PREMIÈRE PARTIE Emma Weil 2248

Un navire rentre au port,

Une brise souffle sur le front de la montagne ;

Il est un sentier sur le sol azuré de la mer.

Que nulle étrave n’a jamais fendu ;

Les alcyons planent autour des îles sur les eaux calmes ;

Le traître Océan a renoncé à ses ruses ;

Les joyeux marins sont libres et confiants :

Dis, mon âme, viendras-tu avec moi sur les flots ?

SHELLEY, « Epipsychidion »


Je butai sur le premier signe avant-coureur de la mutinerie alors que nous approchions de la frange intérieure de la première ceinture d’astéroïdes. Bien sûr, je ne compris pas sur le moment ce que cela signifiait ; ce n’était qu’une porte fermée.

Nous appelons cette première ceinture la Zone, parce que les astéroïdes qui la composent sont faits de basalte achondrite, sans aucune utilité pour les mineurs. Mais nous allions bientôt arriver parmi les chondrites carbonées et j’étais descendue ce jour-là à la ferme pour m’occuper des préparatifs. Je donnai un peu plus de lumière aux algues, car dans les semaines à venir, quand les barges sortiraient débiter les rochers, il y aurait une déperdition appréciable d’oxygène et nous aurions besoin de plus de chlorelles pour aider à équilibrer les échanges gazeux. Je mis sous tension quelques ampoules de plus par lampe et commençai à tripoter le milieu de suspension. Les systèmes de biomaintenance constituent mon travail et mon plaisir (je suis une des meilleures dans ce domaine), et puisque je faisais de la place pour des chlorelles supplémentaires, je me penchai une nouvelle fois sur le problème de l’excédent de biomasse.

J’envisageais de réduire le surplus d’algues par une suspension moins dense en me dirigeant entre les rangées d’épinards et de choux vers la porte d’une des resserres, à l’arrière de la ferme, afin de chercher quelques réservoirs supplémentaires. Je tournai la poignée de la porte. Fermée.

« Emma ! » appela quelqu’un. Je levai les yeux. C’était Al Nordhoff, un de mes assistants.

« Sais-tu pourquoi cette porte est fermée ? » lui demandai-je.

Il secoua la tête. « Je me suis posé la question hier. Je suppose qu’il y a là-dedans un chargement top-secret. On m’a dit de ne pas m’en occuper.

— C’est notre resserre ! » dis-je, en colère.

Al haussa les épaules. « Va en parler au capitaine Swann.

— C’est ce que je vais faire. »

Eric Swann et moi étions de vieux amis et cela me déplaisait qu’il se passe quelque chose dans mes locaux sans qu’il m’en ait parlé. Aussi, quand je le trouvai sur la passerelle, j’attaquai bille en tête.

« Eric, comment se fait-il que je ne puisse pas accéder à une de mes resserres ? Qu’y a-t-il là-dedans ? »

Instantanément, il devint aussi rouge que ses cheveux et baissa la tête. Les deux officiers astrogateurs piquèrent du nez sur leur console.

« Je ne peux pas te le dire, Emma. C’est top-secret. Je ne peux en parler à personne pour le moment. »

Je le regardai dans les yeux. J’ai le don d’intimider les gens quand je les regarde avec insistance. Il s’empourpra davantage, au point que ses taches de rousseur disparurent, et me jeta un regard larmoyant. Mais il n’allait rien me dire. Je lui fis une grimace et quittai la passerelle.

C’était le premier signe : une porte fermée pour une raison mystérieuse. Je me dis : Nous emmenons quelque chose vers Cérès pour le Comité, peut-être. Des armes, probablement. Ce genre de cachotteries était typique du Comité pour le développement de Mars. Mais je ne tirai pas de conclusions hâtives ; je restai simplement sur mes gardes.

Le deuxième signe, je l’aurais probablement raté si je n’avais pas été alertée par le premier. Je descendais le couloir vers le réfectoire, le long des salons aux tapisseries, entre le mess et les chambres, quand j’entendis des voix dans une des pièces ; je m’arrêtai. Ces voix avaient quelque chose de bizarre, de furtif. Je reconnus celle de John Dancer :

« Nous ne pouvons rien faire avant le rendez-vous, vous le savez.

— Personne ne s’en apercevra », dit une femme, peut-être Ilène Breton.

« Tu espères que personne ne s’en apercevra, répliqua Dancer. Mais tu ne peux pas être sûre que Duggins ou Nordhoff ne tomberont pas dessus. Nous devons patienter pour tout jusqu’au rendez-vous, et tu le sais. »

Puis j’entendis des pas derrière moi sur le tapis Velcro ; je sursautai et me remis en route. Je jetai un coup d’œil en passant devant la porte du salon ; John et Ilène, effectivement, entre autres. Tous levèrent les yeux quand j’apparus dans le chambranle et leur conversation mourut subitement. Je les regardai et ils me rendirent mon regard, sans rien trouver à dire. Je continuai mon chemin jusqu’au réfectoire.

Un rendez-vous dans la ceinture. Un groupe de gens, pas les officiers supérieurs du vaisseau, au courant de cet événement, et qui le cachaient aux autres. Une resserre fermée à clef… Je ne voyais pas comment tout cela s’imbriquait.

Après cela, je me mis à voir des choses partout. Des gens se taisaient sur mon passage. Il y avait des réunions tard dans la nuit, dans les chambres. Une autre fois, je passais devant la salle radio, et quelqu’un était en train d’envoyer un long message par la machine à coder. À l’arrière de la ferme, un bon nombre de resserres étaient bouclées ; et certaines des soutes à minerai étaient elles aussi fermées.

Au bout de quelques jours, je secouai la tête et me demandai si je ne me faisais pas des idées. Il y avait des explications pour tout ce que j’avais remarqué. La vie à bord favorise la création de clans, même quand tout se passe pour le mieux ; nous avions beau n’être qu’une quarantaine, des divisions apparaîtraient au cours de l’année de notre expédition. Et là-bas, sur Mars, l’époque était troublée. La consolidation des divers secteurs sous la coordination centrale du Comité entraînait beaucoup de mécontentement. L’esprit partisan sévissait, les groupes subversifs étaient partout, disait-on. Ces faits suffisaient à expliquer les petites factions que je remarquais maintenant à bord de l’Aigle-Roux. La paranoïa est un des maux les plus répandus à bord des vaisseaux… il est facile de voir des plans dans un milieu si pesamment planifié.

Je décidai donc d’ignorer tout cela. Nous transportions peut-être quelque chose vers Cérès pour le Comité, mais cela n’avait pas d’importance.

Pourtant, il y avait quelque chose dans l’atmosphère du vaisseau. On voyait plus de gens nerveux et tendus. Il s’échangeait des coups d’œil lourds de sens… dans une ambiance de mystère. Mais là, je me laisse peut-être influencer rétrospectivement. Ce sont les faits que je désire consigner ici. Ce journal m’aidera à me souvenir de ces événements dans des années, peut-être des siècles, aussi dois-je m’en tenir aux faits, l’aiguillon le plus acéré de la mémoire.

En tout cas, le troisième signe ne laissait aucune place au doute. Le soleil était alors presque entre Mars et nous, et je m’étais rendue à la salle radio pour envoyer une dernière lettre à mon imbécile de père, temporairement sous les verrous pour sa grande gueule. Après quoi je retournai vers le puits de circulation et j’étais sur le point de me laisser tomber vers les quartiers d’habitation quand j’entendis résonner dans le tube des voix en provenance de la passerelle. Venait-on de prononcer mon nom ? Je me halai le long de la main courante vers les marches menant à la passerelle et restai là à écouter. Cela devenait une habitude. Encore une fois, c’était John Dancer qui parlait.

« Emma Weil est à fond pour le Comité », disait-il comme s’il plaidait une cause.

« Quand bien même », dit un autre, puis deux personnes se mirent à parler en même temps, si bien que je n’entendis pas ce qu’il disait.

« Non », les interrompit rapidement Dancer. « Weil est probablement la personne la plus importante à bord. Nous ne pouvons rien lui dire tant que Swann ne donne pas le feu vert, et ce ne sera pas avant le rendez-vous. Alors, on ferait aussi bien de ne plus y penser. »

Et ce fut tout. Quand il fut évident que la conversation était terminée, je regagnai le puits de circulation et descendis en aidant la faible gravité artificielle de quelques tractions sur la rambarde. Je passai mentalement en revue les endroits où Swann était susceptible de se trouver à cette heure dans l’intention d’aller le rejoindre pour avoir une longue discussion. Il n’est pas très sain de se croire victime d’une conspiration à l’échelle du vaisseau.


Je connaissais Eric Swann depuis de longues années.

À la fin du siècle dernier, chaque secteur menait ses propres expéditions minières. La Royal Dutch s’intéressait aux chondrites carbonées ; Mobil aux chondrites basaltiques de la Zone ; Texas exploitait les silicates. Chevron projetait de déplacer en orbite martienne un astéroïde de l’essaim des Amors qui deviendrait une nouvelle lune. (C’était la lune Amor, qui avait été transformée en centre de détention. Mon père y vivait.) Chaque secteur avait donc son équipe de prospection et j’en étais venue à connaître assez bien les mineurs de la Royal Dutch. Swann était officier astrogateur et très ami avec mon mari, Charlie, également astrogateur. Au cours de nos nombreux voyages dans la ceinture, je discutais souvent avec Swann et nous étions restés proches même après mon divorce d’avec Charlie.

Mais quand le Comité avait repris à son compte les opérations minières, en 2213, toutes les équipes, même les soviétiques, avaient été brassées et je voyais beaucoup moins souvent mes amis de la Royal Dutch. Mes rares missions avec Swann étaient prétexte à réjouissances et j’avais pensé que la mission en cours, avec lui pour capitaine, serait une partie de plaisir.

À présent, alors que je me halais à travers le vaisseau à bord duquel j’étais la personne la plus importante, je n’en étais plus si sûre. Mais je me disais : Swann va m’expliquer ce qui se passe. Et s’il ne sait rien de tout cela, alors il vaut mieux lui apprendre qu’il se passe des choses bizarres.

Je le trouvai dans une des petites salles d’observation, assis devant l’épaisse plaque de plastacier le séparant du vide. Ses longues jambes étaient croisées en position de yoga et il fredonnait doucement : il méditait, perdu dans la contemplation du mouvant carré d’étoiles.

« Hé, Eric, dis-je d’une voix assez forte.

— Emma », fit-il d’un air rêveur, et il s’étira comme un chat. « Assieds-toi. » Il me montra un morceau de roche sur ses genoux. « Regarde ce chantonnay. » C’est une chondrite comprimée en roche plus dure. « Joli, n’est-ce pas ? »

Je m’assis. « Oui, dis-je. Que se passe-t-il donc sur ce vaisseau ? »

Il rougit. Je n’ai jamais vu personne faire ça plus vite que Swann. « Pas grand-chose. Je ne peux pas en dire plus.

— Je sais que c’est l’attitude officielle. Mais ici tu peux me le dire. »

Il secoua la tête. « Je te le dirai, mais il faudra attendre encore un peu. » Il me regarda en face. « Ne te fâche pas, Emma.

— Mais d’autres sont au courant ! Un tas. Et ils parlent de moi. » Je lui racontai les choses que j’avais remarquées et entendues. « Et pourquoi donc serais-je la personne la plus importante à bord de ce vaisseau ? C’est absurde ! Et pourquoi sauraient-ils ce qui se passe et pas moi ? »

Swann avait l’air soucieux, contrarié. « Tout le monde n’est pas au courant… Vois-tu, ta collaboration sera importante, essentielle, peut-être… » Il se tut, comme s’il en avait déjà trop dit. Son visage plein de taches de rousseur se tordait avec les mouvements de sa bouche. Finalement, il secoua violemment la tête. « Il te faut simplement attendre encore quelques jours, Emma. Fais-moi confiance, tu veux bien ? Fais-moi confiance et attends. »

Ce n’était guère satisfaisant, mais que pouvais-je y faire ? Il savait quelque chose, mais il ne voulait pas me le confier. Les lèvres pincées, je le saluai d’un signe de tête et partis.


La mutinerie éclata, assez ironiquement, le jour de mon quatre-vingtième anniversaire, quelques jours après ma conversation avec Swann. Le 5 août 2248.

Je me réveillai en me disant : Et voilà, tu es octogénaire. Je sortis du lit (g de décélération entièrement disparu, en apesanteur maintenant que les moteurs étaient coupés), m’épongeai le visage, me regardai dans le miroir. C’est une expérience étrange que de regarder au fond de ses propres rétines ; là-bas se trouve celui qui pense, dans cet autre visage… il semble que, si l’on trouvait l’éclairage adéquat, on pourrait se voir soi-même.

Je saisis les poignées de mon exerciseur et m’entraînai un moment en pensant aux anniversaires. À tous les anniversaires de cette ère nouvelle. Un de mes plus anciens souvenirs remontait à mon dixième anniversaire. Ma mère m’avait emmenée au centre médical où j’avais dû boire des trucs infects et me soumettre à des séries de tests et quelques injections – simples jets d’air brusques sur ma peau, mais ils me faisaient peur. « Tu me remercieras plus tard », dit ma mère avec un drôle d’air. « Tu ne seras pas faible et malade quand tu seras vieille. Ton système immunitaire restera fort. Tu vivras très, très longtemps. Ne pleure pas, Emma. »

Oui, oui. Apparemment elle avait raison, me dis-je en regardant à nouveau dans le miroir où mon reflet semblait palpiter de couleurs sous l’éclairage artificiel. De très longues vies, jeune à quatre-vingts ans : le triomphe de la gérontologie. Comme toujours, je me demandai ce que je ferai de toutes ces années supplémentaires – ces vies supplémentaires. Vivrai-je assez longtemps pour me promener en plein air à la surface de Mars, respirer cet air martien ?

Sur ces pensées, je quittai ma chambre pour aller prendre le petit déjeuner. Les salons, au bout du couloir menant aux chambres, étaient vides, chose inhabituelle. J’entrai dans le dernier salon avant l’angle du couloir pour regarder par la petite fenêtre qui donnait sur la passerelle.

Ils étaient là : deux rectangles argentés pareils à des astéroïdes comprimés en lingots des métaux qu’ils renferment. Des vaisseaux spatiaux !

Il s’agissait de minéraliers d’astéroïdes de classe P. R., jumeaux du nôtre. Je les regardai sans un geste, mon cœur résonnant comme un tambour, en me disant : le « rendez-vous ». Les vaisseaux atteignirent progressivement, très lentement, la taille d’un jeu de cartes. Ils en avaient également la forme, avec leurs grues et leurs foreuses repliées à l’avant, le plafond de leurs passerelles en léger renflement sur leurs flancs (petits croissants de lumière), leurs tuyères évasées à l’arrière, comme de petites perles à l’avant et sur les côtés. Des points de lumière brillaient à travers leurs fenêtres, comme les taches phosphorescentes des poissons des profondeurs, sur Terre. Ils avaient l’air petits à côté d’un astéroïde gris-bleu de forme irrégulière, sur le fond noir de l’espace.

Je sortis lentement du salon et descendis le couloir…

Dans le réfectoire, c’était la pagaille.

Je fis halte pour contempler la scène. Sur quarante-trois membres d’équipage, il devait s’en trouver au moins vingt-cinq dans la pièce qui criaient et riaient ; six ou sept chantaient l’Ode à la joie, d’autres (dont Ilène qui manœuvrait la grande cafetière) préparaient les tables. John, Steven et Lanya échangeaient force embrassades, alternant rires et sanglots, les larmes aux yeux. Et l’écran vidéo était braqué sur les deux vaisseaux, points argentés devant l’astéroïde gris-bleu qui ressemblait ainsi à un dé lancé dans le vide.

Ils avaient tous été au courant. Tous les occupants de la pièce, sans exception. Je me surpris à cligner rapidement des paupières, confuse et en colère. Pourquoi ne m’avait-on rien dit ? Je m’essuyai les yeux et m’éloignai de la porte avant que quelqu’un m’ait remarquée.

Andrew Duggins passa en se tirant le long de la main courante du couloir. Son large faciès était renfrogné. « Emma ! Viens par ici ! » dit-il en s’éloignant. Je me contentai de le regarder et il s’arrêta. « C’est une mutinerie ! » dit-il en montrant le réfectoire d’un signe de tête. « Ils sont en train de prendre le contrôle du vaisseau et les autres, là-dehors, aussi. Il faut essayer de faire passer un message à Cérès… nous défendre ! » D’une puissante traction, il s’éloigna en direction de la salle radio.

Une mutinerie. Tous les événements mystérieux que j’avais remarqués se mettaient en place de façon logique. Un plan pour s’emparer du vaisseau. Swann avait-il eu trop peur de cette éventualité pour en parler ?

Mais ce n’était pas le moment d’une analyse détaillée. Je décollai du plancher et, d’une forte traction sur la main courante, m’élançai à la suite de Duggins.

Devant la salle radio, une bataille rangée était en cours. Je vis Al Nordhoff frapper au visage un membre de la police du bord ; Amy Van Danke, empoignée par deux hommes, se débattait furieusement en essayant d’en mordre un à la gorge. D’autres se colletaient dans l’encadrement de la porte. Des cris, joints aux hurlements d’Amy, résonnaient de partout. Le combat avait cet aspect maladroit et dangereux qui caractérise toutes les rixes en apesanteur. Un coup qui portait (un des coups de pied vicieux d’Al à la tête du policier, par exemple) envoyait les deux adversaires tournoyer à travers la pièce…

« Mutinerie ! » brailla Duggins. Il plongea en avant et s’écrasa sur le groupe qui luttait devant la porte. Son élan fit bouler plusieurs personnes dans la salle radio, dégageant une ouverture. Je me repoussai du mur et m’éraflai le crâne au passage contre le chambranle.

Ensuite, tout est confus, mais j’étais furieuse… furieuse d’avoir été trompée, que Swann et l’ordre général des choses fussent remis en question, que des amis à moi se fassent frapper… et je cognai à l’aveuglette. Mon poing atterrit sur le nez d’un policier dont la tête heurta bruyamment le mur. La pièce était bondée, bras et jambes s’agitaient en tous sens. Le pupitre radio lui-même grouillait de corps. Duggins braillait toujours et arrachait les gens de la masse recouvrant les commandes de la radio. Quelqu’un m’étrangla par-derrière. Je lui flanquai un coup de talon au bas-ventre pour m’apercevoir que c’était une femme… je lui enfonçai un coude dans le plexus et me dégageai de sa prise, à demi étranglée. Duggins avait déblayé la radio et manipulait désespérément les cadrans. J’ajustai un direct sur l’oreille d’un homme qui essayait de l’écarter. Des cris et des gouttelettes sphériques de sang fusaient de partout…

Des renforts arrivèrent. Eric Swann se glissa par la porte, cheveux roux en bataille, pistolet tranquillisant au poing. D’autres le suivaient. Des fléchettes se mirent à siffler. « Mutinerie ! hurlai-je. Eric ! C’est une mutinerie ! »

Il m’aperçut, pointa son pistolet sur moi et tira. Je regardai la fléchette plantée dans mon avant-bras.

… La première chose dont j’eus ensuite conscience fut d’être guidée dans le puits de circulation. Descendue à mon étage. Je voyais le visage de Swann osciller au-dessus de moi. « C’est une mutinerie, dis-je.

— Exact, répondit Eric. Nous allons devoir te mettre aux arrêts pour quelques heures. » Un sourire niais étirait son visage couvert de taches de rousseur.

« Espèce d’enculé », marmonnai-je. J’aurais voulu me sauver. Je pouvais distancer n’importe lequel d’entre eux à la course. « Je pensais être ton amie.

— Tu es mon amie, Emma. C’était simplement trop dangereux de t’expliquer. Davydov te racontera tout ça quand tu le verras. »

Davydov. Davydov ? « Mais il a disparu », murmurai-je, luttant contre le sommeil, en pleine confusion. « Il est mort. »

Puis je me retrouvai dans mon lit, solidement attachée. « Dors un peu, dit Swann. Je reviens dans quelques heures. » Je lui lançai un regard qui aurait dû le pétrifier, mais il se contenta de sourire et je tombai endormie en me disant : Une mutinerie…


Quand je me réveillai, Swann était à mon chevet ; penché au-dessus de moi, il flottait dans les airs. « Comment te sens-tu ?

— Mal. » Je lui fis signe de s’éloigner et il repoussa le lit pour planer au-dessus de moi. Je me frottai les yeux. « Que s’est-il passé, Swann ?

— Une mutinerie, comme tu l’as dit. » Il sourit.

« Et c’était vrai ? »

Il hocha la tête.

« Mais pourquoi ? Qui êtes-vous ?

— As-tu jamais entendu parler de l’Association interstellaire de Mars ? »

Je réfléchis. « C’était il y a longtemps ? Un de ces groupes clandestins opposés au Comité ?

— Nous n’étions pas anti-Comité, dit-il. Nous n’étions qu’un club. Un groupe de propositions. Nous demandions au Comité d’aider la recherche en vue d’une expédition interstellaire.

— Et alors ?

— Alors, le Comité a refusé. Et il nous a pris pour des partisans du mouvement anti-Comité, si bien qu’il nous a mis hors la loi. Il a emprisonné les dirigeants, transféré les simples adhérents dans d’autres secteurs. Il nous a rendus anti-Comité.

— Mais c’est du passé, non ? demandai-je, encore désorientée. Quel rapport avec nous ?

— Nous nous sommes regroupés, en secret. Nous existons clandestinement depuis lors. À présent nous refaisons surface, pour ainsi dire.

— Mais pourquoi ? À quoi cela peut-il vous avancer de vous emparer de quelques vaisseaux minéraliers ? Vous n’avez quand même pas l’intention de vous en servir comme navires interstellaires, non ? » Je ris brièvement à cette idée.

Il me regarda fixement sans répondre et je compris brusquement que j’étais tombée juste.

Je me redressai avec précaution, j’avais froid et la tête me tournait légèrement. « C’est sûrement une blague.

— Pas du tout. Nous allons réunir le Lermontov et l’Hidalgo, puis réaliser l’autarcie de leur système écologique.

— Impossible », soufflai-je, encore abasourdie par cette simple pensée.

« Absolument pas, dit-il d’un air patient. C’est à ça que travaille l’AIM depuis quarante ans…

— Un de ces vaisseaux est l’Hidalgo ? » l’interrompis-je. Mes processus mentaux étaient encore ralentis par les drogues qu’il m’avait injectées.

« Oui.

— Alors, Davydov est vivant…

— Tout ce qu’il y a de plus vivant. Tu le connaissais, non ?

— Oui. » Davydov était capitaine de l’Hidalgo quand celui-ci avait disparu dans l’essaim d’Achille, trois ans plus tôt. Je l’avais cru mort…

« Il n’est pas question que je vienne avec vous, repris-je après un instant. Vous ne pouvez pas me kidnapper et m’entraîner dans quelque aventure interstellaire insensée…

— Non ! Non. Nous renverrons l’Aigle-Roux avec tous ceux qui ne sont pas de l’AIM. »

Je poussai un long soupir de soulagement. Pourtant, une soudaine angoisse m’étreignit à la pensée du pétrin où je venais de me fourrer, des fanatiques qui tenaient maintenant ma vie entre leurs mains, et je m’écriai : « Eric, tu savais ce qui allait se passer. Pourquoi ne t’es-tu pas arrangé pour que je ne fasse pas partie de cette expédition ? »

Il détourna le regard, redescendit vers le sol. Le visage empourpré, il dit : « J’ai fait exactement le contraire, Emma.

Quoi ?

Il y a des gens de l’Association au bureau de programmation des expéditions, et » – les yeux toujours baissés – « je leur ai dit de s’arranger pour que tu sois à bord de l’Aigle-Roux lors de ce voyage.

— Mais, Swann ! » Je cherchais mes mots. « Pourquoi ? Pourquoi m’as-tu fait ça ?

— Eh bien… parce que tu es une des meilleures conceptrices de systèmes de survie qu’il y ait sur Mars, ou ailleurs, Emma. Tout le monde le sait, toi la première. Et même si nos propres concepteurs ont mis au point de nombreuses améliorations pour l’astronef, il reste encore à les installer sur les deux vaisseaux et à les faire fonctionner. Et il nous faut le faire avant que la police du Comité nous trouve. Ton aide pourrait faire la différence, Emma.

— Oh ! Swann !

— Mais si ! Écoute, je savais que c’était te forcer la main, mais je me suis dit que si nous t’amenions ici sans connaître nos projets, tu ne pourrais pas être tenue pour responsable. À ton retour sur Mars, tu pourras leur dire que tu ne savais rien de l’AIM, que tu nous as aidés contrainte et forcée. C’est pourquoi je ne t’ai rien dit en chemin, tu vois ? Et puis je sais que tu n’es pas une si fervente admiratrice du Comité, n’est-ce pas ? Ce n’est qu’une bande de brigands. Alors, si tes vieux amis te demandent une aide que toi seule peux apporter, et que l’on ne puisse te tenir pour coupable, tu pourrais accepter ? Même si c’est illégal ? » Il leva ses yeux bleus vers moi, le regard grave.

« Tu me demandes l’impossible. Ton association a perdu le contact avec la réalité. Tu parles de franchir des années-lumière, nom de Dieu, et tu n’as que des systèmes prévus pour cinq ans !

— Ils peuvent être modifiés. Davydov t’expliquera tout le projet quand tu le verras. Il désire te parler dès que tu voudras.

— Davydov, dis-je sombrement. C’est lui qui est derrière cette folie.

— Nous y sommes tous, Emma. Et ce n’est pas une folie. »

J’agitai un bras et me pris la tête entre les mains, les tempes battantes de toutes ces mauvaises nouvelles. « Laisse-moi donc seule un moment.

— Bien sûr. Je sais que ça fait beaucoup d’un seul coup. Préviens-moi simplement quand tu voudras voir Davydov. Il est sur l’Hidalgo.

Je te préviendrai », répondis-je, et je fixai le mur jusqu’à ce qu’il ait quitté la pièce.


Je ferais mieux de parler maintenant d’Oleg Davydov, car nous avions été amants et le souvenir que j’avais de lui était entaché de douleur, de colère et d’une sensation de perte – perte qui ne pourrait être comblée ou oubliée, aussi longtemps que je puisse vivre.

Je venais de quitter l’université de Mars et travaillais dans le bassin d’Hellas à la nouvelle implantation, près du bord occidental de la cuvette où avaient été découvertes des nappes souterraines. C’était une bonne réserve d’eau, mais la situation était délicate, et l’utilisation de cette eau entraînait des problèmes écologiques. On m’avait mise au travail avec d’autres pour les résoudre, et je fis rapidement la preuve que j’étais la meilleure sur place dans la spécialité. J’avais une compréhension de la conformation d’ensemble d’Hellas qui me semblait parfaitement naturelle, mais qui (je m’en rendais compte) impressionnait les autres. Et j’étais une bonne coureuse de demi-fond… si bien que, l’un dans l’autre, j’étais une jeune fille pleine d’assurance, peut-être même un peu arrogante.

Au cours de ma seconde année de cette affectation, je rencontrai Davydov. Il habitait à Burroughs, le grand centre gouvernemental du Nord, où il travaillait pour le cartel minier soviétique. Nous fîmes connaissance dans un restaurant, présentés par un ami commun.

Il était grand et musclé, un bel homme. Un de ces Noirs soviétiques, comme on les appelle. Je suppose que certains de ses ancêtres venaient d’un des pays satellites de l’U. R. S. S. en Afrique. Sa pigmentation s’était largement atténuée au fil des générations et Davydov était plutôt café au lait. Sa chevelure était noire et laineuse ; il avait des lèvres épaisses sous un nez aquilin ; une barbe drue rasée qui lui laissait le bas du visage rugueux ; et ses yeux étaient bleu acier. Ils semblaient jaillir hors de son visage. C’était donc un beau mélange de races. Mais sur Mars, où quatre-vingt-dix pour cent de la population est d’une blancheur de ventre de poisson, comme on dit, la moindre touche de couleur est fort prisée. Cela donne l’air si-sain et vigoureux. Ce Davydov avait vraiment bonne figure, un régal de couleur pour l’œil. Je l’observais donc tandis que, assis sur des tabourets voisins de ce restaurant de Burroughs, nous bavardions, buvions, flirtions un peu… je l’examinais si attentivement que je me souviens encore du palmier en pot et du mur blanc derrière lui, bien que je ne me rappelle pas un mot de notre conversation. C’était une de ces nuits enchantées où les deux partenaires sont conscients de leur attirance réciproque.

Nous passâmes la nuit ensemble, puis les quelques suivantes. Nous visitâmes la première colonie de la région, la Boîte, et nous admirâmes les pièces exposées au musée local. Nous partîmes en excursion autour de la base des Falaises-Cannelées, dans les Hellespontus Montes où nous passâmes une nuit sous la tente de survie. Je le battis facilement à la course, puis gagnai un 1 500 mètres pour lui sur une piste de Burroughs. Nous passions tout notre temps libre ensemble, et je tombai amoureuse. Oleg était jeune, spirituel, fier de ses nombreux talents ; il était d’un bilinguisme exotique (un Russe !), affectueux, sensuel. Nous passions beaucoup de temps au lit. Je me souviens que, dans l’obscurité, je ne voyais de lui guère plus que ses dents quand il souriait et ses yeux qui semblaient gris clair. J’adorais faire l’amour avec lui… Je me souviens de dîners tardifs avec lui, à Burroughs ou à la station. Et les innombrables trajets en train, seule ou à deux, à travers les arides déserts roux qui séparent Hellas de Burroughs… assise près de la fenêtre, je regardais la courbure de l’horizon rouge, heureuse et excitée… Enfin, le genre de choses qu’on ne vit qu’une fois. Je m’en souviens très bien.

Les disputes commencèrent peu de temps après ces premières semaines. Nous étions orgueilleux et inconséquents. Pendant longtemps, je ne me rendis pas compte que nos désaccords étaient particulièrement graves, parce que je ne pouvais pas imaginer que l’on puisse me tenir tête très longtemps. (Oui, j’étais imbue à ce point de ma personne.) Mais Oleg Davydov le pouvait. Je n’arrive pas à me rappeler à propos de quoi nous nous disputions… cette période, contrairement au début de notre histoire, est un brouillard opportun dans ma mémoire. Un épisode me revient tout de même (bien entendu, je pourrais retrouver aussi le reste) : j’étais arrivée à Burroughs par le dernier train et nous étions allés manger dans un restaurant grec derrière la gare. J’étais fatiguée, préoccupée par nos rapports, et j’en avais marre d’Hellas. Je pensais le flatter en déclarant combien ce serait plus amusant d’être mineur d’astéroïdes, comme lui.

« Nous ne faisons rien, là-bas, répliqua-t-il. Nous faisons simplement de l’argent pour les compagnies – nous enrichissons quelques individus sur Terre pendant que tout le reste tombe en morceaux.

— Oui, mais au moins, tu y fais de l’exploration. »

Il eut l’air contrarié, expression à laquelle je commençai à m’habituer. « Mais non, c’est ce que j’essaie de te dire. Avec nos moyens, nous pourrions explorer tout le système solaire. Installer des stations sur les lunes de Jupiter, autour de Saturne, même jusqu’à Pluton. Nous aurions besoin d’une station d’observation solaire sur Pluton.

— Tiens, je n’étais pas au courant », fis-je d’un ton sarcastique.

Ses yeux bleu clair me transpercèrent. « Bien sûr que non. Tu trouves tout à fait normal de continuer à faire de l’argent avec ces stupides astéroïdes et rien de plus, à la fin du XXIIe siècle.

— Eh bien ? » dis-je, agacée à mon tour. « Nous allons tous vivre un millier d’années, alors qu’est-ce qui presse ? On a le temps pour tous tes grands projets. Pour le moment, nous avons besoin de ces astéroïdes.

— Les compagnies en ont besoin. Et le Comité.

— Le Comité coordonne simplement nos efforts pour notre bien.

— Il se contente de faire arriver les trains à l’heure, hein ? » dit-il en avalant une bonne rasade de sa boisson.

« Oui », dis-je, ne comprenant pas ce qu’il voulait dire. « C’est ça. »

Il secoua la tête d’un air dégoûté. « Tu es une bonne petite Américaine. Tout est oh kay. La politique, c’est pour les autres.

— Et toi, tu es un bon Soviétique », rétorquai-je en m’efforçant de m’écarter de lui dans le box du restaurant. « Tu rends le gouvernement responsable de tes problèmes… »

Et cela continua ainsi, bêtement et sans autre raison que l’orgueil et l’amour-propre. Je me souviens qu’il fit une sinistre prédiction : « Ils vont nous concocter un gentil petit Kremlin américain, et toi tu t’en fous tant que ton boulot n’est pas menacé. » Mais la plus grande partie de ce que nous dîmes était moins logique.

Et après une longue et triste semaine, obscurcie par d’amères disputes, une de ces périodes où vous avez gâché une relation sans trop savoir comment et souhaiteriez désespérément pouvoir renverser le cours du temps pour rectifier l’erreur inconnue, il partit. La compagnie minière soviétique l’avait rappelé dans l’espace et il s’en alla, comme ça, sans dire au revoir, malgré mes appels répétés à son foyer dans les derniers jours précédant son départ. C’est alors que je compris – je l’appris au cours de longues et mornes promenades dans le vaste bassin, seule sur la plaine rocailleuse – que je pouvais me faire rembarrer. C’était une amère leçon.

Quelques années plus tard, j’étais moi-même dans les astéroïdes, employée par la Royal Dutch. J’entendis des bruits sur les ennuis de Davydov avec la direction des mines soviétique, mais je n’y accordai pas trop d’attention. Je mettais un point d’honneur à ignorer tout ce que je pouvais entendre sur lui. Je ne sus donc jamais ce qui lui était vraiment arrivé.

Puis, après bien des années – trois ans tout juste avant cette mutinerie, en fait –, l’Hidalgo disparut dans le groupe des Troyennes, rompant le contact radio sur ces célèbres derniers mots : « Attendez une minute. » On ne retrouva jamais d’épave, l’affaire fut étouffée par les censeurs du Comité, et aucune explication ne fut jamais proposée. En parcourant la liste des membres de l’équipage, je vis son nom tout en haut – Oleg Davydov – et le chagrin m’envahit à nouveau, plus fort que jamais. Ce fut un des pires moments de ma vie. Nous nous étions séparés en colère, il m’avait quittée sans même dire au revoir et maintenant, quel que fût le nombre d’années que me donneraient les gérontologues, je ne pourrais plus rien y changer, car il était mort. C’était vraiment triste.

… Et donc, quand Eric Swann se présenta pour m’emmener sur l’Hidalgo revoir Davydov, je ne savais pas vraiment quels étaient mes sentiments. Mon cœur battait très fort, je devais faire un effort pour échanger quelques banalités avec Eric. De quoi aurait-il l’air ? Qu’allais-je lui dire ? Et lui, qu’allait-il me dire ? Je n’en avais pas la moindre idée.

Eh bien, il ressemblait beaucoup à ce qu’il était soixante ans plus tôt. Peut-être un peu plus lourd, il évoquait un peu un ours par la largeur de ses épaules, de sa poitrine et de ses fesses. Ses yeux bleu acier m’examinaient sans signe visible de reconnaissance.

Nous nous trouvions sur la passerelle déserte de l’Hidalgo. Sur un signe de Davydov, Eric s’était glissé dans le puits de circulation. Dans le silence troublé par le souffle de la ventilation, je tournai en rond, mes pantoufles Velcro s’arrachant avec de petits scratch scratch. Mon pouls était rapide. Je m’aperçus que j’étais toujours en colère contre lui. Et j’avais le sentiment d’avoir été personnellement dupée par l’annonce de sa mort. Mais c’était peut-être la mutinerie…

« Tu n’as pas changé », dit-il. Le son de sa voix raviva des centaines de souvenirs. Je le regardai sans répondre. Il déclara enfin avec un sourire contraint : « Eric t’a-t-il présenté des excuses pour t’avoir kidnappée ? »

Je secouai la tête.

« Je suis désolé du choc que nous t’avons causé. J’ai appris que tu t’étais violemment opposée au détournement. Eric t’a sans doute expliqué que nous t’avions tenue dans l’ignorance pour ta propre sécurité. »

Il était si patelin. Cela me rendait furieuse. Il me regarda en biais, essayant de jauger mon humeur. Difficile, sans la voix.

« Le fond du problème, poursuivit-il, c’est que l’aboutissement de toutes les années d’efforts de l’Association dépend de la création d’un système de survie en autarcie totale pour le vaisseau. Je crois nos savants capables de le réaliser, mais Swann a toujours dit que tes connaissances dans ce domaine sont extraordinaires et nos savants confirment que tu es la meilleure. Ils m’ont dit qu’ils auront besoin de ton aide. »

Me croyait-il toujours vaniteuse ? « Tu ne… » Je m’éclaircis la gorge. « Tu ne l’obtiendras pas. »

Il me fixa, calme et stupéfait. « Tu soutiens encore le Comité ? Même après qu’il a emprisonné ton père sur Amor, si je ne me trompe ?

— Effectivement. Mais le Comité n’a rien à voir avec ça.

— Cela revient à dire que tu le soutiens toujours. Mais laissons cela. Nous avons besoin de ton aide. Pourquoi nous la refuser ? »

Comme je ne répondais rien, il se mit à marcher de long en large, scratch, scratch. « Tu sais, fit-il avec un coup d’œil nerveux, ce qui s’est passé entre nous est bien loin. Nous n’étions encore que des enfants…

— Nous n’étions pas des enfants, le coupai-je. Nous étions des adultes dotés de libre arbitre. Nous étions tout aussi responsables de nos actes qu’aujourd’hui.

— D’accord, dit-il en se passant la main dans les cheveux. Tu as raison. Nous n’étions pas des enfants, je l’admets. » Cela s’avérait plus difficile qu’il n’avait pensé. « Mais c’était il y a longtemps.

— La situation n’a rien à voir avec cette époque, de toute façon. »

Il avait l’air perplexe. « Alors, pourquoi ne veux-tu pas nous aider ?

— Parce que ce que vous voulez tenter est impossible, m’écriai-je. Ce n’est qu’une monstrueuse lubie de votre part. Vous ignorez les dures et froides réalités de l’espace pour y entraîner des gens à une mort misérable, et tout ça à cause d’une image puérile de l’aventure que tu berces depuis des années… depuis si longtemps que tu ne fais plus la différence entre le rêve et la réalité ! » Je m’arrêtai, surprise de ma véhémence. Davydov ouvrait de grands yeux.

« Je ne suis pas le seul à bercer cette idée, dit-il d’une petite voix. Chaque membre de l’Association croit que c’est réalisable.

— Il y a déjà eu des délires collectifs plus importants, dans le sillage d’un chef fanatique. »

Ses yeux brillaient de colère. (Je crois que ce phénomène est le résultat de la contraction des muscles du front qui déplace la pellicule aqueuse de la surface de l’œil.) « Je ne suis pas fanatique. Au début, notre groupe n’avait pas de chef. C’est le Comité qui m’a fait chef quand il a essayé de nous détruire… il voulait pouvoir dire que c’était le fait d’une seule personne. Comme toi en ce moment. Lorsque nous nous sommes réorganisés, j’étais le seul que tout le monde connaissait. Mais il y a d’autres chefs…

— C’est toi qui es à l’origine de cette réorganisation, n’est-ce pas ? » Pour une raison obscure, je savais que c’était vrai. « Tu as monté ta petite société secrète, mis au point des signes de reconnaissance…

— Le fait que nous ayons dû œuvrer en secret… », dit-il d’une voix forte, puis il baissa le ton, « … est fortuit. Une donnée politique, une question de lieu et d’époque. Il y avait un travail à faire auquel se refusait le Comité. Il n’a pas voulu nous soutenir, mais le projet n’est pas mauvais pour autant ! Nous sommes dégagés de toute motivation politique, nous sommes un organe de coopération entre Soviétiques et Américains… nous essayons de donner à l’humanité un foyer en dehors du système solaire tant que c’est encore possible. »

Il s’arrêta pour reprendre son souffle et me regarda, la mâchoire crispée. « Et tu arrives » – il me montra du doigt –, « toi qui ignores tout cela, et me traites de fanatique qui entraîne des imbéciles après des chimères. » Il regarda par la large fenêtre de la passerelle. « J’aurais pu prédire à Swann comment tu réagirais. »

J’avais le visage en feu. Nous en étions exactement au même point qu’il y avait soixante ans. Furieuse, je dis : « Tu me kidnappes, mets mon avenir en grave danger, puis tu me traites d’imbécile parce que je n’adhère pas à tes combines fantaisistes. Eh bien, vous n’aurez pas mon aide, Oleg Davydov, toi et ta petite société secrète. » Je partis vers le puits de circulation. « Préviens-moi quand nous pourrons ramener l’Aigle-Roux vers Mars. En attendant, je reste dans ma chambre. »

Sur le chemin du retour, Eric n’osa pas me dire un mot. Une fois à bord de l’Aigle-Roux, je le quittai et regagnai ma chambre, me cognai contre le bureau et faillis me fendre le crâne contre le plafond. Je déteste l’apesanteur. Je me rendis à la centrifugeuse où je courus sans m’occuper des protestations de mon genou. Puis je retournai dans ma petite chambre pour broyer du noir et imaginer des reparties cinglantes à Davydov. Pourquoi les meilleures répliques vous viennent-elles toujours quand la discussion est terminée ? J’aurais dû lui dire… Je sais, je sais. C’est quand on a bien couvé sa hargne que l’on sort ce genre de reparties imparables.

Mais pourquoi donc m’étais-je engueulée avec lui, alors qu’il ne faisait que demander mon aide ?


Plus tard dans la journée, Andrew Duggins me dit que les personnes qui n’appartenaient pas à l’Association se réunissaient dans le salon au bout du couloir. J’allai voir de qui il s’agissait. Nous étions quatorze. Entre autres, Ethel Jurgenson, Amy Van Danke, Al Nordhoff, Sandra Starr, Youri Kopanev et Olga Dzindzhik. Je connaissais les autres de vue, mais pas de nom. Nous nous installâmes en nous racontant nos mésaventures pendant le rendez-vous ; tous s’étaient fait arrêter, et la plupart n’avaient été relâchés que quelques heures plus tôt. Après avoir échangé ces anecdotes, nous commençâmes à discuter des lignes de conduite possibles, et ce fut le début de la bisbille.

Je leur dis ce que je savais, ne gardant pour moi que le fait qu’on avait demandé mon aide.

La discussion et les disputes reprirent.

« Il faut savoir s’il y a eu des prisonniers à bord du Lermontov.

Ou de l’Hidalgo. » Je méditai là-dessus… prisonniers depuis trois ans.

« Il faut agir, dit Duggins. Nous pourrions organiser une nouvelle attaque de la salle radio. Nous en emparer et lancer un appel vers Mars ou Cérès.

— Nous pourrions nous glisser hors du vaisseau, suggéra Al. Brancher une radio sur l’antenne à haute sensibilité…

— Ils sont sans doute en train de nous écouter », dit Youri, et Olga acquiesça. Dans le secteur soviétique, ils ont l’habitude de ce genre de pratiques… ou peut-être devrais-je dire qu’ils en sont plus conscients.

Quoi qu’il en soit, la conversation retomba un moment. Nous nous regardions en chiens de faïence. C’était une situation étrange : prisonniers de nos compagnons de bord, sur ce qui avait été notre vaisseau. La discussion reprit, plus calme que précédemment, jusqu’à ce que nos désaccords sur la marche à suivre fassent remonter le volume. « Je me fiche bien qu’ils volent le Comité, dit Youri, et je ne risquerai certainement pas ma peau pour les en empêcher.

— Que penses-tu que nous devrions faire, Weil ? » demanda Andrew en évitant de regarder Youri. Il semblait contrarié de mon manque de participation.

« Je pense que nous devrions nous tenir tranquilles, ramener l’Aigle-Roux sur Mars quand ils nous laisseront faire et dire aux autorités ce que nous savons. Tenter de les arrêter maintenant ne ferait que nous mettre en danger. »

Andrew n’aimait pas ça non plus. « Nous devrions nous battre ! Rester passifs ne ferait que les aider, et le Comité le saurait. » Il me dévisagea d’un air soupçonneux. « Swann et toi êtes très liés, n’est-ce pas ? Il ne t’a jamais raconté ce qu’ils projetaient ?

— Non. » Je me sentis rougir. Tous me regardaient.

« Tu veux nous faire croire qu’il t’a laissé mettre les pieds là-dedans sans t’avertir en rien ? demanda Duggins.

— Exactement ! rétorquai-je. Tu m’as vue dans la salle radio. J’étais aussi surprise que n’importe qui par cette mutinerie. »

Mais Duggins n’était pas convaincu, et les autres avaient aussi l’air sceptique. Ils connaissaient tous Swann comme une personne attentionnée, et il leur semblait inconcevable qu’il ait trompé ainsi une amie. Il y eut un long silence gêné. Duggins se leva. « Je discuterai plus tard avec certains d’entre vous », dit-il, et il quitta la pièce. Saisie d’une brusque colère, j’en fis autant. Je jetai un dernier coup d’œil à ces gens méfiants et troublés, tristement assis en rond, des bulles de boissons colorées flottant autour d’eux, et me dis : Ils ont l’air terrorisé.

Lorsque j’arrivai à ma chambre, deux personnes étaient en train d’y entrer. Deux ingénieurs en biosystèmes, Nadezhda Malkiv et Marie-Anne Kotovskaya – toutes deux membres de la branche soviétique de l’AIM. On vidait les deux autres vaisseaux de façon à pouvoir travailler tranquillement, me dirent-elles. Nadezhda avait cent vingt-quatre ans et était spécialiste des échanges gazeux ; Marie-Anne avait cent huit ans et était biologiste, elle s’occupait des algues et bactéries du circuit de recyclage des déchets. Elles venaient toutes deux du Lermontov qui, me dirent-elles, croisait depuis quatre mois dans la ceinture d’astéroïdes quand l’Association s’en était emparée, avait coupé les contacts radio avec Mars et était passée derrière le Soleil pour gagner le point de rendez-vous.

Secouée par ces nouvelles révélations, je gardai le silence et retournai dans le couloir, puis dans le petit salon à deux pas de ma chambre. J’y rencontrai le chef des non-AIM du Lermontov, un individu austère nommé Ivan Valanski. Il était capitaine de la police du bord avant la mutinerie. Il ne me plut pas – c’était un de ces tristes petits bureaucrates soviétiques obtus, un individu mesquin habitué à donner des ordres et à être obéi. Il sembla aussi peu impressionné par moi que moi par lui. Duggins, me dis-je, serait plus à son goût. C’était le même genre de bonshommes terrorisés par tant d’années d’autoritarisme qu’ils travaillaient activement à le perpétuer – afin de justifier leur existence jusqu’à ce jour, peut-être. Mais en quoi étais-je différente ?

Je retournai dans ma chambre. Mes nouvelles compagnes me laissèrent la couchette du haut ; celle du bas, qui m’avait servi de table, était occupée par Nadezhda. Marie-Anne se proposait de dormir dans le coin du plafond. Leurs affaires étaient sanglées un peu partout sur le plancher. Je discutai un moment avec elles en anglais, avec quelques tentatives balbutiantes en russe de ma part. Elles étaient agréables, et après mes précédentes rencontres de la journée, j’appréciais la présence de personnes calmes et peu exigeantes.

Ce soir-là, Swann passa me voir et me demanda si je voulais dîner avec lui. Après un instant de réflexion, j’acceptai.

« Je suis content que tu ne sois plus fâchée avec moi », babilla-t-il, toujours aussi ingénu. Quoiqu’il ne faille pas oublier qu’il était dans les hautes sphères de l’Association depuis le tout début de nos relations. Alors, le connaissais-je vraiment si bien ?

« Ne parlons plus de ça et allons manger », dis-je. Un peu refroidi, il me précéda dans les couloirs obscurs pour gagner le réfectoire.

Une fois arrivée, je jetai un coup d’œil à la ronde, essayant de me représenter le lieu comme le mess d’un navire interstellaire. Des gens en combinaisons aux tons neutres s’avançaient vers le comptoir ; là, ils enfonçaient les boutons correspondant au plat qu’ils désiraient, la plupart sans même jeter un œil au menu. Les aliments produits à bord – salades, jus de légumes, poisson, fruits de mer, poulet ou lapin, fromage de chèvre, lait, yaourt – étaient complétés par des denrées non renouvelables : café, thé, pain, bœuf… Ils seraient vite à court de ces dernières. Ensuite, il ne resterait plus que les produits maison en barquettes closes, et des boissons en bulle. J’observai les coups de fourchette précis tout autour de moi. L’atmosphère avait quelque chose de la cérémonie du thé au Japon.

« Il vous faudra accélérer sans arrêt, dis-je. Vous ne pouvez pas rester trop longtemps en apesanteur, cela vous tuerait. »

Il sourit. « Nous avons quarante-deux réservoirs de césium. » Je le regardai les yeux ronds. « Eh ! oui. C’est le plus grand braquage de l’Histoire, Emma. C’est du moins une façon de voir les choses.

— Assurément.

— Nous projetons donc de maintenir une alternance d’accélérations et de décélérations afin d’engendrer une demi-gravité martienne la plus grande partie du temps. » Nous avançâmes vers le comptoir pour composer notre menu. Nos plateaux glissèrent hors de leur fente.

Nous nous assîmes à l’opposé de la cloison-miroir ; je n’aime pas manger à côté de mon reflet. Les trois autres parois étaient vivement colorées en jaune, rouge, orange et jaune-vert. C’était l’automne à bord de l’Aigle-Roux.

« Nous conserverons les couleurs saisonnières à bord du vaisseau interstellaire », dit Swann tandis que nous mangions. « Les journées plus courtes en hiver, plus froides, tout en couleurs argentées, blanches et noires… c’est l’hiver que je préfère. La fête du solstice et tout…

— Mais ce ne sera qu’un jeu. »

Il mâchonnait d’un air songeur. « Je suppose.

— Où irez-vous ?

— Je ne suis pas sûr. Non, un peu de sérieux ! Il y a un système planétaire autour de l’étoile de Barnard. C’est à neuf années-lumière. Nous irons probablement y jeter un coup d’œil, au moins pour nous réapprovisionner en eau et en deutérium, à défaut d’autre chose. »

Nous mangeâmes un moment en silence. À la table voisine, trois personnes vidaient méticuleusement leurs plateaux en discutant des capacités de fixation de l’hydrogène d’une certaine Hydrogenomomas eutropha. Assurer la pérennité du souffle de vie. À la table suivante, une jeune femme leva le bras pour rattraper un morceau de poulet. La petitesse de tout cela !

« Pendant combien de temps ? » demandai-je sans cesser de manger.

Swann continua de mâcher, un air calculateur sur son visage taché de son. « Nous pourrions tenir cent, peut-être deux cents ans…

— Pour l’amour de Dieu, Eric.

— Ce n’est que le quart de notre espérance de vie. Ce n’est pas comme si des générations devaient vivre et mourir à bord. Notre passé sera sur Mars, et notre avenir sur un monde qui pourrait ressembler davantage à la Terre que Mars ! Tu parles comme si nous renoncions à un mode de vie des plus naturels. Mars n’est qu’un grand vaisseau spatial, Emma.

— Pas du tout ! C’est une planète. On peut sortir, se tenir sur le sol. Courir. »

Swann repoussa son plateau, but à sa bulle. « Votre projet de terraformation de Mars est un plan de cinq cents ans. Le nôtre est la colonisation d’une planète dans un autre système. Quelle est la différence ?

— Dix ou vingt années-lumière. »

Nous terminâmes nos boissons en silence. Swann emporta nos plateaux jusqu’au comptoir et rapporta des bulles de café noir.

« Charlie était… est-il des vôtres ?

— Charlie ? » Il me regarda d’un air bizarre. « Non. Il travaille pour la police secrète du Comité, tu ne savais pas ? La sécurité intérieure. »

Je secouai la tête.

« C’est pourquoi tu ne le vois plus sur les minéraliers.

— Ah ! » Qui connaissais-je donc ? me demandai-je tristement.

Il regardait au loin. « Je me rappelle… en 2220 ou 21… Charlie a fait une descente dans un de nos labos avec une de ses amies de la police. C’était sur Argyre. Nous avions complètement infiltré les labos de recherche spatiale soviétiques et réquisitionné celui-là pour quelques tests – la conservation de la masse de réaction, je crois. J’étais de passage pour les aider dans un problème d’approvisionnement. Ils n’arrivaient pas à se procurer tout le césium qu’ils voulaient. Et puis voilà Charlie et cette femme, lui qui dit : Bonjour, comment ça va, Eric, je passe juste pour voir comment ça marche… Et je n’arrivais pas à savoir si cette femme était sa petite amie et s’il ne faisait vraiment que passer dire bonjour, ou bien s’ils inspectaient le laboratoire dans le cadre de leurs activités policières. Je lui fis faire le tour du labo, leur expliquai que nous faisions tout ce travail pour un consortium soviéto-Arco-Mobil, ce que confirmeraient les dossiers, bien entendu. Je me revois marcher à son côté en parlant du bon vieux temps, lui expliquer le fonctionnement de certaines salles, sans cesser de me demander si nous étions tous les deux en train de jouer la comédie, ou si j’étais le seul. Et j’avais peur que, quelque part, notre système de sécurité n’ait lâché et que c’en soit le premier signe… » Il secoua la tête, eut un petit rire. « Mais le gouvernement informatisé repassa par là. Ils en savaient à peine assez pour se rendre compte de leurs pertes. Ah ! la bureaucratie informatique… pas étonnant que tout foute le camp sur Terre. Je ne doute pas un seul instant que tous ces gouvernements se fassent dépouiller.

— Il existe probablement une Association interstellaire de la Terre dont vous n’avez jamais entendu parler », dis-je d’un air absent en repensant au passé.

Il rit. « Je n’en doute pas. » Il reposa sa bulle. « Bien que nous ayons suivi de près les autres organisations clandestines de Mars. En fait, si nous avons choisi ce moment pour la construction de l’astronef, c’est parce que nous pensons que la police du Comité aura trop à faire sur Mars pour nous chercher avec beaucoup de zèle.

— Pourquoi donc ?

— Un groupe appelé l’Alliance Washington-Lénine projette de fomenter une révolte vers la mi-août quand Mars sera en conjonction avec la Terre. D’autres mouvements vont se joindre à eux. Nous ne savons pas l’ampleur que cela prendra, mais il devrait y avoir assez d’agitation pour occuper la police un moment.

— Formidable. » Oh ! non, me dis-je. Pas Mars par-dessus le marché. S’il vous plaît. Pas Mars.

Swann agita nerveusement les mains. Je bus un peu de café.

« Alors, tu ne vas pas nous aider ? » demanda-t-il soudain.

Je secouai la tête, avalai. « Non. »

Les coins de sa bouche se crispèrent. Il baissa les yeux.

« Cela met-il un terme à votre entreprise ?

— Non. Nous parviendrons à une autarcie presque totale, j’en suis persuadé. C’est simplement que… eh bien, au cours d’un si long voyage, la plus petite différence dans l’efficacité du vaisseau peut avoir beaucoup d’importance. Vraiment beaucoup. Tu le sais bien. Et moi, je sais que si tu devais nous aider, le système se révélerait beaucoup plus efficace.

— Écoute, Eric. » Je respirai à fond. « Il y a une chose que je ne comprends pas. La voilà : Nous sommes amis depuis des années et tu as toujours su que j’étais compétente en systèmes de survie. Alors pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de ça ? »

Il rougit, se mâchonna la lèvre inférieure. « Oh !… il n’y a pas de raison particulière !…

Pourquoi, Eric ? Pourquoi ?

— Eh bien… au début c’était à cause de Charlie, vois-tu. C’était quand même ton mari et…

— Allons, Eric. Nous n’avons été mariés que quelques années. Toi et moi sommes amis depuis plus longtemps que ça. Ou bien était-ce comme avec Charlie, ce jour-là au labo… tu jouais la comédie ?

— Non, non, dit-il précipitamment. Pas du tout. Je voulais te le dire, tu peux me croire. » Il releva les yeux pour me regarder. « Seulement je ne pouvais pas être sûr de toi, Emma. Je ne pouvais pas être sûr que tu ne nous dénoncerais pas au Comité. Tu parlais toujours en faveur du Comité et de sa politique à chaque fois que le sujet était abordé…

— Pas du tout ! »

Il me regarda fixement. « Mais si. Bien sûr, tu te plaignais d’avoir trop de travail et d’être sans arrêt changée d’affectation, mais tu finissais toujours par dire que tu étais contente de la coordination des secteurs, que ceux-ci ne soient plus sans cesse à se tirer dans les pattes. Et que tu étais heureuse de la vie que t’organisait le Comité. Voilà ce que tu disais, Emma ! » Il se tripota les joues tandis que je secouais la tête. « Puis, quand ils ont mis ton père en prison, j’ai pensé que tu changerais…

— Mon père a enfreint la loi. » Je repensais à tout ce que j’avais pu dire au fil des ans.

« Nous aussi ! Tu vois ? Et si je t’avais parlé de nous sur Mars et que tu aies dit : Vous enfreignez la loi ? Je ne pouvais pas prendre ce risque. Davydov était contre et je ne pouvais pas prendre la chose sur moi, bien que j’en aie eu envie, crois-moi…

— Allez vous faire voir, toi et Oleg Davydov…

— Comment pouvions-nous savoir ? » Son regard bleu ne cillait pas. « Je suis navré, mais tu m’as demandé pourquoi. Nous pensions que tu étais à fond pour le Comité. J’étais le seul à penser le contraire, et même chez moi ce n’était qu’un espoir. Nous ne pouvions pas prendre ce risque. C’était trop important, nous tentions d’accomplir quelque chose de grandiose…

— Vous poursuiviez une idée loufoque qui va tuer soixante personnes sans raison », dis-je d’un ton âpre en me levant. « Un plan stupide qui vous entraîne dans l’espace et vous y laisse sans aucune chance de coloniser une planète, même si vous en trouviez une… » Je repoussai ma chaise et m’éloignai rapidement, les yeux tellement remplis de larmes que j’avais du mal à conserver mon équilibre. Les gens me regardaient ; j’avais crié.

Je me halai rageusement le long des couloirs des quartiers d’habitation en maudissant Swann, Davydov et leur association tout entière. Il aurait dû savoir. Comment ne s’étaient-ils pas rendu compte ? J’entrai en trombe dans ma chambre qui, par chance, était vide. Je rebondis d’un mur à l’autre en pleurant et marmonnant de colère. Pourquoi n’avait-il pas compris ? Pourquoi ne s’était-il rendu compte de rien, cet idiot ?

J’aperçus mon reflet dans le petit miroir du coin-toilette et j’allai le regarder, suspendue à mi-hauteur. J’étais si tourneboulée que je dus serrer les paupières de toutes mes forces avant de réussir à me voir dans la glace : et quand j’y fus parvenue, j’eus une impression effroyable. On aurait dit que le monde réel à trois dimensions se trouvait de l’autre côté de la plaque de verre et que je le regardais par une fenêtre. La personne qui flottait là regardait à l’extérieur. Elle paraissait angoissée par je ne sais quoi…

Dans ce curieux état d’esprit, j’eus la révélation, à la vue de cette étrangère, que j’étais une personne comme les autres. Que l’on ne connaissait de moi que mes actes et mes paroles, que mon univers intérieur était inaccessible aux autres.

Ils ne savaient pas.

Ils ne savaient pas parce que je ne le leur avais jamais dit. Je ne leur avais jamais dit que je haïssais le Comité pour le développement de Mars – oui, il faut le reconnaître, je le haïssais ! –, je haïssais ces minables tyrans autant qu’il était possible. Je haïssais la façon dont ils avaient traité mon imbécile de père. Je vomissais leurs mensonges : ils auraient prétendument pris le pouvoir pour rendre la vie meilleure sur une planète étrangère, etc. Tout le monde savait que c’était un mensonge. Ils voulaient juste le pouvoir pour eux-mêmes. Mais nous fermions nos gueules ; à trop parler, on risquait de se faire transférer à Texas. Ou sur Amor. Les membres de l’AIM avaient réagi par un projet stupide, s’évader en secret vers les étoiles… mais ils avaient résisté, volé, corrompu, douté, ils avaient réagi ! Et moi ? Je n’avais même pas les tripes d’avouer mes sentiments à mes amis. J’avais cru que la lâcheté était la norme, ce qui la rendait supportable. J’avais pensé qu’il ne pouvait y avoir de résistance autre que les imprécations d’ivrogne de mon père, dangereuses et inutiles. J’étais terrifiée à l’idée de résistance, et le pire était que je pensais que tout le monde était comme moi.

Je regardai à travers la vitre cette étrangère dans une autre pièce. Voilà Emma Weil. Impossible de lire ses pensées. Elle avait l’air banal, lugubre, osseuse, dévouée, sans humour. À quoi pensait-elle ? Allez savoir. Elle respirait l’autosatisfaction. Les personnes qui ont cet air le sont habituellement. Mais on ne pouvait avoir de certitude. On pouvait plonger dans ses yeux autant qu’on le voulait, pendant une heure ou plus : rien d’autre que des flaques noires et vides, sans consistance…


Je restai deux jours assise dans ma chambre sans rien faire. Puis un matin, alors que Nadezhda et Marie-Anne partaient travailler sur l’astronef, je leur dis : « Emmenez-moi avec vous. »

Elles se regardèrent. « Si tu veux », dit Nadezhda.

Les deux vaisseaux avaient été disposés côte à côte. Nous amenâmes notre navette sur l’aire d’appontage de l’Hidalgo. Je suivis mes compagnes de chambre jusqu’à la ferme sans prêter attention aux regards que nous lançaient de-ci de-là les autres travailleurs dans les couloirs.

On avait déjà ajouté quelques rangées de cuves à légumes à l’installation fermière standard. L’éclat des nombreuses lampes me faisait cligner des yeux. Je marchais à la traîne des deux femmes en les écoutant parler aux autres techniciens. Puis nous nous retrouvâmes seules parmi les gros bocaux à suspension, tachetés de marron et de vert, de la salle des algues. La forte luminosité des ampoules nous obligeait à porter des lunettes de soleil bleu foncé.

« En remplaçant l’urée par des nitrates comme source d’azote, la Chlorella pyrenoïdosa pompe dix fois moins de fer dans le milieu nutritif, tu vois ? déclara Nadezhda.

— Il faut bien utiliser l’urée à quelque chose, dit Marie-Anne.

— Bien sûr. Mais je crains que la biomasse ne finisse par devenir trop importante à traiter.

— On pourrait nourrir les chèvres avec ?

— Mais que se passera-t-il quand le milieu nutritif sera épuisé ? Il n’y a pas de source de fer dans le vide, tu sais… »

Elles étaient confrontées à un problème. Il fallait maintenir un équilibre entre le niveau de photosynthèse des algues et le coefficient respiratoire des humains et des animaux ; sinon il se formerait un excès d’oxygène ou de gaz carbonique, selon le cas. Une façon de procéder consiste à fournir différentes sources d’azote à divers groupes d’algues, ce qui modifie l’indice de photosynthèse. Mais les algues consomment leur réserve de minéraux à des vitesses différentes en fonction de l’origine de l’azote. Et sur de longues périodes, cela pourrait devenir significatif ; le maintien de l’équilibre des échanges gazeux pourrait nécessiter plus de minéraux que le reste du biotope n’en pourrait fournir.

« Pourquoi ne pas utiliser exclusivement de l’urée et de l’ammoniaque, demandai-je, et varier les quantités de pyrenoïdosa et de vulgaris pour équilibrer les échanges ? Vous consommeriez ainsi plus d’urée en évitant le problème des nitrates. »

Elles s’entre-regardèrent.

« Euh… non, dit Nadezhda. Réfléchis bien… ces foutues algues poussent si vite avec l’urée… ça donne trop de biomasse, on ne peut pas tout utiliser.

— Et en leur donnant moins de lumière ?

— Mais cela pose des problèmes avec les vulgaris, expliqua Marie-Anne. Saleté de machin, ça meurt ou ça pousse de façon anarchique. »

Manifestement, je ne faisais que répéter les solutions les plus évidentes. La solution des problèmes posés par les systèmes biologiques de survie ressemble à un jeu. Un des plus subtils casse-tête intellectuels jamais inventés, en fait. Sous bien des aspects, cela s’apparente aux échecs. De plus, Nadezhda et Marie-Anne étaient certainement grands maîtres en la matière et travaillaient sur ce modèle depuis des années. Elles avaient plusieurs longueurs d’avance sur moi et discutaient de modifications dont je n’avais jamais entendu parler. Mais je n’avais jamais rencontré personne qui possédât un flair comme le mien dans ce domaine… s’il s’était agi d’échecs, j’aurais été championne de Mars, j’en suis sûre. Quand je vis l’expression patiente de Marie-Anne alors qu’elle m’expliquait pourquoi ma solution ne pouvait pas marcher, quelque chose se déclencha en moi et les intentions imprécises qui m’avaient décidée à cette visite se cristallisèrent.

« Très bien, dis-je d’une voix mesurée. Vous feriez aussi bien de me décrire votre modèle dans les détails, les améliorations dont m’a parlé Swann, tout. Si vous voulez que je vous aide. »

Les deux femmes hochèrent poliment la tête, comme si cette requête était la chose la plus naturelle du monde. Et nous nous attelâmes à la tâche.

Je les aidai donc, oui. Et, plus que jamais, mon moi conscient se détachait de celui qui se penchait sur cet exemple particulier de problème en biosurvie – plus que jamais le travail semblait un jeu, un puzzle géant et complexe que nous ne verrions qu’une fois fini –, nous nous reculerions pour le contempler, l’admirer, et puis nous l’oublierions et rentrerions dîner. Dans cet état d’esprit, j’étais particulièrement inventive et je fus très utile.

Cela en arriva même au point où je commençai à retourner sur l’astronef le soir après dîner pour me promener seule dans la ferme et rentrer quelques chiffres dans les programmes d’essai afin d’en vérifier les résultats. Parce qu’ils étaient confrontés à un vrai problème… je n’en avais jamais rencontré d’aussi délicat. Les deux vaisseaux étaient de la classe Deimos P R : âgés d’environ quarante ans, en forme de jeu de cartes, un peu plus d’un kilomètre de long ; propulsés par des fusées à explosion directe alimentées au deutérium avec une masse de réaction de césium. Leur équipage de quarante à quarante-cinq personnes vivait à l’avant ou dans la partie supérieure du vaisseau, derrière les passerelles. En dessous se trouvaient les installations de loisirs, les diverses salles des fermes et les usines de recyclage ; encore plus bas, les masses énormes des systèmes de propulsion et les boucliers qui protégeaient l’équipage. Ces vaisseaux constituaient des biogéocénoses, c’est-à-dire des systèmes écologiques clos combinant méthodes biologiques et technologiques pour assurer leur autarcie. Une autarcie totale n’était pas possible, bien sûr ; elle atteignait quatre-vingts pour cent sur une période de trois ans et diminuait rapidement passé cela. C’étaient donc de bons minéraliers d’astéroïdes, sans conteste. Mais certaines zones de déperdition n’avaient pas encore trouvé de solution satisfaisante et, bien que ce fussent les meilleurs systèmes de biomaintenance jamais conçus, ce n’étaient pas des vaisseaux interstellaires.

Je tournais en rond dans les fermes de l’Hidalgo en suivant le déroulement des divers processus tandis que mon esprit essayait de se tracer un chemin à travers le système. La plupart des salles étaient dans la pénombre, mais la salle des algues nécessitait encore des lunettes de soleil. C’était de là que tout partait. La chaleur et la lumière engendrées par les réactions nucléaires des machines fournissaient l’énergie aux plantes photo-autotrophes, essentiellement les algues Chlorella pyrenoïdosa et Chlorella vulgaris. Elles étaient placées dans de grandes bouteilles suspendues sous les lampes et je me dis que, malgré les problèmes de nutriment, on pourrait, par des manipulations génétiques ou écologiques, obtenir l’échange gazeux souhaité.

Je retirai mes lunettes et avançai à tâtons dans la salle marine en attendant que mes yeux se soient habitués à l’obscurité. On apportait ici les algues en excès pour alimenter le bas de la chaîne alimentaire. Plancton et crustacés mangeaient les algues, les petits poissons mangeaient le plancton, les gros poissons mangeaient les petits. C’était la même chose dans les élevages, un peu plus loin ; je distinguais dans l’éclairage nocturne les cages et enclos des lapins, poulets, cochons et chèvres…, et mon nez me confirmait leur présence. Ces animaux mangeaient les déchets végétaux dont ne s’étaient pas servis les hommes et fournissaient eux-mêmes de la nourriture. Derrière les élevages se trouvait la série des salles plantées de rangées de légumes – la ferme proprement dite – et là quelques lumières étaient restées allumées, diffusant une clarté douce et agréable. Je m’assis le dos au mur et contemplai une longue rangée de choux. À côté de moi, un schéma simple était tracé sur le mur, laissé sans légende comme un symbole religieux… le diagramme des processus circulaires du système. La lumière nourrit les algues. Les algues nourrissent plantes et poissons. Les plantes nourrissent humains et animaux, tout en renouvelant l’oxygène et l’eau. Les animaux nourrissent les humains. Humains et animaux rejettent des déchets qui alimentent des micro-organismes, lesquels transforment (dans une certaine mesure) ces déchets en minéraux qui rendent alors possible leur réinsertion dans le sol pour les plantes.



Les choux luisaient dans la pénombre comme des alignements de cerveaux penchés sur le problème avec moi. Le cycle représenté par le diagramme, complété par des opérations physico-chimiques favorisant les échanges gazeux et l’utilisation des déchets, était presque clos : une biogéocénose artificielle nette et fiable. Mais il y avait deux points majeurs de déperdition devant lesquels je séchais ; et ce n’était pas en me promenant dans la ferme que j’allais trouver la solution. D’abord l’utilisation incomplète des déchets. Le recyclage direct des déchets humains en nutriment pour végétaux est limité par l’accumulation des ions chlorure que les plantes n’assimilent pas. Le chlorure de sodium, par exemple, est un composé utilisé par les humains comme substance gustative, mais les autres éléments du système n’en ont pas besoin en quantités équivalentes. De sorte que l’utilisation d’algues pour minéraliser les déchets sur l’Hidalgo devait être complétée par une réaction physico-chimique – la combustion thermique, dans ce cas, d’où résultaient des cendres inutilisables, en quantité infime mais cependant significative. Il serait difficile de trouver un moyen de réintroduire dans le système ces oxydes métalliques peu solubles.

L’autre problème important était l’imperceptible déperdition d’eau. Bien que l’on puisse l’obtenir à partir de l’air et la récupérer par plusieurs méthodes, un certain pourcentage se déposerait sur les parois du vaisseau, sur diverses surfaces, s’accumulerait dans les fentes et recoins du sol, et s’échapperait même si jamais ils devaient sortir dans l’espace.

Et plus j’y réfléchissais, plus il apparaissait de petits problèmes qui venaient s’ajouter aux premiers, et toutes ces difficultés se combinaient en un vaste réseau de causes et d’effets, mesurables pour la plupart, mais parfois non… le jeu. Le plus dur des jeux. Et cette fois, joué pour de bon par ces gens.

Je me levai et arpentai nerveusement les allées entre les longues bandes de terre. Ils pouvaient produire de l’eau en utilisant une pile à combustible et par électrolyse. Avec la centrale électrique dont ils disposaient, cela serait peut-être suffisant. Cela dépendrait de la quantité d’eau récupérée, de leurs réserves de carburant, du temps passé entre les étoiles. Je repartis vers les ordinateurs de la ferme dans l’intention de faire l’essai de quelques chiffres. Quant à ces déchets, Marie-Anne avait parlé d’une nouvelle bactérie mutante pour les minéraliser, une bactérie qui pouvait digérer les métaux qui s’entasseraient lentement à l’extérieur du système…

Le souffle de la ventilation, le cliquetis d’un compteur, le doux reniflement des animaux endormis. Peut-être y arriveront-ils, me dis-je. Une autarcie très poussée serait peut-être réalisable. Mais la question était : Une fois celle-ci réalisée, auraient-ils envie d’y vivre ?

Combien de temps les hommes pouvaient-ils vivre à bord d’un vaisseau spatial ?

Combien de temps y seraient-ils obligés ?


Un beau matin, après une nuit ainsi passée, quelqu’un frappa à ma porte. J’allai ouvrir : c’était Davydov.

« Oui ? » dis-je.

Il baissa la tête. « Je regrette la façon dont je me suis conduit lors de notre entretien. Cela fait si longtemps qu’on n’a pas critiqué le projet devant moi que j’ai oublié comment y réagir. Je crois que j’ai perdu mon sang-froid. » Il releva la tête avec un petit sourire timide. « … Tu me pardonnes ? Tu me pardonnes de t’avoir kidnappée et d’avoir voulu t’imposer une ligne de conduite ?

— Hum, fis-je prudemment. Je vois. »

Son sourire s’évanouit ; il tripota d’une main ses joues basanées. « Je pourrais peut-être, euh… te faire visiter le vaisseau ? Te montrer ce que nous comptons faire. »

Je restai songeuse aussi longtemps que je le pus, sachant que j’allais accepter sa proposition, curieuse de voir ce qu’ils avaient réussi à dérober au Comité. « Je pense que oui », dis-je.

Pendant le trajet, je vis par le dôme de la navette qu’ils avaient fini de réunir les deux vaisseaux à l’aide de minces traverses qui les maintenaient côte à côte et renfermaient d’étroites coursives. Il en résultait un astronef lourd et disgracieux. Ses fenêtres brillaient comme les taches phosphorescentes des poissons des profondeurs. Nous nous trouvions au sein d’un petit groupe d’astéroïdes. Autour de la roche mère qui, avais-je appris, s’appelait Hilda, en gravitaient de plus petites.

Cela prit à Davydov plusieurs heures pour tout me montrer. Ils avaient des cales pleines de minéraux, de médicaments, de denrées alimentaires, d’épices, de vêtements, d’équipements de débarquement planétaire, de panneaux colorés et autres accessoires pour les changements saisonniers ; une bibliothèque sur microfiches de quarante millions de volumes en trois cents langues ; une aussi vaste collection de musique enregistrée et plusieurs exemplaires de presque tous les instruments de musique ; du matériel sportif ; des tas de films en russe et en anglais ; une crèche pleine de jouets et de jeux ; une salle remplie d’ordinateurs et de composants ; un observatoire équipé de plusieurs grands télescopes.

Tout au long de cette visite, mon étonnement allait croissant ; nous discutions sans cesse, plaisantant la plupart du temps. En fait, c’était très agréable, même s’il me sembla que cette joute amicale finissait par lasser Davydov. Mais je ne pouvais m’en empêcher. Leurs efforts avaient été si complets, mais il y avait quand même quelque chose d’un peu adolescent, de surréaliste, là-dedans : tous les détails s’imbriquaient logiquement à partir d’un postulat de départ absurde.

Nous terminâmes par la ferme, parmi les bouteilles d’algues tachetées qui diffusaient une lumière verte, dans la riche odeur de fumier de l’étable voisine. Davydov avait un drôle d’air avec des lunettes de soleil. Là, c’était moi le guide et lui le touriste. Je lui parlai des trouvailles de Nadezhda en matière de suspension d’algues et des bactéries mutantes de Marie-Anne.

« J’ai appris que tu les aidais. »

On aurait pu dire que c’était maintenant moi qui dirigeais le projet. « Un peu, dis-je d’un ton sarcastique.

— J’en suis ravi.

— Oh ! ne prends pas ça pour toi ! »

Il rit jaune. Mais j’avais vu que je pouvais le blesser.

Nous parvînmes alors au mur du fond de la ferme ; nous avions tout vu. Au-delà, le bouclier vibrait silencieusement, nous protégeant tous des réactions nucléaires à l’arrière du vaisseau. C’était encore un autre aspect de leur entreprise qui devait tenir sans la moindre faille, et le savoir mystérieux qui permettait aux techniciens de mettre au point cet écran dépassait presque la compréhension de ceux d’entre nous qui n’avaient pas consacré leur vie à ces énigmes. Pour nous, ce n’était qu’une question de foi.

« Mais je voudrais savoir une chose », dis-je, arrivée au mur. « Pourquoi devez-vous vous y prendre ainsi ? L’homme finira bien par quitter le système solaire, non ? Vous n’êtes pas obligés de procéder de cette façon. »

Il se tripota à nouveau la figure. Je me souvins que c’était une manie de Swann et je me dis : Voilà où il l’a attrapée. « Je ne suis pas d’accord pour dire que les humains quitteront inévitablement le système solaire, dit-il. Rien n’est inévitable, le déterminisme historique n’existe pas. Ce sont les gens qui agissent, pas l’Histoire, et les gens décident de leurs actes. Nous aurions pu construire un vaisseau interstellaire parfaitement fonctionnel à n’importe quel moment depuis la fin du XXe siècle, par exemple. Mais cela ne s’est pas fait. Et il se pourrait, tu sais, que ces deux siècles soient une sorte de fenêtre de lancement. Une fenêtre qui pourrait se refermer bientôt.

— Que veux-tu dire ?

— Que nous pourrions rater l’occasion. Notre capacité à le faire pourrait disparaître. Il y a une révolution sur Mars en ce moment même… Swann t’en a parlé ?

— Oui.

— Alors, qui sait ? Nous sommes peut-être en train d’échapper à la débâcle de la civilisation ! La vie pourrait s’éteindre sur Mars et la Terre en souffrirait… elle dépend de la colonie martienne pour les minéraux, tu sais. Et les gouvernements terriens ne sont que des versions améliorées du Comité, ils font un tout aussi mauvais travail. Ils ont entraîné la Terre dans une nouvelle période de crise.

— Ils s’en sont toujours sortis. » Je m’inquiétais pour Mars.

« Cela ne signifie pas grand-chose. Leur population n’avait jamais atteint six milliards. Il se pourrait même que l’agitation sur Mars suffise à elle seule à les faire basculer. C’est une écologie artificielle, très fragile, Emma. Elle ressemble beaucoup à notre petit astronef. Et si tout s’écroule, l’occasion de partir vers les étoiles disparaîtra pour longtemps. Peut-être à jamais. Alors nous avons pris les choses en main, sans attendre rien ni personne.

— C’est un projet de rêveurs…

— Je ne suis pas le seul !

— C’était au pluriel.

— Ah ! Pardon. Ta langue devrait faire cette distinction.

— Le russe la fait ?

— Pas vraiment. » Nous rîmes.

Poussé par la force de ses convictions, Davydov tournait en rond dans la ferme, accompagnant ses paroles des scratch scratch du Velcro alors qu’il passait entre les rangées de légumes. Quand il se fut arrêté, je regardai son visage sombre à travers le verre déformant d’une bouteille à algues vide… Ses yeux bleu acier étaient grands comme des œufs et me fixaient avec attention. Je me dis : Il veut me convaincre. Mon opinion compte pour lui. Cette idée me fit rougir de plaisir et il me vint à l’esprit que c’était ainsi qu’il était devenu le chef de ce groupe d’illuminés. Pas par un quelconque choix du Comité de développement de Mars à la recherche d’un bouc émissaire, mais bien parce qu’il pouvait faire naître un tel sentiment.

L’intercom crachota. « Oleg ? » C’était la voix de John Dancer. Il avait l’air effrayé. « Oleg, tu m’entends ? Réponds vite, s’il te plaît. »

Davydov se précipita vers l’appareil fixé au mur et l’alluma. « Que se passe-t-il, John ?

— Oleg, nous avons besoin de toi d’urgence sur la passerelle.

— Que se passe-t-il ?

— Nous avons repéré trois vaisseaux qui approchent par secteur 2 central. On dirait des navires de la police. »

Davydov me jeta un coup d’œil. « J’arrive tout de suite. » Il me rejoignit en courant à travers les rangées de légumes. « Il semblerait que les troubles sur Mars ne suffisent pas à les occuper tous. » Sa voix était légère et enjouée, mais son regard était sombre. « Viens avec moi. »


Je l’accompagnai donc sur la passerelle de l’Aigle-Roux. Il y avait là une douzaine de personnes dont la moitié s’occupaient de l’Aigle ; les autres écoutaient Davydov et Ilène Breton.

« Ils se sont déployés en triangle équilatéral, dit Ilène. Simon les a repérés en visuel… après avoir aperçu le premier, il a passé en revue les formations types de la police et repéré les deux autres. S’ils ne changent pas de trajectoire, ils passeront un de chaque côté et le troisième par-dessous.

— Combien de temps avons-nous ? demanda Davydov.

— Ils sont en train de décélérer. Ils passeront auprès de ce sous-groupe dans environ trois heures. »

Je n’avais jamais vu une assemblée aussi sinistre de ma vie. Seuls le cliquetis des machines et le souffle de la ventilation troublaient le silence qui suivit cette déclaration. Je réfléchissais. Tout ce que je venais de voir, et les quarante années de dangereux travail qu’il avait fallu pour le rassembler, risquait maintenant de tomber aux mains d’un chasseur diligent. Tout pouvait prendre fin d’ici quatre heures par la capture et l’emprisonnement, le retour vers Mars sous bonne garde dans le « vaisseau spatial ». Ou bien par une mort soudaine. Ces vaisseaux du Comité transportent un véritable arsenal.

« À quelle vitesse se déplacent-ils ? demanda Davydov.

— À deux ou trois kilomètres-seconde, répondit Ilène.

— Ils ont pas mal d’espace à fouiller, dit Swann, plein d’espoir.

— Ils nous prennent en tenailles ! s’écria Ilène. Ils vont nous voir. Par radar, détecteur de chaleur ou de métaux, repérage visuel ou radio… ils finiront par nous découvrir.

— Arrêtez toute transmission, dit Davydov.

— C’est fait », répondit Ilène. Son visage blanc et pincé avait l’air impatient… elle attendait que tout le monde se mette à son diapason et se rende utile.

Ils s’entre-regardèrent.

« Nous pourrions mettre tous nos lasers en batterie », proposa Olga Borg, capitaine du Lermontov. « Tirer dans leurs tuyères » – elle se rendit compte que cela n’aurait aucun effet sur les boucliers – « ou les atteindre au niveau des passerelles et des générateurs des boucliers de réacteur.

— Ils sont trop bien protégés », dit Swann. Mais plusieurs approuvèrent, les lèvres serrées. Ils ne pouvaient plus fuir – ils avaient le dos au mur. Ils étaient prêts à se battre jusqu’à la mort. Et moi, me dis-je, j’allais mourir avec eux.

Ilène reprit : « Si nous leur en laissons le temps, ils enverront un message et notre position sera révélée. D’autres vaisseaux de la police seraient là en une semaine.

— Plus que cela…

— Pourquoi ne pas vous cacher, tout simplement ? » lançai-je.

Ils me regardèrent tous. Cela me rappela Nadezhda et Marie-Anne.

« Nous sommes pris en tenailles, expliqua Swann.

— Je le sais. Mais vous n’êtes pas au centre exact du triangle, n’est-ce pas ? Si vous ameniez ces vaisseaux jusqu’à la surface d’Hilda, ou tout près, et faisiez le tour par-dessus pendant que le vaisseau du bas passe de l’autre côté, si vous voyez ce que je veux dire, vous pourriez ainsi rester tout le temps hors de vue.

— Un des autres vaisseaux pourrait nous voir, dit Ilène.

— Peut-être », commençai-je, mais Davydov m’interrompit. « Nous pourrions nous abriter contre le flanc d’Hilda de façon à garder celle-ci entre nous et un des vaisseaux latéraux… puis manœuvrer pour que l’une des roches adjacentes nous cache du deuxième. Ainsi Hilda nous protégerait de deux d’entre eux, et un de ses satellites du troisième !

— Si c’est possible, dit Ilène.

— Cela ne marchera pas, déclara Olga Borg.

— Expliquez-moi comment ils nous détecteront à travers un astéroïde », dis-je.

Swann avait un sourire torve. « Nous pouvons nous cacher, mais nous ne pouvons pas fuir.

— Nous ne pouvons pas utiliser les fusées pour tourner autour d’Hilda. » Ilène restait pratique. « Ils repéreraient notre sillage. »

Cela ressemblait aux parties de cache-cache de mon enfance sur les vastes plaines rocailleuses de Syrtis Major.

« Vous pourriez tirer les vaisseaux avec des câbles, dis-je. Répartir des treuils à la surface et nous tracter pendant le passage des vaisseaux. Cela vous donnerait davantage de précision, en plus. »

L’idée leur plut. « Mais comment saurons-nous où ils sont ? demanda Ilène. Et s’ils changent de direction pendant que nous sommes derrière Hilda ?

— Nous placerons des observateurs à la surface, dit Davydov. Ils pourront envoyer des signaux manuels transmis par relais. » Il médita l’idée. « D’accord. Essayons cela. » Il se mit à arpenter la pièce, scratch scratch. « Allons-y, nous n’avons pas beaucoup de temps ! Ilène, envoie deux canots sur Hilda. Assure-toi qu’ils embarquent tout le nécessaire, parce qu’ils ne pourront pas revenir avant que ce soit fini. Dis-leur d’ancrer deux corps-morts le plus profond possible d’ici un quart d’heure. »

Ce plan avait pour avantage qu’il s’agissait pour la plus grande part d’opérations courantes de minage : l’approche du roc, la préparation au forage… « Que John et les autres mineurs s’occupent des câbles. Oh !… dites aux canots de n’utiliser leurs propulseurs que dans les cales du navire et derrière la face cachée d’Hilda. » Une idée frappa Davydov qui se mit à regarder dans ma direction. Puis il se ravisa. « Faites surveiller tous ceux qui ne sont pas des nôtres par leurs compagnons de chambre, lorsque c’est possible, ou par quelqu’un d’autre si ceux-ci sont occupés. Placez Duggins, Nordhoff et Valenski sous bonne garde. Enfermez-les dans les quartiers d’habitation et ne leur dites pas ce qui se passe. Emma, tu restes ici. » Je haussai un sourcil. « Je vais rater ma sieste. » Dans un brouhaha de rires nerveux, le groupe se dispersa pour vaquer à ses différentes tâches.

Davydov vint me rejoindre. « Merci, Emma. C’est un bon plan. »

J’agitai une main ; je me demandais ce que je venais de faire – ou plutôt pourquoi je l’avais fait. « Le seul possible, je pense.

— Peut-être. Mais cela nous a quand même fait gagner du temps. » Ses yeux et son sourire étaient radieux dans son visage basané, mais il ne pensait plus vraiment à moi. Sa mâchoire tressautait. Ilène l’appela et il tourna le dos pour aller la rejoindre.

Je m’assis et attendis.

Quand les câbles furent installés – cela prit presque une heure – je gagnai en compagnie de Davydov et Olga la petite salle d’observation, de l’autre côté de la passerelle, qui donnait sur l’autre côté du vaisseau. Les filins qui nous reliaient à Hilda (j’estimais la longueur de l’astéroïde à quelque sept kilomètres, ce qui n’était pas trop pour cacher trois navires) étaient comme des fils d’argent, seulement visibles par un effort d’imagination. Les câbles se tendirent : le halage commençait. Sur le côté, on discernait tout juste les amarres nous unissant à l’astronef. Davydov retourna sur la passerelle. Il s’écoula un long moment ; Hilda se rapprochait. Enfin, le bleu-gris de son sol nu et accidenté ne fut plus qu’à une centaine de mètres. La fusée principale de l’Aigle crachait de minuscules jets pour empêcher les deux objets d’entrer en collision… pour nous empêcher de tomber (de dériver, plutôt) vers la surface. Je pouvais presque sentir la force mystérieuse de la gravité.

Swann vint me demander de retourner sur la passerelle. Alors que je remontais dans le puits (car il y avait maintenant un « haut »), je fus frappée par un silence inhabituel. Un grand nombre d’appareils avaient été éteints. Les trois vaisseaux étaient devenus, pour le monde extérieur, des objets inertes.

Ilène avait affiché sur le grand écran une simulation de nos deux navires, des contours de l’astéroïde vu de notre position de départ et des trois vaisseaux de la police. Ces derniers étaient hors de portée de nos radars, suivis par des observateurs qui se déplaçaient en scaphandre à la surface de l’astéroïde en se cachant derrière les rochers comme les éclaireurs de la vieille Terre. La passerelle était de nouveau bondée.

Nous attendions en surveillant l’écran vert parcouru de lignes et de points violets. John Dancer et les informaticiens programmaient nos manœuvres. Le reste d’entre nous regardait, assis.

« Je les ai à nouveau en vue, déclara un des guetteurs. À environ dix degrés au-dessus de mon horizon, déclinaison quatre-vingt-quinze ou cent.

— Dites-lui de diriger l’échappement de son scaphandre vers le sol », dit Davydov dans le micro.

Les câbles commencèrent à nous haler autour de l’astéroïde à bonne allure. Sur l’écran vert, nous restions près du centre, deux carrés violets ; le contour de l’astéroïde se mit à descendre et les petits cercles rouges des vaisseaux de la police s’élevèrent lentement vers son nimbe. S’ils le dépassaient, ils seraient dans notre ciel. L’un d’eux allait certainement le faire. Ilène introduisit sur l’écran la petite forme d’un des satellites d’Hilda qui devait se tenir entre nous et ce croiseur, pendant un moment au moins.

En regardant par la large baie de plastacier, nous pouvions voir tourner Hilda ; le dessous de l’astronef était au-dessus de nous et, derrière lui, le vide de l’espace constellé d’étoiles. Ce qui se déroulait sur l’écran de l’ordinateur aurait pu être un film, un jeu vidéo, un tableau abstrait – car nous ne pouvions pas plus voir la police qu’elle ne pouvait nous voir. Un tableau abstrait… dont la règle esthétique consistait à maintenir tous les points à l’intérieur d’un cercle irrégulier…

Les guetteurs continuaient à nous transmettre d’une voix calme leurs observations, à nous donner des positions qu’Ilène tapait sur son clavier. Les petits cercles rouges montaient sur l’écran.

Pour le croiseur du bas, c’était simple. Nous nous déplacerions vers le haut pendant qu’il passerait sous l’astéroïde et il ne nous verrait jamais. Pour celui de droite, c’était la même chose, simplement la marge de manœuvre était plus faible. Nous resterions juste au-dessous de son horizon. Cela nous amènerait juste au-dessus de l’horizon du troisième durant quelques minutes. C’était le point délicat… mais pendant ce temps, l’autre roche, d’environ deux kilomètres de diamètre, s’interposerait entre lui et nous. Nous espérions qu’au moment où il la dépasserait, nous serions à nouveau sous l’horizon d’Hilda et hors de vue des trois.

Nous surveillions l’écran. Je jetai un coup d’œil à Davydov. Impassible, il observait le diagramme d’un air perplexe et résigné.

Le troisième croiseur passa au-dessus de l’horizon d’Hilda, derrière son satellite. Davydov se pencha en avant. « Station 3, tirez-nous vers vous », dit-il dans le micro, annulant le programme. Il écarta d’un geste les protestations d’Ilène. « Nous avons de la marge de ce côté. » Il se concentra sur l’écran. « Simon, préviens-nous quand tu les verras », dit-il dans le micro. J’imaginai Simon, à plat ventre sur le sol…

« Il dit qu’il les voit, transmit son relais.

— Tirez vers Station un, le plus vite possible. »

Le petit bip du troisième vaisseau s’avança lentement vers la ligne délimitant le satellite et s’immobilisa là… pile sur notre horizon, ses détecteurs juste au-dessus ou au-dessous, comment savoir ? « Tirez, murmura Davydov pour lui-même, tirez. » Je me dis que les alarmes étaient peut-être en train de se déclencher…

Au bout de deux minutes, tout au plus, le troisième croiseur repassa sous l’horizon du satellite, puis derrière Hilda. Celle-ci nous protégeait maintenant des trois.

Mais on avait pu nous voir pendant ces deux minutes.

Simon continuait à nous transmettre leurs positions et, sur la passerelle, tout le monde écoutait attentivement.

« Ils ne ralentissent pas », hasarda Swann.

… Et ils poursuivirent leur route, ces trois croiseurs de la police de mon gouvernement légitime. Je me sentais aussi heureuse que le paraissaient les autres, et fière de moi. Quoique, en vérité, ils auraient pu nous coincer au cours de cette minute au-dessus de l’horizon. Ce n’était donc pas un plan si mirifique. Mais il avait marché.

Il s’était passé cinq heures depuis qu’on les avait repérés – cinq longues heures durant lesquelles je n’avais pas eu grand-chose d’autre à faire qu’envisager ma fin possible… le genre de profonde réflexion qui se résume par : « Toute ma vie a défilé devant mes yeux. » Une tempête sous un crâne. J’étais épuisée.

« Nous allons rester un jour ou deux derrière Hilda. Puis nous nous remettrons au travail », dit Davydov. Il poussa un soupir, nous sourit. « Il est temps de partir d’ici. »


Quand les manifestations de soulagement furent terminées et que je me fus calmée, je regagnai ma chambre et sombrai dans un profond sommeil. Juste avant de me réveiller, j’eus un rêve particulièrement saisissant :

J’étais enfant, sur Mars, et nous jouions à cache-cache, comme souvent. Nous nous trouvions à la station de Syrtis Major, sur une de ces vastes plaines désertiques jonchées de gros rochers – rochers dont la taille allait de celle d’un ballon de basket à celle d’une petite chambre, éparpillés d’une façon si régulière qu’elle déconcertait nos aînés. « Il n’est pas possible qu’une répartition si régulière soit naturelle », disait mon père, assis sur un de ces rochers en fixant l’horizon rapproché. « On dirait un décor de théâtre. »

Mais pour nous, les enfants, c’était parfaitement normal. Et en fin d’après-midi, après dîner, nous jouions à cache-cache. Dans mon rêve, le coucher de soleil était proche, un de ces crépuscules poussiéreux où l’on peut regarder en face le petit soleil rouge, où le ciel est strié de traînées de poussière rose et où la plaine roussâtre est parsemée de longues ombres noires, une pour chaque pierre. Je me cachais, accroupie derrière un bloc sphérique qui m’arrivait à peu près à la taille et regardais les autres enfants courir vers le but. Celui-ci était très éloigné. Je voyais le vent qui soulevait de petits tourbillons de sable, mais, avec ma combinaison, je ne le sentais pas. J’entendais sur la bande radio, que j’avais baissée pour atténuer les sons au minimum, de petits rires et des respirations rapides. Mon micro était coupé. Celle qui s’y était collée abandonna ; il y avait trop de rochers, trop de zones d’ombre. « Pouce, pouce, j’abandonne », chantonnait-elle d’une voix tremblante. « Pouce, pouce, j’abandonne. »

Mais je ne pouvais pas sortir de ma cachette. Il y avait un autre « chat », une chose que je ne reconnaissais pas, grande et sombre comme une des longues ombres noires devenue vivante. Le crépuscule était proche, le soleil rubis touchait la paroi ouest du vieux cratère. Je me cachais pour de bon. J’osais à peine risquer un œil au-dessus du rocher pour regarder la forme noire se déplacer d’un rocher à l’autre à ma recherche. Où était le but ? La radio me transmettait un sifflement. Personne n’appelait. La chose sombre se rapprochait de ma cachette en vérifiant bloc après bloc. L’ombre du cratère s’étirait sur la plaine, obscurcissant tout…

Je me tournai dans mon lit, un instant à demi éveillée. Puis mon père me prit par la main. Nous étions sous le dôme, sans combinaison. J’étais plus jeune, environ sept ans. Nous traversions le terrain de baseball. Papa portait nos gants et la balle, une de ces balles pour enfants qui ne vont pas bien loin quand on les frappe. « Quand je jouais au base-ball, à ton âge, me disait-il, le terrain avait à peu près la même taille que celui-ci.

— Il est petit.

— Pour Mars, oui. Mais sur Terre, même les balles pour grandes personnes ne vont pas très loin quand on les lance.

— À cause de la pesanteur. » Je ne savais pas trop ce que cela voulait dire.

« Oui. L’attraction terrestre est plus forte. » Il me donna mon gant et j’allai me placer derrière la plaque de but. Il se posta sur le monticule du lanceur et nous nous renvoyâmes la balle. « Ce lanceur t’a vraiment eu, hier.

— Oui. En plein sur la rotule. »

Papa sourit. « J’ai vu comment tu t’es accrochée au tour suivant. Cela me plaît. » Il intercepta la balle et la lança. « Mais pourquoi as-tu essayé de prendre la troisième base alors que tu venais de te faire toucher au genou ?

— Je ne sais pas.

— Tu l’as ratée d’un kilomètre. » Il envoya une balle basse. « Et Sandy venait juste de lancer une balle lente et de sortir pour te permettre d’atteindre la deuxième base. Et une fois là, tu es en position de marquer un point.

— Je sais. J’ai tenté le coup parce que j’avais une bonne avance.

— C’est sûr. » Papa souriait ; il m’envoya une balle rapide. « Ça, c’est mon Emma. Tu es terriblement rapide. Tu pourrais probablement atteindre la troisième base en travaillant dur. Pas de doute. On va s’y mettre, tu seras un vrai bolide… »

Ensuite, je courais en plein air dans le désert, sur le sable oxydé et vitrifié du sud de Syrtis. Dans mon rêve, la vaste plaine était comme le canyon Lazuli, remplie d’air respirable. Je courais pieds nus, en short et chemisette. Dans la faible gravité martienne, je bondissais en faisant avec les bras des mouvements de natation, comme me l’avait appris mon père. Personne n’avait jamais vraiment étudié la course dans les conditions martiennes ; je m’y entraînais, avec l’aide de papa. Je participais à une sorte de course, loin devant les autres, je repoussais le sable chaud à grands coups de cuisses et sentais la froide caresse de l’air raréfié. Je croyais entendre la voix de mon père : « Allez, Emma. Plus vite ! » Et je courais sur cette plaine rouge, libre et puissante, de plus en plus vite, avec l’impression de pouvoir franchir l’horizon et tourner sans fin autour de la planète.

Nadezhda et Marie-Anne me réveillèrent en entrant ; elles discutaient excès de biomasse. J’avais le cœur battant, la peau moite. Dans ma tête, j’entendais encore la voix de mon père : « Cours ! »


Ils se mirent à travailler sans interruption pour terminer l’astronef. Nadezhda et Marie-Anne restaient debout à toute heure, plongées dans des programmes et des résultats. C’était risible, en vérité, car la police du Comité, les ayant manqués, n’était guère susceptible de repasser par là. Ils se dépêchaient néanmoins et mes compagnes devenaient de plus en plus sérieuses au fil des jours. « … Le niveau de recyclage d’une substance quelconque est déterminé par son taux de consommation dans le système, E, et le taux de déperdition dans un système non clos, e », marmonnait Nadezhda, comme en prière, en me lançant un regard glacial parce que je refusais de travailler avec elles plus de quelques heures par jour. Les lumières convergeaient vers le petit bureau, Marie-Anne était penchée sur l’écran de l’ordinateur à recopier des chiffres… « Le coefficient K de recyclage nous est donné par la formule : K égale 1 moins e sur E… »

Et l’autarcie du système entier était une compilation complexe des coefficients de recyclage de toutes les substances concernées. Mais elles n’arrivaient pas à faire remonter suffisamment ce coefficient général, malgré tous leurs efforts. Je m’efforçais de trouver quelque chose de mon côté. Mais l’autarcie complète n’est pas naturelle, elle n’existe nulle part, sauf peut-être dans l’univers considéré comme un tout. Et encore, pas de doute que chaque big bang soit un peu plus petit que le précédent… À bord de l’astronef, les fuites proviendraient du recyclage des déchets. Ils ne pourraient venir à bout de l’accumulation des chlorures, ou de celle des matières terreuses dans les conteneurs des algues. Et ils ne pourraient pas non plus recycler totalement les cadavres, humains ou animaux. Certains minéraux… si seulement ils parvenaient à les réintroduire dans le système, à les rendre utiles à quelque chose qui les transformerait en éléments assimilables par le cycle principal… nous bûchions donc pendant des heures et des heures, à faire muter et tester des bactéries, à jongler avec les processus physico-chimiques, à essayer de créer un serpent qui se morde la queue lancé à travers la galaxie.

Un soir, en leur absence, j’affichai le programme complet et y introduisis mes propres estimations, pour trouver le moment où les accumulations déséquilibreraient suffisamment le système pour le faire s’effondrer. J’obtins environ soixante-dix ans.

C’était un résultat impressionnant, compte tenu des données de départ, mais l’univers est vaste et il leur fallait faire mieux.

Un jour où je réfléchissais à ce problème d’autarcie, une semaine ou un peu plus après le passage de la police, Andrew Duggins, Al Nordhoff et Valenski m’arrêtèrent dans le couloir. Duggins avait l’air gras et maladif, comme si la situation prélevait son dû sur lui.

« Nous avons appris que tu avais aidé les mutins à échapper à une flottille de la police du Comité qui passait près d’ici, m’accusa-t-il.

— Qui vous a raconté ça ?

— On ne parle que de ça à bord, dit-il rageusement.

— Qui ça, “on” ?

— Cela n’a pas d’importance », rétorqua Valenski dans son anglais haché, lourdement accentué. « La question est de savoir si la police du Comité est passée vendredi dernier pendant que nous étions enfermés tous les trois.

— C’est exact.

— Et tu as contribué à l’élaboration d’un plan pour leur échapper ? »

Je réfléchis. Eh bien, c’était effectivement vrai. Et je voulais être connue pour ce que j’étais. Je regardai Valenski dans les yeux. « On peut présenter les choses de cette façon, oui. » Étrange impression, de se retrouver à découvert…

« Tu les as aidés à éviter la capture ! explosa Duggins. Nous serions libres, à présent !

— J’en doute. Ces gens auraient résisté. La police nous aurait tous réduits en poussière. Je vous ai sans doute sauvé la vie.

— Le fait est que tu as aidé les mutins, dit Valenski.

— Tu les as aidés depuis le début », dit Duggins. L’animosité qui émanait de lui était presque tangible et je ne comprenais pas pourquoi. « Ta participation à l’attaque de la salle radio était une comédie, n’est-ce pas ? Destinée à t’attirer notre confiance. C’est toi qui les as mis au courant de nos plans, et maintenant tu les aides ! »

Je me retins de lui souligner le manque de logique de son accusation. Comme je l’ai déjà dit, la paranoïa est courante dans l’espace. « Qu’en penses-tu, Al ? fis-je d’un air désinvolte.

— J’en pense que tu es un traître. » La réponse de cet homme calme me fit marquer le coup.

« À notre retour sur Mars, déclara Valenski, ton comportement devra être signalé. Et tu ne participeras pas au commandement du vol de retour. Si tu en fais partie.

— J’ai l’intention de revenir sur Mars », dis-je d’un ton ferme, encore secouée par les paroles d’Al.

« Vraiment ? » Duggins ricana. « Es-tu sûre de pouvoir sauter du lit d’Oleg Davydov, le moment venu ?

— Andrew ! » J’entendis la protestation d’Al, mais j’étais déjà partie vers le réfectoire par un autre chemin, d’un pas rapide, scratch scratch scratch.

« Sale garce vendue ! » cria Duggins derrière moi. Ses deux compagnons essayaient encore de le raisonner lorsque je tournai le coin et me hâtai hors de portée de leurs voix.

Ébranlée par cette confrontation, consciente des pressions qui montaient de toutes parts autour de moi (quand serai-je comprimée en un nouveau matériau, me demandai-je ?), je déambulai à travers le labyrinthe de salons voisin des salles à manger. Les couleurs d’automne tiraient sur l’hiver : marrons léthargiques, davantage de blanc et d’argenté. Dans la galerie aux tapisseries, parmi les tentures ouvragées, il y avait un écran d’affichage couvert de messages, de jeux et de plaisanteries. Je m’arrêtai devant et une phrase m’attira l’œil. « Ce n’est que sous la pression d’une urgence sociale absolue qu’émergent synergétiquement les stratégies techniques alternatives résolument fonctionnelles. » Houlà, me dis-je, quel prosateur de génie a pondu ça ? Je regardai plus bas… la citation était attribuée à un certain Buckminster Fuller. Et ça continuait : « Nous sommes ici témoins de la prépondérance de l’esprit sur la matière et l’Humanité échappe aux limitations de son identification à une aire géographique circonscrite. » Ça, c’était certain.

Une partie de l’écran était réservée aux suggestions pour baptiser l’astronef. Chacun pouvait choisir sa couleur et ses caractères pour inscrire un nom dans cet espace. Cela commençait à être un peu encombré. La plupart étaient tristounets : le Premier, Numéro un, l’Astronef. Certains étaient meilleurs. Il y avait des allusions classiques, bien entendu : l’Arche, Santa Maria, Kon-Tiki III, Parce que c’est comme ça. Les noms des deux moitiés de l’astronef avaient été accolés – Lerdalgo, Himontov –, je doutais qu’ils soient choisis. Au centre de l’écran se trouvait la suggestion attribuée à Davydov : Anicare. J’aimais bien celui-là. Il y avait aussi le Transplutonien, qui faisait penser aux Vampires de l’espace. Environ un tiers des noms étaient écrits en caractères cyrilliques, que je parviens à peine à déchiffrer. De toute façon, cela devait être du russe. Ils avaient l’air bien, malgré tout.

Tandis que je regardais ces noms, je réfléchis à tout ce qui s’était passé, à Davydov, Swann et Breton, Duggins et Valenski. J’aurais des ennuis si je retournais sur Mars… si je retournais ? Quand je retournerai ! Saisie d’une colère sans objet précis, j’eus soudain l’inspiration d’un nom à ajouter sur l’écran. En caractères le plus gros possible, orange, je tapai juste en dessous de la proposition de Davydov : LA NEF DES FOUS. La nef des fous. Comme c’était juste. Nous serions une illustration de l’allégorie, avec moi au premier plan parmi les personnages principaux. Cela me fit rire et je me sentis mieux, bien que je susse que c’était illogique… sur ce, j’allai dîner.

Mais le lendemain, le sentiment d’oppression revint. Je me sentais comme un morceau de chondrite qu’on transformait en chantonnay. Le cours de mon existence avait été infléchi par cet événement et il n’y avait pas moyen de le redresser ; mon pouvoir de décision ne portait que dans cette nouvelle direction où un désastre final semblait de plus en plus probable. Ce sentiment d’oppression devenait insupportable et j’allai courir dans la centrifugeuse. Il était agréable de retrouver la gravité et de courir comme un hamster dans sa roue, comme une créature sans pouvoir de décision.

Je courais donc. Le sol de la centrifugeuse était fait de planches de bois incurvées, les murs et le plafond étaient blancs, ponctués de cercles rouges numérotés pour indiquer aux coureurs où ils en étaient. Les couloirs n’étaient pas précisément délimités, lent à droite, rapide à gauche. D’habitude, j’allais simplement jusqu’au mur gauche et me mettais à courir en regardant les lattes défiler sous moi.

Cette fois, j’entendis un bruit de course juste derrière moi et je m’écartai en me disant : Imbéciles de sprinters ! C’était Davydov. Il arriva à ma hauteur.

« Cela ne t’ennuie pas que je coure avec toi ? »

Je secouai la tête, bien que je n’aime pas trop courir en compagnie. Nous fîmes quelques tours côte à côte.

« Tu cours toujours aussi vite ? »

En fait, quand je m’entraîne, c’est sur moyenne distance, et mon but est de faire monter mon pouls à quatre-vingt-dix maximum et de l’y maintenir pendant vingt ou trente minutes. C’est pousser les limites. Quand Davydov me posa cette question, je courais depuis presque une demi-heure et étais près de m’effondrer. Je dis néanmoins : « Ou plus vite. »

Il poussa un grognement. Nous continuâmes. Sa respiration s’accélérait.

« Vous êtes bientôt prêts à partir ? demandai-je.

— Oui. Dans quelques jours, je pense.

— Vous aurez une autarcie suffisante ? »

Il me jeta un bref coup d’œil ; il savait que j’étais au courant que non. Puis il regarda à nouveau ses pieds, plongé dans ses pensées.

« Non », dit-il. Quelques foulées. « Pertes d’eau. Accumulation de déchets. Pas assez de carburant.

— Combien pouvez-vous tenir ?

— Quatre-vingts. Quatre-vingts ans. »

Je souris un instant, satisfaite de la précision de mes calculs. Ils auraient dû m’avoir avec eux depuis le début, me dis-je. « Et ça ne t’inquiète pas ? »

Il regarda de nouveau le sol. Nous fîmes un bon nombre de foulées, presque un tour complet.

« Si », reconnut-il avec un léger bafouillement. « Si, je suis inquiet. » Quelques foulées. « Il faut bien. Je m’arrête. Tu me rejoins ? Dans la salle de jeu ?

— Dans quelques minutes. » Il ralentit brutalement et se déporta sur la droite. J’agitai une main sans me retourner et me remis à courir librement. Je repensais à l’expression qu’il avait eue et à son soulagement quand il avait dit : « Si, je suis inquiet. »

Au bout de six mille mètres, je remontai jusqu’au moyeu, sortis de la centrifugeuse et m’épongeai. Je descendis à la salle de jeu ; je me sentais bien mieux, fatiguée et forte dans l’apesanteur.

Davydov était dans un coin isolé de la pièce ; assis à une table pour deux, il regardait par le petit hublot voisin. Il semblait que les saisons s’accéléraient à bord, les cloisons étaient de nuances sombres : marron, bleu d’orage et argent. Je m’assis à côté de lui et nous contemplâmes le petit carré d’étoiles. Il m’apporta une bulle de lait. Les soucis creusaient son large visage sombre et il évitait mon regard.

« Quatre-vingts ans, ce n’est pas très long, fis-je remarquer.

— Non. Cela pourrait suffire, avec de la chance.

— Mais ce n’est pas autant que tu l’espérais.

— Non. » Ses lèvres étaient serrées. « Pas du tout.

— Qu’allez-vous faire ? »

Il ne répondit pas. Il but quelques gorgées à sa bulle, se tripota les joues. Je n’avais jamais vu chez personne une telle expression d’incertitude. Cela me fit réfléchir. Il avait consacré une grande partie de sa longue vie à l’idée de cet astronef, de cette expédition. Soudain, elle s’était réalisée !… et elle n’était pas aussi bonne que prévu ; beaucoup plus dangereuse. Il était rongé par le doute. Il s’apercevait à présent qu’il conduisait peut-être des gens à la mort ; je le voyais sur son visage. Ce passage du rêve à la réalité avait opéré sur lui l’effet habituel… il avait fait apparaître la possibilité d’un échec, exacerbé son sens du danger, et lui faisait peur.

« Vous pourriez faire machine arrière, dis-je. Aller vous mettre en orbite terrestre et dire aux Terriens ce que vous avez fait et pourquoi. Vous pourriez plaider pour un véritable vaisseau stellaire. Le Comité n’oserait pas vous attaquer dans l’espace terrestre. »

Il secouait la tête. « Il n’en aurait pas besoin. Les forces américaines et soviétiques le feraient pour lui. Ils nous aborderaient, nous feraient descendre et demanderaient au Comité quoi faire de nous.

— Pas si le Comité s’est fait renverser par cette révolution dont tu m’as parlé.

— J’en doute. Le Comité a les choses trop bien en main, et les puissances terriennes sont derrière lui.

— Eh bien, vous avez quatre-vingts ans… vous pourriez jouer à cache-cache dans le système solaire, contacter la Terre et Mars par radio pour faire savoir qui vous êtes et éviter de vous faire prendre en attendant d’être devenus une cause célèbre que plus personne n’ose toucher… »

Il secouait à nouveau la tête. « Ils nous pourchasseraient jusqu’au bout. Ce n’est pas dans ce but que nous avons fait tout cela.

— Mais quatre-vingts ans, ce n’est pas assez pour un vol interstellaire !

— Si. Si, c’est assez…

— Oleg ! Tu ne peux pas dire que c’est assez, uniquement parce que cela suffirait à vous amener jusqu’à la plus proche étoile. Il vous faudra chercher une planète habitable, quatre-vingts ans ne sont pas suffisants. »

Il regarda par la fenêtre, but quelques gorgées, « Mais pendant ce temps, dit-il, nous perfectionnerons les systèmes de recyclage. Ce qui nous donnera plus de temps.

— Je ne vois pas ce qui te fait dire cela.

— Nous avons beaucoup de matériel, de pièces détachées et une des meilleures équipes de concepteurs de système jamais réunie. S’ils sont suffisamment capables, nous aurons tout le temps que nous voudrons. »

Je le dévisageai. « Ça fait un gros “si”. »

Il hocha la tête. Il avait toujours son air inquiet. « Je sais. Il ne me reste qu’à espérer que notre équipe de spécialistes en biosurvie soit la meilleure possible. »

Nous restâmes encore un moment assis en silence, puis la voix d’Ilène appela Davydov vers une quelconque affaire, et je restai à méditer sur le sens de sa dernière phrase. Elle n’était pas si obscure que cela et je grinçai des dents en sentant monter la pression.

Plus tard dans la journée, alors que je sentais toujours la lente progression de la compression qui devait me transformer, j’allai dîner avec Swann. Il était d’excellente humeur et me parla longuement des perfectionnements apportés aux systèmes de navigation et de propulsion de l’astronef. Ils allaient devoir alterner plusieurs fois accélérations et décélérations, ils pourraient maintenant le faire avec moins de carburant.

« Qu’as-tu donc ? » demanda-t-il après avoir remarqué qu’il faisait les frais de la conversation.

« Comment allez-vous sortir du système solaire ? répondis-je. Sans que la police du Comité repère l’échappement de vos fusées ?

— Nous garderons quelque chose entre eux et nous tout le temps qu’elles marcheront. Tout d’abord, le Soleil sera entre nous et Mars, puis nous couperons les moteurs tant que nous n’aurons pas atteint Saturne. Nous resterons en orbite quelque temps, puis nous partirons vers Pluton. » Il me regarda d’un drôle d’air. « Cela ne fait que quelques poussées à découvert. Mais tu ne diras rien ?

— Il faudra qu’ils me l’arrachent par la force, dis-je d’une voix morose. Ou qu’ils me droguent. Tu ferais sans doute mieux de ne plus rien me dire.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Duggins et Valenski ont l’intention de raconter au Comité que j’ai collaboré avec vous. Je pourrais finir sur Amor, pour ce que j’en sais.

— Mon Dieu ! Oh ! Emma… tu devras nier leurs accusations. La plupart de ceux qui retournent te soutiendront.

— Peut-être. Il va y avoir une sacrée pagaille.

— Attends-moi. Je vais chercher une bouteille de vin. » Ils faisaient un bon petit vin blanc, à bord de l’Aigle-Roux, avec seulement quelques pieds de vigne. En son absence, j’essayai de me rappeler s’il y aurait des vignes sur l’astronef. Non. Trop de déchets.

J’entrepris de boire la plus grande partie de la bouteille sans trop participer à la conversation. Après dîner, nous regagnâmes nos chambres. Eric m’embrassa devant ma porte et je lui rendis son baiser presque rageusement. Ivre… « Allons dans ma chambre », dit-il et je me surpris à acquiescer. Nous y allâmes et il ne me vint pas à l’esprit de me demander si c’était bien avec lui que j’avais envie de coucher… Dans sa chambre, nous éteignîmes les lumières et nous déshabillâmes en nous embrassant, suspendus dans les airs. Faire l’amour fut l’occupation agréable et délicate que c’est habituellement en apesanteur… s’accrocher au lit, se déplacer lentement à des moments inopportuns, boucler les sangles Velcro. Je m’abandonnai à mes sensations en m’émerveillant une nouvelle fois de voir combien les amants s’ouvrent l’un à l’autre. J’éprouvais un élan d’affection pour ce vieil ami, cet homme doux et chaleureux, cet exilé insensé qui fuyait l’Humanité. Que penser de lui ? Que fuyait-il, après tout, sinon les troubles et la répression sur Mars, la folie furieuse de la Terre, notre mère patrie, notre berceau… il fuyait la haine et la guerre. Si seulement ils pouvaient comprendre que tout le monde est aussi humain que l’est votre amant… Peut-être s’en souviendraient-ils à bord de l’astronef, me dis-je avec tristesse.

« Emma », dit-il tandis que nous flottions enlacés. « Emma ?

— Oui ?

— S’il te plaît, viens avec nous.

— … Oh ! Eric !

— S’il te plaît, Emma. Nous avons besoin de toi. Ce sera une belle vie, une de celles que vivent les grands hommes. Et je te veux avec nous. Cela changerait tout pour moi…

— Eric.

— Oui ?

— Je veux vivre sur Mars. J’y suis chez moi.

— Mais… » Il s’interrompit, soupira.

Nous flottions, et pour une fois l’apesanteur ressemblait à la gravité, une gravité faisant pression de toutes parts. Des larmes s’échappaient de mes yeux.

C’était pour moi l’occasion de me joindre au plus fabuleux voyage de l’Humanité. J’aurais voulu n’avoir pas tant bu. « Je veux retourner dans ma chambre », murmurai-je. J’allumai la lampe du bureau, récupérai mes vêtements dans les airs, évitai le regard triste d’Eric. Je l’embrassai avant de partir.

« Tu y réfléchiras ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, dis-je. J’y réfléchirai… »


Au cours des derniers jours, ils vidèrent l’Aigle-Roux, le laissant tout juste capable de rentrer. Nadezhda et Marie-Anne avaient l’air hagard. Un beau jour, je les aidai à rassembler leurs affaires pour déménager sur l’astronef. Marie-Anne s’essuya les yeux et m’embrassa. Nous étions toutes les trois plantées là, trio de féminité raisonnable dans un monde de fous… mais elles partirent.

La pièce vide et nue était oppressante. Je sortis pour flotter à travers le vaisseau, dédaignant l’habituel numéro d’équilibre sur Velcro ; je prenais les nombreux virages d’un mouvement paresseux du bout des doigts. Je volais comme dans un rêve par tout le vaisseau sans vouloir reconnaître les rares personnes que je croisais. C’était la période nocturne, l’éclairage des coursives était réduit aux veilleuses. De-ci de-là, de petits groupes étaient réunis dans les salons où ils discutaient calmement en buvant à des bulles qui planaient au-dessus d’eux comme des djinns dans leurs gargoulettes. Ils ne relevaient pas les yeux sur mon passage.

Je traversai les quartiers d’habitation silencieux (par les portes ouvertes, j’apercevais des gens qui emballaient leurs affaires pour passer sur l’astronef), montai jusqu’aux vastes cales ténébreuses du sommet, parmi le matériel de minage abandonné, les « waldos » semblables à des monstres ou de tristes robots mutilés, à demi invisibles dans les ombres qu’ils projetaient. Je descendis le long puits de circulation jusqu’à la centrale d’énergie, brillamment éclairée, bourdonnante, vide. Puis je remontai vers la passerelle où je me tins devant la large baie vitrée pour regarder la « chose ».

Eh bien, me dis-je, le voilà. Je pouvais partir sur le premier vol vers les étoiles. J’avais le sentiment que cela aurait dû être en quelque sorte plus impressionnant, une invitation en règle : entretiens avec d’importantes commissions, batteries de tests, acceptation notifiée par vidéogramme, l’attention de deux planètes. Au lieu de cela, il n’y avait que deux vieux navires minéraliers accouplés par des amis séditieux… et je me faisais inviter par ces amis, parmi lesquels deux hommes qui avaient compté pour moi pendant des années. Cela ne semblait pas juste. J’évoquai toute la littérature sur les voyages interstellaires, toutes ces petites sociétés en vase clos, dérangées, incestueuses, dégénérées. Pourtant cette expédition, dont les membres vivraient jusqu’au bout du voyage, ne tournerait pas ainsi. Mais était-ce bien sûr ? Ils deviendraient peut-être fous à rêver de savanes. J’eus soudain une conscience aiguë d’être dans une petite bulle d’air comparable à un scaphandre géant…, j’étais dans un sous-marin en plongée, à des millions de mètres dans un océan de vide.

Non, je ne pouvais pas partir avec eux. Ils réussiraient peut-être – si je venais, Nadezhda et moi parviendrions certainement à maintenir opérationnel le système de survie – mais je ne pouvais pas partir. J’avais besoin de marcher sur un sol ferme, sur le sol nu de Mars.

Les évocations de ces livres me vinrent à nouveau à l’esprit et je vis le double vaisseau qui dérivait à des années-lumière, vide, squelette d’un rêve avorté.

Je pouvais les empêcher de partir. Cette pensée me fit jeter un coup d’œil furtif aux silhouettes silencieuses assises aux commandes du vaisseau. Elles m’ignoraient.

Je ne pouvais rien faire en ce qui concernait l’astronef. Mais si je sabotais l’Aigle-Roux, ils seraient bien obligés de… de quoi ? Ils ne voudraient pas nous tuer, et ainsi tout le monde serait peut-être sauvé… Il y avait dans la cabine de Davydov des codes d’accès permettant d’ouvrir les vannes des cuves à deutérium.

Sans vraiment y penser, je me laissai dériver hors de la passerelle. Flottant toujours comme un esprit désincarné, je parvins à la chambre de Davydov, à un des angles du pont supérieur. La porte était entrouverte. Il y avait de la lumière à l’intérieur.

Je frappai à la porte, accrochée au chambranle. Pas de réponse. J’avançai la tête et regardai à la ronde. Personne ? Une simple lampe de bureau éclairait la pièce. J’étais sur le point de poser le pied sur la bande Velcro du plancher, mais je me ravisai… trop bruyant. Je repoussai un peu plus la porte et me glissai à l’intérieur.

Il était endormi. Il avait rapproché deux chaises et était étendu, la tête et les épaules sur l’une, les genoux sur l’autre. Il avait la mâchoire pendante et respirait calmement. À la lumière de la lampe de bureau, je remarquai que ses cheveux avaient la même texture crépue que le tapis Velcro.

Un long moment, je planai dans les airs en observant son visage sombre, plus noir encore dans la pénombre. Il avait l’air si naturel.

Sur le bureau, dans la lueur de la lampe, quelques feuilles étaient éparpillées sous un presse-papiers. De toute façon, j’étais déjà indiscrète ; je repoussai le mur de la pointe des pieds pour aller y jeter un coup d’œil.

C’étaient des diagrammes, plusieurs versions de la même chose. Sous une feuille étaient posés un compas et une règle. Les diagrammes étaient tous circulaires, ou presque : les dessins, construits à partir de plusieurs arcs de cercle, représentaient des circonférences légèrement aplaties sur un côté. Autour de celles-ci étaient disposés de petits rectangles noircis au crayon différemment orientés. Je vis un léger griffonnage sous une longue série de chiffres. Quelque chose pour laisser une marque sur le monde, quelque chose pour montrer que nous sommes passés par là… Le crayonnage était taché, comme si l’on y avait frotté le dos de la main. Le tiret final s’étalait à travers la page.

Je regardai un long moment les petits rectangles noirs, détournant une fois ou deux les yeux vers Davydov. Un projet de monument à leur gloire, consacré à un groupe qui quittait tout ce qu’avait connu et partagé l’Humanité. « Quelque chose pour montrer que nous sommes passés par là… » Je dérivais dans cette pièce obscure, sans autre bruit que le murmure aérien de la ventilation, et je sentis monter en moi le vide, la désolation. Nous allions tous mourir. C’était la première fois de ma vie que j’avais cette pensée et y croyais vraiment. Il était facile de ne pas y penser, avec les moyens que nous avions découverts de repousser l’échéance, d’un millénaire, peut-être. Mais la mort finirait par venir. Les diagrammes étalés sur le bureau me semblaient des ensembles de pierres tombales. Des projets pour une nécropole. Voilà comment nous montrons que nous sommes passés par là ; c’est tout ce que nous pouvons faire.

Je survolai le dormeur, m’étendis à l’horizontale au-dessus de lui. Même l’exilé désire laisser un souvenir. Pauvre petit groupe dépenaillé, avec leur rêve stupide… J’aurais voulu être succube pour pouvoir le posséder sans qu’il se réveille tout à fait, sans qu’il redevienne conscient et humain. Il respirait calmement. Je m’éloignai avec un frisson convulsif, me repoussai contre un mur, vers la porte, et me glissai dans le couloir. J’avais renoncé à mon projet de saboter l’Aigle. Mon rôle n’était pas de m’immiscer dans la façon dont autrui choisit de mourir ou de laisser auparavant une trace.

Ils seraient bientôt partis.


De retour dans ma chambre, je sombrai dans un sommeil agité. Je m’éveillai une fois à demi pour me retrouver blottie dans un coin, étendue à la verticale à côté du lit. Je tâtonnai à la recherche d’une sangle Velcro, plaquai celle-ci sur les bandes de chaque côté de moi et retombai endormie. C’était le genre de nuit où vous vous réveillez toutes les heures en vous disant que vous n’avez pas dormi une seconde ; les rêves dont vous vous souvenez ont l’aspect de pensées vagabondes. Je dormis, me réveillai, dormis, fis l’aller et retour jusqu’aux toilettes comme une somnambule, dormis de nouveau. Je ne voulais pas me réveiller. J’étais épuisée.

Bien des heures plus tard, un coup à la porte me sortit du lit. Je jaillis hors de mes attaches Velcro, atterris sur le mur opposé. Je repris mes esprits et ouvris.

C’était Davydov. Je clignai des yeux, confondant cet instant avec celui où je l’avais vu pour la dernière fois. J’étais encore en plein rêve.

« Nous aimerions que tout le monde se rende sur l’astronef pour une dernière réunion, dans deux heures.

— C’est le départ ? »

Il hocha la tête. « Veux-tu y aller avec moi ? Je traverse bientôt.

— Euh… oui. Laisse-moi me préparer. »

Après avoir fait ma toilette, je le rejoignis sur l’aire d’envol et nous franchîmes l’espace qui séparait les vaisseaux. L’astronef avait toujours le même aspect de chantier.

Le Lermontov était plus vide que dans mes souvenirs. Davydov m’entraîna par le tunnel grossier du sas tubulaire reliant les deux navires pour me faire visiter les quartiers d’habitation de l’Hidalgo : des cloisons avaient été abattues et les chambres étaient deux fois plus grandes qu’avant. L’hôpital avait été étendu, essentiellement pour des besoins de stockage. Nous passâmes devant des piles de caisses en plastique, dont une qui bloquait presque complètement un couloir. « Nous sommes encore en train d’emménager », expliqua Davydov. Il semblait empreint d’une fierté tranquille, capitaine d’un astronef flambant neuf, tous ses doutes disparus dans la nuit alors que les miens s’étaient accumulés.

« Je suis fatiguée », me plaignis-je.

Nous retournâmes sur la passerelle du Lermontov. Il restait encore un peu de temps avant la réunion. Après celle-ci, ceux qui retournaient repasseraient sur l’Aigle-Roux. L’heure de la séparation était venue.

Ils ne laissaient qu’une navette à l’Aigle-Roux, et juste assez de carburant pour accélérer jusqu’à cinquante kilomètres-seconde et pour décélérer… ce qui signifiait un vol en apesanteur autour du Soleil pendant presque tout le voyage de retour. Je jurai quand Davydov m’apprit cela. J’en avais marre de l’apesanteur !

« Je suis désolé pour tout ce que nous t’avons fait, dit-il par la fenêtre. Tout ce que nous t’avons imposé…, les risques auxquels nous t’exposons.

— Eh ! »

Il me tournait le dos. « Les choses devraient s’être tassées, le temps que vous arriviez.

— Je l’espère. » Je ne voulais pas penser à cela. Nous méritions un retour au calme.

« Je regrette que tu ne viennes pas avec nous, Emma. »

Cela me réveilla. Je regardai son dos tourné. « Pourquoi cela ?

— Tu… tu étais la dernière de l’extérieur. Et je n’avais pas parlé à quelqu’un de l’extérieur depuis des années… pas véritablement parlé, j’entends. Si… si tu avais décidé de te joindre à nous, cela aurait signifié beaucoup pour moi.

— Tu n’aurais pas à te sentir coupable de me renvoyer vers Mars et ce qui peut s’y passer, dis-je, cruelle.

— Oui, oui, je suppose que c’est vrai. Et… et je n’aurais pas à considérer comme terminé ce qu’il y a eu jadis entre nous… » Il se retourna enfin vers moi, s’approcha. « J’aurais apprécié ta compagnie, dit-il lentement.

— Et si je partais, j’aurais moi aussi apprécié ta compagnie. Mais je ne pars pas. » Je m’en tenais à ça.

« Je sais. » Il détourna les yeux ; il semblait chercher ses mots. « Ton avis a pris de l’importance pour moi. »

Je répondis d’un ton las : « Pas tant que ça. » Ce qui était vrai.

Il fit la grimace. Je regardai ses lèvres se serrer de tristesse. Quelque part en moi, un courant s’inversa, mon humeur commença à s’alléger. Après un long silence, je me redressai précautionneusement (je m’aperçus que je m’étais appuyée au fauteuil du navigateur), m’approchai de lui, me mis sur la pointe des pieds (une main sur son épaule) et l’embrassai légèrement sur les lèvres. Un millier de phrases se pressaient dans ma bouche. « Je t’aime bien, Oleg Davydov », dis-je un peu bêtement. Je fis un pas en arrière pour lui échapper. « Allez, descendons au terrain de football. La réunion ne peut pas commencer sans toi. » Je me dirigeai vers la porte, tout à fait certaine de ne pas vouloir poursuivre cette conversation.

Arrivés à la porte, il m’arrêta et, sans un mot, me prit dans ses bras pour une de ces étreintes d’ours russe qui vous font comprendre que vous n’êtes pas le seul être conscient au monde, à cause de l’intensité de la chair. Je le serrai dans mes bras en me souvenant de notre jeunesse. Puis nous descendîmes par le puits vers le terrain de sport agrandi… Et ce fut ainsi que nous nous séparâmes.

Cette réunion finale dans le grand espace aménagé sur le Lermontov fut étrangement flottante. Pour chacun des deux groupes, l’autre était en train de mourir. J’avais l’impression que des kilomètres de plastacier me séparaient des autres. Puis tout le monde se mit à tourner en rond pour se dire au revoir. Tout se passa très vite. Je me sentais très fatiguée. Nadezhda et Marie-Anne mirent la main sur moi et m’embrassèrent. J’avançais avec les autres vers le couloir menant aux navettes tout en disant : « Au revoir-adieu… au revoir. » Puis Eric se retrouva devant moi, me serra dans ses bras. Davydov était à son côté. Ils s’entre-regardèrent. Davydov dit : « Voilà qui tu laisses derrière toi, hein ? » Puis il me prit le bras et m’entraîna dans le couloir. « Au revoir ! » cria Eric. « Oui », marmonnai-je. Et nous nous retrouvâmes sur l’aire d’envol.

« Au revoir, Emma. Merci pour ton aide, dit Davydov.

— Fais attention à toi », répondis-je, la gorge serrée.

Il secoua la tête.

« Au revoir, Oleg Davydov. » Je pouvais à peine parler.

Il tourna les talons et quitta les lieux. Je montai à bord de la navette et nous jaillîmes dans l’espace vers l’Aigle-Roux d’où nous étions venus. Une fois à bord, les nouveaux membres d’équipage se dévisagèrent. Trois membres de l’AIM qui avaient décidé de retourner sur Mars ; dix ou douze personnes farouchement opposées à cette expédition interstellaire regroupées autour de Duggins et de Valenski ; une autre douzaine d’individus restés indifférents, ou qui avaient prêté main-forte. D’un accord tacite, nous nous dirigeâmes vers la passerelle. Je m’approchai de la fenêtre pour regarder une dernière fois l’astronef. Le soleil était derrière nous et, pendant une seconde, notre ombre passa sur le double navire.

Plantée devant cette fenêtre, le regard fixe, j’étais incapable de réfléchir… chaque pensée qui me venait mourait, court-circuitée.

L’astronef se mit en mouvement. Impuissante, je l’accompagnai le long de la baie. Avec les autres, je le vis obliquer et s’éloigner : d’abord une ceinture brillante, puis un collier, un bracelet, une bague et enfin une pierre argentée qui diminua, diminua avant de disparaître.

Il ne nous restait plus qu’à rentrer chez nous, sur notre planète rouge. À cette idée, noyant tout le reste, j’éprouvai un immense soulagement.


Depuis, nous avons tous assumé les tâches qui étaient dans nos cordes et moi, dans l’intimité de ma chambre solitaire, j’ai écrit ce journal… dans l’espoir de préserver, pour l’Emma des siècles à venir, une trace de ces derniers mois.

Indubitablement, jamais l’Aigle-Roux n’a embarqué équipage plus étrange. Ethel Jurgenson, Youri Kopanev et moi avons pris en charge les opérations sur la passerelle, ce qui consiste surtout, jusqu’ici, à surveiller les cadrans. À son tour, Valenski nous surveille en arpentant la passerelle comme un professeur durant une composition. Ginger Sims, Amy Van Danke et Nikos Micora, un des membres de l’Association qui ont décidé de rentrer (un garçon très calme), prennent soin de la ferme avec l’aide de trois ou quatre autres, dont Al Nordhoff. C’est à moi qu’ils font leurs rapports, mais Valenski tient à être présent pendant tout le temps que nous travaillons.

Malgré cette atmosphère de suspicion, les relations entre les différentes factions à bord sont meilleures qu’au début. Vers le quatrième jour de notre voyage, Youri et Duggins ont commencé à se battre au réfectoire ; Sandra et quelques autres ont dû les séparer. Les deux protagonistes étaient assez joliment amochés, Duggins en particulier qui avait effectué un vol plané sur le dos par-dessus une table, spectacle magnifique à mes yeux. Pendant quelques jours, nous fûmes comme deux camps sur le pied de guerre. J’allai finalement discuter avec Valenski dans sa chambre. « Vous vous occupez de vos affaires et nous des nôtres. Chacun se contente de faire son travail. Quand nous arriverons sur Mars, ils arraisonneront le vaisseau et tout le monde pourra raconter ce qu’il veut.

— Ça me va. C’est toi qui auras alors des problèmes, pas moi. »

C’est sans doute assez vrai. Mais depuis les choses ont été relativement calmes. À l’occasion de nos réunions privées, Youri a suggéré de nous emparer du vaisseau pour gagner la Terre, mais nous avons rejeté cette idée. Tout d’abord, personne ne voulait prendre le risque d’une confrontation violente avec les loyalistes. Mais je crois surtout que personne ne voulait envisager l’idée d’aller sur Terre. Avec ses guerres, ses masses affamées, sa pesanteur… nous sentions tous instinctivement que rien sur Mars ne pouvait être pire. D’ailleurs, comme le fit remarquer Sandra, la Terre n’est rien d’autre que la patrie des maîtres du Comité et, partant, n’a rien d’un havre pour nous.

Nous cinglons donc vers Mars, et nous attendons. J’ai vécu ces jours comme une somnambule ; mon esprit revivait les mois précédents alors que je rédigeais ces Mémoires, ou bien il s’égarait vers Saturne avec l’astronef et son équipage, mes amis. Au début, j’étais incapable de contrôler cette attitude et je dérivais à travers l’Aigle-Roux sans répondre à mes compagnons. Plus tard, je la cultivai délibérément parce que j’avais remarqué qu’elle tendait à apaiser tout le monde à bord.

Nous n’avons pas d’émetteur, alors nous écoutons ce que nous pouvons capter sur le récepteur. Il n’y a pas grand-chose. Manifestement, l’agitation s’est poursuivie sur Mars ; ne pas savoir vers quoi nous retournons ne nous simplifie pas la vie…

Mais nous ne tarderons pas à le savoir. J’ai occupé mon temps à remplir ce journal, certainement imparfait, car qui peut transcrire sur le papier le déferlement étonnant de l’expérience vécue ? Cela m’a cependant fait passer le temps. Nous commençons aujourd’hui la décélération qui ramène avec elle l’attraction du plancher tant souhaitée. Et nous serons bientôt de retour dans l’espace martien. Si je le peux, je continuerai à griffonner dans ce petit carnet pour lui donner une sorte de conclusion. Mais je crains qu’ils ne nous jettent tous en prison.


Ce sont les rebelles qui sont venus à notre rencontre.

Je n’oublierai jamais la tête qu’a faite Andrew Duggins. La réalité l’avait trahi ; les insurgés jaillissaient de toutes parts, même sur le sol de sa patrie où il les attendait le moins, et il ne pouvait leur échapper.

Et pourtant, je suis sûre que plusieurs d’entre nous, les collaborateurs, n’étaient pas moins déconcertés de se faire accueillir par les forces anti-Comité.

Voici donc comment cela s’est passé : ils sont venus à notre rencontre juste au-delà de l’orbite d’Amor dans un de ces petits vaisseaux de la police utilisés pour patrouiller dans l’espace autour de Phobos et Deimos et transporter les prisonniers sur Amor. Je regardais le croissant rouge de la planète par la baie de la passerelle, me demandant si j’y reposerais jamais le pied, quand ils ont jailli du puits de circulation – environ dix hommes et femmes à l’air tendu vêtus de combinaisons de travail. Ils pointèrent sur nous le long museau de leurs armes, des fusils à lumière cohérente, et pendant un long moment de tension je crus qu’ils allaient supprimer tous les témoins de la mutinerie…

« C’est l’Aigle-Roux ? » demanda un homme blond, car il nous avait été impossible de répondre par radio à leurs questions excédées.

« Oui », répondirent deux ou trois d’entre nous.

Il hocha la tête. « Nous sommes la cellule texane de l’Alliance Washington-Lénine. Vous voilà libérés… » Il sourit, de la tête que nous faisions, je suppose. « Nous allons vous emmener au plus tôt à New Houston, une cité libre. »

C’est alors que Duggins prit l’air de celui qui voit le monde basculer. Ethel et moi nous regardâmes bouche bée… Youri nous tenait toutes deux dans ses bras et s’avançait lentement devant les armes. Il commença à expliquer notre histoire au blond mais, avant qu’il soit arrivé bien loin, on nous escorta sur l’aire d’envol pour passer sur le croiseur de la police. Là, nous fûmes séparés en plusieurs petits groupes et interrogés par deux des rebelles. Je ne tardai pas à être conduite dans une pièce où se trouvaient le blond et une femme de mon âge.

« Vous êtes Emma Weil ? »

Je leur dis que oui. Ils me posèrent quelques questions sur l’AIM et ses activités. Je confirmai l’histoire de Youri et des autres.

« Alors, il y a eu une révolution ? dis-je. Et le Comité a été renversé ? »

Ils secouèrent la tête. « Les combats continuent », dit la femme, qui s’appelait Susan Jones.

Le blond était son frère. « En fait, dit-il, cela ne va pas si bien pour nous. » Il se leva. « Au début, le soulèvement s’étendait à toute la planète, mais maintenant… nous tenons toujours Texas…

— Bien sûr », dis-je, et ils sourirent.

« Ainsi que le secteur soviétique. On se bat encore pour Mobil, Atlantic et dans les tunnels de Phobos. Mais les troupes du Comité ont repris le contrôle partout ailleurs.

— Et la Royal Dutch ? » demandai-je, la gorge soudain serrée.

Ils secouèrent la tête. « Reprise.

— Les combats ont été durs ?

— Il y a eu beaucoup de morts », déclara Susan Jones.

Son frère ajouta : « Ils ont brisé le dôme d’Hellas. Tué beaucoup de monde à l’intérieur.

— Ils n’ont pas osé faire ça ! » m’écriai-je. Hellas…

« Et si… Peu leur importe le nombre de victimes. Il y en aura toujours d’autres, sur Terre, pour prendre leur place.

— Ils évitent cependant les dégâts matériels, dit Susan d’un ton amer. C’est à notre avantage. Sinon, je ne doute pas qu’ils auraient déjà entièrement détruit New Houston.

— On dirait que vous êtes en train de perdre. »

Ils ne me contredirent pas.

Brusquement, la pesanteur s’accentua et nous devînmes plus lourds. Encore plus lourds.

« Mais je suis de votre côté, dis-je sans l’avoir prémédité. Je suis avec vous si vous voulez bien de moi. »

Ils hochèrent la tête. « Tu es des nôtres, dit Andrew Jones. Nous aurons besoin de spécialistes en systèmes de survie, quoi qu’il arrive. »

Nous retrouvâmes la pesanteur familière de Mars. Une minute plus tard, il y eut une légère secousse. J’étais rentrée chez moi.


J’ai donc rejoint la révolution.

Lorsque nous nous fûmes installés dans l’appartement que les rebelles utilisaient comme quartier général – c’était dans le district de Dallas, la zone industrielle de la ville, près des installations de distribution d’air et d’eau, en bordure du cratère de New Houston –, je demandai à Susan Jones ce qu’ils allaient faire de Duggins, Valenski et leur groupe.

Elle sourit. « Nous leur avons expliqué la situation et leur avons donné le choix : se joindre à nous ou se faire enfermer. Nous leur avons dit la vérité au sujet du Comité, leur avons décrit ce qu’était Amor. Nous leur avons dit que si l’un d’eux se joignait à nous pour avoir ensuite des activités contre-révolutionnaires, nous le fusillerions.

— Et alors ?

— Ils ne se sont pas encore tous décidés. La plupart de ceux qui l’ont fait ont opté pour la détention.

— Al Nordhoff est un homme bien…

— Il a choisi la prison. »

Bien sûr. Et tous ceux qui avaient aidé à construire l’astronef avaient choisi de se joindre aux révolutionnaires. Pas surprenant, bien que je garde le sentiment que certains auraient préféré être accueillis par le Comité. (Suis-je dans ce cas ?)

On nous emmena pour une courte réunion avec le commandement révolutionnaire local – un autre genre de comité, un groupe d’environ vingt-cinq individus débraillés et malodorants. Ils ressemblaient quelque peu à mon équipe après une dure journée de travail à la ferme. En pis. Susan Jones leur raconta ce qu’elle savait de nos aventures, ainsi que l’histoire de notre sauvetage – si on peut l’appeler comme ça. Nous répondîmes à quelques questions. Ils eurent l’air contents de nous voir ; c’était là un projet anti-Comité couronné de succès. Je commençais à me sentir très fatiguée. Je n’avais pas dormi depuis fort longtemps. Enfin, ils nous raccompagnèrent à nos chambres et je sombrai dans le sommeil à peine la tête posée sur l’oreiller.

Aujourd’hui, ils veulent que nous nous reposions. Andrew Jones dit que certains d’entre eux veulent encore nous parler. J’ai profité de l’occasion pour rédiger le récit de notre arrivée. À présent, je vais me recoucher. La pesanteur martienne, que pourtant j’adore, me semble bien lourde, ces jours-ci.

J’ai parlé cet après-midi à Andrew Jones. Il m’a dit que la révolution a éclaté partout en même temps, dans toutes les grandes villes de la planète. La flotte spatiale soviétique s’est rebellée en totalité et a attaqué par surprise le reste des vaisseaux du Comité, avec un succès dévastateur. « C’est pour ça que nous avons pu venir vous intercepter. Nous contrôlons encore en partie l’espace martien. Les voies ferrées reliant les villes ont été sabotées, en particulier les ponts et autres points stratégiques. Dans chaque ville, nous avons pris d’assaut les châteaux d’eau et les centrales atmosphériques, ainsi que certaines casernes de la police. Ces dernières attaques ont connu des succès divers. Il y avait autant de policiers que de rebelles, si bien qu’il y a eu bataille rangée dès le départ. Des combats de rue dans toutes les villes… Les U. S. A. et l’U. R. S. S. ont envoyé des renforts au Comité », dit Andrew pour terminer. « Ils sont arrivés récemment. Quelques gros vaisseaux, de vrais tueurs à longue distance, avec de l’armement antipersonnel de pointe.

— Vous ne devez pas trop les inquiéter, s’ils en sont encore à essayer de sauver les bâtiments et les installations.

— Je sais », répondit Andrew, amer et découragé. « Ils s’imaginent pouvoir tout simplement nous éliminer et rentrer en possession de leurs biens.

— Et vous avez perdu le contact avec beaucoup de villes tenues par les insurgés ?

— Tout juste. » Sa gaieté était sinistre. « Ils ont repris la plupart des secteurs, comme je l’ai dit. Ils descendent sur les centrales atmosphériques et les châteaux d’eau et tuent tous ceux qui s’y trouvent… S’il y a encore de la résistance, ils coupent l’air. Beaucoup d’immeubles sont autosuffisants, mais il suffit de quelques opérations de nettoyage. » Il grimaça. « Ces cités sont trop centralisées. Certaines cellules rebelles se sont aménagé des retraites souterraines dans le chaos. Nous espérons qu’ils ont pu les rejoindre.

— Et le reste de la population ?

— La plupart ont combattu à nos côtés. Au début. C’est pourquoi nous avons eu tant de succès.

— Il a dû y avoir beaucoup de victimes.

— Oui. »

Des milliers de morts. Massacrés. Des gens qui auraient vécu mille ans. Mon père… la prison l’avait peut-être protégé, mais il pouvait tout aussi bien être mort. Et mon tour allait peut-être bientôt venir.


Ils m’ont demandé de faire pour les rebelles de New Houston un petit discours qui serait ensuite retransmis aux autres avant-postes. « Quand la révolution a éclaté, me dit Susan Jones, les membres de l’AIM encore sur place ont participé aux combats et ont parlé à tout le monde du projet de vaisseau interstellaire. Cela a fait beaucoup de bruit, les gens sont très intéressés, cela les excite beaucoup. T’entendre annoncer que l’astronef est parti sera bon pour le moral. »

Ils sont mal partis, me suis-je dit. Mais j’ai rassemblé encore une fois autour de moi, dans le salon du quartier général, la douzaine d’entre nous qui ont aidé Davydov et les siens, devant le même auditoire, un peu plus nombreux, un peu plus fatigué. Deux caméras vidéo étaient braquées sur nous et on m’a tendu un micro. J’ai dit :

« L’Association interstellaire de Mars a pris part à la révolution. Elle a travaillé à l’écart du courant principal et existe depuis quarante ans. » Je leur ai raconté ce que je sais de l’historique de l’Association, consciente de l’étrangeté du fait que ce soit moi qui leur en parle. J’ai décrit l’astronef et ses possibilités, tandis que les événements des deux derniers mois qui me revenaient à l’esprit perturbaient ma concentration. « Lorsque j’ai quitté Mars à bord de l’Aigle-Roux, j’ignorais l’existence de l’AIM. Je ne savais pas qu’il y avait un mouvement clandestin décidé à renverser le Comité. Je savais pourtant que… que… » – j’avais brusquement du mal à parler – « … que je haïssais le Comité et sa façon de régler notre façon de vivre. Quand j’ai appris l’existence de l’AIM, là-haut, un peu par accident… » – rires de sympathie – « … je l’ai aidée. Tout comme mes amis qui sont ici avec moi. Maintenant que nous sommes de retour, nous sommes prêts à vous aider. Je suis heureuse… je suis heureuse que ce n’ait pas été le Comité pour le développement de Mars qui soit venu nous accueillir. » Je fis une pause pour reprendre mon souffle. « J’espère qu’il ne gouvernera plus jamais Mars. » Sur ce, ils se levèrent pour nous acclamer. Nous applaudir et nous acclamer. Mais je n’avais pas terminé ! J’aurais voulu dire : « Écoutez, en ce moment, un astronef est en train de quitter le système solaire ! » J’aurais voulu dire que, de toutes nos petites querelles stupides et destructrices sur cette planète, avait réussi à surgir une tentative pure et fragile… que la révolution en était en partie responsable et que c’était là un événement historique qui dépassait l’imagination…

Mais je n’ai rien pu dire de tout cela. Mes amis de l’Aigle-Roux se sont pressés autour de moi, tous ces visages familiers pleins d’affection, et mon discours a été terminé. Nous nous regardions avec une tendresse nouvelle… Désormais, et peut-être à jamais, nous étions les uns pour les autres la seule famille. Les cousins de Noé, abandonnés sur le rivage.


Il ne reste guère de temps. La ville a été investie par la police et nous évacuons bientôt.

J’étais montée avec Andrew Jones sur le rempart du cratère quand les missiles ont commencé à tomber sur le spatioport, au nord de la ville. L’éclat des explosions laissait sur nos rétines une persistance bleutée et elles soulevaient de gros nuages paresseux de poussière rouge au-dessus des plus gros débris.

Avec nos combinaisons de jour, l’attaque avait été silencieuse, mais je sentais le choc des impacts malgré l’atmosphère ténue de Mars. « C’est notre tour, dit Andrew sans émotion. Nous ferions mieux de rentrer. »

Nous avons regagné le sas ménagé dans le dôme et avons descendu en hâte l’escalator installé à flanc de paroi. Nous venions d’arriver devant le quartier général quand le dôme a cédé. Je suppose que la police ne s’inquiétait plus de protéger les biens ; New Houston était peut-être la dernière cité rebelle et ils étaient pressés d’en finir avec nous. Nous avons vu des fêlures se former sur le pourtour, avons vu d’énormes portions de mince plastacier se fendre et basculer lentement vers nous. Puis nous nous sommes retrouvés sous l’avancée du toit de l’immeuble, et ensuite dans le sas.

L’averse de plastacier a duré plus d’une minute. Les forces de police ont suivi immédiatement. Ils descendaient à l’aide de réacteurs dorsaux individuels. Des gens en combinaison ont commencé à envahir notre sas de l’intérieur sans se soucier de la déperdition d’air. On nous a tendu deux fusils à long canon que nous avons passés en bandoulière, et nous sommes sortis.

Ils descendaient en foule compacte, vêtus de combinaisons rouge pâle. Mais cette tactique les rendait bien vulnérables. Des rayons de lumière striaient le rose profond du ciel et les soldats ripostaient. Mais il leur fallait contrôler leurs propulseurs. Ils visaient mal. Nous les avons balayés du ciel. J’ai appuyé sur la détente de mon arme et regardé le rayon intercepter une forme humaine qui tombait en tirant dans ma direction. Brusquement, il a basculé et ses réacteurs l’ont précipité sur les bâtiments un peu plus loin. Je me suis assise, écœurée, maudissant le Comité d’attaquer de manière aussi stupide, maudissant tout ce gâchis. La fréquence générale bruissait de voix. Un rayon a sifflé à mes oreilles et je suis allée me cacher sous l’avancée d’un toit en me disant : Ces toits ne sont pas faits pour protéger de la pluie mais des rayons de la mort… des trucs idiots dans ce genre. J’ai regardé à nouveau en l’air. Il suffisait qu’un rayon frappe un propulseur individuel un court instant pour le faire sauter. D’obscènes petits feux d’artifice explosaient tout autour de moi. Je jurai et sanglotai, frappai le mur avec la crosse de mon fusil, visai le ciel et tirai à nouveau.

De l’autre côté de la ville, la défense avait des problèmes. Des centaines de policiers s’abattaient sur les quartiers résidentiels, à l’opposé du cratère. Puis ils ont cessé d’arriver.

Une voix a dit à la radio : « L’ennemi est cerné dans la zone résidentielle, au nord-ouest. Regagnez le Q-G ou les avant-postes 5, 6, 7 ou 9. » C’était la première phrase que je comprenais depuis une demi-heure. J’ai retrouvé Andrew et l’ai suivi dans le quartier général. Trois heures seulement s’étaient écoulées depuis l’aube, quand nous avions fait l’ascension de la paroi.

Dans l’appartement, tout le monde a enlevé son casque. Andrew avait l’air farouche, désespéré. D’autres soignaient un homme agité d’un tremblement incoercible.

Après une heure passée à reprendre nos esprits et échanger des renseignements, nous nous sommes réunis dans le salon principal. Susan Jones, encore vêtue de sa combinaison de jour argentée, s’assit près de moi. « Nous allons évacuer la ville.

— Pour aller où ? ai-je demandé d’un air abattu.

— Nous avons établi un plan d’urgence pour parer à cette éventualité.

— Tant mieux. »

Ethel. Sandra et Youri vinrent nous rejoindre ; Susan éleva la voix à leur intention.

« Il y a toujours eu un risque d’en arriver là, bien sûr. Il nous fallait le courir. » Elle fit la moue. « Quoi qu’il en soit, nous avons des refuges dans le chaos, au nord d’ici. Des colonies cachées dans des souterrains ou des cavernes. Elles sont petites et bien isolées. Depuis que nous avons pris les villes, nous les avons approvisionnées en nourriture et matériel nécessaires pour les rendre autonomes.

— Ils nous repéreront par photos satellite », dis-je.

Elle secoua la tête. « Il y a presque autant de surface au sol sur Mars que sur Terre. Un relief incroyablement complexe. Je le sais, je suis allée là-haut. Même s’ils photographiaient tout, ils n’auraient pas assez de temps ni de personnel pour examiner tous les clichés.

— Et un balayage par ordinateur ?

— Ne peut identifier que les formes régulières. Nos installations sont bien camouflées. Ils devraient vérifier tous les clichés à l’œil nu, et même ainsi, ils ne nous verraient pas. Mars est trop vaste et nos abris trop bien dissimulés. Nous avons donc une retraite et elle est prête.

« L’autre solution, poursuivit-elle en nous dévisageant, est de se fondre dans la population en affirmant être restés neutres et nous être cachés depuis le début. Cela pourrait être difficile, mais nous avons introduit dans les registres de la ville un tas de personnes imaginaires dont vous pourriez endosser l’identité. »

Puis un homme grand et mince en vint à l’ordre du jour et Susan alla le rejoindre. « Nous contenons la police pour le moment, dit-il. Mais notre position à New Houston est intenable, comme vous le savez. Dès qu’il fera nuit, nous allons nous disperser et soit évacuer la ville, soit l’infiltrer. Les véhicules tout terrain cachés dans le canyon du Fer-de-Lance partiront vers le nord. De là, nous recommencerons la révolution. » Il avait l’air fatigué et déçu. « Vous saviez tous que ce risque existait. Que le mieux que nous pouvions faire pour cette fois était d’établir ces avant-postes clandestins. Eh bien, cela s’est passé comme ça. Je crains que nous ne soyons en train de perdre la maîtrise de l’espace et que New Houston ne soit une des dernières villes à résister. » Il se concerta avec Susan. « Pour ceux d’entre vous qui désirent rester en ville, nous avons une liste d’appartements à proximité encore pourvus en air. Et les faux papiers d’identité sont prêts à recevoir vos photos, empreintes digitales, etc. »

Il discuta encore un peu à voix basse avec les personnes qui l’entouraient. Ginger Sims vint nous rejoindre. Des conversations s’amorcèrent entre les quarante ou cinquante personnes réunies dans la pièce. « Bon. Allez vous reposer un peu avant le coucher du soleil. C’est tout pour le moment. »


Voilà où nous en sommes. Dans la pièce d’à côté, Ethel et Youri discutent pour savoir ce qu’il faut faire. Pour ma part, je n’ai même pas eu besoin de réfléchir. Je pars dans le chaos. Assez bizarrement, c’est comme si j’avais finalement décidé de partir avec l’astronef… enfermée dans une petite colonie souterraine où il nous faudra travailler dur pour mettre au point un système de survie, je n’en doute pas. Et pourtant nous sommes toujours sur Mars, et nous nous opposons toujours au Comité. J’ai donc obtenu ce que je voulais. Je suis satisfaite.

Il reste peu de temps. Je suis trop nerveuse pour aller me reposer, j’écris depuis une heure ou plus. Nous partons bientôt. Tous mes amis de l’Aigle-Roux nous accompagnent. Ethel et Youri viennent de se décider. Je pense à l’astronef qui s’éloigne de tout ceci… je songe à mon père. Mes pensées sont denses et confuses, il m’est difficile de me limiter à écrire une chose à la fois.

La police va nous suivre dans les terres chaotiques. Le Comité voudra effacer toute trace de résistance. Mais cette volonté fait partie des choses qui assureront notre succès. Nous ne sommes pas venus sur cette planète rouge pour répéter les lamentables erreurs de l’histoire. Certainement pas. Même si, jusqu’à présent, on pourrait le croire. Les Martiens veulent être libres, réellement libres.

Je serai dans la même voiture qu’Andrew, il vient de me l’annoncer. Sa sœur et mes compagnons montent avec nous. L’évasion de cette nuit sera la partie la plus dangereuse. On dirait que tout va se passer comme dans mon rêve quand j’étais là-haut avec l’astronef, dans la ceinture d’astéroïdes… je vais courir sur le sol rouge de Mars, à jamais. Seulement, dans le monde réel, on me poursuivra.

Загрузка...