16

Trouver les Eililylal fut, bien entendu, plus facile à dire qu’à faire. Il fallut trois jours, trois désagréables journées de marche en tous sens sur les hauteurs, avec le vent du nord qui soufflait sans relâche ou presque et des chutes de neige en flocons épars qui rappelaient à Harpirias que le bref été Othinor touchait déjà à sa fin.

Il eut plus d’une fois l’impression que leur plan allait se solder par un échec. Un corps expéditionnaire imposant avait été formé : d’une part, Korinaam et Harpirias, accompagnés de tous leurs soldats Skandars et Ghayrogs, d’autre part le roi Toikella, le grand prêtre Mankhelm et trente à quarante guerriers de la tribu. Dans cette région à la population si clairsemée, cela constituait une armée énorme. Observant des hauteurs la troupe qui quittait le village et gravissait les sentiers escarpés de la paroi rocheuse, les Eililylal avaient dû prudemment tourner les talons et regagner précipitamment leur territoire du Grand Nord, jusqu’à ce que le danger soit passé et qu’ils puissent revenir aux abords du village Othinor.

Mais Harpirias comptait sur deux facteurs qui, il l’espérait, joueraient en sa faveur. Le premier était le sort cruel que les Changeformes sauvages avaient fait subir aux hajbaraks royaux. Il avait dans l’idée que la mise à mort des deux premiers dont ils avaient précipité les cadavres du haut de l’à-pic n’était que le prélude à une action hostile de grande envergure. Comme aucune opération n’avait été déclenchée, ils devaient encore se trouver dans les parages.

L’autre élément était la malveillance propre aux Eililylal : leur goût évident pour le harcèlement, leur empressement à massacrer les animaux sacrés et à les précipiter dans le vide, ou à se mettre à danser et à sauter d’une manière obscène sur une corniche inaccessible, quand le roi quittait le village pour partir à leur recherche, ou encore la réception qu’ils avaient réservée à Korinaam. Le déploiement de cette force imposante, avec la multitude de guerriers Othinor en armes et la troupe de Skandars balourds, pouvait les inciter à se découvrir pour narguer l’ennemi un peu plus méchamment. C’est ce qui se produisit.

Ils se montrèrent enfin, alors qu’Harpirias avait presque abandonné tout espoir de les trouver et que le roi Toikella commençait à regarder Korinaam d’une manière inquiétante. C’est Mankhelm qui les vit le premier. Le grand prêtre émacié s’était écarté du sentier pour accomplir dans la solitude quelque rite matinal sur une saillie dominant un petit ravin ; soudain, il revint en courant à toutes jambes, ses rubans sacrés et ses étuis de poudres magiques dans une main, faisant de l’autre des signes frénétiques et hurlant à pleins poumons.


— Eililylal ! Eililylal !

Ils s’étaient déployés au sommet du versant opposé du petit ravin : une bande de créatures efflanquées et dépenaillées, au nombre de vingt ou trente, peut-être même cinquante, perchées sur les rochers et regardant tranquillement l’armée des Othinor.

La distance qui les séparait n’était pas très grande : il semblait presque possible de les toucher en étendant le bras. Dans la lumière éclatante du matin, on voyait sans conteste qu’il s’agissait de Métamorphes. Ils avaient le corps fluet, tout en longueur, la peau d’un vert pâle, les traits à peine marqués des Piurivars. Ils semblaient avoir établi à cet endroit un campement de cinq ou six tentes rudimentaires, en peaux de bêtes grossièrement tendues. Des outils et des armes d’aspect assez simple étaient disposés devant eux – des lances, des arcs et des flèches, peut-être des sarbacanes. Des sauvages au même titre que les Othinor, songea Harpirias. Un peuple inculte, primitif, menant une existence âpre et pénible dans un environnement sans pitié.

Ils avaient avec eux deux des hajbaraks de Toikella. Les grands quadrupèdes à l’épaisse fourrure étaient étendus sur le flanc, les jarrets entravés, regardant tristement dans le vague. Selon toute vraisemblance, songea Harpirias, les Eililylal s’apprêtaient à faire mourir les animaux sacrés, pour provoquer la colère de Toikella, mais en avaient été empêchés par l’arrivée de Mankhelm.

— Dites au roi, fit Harpirias, en se tournant vers Korinaam, d’envoyer la moitié de ses guerriers à droite et l’autre moitié à gauche, pour contourner le ravin. Il devrait être possible de gagner l’autre versant sans aller très loin. Qu’ils prennent position de chaque côté des Eililylal et attendent des ordres.

Tandis que Korinaam transmettait ses instructions, Harpirias fit avancer ses troupes sur la saillie rocheuse, face aux Métamorphes, et les aligna contre le flanc de la montagne, le lanceur d’énergie en position de tir.

— Maintenant, dit-il au Changeforme, avancez jusqu’au bord de cette saillie et appelez vos amis. Dites-leur, dans votre langue, que vous leur ordonnez, au nom de tous les dieux des Piurivars, de quitter immédiatement le territoire des Othinor.

— Ils ne comprendront pas un traître mot !

— Très probablement. Faites-le quand même. Dites-leur que les dieux, dans leur infinie sagesse, ont assigné ce territoire à Ceux qui ne changent pas, ou au nom, quel qu’il soit, que votre peuple nous donne, et que tous les Piurivars doivent se retirer sans délai.

— Nous n’avons pas exactement des dieux comme vous…

— Il y a bien quelque chose à quoi vous attribuez un caractère divin. Invoquez-le !

— Comme vous voudrez, prince, soupira Korinaam.

— Il faut aussi que je vous dise, ajouta Harpirias, pour le cas où vous l’ignoreriez, qu’Eskenazo Marabaud parle couramment la langue des Piurivars.

À sa connaissance, il n’en était rien, mais il doutait que Korinaam cherche à découvrir s’il bluffait.

— S’il m’informe que vous avez traîtreusement déformé ce que je vous ai demandé de dire, je vous pousse dans le vide, du haut de cette saillie, de mes propres mains.

— Quelle traîtrise redoutez-vous ? demanda le Changeforme d’un ton glacial. Je vous ai déjà dit que ces créatures sont ignorantes de nos langues civilisées.

— Vous me l’avez dit, en effet. Mais comment puis-je être sûr que c’est la vérité ?

Un éclair de colère passa dans les yeux de Korinaam.

— Je suis là pour faire ce que vous m’ordonnez, prince, rien d’autre que ce que vous m’ordonnez. Vous pouvez compter là-dessus.

— Bien. Merci. Après votre petit laïus sur la volonté des dieux Piurivars, vous commencerez vos incantations. Vous inventerez les paroles au fur et à mesure ; je suis sûr que vous ferez cela très bien. Déclamez tout ce qui vous passe par la tête. Faites seulement en sorte de prendre le ton incantatoire qui convient. En même temps, je veux vous entendre crier et hurler, vous voir danser comme l’ont fait les Eililylal, la dernière fois que nous sommes venus ici. Mais avec cinq fois plus de frénésie et de bruit.

Korinaam eut un hoquet de surprise.

— Vous ne me demandez pas cela sérieusement ?

— Je vous conseille de ne pas en douter.

— Dans ce cas, vous me demandez beaucoup. C’est un numéro de clown, prince. Me prenez-vous pour un acteur ? Quelqu’un du Cirque Perpétuel de Dulorn, peut-être ?

— Il n’est pas besoin d’être un acteur de métier pour pousser des cris et des hurlements, Korinaam. Donnez simplement tout ce que vous avez dans le ventre, utilisez toute votre énergie pour crier à tue-tête et bondir sur place. Vous me suivez ? Je veux que vous leur fassiez peur. Je veux que vous vous fassiez peur. Faites-nous le genre de numéro qui vous vaudrait d’être enfermé, si vous étiez dans les rues de Ni-moya. Vous comprenez ? Allez-y sans retenue, Korinaam. Mettez-y tout votre cœur. Ou ce qui vous tient lieu de cœur.

— Mais c’est humiliant, prince ! Ce que vous me demandez de faire va à l’encontre de ma nature, de mon tempérament, de l’intégrité même de mon être !

— Je prends note de vos objections, rétorqua posément Harpirias. Je vous rappelle que la pierre de l’autel vous attend au village, si vous préférez ne pas coopérer.

Korinaam lui lança un regard noir, mais garda le silence.

— Pendant que vous ferez vos incantations, reprit Harpirias, vous accomplirez une suite de transformations, aussi spectaculaires que possible.

— Des transformations ?

— Oui, des transformations. Des métamorphoses corporelles. Des changements de forme. Les Piurivars sont connus pour avoir ce don, si je ne me trompe. Vous ferez ces changements. Tout votre répertoire doit y passer et, si possible, d’autres encore, que vous n’avez jamais faits. En recherchant l’étrangeté, vous me suivez ? Je veux que vous vous transformiez en six sortes de monstre. Je veux que vous preniez un aspect démoniaque et horrifique. Je veux que vous montriez à vos cousins de la montagne que vous êtes un grand maître en matière de magie et de sorcellerie, et que, s’ils ne vous obéissent pas, vous attirerez sur leur tête la colère de toutes les forces des ténèbres. Il vous appartiendra de vous rendre plus effrayant que personne ne l’a jamais été sur cette planète. Un ogre diabolique. La pire des créatures cauchemardesques.

Les yeux du Changeforme étincelaient de fureur.

— Ce que vous exigez de moi, prince, est…

— Simplement de faire ce que je vous dis.

— Je vous répète : je ne suis pas un clown. Je ne suis pas un acteur. Je ne suis pas un sauvage non plus, prince. Me mettre à crier, à hurler comme un idiot ; et surtout me faire effectuer des changements, comme cela, devant tout le monde, pas seulement eux, vos soldats aussi, sans oublier le roi des Othinor, cela me déshonorerait à jamais.

— Allez-y, Korinaam. Le temps presse.

— Prince, je vous demande… je vous conjure…

— L’autel, Korinaam. N’oubliez pas l’autel. Allez-y. Ne perdez pas de temps. Il n’y a pas de honte à faire son devoir. Votre rôle sera essentiel aujourd’hui. À vous de jouer. Montrez-nous ce que vous savez faire. Vous avez dit que ces cousins à vous sont comme des animaux. Eh bien, imitez-les, en forçant la note. Conduisez-vous comme un fou. Soyez dix fois plus bestial qu’eux. Faites comme si votre vie en dépendait. D’ailleurs, elle en dépend.

Korinaam s’abstint de répondre ; mais le regard d’aversion sans mélange qu’il lança à Harpirias aurait fait fondre un glacier. Harpirias adressa un doux sourire au Changeforme et le poussa doucement vers le bord de la saillie.

Le rebord rocheux en saillie sur lequel se tenait Korinaam formait une manière d’avant-scène. De l’autre côté du ravin, un frémissement de curiosité sembla parcourir les rangs des Eililylal quand le Métamorphe, la mine revêche, fit son entrée, l’air mauvais.

Il resta un moment silencieux, inspirant profondément, les yeux rivés sur le sol. Puis il releva la tête et tendit les bras, les écartant autant qu’il le pouvait. Il remua les doigts, deux ou trois fois, et commença d’émettre un petit bourdonnement, à peine audible de son côté du ravin.

— Plus fort, Korinaam, lança Harpirias. Plus violent. Commencez à accomplir quelques changements.

— Prince, c’est ridicule !

— L’autel, Korinaam. Pensez à l’autel.

Le Changeforme inclina la tête. Il écarta derechef les bras. Les contours de sa silhouette se mirent aussitôt à trembloter, ses bras se transformèrent en longs tentacules caoutchouteux qui semblaient se tortiller d’eux-mêmes en douloureux mouvements serpentins. Les Eililylal s’agitèrent et échangèrent des regards.

— Très bien, dit Harpirias. Maintenant, une incantation.

— Oui. Laissez-moi un moment, voulez-vous ? Le corps de Korinaam continua de se métamorphoser. Ses épaules se dilatèrent et se contractèrent violemment ; sa peau se couvrit de plis et de piquants ; ses jambes se transformèrent en roues couvertes de poils ; ses bras, leur rigidité retrouvée, devinrent massues, lances, longues tiges recourbées.

— Dekkeret ! s’écria-t-il brusquement. Tyeveras Kinniken Malibor Thraym !

Harpirias esquissa un sourire. Le Changeforme avait quand même quelques notions d’histoire ! Ces noms étaient ceux de Coronals et de Pontifes des temps anciens, et Korinaam s’en servait pour faire une incantation !

— Bien, murmura Harpirias. Continuez. Plus vite ! Plus véhément !

Mais ses encouragements n’étaient pas nécessaires. Korinaam semblait avoir chassé toutes ses inhibitions et jouait son rôle avec conviction. Son corps accomplissait des transformations si grotesques qu’Harpirias avait du mal à en croire ses yeux : il s’étirait sur une longueur ahurissante, puis se ramassait brusquement en claquant comme un élastique, pour se réduire à un cube de petite taille et faisait pousser simultanément une multitude d’appendices rose vif, qui s’agitaient et tremblotaient avec une folle intensité. Des yeux d’un bleu éclatant brillaient à l’extrémité de chacun des prolongements de chair. Il projetait de son organisme des boucles et des tortillons de protoplasme. Et, pendant tout ce temps, il continuait de réciter les noms de monarques du passé, tantôt en fredonnant, tantôt en roucoulant, tantôt en chantant d’une voix aiguë, à donner le frisson, qui se glissait entre les intervalles conventionnels de la gamme, avec de sinueuses libertés qui eussent aussitôt tiré des larmes d’un musicien.

— Voriax ! Valentin ! Segilot ! Guadeloom, Struin, Arioc ! Griwis ! Histifoin ! Prankipin, Hunzimar, Spurifon, Scaul ! Puis, d’une voix sifflante, tout à fait terrifiante : Stiamot, Stiamot, Stiamot.

Il accompagna le nom du conquérant, du vainqueur de sa race, d’une suite de transformations explosives qui le firent tressauter au bord de la saillie avec une telle violence qu’Harpirias se prit à redouter qu’il ne bascule dans le vide.

Korinaam avait manifestement épuisé la liste des Coronals dont il avait gardé le nom en mémoire. Il commença à psalmodier des noms de cités et d’autres lieux tout en continuant de danser avec frénésie.

— Bimbak, Dundilmuir, Furible, Chi ! Dulorn ! Ni-moya ! Falkynkip ! Divone ! Ilirivoyne, Kiridane, Mazadone, Nissimorn ! Numinor ! Pidruid ! Piliplok ! Gren !

C’était un numéro extraordinaire. Harpirias lui-même se sentit quelque peu perturbé par la terrible intensité des cris retentissants de Korinaam et par cette succession de métamorphoses apparemment sans fin. On eût presque dit que les incantations étaient authentiques, que le Changeforme mettait en œuvre de véritables pratiques de magie Piurivar, dans l’air glacé des sommets.

Quant aux Eililylal, de leur côté du ravin, ils étaient comme hypnotisés. Peut-être croyaient-ils que Korinaam avait perdu la raison, peut-être prenaient-ils ses incantations au sérieux… Comment le savoir ? Ils restaient pétrifiés, incapables de le quitter des yeux.

Mais Harpirias savait que le spectacle ne pourrait pas durer beaucoup plus longtemps. Les capacités physiques d’un Piurivar ne devaient pas lui permettre de soutenir un tel rythme de transformations ; Korinaam ne pouvait pas non plus, si résistant que fût son corps grêle, continuer à bondir, à cabrioler et à hurler comme il le faisait, sans épuiser toutes ses forces.

Le moment était venu de passer à l’étape suivante. Harpirias fit signe à ses soldats de se préparer à ouvrir le feu. Ils épaulèrent leur arme et attendirent l’ordre de tirer.

— Très bien, dit Harpirias à Korinaam. Et maintenant, il faut terminer en beauté. Donnez tout ce que vous avez. Tout, Korinaam !

— Danipiur ! rugit le Métamorphe. Pontife ! Coronal ! Toikella ! Majipoor !

Son corps se mit à vibrer et à onduler, passa par toutes les couleurs du spectre, opéra une nouvelle série de transformations, prenant des formes animales, imitant le rocher ou la pierre, se présentant sous forme de pures figures géométriques, se muant en un enchevêtrement inextricable de tentacules et de pinces aux claquements menaçants, avant de conclure le tourbillon éblouissant de ses métamorphoses sous l’apparence du roi Toikella. Mais c’était un Toikella beaucoup plus grand que nature, un Toikella titanesque, un Toikella colossal de trois mètres cinquante de hauteur, semblable en tout point à l’original, hormis la taille. C’était une vision renversante. Le roi, qui, légèrement à l’écart, avait suivi le spectacle de bout en bout, écarquilla les yeux et poussa des grognements de stupéfaction. Harpirias surprit un éclair de peur dans sa prunelle dilatée.

— Feu ! s’écria-t-il.

Trois détonations, sèches et violentes, se répercutèrent dans l’air froid et raréfié des hauteurs, suivies de trois autres, puis d’une autre et encore d’une autre. Des éclairs pourpres d’énergie franchirent le ravin et frappèrent les rochers couronnés de glace, bien au-dessus de la corniche où se tenait le petit groupe des Eililylal. Des blocs de pierre ocre, de la taille de dragons de mer, se détachèrent de la paroi et dégringolèrent dans un fracas assourdissant. Ils éclatèrent avec violence en touchant la roche et projetèrent dans les profondeurs du ravin une pluie de fragments gros comme le poing. Une longue plainte sourde s’éleva des rangs des Eililylal.

— Encore, ordonna Harpirias. Visez un peu plus bas.

Une seconde salve traversa le ravin. Les éclairs pourpres fracassèrent la paroi rocheuse juste au-dessous des cicatrices laissées par la décharge précédente et découpèrent de grands blocs de pierre. Des plaques et des rochers dévalèrent bruyamment la pente en rebondissant. Harpirias sentit les vibrations dans la plante de ses pieds : c’était comme un tremblement de terre. Toute la chaîne de montagnes était agitée de secousses. Il crut que la planète allait se briser en mille morceaux.

— Suffit, dit-il. Cessez le feu.

Le bruit de la seconde chute de pierres décrut. Les derniers cailloux dévidèrent la pente, éveillant un faible écho dans leur chute, puis le silence revint. Un silence absolu : le terrible silence du matin de la création du monde. L’air vif et limpide charriait de petits nuages de poussière frangés d’or. De l’autre côté du ravin, les Eililylal restaient abasourdis, pétrifiés de terreur, immobiles comme des statues.

Dans ce moment affreux de silence de mort, Harpirias se tourna vers Korinaam.

— Ce que je vous demande maintenant, c’est de dire au roi qu’il est nécessaire de…

Il s’interrompit, voyant qu’il ne servirait à rien d’achever sa phrase. Épuisé par l’énorme effort qu’il avait fourni, vidé de toutes ses forces, le Métamorphe – qui avait retrouvé sa forme naturelle – s’était affaissé, les bras serrés sur sa poitrine creuse, tremblant de tout son corps, au dernier degré de la fatigue. Harpirias comprit qu’il n’y avait rien à attendre de lui dans l’immédiat.

Il se retourna vers le roi. Mais, une fois de plus, il fut incapable de trouver dans la langue des Othinor les mots dont il avait besoin.

— Vos guerriers ! lança-t-il, mimant impatiemment un groupe d’hommes armés de lances. Envoyez-les maintenant. Contre les Eililylal ! Allez-y ! Il n’y a pas de temps à perdre !

Il exprima par gestes un assaut et un massacre.

Toikella se contenta de braquer sur lui un regard fixe. Il était évidemment impossible au roi de comprendre les mots qu’Harpirias venait de prononcer en Majipoori ; mais là n’était pas la question. Toikella semblait aussi paralysé par la stupéfaction et la terreur que ses ennemis, en face de lui. Il donnait l’impression d’avoir été assommé. Il avait la mâchoire pendante, le regard vitreux. Il était hors de doute que l’étrange numéro de Korinaam avait produit sur le roi un grand effet, surtout la fin ; mais, à l’évidence, c’est la destruction provoquée par les lanceurs d’énergie qui l’avait plongé dans la stupéfaction. Rien dans son expérience n’avait préparé Toikella à la vue des armes modernes de Majipoor en action.

Mankhelm ne valait guère mieux. Il s’était laissé tomber à genoux, l’air hébété, et tripotait les os sacrés et les amulettes attachés au lien de cuir qu’il portait autour du cou.

Mais Harpirias se rendit compte qu’il n’y avait pas, de l’autre côté du ravin, une armée Othinor susceptible d’anéantir les Eililylal. Les guerriers envoyés par Toikella pour attendre l’ordre de lancer l’assaut revenaient piteusement, par petits groupes de deux ou trois, livides, secoués. Exaspéré, Harpirias leva les bras au ciel.

— Non ! hurla-t-il. Retraversez le ravin ! Traversez ! Traversez ! Là-bas ! Par la Dame, il faut attaquer les Eililylal maintenant, pendant que vous le pouvez !

Muets, abasourdis, incapables de comprendre ce qu’il disait, ils le regardèrent bouche bée.

Quand Harpirias tourna son regard vers l’autre côté du ravin, un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il ne serait pas nécessaire de donner l’assaut. Les Eililylal avaient disparu. Surmontant la terreur qui les avait pétrifiés, ils s’étaient égaillés sur les sentiers pierreux, abandonnant leurs bagages, leurs tentes, leurs outils et leurs armes, tout ce qu’ils avaient apporté du Grand Nord. Les deux hajbaraks entravés n’avaient pas bougé et étaient indemnes.

Il s’écoulera beaucoup de temps, songea Harpirias, avant que les Métamorphes sauvages de la montagne ne reviennent harceler la tribu du roi Toikella.

Il s’avança vers Korinaam et posa délicatement la main sur l’épaule fluette du Changeforme.

— C’est très bien, fit doucement Harpirias. Vous avez été merveilleux. Parfait. Si jamais vous deviez renoncer à votre métier de guide de montagne, vous pourrez vous établir sorcier et vous ferez fortune.

Korinaam se contenta de hausser les épaules.

— Êtes-vous très fatigué ? poursuivit Harpirias.

— À votre avis ?

Une pointe de colère et de gêne était perceptible dans la voix du Métamorphe, mais elle trahissait surtout une grande, une écrasante fatigue.

— Eh bien, reposez-vous. Aussi longtemps qu’il le faudra. Mais dites d’abord au roi que j’ai tenu ma promesse. Ses ennemis sont en fuite, la guerre est terminée. Il peut sans risque envoyer ses hommes de l’autre côté du ravin, pour libérer les hajbaraks.

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