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— Où on va dormir ?

— Je ne sais pas.

— J’ai faim.

— T’es pénible, Antoine.

En me penchant jusqu’à la taille contre la pierre de la fontaine, j’ai cherché mon visage tartiné de mousse dans le miroir de l’eau. Puis j’ai brouillé mon reflet en rinçant le rasoir. Mister Laurence, allongé sur un banc, préfère s’éventer avec son bouquin sur le protocole diplomatique plutôt que répondre à mes questions.

— On prend le soleil dans le jardin des Tuileries et la nuit à venir s’annonce plutôt bien. Alors pourquoi tu nous empoisonnes la vie au lieu de regarder les filles qui bronzent ? Ça fait longtemps qu’on l’attend, ce mois de juin, Antoine.

Quand j’ai fini de lisser la joue gauche, je plonge la tête dans le bassin et me frotte le visage en maudissant les gens éternellement glabres, comme Mister Laurence.

Si j’avais quarante francs à perdre je le planterais là, lui et son indolence, son goût insupportable pour la douceur des éléments, son abandon lascif au temps qui passe. Et j’irais me réfugier dans un cinéma. Après ça je me sentirais gonflé à bloc, prêt à affronter la soirée et ce qu’elle nous réserve. Mais, quarante francs, c’est deux sandwichs merguez-frites. Trois heures à la terrasse d’un café. Le tiers d’une chambre à l’hôtel Gersois du Carreau du Temple. Un taxi de nuit qui nous fait traverser trois arrondissements. Une télécarte de cinquante unités. Un aller simple chez ma sœur à Fontainebleau en cas de déprime. Une lessive pour deux au Lavomatic. Des cigarettes jusqu’à la fin de la semaine. C’est aussi une bombe de mousse et un rasoir jetable.

Que n’ai-je, comme mon acolyte, la ressource de profiter du soleil et de la brise, de la musique d’une pièce d’eau, du charme d’une balade de quartier, de la lecture d’un quotidien oublié sur un banc. Je demande l’heure à de jeunes touristes perdus dans la contemplation de l’Obélisque de la Concorde. Ils me répondent en anglais. Un instant j’ai pensé à tout ce que je pourrais leur montrer de Paris dont on ne parle pas dans les guides. Des panoramas qu’aucun viseur n’a jamais eu en mire, des allées chaudes loin des quartiers chauds, des coins rigolos et sans histoire, des rues quotidiennes auxquelles on peut rêver en exil, des endroits qui ne méritent pas qu’on s’y arrête, des bistrots éternels, des carrefours qui se contredisent et des tronçons de boulevards aux anecdotes futiles.

— Seven P.M.

On vient de passer de l’autre côté de l’hémisphère. Cette zone étrange qu’on appelle le soir et qui commence dès qu’on le désire. À l’heure qu’il est, plus rien ne coûte quarante francs. Ou bien c’est gratuit, ou bien c’est beaucoup trop cher pour qu’on daigne le payer.

— Au boulot, Mister Laurence. Faut qu’on se magne si on veut avoir une chance de caresser la veuve Cliquot.

Il déteste que je l’appelle comme ça mais je trouve que ça colle tellement mieux à son personnage qu’un simple « Bertrand ». Avant de quitter le jardin, il fait un léger détour pour poser la main sur le sein en bronze d’une femme assise de Maillol. Il m’assure qu’une nuit, sans abri, il a sauté les grilles pour se coucher auprès d’elle, la tête sur ses genoux. J’ai toujours refusé de le croire.

Je souris à l’idée que nous sommes mardi. La semaine est encore crue.

— T’as téléphoné à Étienne ? je demande.

— Il était pressé, il m’a demandé où on pouvait se retrouver pour planifier la soirée. On a rendez-vous au Café Moderne dans une demi-heure.

— Au Café Moderne ? Rue Fontaine ? Tu plaisantes ou quoi ?

— C’est le premier endroit qui m’a traversé l’esprit.

— Pour une fois que quelque chose te traverse l’esprit… Tu sais bien qu’on est blacklistés, là-bas, imbécile !

Le gars qui fait la porte du Café Moderne nous déteste. Et ce depuis qu’un soir, alors qu’il venait d’être embauché comme videur, on a essayé de rentrer dans sa boîte en se faisant passer pour des journalistes. J’avais eu une bonne idée : une série de portraits et une enquête sur les gros bras, les physionomistes, et tous ces matafs qui servent de filtre à l’entrée des night-clubs. Le videur, flatté qu’on parle de lui dans le journal, nous avait ouvert grand la porte, jusqu’à ce qu’un crétin de ses amis lui vende la mèche : « T’as laissé entrer ces deux nazes ? Ils se sont foutus de ta gueule, Gérard ! T’es vraiment le dernier à pas les connaître ! » Et depuis, il les a gravées dans la rétine, nos gueules. Surtout la mienne.


Nous descendons la rue Fontaine et nous installons en vis-à-vis du Moderne. L’autre enfoiré est là, sur le trottoir d’en face, vautré sur sa Harley. Il nous a repérés dès notre arrivée. Il se fout de nos gueules et nous montre du doigt à ses deux collègues, au cas où on tenterait une percée pendant qu’il gare sa bécane au coin de la rue. Mister Laurence commande deux demis. C’est pas qu’on aime la bière, mais ce sont les seules bulles qu’on puisse s’offrir en attendant le champagne.

— T’as vu l’accueil ? Qu’est-ce qu’on fait, on attend qu’Étienne sorte ?

— Tu parles, quand il se met à picoler, on n’a plus rien à attendre.

— Regardez-moi ces deux cloportes… dit Gérard qui s’est invité à notre table.

Un bruit de chaîne cliquette dans son dos, son blouson ouvert découvre un tee-shirt marqué : « Je préférerais vendre ma sœur plutôt que rouler en japonaise. » Il a une grosse tête de blond un peu mou, les yeux mi-clos, la peau tavelée vers les tempes. Une incisive cassée en oblique lui fait un sourire de gosse mal élevé. S’il n’avait pas cette carrure de gros bêta dangereux et cette envie instinctive de cogner, je lui donnerais l’ordre de quitter notre table en claquant des doigts. Au lieu de ça, il saisit mon verre et le descend d’un trait.

— J’ai pas encore digéré l’histoire de l’autre fois. Plus jamais vous rentrerez au Moderne, et bientôt vous rentrerez plus nulle part, je vais faire passer le mot.

En feignant la maladresse, Bertrand renverse son demi sur le jean de Gérard.

— Petit enfoiré…

Il veut coller une baffe à mon pote, je me lève d’un bond et traverse la rue. Les deux, surpris, me regardent courir. Je viens de repérer ce petit acteur qui trottine d’un bon pas vers le Moderne. Il y a un mois de ça, on avait traversé la soirée qu’il donnait pour fêter son César du second rôle. Il était tellement soûl qu’il ne nous a même pas demandé ce qu’on foutait là. Nous étions pas mal imbibés aussi, ce qui nous a donné le courage de raconter n’importe quoi sur la couleur de ses rideaux et de ses invités. On a même inventé quelques ragots sur les milieux du cinéma pour le faire rire. Il a sorti ses dernières bouteilles de Mumm. Rond à ce point-là, il n’aurait pas vu d’inconvénients à ce qu’on cuve sur place. Tout devient plus facile après quelques bouteilles à col doré.

Il ne se souviendra jamais de moi, on était tous complètement beurrés, mais ça coûte quoi d’essayer ? Rien que pour humilier l’autre crétin de Gérard.

L’acteur s’avance droit vers l’entrée, avec à son bras une petite nana que j’ai vu ce fameux soir. Bille en tête, je fais comme s’il me reconnaissait, j’évoque sa fête, il sourit, gêné, sans oser dire qu’il n’a aucun souvenir de moi. J’embraye direct :

— On se retrouve à la fête de la Gaumont ?

— Une fête à la Gaumont ? Ce soir ?

— T’as pas reçu d’invitation ? Remarque, toi t’as pas besoin d’invitation.

— Ça se passe où ? Rue Marbeuf ?

— Non, ils ont loué une salle. J’ai rencart avec un pote qui doit me donner l’adresse exacte. C’est marrant que t’en aies pas entendu parler…

Il ne trouve pas ça marrant du tout.

— Il est où, ton pote ?

— Au Moderne.

Il m’invite à le suivre. Gérard arrive ventre à terre, lui fait une courbette servile et ouvre la porte, mais rétracte le bras, furieux, quand il me voit.

— Il est avec moi, fait l’acteur.

J’entre en savourant une seconde la haine du portier et lui brandis un médius bien droit, sous son nez. Une fois à l’intérieur, musique à fond les amplis. Ou plutôt une espèce de mélasse de synthétiseurs qui se déverse dans l’oreille et se transforme très vite en bouchon de cérumen. Pourtant, l’endroit est plutôt plaisant. Moderne mais plaisant. Ça ressemble à un pont de paquebot avec des murs brillants en tôle ondulée, des hublots pour toute fenêtre, des tables ovales en verre. La star se dirige vers le coin restau’, je lui fais signe qu’on se retrouve dès que j’ai les infos. Je file au bar de l’étage, quinze tables, des colonnes en stuc vert, une musique plus soft pour siroter tranquille, des barmen en combinaison rouge, le mot moderne cousu sur le cœur. J’aperçois une top model d’une scandaleuse beauté, assise avec des jeunes gens de son âge. On croit que ces filles-là se couchent avec les poules et carburent à la Badoit, mais il n’en est rien. Étienne est attablé vers le fond, devant sa fiancée et deux cocktails. Sa cinquantaine passée et son blouson en cuir vieilli ne cadrent pas avec le style de l’établissement. J’ai beau le fréquenter depuis maintenant deux ans, je me pose encore les trois questions : qui est-il, d’où vient-il, et comment fait-il pour dégoter des fiancées pareilles ? Il m’a juré d’y répondre un jour, post mortem.

Je m’assieds, essoufflé, j’en rajoute un peu question chaleur, des fois qu’il ait l’idée de m’offrir un de ces verres géants et bigarrés agrémentés de cerises confites et d’ombrelles.

— Je t’en paierais bien un, mon p’tit Antoine, mais les happy hours viennent pile de se terminer… Passé huit heures, ça double.

Sa fiancée du moment, une belle brune avec une frange sur les yeux, me sourit avec cette rare sincérité qui vous recharge les accus pendant deux bonnes heures.

— Où t’as foutu ton binôme ?

— Mister Laurence ? Je l’ai laissé devant une bière, dehors.

— Vendredi vous m’avez lâché comme des malpropres, lui et toi. C’est un extraterrestre en plastique jaune qui m’a réveillé dans le métro.

— Un nettoyeur de la comatec ?

— Dans l’état où j’étais vous auriez dû me raccompagner… J’ai toujours su que vous étiez des ingrats.

Il oublie de dire que, pété comme un coing, il avait eu la bonne idée de s’accrocher aux aiguilles de l’horloge du Pont Saint-Michel pour nous refaire un gag d’Harold Lloyd. Et comme on est ni des téméraires ni des cinéphiles, on a taillé la route quand la voiture pie s’est approchée.

— On fait quoi, ce soir ? je demande.

Avant de répondre il passe la main dans les cheveux de sa nana.

— Ce soir, rien. Une vidéo tranquille. Marie est fatiguée.

Prévisible. Les pros de la nuit ont chaque soir les mêmes velléités à se coucher tôt. Une sorte de culpabilité qui s’estompe au deuxième verre, et en général il suffit d’approcher les minuit pour voir la bête se réveiller.

— T’as quand même des adresses, pour nous ?

— Vous avez quel âge, Bertrand et toi ?

— Vingt-cinq.

Il soupire à l’idée qu’il a déjà largement vécu nos deux vies. Résigné, il me demande si j’ai un stylo.

* * *

— Toi, dans pas longtemps, je te tuerai.

Je baisse la tête et hausse mollement les épaules, mais Gérard n’a rien vu.

— Le jour où tu oses me refaire une incruste comme ce soir, même si t’es avec le pape, je te tue. JE… TE… TUE.

Ses potes ne se marrent plus du tout.

— Pendant que t’étais dedans, j’ai hésité entre la strangulation aux nunchakus et la boutonnière au Laguiole, mais c’est pas comme ça qu’il faut que je la joue. J’ai trouvé mieux.

Je passe sans demander le détail. Il m’a menacé avec un tel accent de vérité que tout le monde la boucle.

— La taule je connais. Si on me serre, je ferai quoi ? Deux. Trois ans ? Et quand je ressors je suis le roi sur Paris. Le ROI.

Je cherche un chemin entre les biceps, profil bas, mais ces trois salauds-là m’entourent gentiment. Deux doigts sont venus me pincer le lobe de l’oreille pour le tirer dans tous les sens.

— Ça fait quel effet d’être un condamné à mort ?

Le regard au ras du caniveau, je croise les premiers clients qui viennent pour danser, les trois salopards s’éloignent et je rejoins la terrasse où Bertrand attend.

— T’entends ? LE ROI SUR PARIS ! GRÂCE À TOI ! gueule-t-il pour que toute la rue en profite.

Bertrand se contrefout de mon oreille en feu.

— Il t’a donné une adresse, Antoine ?

— Un cocktail au Centre Culturel Suisse, dans le Marais.

Il bondit en l’air, heureux comme un fou.

— Dans un centre culturel ? C’est pas vrai !

Mister Laurence adore aller dans les consulats et les ambassades, des fois qu’on y croise des diplomates à qui il pourrait faire la causette, mais ça foire toujours.

— T’emballe pas, la dernière fois, chez les Suédois, on s’est finis à l’Aquavit. Je hais ça… Et qu’est-ce qu’on a bouffé ? Du smorgasborg ?

— Les Suisses ont des ronds, c’est champagne.

— Tu parles… On va se retrouver devant du Johnny Walker et des cacahuètes. Étienne m’a parlé d’une ouverture de restau, avenue des Ternes, ça peut durer jusqu’à quatre heures du mat’…

— M’en fous, on va chez les Suisses, bordel !

Il s’éloigne, excité, j’ai du mal à le suivre.

— Je tiens le mois de juin pour une preuve éclatante de l’existence de Dieu ! Il l’a créé rien que pour nous ! il dit.

— Le problème, c’est qu’il a aussi créé janvier, et celui-là, c’est contre nous qu’il l’a créé.

* * *

Par la grande baie vitrée du premier étage du centre culturel, je vois des silhouettes se découper dans la lumière et entrechoquer des verres. La bouffe n’est pas loin. Je reconnais que Bertrand a eu raison d’insister. Mais je crains que l’entrée ne se fasse sur invitation.

— Il nous reste des cartes de visite ?

On fouille dans nos poches de veste.

— Il me reste une BUREAU PARALLÈLE Sponsoring. Tu crois que ça peut bluffer une attachée de presse ? T’as pas mieux ?

— On n’a plus le temps de passer dans le métro pour s’en faire d’autres, j’ai une STARDUST FONDATION France.

— Laisse tomber, on va improviser.

On s’avance, volontaires, tête haute, l’approche légitime, vers les petites hôtesses du hall. Mister Laurence a une assurance que je n’aurai jamais, il regarde les gens avec le dédain de celui qui se sait attendu. L’attachée de presse nous coince.

— Messieurs ?

— Laurence, je suis avec un ami. Je n’ai pas reçu le carton mais je suis sur la liste.

Elle sourit et compulse sa check-list des invités pour y débusquer le nom de mon camarade. Il la serre de près et l’aide à chercher. Un couple sort, je leur lance un bonsoir vibrant. Surpris, ils y répondent et s’en vont.

— Laurence… vous dites ?

Il s’éloigne d’elle dès qu’il a repéré un nom qui n’est pas coché.

— Excusez-moi, je ne trouve pas… Vous êtes journalistes ?

Bertrand lui dit que nous avons été invités par l’individu dont il a péché le nom, qu’il nous a donné rendez-vous pour 20 heures mais que nous sommes un peu en retard. Pour enfoncer le clou, il pousse un petit soupir exaspéré. Dans le doute, elle se résigne à accueillir des inattendus plutôt que refouler une persona grata.

— Bonne soirée, messieurs…

Au moment de me laisser happer par le corps de la réception, j’ai pointé une oreille vers l’accueil, pour y entendre le mot « parasite », prononcé comme un verdict du bout des lèvres par une hôtesse plus fine que les autres. Mister Laurence aurait éclaté d’un rire aigre s’il l’avait entendue. Moi, je me suis raclé la gorge avec le dédain habituel, celui du voleur de poules qu’on préfère laisser filer. Parasites… Quand je pense que jadis on appelait des gens comme nous, des hirondelles… On a perdu en lyrisme.

Après tout, oui, c’est bien ce que nous sommes, des parasites, sans fierté et sans honte. L’image s’est imposée à moi quand un serveur de passage m’a tendu la première coupe : deux petites puces fainéantes et douillettement accrochées à l’échine d’un fauve insatiable. Deux souris malignes qui se sont laissées enfermer dans le garde-manger où trône le gâteau d’anniversaire, avec ses cerises confites et ses bougies. Après tout, les bougies sont aussi importantes que le gâteau.

Des femmes, des hommes en tenue de ville, en cercles restreints de quatre ou cinq têtes qui discutent le sourire aux lèvres, dans un espace blanc, un escalier en bois brut qui monte à un second étage. On ne sait même pas ce qu’on fête. On n’est pas là pour ça. Les parasites ont faim, c’est leur seule raison d’être. Et là, droit devant, j’aperçois le bonheur. On ne voit que lui, magistral, malgré la légère cohue qui l’entoure.

LE BUFFET.

Elle est là, notre pitance. Béni soit le mois de juin. On va se le faire, ce buffet, on va l’épuiser, on va lui faire rendre le meilleur de lui-même. Vivent les fonds suisses. Deux serveurs en livrée blanche décroisent les bras quand ils nous voient arriver d’un pas calme mais inexorable.

— Champagne, messieurs ?

Je ne me suis jamais entendu répondre non à cette question. J’ai envie de raconter à ce type la journée que je viens de passer pour qu’il comprenne que je ne refuserai jamais. Une trentaine de personnes ont pris racine devant les plateaux, la bouche pleine, ils font semblant de suivre une conversation quand ils n’ont plus assez de mains pour accaparer verres, canapés, amuse-gueules, serviette et cigarette. Je ne connais rien de plus exaspérant que ces ventouses à cocktails qui s’acharnent sur le buffet avec une férocité insupportable. Des goinfres, des amateurs… Mister Laurence et moi n’avons rien à voir avec cette engeance. Ces gens-là gâchent le métier, ils bataillent et bousculent, ils la jouent au corps à corps et offrent un triste spectacle à ceux qui, de loin, trempent négligemment leurs lèvres dans un verre de Perrier. Au loin je reconnais Myriam, une traînarde dans notre genre, elle m’envoie un bisou du bout des doigts. Il y a aussi deux ou trois types qui ont leur Q.G. vers la rue de Lappe. L’un d’eux est de la vieille école, le dénommé Adrien, il se déplace encore avec son lazor. Le lazor est cette double poche cousue à l’intérieur du manteau et qu’on bourre de victuailles. Je le vois en train d’essayer de chauffer une bouteille de Martini dry à la barbe des loufiats. J’ai honte pour eux… Mister Laurence et moi serions plutôt des stratèges, on négocie, on louvoie, on opère en tenaille façon Clausewitz, ou en ronde, façon cuvette de Dien Bien Phu. Je m’attaque à un superbe plateau de saumon fumé et en roule quelques tranches dans une assiette. Mister Laurence n’en a pas la patience, il repère un pain surprise au jambon de Parme.

— Encore une coupe, messieurs ?

Je butine quelques canapés aux anchois frais, au roquefort. Sans négliger le plateau de légumes nains prêts à plonger dans la mayonnaise. Oublié, le sandwich merguez-frites de ce midi, rue de la Roquette.

Un peu éméché, je discerne une vague silhouette qui vient ventouser le buffet. Pas vraiment familière, mais inoubliable quand on l’a croisée une fois. Je cherche où. Il avait déjà ce smoking luisant et ce visage d’une étrange pâleur. Il ne mange pas et serre un verre contre son ventre, sans le boire. Un regard livide, rivé sur moi, une peau laiteuse, exsangue à vous foutre la trouille. C’est la première fois que je partage un buffet avec un cadavre. Bertrand me rejoint en déglutissant des œufs de caille.

— T’as vu le mec qui me regarde avec ses yeux de poisson mort ? T’as jamais vu cette tronche ?

— Si. À la terrasse Martini, en décembre.

Exact. Faut-il que je sois déjà bien éméché pour oublier une soirée pareille. La fête de fin d’année de la maison Kodak. Un monde fou, des cadres à la pelle, des éclats de rire incompréhensibles pour les extérieurs, des caisses de Piper. Et ce gars-là. Ça me revient, il avait déjà cette gueule de revenant prêt à s’effondrer. Au début, quand je l’ai vu avec son nœud papillon en train d’agiter un shaker derrière le bar, je l’avais pris pour un serveur. En fait, il avait trouvé dégueulasse le Bloody Mary qu’on venait de lui servir et il expliquait au barman comment s’y prendre. Pas démonté, il m’a servi ma coupe. Ensuite on a discuté quelques minutes et j’ai compris qu’il était de notre race de nyctalopes. Je lui ai demandé s’il avait autre chose pour la nuit. Avec une rare gentillesse, il nous a fortement conseillé d’aller aux Bains-Douches pour un concert privé de Kid Créole and The Coconuts. Au cas où on nous ferait des difficultés à l’entrée, on pouvait toujours dire qu’on venait de sa part. Contre toute attente, ça a marché. Non seulement le concert était formidable, mais juste après, sur la piste, j’ai touché le dos d’une des Coconuts en feignant la maladresse, une créature splendide élevée au bon grain californien. Je devais être le seul chômeur du monde avec qui elle ait eu un contact physique. Le cadavre au Bloody Mary n’avait pas daigné reparaître.

Et c’est bien ce même breuvage rouge qu’il réchauffe dans sa main sans le boire. Il me regarde toujours. Ses yeux sont les seules traces de vie dans tout ce corps raide. La moindre des choses serait d’aller le remercier pour la soirée démente qu’il nous a offerte. Et lui demander s’il n’en a pas une autre du même acabit, en réserve. Je m’approche.

— Le Bloody Mary est comment, ce soir ?

— Nul. Mais j’ai cessé de mordre tous ceux qui ne savaient pas le préparer. Ça laissait un mauvais goût dans la bouche.

— On doit vous remercier pour ce plan aux Bains-Douches.

— Quel plan ?

— Les Coconuts.

— Aucun souvenir. On se connaît ?

— Je pensais que vous me regardiez pour ça.

— Je vous regardais parce que depuis tout à l’heure vous avalez du saumon avarié.

— Il n’est pas avarié. Il est même excellent.

— Vous verrez bien dans deux heures.

Dès qu’il a dit ça, j’ai senti comme un tressautement dans l’estomac. Autosuggestion, sans doute. On ne me fera pas avaler un saumon foireux. Ce gars m’a totalement évacué de sa mémoire.

— Vous faites quoi, après ?

— C’est une avance ?

— Non, c’est du simple piratage. Et vous en connaissez un rayon.

Là, il se marre, et me demande :

— Vous êtes un gatecrasher ?

Littéralement « celui qui fait sauter le barrage », c’est comme ça qu’on nomme les parasites mondains outre-Manche. Là-bas, c’est un vrai sport, un truc de snobs. Plus la soirée est privée et plus on se pique de savoir la pénétrer. J’en ai croisé quelques-uns, des BCBG puants et pleins d’oseille qui naviguent dans la haute à la recherche de mariages princiers, de garden-parties de ministres et d’orgies de rock stars. Mister Laurence et moi, on se fout de la performance, on veut juste bouffer gratis et tirer sur la corde de la nuit jusqu’à ce que quelque chose en tombe.

— Je retire la question, vous n’en avez ni le style ni l’allure, ce en quoi vous m’êtes sympathiques, votre copain et vous. À la réflexion vous seriez plutôt des hirondelles de printemps, des S.D.F. Des pauvres. Un cocktail dont je peux vous donner la composition.

— Essayez.

— Un fond de désillusion sociale, un doigt de culture, un zeste de flemme, une mesure de cynisme et une bonne dose de rêves juvéniles. Remuez le tout et servez frais. J’oublie quelque chose ?

— Non. Peut-être un soupçon de revanche.

— À votre âge ? Pourquoi pas… Mais qui n’a pas de revanche à prendre, en cherchant bien ? En tout cas, même si ça ne me regarde pas, je vous encourage à continuer à faire les cons. Allez-y franchement, grappillez tant que vous pouvez, mordez dans tout ce qui passe à portée. Quand on a votre âge, on n’a que faire de toutes ces heures. Celui qui a dit que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt est sûrement mort aujourd’hui. C’est votre avantage sur lui. Sur ce, à une de ces nuits. Je m’appelle Jordan.

Il part en me tendant la main, que je retiens un long moment.

— Là où vous allez, y’a pas de quoi mordre pour trois ?

Il ricane et reprend sa main.

— Sûrement, oui. Mais ce n’est pas votre genre. À moins que vous soyez vraiment bons, et vous trouverez le chemin tout seul.

Je reste là un petit moment, sans réaction.

Bertrand chante, quelque part dans mon dos. Il a quelques coupes d’avance sur moi et vient de passer au sucré. Myriam vient me faire une vraie bise et me présente son nouveau fiancé. Je lui demande si elle a quelque chose de mieux que mon restau à Ternes.

— J’ai une invitation pour deux à une fête privée, 12 rue de la Croix-Nivert, dans le XVe. Je crois que c’est un bon plan. Ton restau, ça craint, c’est la cuvée du patron en fût, et Mister Laurence et toi vous aimez pas le pinard, hein ?

Elle a parfaitement raison. Son truc dans le XVe m’a l’air plus sûr. J’ai regardé l’heure : 00 h 10. Dans les soirées privées, on a tout intérêt à ne pas arriver trop tôt. Il vaut mieux attendre que l’ambiance soit à son comble, vers 1 heure du matin, sinon on risque de passer un très mauvais moment. C’est le quitte ou double des soirées chez les particuliers, il faut souvent avoir de sérieuses ressources pour justifier sa présence. En général nous n’avons qu’une adresse, rien qu’une adresse, sans nom, sans étage, sans code, et sans la moindre idée de ce qu’on va y trouver. Par suite d’une erreur d’aiguillage, il nous est arrivé de débouler chez des gens qui fêtaient le baptême du petit dans un deux pièces étriqué où des grand-mères, émues, s’arsouillaient à la Marie Brizard. Sans parler des fêtes d’adolescents qui ont mis les parents dehors, une table bourrée de quatre-quarts graisseux et de bouteilles de Banga. Avec toutefois un litre de whisky bon marché qui circule sous le manteau. Dans ces cas-là, on préfère les laisser vomir entre eux, et on repart en traitant de tous les noms le crétin qui nous a communiqué le tuyau. Ça arrive.

— Tu y vas, à cette fête, Myriam ?

— Non, je rentre chez mon mec. Pourquoi, tu veux mon invitation ?

— Oui.

— T’es gentil mais je la garde, des fois que j’aie un petit retour de frite vers l’aube. Va falloir vous démerder. Mais je peux vous accompagner dans le XVe, mon mec a une tire.

Je ne sais pas à quoi ça tient mais j’aime me laisser prendre par les mystères et les promesses cachées derrière une simple adresse. Il me suffit d’entendre : 25 rue Bobillot ou 752 rue de Turenne et ça démarre tout seul. Comment résister à un 60, galerie Vivienne ou un 2 avenue de Breteuil ? On se dit que Paris est une malle magique dont on entrouvre parfois les tiroirs et trappes secrètes. Bertrand et moi, on travaille en symbiose, il a l’aplomb, j’ai le flair. Et malgré les petits matins cruels, ça dure depuis presque deux ans. Vaille que vaille. Pour ce soir, le 12 rue de la Croix-Nivert sera notre seul horizon, notre dernière perspective avant de retrouver la rue et tout ce qu’on connaît par cœur.

Un serveur passe avec son plateau.

— Encore une coupe ? Un petit peu de liquide pour faire passer ?

Sarcastique, le serveur. Il sort une bouteille de sa poubelle à glaçons et fait sauter le bouchon sans bruit. Cet endroit me paraît de plus en plus désuet, ce buffet irréel, et ce que j’y fais, un véritable mystère. Mr. Laurence fait de grands gestes et parle fort. On nous remarque. Il doit être plus tard que je ne pensais. Les gens sont partis. Les serveurs débarrassent les plateaux. On m’enlève des mains une série de tartelettes aux fraises.

— On se casse ?

Pour toute réponse, Bertrand hurle : « Vive la Banhoff Strasse ! » Il est temps que je le sorte d’ici, sinon il est capable de tirer sur la cravate de nos hôtes en imitant le bruit du coucou. Une fois dehors, je l’engueule un peu, je n’aime pas me faire remarquer et je fais tout pour éviter d’être tricard. Question d’économie. Vu ce qu’on fait de nos vies, on a toutes les chances de continuer à jouer les rats de cocktail pendant un bout de temps. Bertrand ne calcule pas tout ça. Pour lui, chaque fête est un pétard qu’on fait sauter une bonne fois pour toutes. Et parfois, quand je suis aussi ivre que lui, je me demande s’il n’a pas raison.

Sur le trajet, nous nous sommes arrêtés dans un drugstore pour que je bidouille des fausses invitations en photocopiant la vraie sur une chemise cartonnée blanche. On a déjà fait pire. Olivier, le gentil boy-friend, m’a patiemment attendu. Elle nous explique qu’il est informaticien, qu’il est gentil, qu’ils sont très différents, qu’ils s’aiment bien. Il sourit comme si nous étions une bande de copains qui se prêtent avec curiosité au rite d’intronisation d’un nouveau. Ce brave gars ne se doute pas une seconde que ce qui nous rattache à Myriam n’est qu’une sournoise solidarité de parasites. Il ne sait pas qu’elle brûle sa vie et ses amants, qu’elle aime se faire raccompagner et boire des cocktails. Et que dans quelques heures elle le tirera du lit pour aller danser.

Bertrand se marre en triturant mes cartons bidons, il lit à haute voix : « Euro-System vous invite à son buffet d’été. Tenue correcte exigée. »

— C’est quoi, Euro-System ?

— Va savoir, dit Myriam. C’est pas la première fête qu’ils donnent, tout le monde veut y retourner.

Elle embrasse son cadre avec des bisous tendres comme des semelles de clarks qui ont fait Goa.

— Vous allez bien vous marrer, les gars… dit-elle en agrippant son mec par le cou, avec un sourire stupide et feint, histoire de le préparer à une nouvelle nuit blanche.

* * *

— Vous vous foutez de qui, au juste ?… Vous voyez cette petite tache bleue, là ?… Vous croyez que ça passe à la photocopie ?

— Mais… je ne comprends pas…

— Laisse tomber, Bertrand.

Au loin, j’entends un riff de guitare cisailler l’atmosphère, c’est l’intro d’un formidable morceau des Clash qui donne envie de tout faire péter autour et crier à l’anarchie. Et ce n’est pas le moment, vu le comité d’accueil. Quatre types en blazer bleu, un écusson sur la poche, l’un d’eux est assis et déchire nos invitations. Les autres, talkie-walkie en main, gardent l’entrée de cet hôtel particulier en pierre jaunie coincé entre un magasin de meubles et une tour. Cinq ou six individus qui se sont fait refouler, comme nous, patientent assis sur les barrières, prêts à mendier le moindre passe-droit. Je crois qu’on vient de s’attaquer à trop fort pour nous.

Une tache bleue… Qu’est-ce qu’on va pas inventer, de nos jours, pour filtrer les squatters. Je tire Bertrand par la manche, dans le silence total de l’humiliation. Même le rock des Clash a disparu, je n’entends plus qu’un battement sourd. J’ai envie de courir pour cacher ma honte, comme un cafard qui se faufile sous la bonde de l’évier. Je hais la déroute. Je dis à Bertrand qu’on n’a plus rien à foutre ici. Il me fusille du regard et repart à la charge.

Belle ténacité. Qui risque de nous faire raccompagner à coups de pied au cul. Mieux valait ne pas avoir d’invitation plutôt que de vouloir gruger des armoires à glace dont le métier consiste justement à débarrasser les soirées des petits malins de notre espèce. Désormais, il est impossible de rattraper le coup.

— Je ne comprends pas, on nous a donné cette invitation il y a deux heures à peine, au Palace !

Le bluff de l’indignation… On s’enfonce dans le grotesque. Bertrand est prêt à n’importe quelle compromission pour franchir cette porte.

Et pourtant, malgré mon envie de fuir, je ne peux m’empêcher de jeter un œil vers cette chouette bâtisse avec un hoquet de remords. Dedans, ça ressemble à Babylone. Ça fleure le luxe et la débauche. Des soirées comme ça, il n’y en a que dix par an. Partout ailleurs, la nuit sera interminable, on va avoir encore plus froid qu’en plein hiver. Je connais déjà le programme : rejoindre notre Q.G., le Mille et une Nuits, à pied, en se rejetant la faute, pour supplier Jean-Marc de nous laisser entrer, et il le fera, et là on verra des gens danser et boire des verres à soixante-dix francs. Et nous, silencieux, attendant le petit jour, avec un marteau de décibels dans la tête et le goût de l’échec à la bouche.

— C’est une soirée privée messieurs, je suis désolé.

On connaît la formule. Bertrand hausse les épaules, soupire, les sbires nous montrent la rue en rigolant.

— La situation est ridicule… Si je peux vous proposer quelque chose… Mon ami reste ici pendant que je fais un tour à l’intérieur pour retrouver celui qui nous l’a donnée, cette invitation… je ne reste pas plus de cinq minutes. D’ailleurs, l’un de vous peut m’accompagner.

Je rêve… Bertrand tente le baroud de la dernière chance, histoire de choper une vague connaissance qui, par le plus grand des hasards, aurait le pouvoir de nous faire rester. La dernière fois, ça avait marché, à la fête annuelle du journal Actuel, salle Wagram. Mais ce soir, tous ceux qui sont sur le trottoir ont essayé ce coup-là.

— Impossible. Qui vous a donné cette invitation ?

— C’est…

Bertrand se retourne vers moi, il cherche un nom, n’importe lequel.

— Jordan, dis-je.

Jordan. Ça m’est venu comme une impulsion. Son spectre me hantait encore l’esprit. J’ai le sentiment que tout le monde connaît Jordan. Et pourquoi pas, après tout ? Ça avait marché, aux Bains-Douches. D’ailleurs, il est fort possible qu’il soit déjà à l’intérieur. La fameuse soirée dont il ne voulait pas me parler, celle dont nous devions chercher le chemin tout seul.

— Je suis sûr qu’il est déjà arrivé.

Les types se regardent, l’un d’eux décroise brutalement les bras.

— Jordan qui ?

— Tout le monde l’appelle Jordan ! Vous le connaissez sûrement ! Je vous assure qu’il est déjà à l’intérieur, il nous attend, et il va nous expliquer cette histoire d’invitation bidon.

Je m’y mets aussi. Du flan, et rien que du flan. Quitte à se griller, autant le faire jusqu’au bout, pour éviter de rentrer au Mille et une Nuits la queue entre les jambes. Après tout, ce Jordan, on s’en fout. Il ne nous servira plus jamais à rien.

— Vous pouvez me le décrire ?

— Il est toujours en smoking et il boit du Bloody Mary. C’est un grand copain à nous, et il n’a pas l’habitude de nous faire ce genre d’entourloupe. Il y a un malentendu.

— Entrez.

— Pardon ?

— Entrez, répète le portier. Excusez-moi pour tout à l’heure, et passez une bonne soirée.

Mes bras, crispés jusque-là, retombent, surpris. Bertrand se force à rester impassible, mais j’ai perçu un petit clignement de paupières qui a trahi sa surprise. La brochette de parasites roule des yeux comme des billes en nous voyant nous acheminer mollement vers l’énorme porte vitrée où des jeunes filles en jupe et blazer bleus nous attendent avec un sourire. J’ai l’impression que l’incident a duré des siècles, en fait le morceau des Clash n’est pas encore terminé. Je ne réalise pas encore par quel miracle nous sommes remontés du fond du gouffre. Il a suffit d’un prénom, pris au hasard, ou presque, un sésame obscur qui nous a ouvert brutalement la porte, contre toute attente. Une jolie blonde nous donne la direction de la caverne d’Ali Baba, et la route du trésor qu’on n’espérait plus. Une chanson des Stones nous précède. Encore un morceau dans lequel on a envie de s’envelopper pour faire son entrée.

Je ne vois rien des lieux malgré la violence des spots, hormis les cascades de moulures et un escalier en marbre blanc. Nous pénétrons dans une salle de bal à l’ancienne, avec une piste éclairée par des lasers où des danseurs ivres de lumière se déhanchent sur la voix de Mick Jagger. Des tables nappées de blanc. La foule. À vue d’œil, je dirai un magma de trois cents corps en fusion qui coule de tous les escaliers pour se répandre en flaque sur la piste. Et pour nourrir et abreuver tout ce beau monde, des rangées de tables qui bordent les murs, une bacchanale de bouffe qui explose de couleurs et de générosité. Du rarement vu. Du jamais vu. Quel que soit l’endroit où l’on se trouve et l’heure à laquelle on arrive, on peut passer du souper au petit déjeuner en sautant par-dessus les fuseaux horaires et les latitudes. Lasagnes et estouffades cantonaises, cocktails de fruits frais, sushi, fontaine de champagne, nouvelle cuisine, baril de whisky écossais. Il y a même une petite bicoque en bois où l’on sert des fromages, et un gâteau au chocolat ganache caraque dans lequel on pourrait tenir à trois en se serrant un peu. Le tout a quelque chose de terriblement in, voire de révoltant.

Et trois cents personnes qui se vautrent là-dedans comme si c’était normal. La trentaine de moyenne d’âge, tout le gratin de la nuit. Comment tous ces gens-là se sont-ils démerdés pour avoir une vraie invitation quand Bertrand et moi avons failli nous faire jeter ? Ça prouve que Paris sera toujours Paris et qu’il est encore trop grand pour tenir dans le creux de ma main. Je reconnais quelques têtes, j’en salue une ou deux, j’en évite d’autres.

Sans se concerter, on avance, synchrones, vers le premier buffet pour se descendre deux coupes chacun.

— T’as faim ?

— Et toi ?

Une grande blonde avec des lunettes noires me tape une cigarette et retourne danser, son tee-shirt passe du blanc au violet sous un spot de lumière noire.

— Où est-ce qu’on dort, Bertrand ?

— Ici.

Désormais j’ai la déambulation casanière. C’est pour ça que je harcèle Mister Laurence avec mes questions. Lui, il est encore capable de dormir dans un imperméable sous une porte cochère. Moi, je ne demande ni un lit ni une chambre, je veux juste l’illusion d’un toit au-dessus de ma tête. Je ne suis pas assez poète pour me sentir à l’abri sous la voûte céleste. Je ne suis pas assez vagabond. Je ne suis pas un clodo. Il s’en est fallu de peu, je sais, mais j’ai choisi un autre genre de dérive.

Je reconnais quelques gueules célèbres. Une petite comédienne, les seins écrasés dans un perfecto zippé jusqu’au cou. On se demande bien pourquoi, compte tenu de la chaleur, et du fait que ses seins, on les a déjà vus à la télé quand elle jouait la Nana de Zola. Gaetano, un dessinateur de BD, me tape sur l’épaule. Je lui demande des nouvelles de son héros, il m’apprend qu’il est question de le faire crever bientôt. J’essaie de l’en dissuader quelques minutes puis retourne au champagne. Bertrand danse déjà. D’habitude il faut qu’il soit fin soûl avant de se laisser aller à gigoter un peu. Sa danse est d’un type parfaitement unique, il fait des enjambées à la Groucho Marx et met une petite claque sur la nuque des danseurs, ce qui n’est pas au goût de tout le monde, mais personne ne lui a encore cassé la gueule. Nouveau morceau des Clash, je suis à deux doigts d’aller rejoindre Bertrand sur la piste, ça change de cette bouillasse de merde qu’on entend un peu partout. Un peu de vrai rock, à l’ancienne, avec des guitares et des lignes mélodiques, ça vaut bien une nuit de sommeil. Encore une coupe et je serai dedans, j’irai parler aux filles, j’irai me trémousser sur la piste, j’irai faire le con un peu partout, je déclamerai une ode au mois de juin jusqu’au petit matin. C’est en voyant trois cents zombies s’activer autour de moi que l’essentiel m’apparaît enfin : qu’y a-t-il de bon à vivre ailleurs qu’ici ?

J’aurais pu me poser longtemps la question si je n’avais senti des présences dans mon dos.

Deux blazers avec écusson.

— Est-ce que vous voulez bien nous suivre, monsieur… Monsieur comment ?

— … C’est à moi que vous parlez ?

— Où se trouve le monsieur avec qui vous êtes arrivé ?

— Vous suivre ?…

— Quelqu’un veut vous voir, en bas, c’est juste une formalité.

— Vous devez vous tromper de gars, les gars.

— Ne nous obligez pas à vous y conduire de force.

Quand ils ont voulu m’empoigner par la manche, j’ai fait un bond de côté et heurté un serveur, son plateau de coupes s’est fracassé à terre sans qu’on puisse l’entendre, un petit groupe festif a ri vers moi, j’ai vu des cuisses nues ruisselantes de champagne et des baskets écraser le verre pilé. J’ai gueulé le nom de mon pote que j’ai vu danser au loin.

J’ai senti le crochet d’une main s’enfoncer dans mon épaule, j’ai buté dans un couple de danseurs égarés qui n’a rien senti, j’ai appelé à l’aide sans entendre mes propres mots. Alors j’ai hurlé à m’en faire péter la gorge, certains ont cru que je voulais chanter plus fort que la musique, j’ai reculé encore, parmi les buveurs statiques, pendant un instant je me suis cru invisible, mais les regards fixes de ces types en blazer m’ont détrompé. Ils m’ont coincé contre un buffet, et des convives, dérangés dans leur goinfrerie, sont allés investir celui d’à côté.

— Vous vous trompez de mec ! j’ai crié à l’oreille d’un des sbires.

Pour toute réponse il a voulu m’attraper par les revers, j’ai saisi un bac de viande en sauce pour lui envoyer à travers la figure. Je me suis brûlé, il a plaqué les mains sur son visage et je n’ai même pas entendu son cri de douleur. Les autres m’ont attrapé par les poignets pour me faire deux clés dans le dos, j’ai senti mes coudes se rejoindre. Le buste en avant, j’ai cru que tout allait craquer.

Brusquement, tout m’est apparu en suspension, les silhouettes qui s’étirent, la musique en distorsion. J’ai vu une chaise exploser dans une nuque, au ras de la mienne. Ça m’a libéré le bras gauche.

Bertrand, fou de rage.

Tu vois pas qu’ils sont dingues, Bertrand ?… Tout ça parce qu’on a vu de la lumière et qu’on a voulu manger des petits fours qui n’étaient pas à nous. Celui qui me camisole dans ses bras a le menton coincé dans ma joue. D’autres blazers sont arrivés. J’ai vu Bertrand tomber, et juste derrière lui, une ombre l’a rattrapé au plus bas de la chute. C’est en voyant qu’on le traînait à terre que j’ai cessé de lutter, j’ai glissé entre des bras surpris de ce manque de résistance. J’ai suivi le corps de Bertrand qui raclait le sol. Les danseurs, au loin, ondoyaient comme des flammes dans le brasier des corps mêlés.

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