15

Il fut tiré en pleine nuit d’un sommeil profond et bienfaisant par des bruits sourds et des cris de colère, suivis d’un hurlement prolongé, à glacer le sang. Il lui fallut quelques secondes, peut-être un peu plus, pour comprendre qu’il ne rêvait pas. Pendant qu’il s’efforçait de se réveiller complètement, un autre cri retentit, suivi d’un troisième, et Harpirias reconnut la voix de Korinaam, qui appelait à l’aide.

Il s’extirpa de la pile de fourrures. Encore endormie, Ivla Yevikenik s’accrocha à lui et essaya de le tirer en arrière, mais Harpirias se dégagea. Il s’habilla précipitamment et s’élança dans le couloir. Un souffle d’air glacial le frappa aussitôt : la porte d’entrée de la construction était entrouverte. Il regarda dans la chambre de Korinaam. Vide. Il y avait des traces de lutte. Harpirias entendit le Changeforme hurler, des cris aigus où se mêlaient la fureur et la panique. Il sortit en courant.

Une scène étonnante se déroulait devant la maison de glace.

Deux robustes guerriers Othinor entraînaient le Métamorphe qui se débattait en hurlant et en lançant des coups de pied, vers l’autel de pierre, où le roi Toikella, le grand prêtre et les notables de la tribu attendaient en cercle, le visage fermé. Le roi, emmitouflé de pied en cap dans d’épaisses fourrures de haigus noir, étreignait à deux mains la poignée d’une épée gigantesque dont la pointe était fichée dans le sol gelé.

Huit ou dix Skandars étaient aussi rassemblés sur l’esplanade. Ils avaient dû sortir en entendant les appels au secours de Korinaam, et suivaient le Changeforme en hésitant. Leurs lanceurs d’énergie étaient en position de tir, mais ils répugnaient manifestement à faire usage de leurs armes sans en avoir reçu l’ordre d’Harpirias.

Harpirias se porta à leur hauteur et demanda à Eskenazo Marabaud ce qui se passait.

— Ils vont le tuer, prince.

— Comment ? Pourquoi ?

Mais le Skandar haussa les épaules en signe d’ignorance.

Korinaam était arrivé devant l’autel et les guerriers l’avaient jeté sur la dalle de pierre. Bras et jambes écartés, tremblant de peur, son corps passait par toute une série de formes, apparemment dépourvue d’ordre, avec une rapidité déroutante, d’une bizarre et fugace silhouette animale à une inquiétante apparence humaine, avant de revenir à sa silhouette de Métamorphe, mais terriblement déformée, presque impossible à reconnaître. Plusieurs Othinor, agenouillés autour de l’autel, le tenaient fermement. À l’évidence, ils étaient surpris par la suite ininterrompue de transformations, mais ils maintenaient courageusement leur étreinte. Deux d’entre eux semblaient être en train de passer des cordes autour des membres de Korinaam et de les fixer à des pieux plantés autour de l’autel.

Harpirias s’élança en jurant. Le roi, renfrogné et imposant dans ses épaisses fourrures noires, leva la main pour l’arrêter alors qu’il se trouvait encore à quinze ou vingt pas de l’autel. Toikella indiqua solennellement l’énorme épée, montra Korinaam et fit le geste expressif de lui trancher la gorge.


— Non ! rugit Harpirias. Je vous l’interdis ! Il se mit à taper du pied et à gesticuler avec véhémence, les bras écartés. Toikella ne comprenait peut-être pas ses paroles, mais le mécontentement que traduisaient ce ton pressant et ces gestes violents ne lui échapperait certainement pas.

Le roi plissa le front, secoua la tête, retira l’épée du sol gelé et commença lentement à la lever.

Harpirias gesticula de plus belle et cracha un flot de paroles qu’il espérait intelligibles – des fragments de phrases à demi assimilées, entendues dans la bouche d’Ivla Yevikenik, un flot torrentiel d’exclamations qui avaient un sens ou en étaient dépourvues, mais lui apporteraient peut-être un moment de répit.

Ses protestations confuses semblèrent avoir l’effet désiré. Le roi, la mine perplexe, s’arrêta au milieu de son geste et replanta l’arme dans le sol, penché en avant, appuyant de tout son poids, sans quitter Harpirias des yeux, comme s’il venait de perdre la tête.

Harpirias s’approcha de l’autel. Toikella demeura parfaitement immobile. Avec des gestes véhéments, Harpirias signifia au roi ébahi que les liens retenant Korinaam devaient être détachés. Toikella resta sans réaction et continua, le regard noir, de s’appuyer sur sa grande épée. Du coin de l’œil, Harpirias vit d’autres guerriers Othinor, brandissant des armes, qui traversaient discrètement l’esplanade en direction de l’autel.

Plusieurs Skandars étaient venus se placer derrière Harpirias. Il leur fit signe de se rapprocher.

— Disposez-vous en demi-cercle derrière moi, ordonna-t-il. Armez vos lanceurs d’énergie, mais prenez garde de ne pas les pointer vers le roi. Quoi qu’il advienne, ne tirez pas avant que je ne vous en donne l’ordre.

Il baissa les yeux vers Korinaam, étendu et tremblant sur la pierre de l’autel.

— Alors ? fit-il. Par le Divin, que s’est-il passé ? Les lèvres minces de Korinaam remuèrent, mais aucun son cohérent ne les franchit. Ses yeux restèrent vitreux.

— Parlez donc ! Répondez-moi !

Le Changeforme fit un violent effort pour articuler quelques mots d’une voix faible et tremblotante.

— Ils ont cru… j’espionnais… les ennemis…

— Les ennemis ? Vous voulez parler des Changeformes des hauteurs ? Leur nom signifie « ennemis » ici. Eililylal.

Toikella reconnut le mot et un grognement de surprise lui échappa.

— Parlez-moi, dit Harpirias à Korinaam. Le roi a cru que vous espionniez pour le compte des Changeformes sauvages, c’est bien cela ?

Korinaam hocha faiblement la tête.

— Et il allait vous sacrifier sur l’autel ? Nouveau hochement de tête.

— Je devrais le laisser faire !

— Vous savez que je ne suis pas un espion, poursuivit Korinaam d’une voix ténue. Je vous en prie, prince ! Dites-le-lui !

— Vous voulez que, moi, je le lui dise ?

— J’ai… j’ai trop peur…, fit le Métamorphe dans un murmure à peine audible.

— Trop peur pour le supplier de vous laisser la vie sauve ?

— Je vous en prie… je vous en prie…

Il était agité de frissons et de tremblements sur la pierre de l’autel.

La peur lui faisait perdre la raison. Harpirias poussa un grognement irrité. Le roi commença à s’agiter. Il semblait sur le point d’arracher de nouveau la grande épée du sol gelé. Il était temps d’invoquer une plus haute autorité.

— Coronal ! s’écria Harpirias, en agitant les bras d’un air important. Coronal.

Le roi Toikella le considéra d’un air perplexe.

— Coronal, répéta Harpirias d’un ton sec de commandement, en levant le doigt au ciel. Lord Ambinole. Coronal de Majipoor.

Il chercha ses mots. Mais, dans la confusion de son esprit, ce qu’il savait de l’Othinor lui faisait défaut. Il était beaucoup plus facile de converser avec Ivla Yevikenik, dans l’intimité de sa chambre. Le peu qu’Harpirias avait appris de la grammaire s’était écroulé comme un château de cartes et la moitié du vocabulaire s’était évanouie. Mais il devait dire quelque chose. Il retrouva le mot qui, sauf erreur, signifiait « majesté » en Othinor et articula : Helminthak. Cela sembla produire un certain effet sur le roi. Puis Harpirias montra le Métamorphe du doigt en secouant énergiquement la tête.

— Vous ne devez pas le tuer, poursuivit-il lentement dans sa langue. Le Coronal dit vous ne devez pas le tuer. Pas… le… tuer. Serviteur du Coronal.

Toikella parut déconcerté. Mais la pointe de son épée resta fichée dans le sol.

— Cor-o-nal, répéta Harpirias, en détachant soigneusement les syllabes, comme si ce mot était un précieux talisman. Coronal de Majipoor.Helminthak.

Il fit comprendre par gestes qu’il fallait libérer Korinaam de ses liens et lui permettre de se relever. Toikella le regarda fixement. Longuement. Interminablement. Ses yeux s’agrandirent. Un grondement sortit de sa gorge.

Il doit croire que je suis devenu fou, songea Harpirias.

Puis il se rendit compte que ce n’était pas lui que le roi regardait fixement, mais quelqu’un ou quelque chose derrière lui. Le groupe de guerriers qui se rapprochait silencieusement s’apprêtait-il à donner l’assaut ? Les Skandars préparaient-ils quelque chose ?

Harpirias regarda vivement par-dessus son épaule.

Ivla Yevikenik se tenait derrière lui. Malgré l’air glacial de la nuit, elle ne portait qu’un vêtement court de peaux grossièrement assemblées. La crainte et l’hésitation se lisaient sur son visage. Elle était la seule femme de la tribu près de l’autel et, à l’évidence, elle n’avait rien à y faire. La stupéfaction de son père, sa fureur difficilement contenue semblaient le confirmer. Mais, quand elle tourna la tête vers Harpirias, ses yeux se mirent à briller de l’éclat de l’amour.

Elle a compris qu’il y avait un danger, se dit Harpirias, et elle est venue me prêter main-forte. À ses risques et périls. Ce doit être cela. Bien sûr.

D’un geste preste, Harpirias tendit le bras vers la jeune fille, lui saisit doucement mais fermement le poignet et l’attira à lui. Il l’enveloppa de ses bras, de sorte qu’ils puissent affronter le roi en ne faisant qu’un. La chaleur de son corps était agréable dans le froid cuisant de la nuit. S’exprimant lentement, faisant de son mieux avec son pauvre vocabulaire Othinor, à peine compréhensible, agrémenté de force mimiques et gesticulations, Harpirias lui expliqua qu’il avait effectivement besoin de son aide et que Korinaam devait être protégé du courroux de Toikella.

Comprit-elle ? C’était exaspérant de ne pouvoir communiquer verbalement d’une manière claire. Mais elle sembla quand même avoir compris une partie de ce qu’il avait dit. Elle parla longuement à son père, qui l’écouta en grondant, l’œil noir et de mauvais gré, mais jusqu’au bout. Quand elle eut terminé, le roi répondit d’un ton cassant, en quelques syllabes. Elle reprit la parole, le roi répondit, plus longtemps cette fois. Il fit signe à l’un de ses hommes. Les liens qui immobilisaient Korinaam furent détendus. En phrases hachées, Ivla Yevikenik expliqua à Harpirias ce qu’il savait déjà, pour l’essentiel : les Othinor, qui avaient remarqué le départ de Korinaam et son retour récent, étaient persuadés qu’il avait l’intention de livrer le village à ses frères de la montagne. Soupçonné d’être un allié des Eililylal, Korinaam devait payer cette trahison de sa vie. C’est uniquement par respect pour le grand Coronal, seigneur de Majipoor, que le Changeforme avait été épargné. Mais s’il faisait d’autres tentatives pour entrer en contact avec les Eililylal, il serait mis à mort.

— Non, déclara Harpirias. Il n’est pas l’allié des Eililylal. Il est l’ennemi des Eililylal. Dis-le au roi.

Le front plissé, elle l’interrogea du regard. Il répéta ce qu’il venait de dire, lentement, accompagnant ses paroles de gestes. Il y eut un autre long échange d’arguments entre Ivla Yevikenik et le roi, trop rapide et à voix trop basse pour qu’Harpirias pût en saisir le sens. Il reconnut le mot « Eililylal », prononcé à maintes reprises. À un moment, le roi saisit la poignée de son épée et la secoua furieusement.

— Je pourrais vous trancher la gorge moi-même, dit Harpirias à Korinaam. Regardez dans quel pétrin vous nous avez mis ! Traduisez-moi ce qu’ils disent. Vont-ils vous tuer ou non ?

Le Changeforme, qui s’était relevé et se tenait près de l’autel, le corps parcouru de frissons, semblait s’être en partie remis de sa terreur.

— Le roi me laissera la vie sauve, dit-il d’une voix tremblante, mal assurée. Mais je vais être expulsé du village séance tenante.

— Quoi ? Quoi ? Par le Divin…

— Pour ce qui vous concerne, vous aurez la permission de rester. Les négociations se poursuivront.

— Sans interprète ? Et qui nous raccompagnera jusqu’à Ni-moya, quand tout sera terminé ? Oh ! non, non, Korinaam, il n’est pas question de vous laisser expulser du village !

Une idée commençait à germer dans l’esprit d’Harpirias. Il lâcha Ivla Yevikenik, s’avança vers le Métamorphe et saisit à pleine main l’étoffe lâche de son col.

— Ce que vous allez faire, à la place, c’est retourner là-haut et trouver les Eililylal, à qui vous ordonnerez de se retirer. Et pour que ce soit bien clair, faites appel à la magie Piurivar que vous maîtrisez.

— Que dites-vous ? demanda Korinaam, l’air horrifié. De la magie ? Je ne suis pas magicien, prince ! Je suis simplement quelqu’un qui guide les voyageurs qui désirent voir le Grand Nord. Trouvez-vous donc un petit Vroon, si c’est la sorcellerie que vous avez en tête. Et, pour ce qui est de donner des ordres à ces créatures… Comment croyez-vous que je pourrais faire cela ?

— Vous le ferez, c’est tout, et maintenant, n’en parlons plus.

Harpirias lâcha le col de Korinaam et l’écarta d’une poussée.

— Dis à ton père, reprit-il en se tournant vers Ivla Yevikenik, que je lui propose nos services pour débarrasser votre royaume des Eililylal. As-tu compris ? Eililylal… dehors. Nous le ferons ! Korinaam et moi, avec mes soldats ! Oui ? Plus d’Eililylal. Je le jure solennellement. Mais j’ai besoin du soutien de Korinaam. J’en ai grand besoin. Dis-lui tout ça !

La jeune fille sourit, se tourna vers son père, commença à parler.

— Que leur promettez-vous, prince ? s’écria Korinaam, le visage déformé par l’angoisse et le désespoir.

— Mon idée est la suivante, répondit Harpirias. Je vais vous l’expliquer et, ensuite, si vous avez réussi à rassembler vos esprits, vous l’expliquerez au roi pour moi. Je veux que vous vous avanciez vers lui pour lui faire savoir que vous êtes un puissant sorcier et que vous consacrerez pour lui toutes vos énergies et tous vos pouvoirs à chasser de ces montagnes les Changeformes sauvages que vous méprisez et haïssez. Est-ce bien clair ? Dites-lui que l’armée du Coronal, seigneur de Majipoor, conduite par moi-même, se mettra en route dès demain matin vers les sommets et fera une grande démonstration de force pour impressionner les Eililylal, pendant que vous ferez agir votre magie ; en contrepartie, lorsque les Eililylal auront été définitivement chassés, le roi libérera les otages et nous quitterons son village, et tout le monde sera content. Dites-lui cela, Korinaam.

— Prince, au sujet de ces incantations…

— Dites-lui ce que je vous demande de lui dire, lança Harpirias d’un ton menaçant. Mot pour mot, comme je viens de l’exprimer. Ivla Yevikenik écoutera et elle me rendra compte de l’exactitude de votre traduction. Si vous essayez de tricher, Korinaam, plus rien ne pourra vous sauver. Je dirai au roi que je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il vous attache de nouveau sur cet autel pour vous trancher la gorge et je l’aiderai moi-même à serrer les liens. Est-ce bien compris, Korinaam ? Est-ce bien compris ?

— Oui, prince. C’est compris.

— Parfait. Je vous laisse la parole.

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