DEUXIÈME PARTIE Hjalmar Nederland 2547

J’étais le monde où je marchais, et tout ce

Que mes sens percevaient ne provenait que de moi ;

Dans ce monde je me retrouvais plus seul et plus étranger.

WALLACE STEVENS, « Tea at the Palaz of Hoon »


La mémoire est le maillon faible de la chaîne. J’aurai trois cent dix ans cette année, mais la plus grande part de ma vie m’est perdue, enfouie sous les ans. Je pourrais aussi bien être une créature qui se réincarne, de vie en vie, ignorante de son propre passé. Oh ! je « sais » que j’ai escaladé une fois l’Olympus Mons, que j’ai une fois visité la Terre, et ainsi de suite ; je peux consulter les archives comme chacun de nous ; mais ne se souvenir d’aucun détail, ne rien sentir de ce savoir, n’est pas l’avoir vécu.

Ce n’est pas si simple que cela, je l’admets. Certains événements, certains moments épars de ma vie, existent dans ma mémoire comme des objets pris dans les couches d’une excavation : fragments de signification dans les débris du temps, déposés selon un schéma que je ne peux comprendre. Je bute de temps en temps sur l’un de ces débris – une sonnette de trolley dans la rue et je revois un sourire d’Alexandrin –, une bouffée d’ammoniac et je revis la naissance de ma première fille – mais le processus de dépôt, le processus de redécouverte, sont tous deux pour moi des mystères. Et chaque petite réminiscence me rappelle que certaines choses sont oubliées à jamais – des choses qui pourraient m’expliquer à moi-même, explication dont j’ai un cruel besoin – et je m’agrippe à ces fragments, sachant que plus jamais peut-être je ne trébucherai dessus.

C’est pourquoi j’ai décidé de collectionner ces fragments, avec l’idée qu’il valait mieux que j’essaie de les comprendre maintenant, tant qu’ils sont encore à ma portée – de travailler comme si souvent les archéologues d’autrefois, pressés par la montée des eaux, tant qu’il reste encore une chance : inventer vite une nouvelle archéologie du moi.


Nous nous souvenons le mieux de ce que nous éprouvons avec le plus d’intensité.


Le ballon de Tharsisle ballon mesure cinq mille kilomètres de diamètre et sept kilomètres de haut ; sa formation remonte au début de l’histoire de Mars. Les tensions résultant de cette déformation de la croûte ont déterminé la formation des grands volcans, du système des canyons équatoriaux et d’un important système de fractures radiales.

Nous gagnâmes le site dans une centaine de véhicules tout terrain, caravane qui soulevait au-dessus de la plaine rocailleuse un panache de poussière terre de Sienne. Le site ressemblait à n’importe quel autre cratère de formation relativement récente : un rempart bas que les voitures pouvaient franchir sans se détourner, puis une colline plate circulaire, symétrique, entourée par la déclivité bosselée du bouclier d’éjection. Peu de cratères sont impressionnants de l’extérieur et celui-ci ne faisait pas exception. Mais mon pouls s’accéléra à sa vue. Je l’attendais depuis si longtemps.

J’enfilai ma combinaison thermique et ordonnai aux étudiants de ma voiture d’en faire autant, car j’avais besoin de compagnie pour parcourir le rempart à pied. Serrant les dents, je me dirigeai vers la voiture de Satarwal et Petrini et frappai à la vitre. La portière s’ouvrit dans un sifflement, dévoilant deux visages tendus parfaitement interchangeables : les codirecteurs de mon chantier de fouilles. Je leur déclarai d’un ton suave que je montais sur le rempart avec quelques élèves pour y jeter un coup d’œil.

Satarwal haussa un sourcil autoritaire. « Ne devrions-nous pas dresser d’abord le camp ?

— Vous avez plus qu’assez de personnel pour cela. Et il faut que quelqu’un monte là-haut vérifier que nous sommes bien au bon cratère. »

Présenter des excuses : une erreur. « Nous sommes au bon cratère », dit Satarwal.

Petrini sourit. « Vous pensez que ce n’est pas le bon cratère, Hjalmar ?

— Si, si. Mais cela ne peut pas faire de mal de jeter un coup d’œil avant d’installer le camp. »

Ils se regardèrent, me laissant languir. « D’accord, dit Satarwal. Vous pouvez y aller.

— Merci. » Mon ton était toujours aussi suave. Petrini lança un regard vers Satarwal pour voir comment le chef de l’Inspection planétaire prenait le sarcasme ; mais Satarwal n’y avait vu que du feu. Policier stupide.

Sur un signe de tête je conduisis une demi-douzaine d’étudiants et de membres de l’équipe vers la crête. On était au milieu de l’après-midi et nous escaladâmes la pente douce avec le soleil sur nos épaules et le quatuor des miroirs crépusculaires presque à la verticale de nos têtes. Marcher faisait agréablement oublier mon échange de mots avec Satarwal et Petrini, et je devançai le groupe. Me voyant accélérer, ils ne tentèrent pas de me rattraper. Ces deux clowns : à leur pensée, je soufflai dans l’air glacé des hauteurs des panaches de givre aussi solides que des balles de coton. C’était mon chantier de fouilles. J’avais travaillé vingt ans pour faire rayer ce site de la liste des interdits du Comité ; et j’aurais d’ailleurs pu travailler cent ans de plus sans obtenir leur permission, si un ami à moi n’avait pas été nommé au Comité. Mais il lui avait plu d’autoriser ces fouilles directement à l’issue de mon mandat de président du département, si bien que le nouveau président, Petrini, avait été nommé codirecteur des fouilles aux côtés du chien de garde du Comité, Satarwal, tandis que moi, dont les travaux seraient étayés ou réfutés par les fouilles, j’avais à peine le droit de les accompagner. J’avais dû me rouler à leurs pieds pendant près d’un an avant qu’ils me permettent de participer à l’expédition. Et mon ami s’était contenté d’en rire. « Sois heureux de pouvoir seulement y aller, redoutable extrémiste que tu es ! »

Mais nous y étions. D’un coup de pied, j’envoyai un caillou rouler sur la pente, pour purger mon esprit de tout le poison instillé par le gouvernement. Nous étions là. Cela signifiait que quoi qu’il advienne, j’avais gagné : pour la première fois, un site avait été retiré de la liste des interdits. Et maintenant, il se dessinait devant moi – ah ! – mon cœur battait à cette pensée. Je pressai le pas ; la seule chose qui m’empêchait de bondir sur la pente était la présence des étudiants dans mon dos. Le bouclier d’éjection se faisait plus raide et plus raboteux à l’approche de la crête ; au-dessus de moi, des blocs se détachaient sur le ciel lavande sale, m’offrant une excuse pour m’élancer vers le haut, les franchir. Sous moi, les cris de mes compagnons semblaient des pépiements de pinsons des neiges. Du sable fin, crissant de gel, s’amoncelait au pied des blocs de basalte brisés…

La pente s’incurvait et je me trouvai soudain sur la crête du rempart. Une enceinte de béton jaunâtre la couronnait ; j’y courus. Du béton, serti d’acier : les fondations d’un dôme du début du XXIIe siècle. Nous étions donc au bon cratère. De ma nouvelle position, j’apercevais toute la circonférence du rempart nivelé par l’enceinte plus ou moins haute selon les endroits. Çà et là, des arcs s’élançaient au-dessus du cratère, sur deux mètres, cinq ou dix, puis se tordaient, cassés. Les supports du dôme. En plusieurs points, l’enceinte s’était effondrée ; l’une de ces brèches se trouvait non loin de moi et j’allai l’examiner. Le béton s’était désagrégé en une sorte de grès noir qui s’effrita sous la pression de mon gant. Ils avaient donc fait sauter le dôme. Je secouai la tête. Un sale choc pour les habitants, à coup sûr.

Hana Ingtal, la moins stupide de mes étudiants, surgit derrière la crête, interrompant mes investigations. « Professeur Nederland ! » cria-t-elle en agitant entre deux doigts gantés un copeau de plastique bleu.

« Quoi ?

— Regardez : c’est une stampille. »

Je pris la pastille pour l’examiner.

« Les fabricants d’explosifs en mettent dans leurs produits pour pouvoir identifier les explosifs qui ont causé…

— Je sais ce qu’est une stampille, Ingtal. Remettez ça là où vous l’avez trouvé. Vous connaissez les procédures d’excavation, n’est-ce pas ? Ne rien déplacer, sauf dans le cadre d’une exploration méthodique qui puisse être confirmée par d’autres et enregistrée comme source de données authentique. Surtout sur ce chantier-ci. Vous avez peut-être déjà détruit la valeur archéologique de cette pièce ! »

Mortifiée, elle fit demi-tour et redescendit la crête. Mais c’est ainsi que les étudiants apprennent. « Et surtout, remettez-le quelque part où vous serez sûre de le retrouver ! » criai-je dans son dos. Elle était de ces étudiants qui progressent par bonds et oublient certaines choses en chemin… des questions pratiques telles que la méthodologie. Elle avait sûrement échafaudé toute une théorie sur la fin de la ville à partir de cette simple pastille de plastique. Mais elle était jeune. Un siècle ou deux de défaites lui apprendraient comment étayer une thèse sur l’histoire martienne.

Je m’avançai jusqu’au rebord interne du rempart et contemplai la falaise presque verticale qui descendait vers le fond du cratère.

En trois cents ans, une épaisse couche de sable s’était accumulée, mais certains toits émergeaient encore. De mon point de vue, la ville semblait faite de tertres de poussière dressés au fond d’une grande cuvette de crasse. Les monticules formaient de vagues carrés, des rectangles, et s’assemblaient en une grille de dépressions comblées de sable qui avaient jadis été des rues animées et de larges boulevards bordés d’arbres. Ces motifs se répétaient de tous côtés jusqu’au rempart du cratère, bien qu’à l’est le sable tendît à tout enfouir.

Frémissant, je m’approchai aussi près que j’osai du bord de la falaise. À mes pieds s’étendaient les ruines de New Houston. J’étais né dans cette cité en ruine ; j’avais passé mes premières années aux confins mêmes de ce cratère… Ce fait avait gêné mes efforts pour faire approuver les fouilles, sans que j’aie jamais compris pourquoi. Ma ville natale : et alors ? Personne ne se souvient de son enfance. Je savais que j’étais né là comme chacun le savait – par les archives. L’insinuation tacite du caractère personnel de mes motifs était donc sans fondement, ce qui fut implicitement admis lorsque les fouilles furent approuvées et que je reçus l’autorisation d’y participer.

Et pourtant, parcourant du regard les monticules des toits, les arêtes des panneaux solaires et les rues ensablées, je me surpris à chercher dans leur dessin, ou dans les ravines verticales ciselées dans la paroi du cratère, quelque chose qui me revienne de ces premières années. Mais ce n’était qu’un site archéologique. Une ancienne cité en ruine.

New Houston. Pendant la Sédition de 2248, la ville était tombée aux mains des émeutiers et avait résisté à la police du Comité pour le développement de Mars. (J’y étais peut-être ?) Les rapports de police déclaraient que les rebelles avaient fait sauter le dôme, détruit la ville et tué tous les non-combattants ; mais les samizdats racontaient autre chose. J’entendais trouver la vérité dans ces ruines.

C’est pourquoi, à la vue de ce treillis imprécis au fond du cratère, maintenant accentué par les ombres plus longues de la fin de l’après-midi, mon pouls s’accélérait, j’exultais. Aussi loin que je me souvins, j’avais toujours voulu explorer l’une des cités perdues de Mars et, maintenant, j’étais enfin là. Je serais dorénavant archéologue par mes actes autant que par mes thèses. Des visions des fouilles archéologiques dont je parlais en classe assaillirent mon esprit – toutes ces villes rasées et abandonnées par leurs conquérants, Troie, Carthage, Palmyre, Tenochtitlán, toutes ressuscitées par les scientifiques et par leurs travaux ; New Houston s’y ajouterait maintenant, rendue à l’histoire. Eh ! oui – c’était ce moment unique des fouilles où le site repose intact, enveloppé d’ombre, et où tout semble possible, où l’on peut imaginer que ces ruines sont celles d’une immense et antique Persépolis, strates des siècles sous la surface rocailleuse, porteuses des débris de vies innombrables que l’on pourra déchiffrer et comprendre, tirer d’un passé éteint pour être connues, chéries et à jamais portées en nous. Car enfin, dans ces ruines, on pouvait découvrir pratiquement n’importe quoi.


Il est bien sûr facile d’éprouver de tels sentiments, seul, avec une vue pittoresque sur le site, dans la lumière d’une fin d’après-midi. Tout semble patiné et lourd de sens, un peu vôtre, dans un sens.

Il en allait autrement près des tentes. Ce soir-là, j’entrai dans la grande tente commune où tous fêtaient notre arrivée et me sentis comme une fourmi précipitée dans un terrarium plein de mygales. Satarwal et ses sbires de l’Inspection planétaire me regardèrent fixement tandis que Petrini et ses étudiants vaguement insolents me lorgnaient du coin de l’œil, debout en cercle autour de quelques tables, pointant le doigt sur des cartes et discutant comme des experts, et que mes étudiants, avec ceux de McNeil et de Kalinine, m’adressaient des œillades de moutons stupides. Je partis à la recherche des Klesert que je trouvai dans la salle à manger ; je partageai en silence leur repas. Je ne les connaissais pas très bien mais ils étaient de mon âge et savaient laisser les autres en paix. Dommage pour moi que leur travail aux stations de pompage les éloigne à quelques kilomètres au sud-ouest, dans Nirgal Vallis.

Je me retrouvai dans la salle principale, au milieu des arguments et des doigts tendus. Le groupe de Petrini avait décidé d’être véhément ; pourtant, leur discours n’avait guère de sens – si ce n’était de démontrer à Satarwal comme ils étaient fiables, comme ils pouvaient s’attaquer énergiquement aux « faits » sans mettre en danger la version officielle de l’histoire de New Houston. Ils étaient très forts. Et Satarwal gobait tout. Il se délectait des bavardages insipides sur les modèles athénien et parisien de l’urbanisme cratériforme, car ils évitaient soigneusement la question primordiale de l’objet des fouilles. Ses bajoues bleutées de barbe tressautaient de plaisir au spectacle de son pouvoir sur nous et je ne pus le supporter. Je dus quitter la pièce.

Ce fut pour me heurter à Petrini dans l’un des petits salons. Mais Petrini était moins exaspérant que Satarwal. C’était comme de passer du dentiste à l’oto-rhino (je suis un peu dur d’oreille) : il vous charcute aussi, mais sans roulette.

« Alors, Hjalmar, la vue était belle ? Cette vieille ville est toujours là, hein ?

— Euh… oui. Elle est là.

— Avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant sur le rempart ?

— Eh bien… les fondations du dôme, bien sûr. Je ne peux rien dire avant que nous les ayons étudiées de plus près.

— Bien entendu.

— Rien d’extraordinaire, pourtant.

— Non. J’imagine que nous l’aurions su, par vos étudiants.

— Vous croyez ?

— Allons, Hjalmar. Vous connaissez les étudiants.

— Je ne sais pas.

— Et qui d’autre ? Vous êtes le pilier de l’université, Hjalmar, vous êtes là depuis plus longtemps que les bâtiments mêmes.

— Pas vraiment. D’ailleurs, seuls les bâtiments demeurent. Les étudiants ne font que passer. » Jusqu’au jour où vous vous retrouvez en train de faire cours à des représentants d’une autre civilisation.

Petrini rejeta la tête en arrière et éclata de rire. « Eh bien », dit-il après avoir rapidement retrouvé son calme et vérifié que je voyais qu’il parlait maintenant sérieusement : « Ça ne va pas être facile de suivre vos brisées.

— Balivernes. Vous risquez d’être notre meilleur doyen. »

Conversation sur pilotage automatique. Pendant ce temps, je le regardais m’embobiner. Quel charme. Mais le problème de Petrini était sa transparence. Il était de ces gens dont le but dans la vie est de se hisser dans les allées du pouvoir ; tout ce qu’il faisait s’inscrivait dans cette campagne. Je connaissais moi-même quelqu’un de ce style et je reconnaissais le genre. Mais les buts de Petrini étaient toujours évidents et ceci gênerait son ascension. Les meilleurs politiciens semblent être parachutés vers le haut par accident, de sorte que les gens ont tendance à les aider au passage.

Il me tapota affectueusement le bras. « Merci pour le vote de confiance. Maintenant – j’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous le dire – je sais ce que vous cherchez à prouver ici. Et croyez-moi, je suis de tout cœur avec vous. Mais les preuves, Hjalmar. Le rapport Aimes, vous savez, et le récit du colonel Shay. Ces choses n’ont pas pu être falsifiées.

— Bien sûr que si. » Je levai sur lui un regard curieux. « Ce ne sont pas des faits, Petrini. Les faits sont ici, sur le site. Les seules preuves valables sont ici, parce que la ville ne peut pas mentir. Nous verrons ce que nous trouverons.

— Préparez-vous seulement à une déception. » Il posa de nouveau sa main sur mon bras. « Je vous dis cela dans votre intérêt.

— Merci. »

Je songeai à retourner lire dans ma tente. Mes supérieurs hiérarchiques étaient insupportables, mes collègues irritants, mes étudiants insipides. Au moment même, Hana Ingtal apparut comme si je l’avais invoquée en pensée et m’invita à venir prendre un verre avec elle, avec un enthousiasme qui rendait tout refus difficile. J’acquiesçai sans entrain et la suivis au bar de la salle à manger. Tout en préparant nos cocktails, elle se mit à parler de notre après-midi sur la crête. Je la contemplais, perplexe. Nous travaillions ensemble depuis plus de cinq ans et elle semblait persister à bien m’aimer. Je ne la comprenais pas. La plupart des étudiants flattent si évidemment leurs professeurs pour leur avancement, et comment pourrait-il en être autrement ? C’est une situation maître-esclave type. Je doute que je m’approche jamais d’une université, si je devais recommencer. Vingt ans d’apprentissage sous la férule d’un vieil homme ou d’une vieille femme qui « sait », uniquement pour parvenir en position d’être traité en maître par des gens que vous connaissez à peine. Stupide (et pourtant mieux que la prospection minière).

Mais Hana semblait prendre plaisir à bavarder avec moi. Elle ne manifestait aucune déférence et, à l’observer, je pouvais presque m’imaginer ce que pourrait être un nouvel apprentissage de la discipline. Cinquante-deux ans, cheveux châtains, yeux noisette, traits fins, expression calme : mes étudiants célibataires faisaient des pieds et des mains pour sortir avec elle et elle s’installait à une petite table avec moi, avec un homme qui était réellement incapable de lui parler. J’ai su parler aux jeunes (quand j’étais jeune aussi, peut-être) mais j’ai perdu cet art. La vie est l’histoire de nos oublis.

Elle me demanda donc : « Ces fouilles ressemblent-elles à celles que vous avez faites sur Terre ? » et j’essayai de comprendre ce qu’elle voulait dire par là.

« Eh bien. Je n’ai jamais vraiment participé à des fouilles sur Terre – je pensais que vous le saviez ? » J’étais quasiment certain qu’elle le savait. « Mais le site ressemble beaucoup à un village viking abandonné que j’ai visité là-bas sur la côte ouest du Groenland », et je décrivis le site terrien, cherchant à me souvenir de mes notes de cours prises sur place – car mon voyage sur Terre était un trou dans ma mémoire – jusqu’à ce que je m’aperçoive de l’écart trop grand entre mes descriptions et ce que nous avions effectivement vu dans l’après-midi ; je m’interrompis maladroitement et attendis avec un certain émoi qu’elle mette un autre sujet sur le tapis. Voyez-vous, les gens discrets savent qu’ils ont la réputation d’être taciturnes. Cette réputation leur donne parfois une sorte de pouvoir, car ils constatent que leurs interlocuteurs croient que lorsque enfin ils parleront, leurs paroles seront mémorables. Mais ils sont aussi soumis à une sorte de pression, une pression qui augmente au fur et à mesure que les années passent et que la réputation de discrétion s’installe. Car, après tout, que peut-on trouver de suffisamment important à dire ? Pas grand-chose. Et les gens discrets en deviennent par trop conscients, conscients également de ce que la plupart des mots ne sont qu’un code masquant des significations éminemment plus complexes – des significations insondables pour ceux-là mêmes qui sont les plus conscients de leur existence.

Je me levai brusquement. « Il est temps que j’aille me coucher », et je regagnai ma tente.


Lorsque nous fûmes sûrs qu’ils respecteraient la trêve, nous rencontrâmes sept d’entre eux au dépôt du spatioport. Nous leur déclarâmes qu’ils étaient la dernière ville de Mars à résister à l’autorité légitime, mais ils ne nous crurent pas. Je leur expliquai que leur situation était désespérée, quoi qu’il pût se passer ailleurs, et je leur offris les conditions que nous avions offertes à tous les émeutiers : un procès équitable, la commutation de la peine de mort et l’ouverture d’un dialogue raisonnable (à définir ultérieurement) afin d’examiner les doléances relatives à la politique planétaire. J’ajoutai que tous les non-combattants de New Houston devaient nous être immédiatement remis. Le chef du groupe, un homme barbu de soixante-dix ou quatre-vingts ans, demanda l’amnistie totale pour condition de leur reddition. Je répondis que je n’étais pas autorisé à accorder l’amnistie mais que le Comité était disposé à l’envisager après la cessation des violences. Les émeutiers discutèrent entre eux, en russe, et mes officiers entendirent répéter plusieurs fois le mot « Leningrad ». Le chef déclara qu’ils regagneraient la ville pour mettre la question aux voix et nous convînmes de nous retrouver deux jours plus tard. Le lendemain matin, toutefois, plus d’une vingtaine d’explosions sur la crête du cratère nous révélèrent qu’ils avaient fait sauter le dôme de la ville. Quand nos forces purent entrer, la centrale était détruite et les incendies s’étaient éteints faute d’oxygène, bien que la fumée fût encore très dense. Cette fumée protégeait les tireurs rebelles embusqués et lorsque nous les eûmes enfin neutralisés, presque tous les non-combattants de la ville étaient morts asphyxiés. Les opérations de secours se sont poursuivies pendant trois jours, permettant de retrouver trente-huit personnes dans des locaux intacts, sas atmosphériques, combinaisons individuelles et autres. Tous revendiquèrent le statut de non-combattant ; leurs interrogatoires figurent ci-joints. La ville pacifiée n’était plus habitable ; les dommages causés par les émeutiers étaient tels qu’il eût été plus facile d’aménager un nouveau cratère que de reconstruire la cité.

Telles furent les déclarations du colonel Ernest Shay, chef d’état-major des forces de police du Comité pendant la Sédition, lorsqu’il fut entendu par la commission Aimes en 2250. Mais j’avais retrouvé des archives de la division de police Royal Dutch qui prouvaient que Shay était à Enkhuisen en décembre 2248, chargé de superviser les opérations militaires. Pourquoi avait-il répondu aux questions de la commission, lui et non l’officier effectivement responsable sur le terrain à New Houston ? Pourquoi avait-il menti et déclaré qu’il avait lui-même mené là-bas les négociations ?

Je reposai l’épaisse liasse du 194e volume du rapport Aimes sur ma table de nuit, avec l’épais dossier de samizdats, collection illicite de lettres d’information, de pamphlets, de xérographies et de tracts que je rassemblais depuis des années. Écrits dans un russe argotique, sarcastique, amer (la langue clandestine de Mars, la langue de la résistance, l’anti-anglais), les samizdats, pour la plupart manuscrits pour éviter l’identification par la police de l’imprimeur ou de la machine à écrire, racontaient la véritable histoire de New Houston. Allais-je ressortir la lettre d’information Poursuivre la lutte de Evgheni ? Le Dragon s’abattit, la foudre jaillit de sa gueule, « Le ciel tombe, le ciel tombe ! » et le feu manquant d’air s’engouffre dans les bronches pour brûler dans les poumons, les gens ballons de feu dérivent jusqu’au dragon, poulets rôtis qui tombent sur un bûcher ardent… Ou le récit plus prosaïque de Medvedev ? 24 décembre 2248 – dixième politzei blitzkrieg-New Houston, secteur Texanl’assaut a été donné par environ deux mille hommes de troupe équipés de propulseurs individuels qui se sont posés dans la ville ouverte après la destruction du dôme à l’aubela résistance a duré trois joursles rebelles capturés ont été exécutés… Mais je les connaissais tous par cœur. Ces comptes rendus décousus contaient la véritable histoire de la Sédition, j’en étais convaincu. Peu d’historiens étaient de mon avis ; ils soutenaient le parti pris officiel du Comité qui affirmait que les samizdats n’étaient que des mensonges pleins de contradictions et d’inexactitudes flagrantes, écrits par des mécontents. Il est vrai qu’ils étaient anonymes et recelaient des contradictions, ils n’avaient pas de source connue et ne reposaient sur aucune preuve ; et certains étaient farcis d’outrances, la Sédition faite mythe. Mais d’une certaine manière, des auteurs comme « Medvedev » faisaient une relation plus cohérente de la Sédition que le rapport Aimes. Et s’il ne s’agissait que de pure fiction, pourquoi le Comité avait-il déclaré illégales leur publication et leur possession ? Pourquoi le Comité avait-il entrepris l’installation d’« empreintes » en filigrane sur toutes les machines à xérographie pour essayer de repérer celles qui servaient à imprimer les samizdats ? Et pourquoi la fouille de plus d’une douzaine de villes abandonnées avait-elle été interdite ? Non. Quelque chose clochait ; le Comité avait menti, mentait. La véritable histoire de la Sédition restait à écrire.


Les équipes d’excavation s’approchaient du niveau des rues de la vieille ville à des vitesses variées, selon leurs méthodes et leurs résultats. McNeil travaillait comme s’il disposait du restant de sa vie pour achever de creuser le centimètre suivant et ses étudiants enregistraient chaque détail avec tant de précision qu’ils auraient pu reconstruire les ruines exactement comme ils les avaient trouvées. « On ne peut pas savoir quelles questions nous nous poserons dans cent ans », professait McNeil. Le reste des chercheurs avait déjà des questions toutes prêtes et nous n’utilisions les tamis et les brosses à dents que lorsque nous approchions de ce que nous cherchions. Je mis mon équipe au travail dans la zone de la centrale d’énergie de la ville, au pied de la paroi orientale du cratère. Sous plusieurs mètres de sable, nous découvrîmes les imposants bâtiments de la centrale, partiellement enterrés sous l’éboulement de la paroi du cratère, avec leurs murs effondrés et leurs entrailles pleines de blocs de béton et d’appareils fracassés. En nous éloignant de la centrale, nous trouvâmes les salles de contrôle, les bureaux et les hangars à matériel ; puis, derrière une enceinte de fer ouvragée, des boutiques, des restaurants, des bars et, au-delà, les dortoirs et les appartements de ceux qui travaillaient à la centrale. Toutes ces constructions, et surtout la centrale même, étaient calcinées, fondues, écroulées. Passer au crible ces preuves de destruction nous prit des semaines : enregistrer des hologrammes, faire des maquettes de ce que nous avions trouvé, programmer des explosions sur l’ordinateur et même mettre en scène des explosions réelles dans les maquettes, pour voir quelle forme avait pris l’assaut ; et pendant tout ce temps, un de mes groupes continuait à élargir les fouilles dans la zone avoisinante et en particulier au nord de la centrale où les dommages étaient les plus importants.

Le niveau des rues à la base de la paroi du cratère se trouvait à neuf mètres environ sous le sable amoncelé et nous travaillions ainsi au fond d’un petit cratère de notre confection. Ailleurs, des équipes avaient creusé d’autres trous et quand je me promenais le soir sur l’étendue sablonneuse en m’arrêtant de-ci de-là pour effleurer la tranche exposée d’un panneau solaire ou inspecter une touffe de lichen, il me semblait que je parcourais un ancien champ de bataille, un no man’s land truffé de cratères de bombe et de trous géants. Scruter les tranchées me donnait le sentiment bizarre d’examiner des tombes – l’archéologie régressant en pillage de tombeaux – et de pouvoir apercevoir les morts vaquant à leurs activités quotidiennes. De hautes dragues se dressaient comme des insectes sur le rempart de chaque petit cratère et les tubes qui s’en échappaient couraient sur le fond, escaladaient le rebord. Quelle fantasmagorie que cette ville morte. Le givre crissait sous mes pas, mon nez et mes poumons étaient glacés. Je retournai à notre propre graben (tombeau) et examinai les appartements ensablés que nous venions de dégager. Ils avaient construit des gouttières sur les toits, dans ce pays où jamais il ne pleut. Où étions-nous ? Dans quelle métropole du souvenir ?

En bas, dans l’ombre des rues, des silhouettes émergeaient d’un bâtiment, portant les longs tubes de succion reliés à la drague. Des pompiers fantômes. Bill Strickland leva la tête et me vit ; il cria quelque chose que je ne pus entendre. Il désigna le bâtiment, me fit signe de descendre. Mon cœur bondit, je gagnai précipitamment la rampe et descendis. Xhosa, mon chef d’équipe, accourut. « Qu’ont-ils trouvé ? demandai-je.

— Je n’en sais rien, ils nous ont juste crié de nous dépêcher.

— Ça ne risque pas de se sauver », répliquai-je, mais Xhosa était déjà au bout de la rue. J’avançai d’un pas égal pour leur montrer que je gardais mon sang-froid. Je contournai un escarpement de notre nouvelle falaise de sable et trouvai cinq ou six membres de mon équipe à l’entrée d’un bâtiment nouvellement mis au jour ; c’était apparemment un hôtel avec une taverne au rez-de-chaussée. Je passai devant eux et entrai. Les pièces déblayées béaient comme des grottes, ça sentait l’argile et la peinture. J’entendis des voix plus à l’intérieur et avançai dans leur direction.

« Quelqu’un a-t-il contrôlé l’intégrité structurelle de cette construction ? » claironnai-je.

Strickland et quelques autres se tenaient dans la grande pièce. « Vaguement, dit-il.

— Bravo. Tout le bâtiment pourrait nous tomber dessus. »

Strickland s’écarta pour que je puisse voir la pièce suivante par l’embrasure de la porte.

Quatre corps étaient étendus par terre, revêtus d’anciennes combinaisons spatiales. Deux d’entre eux tenaient des carabines dans leurs mains gantées. L’un était recroquevillé autour du pied d’un grand bureau vide. Comme les morts sont sereins, comme ils sont autres.

« Sortez d’ici avant que tout s’écroule », leur intimai-je brutalement, choqué par le spectacle. « Xhosa, contrôle la structure et fais venir des équipes holo. Des holos de chaque pièce. Regardez les traces que vous avez laissées. Qui a aspiré le bâtiment ? » Strickland et Heidi Mueller s’avancèrent. « Combien de fois avez-vous vérifié les filtres ?

— Après chaque pièce », répondit Heidi. Bill avait l’air maussade.

« Trouvé quelque chose ?

— Tout est dans les caisses de la première pièce », dit Bill.

J’esquissai une grimace. Ici, la lenteur exaspérante de McNeil eût été précieuse. Hana Ingtal entra dans la pièce, s’arrêta en voyant les corps par l’ouverture de la porte. Du givre s’échappait de ses narines pour voleter vers le sol.

« Hana, allez chercher Petrini et amenez-le ici. Dites-lui que j’ai besoin de lui. »

Elle me regarda comme si j’avais fini par devenir fou.

« Je veux qu’il voie ça », précisai-je.

Elle acquiesça et disparut.

« Laissez tout cela. Quand Petrini sera là, nous reprendrons le travail. » Je les chassai du bâtiment. Je ne voulais pas rester là avec ces corps ; je me sentais mal à l’aise et désorienté, et autre chose encore d’indéfinissable. De la rue, mes étudiants descendirent dans le canyon de sable jusqu’à notre petite tente de travail : silhouettes brunes et bleu pâle dans une rue résidentielle, entre deux parois abruptes creusées dans le sable rouge. Je levai les yeux au-delà de la zone d’ombre vers le rempart du cratère et le ciel couleur prune. Pas d’étoiles. Et pourtant, jadis, il y en avait beaucoup – et cette odeur âcre, de poussière mouillée et de fixatif, du revêtement de rue…

Mon père avait cousu un drapeau, à rayures, avec une étoile, l’État de l’étoile solitaire, disait-il ; l’étoile était rouge, ce qui le faisait rire.

Pris de vertige, je fis un pas dans la rue, regardai une fenêtre noire au premier étage de l’immeuble en face… sursautai…

Mon père était rentré tard à la maison pour trouver notre groupe de gosses rassemblé devant les grandes cartes de la vitrine du Tonneau-Percé. Les généraux ! cria-t-il joyeusement. Il me prit par la main pour me faire entrer et… et…

J’étais allé à la centrale chercher notre ration d’eau quotidienne quand le dôme s’est écroulé. Le dôme s’est écroulé. Un énorme fracas, dehors, et le rugissement de l’air qui s’échappe. Je courus enfiler à la hâte un scaphandre, verrouillai le casque et ouvris l’oxygène comme on me l’avait appris. Impatient de me battre, je me ruai dans la rue où je ne vis rien tant il y avait de fumée. Le sol vibrait ; la fumée se dissipa et des pans du dôme se mirent à pleuvoir, tournoyant dans les turbulences. Des éclairs sur le rebord du cratère brouillèrent mes yeux de jets rougeoyants et, à travers les jets, des blocs de la taille d’un étage roulèrent sur nous du haut du mur. La peur m’étourdit comme un coup sur la tête, me précipitant dans un autre monde. Je m’élançai en direction de la maison, ne pensant qu’à me cacher. Je trébuchai sur de grandes plaques – des morceaux de dôme –, me perdis dans la fumée, levai la tête et vis des silhouettes rouges tomber du ciel, fusées arrimées au dos. Il en tombait des centaines, comme des gouttes de sang, des météorites ou des fragments de dôme devenus vivants. Des rayons rouges trouaient la fumée, je tombai, me relevai et courus tête baissée à la maison. Une femme gisait dans la rue. Je gravis les marches en courant, soulagé de les voir, mais quand j’ouvris la porte, je découvris que j’avais été dupé – la façade de la maison était intacte, mais ce n’était plus qu’un décor de théâtre, et derrière elle un immense pan de cratère ocré avait réduit le logement et son contenu à une crêpe de panneaux plastifiés d’un mètre d’épaisseur. La porte dans ma main. J’aurais pu abattre d’un geste la façade.

Un instant dans un monde hors du temps : je me retrouvai assis dans la rue. J’étais baigné de sueur ; le thermostat de ma combinaison avait été débordé. Je me relevai lentement, finis de traverser la rue et montai les marches du perron sous la fenêtre noire du premier étage. Je tirai timidement la porte. Du rocher ocre. Je refermai, m’assis sur les marches.

Vague impression de parents, de sœurs. Ils avaient dû être tués. Peut-être pas dans l’appartement même, mais quelque part. Ils nous auraient sinon réunis en faisant le compte des survivants. J’explorai prudemment ma mémoire : qu’était-il arrivé après que j’eus ouvert la porte ? Rien. Le vide du passé, aussi désert que d’habitude. Les images qui venaient de me submerger vivaient encore, mais c’était des fragments, brillant dans l’obscurité ambiante comme des soleils miroirs dans le crépuscule – tirées du passé par le parfum d’une rue, un rocher aperçu dans l’entrebâillement d’une porte, ou des corps dans un hall d’entrée. En proie à un tremblement incoercible, je torturai mon esprit pour en savoir plus. Je vacillais sur la terrasse, sachant ce que signifiait raser une cité et assassiner ses habitants – ma famille…

« Professeur Nederland ? »

Je levai les yeux. Petrini, et derrière lui, entre autres, Satarwal.

« Qu’y a-t-il ? »

Il me regarda, interdit. « Vous nous avez demandé de venir.

— Oui. Bien sûr. Nous avons trouvé quelque chose et j’ai besoin de votre aide. Une poche de résistance, peut-être. »

Il sourit. « Vous avez besoin de mon aide ?

— Nous avons besoin de faire confirmer notre découverte de source indépendante.

— Oh ! » Son sourire disparut. « Je vois. Eh bien, allons-y. » Il me tendit la main. « Voulez-vous qu’on vous aide ? Vous avez l’air plutôt secoué. »

Je refusai sa main tendue et me levai. Je désignai la maison, derrière nous. « J’habitais là.

— Vraiment ? » Il était surpris. Dans son dos, les membres de l’équipe échangèrent des regards. « Vous avez vérifié ?

— Je me suis rappelé. » Je fendis le groupe pour entrer au Tonneau-Percé.

L’intérieur avait été holographié et la solidité du bâtiment vérifiée, nous pûmes nous mettre au travail. Xhosa, Hana et Bill donnaient les ordres et je regardais. Ils sortirent sept corps et les véhiculèrent jusqu’à l’escalator que nous avions installé pour franchir le rempart du cratère. Nous allions devoir ouvrir un cimetière derrière le camp de base quand nous aurions terminé notre étude. La nuit tombait, on alluma des lampes et des radiateurs. Je me tenais sur le pas de la porte et je regardais emporter les corps ; mes mains refusaient de s’apaiser. Nous sommes des pilleurs de tombes, me dis-je après le départ du dernier fourgon.

Un bureau semblait avoir été vidé à la hâte dans la pièce du fond ; tous les tiroirs étaient vides, mais sous le meuble, il y avait un bout de papier froissé, gelé. On avait griffonné dessus, Susancommence l’évacuation à l’aubeA. Hana m’apporta le papier pour me le montrer ; quand je l’eus examiné, je le lui rendis et m’éloignai. Le froid et l’obscurité de la rue déserte. Les voix derrière moi étaient semblables à celles d’ouvriers dans une taverne. Je m’assis sur le perron de mon ancien appartement, montai le chauffage de ma combinaison, sentis l’air chaud pénétrer sous mon capuchon et caresser mon visage. Je respirai profondément l’air froid de la nuit. Ils avaient donc détruit le dôme de New Houston. Et combien d’autres villes étaient mortes de la même façon ?

Les autres sortirent en groupe de la taverne, discutant. « Il est évident qu’il y avait une résistance bien organisée », disait rageusement Hana. « C’est un de leurs quartiers généraux ! Si nous n’avons pas trouvé plus de preuves de leur existence, c’est qu’il s’agissait d’une organisation secrète dont la police s’est efforcée d’effacer toute trace…

— Je sais », répondit Petrini d’une voix apaisante. « Le Pr Nederland a brillamment défendu ce point de vue depuis des années. » Ils passèrent dans un faisceau lumineux qui trouait la longueur de la rue, le coupant en quatre. « Pourtant… Hjalmar, vous devez admettre une chose », lança-t-il à mon adresse. « Vous expliquez l’absence et non la présence d’informations. Et vous ne pouvez pas vous appuyer sur ces samizdats que vous prisez tant. Après tout, nous avons des samizdats qui parlent de Martiens verts autochtones sortant de leur cachette pour se rallier au soulèvement » – il déclencha quelques rires dans l’assistance – « puis conduire les émeutiers vaincus à leur refuge pellucidarien. Mais nous ne pouvons y croire uniquement à cause d’une absence suspecte d’autres données prouvant leur existence, n’est-ce pas ? »

Je suppose qu’il se trouvait drôle. « Les voilà, vos preuves », fis-je remarquer.

Satarwal intervint. « Ce n’est qu’un nid de ces terroristes qui ont détruit la ville. Une cellule de tueurs isolés.

— Vous remarquerez qu’ils sont morts. »

Satarwal me menaça du doigt. « Il n’y avait pas de résistance organisée ! Pas d’Alliance Washington-Lénine, comme certains de vos adeptes l’appellent. Ce n’est rien qu’une histoire calomnieuse montée de toutes pièces par des dissidents pour nuire au gouvernement. »

Je me tournai d’un air las vers Petrini. « La dimension de la révolte est en elle-même la preuve la plus importante et la plus évidente. Aucune révolte spontanée n’aurait pu tenir la police en échec pendant cinq mois. Ni s’étendre aux autres villes.

— C’était à cause de la défection de la flotte soviétique, expliqua Satarwal.

— Elle constituait le côté Lénine de l’Alliance. Nous sommes ici dans une ville texane qui devait être détruite, elle était trop bien défendue. C’est le côté Washington.

— Les émeutiers ont détruit eux-mêmes la ville », insista Satarwal. « Je l’ai prouvé…

— Vous travaillez pour le Comité », déclarai-je en me relevant. La tête me tournait, des lumières dansaient devant mes yeux. Je parlai haut pour que tous puissent m’entendre. « Les rebelles n’ont pas détruit cette ville. » Hana me regarda fixement, le visage déformé par la consternation. Les autres me fixaient aussi. « Ce sont les troupes de police. Je le sais parce que j’y étais. » Je désignai les alentours. « J’étais ici même quand c’est arrivé !

— Vous étiez peut-être dans la ville », fit Petrini d’un ton rassurant, « mais il est impossible que vous vous rappeliez l’incident…

— Ce n’était pas un incident. C’était une guerre – un massacre, comprenez-vous ? Ils ont fait sauter le dôme et se sont posés avec leurs rétrofusées et… et ont tué tout le monde ! Tout à l’heure, dans la rue, j’ai eu une réminiscence épiphanique – vous en avez tous eu, vous savez ce que c’est – et tout m’est revenu. J’étais très jeune, mais je m’en souviens.

— Ridicule ! » cria furieusement Satarwal. « Pourquoi devrions-nous croire quelqu’un d’aussi partial…

— Parce que j’étais là ! »

À ce moment, un étudiant trébucha sur la lampe et le faisceau de celle-ci tomba sur moi. Dans une vitre intacte, de l’autre côté de la rue, je vis soudain mon reflet : petit, rondouillard, des épis de cheveux électriques dressés sur une grosse tête, un visage caoutchouteux avec de petits yeux, enflé et véhément… un vieil homme bouillonnant d’indignation à propos d’une chose qui n’intéressait que lui. Et Hana, Bill, Xhosa, Heidi et tous les autres qui me regardaient. Quel spectacle grotesque je devais offrir, en train de hurler ma profession de foi comme si quelqu’un avait pu me croire ! Écœuré, je grognai et me détournai comme si en bannissant mon reflet je les empêchais de me voir.

Mais j’avais été là et je m’en souvenais.

Petrini, plaidant dans son style soyons-raison-nables : « Un souvenir vieux de trois cents ans, Hjalmar ? Vous devez encore une fois admettre que ce n’est pas une preuve très formelle. »

Je haussai les épaules, pressé de fuir. « Si le témoignage humain devient une preuve négligeable, nous sommes tombés bien bas. Je vous dis que cela s’est passé comme ça. J’étais là, je l’ai vu. C’est ainsi que nous écrivons l’histoire, d’après les récits des témoins oculaires. Et c’est ce que sont les samizdats.

— Même ceux sur les Martiens verts ? » demanda doucement Petrini. « D’ailleurs, nous sommes des archéologues. »

Je secouai la tête, scrutant les appartements obscurs, submergé, englouti par le désespoir. « Nous sommes des amnésiques », criai-je. Impuissant, je revoyais le roc derrière la porte, le dôme effondré. Mes étudiants m’observaient, tendus, prêts à saisir la moindre occasion de m’arracher à ma folie ; ils ne me croyaient pas plus que Petrini.


Grabenbloc tectonique effondré limité par des failles longitudinales.

J’avais dit à peu près la même chose à Shrike, un jour. Nous étions dans sa chambre au quatre-vingtième étage de la tour Barnard, et il avait réglé la grande baie vitrée pour que nous puissions voir dehors. Il se tenait face à la vitre et regardait un grand aigle arctique planer dans la brise qui balayait Alexandrie. Du lit, je laissais mon regard courir sur son dos souple, la courbe de ses fesses contre le ciel tavelé et le dernier flamboiement des miroirs du soir. En bas, les lumières de la ville s’allumaient par myriades. « Nous sommes des amnésiques, Shrike. » Je l’appelle Shrike – la pie-grièche (il ne comprend pas pourquoi). Son vrai nom est Alexander Graham Selkirk (la meilleure plaisanterie de son père[1]). Je le regardais donc allumer sa pipe à la fenêtre de son île et je lui dis : « Nous sommes des amnésiques ; peu importe ce que nous faisons. Peu importe ce que tu fais, Shrike. Tu ne t’en souviendras pas d’ici un siècle.

— D’ici là, je doute que je m’en soucie », rétorqua-t-il dans une bouffée de fumée odorante. « Pourquoi le ferais-je ? Et puis il y a toujours les drogues mnémoniques.

— Ça ne marche pas. »

Il haussa les épaules. « Tout dépend de ce que tu entends par marcher. Et que veux-tu y faire ? Tu préférerais être mort ? » Il tira énergiquement sur sa pipe. « C’est la vie.

— J’en ai parfois assez de cette vie. Regarde tous ces gens dans la rue, Shrike. Tu les vois ?

— On dirait des fourmis.

— Très original. Et c’est ce qu’ils sont, pour toi. Les ouvriers, les pauvres, les mineurs qui travaillent sur cette planète pour le bénéfice de ses propriétaires, sur Terre – qu’en as-tu à faire ? Tu vis au-dessus d’eux comme l’herbe de Syrtis dans sa gangue de glace, à l’abri de la crasse du monde martien et de toutes ses fourmis.

— Tu es là, toi aussi, non ?

— Oui n’y serait pas s’il pouvait ? Mais nous dépendons tous du même système. Nous nous débattons dans notre cellule, puis nous oublions tous nos efforts.

— Vu la façon dont tu le décris, ça vaut peut-être mieux.

— Bah ! As-tu déjà été pauvre, je veux dire pauvre sur Mars ?

— Oui. En fait, je suis né dans une mine. Et j’ai grandi dans un camp de mineurs.

— Et tu t’en souviens ?

— Bien sûr que non. Je ne peux pas dire que j’y tienne.

— Tu préfères rester drapé dans tes privilèges. »

Il hocha la tête. « Tout comme toi. Je t’en prie, ne proteste pas. Combien de fois l’as-tu répété. Dès que tu te sens bien, tu commences à te sentir coupable. C’est peut-être pour ça que tu tiens à passer ton temps sur ces horribles fouilles ? Et maintenant on t’en empêche ? Mais ne t’inquiète pas. Tu auras ton chantier. Je m’en charge.

— Tu n’es pas au Comité depuis assez longtemps pour te charger de quoi que ce soit. Tu en as pour un siècle encore à jouer les utilités. Et le Comité m’autorisera l’accès de New Houston le jour où je ne serai plus doyen, et pas avant. »

Il eut un sourire sardonique. « Tu verras qu’ils te laisseront y aller. Et tu sauras qui remercier.

— Oh ! oui », soupirai-je en me laissant aller sur les épais coussins. « Je saurai. Mais te remercierai-je, Shrike ? Que pourrait te donner un modeste professeur, à toi qui as… » Je désignai la vaste étendue constellée de lumières d’Alexandrie.

Il roula négligemment des épaules – un mouvement superbe que je m’efforce d’imiter pour mon compte « Tu te débrouilles très bien. J’aime ta compagnie.

— Je ne vois pas pourquoi.

— Moi non plus, par moments ! » Il rit. « Tu n’es pas si fantasque, d’habitude.

— Bof… » Je détournai les yeux. « Je suis ton scientifique préféré et nous le savons tous les deux. Combien d’autres protégés as-tu ? »

Le silence s’installa. Shrike s’approcha de la console, enfonça quelques boutons et les premières notes de la version la plus alanguie de « Django » se firent mélancoliquement entendre. Quand il vit que je le regardais à nouveau, il pointa sa pipe sur moi. « Combien d’autres gouverneurs as-tu ?

— Aucun ! »

Il eut un rire moqueur et retourna à la fenêtre. Il vaut peut-être mieux oublier le passé. Combien pour-rions-nous en supporter avant de nous effondrer sous le poids de la stupidité ?

« Peut-être apprendrons-nous à faire mieux.

— Peut-être. Mais j’en doute. En attendant, nous n’avons pas le choix. Pense à tes fouilles, Hjalmar. Quand tu seras à New Houston, tu seras dans ton élément, en plein milieu de nulle part, dans la boue et les détritus jusqu’aux coudes, en train de reconstruire l’histoire ancienne comme un puzzle. Quoi de plus agréable ? » Il rit encore, et une fois encore il se moquait de moi ; mais quelque chose en lui – le plaisir qu’il prenait à son propre charme – et le spectacle qu’il offrait, la vue sur la ville et sur Noctis Labyrinthus, au loin, et la musique m’envahirent soudain et me firent changer d’humeur. Ou quelque chose le fit. Mes humeurs varient souvent d’elles-mêmes, sans que je sache pourquoi. Mais Shrike n’y est pas toujours étranger. « Tu te recouches ? »


Densité de cratèresles hauts plateaux du Centre et du Sud présentent cent fois plus de cratères que les plaines du Nord et sont âgés de plia de 3,9 milliards d’années.

Fouiller est un travail de longue haleine. Chaque chantier sécrète son propre microcosme, formé en partie par la culture des chercheurs et en partie par leurs trouvailles. McNeil estimait qu’il y avait trois mille cinq cents bâtiments au fond du cratère et Kalinine pensait que deux mille d’entre eux étaient encore debout ; et tous étaient pleins d’objets – et parfois d’occupants – vieux de trois siècles. Le cimetière que nous avions établi sur le bouclier d’éjection prenait de l’importance. L’équipe de Kalinine était tombée sur un charnier de quatre cent vingt-huit corps. La plupart avaient été tués par balles, déchiquetés par les explosions ou asphyxiés. Des corps collés ensemble par le gel comme du poisson surgelé. Satarwal déclara qu’ils avaient été victimes des rebelles. Je n’eus qu’à prendre la porte pour affirmer mon point de vue et Petrini lui-même fit une grimace incrédule, sachant à cet instant que Satarwal ne le voyait pas et que moi, je le regardais.

Je montai à pied sur la crête du rempart, comme je l’avais si souvent déjà fait, pour le plaisir de la solitude et de la vue sur les grands plateaux martiens. Ces cadavres. Où donc parmi eux se trouvaient mes parents, mes sœurs ? – Mais c’était idiot d’y penser. Le vrai problème consistait à prouver que c’était la police qui avait détruit la ville. Mais que trouverait-on à New Houston pour le prouver ?

J’avais parcouru près de la moitié de la circonférence du cratère quand je remarquai quelqu’un qui essayait de me rattraper. Une surprise ; depuis mon esclandre au Tonneau-Percé, ma réputation de fou avait suffi à assurer ma tranquillité. Quand je vis qu’il s’agissait d’Hana, je ralentis. « Que voulez-vous ? » criai-je.

Elle me rejoignit en silence, puis expliqua : « J’ai identifié les stampilles des explosifs qui ont détruit le dôme. » Son visage était rosi par l’oxygène qui arrivait sous le bord de sa capuche. Elle semblait dans tous ses états. « Elles sont américaines.

— Ça ne me surprend pas.

— Mais… » Elle appliqua sa bouche à l’embout latéral pour aspirer une goulée d’oxygène et ses yeux s’emplirent de larmes. Elle attendait des compliments, un encouragement, je ne sais quoi. « Les Américains ?

— Bien sûr. » Sa naïveté m’exaspérait. « À qui appartient cette planète, à votre avis ?

— Je sais, protesta-t-elle. Je veux dire, ils soutiennent le Comité. Mais ça…

— Ce n’est pas nouveau. Ce truc de 1776[2] n’est qu’une histoire. L’Amérique règne sur un empire, et nous en faisons partie. Les confins de la colonisation.

— Je ne suis pas sûre que ce soit si simple…

— Une colonie, vous dis-je ! Le Comité travaille directement pour les Américains et les Soviétiques. »

Elle s’assit sur un bloc vaguement rectangulaire.

« Qu’y a-t-il ? lui demandai-je. Vous me l’avez souvent entendu dire.

— Je sais, mais… » Elle fixait la stampille entre ses doigts.

« Mais maintenant vous savez que c’est vrai. »

Elle acquiesça. Elle me fit pitié, mais je lui en voulais de ne pas m’avoir cru plus tôt. N’était-ce pas pour cela qu’elle étudiait avec moi, pour apprendre ce que j’avais pris la peine d’extraire de ce monde pourri ? C’est bien le problème de l’enseignement : les étudiants ne croient finalement que ce qu’ils ont découvert par eux-mêmes. On pourrait aussi bien leur donner un marteau et une loupe et les expédier dans la nature.

Elle restait prostrée là comme quelqu’un qui vient de voir son chien passer sous un train. Je m’assis près d’elle sur un bloc de pierre torturé d’impacts. Dans le fond du cratère, la journée de travail tirait à sa fin. On aurait dit, à travers la brume sépia, une ville en construction : la moitié des maisons terminées, le reste du terrain couvert de matériaux de construction.

J’essayai de lui expliquer comment c’était arrivé. « Je crains que le pire des systèmes américain et soviétique ne se soit combiné ici. » Je ramassai un éclat de basalte. « Ils attendaient les mêmes choses de nous et le temps qu’ils s’associent là-bas, c’était depuis longtemps chose faite ici. Et les pires côtés des deux systèmes ont été les plus prompts à fusionner. Et c’est ça qui nous gouverne, nous et tout le reste.

— Je suppose, oui.

— Par contre, ce sont les meilleurs aspects des civilisations américaine et soviétique qui se sont associés pour combattre le Comité en 2248, si vous voulez mon avis. Une tentative de réalisation des idéaux qui n’ont jamais été atteints sur Terre. Mais… » J’agitai la pierre en direction de la scène à nos pieds. « Vous voyez ce qui leur est arrivé. Et après, ils ont encore serré la vis. »

Hana opina. « Mais ils relâchent un peu la pression, maintenant, il me semble. Je veux dire, nous voilà à New Houston. Et la commission de critique des publications laisse passer presque tout ce qui lui est soumis.

— Ils savent que nous nous autocensurons avant.

— Mais pas vous, ni Nakayama ni Lebedyan. Et vous avez tous beaucoup publié. Et les gens peuvent maintenant s’installer où ils veulent. Quand leurs demandes aboutissent.

— La commission de critique ne s’intéresse pas au passé. Proposez un article anti-Comité et vous verrez. » Je lançai la pierre sur la ville. « Mais vous avez raison, ils sont plus coulants.

— C’est peut-être le Comité qui se montre plus libéral. Les nouveaux membres et tout. »

Est-ce qu’elle voulait parler de Shrike ? Elle avait soigneusement détourné le regard et faisait semblant de contempler la ville. Peut-être essayait-elle de formuler un commentaire personnel.

« Je pense que c’est uniquement parce qu’ils n’ont plus besoin de tenir les rênes aussi serrées. Ils peuvent se permettre un peu de souplesse, et c’est finalement assez logique. Veiller au bonheur des masses, vous voyez. Tout le monde est heureux.

— Pas vous.

— Hmm. » Et voilà, elle recommençait ! Où voulait-elle en venir ? « Je me rappelle peut-être trop de choses », coupai-je brutalement. Mais j’ajoutai, amusé : « Ce qui est plutôt drôle, parce que je ne me rappelle finalement pas grand-chose. »

Elle me lança un regard inquisiteur. « Mais vous vous souvenez de la chute de la ville ?

— Je m’en suis souvenu, l’autre soir dans la rue. Maintenant, je me rappelle m’être rappelé. Ce n’est pas la même chose, mais c’est suffisant.

— Vous voulez prouver que c’était la police, parce que vous y étiez. »

Il était temps que je prenne mes distances ; la situation devenait inconfortable. « D’autres révisionnistes travaillent avec moi, ou dans la même direction. Nakayama et Lebedyan sont tous les deux plus âgés que moi – je me demande s’ils n’ont pas vu aussi la vérité, dans d’autres villes… »

Elle avait tourné la tête vers l’escalator. « Voilà Bill ! » Elle ne m’avait pas écouté. « Je me demande si c’est moi qu’il cherche.

— Vous êtes bien la seule », remarquai-je, choqué par ma propre grossièreté. Je m’entendis ajouter en ricanant bêtement : « C’est forcément après vous qu’il en a.

— Je l’aime bien, répliqua-t-elle froidement.

— Tant mieux. Ça lui facilitera les choses. » Je n’en croyais pas mes oreilles ; je m’enfonçais à chaque mot ! Je me levai. « Je veux dire, excusez-moi, je veux dire que c’est aussi bien. Je… je crois que je vais continuer ma promenade. »

Elle acquiesça sans quitter Bill des yeux.

« Ces stampilles américaines nous aideront. Elles sont un argument précieux.

— Je rédigerai les résultats avec Bill et Xhosa », fit-elle calmement, sans lever la tête.


Nous fragmentons ces ruines contre notre rivage : des fragments époussetés, étiquetés, numérotés, soigneusement rangés sur le sol de la tente-musée, tandis que nous jouons à Sherlock Holmes avec les débris du passé. L’archéologie.

Nous creusions et nous tamisions, nous brossions et nous scrutions, et les jours s’ajoutaient aux jours et les semaines aux semaines, dans une fouille maison par maison de cette ville morte. La chute de pression au moment de l’éclatement du dôme avait fait exploser comme des ballons certaines maisons trop étanches. Nous trouvions parfois des cadavres de policiers, si bien cachés que leurs compagnons ne les avaient pas découverts ; qu’aurions-nous pu en dire ? Satarwal les proclama victimes de la rébellion et les fit enterrer. J’en devenais fou. Peut-être ne pourrions-nous jamais réfuter le rapport Aimes. Peut-être demeurerait-il à jamais dans l’histoire de Mars. Après tout, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire et la faute incombe toujours au vaincu. Huit cent mille personnes tuées ?… Une grave émeute assurément, et une traîtresse mutinerie de la flotte soviétique. Deux cents volumes vous expliqueront ce qui s’est passé et si vous voulez en savoir plus vous risquez de vous retrouver prospecteur dans les astéroïdes. Peut-être ne souhaitez-vous pas en savoir plus ? Nous comprenons.

Et l’histoire s’écrit ainsi, parce que les faits ne sont pas des objets concrets. Mais les objets font ou défont les faits, du moins l’archéologue le croit-il. Pour chaque grand mensonge de l’histoire – si nous supposons qu’ils ont tous été dévoilés, ce qui est faux –, pour le Richard III des Tudors, pour le premier siècle soviétique, le Truman des Américains, la guerre d’Afrique du Sud, la catastrophe de Mercury – pour chacun de ces mensonges, il y a eu une révision fondée sur des éléments concrets.

Je me jurai qu’ici aussi il y aurait révision. Le ricanement de Satarwal : « Nous pouvons expliquer tout ce que vous trouverez. » Et son ministère de la Vérité le soutenait massivement, sûr de lui puisque l’histoire véritable n’a jamais été écrite. Mais l’archéologie est l’art de déchiffrer ce qui n’a pas été écrit. Et les objets ne mentent pas.


« Le dôme est tombé et la ligne de défense de la crête est tout à coup devenue inutile », expliquai-je à Hana, Bill et Heidi un jour que nous étions au milieu des ruines de la centrale. « Des milliers de personnes sont mortes et les autres sont bloquées dans les abris, les forces de police tombent du ciel. Que faites-vous ? Où allez-vous ?

— La centrale était leur dernière poche de résistance, n’est-ce pas ? » dit Bill. Je lui lançai un regard sceptique ; il donnait facilement libre cours à son imagination mais étayait difficilement ses théories. « De l’autre côté du rempart, il y a un canyon qu’ils appelaient le Fer-de-Lance… ils ont pu l’utiliser pour se cacher et tenter de le rejoindre. Comme le billet que nous avons trouvé semble l’indiquer.

— On les aurait vus franchir la crête, fis-je remarquer. Il nous faut quelque chose de plus plausible. »

Bill se détourna en haussant les épaules. Plus j’y pensais, plus ça me paraissait logique. Je demandai pourtant : « Quelqu’un a une autre idée ?

— Ils auraient pu se mêler aux civils et disparaître, proposa Hana. Au moment de l’assaut final, la police n’aurait plus trouvé personne.

— Auquel cas ils auraient raflé et emprisonné tous les civils. C’est mieux que d’être tué, d’accord. La police a déclaré avoir trouvé trente-huit survivants » – dont moi, pensais-je – « mais ils ont pu ne pas dire la vérité. »

Heidi prit la parole : « L’équipe de Kalinine a découvert une zone brûlée un peu au sud d’ici ; ils pensent qu’elle marque l’endroit où un vaisseau s’est posé – un transport de matériel de la police, sans doute. Mais les rebelles avaient peut-être un vaisseau prêt à décoller en cas d’urgence. Ils se sont peut-être tout simplement envolés.

— Terriblement dangereux, fit remarquer Hana.

— Ils se seraient fait descendre, ajoutai-je. Ils ne se seraient pas montrés aussi stupides. »

Ils se tenaient tous autour de moi, l’air déçu, et semblaient m’accuser de leur incapacité à trouver une explication intelligente. Le canyon du Fer-de-Lance n’était pourtant pas une mauvaise idée. « Ils ont certainement été capturés, exécutés et évacués », déclarai-je.


Fracture radialeles tensions tectoniques créées par le ballon de Tharsis ont engendré un vaste réseau de fractures dans les terrains circonvoisins.

La date de ma visite chez le gérontologue approchait ; j’obtins les autorisations nécessaires de Satarwal, des autorités de Burroughs, et gagnai en voiture le dépôt ferroviaire de Coprates Bellevue. Je pris le train jusqu’à Alexandrie et me présentai à la clinique un beau matin à l’aube.

Les examens prenaient toute la journée. Je patientai l’heure de rigueur dans la salle d’attente du Dr Laird, à contempler ses éternelles photos des lunes joviennes. Quand j’entrai dans son cabinet, nous nous serrâmes la main et il se mit au travail avec son habituel sérieux professionnel. Il me fit déshabiller et me soumit au regard de ses machines. J’ingurgitai des liquides et me tins devant des batteries d’yeux mécaniques, puis reçus une injection et me retrouvai ligoté sur un billard pour y subir d’autres pénétrations. Pendant ce temps, des échantillons – sang, urine, fèces, salive, peau, tissu musculaire, os, etc. – étaient prélevés à fin d’analyse. Le Dr Laird me tritura et me tripota ensuite du bout des doigts ; une méthode primitive qu’il semblait cependant estimer nécessaire. En attendant le résultat des analyses et des clichés, il me pinça la peau en divers endroits et me posa des questions.

« Comment va votre tendinite au genou ?

— Mal. Je ne l’ai jamais autant sentie que cette année.

— Hmm. Nous pourrions décaper ce tendon, vous savez. Mais je me demande si vous ne devriez pas attendre encore quelques années.

— J’attendrai.

— Et votre moral ? »

Je me refusai évidemment à répondre à une question aussi impertinente. Mais comme il continuait à pincer et tripoter, tel un phytogénéticien tâtant les racines et les feuilles d’un nouvel hybride (Ce petit arbuste survivra-t-il sur Mars, docteur Science ?), je réfléchis. Pourquoi pas. Pour tester une plante, il faut connaître l’état de ses fleurs.

« Mon moral a des hauts et des bas. » Quel était le terme technique ? « Incontrôlable. Je suis déprimé. J’ai peur de perdre tout contrôle et de sombrer dans la dépression. Je la sens tellement proche, parfois… je travaille peut-être trop pour réagir, je ne sais pas. Je suis frustré… »

L’infirmière entra avec les clichés développés, interrompant ma confession. Le Dr Laird ne sembla pas s’en formaliser. Il prit les clichés et s’absorba dans leur contemplation. Toujours penché sur eux, il dit lentement : « Vous n’avez aucun signe physiologique de réduction des fonctions affectives. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. »

C’est pire qu’une réduction, songeai-je. C’est une absence. Une indifférence totale. Une déconnexion thalamique, et par conséquent aucun nouveau souvenir. Une mort émotionnelle.

« Votre cœur est légèrement dilaté. Combien de temps passez-vous en centrifugeuse ?

— Aucun.

— Ce n’est pas tout à fait suffisant. » Un regard désapprobateur. « L’homme n’a pas été conçu pour cette gravité, vous savez. Nous pouvons appliquer nos meilleurs programmes à votre système immunitaire et votre division cellulaire, mais vous pouvez ruiner tous nos efforts par votre négligence. Je vois aussi que la peau de votre visage est sérieusement crevassée et que vous avez une déficience calcique osseuse », etc., l’habituelle litanie de mes maux. Il poursuivit ainsi pendant près de dix minutes. Puis il entreprit de rédiger des ordonnances et de détailler son « meilleur programme » pour soigner ces maux, parlant comme s’il entretenait un tiers des problèmes d’une plante, d’un pin de Hokkaido avec des aiguilles malades, une écorce crevée, des branches tordues et des racines rabougries. Il utilisa presque tout un carnet d’ordonnances et nous passâmes une demi-heure sur l’explication des médicaments et de leur utilisation. Stimulants de l’acétylcholine, équivalent nouvelle formule de la vasopressine : ces médicaments étaient nouveaux pour moi, il avait peut-être écouté ma confession, après tout. Peut-être y avait-il des signes de dépression dont il ne m’avait pas parlé. « Et cette tendinite… vous allez m’essayer ça. » Il cracha les syllabes d’une nouvelle potion magique. « Pensez-y… soignez-vous ; vous avez un organisme qui peut se régénérer indéfiniment. Réfléchissez-y. Si vous ne faites pas attention, plus rien n’aura d’importance. » Une poignée de main amicale. Une gentille petite plante. « À l’année prochaine. »

Je me rhabillai et passai dans la salle d’attente. L’œil de bœuf du cratère de Mima me fixait du haut de son affiche, cyclopéen. Je contemplai la liasse d’ordonnances que j’avais à la main. Les choses qui ont été ne sont plus…

Je n’aurais pu supporter de passer la nuit dans la touffeur épaisse d’Alexandrie ; je gagnai la gare à pied pour prendre le premier train vers l’est et retourner à New Houston. Je m’arrêtai à la pharmacie de la gare pour me procurer les médicaments prescrits.

Nous étions jadis des cordes tendues, vibrant sur l’arc de la mortalité – mais l’arc s’est débandé, nous reposons mollement et la flèche est tombée à terre.


Graben.

Je me ravisai alors et retournai en ville, pour voir Shrike. Nous dînâmes ce soir-là dans un restaurant indien de la ville basse, là où les canaux alternent avec les usines et les dortoirs et où les pauvres vivent partout, même sous les ponts où les canaux glacés leur écorchent la peau et transforment leurs plaies en lèpre. Ils pourraient bien sûr se faire soigner s’ils en avaient les moyens.

« C’est comme l’histoire soviétique », déclarai-je sur l’un des ponts qui enjambaient les canaux.

Shrike s’arrêta au sommet du pont. Au-dessus de nous, entre les dortoirs délabrés, le ciel était marbré comme une confiture d’oranges.

« Quoi ?

— Nous. Au lendemain de la révolution de 1917, les bolcheviks ont formé un gouvernement qui a dirigé le pays. Puis Lénine a façonné le parti qui est devenu son instrument. Pour entrer au gouvernement, il fallait d’abord être au parti, qui coiffait par conséquent le gouvernement et constituait le système de pouvoir réel. Ensuite, quand Staline est arrivé, il a établi son pouvoir personnel sur un réseau de sécurité nationale. Peu importait d’être membre du parti – la police secrète tenait le pouvoir et Staline contrôlait la police. On avait donc un système à trois niveaux. La grande réforme de Khrouchtchev a consisté à démanteler la police secrète et à rendre son pouvoir au parti communiste. On est revenu au système à deux niveaux.

— Et en quoi sommes-nous dans le même cas ? » demanda Shrike qui scrutait les immeubles autour de nous, s’arrêtant sur une fenêtre ouverte derrière laquelle une femme lavait du linge.

« C’est évident ! Sur Mars, le premier système de pouvoir a été celui des sociétés implantées ici. Le Comité a été créé à l’origine pour n’être qu’un centre d’information pour les sociétés et les Soviétiques. Mais les Russes et les Américains ont décidé d’utiliser le Comité pour enlever aux sociétés le contrôle de la planète.

— Ce qui correspondrait à l’utilisation du parti par Lénine ? » Shrike me narguait d’un intérêt feint.

« Exactement.

— L’analogie est assez lointaine, non ?

— Pas si lointaine que ça. Et la troisième étape a été la mainmise du Comité sur toute la police planétaire – la mainmise sur les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C’est à ce moment que le président Sarionovich – qui a fait ses classes au Kremlin, ne l’oublie pas – a mis en place ses propres plans quinquennaux, pressurant l’économie martienne et bien sûr la population, pour prouver aux deux superpuissances que nous leur ferions gagner de l’argent s’il avait les mains libres. Elles lui ont laissé carte blanche et, pour atteindre ses objectifs, il a démesurément accru les effectifs et les pouvoirs de la police. C’est alors qu’a éclaté la Sédition.

— Et maintenant ? » demanda Shrike pour me faire plaisir. « Sommes-nous semblables à Brejnev, Andropov, Tchernenko, Kerens ?

— Brejnev ne gouvernait pas. Ce n’était que confusion et corruption, même quand il était en bonne santé. Quant à Andropov et Tchernenko, ils ne pensaient qu’à leur bras de fer avec les Américains. Tu serais plutôt comme Kerens. »

Shrike me contempla, les lèvres arrondies sur un O moqueur. « Vraiment, Hjalmar ! Quel compliment ! Tu n’as pas été aussi aimable avec moi depuis des mois ; tu es sûr de t’être correctement exprimé ?

— Pfft. Arrête de faire l’andouille et écoute-moi.

— Je sais. Je ne prends pas ta leçon d’histoire au sérieux. Mais à vrai dire, je trouve l’analogie tirée par les cheveux. Tu ne trouves pas les analogies historiques un peu… artificielles ? Et puis tu m’empêches de profiter de ma promenade.

— Tu regardes donc autour de toi quand tu te promènes dans ce quartier ! J’aurais pensé que tu détournerais les yeux, pour préserver ta bonne conscience.

— Mon vertueux professeur », fit Shrike avec un large sourire. « Mon pieux professeur qui refuse tous les privilèges de sa classe et consacre chaque instant de sa vie à combattre les injustices sociales…

— Tais-toi…

— Qui ne peut imaginer d’autre moyen d’œuvrer pour le changement que de pleurer et gémir du haut de sa tour d’ivoire, ou de fouiller la poussière. » Je voyais à la largeur de son sourire que je l’avais irrité, et j’en fus surpris.

« Alors j’ai touché un point sensible.

— Non ! Tu es injuste, comme d’habitude. Tu me harcèles chaque fois que nous nous voyons, comme si je ne pouvais être qu’en quête de pouvoir personnel. Mais ensuite, il n’y a pas un jour où tu ne tires profit de mon travail. Quelle ingratitude. » Il sourit encore. « Peut-être suis-je fatigué de toi, Hjalmar. Peut-être suis-je fatigué de travailler pour ton bien et d’être critiqué pour ce que je fais. Peut-être que tu n’aurais pas dû venir m’ennuyer ce soir. »

Malgré l’obscurité, il pouvait lire la peur sur mon visage et, après l’avoir scruté un moment, il éclata de rire. « Viens chez moi, Hjalmar, et apprends-moi encore un peu d’histoire ancienne. Et laisse tomber ta vertu outragée dans le canal. Tu ne vaux pas mieux que la plupart d’entre nous. »

Plus tard dans la nuit, au lit, j’émergeai d’un demi-sommeil pour demander : « Peux-tu me débarrasser de Satarwal ? Il est dangereux, je crois.

— Comment cela ? » Il était à moitié endormi.

« Il me déteste. Il ne s’agit pas seulement de gêner mes efforts, il veut les réduire à néant – il ferait n’importe quoi. Il complote contre moi avec Petrini.

— Nous verrons. Je l’ai peut-être mis là comme aiguillon, hein, Hjalmar ? Pour que tu restes éveillé ? » Et il s’endormit.


Olympus Monsle plus haut volcan du système solaire ; il culmine à vingt-sept kilomètres et son volume est cent fois égal à celui du plus grand volcan terrestre, le Mauna Loa.

Un jour, j’ordonnai à mon équipe de sortir du cratère pour examiner la faille qui avait porté le nom de canyon du Fer-de-Lance. Bill Strickland me lança un regard chagrin, comme si j’avais dû, sous prétexte qu’il avait une fois parlé du canyon, lui rendre hommage chaque fois qu’il en était question. Agacé, je m’en débarrassai en l’envoyant rassembler le matériel ; Hana me transperça d’un regard outré.

New Houston est située dans un cratère « à débordement », c’est-à-dire que le bouclier d’éjection est formé d’amas de matériau fluidifié au moment de l’impact. Le bouclier présente donc une surface régulière, uniquement brisée par une faille étroite créée par la division d’une coulée de part et d’autre d’une éminence quelconque plus tard recouverte par les éjectats basaltiques du cratère. Cette faille, ou ce canyon, s’élargit pour cliver le rebord extérieur du bouclier et s’ouvre ainsi directement sur la plaine environnante. Il me semblait que ce pouvait être une voie d’évasion prometteuse pour quelqu’un cherchant à quitter discrètement le cratère.

Je conduisis mon équipe sur la pente externe du rempart, zigzaguant de corniche en corniche sur le versant accidenté. La déclivité était d’environ cinquante pour cent, mais les corniches faisant usage de rampes rendaient facile la marche sur les bancs de pierre grêlés qui se chevauchaient comme des tuiles. Derrière moi, les autres se plaignaient du froid ; il y avait du vent, et la plupart portaient des masques et des lunettes. Pour ma part, j’appréciais au contraire la rude fraîcheur du vent (le Dr Laird ne serait pas content). Le ciel était couleur de vieux papier ; une voûte superbe pour une promenade.

Nous explorâmes toute la longueur du canyon, jusqu’à la brèche dans le rempart et la plaine parsemée de blocs rocheux. Nous trouvâmes en plusieurs endroits les restes d’une route tracée sur la paroi sud du canyon. Des glissements de terrain avaient recouvert la majeure partie de la route mais, vers le sommet, un bon tronçon était resté dégagé. L’équipe entière se retrouva sur ce vestige, scrutant la crête au-dessus de nous. « Elle devait monter jusqu’au sommet, suggéra Bill.

— Ou s’arrêter en bas de cet entonnoir, proposai-je, d’où un escalator pouvait mener au dôme.

— Possible. » Bill haussa les épaules.

« Je me demande pourquoi ils ont creusé cette route sur une pente où les glissements de terrain sont aussi fréquents, dit Hana.

— La perte de masse est maintenant cent fois plus rapide », fis-je, agacé. « Ils ont construit en fonction de l’érosion de l’époque. »

Bill et Xhosa descendirent le long de la route avec des détecteurs de métal et des sondes sismiques, prêts à cartographier leurs découvertes. Les autres se mirent à fouiller autour des glissements de terrain et explorèrent le fond du canyon où des coulées de glace alternaient avec les éboulis qui avaient rempli le canyon et débordé sur l’autre versant. Nous serions bien restés jusqu’à la nuit, mais le vent se levait. Des tourbillons de sable coiffaient la crête au-dessus de nous, cuivrant le soleil et obscurcissant entièrement son cortège de miroirs. « Nous ferions mieux de rentrer, criai-je. Nous continuerons quand il fera meilleur. » Car les photos des satellites météorologiques avaient révélé l’approche d’une formation cyclonique.

Nous repartîmes donc, par-dessus le rempart, à travers la ville, jusqu’à l’escalator menant au camp, sanglés dans nos masques et nos lunettes pour la descente finale sur une pente rendue invisible par les flots de sable poussés par le vent. Le lendemain, la tempête se déchaîna et nous restâmes dix jours bloqués au camp par les épaisses nuées de sable qui frappaient les tentes et s’amoncelaient sur leur flanc exposé au vent. L’attente fut longue pour mon groupe, surtout parce que aucune des anciennes cartes n’indiquait de route dans le Fer-de-Lance, ce qui signifiait qu’elle avait été construite aux derniers jours de la ville. Quand la tempête s’apaisa, Satarwal nous ordonna de dégager le camp de la boue, ce qui nous prit encore trois jours.

L’après-midi du troisième jour, Hana, Xhosa et moi grimpâmes sur le rempart du cratère pour examiner les fondations du dôme au-dessus du Fer-de-Lance et tenter de découvrir des traces d’escalator. Les fondations étaient à cet endroit très abîmées, et Hana nous tenait une de ses conférences sur les munitions quand quelque chose m’attira l’œil. Je scrutai le fond du canyon qui serpentait sur près d’un kilomètre et demi. Dans la pureté de l’air qui avait succédé à la tempête, y avait-il eu un éclair de lumière ? J’avais vu scintiller quelque chose. Je remuai la tête, pour voir, et une fois encore : un flash. Un rayon de soleil réfléchi, d’un jaune de feu. Sur le versant sud. « L’un de vous a-t-il une paire de jumelles ? interrompis-je Hana.

— J’en ai une dans ma boîte à outils, fit Hana. Qu’y a-t-il ?

— Quelque chose, là, sur la pente. » Je sortis les jumelles de leur étui. « Vous voyez ce miroir là-bas, qui nous renvoie la lumière ? Regardez, tenez-vous au même endroit que moi. Sur la route, à peu près à mi-chemin de la descente. » J’ajustai les jumelles, les doigts dérapant d’excitation.

« Aucun éclair, fit Xhosa.

— Non, mais le soleil s’est déplacé, et c’était petit. Regardez. Il y a eu un nouvel éboulement, juste au-dessus de la route. » Agrandi vingt fois, le glissement de terrain était manifestement récent, la terre était foncée et les arêtes vives. « Vous devriez pouvoir l’apercevoir même sans jumelles, une tache plus sombre…

— À peu près à mi-chemin, constata Hana. Je pense que j’ai repéré l’éboulement, en tout cas. »

Le versant fraîchement exposé avait l’aspect scintillant, holographique, des objets vus à travers des jumelles. Quelque chose ondoya dans les cercles de vision superposés que je tentais de mettre au point. Près de la limite supérieure de l’éboulement quelque chose – une forme régulière, couleur de rouille, à peine plus foncée que l’argile smectique… quelque chose de lisse, arrondi, avec une tache brillante, comme du verre. Je me déplaçai, et la tache lança un éclair doré.

« Mon Dieu. » Je m’éclaircis la gorge. « Je pense que c’est… une hutte peut-être. Regardez. » Je tendis les jumelles à Xhosa. Hana scrutait l’objet, la main en visière. « Je vois parfaitement l’éboulement.

— Je le vois, dit Xhosa. Près du sommet de l’éboulement ?

— Oui.

— C’est à peu près là que la route devait passer », dit-il en tendant les jumelles à Hana. Nous nous regardâmes.

« Descendons, décidai-je.

— Je vais appeler des renforts par radio. » Xhosa se précipita vers la caisse à outils. « Il ne leur faudra pas longtemps pour arriver.

— Je le vois ! dit Hana. On dirait un véhicule tout terrain. »

Dès que Xhosa eut appelé de l’aide, nous dévalâmes le versant du cratère, lancés dans une course folle de corniche en corniche. Arrivés à l’entrée de la faille, nous enfilâmes la route, toujours au pas de course. À mi-chemin, nous dûmes nous arrêter pour reprendre notre souffle. J’augmentai le débit d’oxygène de ma combinaison et enjoignis aux autres d’en faire autant. Nous repartîmes en hâte et atteignîmes après une courte escalade le talus humide, nappé de givre, qui marquait la base du nouvel éboulement. Une courte escalade à flanc de canyon nous conduisit aussi près que possible de l’objet que j’avais repéré, sans que nous ayons à nous risquer sur l’éboulis.

« C’est une voiture, constata Hana.

— On dirait des traces de brûlure sur le devant, vous voyez ? » indiqua Xhosa.

Nous restâmes cois un moment ; la signification de la chose était claire et je vis l’angoisse se mêler à l’enthousiasme sur le visage de mes compagnons. Nous n’avions déjà trouvé que trop de cadavres.

Je m’avançai sur l’argile meuble pour tester sa stabilité. La terre était friable et il semblait possible que je déclenche un nouvel éboulement sous mes pas. La voiture n’était qu’à cinq ou six mètres du bord de l’éboulis et je voulais absolument l’atteindre avant l’arrivée des autres. Je tassai prudemment la terre sous ma semelle, jusqu’à m’enfoncer à hauteur du genou ; je fis un pas, puis recommençai avec l’autre pied.

« Vous devriez peut-être attendre un peu, dit Hana.

— Il faudra de toute façon en arriver là.

— Ce serait plus prudent si vous étiez encordé.

— Ça a l’air assez solide. »

Ce l’était effectivement. Je progressais très lentement et je n’étais qu’à un mètre ou deux de la voiture quand un groupe nombreux déboula du canyon. Ils parlaient tous en même temps. « Nous avons ratissé la zone avec un détecteur de métaux », fit Bill, maussade. « Je me demande comment nous avons pu la rater.

— Vous avez des cordes ? leur criai-je.

— Nous avons tout ce qu’il faut, répondit Petrini. Vous avez trouvé un trésor enfoui ?

— Peut-être, fit acidement Hana.

— Un vieux véhicule tout terrain, légèrement roussi, précisai-je. Lancez-moi une corde, s’il vous plaît. » Maintenant que je disposais de cordes, je me sentais vulnérable. Bill me lança une boucle que je passai sous mes bras. En amont du canyon, McNeil et deux étudiants pressaient le pas pour nous rejoindre. Je franchis la distance qui me séparait de la voiture, vérifiai sous la roue arrière sur quel genre de sol elle reposait et constatai qu’elle était au bord de la route enfouie. Je retraversai l’éboulis, qui me sembla plus solide qu’avant l’arrivée de la corde, et pris l’holocaméra des mains de McNeil. Je revins sur mes pas.

La vitre en plastique de la portière était encore intacte ; c’était elle qui avait réfléchi la lumière du soleil et attiré mon regard. Je frottai la pellicule de poussière pour regarder à l’intérieur. Un habitacle vide ; on aurait dit une petite grotte à flanc de canyon. Le pare-brise était fendillé mais entier. La vitre de la portière opposée avait disparu, laissant la poussière s’accumuler sur le plancher.

« Des cadavres ? » demanda Petrini. La première question rituelle à New Houston.

« Pas de cadavres. » C’était une voiture à huit places ; des caisses étaient posées sur les deux derniers sièges. J’essayai la porte, elle céda et s’ouvrit dans un grincement sonore. J’engageai le bras à l’intérieur pour placer l’holocaméra sur son trépied, armée pour six prises. Lorsque les six bips eurent retenti, je récupérai la caméra et tâtai précautionneusement du pied le plancher de la voiture. « Ne touchez à rien ! » s’inquiéta McNeil.

« Oh ! McNeil ! » s’exclamèrent en chœur plusieurs voix. La voiture était stable comme un roc, je montai dedans pour jeter un coup d’œil aux caisses, à l’arrière.

« Elles sont pleines de papiers », dis-je, mais personne ne m’entendit. J’entendais mon pouls marteler mes oreilles. Des chemises, des carnets, des classeurs, des disques d’ordinateur, des cartes, des plans. Je m’emparai d’une caisse, la sortis de la voiture, la soulevai et parcourus une fois encore la piste que j’avais tracée.

« Vous regretterez un jour de ne plus tout avoir exactement comme vous l’avez trouvé, c’est moi qui vous le dis », marmonna McNeil. Mais il se pencha sur la caisse avec autant de curiosité que les autres quand je la déposai à ses pieds et, lorsque je revins avec la deuxième caisse, il fouillait dedans, à genoux au côté de Petrini.

J’empoignais la dernière caisse quand je remarquai un cahier sur le plancher de la voiture, presque enfoui sous le sable entré par la vitre brisée. C’était un petit cahier à spirale, recouvert de plastique, et je faillis ne pas le voir. Je le dégageai, l’époussetai un peu et l’emportai, coincé entre caisse et gant. Je déposai la caisse de l’autre côté de l’éboulis mais gardai le cahier à la main pour le montrer aux autres. « Il traînait par terre.

— Voilà une affiche signée d’un certain Andrew Jones de l’Alliance Washington-Lénine », dit Hana, penchée sur l’une des caisses. Elle la montra à Petrini qui la lut rapidement, le sourcil levé.

Je tremblai, de froid, d’excitation, je ne sais. Je mis le cahier dans une des caisses. « Emportons tout cela au camp. Je commence à manquer d’oxygène. » Je regardais autour de moi le groupe couvert d’argile et je ne pus m’empêcher de sourire. « Nous avons du pain sur la planche. »


Canaux de lave.

Des plans pour la défense de la ville ; des bandes et des photocopies des messages échangés avec l’Alliance Washington-Lénine, dans d’autres villes ou dans l’espace ; des listes de noms, des listes de blessés, de morts, de disparus, des inventaires d’armes, de matériel ; des comptes rendus partiels de la révolution à New Houston et dans Nirgal Vallis ainsi que sur l’ensemble de Mars ; des cartes, dont celle de la partie orientale inférieure de Valles Marineris.

McNeil organisait et cataloguait au fur et à mesure le contenu des petites caisses et il remettait chaque feuille ou chaque liasse dans les mains impatientes d’un chercheur. La presque totalité des membres de l’expédition était rassemblée dans la tente principale, participant au dépouillement de nos trouvailles. Deux photocopieuses tournaient à plein régime, plusieurs consoles d’ordinateur ronronnaient et un magnétophone faisait par moments entendre des voix noyées dans les parasites. L’excitation était aussi palpable que l’odeur des télécopieurs. Satarwal était là, lui aussi, travaillant avec acharnement comme s’il n’était pas concerné. Chacun évitait son regard et il n’échangeait guère de commentaires.

Quant à moi – j’avais l’impression de rêver. Kalinine et McNeil me tapaient sur l’épaule et Kalinine répétait : « Nous y voilà, Nederland. Vous avez votre preuve. »

Hana écoutait d’un air découragé. Je ne comprenais pas, mais à la réflexion je pensai que si. Je la suivis au distributeur de café dans le hall.

« Il se trompe, vous savez. Nous aurons besoin de toutes les preuves matérielles que nous pourrons trouver. Pour que ses stampilles gardent une certaine valeur, comprenez-vous. »

À son sourire, je vis que j’avais vu juste. Elle avait ressenti ce que j’aurais ressenti à sa place ; je m’en étais aperçu et j’avais fait quelque chose pour l’aider. Je ne sais pas si je suis moins capable que d’autres de comprendre mes congénères, mais je le soupçonne. Cela m’arrivait si rarement de regarder le visage de quelqu’un et de savoir ce qu’il pensait ! L’ivresse de la réussite s’épanouit en moi comme une fleur et je serrai impulsivement la main d’Hana. Même le spectacle de Petrini et Satarwal conversant à l’autre bout du hall ne suffit pas à assombrir mon humeur. Je retournai déambuler dans la salle commune, regarder par-dessus l’épaule de mes étudiants et les féliciter à gauche à droite pour leur travail ; je déclenchai une traînée de sourires et de bonne humeur. Je serrai la main de McNeil, toujours occupé à cataloguer. Derrière lui, Klesert était accoudé à une table, plongé dans l’un des carnets. « C’est comme lire le journal de Scott[3] », dit Claudia.

Satarwal revint dans la pièce et je me dirigeai vers lui. « Ces documents impliquent que la commission Aimes a dissimulé la vérité, vous savez, déclarai-je d’un ton amical. Aimes, comme plusieurs des témoins, est encore en fonctions. Certaines questions devront être posées. » Et les réponses feront tomber des têtes ! avais-je envie d’ajouter. Satarwal me lança un regard glacial, imité par Petrini.

Ce dernier, après avoir jeté un coup d’œil à Satarwal pour être sûr d’avoir bien compris, dit : « D’après nous, bien que les émeutiers de New Houston aient manifestement cru faire partie d’un mouvement plus vaste, il reste à démontrer qu’une révolution à l’échelle planétaire ait été organisée. Surtout au vu des preuves contraires accumulées par le rapport Aimes. »

Je ne fis qu’en rire, sur le moment. J’étais trop heureux pour me laisser impressionner par ces sornettes. « Vous réfuteriez n’importe quoi. Mais combien de temps tiendrez-vous ? »


Je les ignorai donc et retournai travailler. Bill Strickland remballait l’une des caisses de photocopies sous la direction de McNeil. Il avait l’air préoccupé ; il suggéra : « Nous devrions repasser au détecteur tout le versant sud du Fer-de-Lance. Il y a peut-être d’autres choses qui nous ont échappé.

— Allez-y. » Je remarquai près de son coude le petit cahier plastifié qui se trouvait sur le plancher de la voiture. Je le pris, intrigué, et le fourrai sous mon bras ; je l’avais oublié et maintenant je tenais à y jeter un coup d’œil. McNeil me demanda où il fallait envoyer les caisses de duplicata, et cela me prit un moment. « Hiroko Nakayama et Anya Lebedyan vont être ravis. » Il y eut ensuite d’autres questions de Kalinine au sujet de la voiture, puis un repas rapide que nous prîmes debout ; Hana me demanda ensuite de regarder un des plans de la ville trouvés dans la première caisse, qui désignait la taverne du Tonneau-Percé comme l’un des centres de défense du voisinage. De fil en aiguille, plusieurs heures passèrent et ce n’est que lorsque tout le monde fut parti se coucher, à l’exception de McNeil et moi, que je pus m’asseoir avec le carnet et y jeter un coup d’œil. « Vous l’avez fait copier ? demandai-je à McNeil.

— Plusieurs fois. »

J’ouvris la couverture bleu sale. La première page était vierge ; la seconde était couverte d’une écriture anguleuse, soignée.


Je butai sur le premier signe avant-coureur de la mutinerie alors que nous approchions de la frange intérieure de la première ceinture d’astéroïdes. Bien sûr, je ne compris pas sur le moment ce que cela signifiait ; ce n’était qu’une porte fermée.

Je parcourus rapidement les lignes serrées. « Emma Weil. » Je regardai McNeil. « Où ai-je déjà entendu ce nom ?

— Hellas ? suggéra-t-il sans lever la tête. Je crois qu’elle a participé à la conception de la première ville au-dessus du bassin de retenue. J’y ai réparé les canalisations, jadis – c’était du beau travail pour l’époque. Je crois qu’elle a disparu pendant la Sédition.

— Eh bien, je l’ai retrouvée. Elle dit qu’elle était sur un vaisseau minéralier.

— Et comment a-t-elle atterri là ?

— Je ne sais pas encore. »

McNeil s’approcha de ma table. « Où y a-t-il une copie de ce truc ? »

Je ris. « C’est bien vous, McNeil ? » Je poursuivis ma lecture. McNeil trouva une copie du journal et m’imita.

Une Association interstellaire de Mars avait donc entrepris sa propre révolution, utilisant celle de Mars pour couvrir le vol de trois minéraliers et la construction d’un vaisseau interstellaire… « Cette flotte soviétique », fis-je songeur. McNeil en avait assez lu pour opiner. « Avez-vous jamais entendu parler de cette Association interstellaire de Mars ? »

McNeil secoua la tête. « J’ai appris son existence il y a deux pages. » Il leva les yeux. « C’est extraordinaire !

— Je sais. » Quand j’en arrivai au moment où Weil accepte d’aider les mutins à construire leur astronef de fortune, ma curiosité prit le dessus et je survolai les pages pour découvrir la suite des événements. Échapper à la police – préparer l’astronef – partir pour l’espace lointain – chaque péripétie me faisait accélérer ma lecture, jusqu’à ce qu’Emma revienne sur Mars en proie à la révolution. Je ralentis et lus la suite avec soin. Je puis difficilement décrire mes sentiments à la lecture de la dernière partie de son journal ; chaque phrase semblait répondre à l’une de mes questions et j’étais continuellement galvanisé par le choc des confirmations ou des surprises. Sa voix me parlait comme dans une révélation directe, comme si j’étais tombé sur le plus grand des samizdats. Je n’étais absolument pas préparé à la fin de son récit ; sur une page, elle détaillait leur plan d’évacuation de la ville, et la page suivante était vierge. Le cahier n’était rempli qu’aux deux tiers. Je le refermai lentement, perdu dans mes pensées.

« On dirait qu’ils ont échoué », dit McNeil. Il avait parcouru les pages encore plus vite que moi. « Ces traces de brûlure – leur voiture a dû être touchée.

— Effectivement. » Je me levai pour faire quelques pas. « Mais il n’y avait pas de corps dans la voiture. Il est possible que la voiture ait été touchée et que, dans leur hâte, ils aient abandonné tout ceci.

— Peut-être.

— Où est cette carte des régions chaotiques à l’est de Marineris ?

— La seconde caisse, sur le dessus. Mais c’est une carte à petite échelle, ils n’ont pas pu l’utiliser pour se diriger. Les marques signalent peut-être seulement des réservoirs d’eau. Le problème reste le même. » Je trouvai la carte et la dépliai. Une carte topographique sur laquelle de fines lignes bistre marquaient les formes caractéristiques de l’extrémité orientale de Valles Marineris et les terres chaotiques, plus à l’est ; et dans cette forêt muette de lignes serrées, quatre petits points rouges, trois à la limite sud de l’une des cuvettes chaotiques et le quatrième en son centre. J’étais incapable, en l’absence d’indications, de mettre un nom sur la cuvette, mais une rapide vérification sur une carte planétaire me suffit à la reconnaître ; les points rouges se trouvaient dans le chaos d’Aureum, une profonde cuvette de nature encore sauvage. « C’est peut-être une carte générale ; ils ont pu prendre les cartes locales.

— C’est possible. »

Je repliai la carte et la rangeai dans le cahier. « Un vaisseau interstellaire ! Vous vous rendez compte ?

— Non. Pas étonnant qu’elle les ait crus fous.

— Oui. » Mais l’esprit du groupe me plaisait, de même que sa résistance au Comité. « Je me demande comment ils ont fait.

— Weil était un bon ingénieur. S’ils avaient le carburant et les réserves nécessaires, ils ont pu faire un bon bout de chemin. Mais qui sait jusqu’où ils ont dû aller. Que pensaient-ils trouver ? Une autre Terre ?

— Ou une autre Mars. Ils étaient prêts à tout. » Leur haine pour le Comité – je connaissais ce sentiment, mais il ne m’avait jamais poussé à agir. Tout mon travail ne faisait finalement qu’aider le Comité. Pourquoi étaient-ils passés aux actes ? Qu’est-ce qui me retenait ? « Avez-vous une autre copie du journal ?

— Là-bas sur la table. »

Je pris un nouvel exemplaire, allai jusqu’à nos boîtes aux lettres et le fourrai sauvagement dans la fente portant le nom de Satarwal, où il se coinça fermement. « Je ne pense pas qu’il ait eu l’occasion de voir ça. »

McNeil eut un sourire. « Le trophée de l’expédition. L’histoire de Mars ne sera plus la même.

— Eh ! oui. » J’avais chaud, je sentais mon visage rouge brique fendu d’un sourire de clown, mais ça m’était égal. Je serrai le journal d’Emma Weil sur mon estomac et agitai en silence l’autre main. Avoir obtenu ce que je voulais me remplissait d’un sentiment étrange. Une tente commune, déserte, des tables couvertes de caisses et de papiers, le faible clignotement des lumières, le doux ronronnement de la machine à café, un unique collègue voûté de fatigue sur sa chaise dans le calme de la nuit : une scène si familière et pourtant totalement transfigurée par les mots que je pressais contre moi. J’étais maintenant le vainqueur d’un champ de bataille ravagé, le rêveur plongé dans son rêve réalisé. « J’ai failli… j’ai failli perdre espoir. » McNeil releva légèrement la tête pour me montrer qu’il m’écoutait, avec l’économie de gestes d’un homme fatigué. « Mais je ne l’ai pas perdu ! Et… » Je sentis à nouveau un sourire s’épanouir sur mon visage. « Je vais aller lire cette chose tranquillement, au lit. »

J’y allai. Ce fut ma seconde lecture. Combien de fois depuis me suis-je couché avec Emma Weil pour sonder son esprit, partager ses colères et ses espoirs et contempler avec frayeur ces pages blanches, avec le message inexprimé de sa survie et de son devenir ? Je ne saurais le dire. Cent fois, peut-être ; peut-être plus. Je vivais avec ce cahier et Emma Weil était devenue une part de mon âme, au point que je me demandai souvent (avec inquiétude) ce qu’elle aurait pensé de moi. Pas un jour je n’ai cessé de penser à elle. Mais je ne l’ai jamais relue comme cette première nuit, où je tremblais convulsivement dans mon lit sous le choc et où chaque phrase successive m’ouvrait une fenêtre sur l’esprit d’une autre personne – sur un monde nouveau.


Dans la semaine, des douzaines de journalistes se joignirent à nous ; les étudiants les pilotaient jusqu’au fond du Fer-de-Lance et leur montraient le véhicule tout terrain qui avait été complètement dégagé et mis hors de portée des éboulements. Toutes les holostations de Mars montrèrent la voiture. J’observai cette activité avec grand intérêt ; l’information publique et la Critique des publications laissaient passer tous les rapports, et je comprenais mal leur tactique. Les patrons de Satarwal, à l’Inspection planétaire, n’avaient publié aucune déclaration confirmant la découverte et, en attendant, il nous était impossible de savoir comment ils traiteraient l’affaire. Je répondais sans relâche aux questions des journalistes : « Certains éléments de preuve contredisent le rapport Aimes, oui. Non, je n’ai pas d’explication. Des hypothèses ? Vous pouvez en échafauder aussi bien que moi. Mieux même. » Les journalistes nous quittèrent bientôt pour Burroughs, afin d’interroger Aimes lui-même ; mais Aimes se refusa à tout commentaire. Le Comité et tous ses sous-comités restèrent également silencieux. Pourtant, puisqu’ils avaient autorisé les fouilles, ils devaient avoir une stratégie pour répondre à des découvertes comme celle-là. J’attendais de voir.

Satarwal jeta son exemplaire du journal d’Emma sur mon bureau. « Elle n’a vraiment pas eu de chance ; se retrouver avec des idiots pareils. »

Je souris. « On pourrait dire la même chose de vous. » J’essayai de cacher mon triomphe, mais je n’y arrivai sans doute pas. « Vous voyez, il y avait une Alliance Washington-Lénine dressée contre vous. »

Il fit la grimace. « Peu importe le nom qu’ils se donnaient, ce sont toujours des assassins. »

Quelques jours plus tard, il fut rappelé à Burroughs. Il fit plier bagage à tous ses policiers et ils partirent en même temps que les derniers journalistes, dans les mêmes voitures. Je ne découvris jamais ce que les reporters avaient pu tirer de la situation. Je ne me dérangeai pas pour les voir partir.

Au bout de quelques jours, nous reçûmes Petrini et moi un message nous nommant codirecteurs des fouilles. Aucune mention de Satarwal. Nous apprîmes en même temps qu’une conférence de presse officielle se tiendrait à Burroughs. Nous nous réunîmes pour la suivre sur l’holoviseur de la salle commune. Petrini me serra la main. « Nous sommes maintenant codirecteurs, comme nous aurions dû l’être dès le départ.

— Et il nous reste tant de choses à faire », mais il me prit au sérieux.

Le Comité avait désigné Shrike comme porte-parole. Je me faufilai au fond de la salle pour le regarder, mal à l’aise sous le regard des autres occupants de la pièce.

Shrike était plus languide et charmeur que jamais, face à la presse, et ils en étaient ravis. Il regarda l’estrade, les yeux baissés, pour se composer un visage officiel : un homme mince aux cheveux argentés dans un costume gris d’un prix inabordable ; de fins anneaux d’argent aux petits doigts et au lobe des oreilles ; un nez droit, des sourcils épais, des yeux d’un bleu profond. Il lut d’abord une déclaration. « Les récentes découvertes des fouilles de New Houston constituent un apport enthousiasmant et émouvant à notre connaissance de l’une des époques les plus troublées de l’histoire de Mars. Ces mois de 2248 que l’on appelle la Sédition ont été une période de grandes souffrances et d’héroïsme, et ce nouveau récit de la vaillante résistance d’une ville assiégée nous fortifie dans notre amour de Mars. Les hommes et les femmes qui se sont battus pour New Houston luttaient pour des droits et des privilèges que nous tenons aujourd’hui pour acquis et c’est en partie grâce à leur sacrifice que nous jouissons de la vie libre et ouverte qui est maintenant la nôtre. Nous félicitons pour leur découverte historique les éminents archéologues de l’Inspection planétaire et de l’université de Mars. »

Il planta son regard dans les caméras, sachant que je regarderais… et je reçus de plein fouet le choc du sourire moqueur qu’il me destinait.

Première journaliste : « Monsieur Selkirk, ces découvertes, et en particulier la preuve de l’existence de l’Alliance Washington-Lénine, ne sont-elles pas en contradiction avec les conclusions du rapport sur la Sédition de la commission Aimes ?

— Absolument pas, répondit sereinement Shrike. Si vous relisez le rapport Aimes » – il s’interrompit pour laisser s’épanouir le rire qu’il avait déclenché et sourit légèrement – « vous verrez qu’il conclut qu’il y a eu une révolte bien organisée contre les autorités légales de Mars, sous la conduite de la flotte minéralière soviétique. La commission n’a jamais découvert le nom de cette organisation, mais les nouvelles découvertes de New Houston corroborent les recherches de la commission. D’éminents historiens comme Hiroko Nakayama et Hjalmar Nederland ont travaillé pendant des années à identifier les organisateurs secrets de la Sédition et c’est d’ailleurs Nederland qui a découvert la “voiture de l’évasion” à proximité de New Houston. De même, d’autres historiens ont exploré les liens entre la Sédition et les réformes du gouvernement martien dans le siècle qui a suivi. »

Les journalistes hochaient fidèlement la tête et murmuraient leur approbation dans leurs bracelets enregistreurs, à l’intention de la populace toujours parquée dans les mines et les dortoirs.

Ils trouveraient donc une explication à tout.

Je quittai la pièce, écœuré. Ils reconnaîtraient le minimum indispensable et distordraient tout le reste pour coller à leur nouvelle version qui changerait constamment, les protégerait constamment. Je sentais le goût de la défaite sur ma langue, comme une chape de cuivre. Ils répondraient à tous mes coups de poignard par des faits élastiques, jusqu’à absorber et dissoudre la réalité.

Mais je m’y attendais. J’étais préparé à quelque chose de ce genre ; j’avais déjà élaboré une tactique pour continuer à leur porter des coups. Pourtant, quel choc d’entendre Shrike mentir ainsi. Mon vieux cœur palpitait et j’avais l’estomac noué ; je ne pensais qu’à sortir de la tente principale et m’asseoir un moment. Même si je m’étais attendu qu’ils fassent quelque chose de ce genre.


L’ordinateur relié à Alexandrie m’en apprit un peu plus sur Emma Weil. Elle était née au camp du cratère de Galle, sur les versants du bassin d’Argyre, en 2168. Ses parents avaient divorcé et elle avait vécu avec son père. Elle avait étudié les mathématiques à l’université de Burroughs, dirigé l’équipe d’ingénieurs écologistes qui avait conçu le complexe du bassin de Hellas, battu quatre records de course à pied. Quand le Comité s’était emparé en 2213 des flottes minéralières, elle avait été transférée de la Royal Dutch au centre de développement des systèmes de biomaintenance, puis transférée à nouveau en service actif sur les minéraliers. Les archives des projets de forage des astéroïdes étaient incomplètes, en raison des destructions de documents et de bâtiments pendant la Sédition ; je ne trouvai aucune mention de l’Aigle-Roux, ni d’Emma après 2248. Et il n’y avait aucun commentaire sur sa disparition.

Pour Oleg Davydov, je ne trouvai qu’une référence sur le registre des naissances (né sur Deimos en 2159) et une affectation dans le corps des cadets astrogateurs de la flotte minéralière soviétique. Et après, plus rien : pas d’affectation, pas de procès, pas de commandement de l’Hidalgo. Aucune mention non plus du navire.

Impossible de rien trouver non plus sur l’Association interstellaire de Mars. Pas un mot.

La censure avait apparemment été à l’œuvre. Mais la documentation sur l’histoire de Mars avait été définitivement endommagée et désorganisée par la Sédition. Des poches d’information existent dans des endroits étranges et il est rare que les censeurs puissent tout saisir. Cela demanderait des recherches plus approfondies que celles que je pouvais entreprendre à partir de New Houston, mais j’étais certain que si je pouvais disposer d’un peu de temps à Alexandrie, je pourrais exhumer d’autres renseignements. Je l’avais fait avant.

Je délaissai cet aspect de la question pour revenir à Emma. Je me fis envoyer une photo d’elle, prise au début de son service dans les mines. Elle avait un visage ovale, une bouche sérieuse, des cheveux châtains assortis à ses yeux, des pommettes et un menton finement ciselés ; elle me plaisait. Je passai de longues nuits à contempler son portrait et à lire son journal. Je haïssais le Comité pour le développement de Mars autant qu’il était possible. Je vomissais leurs mensonges : ils auraient pris le pouvoir pour rendre la vie meilleure sur une planète étrangère, etc. Tout le monde savait que c’était un mensonge. Mais nous fermions nos gueules ; à trop parler, on risquait de se faire transférer à Texas. Ou sur Armor. Les membres de l’AIM avaient réagi par un projet stupide, mais ils avaient résisté ! Et moi ? Je n’avais même pas les tripes d’avouer mes sentiments à mes amis. J’avais cru que la lâcheté était la norme, ce qui la rendait supportable, et je restais assis dans mon douillet appartement universitaire, à écrire des articles sur des événements vieux de trois cents ans, tout en prétendant être le plus farouche opposant au Comité de la planète – alors que je me jetais sur tous les os qu’ils me donnaient à ronger et que je mendiais les faveurs d’un membre du Comité. Était-ce là de la résistance ? Je n’avais fait que gesticuler et crier devant des despotes qui me toléraient et souriaient sous cape de voir un professeur de plus jouer ce jeu. Ô Emma ! Je voulais être comme elle, je voulais être capable d’action.


Nakayama, Lebedyan et plusieurs autres s’élevèrent vigoureusement contre les manœuvres du Comité tendant à faire coïncider nos découvertes de New Houston avec le rapport Aimes. Les critiques firent flèche de tout bois et je n’eus qu’à me glisser en coulisses, aider à orchestrer le tout, enregistrer. L’université communiqua à la presse des extraits du journal d’Emma, qui fut ensuite publié en entier et obtint même un beau succès. Il semblait y avoir un public qu’intriguaient ces nouvelles de son propre passé perdu, du moins pour une semaine ou deux. Anya Lebedyan m’appela pour me féliciter et me poser quelques questions ; sans hésitation, elle entama la conversation en russe. Un frisson d’excitation me traversa à l’idée de parler la langue des samizdats. Je découvris que je parlais la langue clandestine de Mars aussi bien que je la lisais, sans pourtant me rappeler la vie lointaine où je l’avais apprise.


Sur la crête sous un ciel couvert : de lourds nuages chocolat filaient vers le nord et des rafales d’éclairs alternaient avec de pâles rayons de soleil. Puis les nuages se déployèrent pour tout recouvrir d’une nappe froissée et transformer le reste de l’après-midi en crépuscule. À mes pieds, mon équipe s’activait dans la ville morte. Parcourant le sommet du rempart, j’examinai sa texture comme si je pouvais percevoir le monde sous la roche. L’Adagio pour cordes de Samuel Butler flottait dans ma tête. En bas, à la centrale, Hana et Bill discutaient fiévreusement. Ils semblaient plus attentifs l’un à l’autre qu’à leur travail. J’escaladai les blocs de pierre en direction du Fer-de-Lance et descendis dans le canyon jusqu’à la voiture. Je montai dedans et m’assis.

Ici s’était autrefois assise Emma Weil, peut-être sur le siège même que j’occupais. Il avait fait nuit ; leurs lumières auraient été éteintes tandis qu’ils roulaient doucement sur la route, avec le précipice à leur gauche. L’artillerie de la police pilonnait la ville. Les cœurs battaient dans les combinaisons spatiales, qui ne font écran ni aux éclats d’obus, ni aux balles, ni aux rayons thermiques. Les moteurs électriques étaient silencieux et aucun hélicoptère ne pouvait voler dans l’atmosphère ténue ; mais quelque part, peut-être sur le rempart, une batterie automatique thermosensible a pivoté sur son affût, pointé et tiré : des voitures ont explosé, d’autres ont été atteintes et s’arrêtent, d’autres encore, peut-être, éteignent leur moteur et se laissent aller en roue libre vers le fond du canyon, vers la liberté.

Certains ont forcément été tués. Mais il n’y avait pas de corps dans la voiture. Si la police les avait enlevés, elle aurait aussi pris les documents. C’était également vrai pour les rebelles. Puisque nous avions trouvé les papiers, aucun corps n’avait été évacué. L’explosion avait donc stoppé la voiture sans tuer ses occupants. C’est du moins ce que mon raisonnement me faisait conclure. Et j’étais séduit, oh ! oui, j’étais séduit. Assis là sur le siège en plastique craquant de givre, j’essayais de sentir ce qui lui était arrivé ; et à mes yeux, elle était en vie. Aucun sentiment de mort ne planait dans cette voiture. Peut-être n’avait-elle vécu que le temps de ramper hors du véhicule ; son corps reposerait alors dans le sol de sa planète chérie, à quelques mètres de moi. Mais non. Les détecteurs de métaux auraient repéré sa combinaison. Non, elle avait fui. Fui dans les collines. Elle n’était pas morte, pas mon Emma.

Je sortis la petite photo d’elle que je portais toujours dans la poche de ma combinaison et la lissai sur ma cuisse. Ils avaient tenté de rejoindre des refuges dans le chaos et ils avaient très bien pu les atteindre et s’y cacher jusqu’à aujourd’hui. Emma, toujours en vie, travaillant à la biogéocénose de la planète qu’elle aimait.

Je songeai soudain que je pourrais la trouver.


Cratère d’impactavec un diamètre de deux mille kilomètres, le bassin d’Hellas est le plus vaste cratère d’impact de Mars.

C’est alors qu’on fit cette découverte, sur Pluton. Ce fut Strickland qui nous apporta la nouvelle. Nous étions en train de fouiller un centre de défense qui avait été rasé par les bombes et j’étais descendu avec Xhosa pour attacher les câbles de la grue à une poutre que nous avions dégagée. « Docteur Nederland ! Hana ! Il y a des nouvelles de Burroughs. » Et crac, il sauta par-dessus les blocs de maçonnerie et nous rejoignit dans la cave. Nous le regardâmes, surpris, et il se raidit comme un policier au garde-à-vous.

« Qu’y a-t-il ? » lui demandai-je.

Hana vint jeter un œil dans la cave et Bill se tourna vers elle. Il me sembla y avoir un certain plaisir dans son agitation. « Ils ont trouvé un monument sur Pluton. Le Conseil des satellites extérieurs a envoyé l’année dernière une expédition par là-bas, elle vient d’arriver et a trouvé une espèce de monument. De grands blocs de glace rectangulaires dressés sur un bout et disposés en cercle. Cela semble très ancien…

— C’est dingue, dit Hana.

— Je sais ! Pourquoi penses-tu que j’ai accouru jusqu’ici en gueulant comme ça ? » Bill s’assit par terre et augmenta son arrivée d’oxygène.

« C’est dingue, dit Xhosa. Quelqu’un doit avoir…

— Retournons aux tentes pour jeter un coup d’œil, dit Bill. Ils ont envoyé des photos. »

Nous abandonnâmes donc le travail comme s’il n’avait aucune importance pour suivre Bill jusqu’au camp. La grande tente était déjà bourrée de monde, le vacarme de leurs voix nous agressa à notre entrée ; je n’y avais jamais entendu autant de bruit. J’écartai la foule pour m’insinuer dans le groupe qui entourait la plus grande table. Plusieurs photos passaient de main en main ; j’en arrachai une au passage. « Hé ! » hurla ma victime, mais je lui tournai le dos et retraversai la foule pour me rendre au réfectoire.

C’était une petite photo et on aurait dit qu’elle avait été prise en noir et blanc. Un ciel noir, une plaine régolithique grise marquée par les anneaux entremêlés de vieux cratères érodés et, à quelque distance, un cercle de grands blocs blancs verticaux, minces pour certains, massifs pour d’autres. Ils étaient éclairés latéralement par des projecteurs, et cinq ou six d’entre eux brillaient d’un blanc éblouissant comme des miroirs renvoyant la lumière. Des silhouettes humaines revêtues d’encombrantes combinaisons blanchâtres arrivaient au quart ou au cinquième de leur hauteur ; elles se tenaient à l’extérieur de leur cercle, la tête renversée pour regarder le bloc le plus proche. L’anneau semblait faire environ deux cents mètres de diamètre, peut-être trois cents, je ne pouvais en être sûr. Un petit cercle de pierre (de la pierre blanche ?) sur Pluton.

J’ai dû rester penché une demi-heure sur cette photo. Je ne sais pas à quoi je pensais ; j’avais l’esprit vide. La photo semblait sortie d’un rêve. C’était tout à fait le genre de chose que j’aurais pu voir en rêve. Et, dans mes rêves, j’ai toujours l’esprit vide. Pourtant mes collègues qui s’agitaient et bavardaient dans la pièce à côté en confirmaient la réalité.

Petrini frappa sur la table. « Messieurs, s’il vous plaît. J’ai de nouvelles informations. Écoutez. Manifestement, les gens qui viennent d’arriver là-bas ne sont pas les premiers à visiter Pluton comme ils le croyaient. Cela a dû leur faire un sacré choc ! Quoi qu’il en soit, ils ont envoyé des renseignements pour accompagner ces photos. L’objet est situé au pôle Nord géographique. Les colonnes qui composent l’anneau sont faites de glace. Il y en a soixante-six et l’une d’elles gît à terre, fracassée. Une autre comporte une inscription. »

Un silence total suivit ces paroles.

« Jefferson, de la bibliothèque de l’université d’Alexandrie, a identifié celle-ci comme étant du sanskrit. Je sais, je sais ! Ce n’est pas à moi qu’il faut demander de vous expliquer cela. Je suppose que quelqu’un s’est livré à un petit jeu. L’inscription consiste en deux verbes et une série d’encoches. Les verbes veulent dire tous deux en gros “aller plus loin”. Les encoches constituent une progression arithmétique simple : deux, deux, quatre et huit.

— Deux mille deux cent quarante-huit, dis-je. L’année de la Sédition. » Et un passage du journal d’Emma Weil me vint aussitôt à l’esprit. Elle s’était rendue dans la cabine de Davydov, l’avait trouvé endormi, avait vu des plans sur son bureau…

Petrini haussa les épaules. « Si l’on considère que ces encoches correspondent à une date de notre calendrier. Mais je ne crois pas qu’il soit prudent d’avancer de telles suppositions à propos de cet objet. »

Je l’entendais à peine. « Où arrivent les messages envoyés par cette expédition ?

— À Burroughs. Au centre spatial universitaire.

— J’y vais pour leur poser quelques questions et surveiller tout ce qu’ils transmettent.

— Pourquoi donc ?

— Je reviens dès que possible. » Je m’excusai et sortis. Je m’attirai quelques coups d’œil intrigués mais je m’en fichais. Qu’ils pensent ce qu’ils voulaient.

C’étaient des diagrammes, plusieurs versions de la même chose… tous circulaires, ou presque… des circonférences légèrement aplaties sur un côté. Autour de celles-ci étaient disposés de petits rectangles noircis au crayon différemment orientés… « Quelque chose pour laisser une marque sur le monde, quelque chose pour montrer que nous sommes passés par là — »

Peut-être, me dis-je, peut-être que cette découverte sur Pluton, qui m’a causé un tel choc, et m’a tellement troublé, se retournera à mon avantage, en fin de compte. Peut-être n’était-ce pas le désastre qu’il m’avait semblé au fond de cette cave.


Éjectats.

L’Inspection planétaire me refusa la permission de quitter New Houston, aussi appelai-je Shrike. « Tu as besoin d’aide, constata-t-il.

— Oui.

— As-tu suivi ma conférence de presse ?

— Oui. Tu as écrit toi-même ton discours ?

— Non.

— C’est bien ce que je pensais. Sais-tu combien il comportait de mensonges ? Ou t’en fiches-tu ?

— Il comportait des mensonges ?

— Tu t’en fiches. Tu lirais tout ce qu’on peut te donner, n’est-ce pas ? C’est là le sort du nouveau membre du Comité. C’est répugnant.

— Je pensais que tu m’appelais pour obtenir une faveur ?

— … C’est ce que je fais.

— J’y réfléchirai. Mais je suis déçu que tu n’aies pas apprécié mon numéro.

— Un numéro, ce n’était rien d’autre. » Je ne pouvais pas me contenir. « Mais ça ne passera pas, tu sais. Lebedyan et les autres se chargent déjà de démonter tout ce que tu as dit, ainsi que toutes les déclarations officielles à propos de la découverte. Vous ne pouvez pas soutenir que l’histoire n’a pas été falsifiée, Shrike. Il y a trop de contradictions. Ce que nous avons trouvé ici contredit complètement ce qu’a raconté Shay de l’assaut contre New Houston. Vérifie dans le rapport Aimes.

— Je le ferai, Hjalmar, dit-il, souriant.

— Tu aurais intérêt ! Sans parler du culot éhonté de tout cela, tu passes pour un imbécile de te faire envoyer vomir des mensonges évidents. Cela affaiblit ta position, parce qu’en tant que porte-parole, c’est toi que l’on associe à ces mensonges et à la maladresse que l’on sent derrière. C’est mauvais pour toi. Et tu ne pourras pas t’en sortir par des mensonges. Tu ferais mieux de le dire à tes patrons et commencer à chercher autre chose.

— Merci pour la leçon d’analyse politique, Hjalmar, dit-il d’un ton moqueur.

— Je te l’échange contre un voyage à Burroughs. Je veux en savoir plus sur ce truc de Pluton.

— Fascinant, n’est-ce pas ? On ne parle que de ça, ici. Que crois-tu que ce soit ?

— De nouveaux ennuis pour toi. » Mais je vis sa lèvre supérieure se retrousser légèrement et je laissai tomber. « Mais une bonne chose pour Mars, mon cher Shrike ; tu peux en être sûr.

— Mmmm. » Il me fit mariner encore un moment. Mais je sus trouver les bons arguments et il accepta de m’aider.


À bord du train pour Burroughs, le front pressé contre la vitre : nuages de cuivre effilochés sous un ciel bistre. Parfois je me sens comme ces nuages, déchiqueté et éparpillé aux rafales du Temps. Je savais qu’avec ce voyage une autre de mes vies se terminait. Autour de moi, dans le wagon, des voix discutaient de la merveille du jour, le mystérieux monument de Pluton. Cela voulait-il dire que les Atlantes avaient vraiment existé ? Et voyagé dans l’espace ? Dans ma tête, ma voix intérieure, tellement plus éloquente que moi, grognait et admonestait sévèrement les bavards. Pas de théories vaseuses, s’il vous plaît ! C’est assez compliqué comme ça ! Mais, bien sûr, les théories vaseuses allaient prospérer autour de cette découverte comme un anneau de champignons autour d’un cryptogame à spores explosives. Pas moyen d’éviter cela. Sur les étendues rocailleuses de Sinus Sabaeus, quelqu’un avait dégagé une surface et aligné les rochers recueillis de manière à écrire REPENTEZ-VOUS. Je regardai ce message à travers le reflet estompé de ma tête : cheveux noirs ébouriffés, yeux rapprochés, petite bouche maussade. Comment Shrike pouvait-il me supporter ?

Je savais que mon désarroi devant cette découverte de Pluton était purement personnel ; elle perturbait mes habitudes. Je me trouvais dans une situation dont je pouvais prédire l’évolution, dans une petite société que je pouvais comprendre. Je travaillais dur à me créer ce petit cocon, comme tout le monde, car sans habitude la vie serait trop longue et traumatisante. Pendant une décennie ou deux, j’aurais pu travailler paisiblement au cœur des plus importantes fouilles de l’histoire martienne. Celles-ci seraient elles-mêmes entrées dans l’histoire. Et maintenant ce monument de Pluton était arrivé comme une météorite qui traverse le toit et renverse tout pour me projeter dans l’inconnu. J’errais à présent dans un territoire neuf, dans l’interrègne désolé entre deux exfoliations successives de la vie, totalement exposé aux dangers du neuf.

Désormais la communauté des historiens et le monde volage allaient oublier New Houston au bénéfice de cette bien plus exotique découverte… à moins que je ne puisse démontrer que le journal d’Emma Weil renfermait la clef de cette nouvelle découverte. Démontrer que l’astronef où elle avait refusé d’embarquer avait laissé ce monument comme marque de leur passage sur Pluton ; démontrer qu’il s’agissait d’un monument à la Sédition. Il me faudrait plus qu’un court paragraphe de son journal pour endiguer le flot des théories fantaisistes. Il faudrait toute une argumentation et le plan à suivre était clair : rechercher des traces de l’Association interstellaire de Mars dans les archives d’Alexandrie.

Un nouveau mystère à résoudre. Cette idée aurait dû me réjouir, mais je n’éprouvais que la poignante détresse de celui qui est mis à nu, ainsi que quelque chose d’autre qui tirait sur la peur et que je ne reconnaissais pas. Peut-être nous attaquons-nous à la solution des mystères comme une sorte d’entraînement afin de pouvoir tenter avec quelque espoir de succès de nous comprendre nous-mêmes.


Une fois à Burroughs, je me rendis à l’université pour déposer mes bagages à mon appartement. Cuisine d’acajou et de céramique vert foncé ; salon dominé par une bibliothèque qui couvrait deux murs du sol au plafond ; épais tapis argenté dans le couloir ouvert sur les étoiles qui menait à une salle de bains carrelée de la taille du salon ou presque ; et une chambre occupée par un lit carré placé sur une estrade. Le luxe imbécile du professeur célibataire. Je n’arrivais pas à croire que c’était moi qui l’avais meublé. Qui était ce Nederland, au fait ? Pas étonnant que j’aie toujours voulu me trouver sur un chantier de fouilles.

Je traversai la vaste pelouse du campus en marmonnant : « Arrache tout ça, ne laisse que des murs de bois et de plâtre avec les livres empilés et un matelas dans un coin. » Le campus s’étendait au-dessus du centre-ville, je m’arrêtai auprès de la statue de la Princesse pour contempler la cité. L’année passée à New Houston avait faussé mon sens des proportions, les gratte-ciel au bord de la rivière, le pont au-dessus de celle-ci, les larges boulevards semblables aux rayons d’une roue voilée qui partaient vers les quartiers résidentiels accrochés aux pentes d’Isidis Planitia, tout cela me semblait fantastiquement grand, trop gigantesque pour être issu du cerveau d’un urbaniste. Toute une cuvette transformée en vallée traversée d’une rivière, une cité de quatre millions d’âmes à ciel ouvert : qu’auraient pensé les citoyens de New Houston ? Qu’en aurions-nous pensé trois siècles plus tôt ?… Le passé était plus facile à vivre (je sais que c’est faux). Notre esprit se forme dans notre jeunesse et demeure le même quelle que soit la durée de notre vie. « Allez, viens, vieux fossile », me dis-je. La Princesse baissait sur moi des yeux compatissants. « Allez, homme des cavernes, va voir ce cercle des hommes des glaces. » Des étudiants me jetaient un coup d’œil, poursuivaient leur chemin sans s’occuper de moi.

Dans les bureaux de l’université, rien n’avait changé, bien sûr. Lucinda et Corey me souhaitèrent la bienvenue et me donnèrent mon courrier. J’avais souvent pensé à mon département comme à une famille : les secrétaires étaient des oncles et tantes, mes collègues des frères et sœurs, les étudiants des enfants. Comme ces gens m’étaient plus proches que ma famille biologique ! Enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, arrière-arrière…, etc. – je ne sais pas jusqu’où cela s’étend – je n’en ai vu aucun depuis des dizaines d’années. La plupart étaient dans les astéroïdes, ou plus loin, là où le Conseil des satellites extérieurs laissait régner l’anarchie. Si l’on va au fond des choses, le sang n’est pas beaucoup plus épais que l’eau. Mais là, dans ces bureaux familiers, Lucinda me demandait comment avançaient les fouilles, comment se débrouillaient Bill et Hana, quelle était la dernière doléance de Xhosa… et ce que je pensais de cette stupéfiante découverte sur Pluton. « Un récepteur radio extraterrestre », dis-je et ils éclatèrent de rire. C’est ça, la famille.

Mon courrier était sans intérêt, à part une longue lettre manuscrite de ma troisième épouse. Elle était en pleine dépression et cette lettre faisait partie de la thérapie. Cela lui avait pris un mois pour la composer et on aurait cru lire le journal intime d’un zombi. « Je suis allée me promener le long du canal. La glace était épaisse et étoilée de pierres jetées par les petits garçons. » Pauvre Maggie. Je mis sa lettre de côté pour la finir plus tard. Ses lettres étaient d’un ennui mortel même quand elle ne faisait pas de dépression.

Dans la grande salle de projection du centre spatial, Stallworth, Lewis, Nguyen et quelques autres que je ne connaissais pas m’attendaient. « Envoyez », cria Nguyen au technicien.

La pièce plongée dans le noir. Puis apparut au-dessus du sol la sombre plaine criblée de cratères que j’avais vue sur la petite photo. Un ciel nocturne piqué d’étoiles se matérialisa contre le plafond voûté ; le soleil était deux ou trois fois plus brillant que Sirius et très bas sur l’horizon.

« À son point le plus proche, Icehenge est à cinquante mètres du pôle géographique, dit Nguyen.

— Icehenge ?

— C’est comme ça qu’on l’a appelé.

— Le mot “henge” désigne un tertre circulaire, objectai-je.

— C’est par analogie avec Stonehenge, expliqua Nguyen, plein d’entrain. De plus, les blocs sont disposés sur le rempart d’un cratère érodé, si bien qu’ils sont à un mètre ou deux au-dessus de la plaine. On pourrait donc dire que ce rempart constitue votre “henge”.

— Ridicule.

— Alors, où est-il ? » demanda Stallworth. J’avais déjà travaillé avec lui sur des questions de méthodes de datation, sa spécialité.

« Cet holo a été pris par Arthur Grosjean, le planétologue en chef à bord du Perséphone. On s’approche comme eux, à pied. Remarquez l’horizon sautillant. Il va apparaître juste devant nous. C’est l’été dans l’hémisphère Nord de Pluton, de sorte que le mégalithe est constamment éclairé.

— Ne devrait-on pas plutôt dire mégahydre ? demandai-je d’un ton caustique.

— Vous savez de quoi je parle. Chut, le voilà. »

Mais Stallworth dit : « La formation de ces cratères a dû s’étendre sur des millions d’années. Comment une planète si éloignée de tout peut-elle être si criblée de cratères ?

— Les avis sont partagés, dit Lewis. D’après une théorie, Pluton aurait jadis été un satellite d’une des géantes gazeuses qui aurait alors subi l’habituel bombardement intensif et se serait fait rejeter aux confins du système après avoir échappé de justesse à une collision.

— Avec quoi ? demanda Stallworth.

— Je ne sais pas. Demandez à Velikovsky. » Lewis rit. « Mountjove prétend que la formation des cratères remonte à quinze milliards d’années et que Pluton est une planète captive d’un système solaire primitif. »

L’horizon fut soudain entaillé d’une douzaine de points blancs semblables à des étoiles qui s’étirèrent en flèches de lumière blanche. Nous nous tûmes. Le chariot sur lequel était posée l’holocaméra passa en tressautant par-dessus le rempart d’un cratère enfoui. Bientôt tout l’anneau de monolithes nous apparut au-dessus de l’horizon. À son approche mon cœur se mit à palpiter douloureusement. Le chariot s’engagea entre deux tours pour gagner le centre de l’anneau. La surface du régolithe était intacte. L’érection du monument n’aurait-elle pas dû laisser des traces en tous sens ?

Les tours avaient en moyenne dix ou quinze mètres de haut, deux ou trois de long et un ou deux de large ; certaines étaient beaucoup plus grosses. Trois monolithes étaient de section triangulaire plutôt que rectangulaire. Un des plus gros blocs s’était rompu près de la base et était tombé vers le centre où il s’était fracassé en vingtaines de morceaux aux arêtes tranchantes. L’holocaméra se dirigea vers lui et, quand elle s’arrêta, je gagnai ce côté de la pièce pour me tenir enfoncé jusqu’à la taille dans un mirage de bloc de glace.

Les autres jacassaient entre eux à propos de glace des anneaux de Saturne et de cercles de pierre de la Grande-Bretagne néolithique, etc., mais je leur fermai mes oreilles et contemplai la chose. Je me plongeai dans l’illusion de vaste étendue créée par l’holo et tentai de m’imprégner de l’endroit.

« Le pôle Nord se trouve au-delà du groupe de grands monolithes, dit Nguyen.

— Taisez-vous un peu et laissez-nous regarder », dis-je.

J’en fis le tour pour l’examiner. Le constructeur avait eu le sens des proportions. C’était de construction humaine, j’en étais sûr ; on y sentait une volonté d’imposer sa marque sur l’univers, comme dans les peintures rupestres. Soixante-six monolithes. Séparés chacun d’environ dix mètres. Quelque chose effleura la lisière de ma mémoire et je m’éloignai pour rejoindre les autres, qui lisaient l’inscription. Des caractères arrondis profondément gravés et, en dessous, les seize encoches.

Était-ce Stonehenge que cela me rappelait ? Non… j’en avais une image de carte postale dans la tête, petite chose domestiquée sous un dôme protecteur qui ressemblait à une sculpture de Rinaldi. Et les linteaux lui conféraient un aspect différent. Non, il s’agissait d’autre chose… un marais… une mer semblable à de l’étain…

Un autre fantôme d’image plongeait dans le présent. Ce que transmettent nos sens peut submerger tout le reste, et c’est une bonne chose, mais j’aimerais parfois qu’il en soit autrement. Ou bien était-ce du soulagement que je ressentais ? Troublé, je m’écartai des autres. À regarder les blocs de glace jaillir de ce paysage désolé, je fus frappé par l’étrangeté de celui-ci et me laissai glisser à terre à travers le gravier, comme si je n’existais pas, comme si c’était moi l’holo et que le sol était réel. Je perdis toute perception de la pièce et me retrouvai un instant sur Pluton, sur un Pluton presque transparent où l’on pouvait se tenir sans combinaison, respirer de l’air frais et contempler un mégalithe plus énigmatique et silencieux que n’importe lequel de ceux qui se dressaient sous le ciel de la Terre. L’émerveillement – si rare, si désiré – si proche de son cousin l’effroi quand il vous envahit l’esprit. Et ce fut la caresse de cette profonde terreur qui fit jaillir à ma conscience le souvenir insaisissable à peine entrevu : la lande en bord de mer, un mince croissant de lune, le visage rond de Madeleine plein de pitié. Je me relevai précipitamment, effrayé et excité. Mon voyage sur Terre… les images en étaient enfilées comme des algues en filaments, l’une menait directement à la suivante. J’avais les nerfs à fleur de peau, mon sang bouillonnait, Pluton et Mars s’étaient tous deux évanouis.

Quand les lumières revinrent, je m’étreignais les tempes et je crains que mes collègues, me voyant dans cette posture, ne m’aient cru fou. Je n’y pris pas garde ; je bafouillai une vague excuse à Stallworth et Nguyen, et sortis du centre en trébuchant dans la surprenante lumière d’un clair après-midi.


Les îles Lemniscateles inondations catastrophiques qui ont creusé les canaux ont dégagé et sculpté ces protubérances de pierre plus dense aux formes caractéristiques.

Je me souviens d’avoir passé tout mon voyage vers la Terre dans la centrifugeuse à travailler sous gravité terrienne pour me préparer à l’atterrissage. Ma troisième femme, Maggie, venait de me quitter ; elle ne voulait pas que je fasse ce voyage. Je ne souhaitais pas la fin de ce mariage. Nous avions des enfants, mes habitudes étaient bien ancrées. Rien n’aurait pu m’inciter à en changer, sauf un voyage sur Terre. Cela déplaisait fortement au Comité que l’on s’y rende, mais j’en avais eu l’occasion et j’étais parti, profondément déprimé, une vie entière éparpillée derrière moi. Je me trouvais à nouveau dans un interrègne, dépouillé de mes habitudes, douloureusement vivant.

J’en pris rapidement de nouvelles, me coulai dans une nouvelle peau. Le voyage en lui-même était une vie et je me le rappelle d’un bloc. Je m’exerçais tous les jours jusqu’à ce que mon corps ne me fasse plus l’effet d’un havresac qui me clouait au sol ; il était toujours pesant, mais je pouvais le porter. Tous les jours, je peinais sur ces machines jusqu’à être trop fatigué pour penser.

Il y avait là une femme qui faisait la même chose, bien que ses mobiles fussent moins négatifs. Elle s’activait afin que ses poumons pompent comme des soufflets, que la sueur ruisselle par tous ses pores. Elle s’attaquait aux machines avec brio et riait de mon air renfrogné. Avez-vous essayé cette machine ? demandait-elle. Celle-ci ? Je secouais la tête et m’y mettais. Elle ne parlait que d’exercice et cela me plaisait. Elle s’appelait Madeleine. Elle avait à peu près mon âge… cent et quelques années. De son allure, je ne garde que le souvenir d’une épaisse masse de cheveux blonds, noués en chignon dans la centrifugeuse, détachés dans le reste du vaisseau ; ils m’attiraient toujours l’œil. Et qu’elle était solidement bâtie.

Mais il ne me vint pas à l’esprit que j’étais en train de tomber amoureux. Comment cela aurait-il été possible ? J’étais fatigué, écœuré de l’amour, trop vidé pour jamais le ressentir de nouveau. Combien de fois cela pouvait-il arriver, après tout ? L’amour n’était-il pas une de nos capacités limitées qui s’épuise comme l’eau d’une citerne ? Madeleine était si lointaine (mais cela me plaisait). Nous parlions pendant des heures en travaillant. Elle m’apprenait à sauter à la corde. Nous nous racontions nos histoires. Elle avait participé à l’organisation du voyage et était déjà allée deux fois sur Terre. Tous les jours, nous nous entraînions jusqu’à nous écrouler, dans la « soupe » – l’atmosphère épaisse de la Terre. Peut-être que cette soupe agit sur le cerveau ? Parce que je sentais que cela m’arrivait de nouveau, peu importe ce que je m’ordonnais de penser. C’est effrayant à quel point les gens sont incapables d’être autre chose qu’eux-mêmes ! Nous nous disons : « Je me comprends, je vais changer, je vais prendre le dessus, je vais me cuirasser. » Puis, dès que la situation se représente, nous retombons dans l’ornière du caractère qui est le nôtre depuis la naissance, le caractère sous-jacent au « moi ». Je tombai donc irrépressiblement amoureux, comme on attrape un rhume.

Et Madeleine m’aimait bien. Je soulevais des poids jusqu’à être satisfait de mon corps et j’évitais de me regarder dans les miroirs de la centrifugeuse où mes joues rouges et mes cheveux raides m’auraient raillé. Il est vraiment dommage de ne pas pouvoir modeler son visage. (La vanité a la vie dure ; même passé deux cents ans, quand nos figures ressemblent à celles de tortues, elles nous sont précieuses comme une carte de notre expérience, une histoire de notre vie émotionnelle. Et à cette époque, je n’avais que cent ans et j’avais l’air très jeune.)

La mémoire existe dans de petites cellules liées les unes aux autres comme les diatomées des filaments d’algues ; diatomée suivante : à la descente de la navette dans les sables du désert, notre groupe de Christophe Colomb. Malgré mon entraînement, je me sentais lourd et le soleil éclatant m’étourdissait. Le ciel me semblait en feu. Et le bleu – cette couleur n’existe pas sur Mars mais une once de mon cerveau paraissait faite pour reconnaître le bleu ciel.

Brèves images de notre périple : Madeleine m’entraîna sur les pentes du Machu Picchu ; nous rîmes à la face solennelle des statues de l’île de Pâques ; un guide rendit hommage à ma connaissance de je ne sais quel site. Bien qu’avec mes années d’études j’eusse l’impression de reconnaître comme dans un rêve les ruines de la Terre, je piétinais avec le reste du groupe, tout aussi curieux et ébahi que les autres. Nous avions, j’en suis sûr, l’air de mineurs d’astéroïdes à Burroughs.

Diatomée plus imposante : un soir à Angkor Vat, Madeleine et moi escaladâmes les temples branlants sous le scintillement estompé des étoiles. Debout sur un toit couvert de lianes dans le crépuscule de la jungle, je vis apparaître une expression familière sur son visage. Comme je la prenais dans mes bras pour l’embrasser, un insecte de la taille de mon poing nous frôla en vrombissant. Nous reculâmes d’un bond – « Mon Dieu ! » –, trébuchâmes sur les lianes, éclatâmes de rire. « Qu’est-ce que c’était que ça ?

— Je ne sais pas, fit Madeleine, mais quelle horreur !

— Sans blague ! Une libellule ?

— Tu m’as eue. » Nous scrutâmes avec inquiétude les alentours. « J’espère qu’il n’y en a pas d’autres.

— Moi aussi.

— Je suis bien contente qu’il n’y ait pas de gros insectes comme ça sur Mars.

— Moi aussi. Plutôt effrayant, comme bestiole. »

Nous rîmes. Puis nous nous embrassâmes. Quelques minutes plus tard, elle dit : « Mais nous ne pouvons pas faire ça ici. Nous pourrions être attaqués par des insectes ! » Nous rentrâmes dans sa chambre, à l’hôtel.

Puis à Persépolis, une image fulgurante : alors que je parcourais tel Tamerlan les hectares marmoréens, transporté par l’essence brute du passé, elle me dit : « Avec toi, tout est neuf. »

Mais à Florence, nous nous joignîmes à un autre groupe, de l’université d’Hellas, dont le guide était un vieil ami de Madeleine. Est-ce bien ainsi que c’est arrivé ? Ils disparurent ensemble dans la ville. Pourquoi pas ? La jalousie, quelle folie. Peut-être suis-je moins capable que d’autres de contrôler mes émotions. Florence me rappelait Burroughs, avec ses pierres jaunissantes, la rivière qui descendait de la crête des collines et tous ces ponts. J’arpentais les rues étroites avec sur l’estomac un piédestal de marbre qui me pliait en deux. Le soleil féroce me battait les tempes, me brûlait la nuque, et je pouvais à peine respirer dans l’épaisseur humide de l’air. Madeleine et son ami apparurent dans une allée, en quête de glaces à l’italienne. Fatigué de tous ces mendiants, je m’enfermai dans ma chambre d’hôtel pour écouter la mélancolie poignante de Souvenir de Florence. J’oubliai les Étrusques, la Renaissance ; la seule chose qui m’intéressait était l’émotion de ce sextuor. On peut transformer le malheur en expérience esthétique, et chacun s’y essaie, ce qui fait qu’il doit bien y avoir là du vrai ; mais je ne pense pas que cela fasse grand bien. On ne s’en souvient au contraire que mieux, à cause de la codification en corrélatifs objectifs. On n’en est pas moins malheureux.

C’était bien sûr idiot de ma part. Je l’avoue.

Dernière diatomée, la plus grande – celle dont je m’étais souvenu dans la chambre holographique : nous avons visité les îles Orkney, au nord de l’Angleterre, pour voir les allées couvertes et les cromlechs de Stenness et de Brodgar. Les îles étaient abandonnées et, le matin, une pellicule de givre recouvrait le sol comme au début de l’hiver. J’insistai pour que Madeleine m’accompagne à l’aube pour une promenade dans la lande jusqu’au cromlech de Stenness. Le paysage que nous traversions était presque martien. Je lui dis que je l’aimais, elle me répondit que je ne la connaissais pas assez bien pour dire une chose pareille. Comme si la connaissance avait quoi que ce soit à voir avec l’amour. « Tu sais ce que je veux dire, insistai-je.

— Je pense que oui. Mais tu connais Onega, le guide du groupe d’Hellas ? »

J’acquiesçai.

« Je l’aime, Hjalmar. Depuis des années. Ne sois pas fâché, je t’en prie ! J’ai beaucoup apprécié ce voyage », etc. Puis elle me quitta, arguant d’occupations à l’hôtel.

Je déambulai au milieu des pierres levées de Stenness, au-dessus des lochs de Harray et de Stenness, à l’est et à l’ouest. Les pierres grises, irrégulières, s’élançaient vers les nuages grenés chassés par le vent. Sur l’autre rive du loch, le cromlech de Brodgar, minuscule dans le lointain, se dressait sous un rai de soleil. Un monde de pierre. Des hommes de pierre : les légendes racontaient que ces menhirs étaient des paysans pris à danser au cours de cérémonies païennes. Je posai mon front sur le flanc grêlé, couvert de lichen, d’une des pierres et me sentis pris de tremblements. C’était arrivé si souvent et je m’étais juré de ne jamais plus m’abandonner – la couche aquifère était drainée, le sol se dérobait ! – et au premier signe d’amitié, je m’étais laissé prendre. Pas la moindre maîtrise de moi. Quelque chose n’allait pas, en moi ; je le savais. Je le sentais.

Ce à quoi j’aspirais alors était un hyménée idéal, deux arbres solides enroulés l’un à l’autre en une double hélice, fort chacun du soutien de l’autre, enlacés à jamais. Certains trouvaient ce genre de mariage, même à notre époque, et j’en voulais un. Je commençais seulement à comprendre que ma vie était une succession de vies distinctes et que je ne pouvais attendre d’aucun parent ou ami qu’il traverse avec moi plus d’une vie. Je ne connaîtrais donc jamais personne. À moins que je ne trouve cette âme sœur, unie dans ce mythique hyménée.

Mais je ne le pouvais pas. Appuyé sur cette pierre rugueuse, il me semblait qu’il y avait deux sortes de gens : les êtres sociables et séduisants qui restaient entre eux et menaient ensemble leurs relations sérieuses, et les autres, les insignifiants, les laids ou les maladroits, qui devaient se contenter les uns des autres quel que soit leur amour du charme et de la beauté. S’en rendre compte paralysait encore plus le maladroit et nos relations étaient de ce fait pleines de ressentiment, de frustration, de colère et de pitié, ce qui les condamnait à l’échec. Comme mes trois mariages et toutes mes autres liaisons, où j’avais tant essayé et si lamentablement échoué.

Du fond de cette crise d’amer apitoiement sur mon propre sort, je vis arriver une douzaine de personnes de notre groupe qui venaient dans ma direction et montraient du doigt les pierres de Brodgar, de l’autre côté du loch. Un grand cromlech vu d’un autre, au-delà d’un ruban d’eau métallique ; le paysage était sublime, féerique. Leur groupe affichait tous les signes de l’excitation et, sans la ressentir, je la comprenais. Sur toute la Terre, je n’avais rien vu d’aussi beau (c’est-à-dire d’aussi ressemblant à Mars). Les joyeux touristes étrangers approchaient, heureux sur un terrain familier, et quand ils me virent certains me firent signe. Ils entrèrent dans le cercle. L’une des femmes leur parlait du yard mégalithique et de la signification astronomique de l’emplacement des pierres. C’était une femme réservée, timide, qui avait à peine ouvert la bouche pendant le reste de notre excursion, mais les cromlechs étaient visiblement de sa compétence. « Ils pouvaient calculer les levers de soleil aux solstices d’été et d’hiver et pouvaient même prédire les éclipses.

— Faux, intervins-je. Vos informations sont aussi obsolètes que l’idée des lignes directrices. Ces cromlechs avaient certains alignements solaires simples, mais n’étaient en aucun cas des observatoires scientifiques. Le croire serait imposer notre mode de pensée à l’esprit préhistorique et donc déformer le passé. Le yard mégalithique, d’ailleurs, n’est qu’une aimable plaisanterie d’interprétation statistique. »

La femme baissa les yeux, se détourna. Les autres la regardaient, gênés ; son règne d’expert était terminé. Mais je voyais qu’ils me prenaient aussi pour un imbécile et, au mieux, j’avais été impoli. Je voulus immédiatement faire des excuses à cette pauvre femme, expliquer ma mauvaise humeur, mais je ne voyais pas comment m’y prendre sans évoquer mes problèmes personnels. Et d’ailleurs, elle déblatérait des inepties ; qu’aurais-je pu dire ? Une grande femme brune rompit le silence tendu en demandant avec entrain : « Et si nous allions voir Brodgar et la pierre de la Comète ? » Ils se dirigèrent tous vers la rive du loch, rassemblés autour de l’expert, ostensiblement sans m’inviter à les suivre. La grande femme me jeta un dernier regard.

Je restai au milieu des monticules givrés, gris-vert, d’herbe sèche, plus malheureux que jamais. Je ne voulais pas rester là mais il ne semblait y avoir aucune raison de m’éloigner ni aucun endroit où aller. J’entourai de mes bras une pierre levée rongée de lichen et regardai les nuages gris se dégager, laissant un ciel blanc qui vira au bleu pâle dans le crépuscule. De petites fleurs poussaient à mes pieds, mouchetures de couleur sur le roc et la lande, violet, jaune, rose, rouge, blanc. Je commençai à me sentir réellement bizarre et frappai du front la pierre, rythmiquement, bam bam bam.

Mes mains étaient aussi bleues que le ciel. Un fin croissant de lune flottait au-dessus d’une lointaine colline en pain de sucre, à l’ouest du loch. Une brise coupante balayait la surface ridée d’argent sombre de l’eau et j’avais froid. Quatre mille ans plus tôt, des êtres humains avaient dressé ces pierres pour marquer l’étrangeté du lieu et de leur vie à cet endroit ; j’en savais quatre mille fois plus qu’eux, mais le monde n’en était pas moins étrange ni rude. Avec le soleil couché, les menhirs, l’île, le loch, le petit cromlech plus loin, les collines dénudées dans le lointain, scintillaient sous le bleu somptueux du ciel avec une netteté effrayante. Un monde de dépouillement.

Il faisait presque nuit quand je me secouai et rentrai d’un pas rapide à l’hôtel de pierre près de l’allée couverte de Maes Howe. Je m’assis devant la cheminée et me chauffai les mains aux flammes une bonne partie de la nuit ; mais il me fut impossible de les dégeler.


Jökulhlapsces jaillissements glaciaires se produisent en Islande lorsque des réservoirs souterrains chauffés par l’activité volcanique provoquent la fonte de la calotte glaciaire en des inondations catastrophiques.

Je commence maintenant à voir que j’ai sous-estimé la mémoire. Les événements s’y entassent au-delà de sa capacité naturelle et elle se retrouve chargée à bloc. Les loges de l’hippocampe et des amygdales sont submergées. Les réminiscences d’un passé lointain sont tassées sous le poids de ce qui suit et la souvenance est contrainte, puis invalidée. Mais les souvenirs demeurent. Les rappeler demande une forme particulière d’intelligence et par conséquent, quand je maudis ma mauvaise mémoire, je me lamente en fait de ma stupidité.

L’autre forme de souvenance, le souvenir épiphanique, n’est pas du tout un souvenir. Sous une pression appropriée, le passé fait irruption dans la conscience en un chapelet d’images que nous avons créées – nous ne voyons pas le passé, mais une part de nous-mêmes, un fragment doux et amer qui nous rappelle douloureusement le temps perdu et la beauté des liens qui nous y rattachent.

Dans l’interrègne, dans l’instant nu entre deux vies, nous sommes les plus vulnérables à l’expérience.


Sur la Terre, les événements ont un poids purement physique de signifiance.


Lorsque nous quittons notre époque naturelle pour nous aventurer dans les siècles, nous sommes comme des alpinistes sur l’Olympus Mons, au-delà de l’atmosphère. Nous devons emporter notre réserve d’air.


Je ne sais ce que je suis.


Valles Marinerison trouve juste au sud de l’équateur plusieurs énormes canyons interconnectés qui s’étendent sur près de quatre mille kilomètres à l’est du ballon de Tharsis, jusqu’à des zones peu élevées de terrain chaotique.

Le sous-comité des Affaires planétaires, le conseil de l’université et l’Inspection planétaire m’avaient tous refusé la permission de visiter les bibliothèques d’Alexandrie – je soupçonnais Satarwal d’être derrière ces refus et d’exercer son influence à Burroughs – et je me tournai donc à nouveau vers Shrike, qui m’accorda son aide. Je savais qu’il n’était pas bon d’accumuler trop de dettes envers Shrike, mais je n’avais pas d’autre moyen de parvenir à mes fins.

Pendant le long trajet ferroviaire vers l’ouest, je m’étais installé près d’une fenêtre dans un wagon presque vide. Du wagon voisin, j’entendis le bruit d’un enfant en train de jouer et j’allai voir ; c’était un garçon d’une dizaine d’années qui envoyait des avions en plastique à ses parents ; à l’autre bout du wagon, une foule de spectateurs les regardaient avec curiosité. L’enfant les ignorait en récupérant ses avions sous leurs regards avides. Pris de pitié, je regagnai mon siège. Le train glissait sur les crêtes méridionales d’Eos, puis le long de Coprates Chasma. Coprates, si simple et si immense, me donna le sentiment que nous volions ; le fond du canyon était à des kilomètres de nous et en face, le versant nord fermait abruptement l’horizon comme si Mars elle-même roulait vers nous en un mascaret fantastique. C’était comme voyager dans une illusion d’optique et je ne pouvais la regarder qu’un instant à la fois avant d’en être saoulé. Le temps coopérait à cette agression de mes sens. De hauts nuages couronnaient un ciel uni et le soleil couchant était une de ces débauches de couleurs trop crues pour l’œil d’un artiste ; mais la nature n’a pas de ces contraintes esthétiques et les pourpres, les roses et les purs vert pâle maculaient le vaste dôme du ciel qui, plus haut, passait imperceptiblement du framboise au cassis. Le soleil disparut enfin et dans le crépuscule des miroirs le train escalada la douce pente du ballon, filament d’algue dans l’immensité désolée du monde. J’allumai la veilleuse au-dessus de ma tête et lus un peu – regardai mon faible reflet devant le canyon –, lus encore – regardai à nouveau dehors.

J’avais acheté à la librairie du train un livre intitulé Les Secrets d’Icehenge, d’un certain Theophilus Jones. L’introduction commençait par : « Examinons l’affaire d’une manière raisonnable », ce qui me fit immédiatement rire. Je feuilletai quelques pages. « Les scientifiques ont également négligé tous les indices révélant l’extrême ancienneté d’Icehenge afin de pouvoir le présenter comme un produit de la civilisation moderne. Ils trouvent ces explications préférables à celles que les faits impliquent le plus clairement – car tout ce que nous trouvons renvoie à l’existence d’une technologie spatiale préhistorique ; les preuves en sont disséminées sur toute la Terre, de Stonehenge à l’île de Pâques. Icehenge a été construit par cette civilisation antédiluvienne, qui avait pour langue le sanskrit et dont les astronefs sont représentés sur les murs des temples mayas. Au cours des ans, les menhirs de glace ont été corrodés par l’âge (voir photos) et l’un d’eux a même été frappé par une météorite, événement qui défie presque toute probabilité et révèle le passage des siècles. »

L’Atlantide berceau de cette haute technologie préhistorique – le sanskrit code mathématique autant que tout premier langage – le Tibet refuge de cette ancienne sagesse – le continent perdu de Mu – « l’astroport » du plateau de Nazca – la « Grande Pyramide » d’Io… ce livre n’en ratait pas une. Je lisais avec un bizarre mélange de colère et de satisfaction. Dans un sens, je trouvais son extrême stupidité rassurante ; ce fatras ne menaçait pas l’autorité de ma démonstration. D’un autre côté, ma longue lettre qui faisait apparaître, à la lumière du journal d’Emma Weil, le rapport entre le mégalithe et l’expédition Davydov avait été publiée dans Marscience sans susciter de commentaires ; alors qu’il y avait une dizaine d’exemplaires de ce ramassis d’insanités sur le présentoir à livres du train.

Je reposai le volume et regardai à nouveau par la fenêtre. Les réflecteurs solaires disparaissaient à présent, rejouant le vrai coucher du soleil dans un dégradé de mauve, de gris vert et de turquoise foncé. Quand, dans un dernier clignotement, les miroirs se cachèrent derrière Tharsis, le ciel s’assombrit instantanément et le grand gouffre noir resta plongé dans l’ombre jusqu’à ce que Deimos (la Terreur) surgisse à l’ouest sur l’horizon comme une fusée éclairante. La lune rétrograde… J’appuyai mon front à la vitre ; le découragement fondait sur moi comme les ombres allongées sur le fond du canyon.

J’ai toujours redouté qu’une de ces crises d’angoisse ne finisse pas, qu’elle n’affecte ma biochimie et ne me conduise à une dépression. Je connaissais des tas de gens qui avaient sombré dans la dépression pendant des années, et même jusqu’à leur mort. C’est une maladie fort répandue chez les gens de mon âge. Le but de la vie leur échappe et, bien qu’ils continuent à exister, leur équilibre chimique se modifie et ils basculent, indifférents au monde, dans un genre de transe qui peut durer dix, vingt, trente ans. Un comédien a baptisé cela le mal de Rip Van Winkle. Les médecins l’appellent : réduction des fonctions affectives, mais c’est plus que cela. Une ou deux fois, j’ai ressenti le découragement, la lassitude et l’indifférence complètes, que j’imagine mener au monde désolé de la dépression. C’est une des raisons pour lesquelles je poursuis mes projets avec tant d’énergie, je le sais – par pure terreur. Nous ne pouvons vivre dans un monde qui n’a pas de sens ! Et pourtant c’est si souvent le genre d’univers dans lequel il semble que nous soyons plongés. Quand je croise des êtres en pleine dépression que l’on aide à marcher dans la rue, ou assis comme des zombis sur le pas de leur porte, j’ose à peine les regarder de crainte que leurs yeux ne me persuadent qu’ils ont raison. Quant à leur vie : on les éduque aux fonctions minimales avant de les laisser errer comme des clochards – ou bien on les garde dans des asiles spéciaux où ils suivent des tas d’activités d’éveil comme dans un jardin d’enfants – ou un ami, un parent, un psychothérapeute les aide – ou bien ils meurent.

Ou alors, s’ils se surprennent assez tôt à glisser sur la longue pente, ils viennent à Alexandrie.


Car Alexandrie est une ville des sens, on peut y passer une vie bien remplie en ne faisant appel qu’aux seuls sens ; et ce, malgré les bibliothèques et les archives. Cela me frappa une nouvelle fois lorsque je descendis du train et débouchai dans le large boulevard central – une partie de mon être se sentit soulagée. La cité est bâtie à l’extrémité occidentale de Noctis Labyrinthus et, comme c’est presque au sommet de Tharsis (onze kilomètres au-dessus du niveau zéro), elle est encore sous dôme. Comme dans une serre, l’air y est chaud et chargé d’odeurs. Les façades des édifices publics, au cœur de la ville, sont toutes construites d’une pierre différente, de sorte que l’œil est surpris à chaque coin de rue. Alors que je traversais la ville pour me rendre au campus, je passai devant un gratte-ciel de marbre mauve, un autre de quartz rose ; tous deux servaient de point d’ancrage au dôme et se fondaient dans la couleur du ciel. Les bâtiments des archives étaient des blocs de marbre serpentin, de calcédoine et de jaspe ; l’immeuble de la police était une tour d’obsidienne carrée où se reflétaient les constructions environnantes ; dans le vaste parc central se dressaient des maisons de bains de corail, d’olivine, de turquoise, de jade et de silex. Je coupai à travers le parc sans regarder autre chose que les genévriers martiens et les pins d’Hokkaido et arrivai ragaillardi sur le campus. Mon appartement dans le local des universitaires en visite devait être prêt, mais j’hésitai, déjà envoûté par la cité. Cela me ferait peut-être du bien d’aller aux bains ; peut-être était-ce là tout ce dont j’avais besoin. Sur un kiosque d’un noir crépusculaire brillait une empreinte de main blanche. Cette cité ne ressemblait en rien au cloaque égyptien décrit par le romancier, mais de tous les autres points de vue c’était le même lieu… tant est forte la puissance des noms. Je renonçai à aller prendre un bain pour m’engager sur un escalator vers le toit en terrasse des appartements universitaires. À l’ouest, les trois grands volcans se dressaient au-dessus de l’horizon comme des montagnes d’une tout autre planète, leur moitié supérieure en plein soleil tandis que j’étais plongé dans la pénombre. Ascreus Mons, le plus septentrional, était couvert de neige à mi-pente. J’avais l’impression que mon cœur se dilatait pour emplir ma poitrine et je reconnaissais cette émotion : Alexandrie…

C’était une merveilleuse idée qu’ils avaient eue de réunir en un même endroit tous les documents sur l’histoire martienne pour créer des Archives planétaires et d’y adjoindre tout un ensemble de bibliothèques, galeries, conservatoires, universités (le doyen Sarionovitch s’essayait à être Alexandre le Grand). Alexandrie, capitale de la Mémoire : mais on ne pouvait dire que la réalisation de cette idée était un succès. Ville couverte à l’atmosphère de serre où coulait l’argent, sur la route de Burroughs à Olympus Mons, d’Arcadia à Argyre, Alexandrie avait attiré une tout autre population et maintenant coexistaient deux villes, celle des bibliothèques et celle des banques, bordels, bazars, maisons de bains, dortoirs et taudis.

Il y avait dans les archives des lacunes dues principalement à la Sédition. Les rebelles avaient détruit dans les derniers jours de la révolte tous les documents qu’ils pouvaient, afin d’empêcher qu’on ne les débusque ; de sorte que les renseignements sur les années d’avant 2248 étaient fragmentaires. Un autre problème, presque aussi sérieux, tenait au fait que chaque génération d’archivistes avait utilisé un système de classement et des programmes de recherche différents ; il fallait se faire historien de la programmation pour s’y retrouver dans les dossiers.

Je me mis au travail dans ce labyrinthe avec une énergie fiévreuse, comme si je me débattais contre un sortilège. Je passais des journées à pianoter devant un écran, car la plupart des archives étaient sur disques : fichiers de la flotte minière soviétique (fragmentaires) ; minutes de la coopérative des corporations martiennes pour l’exploitation des satellites extérieurs (sans intérêt) ; documents sur toutes les personnes mentionnées dans le journal d’Emma. Ces derniers étaient les plus intéressants car ils confirmaient que toutes les personnes nommées dans le récit d’Emma avaient disparu durant la Sédition ; et, pour la plupart, il n’y avait pas d’explication ni mention d’endroit précis où on les avait vus pour la dernière fois. C’était courant dans les annales de la Sédition, mais c’était quand même quelque chose.

Quand j’en eus assez de fixer des écrans, je traversai le parc pour me rendre à l’annexe des Archives matérielles. Tous les documents rescapés y étaient conservés. Il s’agissait pour certains des originaux de ceux que j’avais consultés sur disques ; d’autres n’avaient jamais été enregistrés. Ce fut tout d’abord un soulagement d’avoir affaire à du papier bien tangible. Je suis plus à l’aise avec les choses qu’avec les faits, je le sais. Mais au bout de quelques semaines, les vastes pièces où s’alignaient armoires et étagères surchargées des excréments de la bureaucratie se révélèrent plus frustrantes et déprimantes que les écrans d’ordinateurs. Dans ces salles, je pouvais mesurer l’étendue de ma tâche et toucher du doigt le résultat d’heures sans fin d’un travail inutile. Je pouvais constater la désorganisation et les lacunes, pas simplement en tant que mauvais résultats sur un écran mais sous la forme de tiroirs, armoires et salles entières de catalogues bâclés, documents non répertoriés… matériel inconnu. En fin de compte, je fus forcé de me retourner vers les ordinateurs et je fis la navette entre les deux, accablé de frustration.

Nulle part je ne trouvais trace d’une Association interstellaire de Mars. Trois mois après être arrivé à Alexandrie, je n’avais rien trouvé. Et il n’y avait toujours pas de réaction à ma lettre de Marscience.

Emma cherchait ;

Nous recherchons.

J’étais attiré par la ville. Le doux visage d’un jeune homme à la porte d’une maison de bains. Sur une table, à la terrasse d’un café, ouvert sur des taches de café : la traduction martienne des poèmes de Cafavy. Comme l’ouvrage du vieux poète convenait bien à cette cité homonyme ! Je voyais partout son recueil… sur les sièges de trolleybus, dans les allées tapissées de feuilles des parcs, dans les bibliothèques, curieusement classé au rayon Astronomie ou Polynésie ; et du dos de chaque exemplaire corné, derrière ses lunettes, l’étrange regard triste de Cafavy me disait : L’intellectuel se dissout à Alexandrie. J’essayais de l’ignorer. De même pour les empreintes de main blanches qui luisaient dans toutes les allées obscures. Je passais les matinées et les après-midi aux archives ; le soir, je mangeais dans un des cafés de la place en regardant les pauvres qui se pressaient autour des bâtiments publics et tiraient leur subsistance de ceux qui y travaillaient. La nuit, je restais chez moi, aussi vide que l’écran d’un ordinateur débranché.

Un soir, je regardai le calendrier de ma cuisine et m’aperçus que j’avais vécu une semaine sans m’en rendre compte. Lorsque notre thalamus nous lâche, nous sommes incapables d’enregistrer de nouveaux souvenirs. Paniqué, je m’habillai et pris un des derniers trolleys pour le centre-ville. Je restai planté au bord du large trottoir devant le gratte-ciel où résidait Shrike. Là-haut, au-dessus du dôme, se trouvaient ses vastes pièces avec leurs nombreuses fenêtres. J’avais envie d’entrer dans le hall et d’appuyer sur sa sonnette, je souhaitais qu’il soit chez lui, me dise de monter. J’entrai dans le hall et me plantai devant les sonnettes. Alexander Selkirk, 8008. Mais il n’aimerait pas que je l’appelle de l’immeuble, n’est-ce pas ? S’il était en ville, il aurait quelqu’un d’autre avec lui. Il se ficherait de savoir dans quel état j’étais ; il se ficherait de savoir que j’avais besoin de lui. Il réagirait très poliment à cette nouvelle… pas du tout le genre de Shrike. Je ne pouvais supporter cette idée.

Sous l’œil intéressé d’un policier, je sortis de l’immeuble et m’engouffrai au coin de la rue dans la plus proche maison de bains. Je payai mon entrée, ôtai mes vêtements que j’enfournai dans un casier et gagnai un des hammams par un réseau serré de couloirs rouges. Assis dans l’eau chaude, j’essayai de me calmer et de m’abandonner à la sensualité. Dans la faible lumière rouge, des corps s’agitaient langoureusement, les peaux humides luisaient, douces et cramoisies. Muscles bien dessinés des dos masculins. Courbes tendres des jambes féminines. Poitrines et pénis, toisons humides, lèvres entrouvertes. Je pris un des tuyaux qui serpentaient au fond de la pièce, me passai le jet glacé sur tout le corps. De l’autre côté de la pièce, deux corps souples s’enlaçaient, glissaient l’un sur l’autre au ralenti. Ils s’éloignèrent en pataugeant à la recherche d’une alcôve dans un recoin des couloirs. Un autre couple faisait l’amour dans un angle de la piscine ; des yeux aveugles me traversaient de leur regard. Je dirigeai le jet froid sur mon sexe, ne sentis rien. Je quittai le bain et errai dans les couloirs en scrutant les alcôves. Dans l’une, une femme à califourchon sur un homme glissait de haut en bas ; elle leva les yeux et me vit, sourit, se pencha en avant pour le recouvrir ; je sentis un faible tiraillement au bas du ventre.

Dans une des dernières alcôves, derrière le dernier bassin, Emma était assise en tailleur, seule. Elle me fit signe – le doigt courbé. Je m’agenouillai dans l’alcôve à côté d’elle, le cœur battant. De près, je vis qu’elle ressemblait seulement à Emma, mais je supprimai cette pensée et l’embrassai. Nous explorâmes nos deux corps, je me glissai en elle et nous nous accouplâmes sur place, là où les passants risquaient de me marcher sur les pieds. Lorsque nous eûmes terminé, elle me fit rouler sur le côté, se mit à genoux ; elle me posa un doigt sur les lèvres, m’embrassa sur le front et partit.

J’ajoutai ainsi un nouvel élément à ma vie. Tous les soirs, je visitais les maisons de bains. Je rencontrais parfois mon Emma et nous faisions l’amour avec une facilité sans cesse renouvelée. La plupart du temps, nos chemins ne se croisaient pas et je me contentais de me baigner en regardant, ou bien je me trouvais une autre partenaire. Mais ce qui se passait avec elle était différent. Nous n’échangions jamais une parole ; nous savions que c’était cela qui créait le frisson. Je passais à présent des journées entières à lire le journal d’Emma et ne penser qu’à elle, puis, certains soirs, j’allais de maison de bains en maison de bains à sa recherche. Nos chemins se croisèrent une fois devant l’annexe des Archives ; nous n’échangeâmes pas plus d’un coup d’œil en signe de reconnaissance. Mais ce soir-là, dans la maison de bains où nous nous étions retrouvés, nous fusionnâmes presque dans notre passion muette. Nous nous comprenions.

Et je sentais que je m’ouvrais à la vie, alors que je ne faisais que m’ouvrir à Alexandrie.


Nous menons nos vies comme si nous étions perpétuellement en train de sortir d’un coma prolongé. Que m’était-il réellement arrivé dans mes vies précédentes pour me conduire à Alexandrie ? Certaines nuits dans les rues, avec tous ces miséreux, je m’arrêtais et me posais la question. Comment étais-je parvenu à cet état bizarre ? À quoi avait ressemblé ma vie ? Je savais avoir été enfant, étudiant, pilote de l’Inspection planétaire… mais que s’était-il passé, à quoi cela avait-il ressemblé ? « Je sais seulement que cela m’a mené ici, et me voici. »


Au cours de mes longues journées aux Archives, je bavardais avec les gens qui y travaillaient, sollicitais leur aide et leur avis, leur parlais de mes buts et de ma théorie concernant le mégalithe de Pluton et la Sédition. Je suis très sociable, comme vous le voyez ; j’ai besoin de parler aux gens tous les jours, peut-être plus que je n’en ai jamais eu l’occasion. Un jour, après le déjeuner, devant un café turc, je demandai à un archiviste dont je venais de faire la connaissance, Vadja Sandor, s’il avait entendu parler de documents du sous-comité aux Mines qui auraient été classés « confidentiel » et cachés dans les banques de données par un code d’accès secret. « En particulier pour la période comprise entre la mise en place du Comité et la Sédition. »

Sandor était un historien respecté spécialiste de cette période ; on racontait qu’il avait soixante articles qui attendaient l’approbation de la commission de critique des publications. « J’ai entendu parler de tels documents, dit-il dans son russe musical. Mais ils sont toujours classés et je n’y ai pas accès. Ma demande pour me les faire communiquer a été rejetée. »

Je sortis mon carnet. « Dites-moi desquels il s’agit. Je vais déposer ma propre demande. » Et j’envoyai les formulaires le jour même ; je me demandais si j’aurais à faire appel une nouvelle fois à Shrike. Si je pouvais m’y résoudre.

Mais je n’eus pas à le faire. Peut-être Shrike m’avait-il aidé sans que je le sollicite. Je reçus les codes accompagnés de lettres de la police, serments de loyauté, etc. Je les jetai pour me précipiter aux Archives.

Parmi les nombreux dossiers confidentiels de cette période se trouvaient les rapports du sous-comité aux Mines sur les disparitions de vaisseaux minéraliers.

Cinq d’entre eux s’étaient perdus entre 2150 et 2248. On avait retrouvé l’épave du premier, mais nulle trace des quatre autres. Et les trois derniers étaient commandés par Oleg Davydov, Olga Borg et Eric Swann.


J’ai demandé à Sandor de venir jeter un coup d’œil à mon écran. Il a vu la liste et hoché la tête. « Oui, j’en ai déjà entendu parler. Il y a quarante ans, le Comité a déclassé un rapport général sur l’histoire des mines qui les mentionnait.

— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

— Mais vous saviez qu’ils avaient disparu. Personne ne l’a jamais nié. En plus, je croyais que vous aviez vu ces documents… ils sont dans les enregistrements d’accès public où tout le monde peut les consulter.

— Bon sang ! Je suis remonté aux sources et je n’ai jamais regardé dans ce rapport ! Vous saviez que je cherchais quelque chose de ce genre… »

Il avait l’air embarrassé ; j’essayai de me calmer. « Le Comité a dû s’inquiéter de ces disparitions, dis-je.

— Sans doute. Mais le compte rendu que j’ai eu sous les yeux disait qu’elles n’étaient pas forcément mystérieuses. Si une explosion détruit un minéralier et propulse l’épave hors du plan de l’écliptique, il y a peu de chance de la retrouver.

— Mais trois de ces cinq disparitions ont eu lieu au cours des cinq ans qui ont précédé la Sédition ! Et maintenant nous avons trouvé les documents de New Houston et le monument de Pluton.

— Oui. » Il sourit. « Vous tenez quelque chose, vous devriez faire une communication.

— J’ai besoin d’en savoir plus.

— Peut-être, mais cela ne devrait pas vous empêcher de le mettre par écrit et le faire publier. Vous pourriez obtenir de l’aide. »

Je rédigeai donc tout un article qui soulignait les positions révisionnistes sur la Sédition et présentait ce que j’avais appris sur l’AIM. J’y avançais que la Sédition pouvait se voir associer la mutinerie et la construction de l’astronef relatées dans le journal d’Emma, que le monument de Pluton avait été édifié par l’équipage de cet astronef pour marquer son départ du système solaire. J’envoyai cet article à Marscience qui le publia. Ma théorie sur le mégalithe concurrençait désormais celles qui faisaient intervenir les Atlantes, les extraterrestres, des coïncidences naturelles et tout le reste. Personne n’eut l’air très impressionné. Marscience reçut des lettres qui se plaignaient de la minceur de mes preuves comparée à l’étendue de mes conclusions ; puis ce fut le silence. C’était comme lâcher un caillou dans la glace d’un canal. Je commençai à comprendre que j’excitais la jalousie de mes collègues. Ils pensaient que c’était par favoritisme que j’avais accès à des sites et des enregistrements classés – et je ne pouvais guère dire le contraire – de sorte que, tout naturellement, ils n’appréciaient pas mon travail et me battaient froid.


Découragement à une terrasse de café au crépuscule : je buvais une tasse de café en regardant rentrer chez eux les miséreux sur le visage desquels les soucis se lisaient comme sur une carte. À tous les coins de rue, des policiers en vareuse rouille faisaient comme moi. Quelqu’un avait oublié sur la table voisine un exemplaire de Justine[4] relié de rouge. Je le feuilletai. Curieux mélange de pensées et d’images : j’aimais cette absence éperdue de structure. « J’ai pris ces quelques notes simplement pour fixer un pan de ma vie qui s’est précipité dans la mer. » Ou : « J’ai commencé à transcrire en paroles ma description de ce quartier d’Alexandrie parce que je savais qu’il serait bientôt oublié et que ne reviendraient le visiter que ceux dont la ville fiévreuse s’est approprié les souvenirs… »

Je fus interrompu dans ma lecture fascinée par un jeune homme et une femme enceinte. « Vous êtes bien le professeur Nederland ? demanda celle-ci.

— Oui, c’est bien moi.

— Nous vous avons vu aux informations. »

Je haussai les sourcils. La célébrité : curieuse sensation que d’être reconnu par des étrangers. Il se passait peut-être vraiment quelque chose, avec le récit des fouilles et le monument de Pluton.

« Oui ? dis-je.

— Je suis votre petite-fille. Mary Shannon. La fille d’Hester.

— Ah ! oui. » Je me souvenais que Maggie m’en avait parlé. Je n’avais pas eu de nouvelles d’Hester elle-même depuis plus d’années que n’en avait vécu cette jeune femme. Et voilà qu’elle était devant moi, enceinte ; ils avaient dû faire jouer des relations.

« Et voici mon mari, Herbert.

— Bonjour. » Je me levai et lui tendis la main. Mary lui leva le bras et il me prit la main en regardant dans le vague. Je me rendis compte qu’il était en pleine dépression et me sentis cloué de terreur. « Enchanté », dis-je, et je m’essuyai la bouche.

« Enchanté », répondit-il. Mary lui lança un coup d’œil et me sourit d’un air d’excuse.

« Et vous allez bientôt être une nouvelle fois arrière-grand-père, comme vous l’avez sans doute remarqué.

— Oui. Félicitations. » Comment avait-elle pu obtenir la permission de procréer alors qu’il était en pleine dépression ? Je me demandai si mon nom avait été avancé lors des procédures d’autorisation. « Ce sera mon neuvième, si je ne me trompe pas.

— Si, Hester m’a dit que Stéphanie en avait eu un autre il y a deux ans.

— Ah bon ? Je n’en ai rien su.

— Oh ! Eh bien… nous sommes sur le point de partir pour Phobos. Alors, quand je vous ai vu, je me suis dit que nous pourrions vous dire bonjour.

— J’en suis ravi. Phobos est un endroit passionnant, ai-je entendu dire.

— En fait, on nous a ordonné d’aller nous y installer. Mais Herb travaille sur les voiliers solaires, alors ce sera bien pour lui. »

Je ressentis un pincement au cœur devant cette femme courageuse exilée sur Phobos avec cette double responsabilité. « J’en suis heureux. »

La famille. Tout un arbre généalogique qui s’étend dans les deux directions – surtout, pour un vieil homme comme moi, vers le bas. Toute une tribu de descendants. La plupart des miens se trouvaient dans les satellites extérieurs. Je n’avais jamais vu de raison de rester en contact avec tant d’étrangers qui prouvaient sans cesse que rien de vous ne se transmet. Ma petite-fille traîna les pieds, jeta un coup d’œil inquiet à son mari. Quel âge pouvait-elle avoir, soixante ans ? Difficile à dire. Elle avait l’air d’une enfant montée en graine.

« Nous allons vous laisser manger, dit-elle. Je voulais juste vous dire bonjour. Et que cela nous a fait plaisir de vous voir aux informations.

— Bien, bien. Je suis content de vous avoir vus. Bonne chance sur Phobos. Ravi de vous avoir rencontré, euh, Herb. Prenez soin de vous. Dites bonjour à Hester. Au revoir. »

Je me rassis sur l’inconfortable chaise de fer, ramassai le livre d’un geste machinal. « Je suppose que les événements ne sont qu’une sorte d’annotation de nos sentiments… » Je refermai le livre. Le long du boulevard, les lampes s’allumèrent toutes en même temps. À la surface noire et luisante de la fontaine, au milieu de la place, zigzaguaient des arabesques lumineuses. Des couples se promenaient autour. Certains y jetaient des pièces, les autres regardaient. Cela me rappelait la Terre, d’une certaine façon.

Ces souvenirs de mon voyage sur Terre qui m’étaient revenus à Burroughs, que signifiaient-ils ? Cela s’était-il vraiment passé ainsi ? J’en doutais soudain. Pouvons-nous appréhender suffisamment du présent pour le ressusciter avec précision quand il est passé ? Nous essayons. Nous revoyons des images de notre passé que nous répétons au fil des années jusqu’à ce qu’il ne nous reste rien d’autre. Ce qui veut dire que nous n’avons rien. Nous sommes prisonniers d’un présent unique qui s’étend en toutes directions – sauf durant les périodes hallucinatoires de réminiscence involontaire, lorsque les évocations ont l’impact du réel. Je me sentais au bord d’une telle période, la pression montait au fond de mon esprit : quelque chose qu’avait évoqué cette petite-fille, la descendante d’une épouse dont je me souvenais à peine… quelque chose… quelque chose…

Mais ce n’est pas venu. Une réminiscence avortée. Et soudain je ne crus plus à mon voyage sur Terre. Je me rappelais ma nuit à Burroughs, après avoir vu le monument… mais cela ne voulait plus rien dire pour moi. Une hallucination. Et à quel point le récit que j’en avais couché par écrit était-il inventé ? Je n’en croyais plus une miette. J’ouvris mon carnet et y jetai un distique pour décrire le processus – en alexandrins, bien sûr…


La mémoire est squelette, l’imagination chair ;


Et l’esprit qui l’anime ?… Un espoir insensé.

Emma mon seul refuge, Emma ma seule ancre. Combien de nuits l’ai-je lue pour revenir au réel ?


Les codes qui m’avaient été envoyés donnaient accès à d’autres informations classées et je finis par trouver une longue liste de dossiers jamais mis en mémoire, ce qui m’a fait courir à l’annexe. La référence concernait Davydov et les documents se trouvaient dans une salle qui m’était familière. Je me mis à fouiller les armoires alignées dans la pièce. Au bas de l’une d’elles, un tiroir était obstrué de chemises et de feuilles volantes, comme si quelqu’un avait tout retourné ou bien avait replacé le contenu à la hâte après avoir tout fait tomber. Vers le fond, je trouvai le dossier : Davydovconfidentiel. À l’intérieur, une liasse de papiers.

Des papiers de la flotte soviétique. Expédition vers les lunes de Jupiter en 2182-2188. Compte rendu de voies de fait sur la personne d’un officier supérieur. Autorisations de se rendre en permission sur Terre.

Puis en 2211 il était passé en cour martiale, mais il avait été reconnu innocent. En dessous de Chef d’accusation était inscrit : insubordinationvoire Sécurité spatiale, Valenski. Rien d’autre.

Le document suivant était une demande d’agrément de quinze pages pour une association d’intérêts privés baptisée Association interstellaire de Mars. « Ah ah ! » m’écriai-je. Elle était datée de 2208. À l’époque, tout rassemblement de plus de dix personnes devait être autorisé par la police, les questions étaient donc très détaillées. Davydov était nommé coprésident du club avec Borg. Tous les membres potentiels étaient identifiés. J’en avais vu un grand nombre dans le journal d’Emma. Sous Buts de l’association était écrit à la machine : « Plaider pour qu’un certain pourcentage des bénéfices des opérations de minage soit consacré à la construction d’un vaisseau au long cours et au financement d’une expédition transplutonienne. »

J’avais donc trouvé une confirmation de l’existence de l’Association interstellaire de Mars, là, dans un tiroir accessible à tout le monde, dans une armoire sur laquelle mon œil s’était posé des mois plus tôt sans s’y arrêter. Au temps pour les catalogues d’archivage. J’appelai Sandor pour qu’il puisse témoigner de la découverte, puis nous en fîmes une copie. « Votre dossier commence à s’étoffer, dirait-on », déclara-t-il.

Je mis tout par écrit, me fis publier dans les Chroniques de l’histoire martienne. Pas de réactions.

Oh ! je suppose qu’il y en eut quand même quelques-unes, je reçus des appels de Nakayame, Lebedyan et quelques autres. Mais la théorie à la mode cette semaine-là prétendait que Pluton était un astre errant capturé par le Soleil et que le mégalithe remontait à la plus haute antiquité, peut-être quinze milliards d’années… presque aussi vieux que l’univers lui-même. Naturellement, cela avait fait sensation, des voix s’étaient élevées pour réclamer une nouvelle expédition sur Pluton afin d’étudier le monument et vérifier cette théorie.


Plus d’une année de travail et je n’avais trouvé que des broutilles. Je pensais que ces broutilles étaient importantes, mais peu de gens en convenaient. Un travail inutile. Et j’étais si immergé dans les rythmes d’Alexandrie que je pouvais difficilement voir plus loin, me rendre compte que c’étaient des habitudes dans lesquelles je venais de me glisser. Chaque soir, je visitais les maisons de bains sans m’occuper de qui je voyais, à qui je me joignais. Je ne recherchais plus la femme qui ressemblait à Emma ; je tombais encore sur elle à l’occasion et nous faisions l’amour, mais c’était tempéré par l’habitude. Même les liaisons les plus étranges perdent leur mystère.

Et les liens se renforcent que vous le désiriez ou non. Je la reconnus une fois dans un restaurant – nous étions tous deux en train de sortir. C’était bizarre de la voir habillée. Elle sourit et me fit signe de la suivre ; je l’accompagnai dans ce que je supposais être son appartement et une fois entrés nous nous arrachâmes nos vêtements avec violence – un nouvel aspect de notre liaison – et fîmes l’amour dans notre silence habituel.

Plus tard, quand je me fus rhabillé, nous nous assîmes sur le lit et regardâmes par la fenêtre le mur d’une ruelle. « Que cherches-tu à fuir ? » dit-elle.

Je sentis mon estomac se retourner. « Mon travail. » Un silence. « Et toi ?

— La même chose. »

Nous éclatâmes de rire. C’était bien plus intime que tout ce que nous avions fait ensemble jusque-là ; faire l’amour peut être aussi solipsiste que se suicider. Rire ensemble n’était pas alexandrin. « Et tu y arrives ? » demanda-t-elle en s’étranglant. Je secouai la tête, toujours plié en deux. « Moi non plus », dit-elle, et cela nous fit repartir. Après cela, nous discutâmes. Elle faisait aussi des recherches dans une des bibliothèques. Je lui dis qu’elle ressemblait à Emma Weil et elle haussa les épaules. Par la suite, quand nous nous croisions dans une maison de bains, elle se contentait de sourire et poursuivait sa route. Une fois, nous essayâmes de faire l’amour à nouveau. Mais c’était terminé.


Je suis parfois si las. Les jours se suivent en une ronde sans fin, riches d’habitudes acquises pour camoufler le vide au cœur des choses. J’existe, il me faut donc occuper mon temps. Mais il n’y a rien de plus dedans. Quand on a compris cette vérité, il est difficile de s’en tenir à la routine quotidienne. Je me fais l’effet d’un machiniste qui déplace seul tous les accessoires d’un théâtre – je cours en tous sens stabiliser les décors, replacer les costumes sur leurs cintres, diriger l’orchestre dans la fosse, donner le départ aux acteurs – et pendant que je déploie tous ces efforts en coulisses, je suis censé faire semblant de croire que ce qui se passe sur scène est la vie réelle. C’est impossible.

Je n’ai jamais davantage ressenti cette lassitude que lors de mes derniers mois à Alexandrie. Je suivais ma routine par la force de l’habitude, et par appréhension, mais j’étais perdu. Je ne savais quoi chercher d’autre dans les archives et farfouillais au hasard. J’avais cessé de me soucier de mon apparence ; je me laissais pousser la barbe pour éviter d’avoir à me raser ; je ne prêtais pas attention à la nourriture que j’avalais machinalement sans m’en rendre compte ; je vivais dans un appartement rempli de linge sale et de détritus ; et, si je n’avais pas pris l’habitude de me rendre dans les maisons de bains, je doute que je sois même resté propre. J’étais à tel point enfoncé dans la dépression que je ne m’en rendais pas compte, ce qui est un état dangereusement avancé.

J’ai toujours redouté la folie. Elle me semble le plus horrible des maux et le talon d’Achille de la médecine moderne. Et je sens que j’y suis particulièrement exposé. Je suis angoissé et m’effraie facilement, de sorte que je pourrais me laisser submerger par la terreur. J’ai aussi du mal à comprendre pourquoi les gens agissent comme ils le font, si bien que je me retrouve souvent isolé à un point presque intolérable… et je présente tous les caractères physiques du schizophrène en puissance : grosse tête, implantation basse des oreilles, cheveux électriques en broussaille, décalage entre l’arête du nez et les arcades sourcilières. Tous signes employés par les docteurs.

Un jour, je me retrouvai assis devant la grande bibliothèque de jade en train de caresser les lions de silex disposés de part et d’autre de l’escalier, presque trop fatigué pour bouger la main. Je ne me rappelais pas comment j’étais arrivé là, où j’avais été, ce que j’avais fait depuis… je ne savais combien de temps. Alors je sus que j’étais perdu.


Ce fut Shrike qui m’en sortit. Un simple coup d’œil à mon visage : « Bon sang, mon vieux, mais tu es en pleine dépression ! » Juste là, à ma porte d’entrée. « Et c’est à toi que ça arrive ! Je te croyais trop plein de fiel. Voilà que tout tourne comme tu le voulais et tu sombres dans la dépression. Je ne te comprends pas, Hjalmar, vraiment pas. » Il jeta un coup d’œil à mon appartement, derrière moi, d’un air dégoûté. « Allez, viens chez moi te laver un peu. Où es-tu donc allé traîner ?

— Je ne sais pas. »

Il me regarda d’un air bizarre. « Tu as travaillé trop dur », dit-il d’un ton que je ne lui avais jamais entendu, puis il me prit par le bras.

Il me fit traverser la ville jusque chez lui en grommelant tout le long du chemin. « J’aurais dû savoir qu’il t’était arrivé un truc dans ce genre, depuis le temps que tu ne m’as pas cassé les pieds. Que s’est-il passé, tes nerfs ont lâché ? Tu t’es retrouvé propulsé sur le devant de la scène et ça t’a fichu la trouille ?

— Je ne vois pas de quoi tu parles. »

Il m’attrapa par les épaules et me secoua. « Réveille-toi. » Dans la salle de bains, vêtements arrachés, douches brûlantes puis glacées alternativement. « Qu’est-ce qui t’arrive ? gémis-je. Tu as décroché un diplôme en hydrothérapie ? » Il éclata d’un rire de dément. Je confondais ses mains avec l’eau chaude, ses sarcasmes avec l’eau froide. Il me sortit de la douche, me força à avaler des pilules, me gifla, me poussa contre le mur. « Ça suffit comme ça, dis-je. J’aurais cru que ça te suffirait de bousculer les gens pendant tes heures de travail. »

Il hurla de rire. « Espèce de sainte-nitouche ! Ce que tu peux me courir avec tes airs vertueux ! Après tout, qu’es-tu sinon un sale bourgeois égocentrique qui s’engraisse sur le dos du système qu’il dénonce. Un archéologue ! L’archéologie, quelle rigolade ! Quoi de moins révolutionnaire ?

Mais non », articulai-je soigneusement en me débattant. « Ce n’est pas tout à fait ça. C’est une quête de la réalité. Le poids de l’Histoire dans notre vie de tous les jours. Ces objets nous éclairent sur notre vraie nature à travers nos comportements au cours des siècles de la préhistoire. Lesquels ont formé notre cerveau et sont à la base de nos désirs, de nos aspirations, de nos passions, de nos élans…

— Quelle connerie ! Qu’est-ce que tu veux dire ? Nous ne sommes plus des hommes des cavernes…

— Non ! Non. Nous pouvons également voir les quelques millénaires de changements qui nous ont fait passer de ce cycle stable à notre misérable condition actuelle sur Mars.

— Comme tu hais Mars. Pourquoi ne retournes-tu pas sur Terre si tu la détestes à ce point ? »

J’écartai une mèche de cheveux mouillés de sur mon front. « Parce que je suis martien ! » explosai-je. Je le menaçai du poing. « J’ai trop longtemps vécu sur Mars avant de mettre le pied sur Terre ; la dernière partie de mon cerveau – celle qui se façonne pendant la vie – en a fait le cerveau d’un Martien. Si bien que lorsque je suis allé sur Terre, celle-ci m’était étrangère, elle a activé des synapses dans des régions de mon cerveau qui ne s’étaient jamais développées, chaque moment de veille était un rêve. Je voyais tout à travers le double prisme du rêve et de la réalité, en mammifère de Mars et de la vieille Terre. De sorte qu’il m’a fallu revenir ici pour y voir clair.

— Comme tu y vas ! Ici…

— Ici, j’y vois plus clair, tête de pioche, et ce que je vois me dérange ! Nous pourrions faire de Mars une utopie, la planète réclame une nouvelle société à chacune de ses foutues aubes glacées… nous avons besoin d’une telle société pour la santé de notre esprit, parce que désormais nous sommes tous partis pour vivre mille ans et qu’il nous faudra les vivre dans le système que nous aurons édifié, plus longtemps que nous ne pouvons l’imaginer ! C’est ça que nous avons oublié, Shrike. Jadis les gens pouvaient se dire : Pourquoi sacrifier mon confort au progrès social, cela va prendre des années et je n’en verrai pas le bénéfice, contentons-nous d’une petite vie tranquille et à la génération suivante de se débrouiller. C’était là une des plus grandes forces opposées au changement, l’égoïsme de l’individu qui aspire uniquement à vivre en paix. Mais à présent les gens perpétuent cette attitude sur Mars, jour après jour, sans se rendre compte que ce ne sont pas leurs enfants mais eux qui auront à vivre dans l’avenir qu’ils construisent. Il leur faut oublier pour ne pas se révolter à l’instant même dans les rues ! Je le vois sur chaque visage, dans chaque rue, dans chaque ville, tous autant qu’ils sont en train de s’échiner pour des gens qu’ils ne voient jamais. Et nous, les élites, nous nous désespérons de collaborer à cela – moi, tout au moins –, ma position me fait horreur, j’ai envie de donner des coups, j’arrive tout juste à me maîtriser, je me roule dans les caniveaux pour me contenir et il me faut faire quelque chose…

S’il te plaît, Hjalmar. » Il était maintenant dans la cuisine, en train de couper des légumes pour le wok sur le plan de travail en bois. « Sois un peu moins idéaliste. Comment une seule personne pourrait-elle changer quoi que ce soit ? » Son grand couteau : Tchak, tchak, tchak. « Tu ne crois pas que tu vois un peu trop grand ? Ne te rends-tu pas compte comme le système est solidement établi ? » Tchak, tchak, tchak. Il agita son couteau dans ma direction comme une baguette. Un haussement d’épaules, un soupir de résignation. « Marx n’a pas entrevu comment la technologie allait bétonner pour des siècles le capitalisme de l’ère du bois et du charbon. Nous ne sommes que de minuscules composants organiques d’une machine à l’échelle du système solaire. Hjalmar. Comment combattre cela ?

— En montrant d’où nous venons. En montrant que nous étions jadis un organisme.

— Mais nous sommes martiens. Il n’y a jamais eu d’organisme sur cette planète. Le passé a disparu, ne le vois-tu pas ? Nous avons toujours été une machine. Tu n’as rien à montrer ici.

— Je montrerai donc que jadis l’ensemble des Martiens s’est révolté, qu’ils se sont spontanément élancés vers l’utopie. Et je montrerai qu’ils ont presque réussi, qu’ils avaient un projet viable. Je montrerai comment ils ont été écrasés, en essayant de comprendre quelles ont été leurs erreurs, en m’efforçant de rendre implicite une idée tout au long de ma démonstration : ne pas refaire ces erreurs – recommencer, avec une liste des choses à éviter. Nous sommes vingt millions de millénaires potentiels sur cette planète, Shrike, condamnés à vivre chaque jour de notre vie. Quelle forme pourrait nous contenir ?

— Plutôt abstrait.

— D’accord… je vais être plus concret. Pourquoi serions-nous obligés de consacrer notre vie à faire des bénéfices pour des Terriens ? Pourquoi ne pourrions-nous – pourquoi ne pouvons-nous pas – rejeter l’administration coloniale de la Terre ?

— Peut-être pouv…

— D’où l’archéologie, vois-tu, Shrike ? C’est le meilleur moyen que je voie d’y parvenir ! J’entends faire quelque chose qui donne l’impulsion, ou au moins travailler dans cette direction…

D’accord, Hjalmar. D’accord. Calme-toi. Ah ! Je savais bien que tu ne sombrerais pas dans la dépression ! Tu étais simplement sur la mauvaise pente. Mais écoute-moi. Tu parles à un membre du Comité pour le développement de Mars, le plus jeune et le plus brillant. Cela signifie quelque chose. La situation évolue. Il y a d’autres façons que la tienne d’œuvrer dans ce sens, et d’autres que toi qui s’y consacrent. Garde bien ça en tête ! Je pense que si tu es si surexcité en ce moment, c’est parce que tu t’imagines tout faire tout seul… être le seul capable de penser sur tout Mars ! » Il jeta du chou dans l’huile bouillante du wok qui se mit à grésiller violemment.

« … C’est parce que ça ne marche pas », reconnus-je. Je me sentis à nouveau vidé. « J’exhume le passé et ça ne sert à rien. Tes patrons se contentent de le glisser dans la machine. Ça ne va rien changer.

— Tu n’en sais encore rien. Écoute-moi un peu, au lieu de t’exciter… tu vas être nommé directeur de l’Inspection planétaire. »

Je crus avoir mal entendu dans le grésillement des légumes. « Que dis-tu ?

— Satarwal est sur la touche. Tu as autorité pour ouvrir tout site que tu désires fouiller. Et pour réunir une commission d’enquête sur le rapport Aimes. »

Je devais avoir l’air d’un crétin tant j’étais éberlué ; Shrike leva les yeux de sa friture et éclata d’un rire de dément. « Va t’habiller un peu pour le dîner. Et sèche-toi d’abord.

— Mais pourquoi ?

— Pour ne pas mettre d’eau dans ton assiette !

— Pas ça, bon sang, pourquoi ? Pourquoi cette nomination ?

— N’as-tu prêté aucune attention aux retombées de tes travaux ?

— Bien sûr que si ! Il n’y en a eu aucune ! Je n’ai pratiquement rien trouvé.

— Bon. Les gens pensent que tu es très conservateur dans l’interprétation de tes découvertes. Ce qui n’est que mieux en ce qui concerne le reste du Comité. Tu t’es fait une réputation de scientifique responsable. Et s’il n’y a pas eu de grosse réaction du public à tes découvertes, il ne faut pas t’en étonner, étant donné qu’il n’en est rien apparu dans les médias. Mais la communauté scientifique a été impressionnée, me suis-je laissé dire. Cela se conçoit… après tout, quelle autre explication y a-t-il d’Icehenge qui tienne debout ? Je te le demande !

— Tu n’en as pas besoin ! Je me suis assez souvent posé la question.

— Nous y voilà donc. Nous avons été contactés par Nakayama, Lebedyan et d’autres conseillers de l’Inspection qui ont souligné les implications possibles de ton travail pour… pour Mars. Là, mange. Et le Comité a décidé de te nommer à ce poste pour que tu puisses poursuivre tes travaux dans de bonnes conditions.

— Ah ! » Je commençais à comprendre. « Vous essayez de faire de moi un bon apparatchik, hein ? »

Shrike se fendit d’un large sourire. « Tu en as toujours été un. Simplement, tu ne le savais pas. »

Je laissai tomber ma fourchette dans l’assiette, passai à la salle de bains, me séchai et m’habillai. Une intense terreur m’envahissait ; je voyais leur plan, je voyais ce qu’ils espéraient faire de moi. Je regagnai le salon.

« Je leur montrerai que c’était une révolution ! Une guerre civile ! »

Shrike hocha la tête. « Je te fais confiance. Et tu démontreras qu’Icehenge a été édifié par des Martiens.

— Par des rebelles martiens ! Qui luttaient contre le Comité ! »

Il acquiesça avec un de ses petits sourires, un sourire qui disait : Ça n’a pas d’importance. Pendant toutes ces années le Comité avait menti, il avait non seulement écrasé la révolution, mais il en avait effacé le souvenir, et maintenant il s’était passé tant de temps qu’il pouvait sourire et avouer : Oui, cela s’est bien passé ainsi – c’est vrai –, nous avons tué un cinquième de la population, près d’un million de personnes – puis nous avons tout camouflé. À présent la vérité a resurgi des fouilles de New Houston, et alors ? Nous sommes toujours là ; tout le monde est content ; personne ne s’en souvient ; tout le monde s’en fiche.

Ils comptaient sur notre amnésie. Ils pouvaient se permettre de reconnaître n’importe quel acte, si barbare fût-il, de leur passé ; du moment que c’était assez ancien, cela ne les affecterait en rien. Ce n’était pas plus difficile que de coopter un professeur récalcitrant : lui offrir un poste au titre ronflant dans le système, là où il peut devenir un rouage de la machine ; le laisser goûter un peu au pouvoir, qu’il s’autocensure pour y goûter davantage…

« Je ne serai pas comme les autres ! lui hurlai-je. Je ne m’écraserai pas, je n’irai pas raconter ce que vous désirez pour me hisser plus haut ! Je retournerai contre vous ce que vous m’offrez, je te le jure ! Vous regretterez de m’en avoir donné l’occasion. »

Shrike hocha la tête, les yeux baissés ; il avait toujours son petit sourire qui disait : C’est ce qu’ils disent tous, au début.

« Il faut que je sorte d’ici, dis-je, soudain terrorisé.

— Cette ville ne te vaut rien. » Il avait l’air contrarié. « Pourquoi ne manges-tu pas ? »

Je traversai la pièce pour aller chercher ma veste. « Je n’avais pas une veste ?

— Non ! Bon sang, Hjalmar, tu ne peux pas être un peu raisonnable ? Assieds-toi et mange ce plat que j’ai préparé pour toi ! »

J’étais tout tremblant. « Je t’emprunte une veste. » J’en pris une dans le placard. « Il faut que je sorte d’ici. » J’enfilai la veste et me dirigeai vers la porte.

« Grand dieu. Hjalmar ! Attends une seconde… tu acceptes le poste ?

— Oui. Pour ça, oui ! »

Je descendis le grand boulevard comme pris de frénésie. Les grands immeubles administratifs se dressaient autour de moi comme autant de bannières du Comité. Bien sûr, ils m’avaient donné les codes afin que je trouve ce qu’ils désiraient que je trouve. Bien sûr, leur censure m’avait laissé publier les résultats de mes recherches. Tout cela s’était passé avec leur permission, sous leur contrôle. Leur pouvoir sur moi était aussi tangible et pesant que les grandes bibliothèques de pierre entre lesquelles je me hâtais. Rageusement, je remplis un simple sac de voyage et quittai mon appartement. Je repartis dans les rues jusqu’à la gigantesque gare de chrysolite. Je devais fuir avant qu’ils m’écrasent. Les visages que je croisais étaient vides et indifférents, presque morts. Les portes des maisons de bains béaient comme des bouches humides, les tours de pierre colorée ondulaient et palpitaient à la lueur des réverbères, se courbaient jusqu’à presque se rejoindre dans le ciel au-dessus de moi. À la gare, j’appris qu’un train de nuit pour Burroughs était sur le point de partir ; il faisait halte à Coprates où je pourrais louer une voiture pour retourner à New Houston. Je devais aller à New Houston, j’y serais en sécurité. J’embarquai dans le train et me recroquevillai dans un coin-fenêtre, mon sac entre les bras, secoué de violents tremblements jusqu’à ce que le train s’élance dans la nuit avec un léger cahot. Au bout d’un moment, mon corps se calma ; mais mon cerveau tournait à toute vitesse, je ne pouvais pas dormir.

Rien de ce que je ferais ne pourrait les abattre.


Cratère Kolposce petit cratère (8 km de diamètre) de la partie occidentale d’Hellas Planitia est le point le plus bas de la surface martienne, à quatre kilomètres en dessous du niveau zéro.

De retour à New Houston je ne trouvai rien de changé. Une reconstitution : « Chantier archéologique martien du XXVIe siècle. » Quand ils en auraient terminé, les lieux seraient truffés de plaques et tendus de cordes : du trophée de guerre comme jalon historique. McNeil me fit visiter la ville. Il travaillait encore à la brosse à dents, si bien qu’elle avait le même aspect qu’un an plus tôt.

Petrini se précipita avec un très convaincant sourire de bienvenue. « Félicitations pour votre promotion, dit-il. Nous venons de l’apprendre aujourd’hui. C’est un grand honneur ! J’espère que vous vous souviendrez de vos vieux amis quand vous serez à Burroughs.

— Je me souviendrai de tas de choses. »

Hana, Bill, Heidi et Xhosa se trouvaient tous à la centrale, ils m’accueillirent et me montrèrent les murs bien récurés. La centrale entière était prête à recevoir les plaques. « Eh bien, c’est quelque chose, dis-je. J’espérais que vous en auriez fait davantage. » Plus tard, Bill et Hana m’emmenèrent sur le rempart pour voir leur travail sur les explosions du dôme. Ce n’était pas du mauvais travail, quoiqu’un seul d’entre eux aurait dû y suffire.

« Nous allons nous marier, dit Bill.

— Vraiment ? » J’essayai de dissimuler ma surprise. « Je ne savais pas que cela se faisait encore. Mes félicitations.

— Nous avons pensé que vous alliez bientôt rentrer, dit Hana, alors nous avons un peu attendu pour que vous puissiez y assister. Cela va se passer samedi au camp.

— Merci d’avoir attendu. Dites-moi, vous avez fait publier vos résultats ? »

Ils échangèrent un coup d’œil.

« Je sais que je suis censé contrôler votre travail, mais j’étais occupé à Alexandrie et j’ai pensé que vous auriez pu vous passer de moi.

— Nous le tenons prêt pour votre examen, dit Hana à voix lente. Nous nous sommes dit que vous pourriez le cosigner…

— Oh ! non, dispensez-vous de ça. C’est votre travail. Je n’étais même pas là. » Ils eurent un air bizarre et Bill jeta un coup d’œil à Hana. « Ah… un petit cadeau de mariage, pour ainsi dire. » Il me vint seulement à l’esprit qu’ils pouvaient vouloir que mon nom figure sur leur communication afin d’attirer l’attention dessus. « Encore une fois, toutes mes félicitations. Je ferai mon possible pour y assister. »

Le mariage. Quel idéalisme ! Le samedi après-midi, tout le monde se réunit dans la tente principale décorée de paravents colorés et de guirlandes de fleurs. C’était une belle journée, calme et dégagée, le ciel était violet foncé.

La cérémonie fut rapide. Les Klesert étaient témoins ; Xhosa, qui était prêtre unitarien, célébra l’office. Bill et Hana échangèrent les habituels serments impossibles à tenir. Plusieurs caisses du meilleur champagne utopien étaient arrivées et je contribuai allègrement à les vider. Au bout du septième verre, j’allai me mettre dans un coin pour laisser de la place aux danseurs. Toute notre communauté était réunie, près de soixante personnes, et presque tout le monde dansait sur les rythmes compliqués de la musique d’Eve Morris. À travers leurs évolutions, je regardais le rempart du cratère qui surplombait notre tente. Combien de couples avaient-ils célébré leurs noces à New Houston ? Certains avaient-ils miraculeusement survécu ? Peu probable… mais peut-être… là-bas dans le chaos…

Petrini vint me rejoindre, un verre à la main. « Cela doit vous faire plaisir de voir vos étudiants se débrouiller si bien.

— Vous trouvez ? »

Il rit. « En quelque sorte. »

Je m’aperçus qu’il était lui aussi un peu ivre. L’alcool est une drogue étrange. « Nous allons avoir beaucoup à faire à l’Inspection, dis-je en reposant mon verre. Nous allons commencer des fouilles dans tous les sites interdits et distribuer des subventions aux universités partout où cela sera nécessaire. Je devrais pouvoir vous faire accorder des fonds supplémentaires si vous désirez commencer à chercher ce qui s’est vraiment passé pendant la révolution. » Je hochai la tête d’un air grave. « Vous pourriez peut-être chercher du côté de ces petits hommes verts, hein ? »

Il s’efforçait toujours de trouver une réponse quand Hana vint m’inviter à danser. Elle avait choisi avec tact un morceau lent et, une fois sur la piste, nous pûmes tourner posément parmi les autres couples dans un vacarme de musique et de conversations. « Vous êtes magnifique », dis-je. Elle portait une jupe blanche et un chemisier bleu. Je me penchai pour lui poser un baiser sur la joue, ratai un pas et l’embrassai trop brutalement.

« Merci.

— Mais je ne comprends pas ce mariage. C’est une cérémonie archaïque, cela n’a pas de sens à notre époque. J’aurais cru que vous auriez un peu plus de jugement. Vous êtes deux fois plus intelligente que Bill… »

Elle me repoussa ; je vis son expression peinée et pris conscience de ce que je venais de faire. Je la rattrapai désespérément et dis : « Attendez, Hana, excusez-moi, s’il vous plaît. C’était idiot de dire ça, je suis vraiment désolé. Je… je ne suis pas bien. J’ai trop bu de champagne. » Elle hocha une fois la tête, les yeux baissés. « C’est simplement que vous êtes la meilleure de mes étudiants, Hana. La seule qui n’ait jamais marché dans les mensonges de Satarwal. Et je me fais du souci pour vous. Ils peuvent prendre tout ce que vous faites et le retourner. Vos victoires vous sont arrachées et utilisées avec autant d’efficacité que vos échecs. Tout peut leur servir. Il faut rester vigilante. Ne les laissez pas vous avoir, Hana… vous êtes trop bien pour ça, trop jeune, trop intelligente.

— Non, docteur Nederland. Je ne me laisserai pas faire. Mais merci pour l’avertissement…

— De rien ! Cela fait partie de mon devoir de professeur. Vous êtes la meilleure et je dois vous enseigner ce que j’ai appris. » J’essayai de lui donner un autre baiser ; elle se raidit. Bien sûr. Un ivrogne qui venait lui donner des conseils et lui faisait des avances à sa propre réception de mariage. Répugnant. Je m’en rendis compte et me reculai, consterné. Hana s’arrêta de danser et m’adressa un bref coup d’œil apitoyé. Je fus soulagé de voir McNeil intervenir… il ne savait pas non plus danser et devait profiter des morceaux lents. Je me dirigeai vers le buffet, tout étourdi.

Je vidai encore quelques verres et sortis. J’avais le moral à zéro. Je baissai ma capuche ; le froid m’éclaircit les idées, mais je me sentais toujours aussi cafardeux. Je levai les yeux vers le soleil de bronze et son cortège de miroirs. Quand j’avais fui Alexandrie, j’avais espéré échapper à cette impression ; New Houston m’avait semblé mon foyer, ma vraie vie, mon vrai travail. Mais rien ne changeait, où que j’aille ; ici, mon travail était tout aussi inutile, ma vie tout aussi vide. Partout où j’irais, il en serait de même. Je me rappelai la fin du poème de Cavafy, « La ville »…

Ah ! ne vois-tu pas

Puisque la prison est ton esprit

Que tu vivras désormais partout

Derrière des barreaux… sur tout Mars ?

Je me sens parfois si fatigué.


Le chaoszones d’effondrement caractérisées par des étendues désordonnées de courtes vallées rocailleuses et de petites chaînes de collines.

Nous quittâmes New Houston dans six gros véhicules d’exploration et deux petites voitures tout-terrain pour nous diriger au nord vers le chaos d’Aureum, la région marquée de points rouges sur la carte trouvée dans la voiture qui avait servi à la fuite d’Emma. Hana, Bill, Xhosa et Heidi étaient avec moi dans la voiture de tête, accompagnés d’une certaine Evelyne, déléguée du bureau de l’Inspection à Coprates, qui nous servait de navigateur. Nous roulions sur la plaine dans la douce lumière de l’aube des miroirs : les quatre disques brillants des réflecteurs solaires projetaient une lumière blanche, le ciel était doré, la plaine était ambrée, parsemée d’ombres portées par chaque caillou, chaque gravier. Nous entendions à la radio le bavardage des autres voitures, mais dans la nôtre c’était le silence. Nous passâmes auprès d’un poteau d’acier qui surgissait de la plaine comme un des os d’Ozymandias ; Evelyne l’identifia comme un vestige d’un ancien pipeline. Elle suivit un alignement de ces poteaux vers le nord.

Plus tard dans l’après-midi, nous tombâmes sur une route. Sur terrain cratérisé, les routes sont faciles à construire ; il suffit de faire passer une voiture munie d’une lame de chasse-neige qui dégage une voie en rejetant le régolithe meuble en remblai de chaque côté. « Elle va nous mener presque jusqu’au bout », dit Evelyne. Je me retournai pour voir les autres voitures nous suivre ; notre caravane soulevait de grands panaches de poussière qui dérivaient vers l’est. Nous passions entre des cratères si anciens que leurs remparts étaient de simples monticules arrondis ; la route franchissait de temps en temps un de ceux-ci. Du haut de ces légères élévations, nous voyions la plaine tavelée s’étendre uniformément jusqu’à un horizon rectiligne, huit ou dix kilomètres plus loin.

Sur la route, nous avancions bon train. Nous établîmes le camp au bord de celle-ci, puis, tôt dans la matinée du lendemain, nous la quittâmes et prîmes à l’est pour longer par le sud Eos Chasma et toute l’extrémité du système de Marineris. Plus tard dans la journée, nous atteignîmes les abords d’Aureum. La plaine plongeait par segments inégaux et aussi loin que nous puissions voir vers le nord s’étendait un territoire ravagé, un sol qui s’était effondré sur lui-même. Comme Aureum était une cuvette, plus basse de deux kilomètres ou davantage que les plaines environnantes, nous y voyions très loin vers le nord – peut-être à quarante kilomètres – et tout y était bouleversé comme entre les lignes d’une guerre de titans. Ce spectacle m’abattit ; comment pourrais-je parvenir à trouver le refuge des rebelles dans un tel délire topographique ?

Mais la carte de la voiture d’Emma me redonna du courage. Et, tandis qu’Evelyne nous faisait descendre un vaste plan incliné vers le chaos, je m’aperçus que les petites vallées avaient un fond relativement plat, même si parfois le passage de l’une à l’autre était rétréci et escarpé. Mais il ne semblait pas impossible d’y progresser.

Les autres voitures nous suivirent : carrosseries de métal vert à l’habitacle transparent avec une grosse roue à chaque coin. Lorsque la semi-obscurité engendrée par les ombres fit place à la vraie pénombre du crépuscule, nous nous arrêtâmes dans un étroit défilé pour monter les tentes. Evelyne dit que nous étions de nouveau sur une route qui menait à une ancienne station de pompage. Je me retirai malgré tout sous ma tente pour déplier la carte d’Emma. La réalité d’Aureum m’angoissait ; je désirais me rassurer avec sa représentation à l’inévitable ordonnancement. Sur la bordure méridionale d’Aureum se trouvaient trois stations de pompage installées où elles pouvaient le mieux exploiter ce qui restait d’une nappe d’eau souterraine. Toutes trois avaient jadis été de petites colonies autosuffisantes qui envoyaient l’eau vers les plateaux arides de Tharsis. Une des stations de pompage avait sans doute servi de relais sur le chemin du refuge secret car construire quelque chose d’assez grand dans le chaos avait dû nécessiter plusieurs allers et retours. La station vers laquelle nous dirigeait Evelyne était la plus proche du point rouge au centre de la carte.


Nous atteignîmes la station de pompage tard dans la journée du lendemain. Elle consistait en deux serres de plastique, effondrées sous le sable, et cinq petits blockhaus de brique. Ses constructeurs avaient utilisé un système ingénieux : les vieux séparateurs Johnson mélangeaient de l’eau chaude à la terre pour libérer l’oxygène du sol ; on ajoutait à la boue ainsi créée un fixatif afin de faire des briques de terre crue avec lesquelles était édifié le complexe. Ce dernier était installé au sommet d’un des blocs en forme de mesa visibles un peu partout dans le chaos.

Nous montâmes une étroite rampe et sortîmes des voitures pour mener nos investigations. Un autre vestige de la Sédition. Les bâtiments de brique avaient l’air encore assez ordinaire pour rendre surprenantes les vitres cassées. Toutes les portes étaient ouvertes. L’intérieur était rempli de sable et de poussière. Je décidai que nous pouvions en déranger un et nous y entrâmes. Dans les placards de la cuisine s’entassaient récipients et casseroles, les tiroirs étaient pleins d’assiettes et de couverts. Pas de nourriture. C’était bizarre. Je ressortis et traversai la petite cour délimitée par le cercle de bâtiments. Xhosa était déjà en train d’essayer la vieille pompe. Le générateur était encore en état de marche. Nous n’allions pas tarder à savoir si les mécanismes de fonte, de filtrage et de pompage fonctionnaient toujours.

Nous montâmes les tentes dans la cour et, pendant que les autres fouillaient le site, je passai les deux jours qui suivirent à visiter le dédale de rocs et de vallées au nord. Je ne trouvai tout d’abord rien. Avec l’enrichissement de l’atmosphère, les traces de pneus qui se seraient auparavant conservées pendant un million d’années seraient à présent recouvertes. Je progressais en éventail, explorant les défilés d’ouest en est en revenant régulièrement à la station pour me réorienter. Je laissais des repères sphériques verts pour marquer mon passage ; je retombai plus d’une fois sur eux.

Mais je ne trouvai pas trace de route avant le quatrième jour. J’avais entrepris l’exploration d’un long canyon en pente douce qui prenait son départ vers le nord-est, deux vallées à l’est de celle qui menait à la station. Je m’étais arrêté pour examiner une ficaire tibétaine qui poussait entre deux pierres. J’avais vu beaucoup de lichens et de mousses alpines, mais la ficaire avait attiré mon attention. Ces cuvettes devaient renfermer beaucoup d’air et d’eau pour abriter une telle forme de vie. En relevant les yeux de la plante en coussinet, je m’aperçus que le fond du canyon était creusé de deux dépressions parallèles, comme des ornières presque comblées. À l’aide de ma petite balayette, je dégageai quelques centimètres de sable fin qui révélèrent une trace de pneu bien nette. Nos voitures laissaient des traces fort semblables. Je suivis les ornières le long du canyon, puis dans une vallée qui serpentait entre les collines à perte de vue ; la lumière déclinant, je regagnai la station.

Ce soir-là, je ne réussis pas à dissimuler entièrement mon excitation. Je me servais de ma fourchette comme pour écraser des fourmis. À la fin du repas, je dis : « Je vais prendre une voiture tout-terrain pendant quelques jours pour aller en reconnaissance vers le nord. »

Bill et Xhosa échangèrent un coup d’œil. Hana fronça les sourcils.

« Il est possible que certains des occupants de cet endroit soient partis vers le nord quand il a été abandonné. C’est une hypothèse hasardeuse et je ne veux pas déranger le travail qui s’accomplit ici, mais j’aimerais suivre des traces que je viens de découvrir. Ce ne sera pas long.

— Il serait plus prudent d’y aller en groupe, suggéra Xhosa. Nous pouvons nous passer de quelques personnes.

— J’y vais seul. » Et je commençai à sentir combien le pouvoir peut corrompre. Il rend les choses si faciles. D’un autre côté, même si j’avais l’autorité, ils avaient les moyens de me désobéir et m’empêcher de partir. L’autorité doit s’appuyer sur la force pour être effective. J’ajoutai donc : « Ne vous faites pas de souci. Je conduisais ce genre de véhicules avant même que vous soyez nés.

— Nous n’avons pas trop d’air, dit Bill.

— Remettez le séparateur Johnson en marche, alors », dis-je d’un ton rogue. « Je n’en prendrai pas beaucoup.

— Il est facile de se perdre, là-dedans, dit Xhosa. Il serait plus prudent que je vienne.

— Il n’y aura pas de problème. »

Hana me posait une question muette. Je répétai à son intention : « Il n’y aura pas de problème. Je veux juste aller jeter un coup d’œil par là-bas. »

Elle acquiesça à contrecœur. Xhosa avait l’air soucieux ; Bill fronçait les sourcils comme s’il se demandait s’il allait accorder sa permission. Contrarié, je dis : « Aidez-moi à préparer une voiture. »


Xhosa m’aida à remplir un compartiment de la voiture de balises sphériques vertes. « N’hésitez pas à vous en servir, dit-il. Nous garderons le contact radio avec vous. »

C’était l’aube des miroirs, je ne pouvais déchiffrer son expression dans la pénombre. Nos souffles produisaient des panaches de vapeur qui tombaient en givre. Bill surgit d’une tente en compagnie d’Hana et cette dernière s’approcha de moi. « Vous ne devriez pas faire ça », me dit-elle. Puis à Xhosa : « Ce n’est pas prudent. Nous devrions l’empêcher de partir…

— Vous ferez ce que je dis », criai-je ; puis, gêné de mon éclat, je terminai mes préparatifs en marmonnant et en évitant le regard d’Hana. Je montai dans le petit tout-terrain sans répondre à leurs adieux et descendis le plan incliné. Je me sentais idiot.

Faire franchir à ma voiture les deux crêtes qui me séparaient de mon canyon fut assez facile, après quoi je suivis la piste estompée. Les roues de ma voiture s’adaptaient presque aux ornières. La radio coupée, je sentis mon âme s’épanouir et poussai un cri de joie. J’étais sur la piste d’Emma et des rebelles. Je me promis que si je les trouvais, je me joindrais à eux pour ne jamais revenir.

Les traces étaient faciles à suivre, il me fallut moins d’une heure pour parcourir mon chemin de la veille. À partir de l’endroit où j’avais fait demi-tour, la vallée continuait sur quatre ou cinq kilomètres et les ornières parallèles en suivaient le fond. Le lit d’un petit torrent, creusé entre-temps, courait entre elles et les recoupait parfois ; il était par endroits empli de glace couleur de jade, le plus souvent à sec. Mais les ornières demeurèrent visibles jusqu’à ce que je sois parvenu dans un canyon en cul-de-sac. Là, les ornières disparaissaient. Je passai en marche arrière et, au premier col dans le flanc de la vallée, je les revis qui franchissaient le passage, profondément marquées. Je maudis mon inattention, mais modérément, étant donné qu’elle n’avait pas eu de résultat néfaste. Je laissai une balise verte avant de tourner.

Au-delà de la passe s’étendaient des collines échangées comme des dunes ; la route vers le nord n’était pas évidente. Sur ce terrain accidenté, je suivis à petite vitesse les traces pour déboucher dans une région où des blocs massifs étaient séparés par d’étroits canyons et défilés qui permettaient, parfois, le passage. Apparemment le long canyon du début et la vallée qui le suivait faisaient partie de la zone frontière ; je me trouvais maintenant dans le chaos proprement dit. Je ne pouvais guère voir à plus d’un kilomètre en toute direction, et souvent moins. C’était comme si je m’avançais dans les rues jonchées de décombres d’une cité de jaspe ou de silex détruite par une catastrophe sismique. Je suivais au pas les traces de pneus presque imperceptibles et il me semblait que si je ne les perdais pas, c’était qu’il n’y avait pas d’autre route dans ce labyrinthe. Mais tous les kilomètres, trois ou quatre solutions s’offraient à moi : je m’arrêtais à chaque embranchement, examinais les diverses routes possibles et en concluais que j’avais perdu la piste ; puis, au loin, un alignement de pierres, ou une légère dépression, ou deux lignes parallèles invisibles de près m’apparaissaient et je repartais dans le ronronnement du moteur électrique. À chaque croisement ou bifurcation, je sortais le bras robot pour déposer une balise verte sur le sable compact. Lorsque je me retournais, je pouvais presque toujours en apercevoir une.

À mesure que j’avançais vers le nord, la taille des blocs gigantesques s’amenuisait – ou bien les défilés étaient moins profonds – et quelques kilomètres plus loin les canyons remontaient à leur hauteur. Je conduisais sur une plaine fracturée, une sorte de plateau craquelé entouré de collines dentelées guère plus hautes que lui. C’était comme si le labyrinthe s’était inversé : des crêtes peu élevées s’entrecroisaient en tous sens sur le plateau qu’elles divisaient en étangs gelés et en congères de sable. La progression sur ce terrain était difficile et les traces le contournaient par l’ouest. Elles me menèrent à un autre plateau parcouru de fissures et de crevasses, si bien que pour continuer vers le nord elles devaient décrire de grands S. Là, je commençai à rencontrer des difficultés. Le sol était exposé à tous les vents, dans les fissures stagnaient des mares gelées entourées d’herbe de Syrtis glacée, de touffes d’arénaire et d’androsace, de jonc à feuilles cassantes et de rochers constellés de plaques de lichen multicolores. Dans cet étrange paysage arctique, les traces étaient impossibles à distinguer. Je revins vers l’endroit où j’étais sûr de les avoir vues pour la dernière fois – sur l’une de ces crêtes de gravier qui coupaient la plaine – mais une fois là, les traces de ma propre voiture avaient défiguré le terrain et je n’en vis pas d’autres. Aucune autre direction ne semblait possible ; virer à droite ramenait à la plaine sillonnée de crêtes, tourner à gauche me faisait retomber dans le labyrinthe d’où les anciennes traces avaient réussi à sortir. La route avait vraisemblablement traversé le plateau crevassé sur lequel j’étais arrivé, mais l’érosion et les sédiments du siècle écoulé avaient détruit la piste.

J’étais donc livré à moi-même. Mais je répugnais à l’admettre. Je quittai la voiture et continuai à pied, inspectant chaque passage entre les fissures en quête d’une route. Rien. Le fouillis de pics hérissés, au nord, avait pu suffisamment protéger la route pour qu’elle réapparaisse dans un canyon – du moins l’espérais-je en roulant vers le nord, zigzaguant pour éviter les crevasses dans la lumière déclinante. Lorsque les blocs commencèrent à tacheter le plateau comme d’immenses roches erratiques d’une sombre moraine, je ralentis pour épier les alentours. Je ne vis qu’une plaine caillouteuse, qui se transformait en bouches de canyons à mesure que les blocs se faisaient plus nombreux et plus serrés. Je m’engageai précautionneusement dans l’une d’elles ; sans raison, je levai les yeux vers la paroi de gauche du canyon naissant et là, mordant le roc comme trois fissures, il y avait une flèche : Je ris tout haut. « Merci beaucoup, dis-je. Je n’en demandais pas plus. » Je poursuivis ma route, mais constatai immédiatement que les ombres de cette fin d’après-midi obscurciraient tout signe de piste. Je rebroussai chemin jusqu’à la plaine pour profiter de la vue pour la soirée et dressai mon camp au bord d’une mare gelée. Les miroirs du soir piquetaient de têtes d’épingles le ciel lie-de-vin. Je fis chauffer du bouillon de bœuf, y trempai quelques biscuits salés. Après manger, je bus à petites gorgées un gobelet de cognac et localisai ma position sur la carte. La plaine fissurée était clairement indiquée, îlot de terrain plus accidenté. Le point rouge était encore à bonne distance, vers le nord. Le ciel vira au cassis, les miroirs grimacèrent au bord de l’horizon comme une rangée de dents noircies. Les étoiles se mirent à luire jaune, transformant en planisphère le dôme transparent de la voiture. Dormir se révéla difficile. Tard dans la nuit, je me réveillai en sursaut ; je savais que je venais d’avoir une longue conversation avec Emma, une conversation cruciale. Qu’avez-vous à m’offrir ? disait-elle. Je cherchai à me rappeler ; le chaos sous la lumière des étoiles, immense fouillis de noir et gris, me désorientait, et même les derniers mots d’Emma s’enfuirent. Mon rêve entier oublié. Et tant de choses de nos vies éveillées se perdent de la même façon. Je ressentis un éclair de douloureux chagrin devant la vie que nous menons, tout ce que nous traversons sans jamais pouvoir retourner en arrière.

Quand vint l’aube des miroirs, j’avalai des céréales, puis à l’aube proprement dite je mis la voiture en marche et m’engageai dans le canyon indiqué par la flèche, bien décidé à retrouver la piste. Le canyon menait à un autre dédale de pierre avec, à chaque coude, un embranchement qui pouvait être un chemin vers le nord ; mais il n’y avait aucune trace pour me montrer la route à suivre. Je revins vers la flèche et réfléchis à ce que je devais faire. D’après la carte, il me semblait pouvoir gagner le point rouge par mes propres moyens. C’était à soixante ou soixante-dix kilomètres, et le terrain qui m’en séparait ne paraissait guère différent de la région que j’avais déjà traversée. La matinée était déjà avancée et je n’avais pas une réserve inépuisable d’air ; en fait, j’avais le choix entre continuer sans piste à suivre ou faire demi-tour.

Je décidai donc d’aller de l’avant. Le reste de la matinée, j’avançai à bonne allure vers le nord. La cité de pierre dévastée où je pénétrai semblait avoir éclaté en « blocs d’immeubles » hexagonaux : un virage de trente degrés sur la droite suivi du même sur la gauche me ramenait régulièrement à une intersection en Y où la même alternative se présentait à moi. Puis une longue faille me permit de rouler plein nord sur plusieurs kilomètres en ne m’arrêtant que lorsqu’il me fallait manœuvrer pour franchir des éboulis. Je retrouvais le moral, et avec lui mes espoirs (accompagnés d’une touche d’appréhension) : j’allais peut-être atteindre la région du point rouge dans la journée.

Mais j’avais oublié que les cartes ne représentent pas la réalité du territoire. Il aurait été plus à propos de laisser un blanc à la place du chaos d’Aureum, avec pour légende : « Terra incognito – ici règne le chaos – aucune carte ne peut en rendre compte et rester fidèle. » Car, où la carte indiquait que je pouvais poursuivre au nord en descendant vers le centre du chaos, au fond de cette énorme cuvette, je m’enfonçais dans une étroite vallée…

Et cette vallée se terminait par un à-pic. La dénivellation n’était pas très grande, mais elle l’était suffisamment – dix ou douze mètres – et s’étendait à perte de vue à l’est comme à l’ouest. La région entière s’affaissait d’un seul coup.

Je sortis rageusement la carte. La région concernée était entourée d’une courbe de niveau… En fait, de deux lignes parallèles qui dessinaient un trait noir que j’avais pris pour un simple contour. Dégoûté, je jetai la carte par terre. Courbes de niveau ou non, la falaise était là ; je ne pouvais pas mener plus loin la voiture.

Je restai près d’une heure assis dans la voiture à réfléchir. Puis j’entassai des provisions dans le chariot de survie, remplis son réservoir d’eau, chargeai à fond d’oxygène ma combinaison de sortie ; cent heures au débit minimum. Je disposai dans les coffres : carte, tente de bivouac, lampes, etc., puis sortis le chariot de la voiture. L’air froid se rua dans mes poumons, mais il était plus chaud que je ne m’y étais attendu ; il y avait plus d’air dans cette cuvette que je n’en avais l’habitude.

Le coffre de la voiture renfermait une échelle de corde et un grand carré de nylon vert tilleul. Je me servis de l’échelle pour descendre le chariot au pied de la falaise. Je disposai des rochers à deux coins de mon drapeau vert et fis basculer l’autre bout par-dessus le bord du précipice. Puis je descendis le long de l’échelle. Le drapeau était bien visible sur le flanc de la falaise, j’ancrai ses deux coins inférieurs avec de la corde afin que le vent du nord ne le fasse pas remonter. Satisfait, je jetai un dernier coup d’œil à la carte, enfouis celle-ci dans ma poche et me mis en route en tirant le chariot derrière moi.

À présent aucun défilé n’était trop étroit, aucune passe trop abrupte. Je me dirigeais presque droit vers le nord. Selon la carte, le point rouge était à environ quinze kilomètres, de sorte qu’il me fallait faire vite. Mais je m’étais mis en route tard dans la journée, le soleil ne tarda pas à se coucher et je dus profiter des miroirs du soir pour sortir la tente et la gonfler. Cela fait, je me glissai par le petit sas et tirai le chariot à ma suite. Je me préparai un repas que je mangeai rapidement, comme si j’allais pouvoir me remettre en route dès que j’aurais fini.

La nuit était couverte. Dans les trouées, les étoiles scintillaient et Deimos filait vers l’est comme un présage. Je ne pouvais pas dormir ; les heures passaient ; je fus surpris de me réveiller pour m’apercevoir que j’avais somnolé dans l’aube des miroirs. Je me glissai hors de la tente et le brusque contact de l’air glacé raviva mes esprits. Un peu après que j’eus rangé la tente dans le chariot, le soleil se leva et je repartis.

Les heures passaient et il n’y avait pour moi rien d’autre au monde que ce labyrinthe de canyons et la carte. C’est une forme de grâce que de s’identifier à une tâche : il devient possible de croire en des finalités puisqu’il n’existe rien d’autre. À chaque embranchement de ce système gigantesque de failles je sortais la carte et faisais mon choix. Le soleil réchauffait l’atmosphère et, sur les touffes d’herbe de Syrtis, la glace se changeait en gouttes d’eau qui étincelaient comme des prismes. Les glaçons suspendus aux rochers fondaient et la surface des mares gelées était lisse et glissante. Genévriers et brins d’herbe poussaient dans les fissures, des bouquets de saxifrage et de gentiane me surprenaient de leurs couleurs. Il était parfois délicat de comparer le territoire à la carte, celle-ci était à trop petite échelle pour mes besoins. L’estimation des hauteurs et des distances était difficile dans cet air dense et ambré ; à certains moments j’y voyais à quinze mètres, à d’autres j’embrassais tout le chaos du regard. Ce qui semblait des montagnes dans le lointain se révélait souvent n’être que des rochers derrière la crête la plus proche, et vice versa. Chaque estimation de ma position par rapport à un point de la carte était plus approximative que la précédente – mais, au cours de l’après-midi, je grimpai au sommet d’un gros rocher pour regarder autour de moi et la vue que j’avais correspondait parfaitement à un point de la carte situé à cinq ou six kilomètres au sud de mon but. Rassuré, je me remis en marche.

Le terrain remontait devant moi et hisser le chariot sur les terrasses de pierre devenait difficile. Les miroirs du matin s’étaient couchés et le soleil était sur le point d’en faire autant quand je m’assis dans un étroit défilé pour me reposer. Je venais à peine de reprendre mon souffle quand je vis un signe de piste juste devant moi dans le sable. Quatre pierres plates superposées. « Bien sûr ! » m’exclamai-je. Je me mis à genoux pour l’examiner. Fait de main d’homme. Je poussai un sifflement sonore et, abandonnant le chariot, j’explorai les deux bouts du défilé, à la recherche d’une autre balise. Je ne trouvai rien. « De quel côté ? » dis-je. Je me sentais soudain libre de parler. « Personne ne place un seul repère… où est le suivant ? » Dans les deux sens, je ne voyais rien qu’une étendue chaotique de pierres, un fouillis de marron, de noir et de rouge. « Bizarre. L’ordre saute aux yeux, je devrais voir deux tas de pierres, un devant, un derrière. » Mais l’autre s’était peut-être écroulé, ou avait été recouvert. Ou bien j’étais censé continuer dans la même direction et quand la route tournerait un autre tas se montrerait. « Oui. Continue, tu vas voir un signe. »

J’étais fatigué. Le temps que je retourne auprès du chariot, le soleil s’était couché et je ne pus rien faire d’autre que monter la tente et m’insinuer à l’intérieur avant la nuit. Je me fis encore de la soupe, avalai du cognac et me penchai sur la carte afin de déterminer une route pour le lendemain, puis je m’allongeai dans mon sac, les yeux fixés sur les nuages bas et sombres. Je ne réussis pas à dormir, sauf par à-coups à l’approche de l’aube. Je rêvais et oubliais mes rêves au réveil.

Le lendemain matin, j’étais ankylosé et il me fallut un certain temps pour lever le camp. Avant de me mettre en route, je partis en reconnaissance aux alentours et découvris un autre empilement derrière une crête escarpée à l’est de mon défilé. Le sable s’était accumulé autour de lui, au point de le faire ressembler à un tas de graviers recouvert de poussière, mais il était là, couvert de lichen. Je repassai la crête pour rejoindre le chariot. Le nouveau repère indiquait une route différente de celle que j’avais déterminée la veille au soir, mais une carte au millionième n’allait pas m’être d’une grande aide arrivé dans les environs immédiats du point rouge, et le repère pouvait faire partie d’une piste qui menait droit vers lui. Je hissai donc le chariot par-dessus la crête et faillis me tordre la cheville. « Je n’y arriverai jamais. » La tendinite de mon genou me faisait atrocement souffrir, mais je ne m’en occupais pas. Je laissai le chariot auprès du deuxième repère et partis à la recherche d’un troisième. Je le découvris derrière une autre crête ; c’était un gros tas de pierres mais il s’était renversé d’un côté et ressemblait à un éboulis si on n’y regardait pas de près. Il était malheureux que le terrain soit si accidenté. Mais c’était compréhensible. Les rebelles avaient voulu installer leur retraite à l’endroit le plus inaccessible. Mais il me fallut près d’une heure pour récupérer de mon escalade de la crête. J’augmentai un peu mon débit d’oxygène et me remis à chercher.

Le repère suivant me mena à un étroit couloir en plan incliné me permettant d’escalader une vaste plaque basculée qui ressemblait à un versant de montagne. Soulagé d’en avoir terminé avec les crêtes à franchir, je hissai le chariot le long du plan incliné par étapes de vingt pas entre lesquelles je m’arrêtais pour reprendre mon souffle et mes forces. Il faisait très chaud sur cette pente, du moins du côté où j’étais exposé au soleil. Je fus surpris de m’apercevoir que midi était passé. La sueur sur mon front était agréable. Quand je bougeais la main, je la voyais un peu floue. Je me demandai quand allait apparaître le prochain jalon et repris mon escalade.

J’approchai du sommet avec l’impression que le chaos avait basculé, quand j’aperçus une silhouette qui grimpait devant moi. Mon cœur se mit à cogner violemment, ses battements résonnaient dans mes oreilles. « Hé ! » appelai-je faiblement, puis je rassemblai mes forces pour crier : « Hého ! Héhooo ! »

La silhouette continuait à monter. Elle portait une combinaison avec casque et était presque pliée en deux dans la dernière partie à pic de la pente. Elle était rapide ; je devrais faire vite pour la rattraper. J’augmentai encore mon débit d’oxygène et me mis à poursuivre ce mystérieux compagnon d’escalade. Il disparut au sommet du couloir et, quand je parvins au même endroit, je fus surpris de le voir traverser un plateau qui paraissait relativement horizontal après la paroi que nous venions de gravir.

Les rebelles avaient donc installé leur refuge dans une concentration de collines escarpées au centre du chaos qui leur donnait une vue d’ensemble de la cuvette. Admirable. La sueur qui ruisselait me piquait les yeux ; le monde tremblotait à travers mes larmes. Mon souffle sortait en halètements rauques qui me rendaient difficile de parler. « Ne marchez pas si vite ! Hé, là-bas ! Attendez ! »

Un plissement faisait remonter brusquement puis plonger le plateau. La pente montait vers la droite et formait du côté du plateau une large rampe facile à escalader. Mais des dalles brisées reposaient en strates sur la pente et traîner le chariot de marche en marche n’était pas une mince affaire. Je marinais dans ma sueur, l’épiderme en feu. Au-dessus de moi, sur la crête, l’ombre se dressait, les yeux fixés sur moi. Elle agita la main, me fit signe de la suivre. « Oui, oui », m’écriai-je. Je repris mon souffle. « Mais doucement, eh ! » Elle n’en fit rien, et je dus encore me hâter, perdant du terrain à chaque instant. Un peu plus haut, il y avait un éperon rocheux, découpé sur le ciel, qui indiquait que je franchirais bientôt la crête pour me laisser descendre dans une autre direction. Précautionneusement, je fis pivoter le chariot et calai les roues avec des pierres ; puis je l’abandonnai et dévalai la pente. Bien m’en prit ; même ainsi libéré, j’eus du mal à atteindre le sommet de l’éperon, et, une fois là, je dus me mettre à quatre pattes pour franchir le sommet, qui n’était pourtant pas très haut.

L’éperon franchi, je me trouvai sur un plat qui menait à un pic encore plus élevé. Ma vue s’étendait à des kilomètres à la ronde sur un monde dont la courbure se faisait légèrement concave avec la distance. Nous nous tenions sur une colline bosselée légèrement aplatie, dans le fond de l’immense cuvette d’Aureum. La silhouette se tenait sur le plat et me regardait. La visière de son casque reflétait les rayons rasants du soleil ensanglanté. J’agitai plusieurs fois la main au-dessus de ma tête. La visière se releva et le reflet du soleil disparut ; puis le masque retomba et se teinta à nouveau de rouge. Je titubai pour regagner le bas du plat, me hissai au pied de l’éperon. Mes forces m’avaient quitté. Je pouvais à peine marcher. Magnanime, mon compagnon demeura immobile. Je me présentai devant lui. Il m’observa sans ciller. J’ouvris les bras en croix. « Je suis là. »

Aucune réaction. Je levai la main, laconique, vers son oreille.

« Les casques intégraux ne sont plus nécessaires, dis-je. Il y a maintenant assez d’air pour respirer, pour parler. Vous ne pouvez pas me parler à travers ce masque. »

Aucune réponse. Je levai les bras et mimai le déverrouillage du casque, sans obtenir aucune autre réaction. J’avançai d’un pas, il recula d’autant. Je lui présentai la paume de mes gants ; éreinté, abattu, que pouvais-je de plus ? Peut-être mon compagnon comprit-il ma mimique. Quoi qu’il en fût, il me permit d’approcher. Je m’approchai de lui de biais, de façon à éviter le reflet du soleil, et je vis que c’était Emma.

Elle ressemblait à ses photographies : les yeux bruns, la bouche boudeuse, une mèche ou deux de cheveux châtains. J’en perdis le souffle. « Alors vous avez survécu, murmurai-je. Ô Emma ! C’est moi. Je veux dire, je m’appelle Hjalmar Nederland. Je t’ai trouvée. Je suis venu te chercher. J’ai trouvé ton journal. Je suis venu te retrouver. Je n’ai pas l’intention de revenir, jamais. Rien ne me retient là-bas… » un geste de dédain. « Rien, te dis-je. J’ai tout quitté. »

Elle acquiesça d’un unique hochement de tête, imperceptible, me tourna le dos et s’éloigna le long de la dorsale synclinale en vérifiant par-dessus son épaule si je lui emboîtais bien le pas. Je lui collai aux talons, trébuchant pour ne pas la quitter des yeux. Je ne pouvais rassasier mon regard – Emma Weil ! Là ! Je contenais à peine mon étonnement, ma joie. Sa démarche même était rapide ; je devais lutter pour suivre son rythme de coureuse, mais je me sentais fort. J’y arriverais.

Mais avant que nous eussions atteint le point culminant de la dorsale, le soleil s’était couché et nous naviguions dans la pénombre du quatuor du soir. Sa visière n’était plus que verre et son fin visage se dessinait nettement. Je lui indiquai à nouveau qu’elle pouvait enlever son casque ; elle refusa d’un signe de tête. Elle avait l’air plus âgée, à mon grand plaisir ; elle avait l’air d’une femme de mon âge, dans son quatrième siècle, avec les rides et l’expérience et les yeux de la sagesse. Elle me conduisit par la main sur la dernière pente menant au sommet et je vis qu’il y avait sous le dernier repaire de pics rocheux un espace entièrement libre. C’était une nef sans murs, où elle me fit entrer. Le sol était pavé de dalles régulières et un cercle de colonnes cannelées se dressait seul sur le roc, deux fois plus haut que nous. Ces piliers supportaient un toit parfaitement plan sur lequel reposaient les blocs dentelés de la clef de voûte.

Emma sourit de mon évident étonnement et me conduisit entre deux colonnes jusqu’au centre du… pavillon. La lumière des miroirs crépusculaires baignait cette alcôve, et les ombres des piliers la cernaient. Le chaos s’étendait à nos pieds, déchiré d’ombre et de lumière en un fantastique éboulis de rochers.

« Où sommes-nous, demandai-je. Est-ce votre poste de guet, invisible de l’extérieur ? Est-ce un temple, proche de votre refuge ? »

Elle approuva du menton.

Je traversai la pièce jusqu’à sa limite nord, à l’opposé du point où j’étais entré. Une deuxième rampe descendait dans l’ombre. Je m’assis sur le rebord du dallage, repu de fatigue, de bonheur. Emma s’approcha de moi, posa la main sur ma capuche. « Je comprends maintenant pourquoi vous restez ici, dis-je. Ce n’est pas par crainte du Comité. C’est cet endroit. Vous avez Mars comme nous aurions toujours dû l’avoir. Un temple grec d’où contempler le monde, une sculpture lentement ciselée contrôlée par la planète. Et la vie – les mousses et les lichens, les crassules et l’herbe de Syrtis, les primevères et les androsaces – n’est-ce pas merveilleux de voir comme elle s’accroche autour des trous d’eau ? Tout ce qui peut pousser au milieu de cette désolation. Et bientôt il y aura des bouquets d’arbres… des genévriers martiens, les avez-vous vus ? Ô Emma !… quel monde est le vôtre ! Quel monde ! »

Elle me prit le bras, me releva et me fit descendre de quelques pas vers la corniche nord. Comme je commençais à me demander ce qu’elle me voulait, elle montra du doigt le territoire qui s’étendait à nos pieds. Sous le ciel indigo, je ne distinguai tout d’abord rien, puis je vis ce qu’elle montrait et pensai qu’elle devait avoir entendu ce que j’avais dit. C’étaient des fleurs alpines qui poussaient dans les interstices du rocher : gentiane et saxifrage, primevères et rhubarbe tibétaine, pâles petites taches de couleur dans la lumière déclinante.

Je relevai les yeux : elle était partie. Puis je l’entrevis qui descendait rapidement le long de la crête. Je m’élançai à sa suite en lui criant d’arrêter. Je trébuchai, perdis du terrain. « Emma, ne pars pas. Ne pars pas. »

Il faisait nuit. Je ne la voyais plus. Sa réserve d’air était peut-être épuisée. J’essayai de revenir vers la dorsale, ne la retrouvai pas. Je ne pourrais jamais revenir au chariot. Je remontai lentement l’épais tissu du masque protecteur sur mon nez et baissai les lunettes de ma capuche. Je branchai le chauffage de ma combinaison et me remis à grimper jusqu’à ce que je ne puisse plus faire un pas. Alors je m’étendis. Je ne savais pas si je survivrais à la nuit.

Couché à l’abri d’un rocher, je me dis qu’elle avait dû épuiser son air. Ou bien c’était une épreuve destinée à éliminer les plus faibles. Elle reviendrait me chercher au matin. Puis je sombrai dans l’inconscience.

Plusieurs fois au cours de la nuit, je fus réveillé par le froid pénétrant, mais je me contentais de me retourner et je me rendormais. Le froid finit par vaincre même mon épuisement, je m’assis, tout ankylosé, pliai les doigts et les bras pour les réchauffer. Je ne savais pas quelle heure il pouvait être. La nuit me semblait déjà avoir duré des années. Et je ne pouvais rien faire d’autre qu’attendre.

L’aube sur le chaos. Archimède, le premier réflecteur solaire, surgit au-dessus de l’horizon et le monde passa du noir au gris ; puis les deux miroirs suivants parurent, et le dernier, complétant la formation en diamant des miroirs du matin. Dans l’aube des miroirs, le chaos était gris, coiffé d’un ciel perlé. Il faisait très froid. J’avais mal à la gorge, une migraine lancinante.

Une heure plus tard, le soleil se leva et sa vive lueur jaune coula sur le sol comme un colloïde. Je me levai et escaladai la crête, très lentement ; mais elle semblait me mener à un éperon différent. Lorsque je parvins au sommet, je n’y fus pas accueilli par un pavillon surmonté d’un dolmen, bien que ce fût une colline au dos largement aplati. Je traversai pour aller examiner l’autre éperon, pensant que je pouvais les avoir confondus dans la pénombre. Mais il s’agissait aussi d’une colline ordinaire ; et au bas de la corniche qui partait vers le sud se trouvait mon chariot.

Je le rejoignis et bus un litre d’eau avant de manger un morceau. Par curiosité, je remontai sur la colline et inspectai les deux éperons à la recherche d’indices. Il semblait possible que les colonnes se fussent enfoncées dans la colline, ramenant les rochers à leur emplacement normal. Mais je ne pus trouver trace de discontinuité à leur base. Je vis bon nombre d’empreintes de pas, en dépit de tout, et malgré l’étrange disparition d’Emma, la veille au soir, j’étais encore relativement persuadé que son refuge était proche. Peut-être qu’une inspection des canyons qui entouraient la colline…

Je consultai les jauges sur la console de mon avant-bras et m’arrêtai court. Ma réserve d’oxygène était basse, il ne me restait que trente-cinq heures au débit minimum ! Je ne parvenais pas à le croire. J’avais dû en consommer beaucoup pour survivre à la nuit, mais comment avais-je pu la laisser arriver si bas sans y faire attention ?

Mais si je trouvais le refuge, cela n’aurait pas d’importance.

Je restais debout, indécis, entre les deux pics. Tous deux de roc bien solide. Mais les colonnes pouvaient avoir été rétractables, le refuge proche, Emma à court d’oxygène, décidée à tester ma résolution, ma volonté…

Je secouai la tête. J’avais peur de prendre le risque. Je m’éloignai à reculons du plus grand éperon, celui du nord, rechignant à m’en détourner. Le refuge pouvait se trouver juste en dessous de lui, une forteresse sous la montagne !

Je m’en arrachai, rejoignis le chariot et entrepris la tâche fastidieuse de le descendre le long de la grande crête.


Je ne tardai pas à m’apercevoir que la longue marche de la veille et ma nuit à découvert m’avaient vidé de mes forces. Le chariot ne cessait d’essayer de m’échapper pour dévaler la pente et quand j’eus réussi à l’amener en bas de cette épuisante descente, le traîner plus loin était presque trop pour moi. Ma randonnée se transforma en âpre lutte pour tirer ce chariot à travers la jungle de pierre.

Le grand soleil et sa nichée de miroirs flamboyaient dans le ciel au point que celui-ci semblait en feu. Le monde entier, pierre et ciel, rutilait de toutes les nuances de rouge et chaque caillou, chaque gravier de mon chemin palpitait au rythme de mon cœur, comme si je marchais dans mon propre corps sur une plaine raboteuse, langue ou rétine. L’homme transformé en planète. Les mares brillaient d’un éclat blanc et je m’agenouillai, rongé par la soif, pour lécher la pellicule d’eau au-dessus de la glace. Autour d’une de ces mares, des bouquets d’herbe de Syrtis crevaient leur gangue de glace pour se dresser comme des miracles de verdure sur la rocaille. Je m’arrachai à leur contemplation hébétée et me remis en marche ; j’errais à travers le chaos tandis que le grand poème de l’hiver tournait follement dans ma tête.

Perdu dans un des dédales de canyons, accablé par la fatigue et la migraine, je vérifiai ma jauge d’oxygène et me demandai si ma folie m’avait conduit à la mort. Cette pensée stimula chaque cellule de mon être comme un aiguillon, je bus encore un peu et vérifiai la boussole de mon chariot. Je sortis même la carte et essayai de la consulter, mais je finis par la rejeter et ris faiblement. Une carte du chaos ! Quelle drôle d’idée !

Quelque chose cédait au cœur de la planète et une masse énorme se soulevait sous Tharsis. Cela bouleversait le sol aux alentours, des fissures apparaissaient, dont la plus grande était le gigantesque système de canyons de Valles Marineris. À grande profondeur, l’eau s’écoulait à travers le régolithe labouré et s’accumulait à l’extrémité des canyons en vastes nappes souterraines. Tharsis continuait à se soulever, la pression continuait à s’exercer sur les nappes souterraines, de même que les fractures de la croûte s’étendaient, et finalement les nappes jaillissaient à la surface en quantités énormes. Le sol se creusait de grands canaux au nord et à l’est ; et le terrain situé au-dessus des cavités souterraines ainsi évidées s’effondrait pour former le chaos.

Et c’était là que j’avais abouti. C’était la seule carte que nous ayons. La mort est mère de la beauté, disaient les anciens poètes ; mais je crois qu’ils mentaient pour se consoler à la perspective de leur fin prématurée. Je sentis ce jour-là le poids de la mort sur mes épaules et toute cette étendue de pierre, l’éclat des soleils dans le ciel de calcédoine, étaient réduits à néant. Le seul paysage à garder une signification était celui des prochains pas. Chaque goulée d’air dans ma gorge à vif me faisait l’effet d’une plante occupée à transformer le roc en racine. Mon nez, ma gorge et mes poumons en feu engloutissaient le monde avec une soif inextinguible. Si jamais je cessais de boire cet air, je mourrais : je sentais au plus profond de mon être cette âpre et froide réalité. Mourir était devenir si malade que le corps tombait en panne, irrémédiablement. C’était un dysfonctionnement si radical que je n’avais jamais vraiment réussi à me le représenter. Mais je sentais à présent dans mon corps comment cela pouvait arriver. Et en cet instant la beauté était la dernière chose au monde qui me serait venue à l’esprit.

Le danger ne m’aiguisait pas non plus les sens. Le chaos m’apparaissait confusément, mes membres étaient de bois ; des larmes coulaient de mes yeux sur mes joues desséchées qu’elles brûlaient, je poussais des gémissements inarticulés, je me traînais et je traînais le chariot par un dernier sursaut de volonté. Je soulevais l’avant du chariot pour franchir une petite dénivellation et posais les roues sur la partie supérieure. Je revenais sur mes pas pour éviter une longue faille. Je redressais le chariot. Je tirais une roue pour passer par-dessus un caillou de quatre centimètres. Et cette longue journée passa en activités de cette sorte, dans une terrible confusion de cauchemar.

Dans l’éventail horizontal des rayons du soleil couchant, je m’assis sur un rocher. J’avais eu l’intention de me faire réchauffer un peu de soupe et de manger ce qu’il me restait de sucreries, mais j’étais trop épuisé pour faire un geste. Je restai assis à regarder la lumière de mon dernier coucher de soleil drainer le paysage. Quand le soleil eut disparu, je sentis monter en moi des sanglots auxquels je n’avais même plus la force de m’abandonner. Au-dessus de l’horizon, le diamant des réflecteurs solaires projetait un éclairage de réverbères sur le territoire obscur. Et là, dans le ciel couleur de prune, si haut que le soleil l’éclairait encore, je vis un oiseau. Je voyais ses grandes ailes prendre le vent d’ouest, battre une fois ou deux à la poursuite du soleil. Un faucon des canyons ou un aigle arctique. Plus vraisemblablement un garok, grand corbeau tibétain. Un oiseau martien. La manipulation de leur stock génétique avait rendu leur vie possible. Cet oiseau est une idée, me dis-je. Poussé par la soif, je me secouai pour aller chercher de l’eau dans le chariot. J’avais besoin de nettoyer ma combinaison de mes excrétions, de vider le réceptacle dans le chariot pour les recycler. L’oiseau imaginaire planait sur le chaos qu’il observait avec une attention vorace. Le vent aurait dû le balayer vers l’est. « Il devrait être au-dessus des canyons avec leurs renards et leurs taupes. Il n’y a rien d’autre ici que des gerboises et des pinsons des neiges qui vivent ensemble dans les mêmes trous. » Le vent m’emplissait la poitrine, je respirais irrégulièrement, l’oiseau en vol oscilla devant mes yeux, puis il resta sur place. Voler est un miracle, tu sais ; il était téméraire d’y penser. « Tu es une idée, Nederland. Et tu ferais mieux de manger un peu de soupe, ou bien la planète t’oubliera. »

Je mangeai de la soupe, des biscuits, des sucreries, des lamelles de bœuf. Je bus beaucoup d’eau. Je sortis du chariot la petite lunette d’approche et la braquai vers le sud. J’aperçus la découpe d’une falaise basse qui accrochait encore la lumière des miroirs. Ma falaise. Et peut-être un point vert, là sur ma gauche. Je bus encore de l’eau ; je pouvais sentir que je me réhydratais. Il ne me restait que six heures d’oxygène. Je me bourrai les poches : nourriture, bouteilles d’eau, télescope. Puis, abandonnant le chariot (trouvaille sur laquelle quelque archéologue du futur s’interrogeait), je partis vers le sud dans le crépuscule des miroirs.

L’oiseau planait toujours au-dessus de moi ; j’aperçus nettement son bec et décidai que c’était un garok. Ce n’était pas une vision fugitive mais un oiseau bien réel. Je me rappelai alors une chose que j’avais jadis lue : il n’était pas inhabituel à haute altitude d’avoir l’illusion d’un compagnon d’escalade, devant ou derrière soi. J’écartai tristement cette pensée. Je ne voulais pas penser à ce qui m’était arrivé.

Quand le dernier réflecteur solaire disparut, la température chuta brusquement. Température nocturne de Mars : quarante degrés en dessous de zéro. Mais il n’y avait pas de vent, mon masque et mes lunettes étaient en place et le chauffage de ma combinaison de même que mes efforts me tenaient chaud. C’était une sensation bizarre… la combinaison irradiait de la chaleur sur toute ma peau, alors que respirer me glaçait intérieurement.

Pendant une heure ou deux, j’avançai prudemment, résolument, en gardant mes repères à l’œil et faisant attention à chacun de mes pas. Puis l’épuisement et la déshydratation m’engourdirent et le froid se répandit de mes poumons dans tout mon corps. Chaque inspiration mettait à la torture ma gorge douloureuse. J’avais soif et mon eau s’était changée en glace ; j’étais fatigué et mon lit était fait de rocher. Dans le noir, le sol du chaos était une succession de séracs en forme de crocs suspendus au-dessus de moi comme si j’escaladais un glacier de pierre. Ma tête et ma gorge hurlaient de douleur, je pensais que j’allais en devenir aveugle. Et je ne pouvais pas m’arrêter pour me reposer de peur de mourir. Quelques pas, une pause, quelques pas, une pause… et ainsi de suite.


Puis je tombai à court d’oxygène. Mon pouls s’accéléra follement, j’étais certain d’être en train de mourir. Quelle idée idiote, me dis-je, d’aller se promener ici tout seul ! À quoi pensais-tu ? Mon corps pompait et rejetait de l’air qui était comme de la glace sèche ; ma gorge ne me faisait même plus mal, j’avais dépassé ce stade. Voilà quelle était l’épreuve : l’air de Mars pouvait-il maintenir un homme en vie ? Des accès de faiblesse me donnaient la nausée, je voyais un monde d’ombres fantomatiques en pulsations de rouge, puis de vert. Je m’appuyai à une paroi rocheuse, toutes mes forces rassemblées pour rester conscient. Je respirais de la glace sèche. Dioxyde de carbone, argon, gaz inertes, une goulée d’oxygène… tout cela à trois cent quatre-vingt-dix millibars, peut-être quatre cent cinquante au fond d’Aureum – était-ce suffisant ?

Apparemment oui. Pour le moment. Assez pour bouger ? J’essayai et m’aperçus que je pouvais marcher. Mais le froid était à présent plus pénétrant que jamais. Je ne pouvais pas penser, et je pouvais tout juste marcher, mais j’avais peur de m’asseoir. Je continuai donc mon chemin titubant ; je mourais lentement de froid et mon cerveau s’éteignait par manque d’oxygène. Les heures passaient et je marchais. La privation d’oxygène engendrait en moi une douce euphorie ; pas exactement une exaltation spirituelle, plutôt une sensation de légèreté. Je marchais, m’arrêtais, titubais, tout cela avec la nette impression que si je n’arrivais pas à garder mon équilibre, je risquais de m’envoler.

Puis l’aube arriva. Archimède bondit sans avertissement au-dessus de l’horizon, me prenant complètement au dépourvu. J’avais oublié l’existence du jour. Le sang jaillit des crevasses de mes lèvres gercées qui s’étiraient sur un sourire cadavérique. « Le soleil… est une idée. »

Il me montrait que j’avais plus ou moins continué à marcher vers le sud. La falaise n’était pas à plus de deux kilomètres devant moi ; en me rapprochant, j’aperçus le drapeau vert sur ma gauche. « Navigation à l’estime, parfait. » Ma migraine avait disparu et je me sentis libre de m’asseoir un moment pour me reposer. Je faillis ne pas réussir à me remettre debout, mais quand j’y fus parvenu je repartis d’un pas léger, tout à fait détendu. Juste après le lever du soleil, j’arrivai au pied de la falaise où se posa le problème de l’échelle de corde. Il n’y avait pas moyen d’y couper, j’allais devoir grimper à cette chose. Je montai rapidement trois échelons et restai accroché par les bras en attendant d’avoir repris mon souffle. Puis j’ajoutai deux échelons et me reposai encore, suspendu contre le flanc de la falaise ; et je répétai la manœuvre jusqu’à ce que chacun de mes muscles hurle de douleur et que mes poumons pompent aussi vite que ceux d’un oiseau. Me hisser par-dessus le rebord était un problème technique qui me figea ; mais la pensée d’avoir survécu à la nuit pour m’effondrer au dernier virage était trop désagréable ; je me traînai par-dessus bord. À quatre pattes, sans relever la tête, je suivis l’échelle jusqu’à la voiture. Puis je me glissai à travers le sas – exercice épuisant – pour me retrouver dans l’air indiciblement chaud du véhicule. Je déclenchai les systèmes automatiques avec les genoux et m’effondrai sur la banquette. Je regardais au-dehors la grande cuvette d’Aureum inondée de la lumière vert tilleul d’une nouvelle journée et, comme je tombais endormi, j’agitai le poing en direction du paysage. « Je suis allé jusqu’où j’ai pu pour toi, Emma Weil ! »


Et c’était vrai. Je dormis d’un sommeil de plomb jusque très tard dans la journée ; je fus réveillé par une soif intense. Je m’aperçus que j’étais trop raide pour faire un mouvement ; je m’étais déchiré un muscle sous le genou gauche, la tendinite me bloquait le droit, j’avais les bras et les aisselles couverts d’écorchures et de contusions à la suite de mon ascension de l’échelle.

J’enlevai ma combinaison ; l’odeur âcre qui s’en dégageait me fit frissonner. Je la jetai dans le compartiment à linge et passai dans le cabinet de toilette pour me laver. Je me regardai dans le miroir, épouvanté. Ma barbe ressemblait à un champ couvert de chaume sur lequel ma sueur faisait comme de la gelée blanche. Mon nez et mes joues étaient blafards et fendillés. « Il va falloir faire repousser la peau. Le Dr Laird ne va pas être content. » J’avais les yeux en trous de vrille profondément enfoncés et, en dessous, des poches noires. C’était la tête que j’aurais au dernier jour de mon existence. C’était l’aspect qu’aurait mon cadavre. Je m’aspergeai la figure, le picotement de l’eau était voluptueux : eau de vie, picotement vital.

Je regagnai le siège du conducteur et regardai par la fenêtre. Crépuscule sur le chaos, ombres terre de Sienne sous un ciel strié. Les violets heurtés d’une fin du monde. Mais ce n’était qu’une journée de plus qui venait de passer. Chaque jour était un trait sur le calendrier : nous pouvions vivre mille ans, cela restait vrai. J’avais vécu jusque-là comme si j’avais été immortel, mais à présent je voyais les choses sous un autre éclairage. Je pouvais la retarder le plus possible, viendrait toujours l’heure de la rupture définitive, la mort. Et le visage qui me regardait dans le miroir du cabinet de toilette en était conscient.

J’avais donc mené ma vie selon des prémisses fausses. Toutes ces jérémiades sur la difficulté de l’existence… quel idiot j’avais été de singer l’ennui des immortels sans prendre garde au métronome de chair qui cliquetait en moi pour marquer chaque moment d’un ensemble fini vers lequel nous ne pourrons jamais revenir. Je m’étais comporté comme si j’étais un dieu, m’étais enfoncé dans le chaos sans égard pour ma propre vie ; puis, dans la nuit froide, j’avais appris, à rude école, à faire preuve de plus de discernement.

Alors, tandis que le ciel se vidait de toute lumière et que des nuages noirs s’amoncelaient au nord telles d’énormes et ténébreuses créatures, je sentis que les ressorts de tous mes actes étaient faussés. Je poussai un grognement et me glissai devant la plaque chauffante et le placard sur lequel elle était fixée. Avec des gestes de marionnette, je réhydratai un paquet de bœuf Stroganoff que je versai dans la poêle à frire. Je sortis le cognac et bus à la bouteille. À l’odeur du bœuf, mon estomac gargouillait. Toutes les fois que Shrike m’avait accablé de ses sarcasmes, il avait eu raison. Je bus une autre gorgée de cognac. « Tu es un âne, Nederland. Un idiot, un imbécile. Tu as passé ta vie comme une gerboise dans son trou, et pendant tout ce temps Mars la rouge tourbillonnait dans l’éther comme une toupie. Une gerboise qui gratte la pierre et ne veut jamais changer, en vie seulement lorsque la pie-grièche te saisit dans son bec et t’empale sur les buissons d’épines. » Une autre gorgée de cognac, brûlante dans mon gosier, me fit tourner la tête. Je versai le stroganoff dans une assiette et m’assis devant la petite table. Seule la plaque chauffante éclairait le compartiment ; j’allumai une lampe et les vagues reflets qui apparurent dans les vitres brouillèrent le ciel nuageux. Je mangeai un peu ; puis ma fourchette s’immobilisa au-dessus de l’assiette et je regardai la nuit qui m’entourait. « Ta vie doit changer. »

Le lendemain, je revins sur mes traces ; je conduisais avec la dextérité qui me revenait de mes années passées à parcourir la planète pour l’Inspection. Ç’avait été une époque agréable ; je m’en souvenais dans mes mains, dans le fait même de conduire, et cela me donnait à réfléchir durant le trajet de repère en repère. Ce n’était encore que le début de l’après-midi quand je m’engageai sur la rampe menant à l’ancienne station de pompage, au sommet de la mesa. Toute l’équipe se précipita hors des bâtiments et se rassembla autour de la voiture pour m’accueillir. Tandis que je m’extirpais maladroitement du sas et regardais tous ces visages aux yeux ronds, curieux et ahuris, je compris l’impression que peut ressentir un prophète au retour du désert, je sentis que ma barbe aurait dû ruisseler sur mes genoux, que j’aurais dû rapporter les Tables de la Loi ou quelque chose de ce genre. Le visage de Xhosa était fendu d’un large sourire ; Hana voulut m’aider à marcher et je l’écartai avec irritation. Je traversai la cour en clopinant et entrai dans la grande tente, suivi de toute l’assemblée. « Que vous est-il arrivé ? » demanda Bill d’une voix horrifiée.

Je le leur racontai en en omettant la plus grande partie. Quand j’en arrivai à la falaise et à ma décision de partir à pied, Hana aspira entre ses dents comme si j’étais encore en danger. Et quand je parlai de ma nuit au-dehors sans oxygène, Xhosa siffla. « Je ne crois pas que cela ait jamais été fait », dit-il.

Cela m’intrigua et, plus tard, je vérifiai. Je découvris que quatre alpinistes en randonnée dans Kasei Vallis avaient perdu leur chariot dans une crevasse (pas trop difficile !) et s’étaient vus forcés de bivouaquer toute une nuit dans leurs combinaisons, sans oxygène, à deux kilomètres au-dessus du niveau zéro. Deux d’entre eux étaient morts, mais les deux autres avaient été secourus le lendemain. Je n’étais donc pas le premier être humain à passer une nuit sans protection à la surface de Mars ; mais je n’en étais pas loin.

Lorsque j’eus terminé mon histoire, Bill dit : « Nous avons reçu un message radio pour vous. On vous demande de regagner Burroughs le plus vite possible. Apparemment, vous allez diriger une expédition vers Pluton pour dédicacer Icehenge.

— Dédicacer Icehenge ?

— En souvenir de ceux qui sont morts durant la Sédition. C’est le Comité qui finance l’expédition et M. Selkirk qui l’organise. Il voulait vous dire qu’il espère que vous pourrez partir bientôt… il aimerait que l’expédition arrive sur Pluton à temps pour le trois cent cinquantième anniversaire de la fondation du Comité. »

Je ne pus m’empêcher de rire. Tu m’as épinglé, Shrike ! Asticote-moi à mort ! Bien sûr, mes compagnons me dévisagèrent comme si j’étais devenu fou. Oui, je pouvais les voir se dire : il s’est aventuré dans le chaos et a souffert de privation d’oxygène, cela lui a tué tant de cellules cérébrales qu’il a fini par basculer de l’autre côté. C’est ça l’ennui quand on a une réputation d’excentricité ; une fois qu’elle est établie, même le comportement le plus banal paraît bizarre simplement parce qu’il s’agit de vous.

Si bien qu’après m’être fait soigner la peau et m’être reposé quelques jours, je montai en voiture avec deux étudiants que je connaissais à peine et me mis en route, avec un détour pour voir New Houston une dernière fois. L’expédition de Selkirk m’attendrait.


La Nappe souterraine.

À New Houston, je montai faire le tour de la crête en boitillant pour contempler ma cité natale à présent en ruine. Puis je descendis rejoindre la voiture abandonnée et m’assis à l’intérieur. À travers le pare-brise étoilé, le soleil était éblouissant.

Emma Weil s’était assise là. Emma Weil avait vécu ici, à New Houston, pendant quelques semaines agitées, tout au moins… semaines au cours desquelles j’avais moi aussi vécu ici. Je caressais les accoudoirs de la banquette de ma main gantée. Je serais bientôt en route pour Pluton afin de « dédicacer » le monument laissé par Oleg Davydov et son groupe de voyageurs… et le dédier au Comité pour le développement de Mars, la force même qui avait poussé Davydov à son acte désespéré.

Et pourtant le souvenir de Davydov, Emma et l’AIM serait perpétué ; ce mégalithe serait désormais leur à jamais. Le Comité fléchissait où il fallait, comme un judoka, avec l’espoir de me déséquilibrer ; mais si j’exerçais une poussée au bon endroit, je pouvais le faire tomber. Cette fois leur plan pouvait être déjoué. L’Association interstellaire de Mars avait résisté, Emma Weil avait résisté, j’avais résisté et je continuerais à résister ; et ainsi peut-être libérerions-nous Mars un jour.


Quel peut être l’intérêt de s’attacher au passé ? Chaque jour s’évanouit dans le néant et il nous faut vivre chaque seconde dans le présent. Le présent est la réalité tout entière. Mais les êtres humains sont plus que réels. Nous nous élançons à travers les années ainsi que des géants, comme dit le poète, et on ne peut comprendre nul d’entre nous sinon comme une créature qui développe sans cesse de nouvelles exfoliations. Quand la mémoire renonce à nous contenir, nous devons aimer le passé plus que jamais, nous y accrocher… sinon le présent devient un mélange confus de bruits et de couleurs au sein duquel il n’est pas deux êtres humains, grandes créatures étirées, qui puissent faire plus qu’effleurer l’extrême limite de leur enveloppe spatiale… il n’est personne qui puisse vraiment comprendre l’autre. Chérir le passé signifie devenir pleinement humain.

Je m’agrippai de toutes mes forces aux accoudoirs de cette vieille voiture et les entendis craquer. Ici s’était jadis assis un être humain que je comprenais. Qu’elle y soit morte ou qu’elle ait pu s’échapper, je ne le saurais jamais. Mon pèlerinage pour la retrouver avait été vain ; je n’avais trouvé dans cette contrée dévastée rien d’autre que moi-même ; ou des fantômes. Mais je pris alors conscience que cela n’avait pas d’importance. Cela n’avait pas d’importance. Je fus aussitôt empli, comme d’eau ou d’air, d’une irrésistible sensation de quiétude. Qu’Emma ait survécu ou soit morte cette nuit-là dans le canyon du Fer-de-Lance, elle avait vécu, elle avait résisté… une femme admirable avait aimé Mars et s’était battue pour sa planète, avait consacré la continuité de son être à l’idée que nous pouvions y vivre en tant qu’hommes libres. Et je savais qu’il en était ainsi. Qu’elle se fût échappée ou qu’elle fût morte dans le siège même que j’occupais, elle survivait dans mon cœur, dans mon esprit et dans ma vie. Et c’était suffisant.


Nos vies sont des plantes sur lesquelles poussent des feuilles et des fleurs qui tombent et sont à jamais perdues. Je suppose que rédiger ces quelques notes à leur propos ne changera pas grand-chose ; les mots sont des fils de la Vierge dans un univers de basalte. Je suis pourtant heureux de l’avoir fait. Nous allons bientôt nous poser sur la neuvième planète et, dans cet interrègne, je me sens libéré de toute attache, à la lisière d’un nouveau monde, d’une nouvelle vie ; débarrassé de toute habitude, opinion et espérance, je tremble comme un brin d’herbe en plein vent. Ma vieille vie tourbillonne dans ma tête comme fleurissent les androsaces le long d’un torrent au fond d’un canyon et je me demande ce qui en subsistera dans ma nouvelle existence, car même ma mutation me semble à présent un rêve, fragmentaire, délirant, irréel. Pourtant, filés en fibres impalpables, ces fragments d’un univers se perpétueront peut-être dans mon esprit : nous nous souvenons le mieux de ce que nous éprouvons avec le plus d’intensité. Le maillon faible est…

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