses lèvres crispées laissaient échapper des paroles sans suite, mais qui trahissaient la débauche de fiévreuses illusions qui saoulaient son triomphe. Il disait:


– Courage, vieil homme! mendiant! misérable! Hier connaissais-tu quelqu’un qui fût au-dessous de toi? Mains souillées, corps couvert de haillons, front noirci par la houille, faible, désespéré, vaincu, esclave!… Pousse ferme! Le sang qui bout dans ton cerveau ne te tuera pas! Tu as la force d’un colosse, de dix colosses! Tu es presque un Dieu, car tu commandes au démon d’or qui tient dans ses mains le monde!


Son dernier coup de pic jeta bas un quartier de pierre qui tomba bruyamment à l’intérieur, laissant libre le passage d’un homme.


Il s’arrêta, non point pour respirer, mais pour laisser jaillir de sa poitrine un grand râle de triomphe.


En ce moment, et comme il allait franchir la brèche, des pas précipités sonnèrent sur le pavé de la rue des Moineaux.


Il y avait un homme, puis une femme qui montaient tous les deux, séparés par un assez large intervalle.


Ils semblaient harassés par une longue course, la femme surtout.


L’homme avait ses habits souillés de terre comme si une lutte récente l’eût roulé sur le sol. Ses cheveux baignés de sueur se collaient à ses tempes.


La femme chancelait en marchant. Dans le demi-jour grisâtre qui descendait dans la rue, elle paraissait belle et toute jeune, malgré le désordre de ses vêtements.


À part ces deux passants, la rue était déserte.


L’homme n’arrêta pas sa course en passant devant la porte du jardin. Évidemment, il était là en pays inconnu.


Mais la femme lui cria:


– C’est là!


Et l’homme revint aussitôt sur ses pas.


De tout ceci, Vincent Carpentier n’avait rien entendu.


Il vivait dans son idée fixe comme dans une prison dont les murailles impénétrables ne laissent rien sourdre des choses du dehors.


Il entra dans la cachette juste au moment où l’homme, obéissant à l’avis de la jeune femme, redescendait la rue et gagnait la porte du jardin.


Le lecteur connaît trop bien la cachette dont Vincent Carpentier avait été l’architecte et le maçon sous la direction du colonel Bozzo-Corona, pour que nous ayons à la décrire de nouveau.


Il nous suffira de rappeler qu’elle était ménagée dans l’épaisseur considérable d’une vieille muraille, ayant appartenu à l’enceinte fortifiée de Paris, et servant d’ados à l’hôtel Bozzo, passé depuis peu à l’état de maison religieuse.


D’un côté, la cachette donnait dans l’alcôve de l’ancienne chambre à coucher du colonel, où nous fûmes témoins, certaine nuit, d’un drame sinistre: le meurtre du maître des Habits Noirs par le comte Julian, son petit-fils. De l’autre côté, la cachette s’adossait au jardin de l’hôtel, sur lequel aucune ouverture n’existait.


Seulement, le mur, creusé comme une noix, n’était plus qu’un trompe-l’œil, dissimulant à l’extérieur sa faiblesse extrême sous une apparence de robuste vétusté. Vincent savait d’avance où frapper pour percer d’un seul coup cette frêle enveloppe.


Là était le secret de sa réussite miraculeuse.


La dernière fois que Vincent avait vu la cachette, c’était de l’alcôve même du colonel où il gisait garrotté. Dire qu’il se souvenait, ce serait trop peu. Les impressions de cette nuit vivaient en lui et ne devaient mourir qu’avec lui.


Dans la veille comme dans le sommeil, son rêve avait si souvent rouvert cette porte magique au-delà de laquelle était le trésor!


Ses yeux voilés par la fièvre, mais avides et comme altérés de miracles fouillèrent la cachette d’un seul et brûlant regard qui en interrogea à la fois les moindres recoins.


La cachette était solitaire.


Au-devant de la porte fermée qui communiquait avec l’alcôve du colonel une caisse de fer se dressait.


À droite de la caisse et tout auprès se trouvait une couchette vide, mais où quelqu’un semblait avoir passé la nuit.


La lampe pendue à la voûte éclairait faiblement les parois circulaires et nues.


Vincent ne vit que cela.


Il marcha droit à la caisse dont les panneaux bronzés renvoyaient en reflets sombres les rayons de la lampe.


– Toi, dit-il, tu embarrasserais un serrurier; mais je me moque de tes secrets et de tes manigances. Voici une clef qui ouvre toutes les serrures!


Il leva son pic et le brandit au-dessus de sa tête, comptant bien ne frapper qu’un seul coup. Mais le pic s’échappa de ses mains et tomba sur le sol, où Vincent le suivit en rendant un sourd gémissement.


Un stylet italien, lancé par-derrière, venait de lui traverser le cœur.


Il eut encore la force de se retourner et son regard mourant reconnut sous son costume religieux la mère Marie-de-Grâce, qui était debout au-devant de la brèche.


Nous avons écrit bien des lignes pour raconter ce fait, qui fut rapide comme l’éclair. Entre l’entrée de Vincent et sa chute, il ne s’était pas écoulé la moitié d’une minute.


Juste le temps qu’il fallait pour traverser en courant l’espace compris entre la rue des Moineaux et la brèche récemment ouverte.


Et, en effet, l’homme que nous avons vu tout à l’heure passer franc devant la porte du jardin, puis revenir sur ses pas, rappelé par cette jeune femme inconnue qui lui avait dit: «C’est ici!» avait employé ce temps à franchir cette distance.


Au moment même où Vincent tombait à la renverse, l’homme atteignait le seuil de la brèche. Il était sans armes. La jeune femme le suivait toujours à quelques pas.


Vincent regardait de ses yeux éteints, mais agrandis par l’agonie, la mère Marie-de-Grâce, qui rejetait ses voiles en arrière, découvrant le visage imberbe du cavalier Mora.


Et les lèvres de Vincent s’agitèrent pour murmurer:


– Julian Bozzo! le parricide!


Celui-ci avait son sourire de chat-tigre.


– Bonhomme, dit-il en essuyant son stylet avec un pan de la propre houppelande de sa victime, tu t’es donné bien du mal pour trouver ton sépulcre. Mais console-toi, tu n’iras pas seul dans l’autre monde. Il y a place pour tous nos amis dans ce tombeau. L’or a vu le sang. Cela lui donne soif, et nous allons rire…


Il fut interrompu par un cri rauque de Vincent, qui prononça le nom de Reynier.


Le jeune peintre était debout sur la brèche, pâle, les habits en désordre et les cheveux épars.


Pas une parole ne fut dite.


Le comte Julian mit son stylet en arrêt selon l’art napolitain, et visa Reynier au cœur.


Mais le poignard ne frappa que le vide, parce que Reynier avait aperçu le pic, gisant sur les dalles de la cachette, et qu’il s’était baissé pour le saisir.


Le pic s’éleva, brandi à deux mains. On entendit le bruit horrible qu’il fit en déchirant les chairs du comte Julian.


Celui-ci s’affaissa auprès de Vincent, sur ses genoux, où il resta dressé malgré l’épouvantable profondeur de la blessure.


Irène, qui venait de franchir le seuil, s’était précipitée sur son père qui résistait à ses soins et balbutiait, en proie au suprême délire:


– Laisse-moi! Dis à Reynier qu’il crève la caisse! Je veux voir le trésor avant de mourir! je le veux, je le veux, je le veux!


Reynier, lui, restait pétrifié, comme s’il eût été touché par la foudre.


Le comte Julian lui dit à voix basse, mais distinctement:


– Salut, mon fils, vous avez accompli notre loi!


– Vous! balbutia Reynier. Mon père!…


– Vous le saviez, répliqua Julian. Moi de même; quand j’ai essayé de vous tuer, je savais que vous étiez mon fils. Chez nous, c’est le droit du sang. J’ai tué mon aïeul qui avait tué mon père et mon frère.


Vincent râlait, mais il écoutait. Irène elle-même prêtait l’oreille, oppressée qu’elle était par une indicible terreur. Le comte Julian dit encore en s’adressant à elle:


– Jeune fille, je te hais parce que tu l’aimes. Le fils que tu lui donneras sera ma vengeance.


Il faiblissait. Son sang coulait à flots. Sa main quitta sa blessure pour écarter ses vêtements. Elle reparut tenant une clef ciselée.


– Reynier, la reconnais-tu? s’écria Vincent retrouvant un éclair de force au fond de sa passion. C’est celle qui était dans le tableau! c’est la clef du trésor. Prends-la, fils, prends-la! et ouvre la caisse si tu m’aimes! Je veux mourir en contemplant le trésor. Le trésor, le trésor, le trésor!


Le comte Julian tendait la clef à Reynier.


– C’est la clef du trésor, répéta-t-il, et le trésor est là. De sa main il montrait la caisse.


– Prends! mais prends donc! râlait Vincent. C’est à toi! c’est à toi! Prends, ou je te maudis!


Reynier, machinalement avança la main, mais Irène, bondissant sur ses pieds, saisit la clef qu’elle jeta au loin.


La tête de Vincent heurta le sol lourdement.


Le comte Julian se laissa tomber le visage contre terre.


Irène entoura Reynier de ses bras et l’entraîna au-dehors en disant:


– Viens! la folie de l’or te prendrait. Je la sens qui me gagne. C’est l’enfer ici. Viens vite; le trésor tue, le trésor damne. C’est le trésor qui est parricide!


Comme Reynier hésitait, elle le souleva presque, dans l’élan de sa fièvre, et s’écria:


– Choisis entre le trésor et moi, car je veux être mère!


Reynier la suivit. Il avait compris la dernière parole prononcée par elle, malgré son étrange profondeur.


Vincent Carpentier avait essayé de se traîner vers la clef, mais il était mort à moitié chemin.


Le comte Julian tourna son regard mourant vers ceux qui fuyaient et murmura:


– Fille divine! as-tu vaincu la destinée? Serais-je le dernier maudit?


À cette heure suprême, il avait la beauté de Satan foudroyé. Il ajouta, pendant qu’un rayon plus sombre illuminait sa prunelle: car lui aussi avait compris la mystérieuse parole d’Irène:


– Je ne serai pas vengé; s’il reste pauvre, il pourra aimer son fils, et son fils l’aimera…


Il se tut.


La lampe éclairait deux cadavres.


Une heure s’écoula. Il faisait grand jour au-dehors. Paris éveillé rendait ce murmure large et profond qui est comme le souffle de la monstrueuse cité.


Mais Paris ne savait pas l’histoire de la dernière heure. Il passait, insouciant, autour de la mare de sang qui rougissait le dénouement de ce drame-apologue.


Paris, du reste, a-t-il besoin de voir en action la morale de cette sinistre fable: la malédiction de l’or! N’assiste-t-il pas tous les jours à quelque tragédie publique ou privée dont chaque larme, dont chaque goutte de sang crie ou râle: «L’argent tue, l’argent damne!»


Il y a un proverbe qui excite le sourire, un adage décrépit qui radote depuis le commencement du monde: «La richesse ne fait pas le bonheur.»


Ni l’honneur, ajouterons-nous.


Et ce ne sera pas assez dire. L’argent fait le malheur et la honte.


Dans les jours prospères, de semblables paroles soulèvent les épaules de la foule. On les relègue au grenier des lieux communs démodés.


Mais vient une heure où tout cœur saigne, parce qu’un voile de deuil pèse sur le front de la patrie: chacun se recueille au fond de sa tristesse. On se sent d’autant plus humilié qu’on était plus fier, d’autant plus faible qu’on se croyait plus fort. La conscience alors s’éveille.


Et l’on se demande, dans l’étonnement d’une chute qui semblait impossible: d’où vient ce désastre inouï?


Les faits répondent, et voici ce qui se dégage de leur lamentable clameur:


Ce n’est pas l’ennemi qui nous a vaincus, c’est le vol.


L’or nous a tués, l’or nous a damnés. Notre armée dédoublée avait une réserve en papier, nos fusils ne partaient pas, nos cartouches contenaient du son; pas de fourrage pour nos chevaux, pas de pain pour nos hommes; des uniformes en amadou, des souliers dont la semelle était faite avec de vieilles gazettes…


Car les crimes de l’or sont ainsi: horribles autant que grotesques.


Partout la fraude glaçant le courage, le vol paralysant l’héroïsme; partout l’or, l’ignoble soif de l’or acharnée comme un cancer au sein de la patrie expirante!


On dit même que les mains crochues allèrent plus loin que le vol, et qu’il y eut des hommes, des femmes aussi pour vendre le secret des derniers efforts de notre agonie…


Mais ces pages qui sont l’œuvre frivole d’un conteur, n’ont peut-être pas le droit d’effleurer des sujets si graves. Achevons notre histoire.


C’était à midi sonnant que le fantôme du colonel Bozzo-Corona, apparu la nuit dernière aux Compagnons du Trésor, dans les bosquets du Père-Lachaise, leur avait donné rendez-vous.


Il avait promis de les recevoir rue Thérèse, dans son ancien hôtel, transformé en couvent.


Il leur avait promis, en outre, le partage si longtemps attendu des richesses de la Merci, sous condition que l’association, travaillant pour lui, ferait disparaître Vincent Carpentier, Reynier et surtout le cavalier Mora.


La comtesse Marguerite et ses associés ignoraient-ils que le Fantôme et le cavalier Mora étaient une seule et même personne? Cela importait peu au colonel. Il était comme ces tyrans qui mentent sans désir de tromper, parce qu’ils se sentent assez puissants pour imposer le mensonge.


Pour tout le monde, ce rendez-vous était une bataille, un défi, le colonel comptait bien que ses adversaires serait armés; seulement, il se croyait certain de leur opposer des armes supérieures.


Vers sept heures du matin, la comtesse Marguerite de Clare, devançant le rendez-vous de près d’une demi-journée, tourna dans son équipage l’angle de la rue Thérèse. Elle rencontra le Dr Samuel à la porte de l’hôtel.


Celui-ci venait à pied. Il était très pâle. Il annonça à Marguerite la disparition de Cocotte, de Piquepuce et de Roblot, qui étaient les meilleurs officiers subalternes de l’association.


Malgré cette perte, le docteur avait pu rassembler un nombre suffisant d’affiliés aux abords de l’hôtel, et Marguerite reconnut aux tables du café voisin la figure hétéroclite de Similor, buvant à sa santé en respectable compagnie.


Ce fut Marguerite elle-même qui souleva le marteau de la porte cochère. Personne ne répondit à l’intérieur.


Une pauvre femme qui passait dit:


– Si c’est pour voir les bonnes religieuses, vous arrivez trop tard. Le couvent a déménagé cette nuit.


Samuel et Marguerite se regardèrent.


– Si vous avez peur, prononça tout bas celle-ci, j’entrerai seule. Samuel poussa de la main le battant de la porte, qui céda aussitôt. Ils passèrent ensemble le seuil. La cour était déserte, ainsi que les écuries et remises dont les portes restaient grandes ouvertes.


Au contraire, la conciergerie et les divers étages des bâtiments qui entouraient la cour, montraient leurs volets fermés.


Marguerite entra par l’escalier de droite qui donnait accès autrefois dans les appartements privés du colonel Bozzo-Corona. Nous nous souvenons que la majeure partie de l’hôtel était, en ce temps-là, dévolue aux bureaux de l’association philanthropique fondée par le vieux démon, déguisé en bienfaiteur de l’humanité.


Il y avait eu peu de chose à changer pour donner à cette austère demeure une apparence claustrale. Des guichets grillés avaient été mis aux portes du premier étage.


Une seule de ces portes était ouverte: celle par où Vincent Carpentier avait été introduit dans la salle à manger, ce soir d’hiver où le colonel l’avait engagé à son service pour une mystérieuse besogne.


La comtesse Marguerite et le Dr Samuel traversèrent l’antichambre, puis la salle à manger où il ne restait plus aucun meuble. Il en était de même au salon.


Dans chacune de ces pièces, comme sur le palier du premier étage, Marguerite et son compagnon trouvèrent invariablement les portes closes, excepté deux: celle par où ils entraient et celle qui leur fournissait accès dans la pièce suivante.


On eût dit qu’une main mystérieuse leur avait ménagé un chemin dans ce logis abandonné.


Le docteur et la comtesse devinaient cette main.


– Le Père nous a frayé la route, dit Marguerite en quittant le salon.


– Et la route doit mener à un traquenard, ajouta Samuel.


Ils ne s’arrêtèrent point pour cela. La main du docteur serrait la crosse d’un pistolet sous le revers de son habit.


La comtesse était sans armes.


Il leur fallut traverser ainsi presque toute la maison pour arriver à l’ancienne chambre à coucher du colonel.


Tous deux se doutaient bien que là serait le terme de leur voyage. Ils ralentirent involontairement le pas en approchant de ce terrible seuil.


Dans l’avant-dernière pièce ils s’arrêtèrent. C’était celle où le colonel et Vincent Carpentier avaient entendu le travail long, mais sûr du comte Julian, forçant la serrure, avant d’accomplir le parricide qui était le droit héréditaire des fils de cette race sanglante.


Au-dessus de la porte une inscription disait:


Chambre de la mère supérieure


Marguerite n’hésita pas un instant: Elle était brave. Elle tourna le bouton.


La chambre de la supérieure était, comme les autres, veuve de tout meuble; seulement, en face de l’alcôve vide, le portrait en pied de la mère Marie-de-Grâce pendait à la muraille.


Le sourire glacé de cette tête pâle, dont la morne beauté semblait sculptée dans l’albâtre, faisait froid jusqu’au fond des veines.


– C’est lui! murmura Marguerite.


Samuel tremblait.


La chambre n’avait d’autre issue apparente que celle par où le docteur et la comtesse venaient d’entrer.


Mais au fond de l’alcôve un bouton d’acier brillait, et un écriteau, récemment tracé, pendait à la tapisserie. Il n’avait que trois lettres et disait:


ICI


– Il nous attend! pensa tout haut Marguerite.


– La mort est là! murmura Samuel qui frissonnait de la tête aux pieds.


Marguerite fit un pas vers l’alcôve. Le docteur ajouta:


– Il est encore temps de reculer.


L’admirable taille de Marguerite se redressa de toute sa hauteur.


– Jamais je n’ai su reculer! dit-elle. Et sa main toucha le bouton d’acier.


La pierre que Vincent avait équilibrée avec tant d’art, tourna aussitôt sur son pivot, laissant béante l’ouverture de la cachette.


Sous cette voûte écrasée et malgré la brèche donnant sur le jardin, il faisait relativement sombre. La lampe votive du dieu Or faussait la lumière et augmentait l’obscurité.


Marguerite marchait en avant. Samuel essayait de voir par-dessus son épaule.


C’était un poltron résolu dont les dents claquaient, mais qui osait.


Ils ne virent rien d’abord, sinon la caisse et ses reflets de bronze.


Marguerite, contenant sa voix qui voulait éclater, dit la première:


– Il y a deux hommes couchés.


– Et la cachette est éventrée, ajouta Samuel, apercevant les arbres du jardin à travers la brèche.


La voix de la comtesse s’embarrassa dans sa gorge pendant qu’elle murmurait:


– Est-il trop tard? Vincent Carpentier nous a-t-il prévenus?


Elle voulut faire un pas; son pied sentit, entre sa semelle et la dalle, la clef qu’Irène avait jetée. Elle la ramassa machinalement. Samuel disait à cet instant même:


– Ces deux-là sont morts.


Marguerite en même temps s’écria:


– On vient! Défendez l’entrée! J’ai la clef! Le trésor est à nous!


– À nous tous! dit le prince, qui sauta par la brèche, le couteau à la main.


Derrière lui venaient l’abbé X…, Comayrol et le bon Jaffret.


– J’ai la clef, répéta Marguerite accueillant les nouveaux venus d’un regard hostile et hautain. Le partage sera réglé selon ma volonté, parce que je suis le Maître. La maison est entourée de mes serviteurs, et ils savent d’avance qu’aujourd’hui, en plein soleil, je peux dire: Il fait nuit!


Elle se baissa par deux fois, mettant la main d’abord sur la poitrine de Vincent Carpentier, puis sur celle du comte Julian.


Samuel avait parlé bas aux Compagnons du Trésor, disant:


– Sachons d’abord ce que contient le coffret. À quoi bon frapper s’il est vide!


Le prince répondit:


– Vivons en paix plutôt que de mourir comme eux.


– Le hasard, ajouta l’abbé X…, nous a débarrassés de nos deux plus mortels ennemis. De quoi vous plaignez-vous, Maîtresse? N’avez-vous pas, vous aussi, devancé l’heure du rendez-vous?


Comayrol et le bon Jaffret s’étaient rapprochés tout doucement de la caisse.


– Ce n’est pas bien grand, fit observer Comayrol avec regret.


– Si madame la comtesse voulait me confier la clef, insinua Jaffret, j’ai quelque habitude de ces sortes de serrures.


Samuel mit sur le bras de Marguerite sa main que des soubresauts nerveux agitaient.


– Nous attendons, fit-il. Les minutes sont des siècles, ici!


Il y avait quelque chose d’étrangement menaçant dans l’émotion de cet homme que chacun avait toujours vu froid comme la pierre.


Marguerite repoussa du pied la jambe inerte du comte Julian qui lui barrait le passage, et s’approcha de la caisse à son tour.


Elle regarda pour la première fois la clef qu’elle tenait à la main.


La clef, d’un travail délicat, était double et devait travailler des deux bouts.


Sans mot dire, Marguerite approcha l’une des extrémités de la serrure au hasard.


Les Compagnons du Trésor retenaient leur souffle. Quelques-uns avaient tout leur sang au visage, d’autres étaient plus blêmes que les deux cadavres étendus sur les dalles.


Tous les fronts ruisselaient de sueur.


La clef toucha la serrure, mais elle n’entra pas. Il y eut un grand soupir qui ressemblait à un gémissement.


Marguerite retourna la clef, dont l’autre extrémité entra et joua sans peine.


Un élan bestial poussa tous ces hommes en avant. La caisse fut entourée et serrée de si près, que les battants n’avaient plus de place pour virer sur leurs gonds.


Marguerite leur ordonna de reculer. Ils étaient ivres; ils ne comprirent pas; ils criaient:


– Ouvrez! qui vous empêche d’ouvrir?


Ivre comme eux, Marguerite arracha la clef de la serrure et les en frappa au visage. Ainsi corrige-t-on la meute qui veut devancer le moment de la curée.


Les chiens hurlent, mais reviennent.


Les Compagnons du Trésor, plus âpres que la meute affamée, ne hurlèrent pas. Le sang coulait à leur insu de leurs lèvres hébétées qui répétaient:


– Ouvrez donc! mais ouvrez donc!


Ils reculèrent d’un pas pourtant, et les deux battants de fer roulèrent sur leurs axes.


Il se fit un silence si profond qu’on entendait les cœurs sauter dans les poitrines.


Puis un sourd concert de blasphèmes emplit le caveau. Il n’y avait rien dans le coffre-fort.


Ou, du moins, on ne voyait rien.


La figure du bon Jaffret s’inonda de larmes. Le talon du prince écrasa par vengeance le front déjà froid du comte Julian.


– Fouillons le mort! s’écria-t-on.


Car la même idée était venue à tous. Le colonel s’était vanté d’avoir condensé le trésor à ce point qu’il eût pu le mettre dans sa petite boîte d’or.


On se jeta sur le cadavre. On commença à le dépouiller. On l’eût ouvert très certainement pour interroger ses entrailles!


Mais Marguerite, sans mot dire, avait avancé la main à l’intérieur de la caisse. La meute entendit le bruit d’une plaque métallique qu’on dérangeait.

XXXIV La foudre

On laissa le corps, on se rua vers la caisse.


On vit… Assurément, le fantôme du cimetière avait un peu exagéré en parlant de sa tabatière, sur laquelle était le portrait de l’empereur de Russie. Mais il n’avait pas exagéré beaucoup.


Ce qu’on vit était le trésor – l’immense trésor des Habits Noirs.


Le fruit d’un demi-siècle de pillages légendaires, de rapines organisées, centralisées, le produit de la plus grande, de la plus parfaite machine à voler que les ingénieurs du crime aient construite jamais.


Et ce qu’on vit aurait pu entrer aisément dans le sac de velours brodé qui pendait, selon la mode d’alors, au coude de la comtesse Marguerite.


C’étaient deux petits tas de papiers dont la réunion aurait donné la valeur d’un volume de la collection du libraire Charpentier.


L’un des tas se composait de bank-notes, l’autre de récépissés de dépôts en banque.


Le premier bank-note portait ce chiffre: Fifty thousand pounds (cinquante mille livres sterling ou 1 250 000 francs).


On lisait sur le premier récépissé: Ten thousand LB. per annum, (rente de 10 000 livres ou 250 000 francs, ce qui donne un capital approximatif de cinq millions de francs).


L’addition des feuilles de ce volume Charpentier, si elles se ressemblaient toutes, devait donner un total vertigineux.


Je ne sais pas comment cela se fit, mais à la vue de ce prodigieux amas de richesses, pistolets et poignards jaillirent d’eux-mêmes: toutes les mains apparurent armées.


Marguerite seule n’avait que sa clef, qu’elle approcha, après l’avoir retournée, de la serrure qui fermait le double fond grillagé, au travers duquel se montraient les bank-notes et les titres.


Sa main ne tremblait pas. Ses yeux brûlaient profondément. Il y avait autour de sa beauté une auréole de fanatique recueillement.


– Tout cela est à moi! prononça-t-elle avec lenteur d’une voix que les autres ne lui connaissaient pas.


La clef grinça dans la serrure.


Chacun de ceux qui étaient là répétait en lui-même:


– Tout cela est à moi!


Le même délire affolait toutes les têtes. Marguerite dit encore:


– Je ne veux rien partager.


Samuel brandit son pistolet d’un geste extravagant.


– Pas de partage! s’écria-t-il.


– Tout au dernier vivant! acclama le Prince, dont les lèvres avaient de l’écume.


La grille s’ouvrit.


Ils se ruèrent aussitôt sur la caisse ou plutôt les uns contre les autres, saisis d’une frénésie aveugle, essayant de prendre et de frapper à la fois.


Mais la serrure, en jouant, avait produit un bruit faible et sec semblable à celui que rendait autrefois la batterie des fusils à pierre. Une lueur se fit à l’intérieur du coffre, éclairant le panneau du fond où des lettres blanches, jusqu’alors invisibles, ressortirent sur le noir.


Les lettres disaient: Mes chéris, j’emporte mes petites économies dans un monde meilleur ou pire. Nous allons tous savoir ça aujourd’hui. À tantôt!


La lueur venait d’une mèche phosphorique, allumée par un ressort que le jeu de la serrure avait détendu. La mèche brûla l’espace d’une seconde: juste le temps qu’il fallait pour lire ce testament moqueur, suprême sarcasme du colonel.


Puis le sol trembla terriblement, les murailles éclatèrent comme un canon qui crève, ensevelissant sous leurs débris la cachette et les malheureux qu’elle contenait. La mèche avait mis le feu à un fourneau chargé puissamment: la caisse venait de sauter.


Au moment de l’explosion, il y eut un grand cri d’agonie, puis le fracas des décombres – puis plus rien.


Les gens du quartier, appelés par le bruit, trouvèrent une large crevasse dans le mur, qui avait tenu bon à cause de son épaisseur extraordinaire. Au-devant du trou, il y avait un petit tas de ruines qui fumaient…


Ce même jour, vers la fin de l’après-midi, Mme Canada, aidée par Échalot, était occupée à faire une malle dans la petite chambre du pavillon Gaillaud, que Mme la comtesse de Clare avait empruntée la veille à Irène.


Irène, en costume de voyage, s’accoudait à l’appui de la fenêtre.


Sur le lit, Reynier, tout habillé, était étendu.


Au-dehors, rien n’était changé dans le paysage triste, mais charmant, que dessinaient les perspectives du Père-Lachaise. Aucune trace de la violation de sépulture ne restait autour de la tombe, entourée de frais massifs, et le soleil de six heures, frappant les lettres d’or, permettait de lire l’inscription mensongère:


Ci-gît le colonel Bozzo-Corona, bienfaiteur des pauvres Reynier, sur le lit, était en proie à une fièvre ardente. À la fenêtre, Irène pleurait silencieusement.


– Si ça t’est égal, Amédée, disait Mme Canada, ne bouscule pas trop les effets de la petite voisine. C’est simple, mais première qualité, et propre, ah! dame! comme du poulet!


Elle cligna de l’œil et ajouta tout bas:


– Son départ, vois-tu, c’est des scrupules honorables, en usage dans la haute société, mais n’empêche qu’à sa place je ne laisserais pas le pauvre jeune peintre tout seul, malade comme il est.


Échalot donna à sa reine une brassée de linge qu’il venait de prendre dans la commode.


– Comme ça, demanda-t-il tout bas, tu crois que monsieur Reynier serait le fils de mon infortuné patron, le cavalier Mora?


– La paix! c’est des histoires à faire frémir! La petite demoiselle dit qu’il a fait lui-même la fin du scélérat d’un coup de pic.


– Pour venger l’architecte, censé?


– La paix! si elle t’entendait ça lui raviverait sa douleur amère. Mme Canada s’interrompit ici pour crier à pleine voix:


– Emportez-vous votre broderie, l’enfant? celle qui est sur le métier?


Irène ne répondit pas. Vous l’eussiez prise pour une morte si, de temps en temps, un sanglot n’eût soulevé sa poitrine.


– Tu vois bien qu’on peut causer à son aise, madame Canada, reprit Échalot. Elle n’entend goutte dans l’excès de son désespoir.


– Il y a donc, dit la brave femme, qui cessa de travailler, que la comtesse qui lui avait commandé c’te broderie n’a peut-être plus besoin de fauteuil ni de rien. Et pourtant il lui restait un souffle quand on l’a retirée des décombres. Tous les autres ont été épeluchés recta. Il n’en restait pas un membre entier. Voilà une coquine qui a la vie dure!


– Et le patron? demanda Échalot. Moi, je m’attache, tu sais… Maman Canada haussa les épaules.


– Son cadavre n’avait pas une égratignure, répondit-elle. Il avait encore son déguisement de religieuse. Ça lui allait comme un gant, rapport à ses joues sans barbe… Et c’est là que j’ai vu, ajouta-t-elle en baissant la voix, qu’il ressemblait comme deux gouttes d’eau au peintre ici présent…


– Est-ce fini, bonne voisine? demanda Irène d’une voix brisée. Elle se retourna, si pâle, qu’Échalot avança la main pour la soutenir.


Reynier l’entendit et se souleva sur son séant plus pâle qu’elle.


– Irène, prononça-t-il avec effort, je sais pourquoi vous me quittez ainsi.


Elle voulut l’interrompre; il poursuivit:


– Vous avez peur de la fatalité qui pèse sur moi. Vous ne voulez pas être la femme d’un…


Elle s’élança vers lui et sa main frémissante lui ferma la bouche.


– Ce fut pour moi, murmura-t-elle en se laissant glisser à genoux près du lit. Reynier, Reynier, depuis le jour de ma naissance j’ai été votre malheur!


Il l’attira sur sa poitrine en murmurant:


– Irène, si tu m’aimais, c’est que Dieu m’aurait pardonné.


M. et Mme Canada se tenant discrètement à l’écart, les regardaient, unis ainsi dans une étreinte passionnée. Maman Léo fondait en larmes. Elle eut recours à son mouchoir à carreaux, dont Échalot emprunta un coin pour étancher le torrent de ses pleurs.


– Si je te voyais faire comme ça tes paquets, Léocadie, pour me planter là, tout seul dans l’existence…, commença Échalot.


Maman Canada lui retira brusquement son mouchoir.


– Assez! dit-elle, tu me le tremperais… Sois homme!


Elle s’approcha du lit sur la pointe des pieds et porta militairement la main à son front pour dire:


– Par ainsi jeunesse, on peut déballer les bagages, pas vrai? Vous restez pour faire ainsi la félicité mutuellement l’un de l’autre?


Irène, éveillée en sursaut, lui sourit derrière ses larmes, pendant que Reynier dévorait ses belles mains de baisers.

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