Wounded Knee I

C'était l'époque où le Cercle n'avait pas encore été brisé, où les bisons couraient librement sur les terres des ancêtres, où donner une part de la chasse aux plus faibles rendait le cœur plus fort… Sam était né Sioux, un Lakota de la tribu oglala. Les « Indiens des Plaines », comme on les appelait.

La guerre de Sécession terminée et la frontière ouverte à l'ouest, Custer avait pensé qu'un bon massacre d'Indiens lui donnerait une image de présidentiable : Lakota et Cheyenne l'avaient scalpé à Little Big Horn, lui et tous les soldats de son 7e régiment de cavalerie.

« Une autre vie ! », braillait Sam dans ses rebuffades éthyliques.

Car la terre des ancêtres était maudite. Il suffisait d'y grandir. Terres incultes, chômage endémique, l'alcool interdit mais tout le monde bourré du matin au soir ; une réserve, comme disaient les Wasichu. Sam avait vu son père se détruire sous ses yeux et n'avait rien fait pour l'en empêcher. Leurs ancêtres n'étaient pas de ceux qui avaient écrasé l'armée de Custer à Little Big Horn : non, Sam et son père étaient de ceux que ce même 7e de cavalerie reconstitué avait massacrés dix ans plus tard, à Wounded Knee, des centaines de Sioux oglala passés à la mitrailleuse au cœur de l'hiver, en majorité des femmes, des enfants et des vieillards qu'on avait achevés au sabre, pour se venger de l'humiliation. On disait que les « tuniques bleues » avaient éventré les femmes pour clouer leurs fœtus sur les tipis, qu'ils avaient achevé le vieux chef qui les guidait jusqu'au campement d'hiver ; ils l'avaient tué comme du bétail avant d'incendier leurs biens, leurs animaux…

Wounded Knee : Sam avait ce sang sur le visage.

Le chaman qui l'avait amené dans la tente de sudation avait raison, il lui dégoulinait dessus, le Peau-Rouge : le sang des ancêtres lui faisait des rigoles mauvaises dans le cerveau, de l'acide qui grillait les circuits, des petits torrents gelés. Du sang d'hiver, comme le campement d'alors…

« À quoi bon… tout ça… »

Sam avait fait comme son père. Turbulent à sept ans, battu à dix, fugueur à treize, il avait arrêté l'école à quinze, zoné dans la réserve avec d'autres jeunes paumés et mis une fille de dix-sept ans enceinte, un soir où il avait bu comme à l'ordinaire. Que faire ? Sam était sans boulot ni espoir d'en trouver ; il n'y avait rien à Wounded Knee, que des bons à rien, des alcoolos incapables de faire vivre un foyer qui, quand ils pouvaient encore enlever leurs ceinturons, passaient leurs nerfs sur la marmaille ou les squaws à portée de cuir ; des guerriers lâches et violents embourbés dans leur graisse pour qui la terre n'avait plus de nom.

Grâce au chaman, Sam avait pourtant appris leur langue si belle, tenté de tirer quelque chose des champs rocailleux où on avait déplacé leurs ancêtres vaincus à coups de sabre et de canons, en vain. Qui l'entendait ? Liza, la fille qu'il avait mise enceinte, parlait à peine leur langue et jamais d'amour, se contentant de réclamer les dollars qu'il n'avait pas pour élever cet enfant dont il ne voulait pas. Une quadrature qui ferait de lui un raté à vingt ans, comme les autres.

Sam avait demandé conseil à l'homme-médecine qui invoquait le Grand Esprit, mais, malgré les plantes qui fumaient dans le tipi, Wakan Tanka était parti depuis mille lunes et ne se manifesterait pas pour un looser de sa trempe.

— Tu finiras mal si tu continues à boire, grommelait le vieil homme entouré de ses amulettes magiques.

— Tu en connais qui finissent bien ? avait rétorqué Sam, encore à moitié beurré.

Le sage s'était rembruni, comme devant un enfant capricieux.

— Le dernier qui parle n'a pas toujours raison… Si le cœur n'est pas bon, quelque chose d'effroyable arrivera. Les Esprits te parleront si tu les écoutes, ajouta-t-il. Ils te rendront ton bon cœur, et chasseront le mauvais. Suis les signes : ton animal totem te guidera dans tes rêves…

Mais Sam ne rêvait plus, trop de soûlerie dans les veines, quand la cargaison d'alcool prohibé engloutissait les aides fédérales au prix de l'oisiveté.

Aucun animal totem ne s'était manifesté dans ses comas, Wakan Tanka avait refourgué les terres des ancêtres aux Wasichu contre un galon de gnole, et Liza grossissait à vue d'œil.

Sam avait fêté ses vingt et un ans, le regard vissé sur le monticule du malheur.

Il ne supporterait pas de voir cet enfant, sûr qu'avec sa bonté naturelle il s'y attacherait aussitôt.

La vie lui jouait de sales tours.

La vie lui faisait mal au cœur.

Il fallait fuir : Liza, l'homme-médecine dans la tente de sudation, les signes des ancêtres qui ne lui viendraient pas. Le Cercle qui unissait les Lakota les uns aux autres avait été brisé il y a longtemps ; c'était trop tard.

Sam était parti vers l'Arizona, Flagstaff, territoire navajo, où il avait repris la bouteille avec d'autres frères de crasse et de misère. Sitting Bull et Crazy Horse, les vainqueurs de Custer, avaient été assassinés d'une balle dans le dos, au fort où ils étaient venus se plaindre de l'épaisseur des couvertures qu'on leur donnait pour se taire, de la vérole pulvérisée qui décimait son peuple, des sacs de graines moisies, de l'alcool frelaté qui rendait les siens aveugles.

Sam avait suivi les cadavres sur le chemin de l'Histoire.

Le soleil et la rue ne faisaient pas de beaux restes. Sam errait soûl dès neuf heures du matin dans les rues de la ville, retenant le froc sans élastique qui dévoilait son cul aux passants, qu'il taxait au hasard.

Il n'avait pas pris de nouvelles de Liza — avait-elle eu un garçon ou une fille ? — , de ses parents, de personne. Pour leur dire quoi ? Après deux ans de ce régime, sa beauté indienne avait foutu le camp, sa dignité, l'idée de la retrouver. Du guerrier lakota aux longs cheveux noirs déambulant dans les rues de Flagstaff, on ne voyait que le mime grotesque d'un folklore déplumé, des trajectoires d'ivrogne : les flics du coin lui avaient botté le cul pour qu'il dégage, et surtout qu'il ne revienne pas.

Sam avait pris ses sacs plastique, ses cannettes tièdes et un ticket de bus pour Las Vegas. Joe, un Navajo du coin, lui avait dit qu'ils recherchaient des ouvriers pour travailler dans le bâtiment. Ça construisait dur par là-bas, c'était même la pleine effervescence avec le boom de l'immobilier et il est bien connu que les Indiens ne ressentaient pas le vertige.

« Faut juste mettre un bémol sur l'alcool », avait prévenu l'ancien ouvrier navajo, en connaissance de cause.

Sam était parti tenter sa chance.

L'arrivée à Vegas d'abord l'avait impressionné : les gratte-ciel aux reflets de verre, le Strip illuminé tapageur, les répliques de pyramides égyptiennes, de tour Eiffel, le pont des Soupirs à Venise. Sam n'avait jamais vu de ville de cette taille, et toute cette pacotille de Disneyland lui donnait le tournis.

Et puis il s'était habitué. À l'époque, on ne faisait pas beaucoup de différences entre un travailleur saisonnier et un Indien sac à vin. On avait besoin de main-d'œuvre dans le service et le bâtiment. Sam ne faisait pas l'affaire comme groom, mais pour grimper sur les poutrelles métalliques, ce n'était pas eux qui tomberaient. Eux : un Wasichu adipeux malgré la climatisation qui ici fonctionnait jour et nuit, chef d'agence d'intérim employant le tout-venant — Sam et la cohorte de ratés qui affluaient au cœur d'un des déserts les plus chauds au monde.

Le Sioux avait modéré le débit, le temps de faire bonne figure sur les échafaudages géants du Nouveau Monde — la bonne blague. Le travail était affaire d'équilibre, ce qui dans son état relevait de la haute voltige, mais Sam avait du courage — à sa façon. Tomber d'une charpente métallique pour avoir répugné à se sécuriser ne lui faisait pas peur. « Bon débarras même ! », lançait-il le soir, bourré, à ses compagnons de vertige.

Les ouvriers dormaient dans des baraquements à distance des avenues touristiques, dans une banlieue morne où s'entassaient les précaires. Vegas, la ville du jeu. Le leur consistait à tenir en équilibre au-dessus du vide, à enfoncer les rivets géants à coups de marteau et à redescendre, cuits par le soleil, vivants. Après quoi, c'était la débandade — biture, herbe, héro, selon le degré d'ancienneté.

De toute façon, il ne fallait pas compter sur l'idée de trouver une fille, de bâtir une famille et d'acheter une maison à crédit. Vegas gardait ses strass pour les gogos qui venaient s'en payer une tranche, engraisser les mafias et les vieilles stars qui finissaient leur carrière ici, le visage refait souriant en grand écran sur les murs publicitaires de la ville, verrue au milieu du désert. Les gens comme eux, on les prenait et quand ils avaient servi, on les jetait.

Sam avait tenu le coup deux ans, jusqu'à la crise des subprimes. Jamais rien compris à ce truc mais, à partir de là, le château de cartes s'est écroulé : la construction des immeubles a brusquement stoppé, les hôtels à mille chambres, les maisons pavillonnaires à peine peintes, plus rien ne valait plus rien. Les bétonnières s'étaient tues, les mécaniques, les contremaîtres ; il ne restait que des grues les bras ballants, des fers à béton comme des épingles vaudoues sous un ciel de feu.

— Y a plus de boulot, les gars, et personne sait quand ça reprendra, avait prévenu le type qui les embauchait. Alors prenez vos cliques et vos claques : on vous sonnera…

Sam n'avait pas mis grand-chose de côté, de quoi voir venir une semaine ou deux. Tout avait été bu au casino. Il avait essayé de trouver un autre job, mais ils étaient des milliers jetés à la rue, ouvriers, valets, serveurs, gardes-chiourmes ; les promoteurs faisaient la grande lessive et c'était eux la crasse.

Déchu de pas grand-chose, Sam avait squatté une de ces maisons construites à la va-vite pour des gens à qui on avait fait croire qu'ils avaient les moyens de la garder, sans trop d'illusions. Tout le monde cherchait un travail, n'importe quoi, et là aussi il manquait de qualification.

Enfin, le squat lui permit de vivre à l'abri un moment, le temps que des milices privées le délogent manu militari. Retour cuisine, à l'envoyeur, sans poste restante.

Le choix dès lors était simple, le suicide ou l'alcool, mais, comme il disait, il ne savait même pas mourir.

La rue de nouveau lui tendait ses draps noirs. La rue qui salit sans cesse, qui pue, qui vous agresse à coups de tessons de bouteille quand vous dormez d'un sommeil de plomb, la rue qui vous engloutit en quelques jours et vous recrache en morceaux. Les caniveaux de Las Vegas suintaient le reflux après le passage de la crise et juraient franchement avec le carton-pâte des façades. En attendant des jours meilleurs, on vira l'Indien du décor — une grande spécialité wasichu…

Sam avait pris le dernier wagon, d'abord avec Manuel, un métayer mexicain sans-papiers qui s'était volatilisé du jour au lendemain, avant de poursuivre la route, seul… Les mois étaient passés, semblables aux trucks rutilants qui lui balançaient leur gasoil à la gueule le long de la highway. Ils le prenaient parfois en stop, ou en pitié. Sam s'en souvenait à peine. Kingman, Barstow, Bakersfield, il s'était laissé aller.

Nulle part s'appelait San Francisco. Une lente dérive vers l'ouest, le Pacifique si mal nommé, autre grand cassé du rêve américain. Sam avait atterri là comme on s'échoue, grossissant les rangs des milliers de homeless qui déambulaient, hagards, dans un downtown dont ils ne voyaient plus les tours.

Homeless : plus de noms, d'histoire, l'identité partie, chariots de feu dans les collines de la ville, tout au fond du brouillard, là-haut — quelque part.

Sam n'avait pourtant rien fait de mal, pas vraiment, ou qu'à lui-même. Le chaman lui avait dit qu'il finirait mal avec tout ce sang sur le visage. Ce qu'il était devenu, ce qu'il n'était pas devenu, tout se mélangeait en catastrophe dans sa tête. Il avait l'esprit à l'ombre, en prison depuis des siècles. La prison d'un être qui n'avait jamais été, ou alors sous forme de fantôme dans les livres d'histoire — les ancêtres toujours, qui le regardaient depuis les cieux, désolés et sévères. Sam avait perdu l'esprit, le Grand Esprit : il errait comme un spectre sur une plaine sèche, très loin d'ici…

— Qu'est-ce que tu dis ?

— Rien. Je suis devenu imprécis.

— Tu n'iras pas loin comme ça, mon gaillard !

— Voilà que tu causes comme le chaman !

Sam se parlait parfois, pour se tenir compagnie. Surtout quand la nuit tombait et que, comme tous les homeless de San Francisco, la peur remontait dans les veines, insidieuse. La ville était plutôt sûre le jour (on y voyait peu de flics et lui dormait) : c'est le soir qu'on pensait à demain, aux enfants, au passé, toutes ces conneries…

San Francisco.

Dans le sillage de leurs utopies, les hippies avaient surtout drainé un paquet de traîne-savates, de fumeurs de joint, d'allumés, de cinglés stratosphériques. Une révolution sous acide, qui n'avait pas duré : le gouverneur Reagan s'était chargé de faire redescendre tout ce beau monde de son perchoir. Pas question de payer pour les chevelus, les drogués, les couples qui se promènent à poil dans les transports en commun, les hommes qui se prennent par la main, les partouzeurs, les parasites sociaux, les rouges. Reagan avait vidé les hôpitaux et jeté à la rue une armée de fous, de malades congénitaux et de traumatisés, avant de leur déclarer la guerre. Amendes pour vagabondage, confiscation des couvertures données par les associations, fermetures des shelters ou doublement du tarif d'hébergement : les maires successifs avaient châtié tout ce qui traînait dehors. Qu'ils s'en aillent, qu'ils disparaissent sous terre — en vain : pour un retrouvé mort sous une bagnole, il en arrivait deux, d'on ne sait où.

Sam évitait d'y penser.

De penser.

Il avançait de toute façon comme les autres, au hasard, comme un putain de crabe aveugle trimbalant ce barda puant qui lui servait de chien.

Chinatown étant trop touristique, Sam avait opté pour Tenderloin, le quartier du centre-ville où les paumés de toutes espèces se retrouvaient pour mourir. Seulement le cimetière des éléphants n'existe pas. Les places sur le trottoir de San Francisco étaient chères et ce n'était pas l'herbe donnée sur ordonnance en pharmacie qui allait adoucir les mœurs.

« Je créchais près du Layne Hotel, un bouge miteux de Jones Street à l'angle d'O'Farrell, sur la terrasse d'un bistrot qui fermait le soir : le bois où j'installais mes affaires était moins dur que l'asphalte ; plus tempéré aussi. La journée, les défoncés dorment à l'ombre des bagnoles, les abris de bus, ils ne sont pas dangereux. C'est la nuit que sortent les zombis : anciens du Vietnam ou d'Irak, orphelins, maltraités, schizophrènes, débiles légers, ça déambule dès la nuit tombée ; aussi des groupes de femmes, celles qui souvent braillent le plus, des psychotiques jamais redescendus, des légumes confits et des ordures mouvantes, tête basse pour ne pas marcher sur un autre, une harde en haillons, à majorité noire… La vie chez les Wasichu… Un type a voulu me mordre la bouche une nuit, alors que je somnolais. Il n'a pas dit pourquoi. Tout ce qu'il voulait, c'était m'arracher les lèvres avec ses dents ; un vrai cinglé… Mais je me suis accroché à mon bout de terrasse, à ma réserve — ha ! ha ! — , sans céder un pouce de territoire. Pas mal pour un guerrier lakota évoluant en milieu hostile… Ça a duré jusqu'à ce que le gérant du Layne Hotel commence à en avoir marre de me trouver là le matin, avachi sur la terrasse du bar voisin. Paraît que ça fait fuir la clientèle. Le gérant s'appelait Suarez, un titan mexicain qui me réveillait à coups de savate en me traitant de sale ivrogne, de bon à rien d'Indien… Tu parles que je m'en foutais, anesthésié de l'intérieur. Les mots ne me touchent plus depuis longtemps, les coups c'est autre chose. Après quelques semaines de ce réveil, j'ai dû avoir une côte pétée, ou plusieurs, affûtées comme ces flèches dans la cage thoracique ; en tout cas, ça me faisait un mal de chien rien qu'en respirant… Les homeless du quartier ne me donneraient pas beaucoup de répit ; il fallait que je me refasse une santé, ou ils allaient me mettre en pièces… »

Sam avait rassemblé ses sacs, et fui Tenderloin.

Combien de temps ses os mettraient-ils à se reconsolider, le Sioux n'en savait rien : il avait traîné ses affaires jusqu'à Castro, le quartier homo plus haut sur la colline.

« Ça file pas de coups de pied aux ivrognes à terre, les pédés, non ? »

Non : ça se prend par le bras en évitant de croiser votre regard, ça fuit à votre approche comme si la pauvreté était une maladie transmissible, un sida social. On ne pouvait pas leur jeter la pierre. Sam s'était vu en pied un jour dans une vitrine, et il avait eu peur de son allure : où était-il dans ce fantôme ? Sale et puant, débraillé, cerveau troué à ne pas y croire, le cœur aux oubliettes et toujours aucun signe de son animal totem : Sam avait songé à ses ancêtres oglala et il avait eu encore plus honte…

Tout ce sang, ce sang sur son visage… Non, ne plus y penser.

Sam ne savait pas si aujourd'hui était un bon jour pour mourir, mais la manche avait été bonne ; tellement qu'il s'était payé le luxe de boire une bière fraîche à la terrasse d'un bistrot de Mission, dans un verre.

Sam s'était installé à une table discrète en face du Roxie, savourant son impression de monsieur Tout-le-monde. Les loupiotes du cinéma alternatif clignotaient de l'autre côté de la rue, le monde devenait pâle avec le soir, la serveuse n'avait pas fait de remarques quand il avait passé la commande ; maintenant il avait sa Bud en main, fraîche comme il l'aimait, et il regardait passer les gens dans la rue.

Une petite queue s'était formée à l'entrée du cinéma, moyenne d'âge cinquante ans, pour voir un documentaire retraçant l'épopée de Death, le premier groupe de punk noir. La table voisine était vide ; les quelques clients s'étaient regroupés à l'autre bout de la terrasse… Peut-être qu'il puait comme un putois. Il y avait un type un peu plus loin, un jeune Blanc qui faisait les cent pas sur le trottoir en parlant à une voix imaginaire, perché dans son cosmos… Sam frissonna malgré lui, et la douleur dans ses côtes se réveilla : finirait-il par devenir fou, lui aussi, à tourner en rond comme un fauve en cage ?

Le Sioux ruminait sur le sort des petits cailloux perdus au fond de lui, quand une silhouette apparut dans son angle mort. Elle passa à sa hauteur, et Sam ressentit comme une décharge dans le cœur. La table voisine l'empêcha de la voir en entier : le temps de relever la tête elle était déjà de profil, chaloupant sa croupe au fil de l'air et du temps qui courait à sa suite. Une silhouette féminine, émouvante, qui l'espace d'un instant le ramenait à des plaies heureuses. Sam se revit enfant, regardant sa mère se baigner, son père encore fier à ses côtés, ado sautant plus tard dans la même rivière, amoureux — Shirley « Petit-Nuage », une fille de la bande… Des larmes oubliées lui montèrent aux yeux, qui déjà n'y voyaient à moitié plus rien : d'où sortait cette apparition ?

Sa petite robe à pois blancs dansait sur le trottoir, des taches phosphorescentes entre chien et loup comme des signaux de détresse, Sam ne voulait pas y croire, c'était un rêve qui s'échappait de son esprit, la jeunesse qu'il avait bue, rebue, jusqu'à la foutre en l'air, elle et tout ce qui pouvait lui ressembler. Mais voilà qu'un sentiment étrange l'étreignait, la grâce, la grâce d'une passante dans la rue, presque douloureuse, la grâce qui l'éclaboussait et lui jouait un sale tour, lui mâchait le cœur pour en extraire son dernier jus, comme s'il était encore capable d'amour — ivrogne ! Peau-Rouge !

Sam était là, bancal sur sa chaise, électrisé par l'instant, et son cœur malmené soudain se révulsa : la femme avait une jambe coupée.

Elle portait une prothèse sous le genou, un engin hydraulique en acier arrimé à son articulation, mais elle l'avait si bien adopté qu'elle gardait une démarche d'une fluidité presque magique, comme si l'amputation n'existait pas.

Une hallucination de plus ? Sam essuya ses yeux qui ne croyaient plus aux larmes, mais la réalité s'étalait crue : la femme qui s'éloignait sur le trottoir de Mission n'avait pas de jambe droite, seulement cette horrible machine sanglée à son genou, qui pliait comme un piston à la mesure de ses pas… Le choc laissa Sam interdit.

Le cinglé qui déambulait sur le trottoir ne la vit pas passer devant lui, tout accaparé par ses démons. Sam crut qu'elle allait s'enfuir comme tous les rêves où il s'était brisé l'échine, mais la femme au genou cassé s'arrêta à l'arrêt de bus, à quelques mètres.

Elle avait les cheveux châtains, mi-longs, à peine trente ans. Elle restait là, immobile, gracile et légère dans le jour finissant. Sam osait à peine respirer, comme au-dessus d'un papillon, de peur qu'elle ne s'échappe.

Un tramway passa, puis deux. La rue se vidait, la nuit tombait dru, Sam ne voyait que cette femme à l'arrêt de bus, son sac à l'épaule, elle et sa jambe amputée…

Le Sioux n'aimait pas la pitié — personne n'avait pitié, ou alors toujours trop tard : ce n'est pas lui qui s'est levé, juste le souvenir qu'il gardait des plaines.

*

Elle s'assit au fond du cable-car sans prendre garde à l'homme qui s'était glissé dans son dos ; Sam grimpa sur le marchepied, ignora le chauffeur avant de prendre place sur le premier siège libre.

Un jeune avec un skateboard mâchait un chewing-gum à ses côtés, les écouteurs enfoncés dans les oreilles, indifférent au homeless particulièrement repoussant qui lui faisait face. Sam avait déjà croisé ce type. Il ne connaissait pas son nom, ne lui avait jamais parlé. Une épaisse morve chimique avait coulé de sa narine et séché sur sa barbe, la merde qui s'écaillait sur son froc coulait dans ses godillots, remugles engloutis dans un tourbillon d'odeurs plus anciennes. Il tenait une foule de petits sacs plastique dans ses mains aux ongles noirs, et la laisse d'un chien beige qui se demandait ce qu'il foutait là.

Il y eut un coup de frein qui faillit les envoyer dans le décor : Sam se rattrapa à la barre du cable-car, qui reprit sa course extatique vers les collines. Les rues en montagne russe, Dirty Harry, Bullitt, les films qu'il avait vus à la télé lui faisaient mal au cœur… Deux personnes descendirent à l'arrêt suivant. La capuche recouvrant la moitié de son visage, Sam risqua un œil au fond du tramway : la fille observait la rue depuis la vitre embuée, ailleurs… À quoi pensait-elle ?

Et lui, il s'imaginait quoi ? Sam n'avait jamais su s'y prendre avec les femmes, Liza, Petit-Nuage, les autres : timide, transi, puis bourré, défait, vaincu, toujours la même histoire qui revenait. Un manque de confiance chronique ou génétique, qui ne s'était pas soigné en vivant dehors : la survie était plutôt une sous-vie qui interdisait toutes porosités, la tendresse limitée à un copain qui t'offre une cannette chaude. Pour le sexe, il fallait se débrouiller avec les moyens du bord. Sam avait baisé des malades sur des cartons empilés, des femmes qui n'avaient plus toute leur tête, des vieilles poivrotes, des punkettes, quelques fleurs qu'on se partageait au milieu d'un tas de fumier. L'amour n'était pas pour eux, alors encore moins pour lui. Sam ne rêvait plus depuis longtemps, ça lui faisait trop mal, mais le choc électrique tout à l'heure à la terrasse lui courait encore, bison, le long de l'échine. C'était quoi cette histoire d'apparition, un signe de l'homme-médecine ? De Wakan Tanka ?

Le cable-car tira des diagonales ardues dans les rues à pic, stoppa au hasard des inclinaisons californiennes. Ils n'étaient bientôt plus que quatre, disséminés sur les sièges. La fille amputée restait assise au fond, le visage tourné vers les rues vides à cette heure. Il fallut atteindre Haight Street pour que San Francisco retrouve un peu ses couleurs.

Le ciel était bleu pétrole sur l'ancien quartier hippie, les enseignes clignotaient comme des lucioles extatiques. Le tramway traversa la main street jusqu'à l'angle de Stanyan. La fille sortit alors. Toujours masqué par sa capuche, Sam attendit qu'elle descende le marchepied et quitta le cable-car par l'avant. Le Golden Gate Park se dressait dans la nuit. Il lui laissa un peu d'avance, ne voulant pas avoir l'air de la suivre. Le tramway était reparti. Sam se retourna vers la fille amputée et l'aperçut plus loin sur le trottoir, vomissant entre les grilles du parc.

La pauvre n'avait pas l'air bien — du tout. Il la vit s'accrocher aux grilles, se redresser, tenter de marcher, rebondir contre les barreaux, avancer encore, sa prothèse suivant le mouvement par une succession de miracles pathétiques, qui lui crevaient le cœur.

Le Sioux la suivit de loin, pour ne pas l'apeurer, sans savoir que c'était elle qui l'entraînait dans son sillage.

*

La lune jouait à cache-cache entre les arbres du Golden Gate Park, où elle s'était réfugiée. Sam se terrait derrière un grand chêne, observant la femme amputée assise sur le banc.

Elle avait eu du mal à l'atteindre. Malade sans doute. Dix minutes qu'elle ne bougeait pas, ombre claire sous les astres, le regard perdu sur la pelouse… Par chance il n'y avait personne de ce côté-ci du parc ; Sam se glissa sans bruit sous les branches du chêne et l'observa de plus près, encore incapable de l'aborder — elle dirait quoi de ce traîne-savate ? Il ferait peur à sa propre mère.

L'obscurité le rendait invisible, voyeur dans l'expectative ; il approcha doucement, prenant garde aux branches mortes, s'arrêta à vingt mètres du banc éclairé par la lune… Sa gorge était sèche.

— Tu cherches quelque chose ? lui lança-t-elle tout de go.

Sam ne distinguait pas les contours de son visage, mais la fille regardait dans sa direction. Il avait l'air malin. Démasqué, Sam consentit à sortir du bois, loup prudent, entre la peur de la confrontation et celle de déranger.

— Heu… je ne sais pas, dit-il.

— Tu sais pas quoi ?

Il approcha.

— Ce que je cherche…

C'est tout ce qu'il avait trouvé à dire.

— Si tu es là, tu dois avoir une piste, renvoya-t-elle, visiblement peu impressionnée.

— Je… je vous ai suivie, avoua Sam, je ne sais pas pourquoi…

La femme au genou cassé n'était pas aussi belle qu'il l'avait cru : son visage était beaucoup trop triste… Sam se tenait à deux mètres du banc et son cœur se serrait un peu plus.

— Tu es indien ? demanda-t-elle.

— Ça se voit tant que ça ?

— Ça fait cinq minutes que tu me tournes autour comme un chariot…

Sam ne sourit pas trop, de peur qu'elle voie ses dents cassées par trop d'alcool.

— Je ne voulais pas te faire peur… Pardon.

Il se cala sur sa jambe gauche, sa jambe forte, pour ne pas tituber. Ses yeux brillaient sous les astres, pas seulement à cause de toutes les cannettes vidées depuis le réveil.

— Tu viens d'où ? dit-elle.

— Dakota du Sud.

— Sioux ?

Il opina.

— Oglala.

C'est elle qui opina :

— Ceux qu'on a massacrés à Wounded Knee, hum…

Sam voulut lui dire quelques mots dans sa langue mais il avait la gorge nouée devant sa jambe, cet affreux tube de fer harnaché à son corps… Le sentit-elle ? Son visage blêmit un peu plus. La fille tangua sur le banc, puis se reprit.

— Tu t'appelles comment, Grand Chef ? demanda-t-elle.

— Sam.

— Ce n'est pas un nom de Sioux.

Il fit la moue.

— C'est celui qu'on m'a donné…

Elle leva les yeux vers le ciel, interrogea les étoiles, son visage offert à la lueur spectrale, et au bout de la réflexion se tourna vers le homeless.

— Je vais t'appeler… Deux-Ours, dit-elle.

Le Sioux haussa les épaules sous son treillis élimé. Au point où il en était, elle pouvait même l'appeler par une marque de pâté pour chien. Il désigna la place sur le banc :

— Je peux m'asseoir ?

— Si tu arrives jusque-là, oui…

Elle souriait comme un reptile. Ou bien la honte d'être soûl le dévorait. Sam fit une série de pas sans s'écrouler et parvint à s'installer sur le banc de bois.

— Je m'appelle Jane, dit-elle.

Le temps de faire le point sur son petit nez, Jane allumait une cigarette tirée de son sac.

— Tu fumes, Deux-Ours ?

Ses yeux étaient clairs, troubles, magnifiques.

— Je m'appelle Sam, dit-il.

— Ce n'est pas ma faute si tu as de grosses pattes, se moqua-t-elle.

Le Lakota accepta la cigarette qu'elle lui tendait, sans commentaires. Avant, il aurait pu faire illusion avec ses beaux traits émaciés, sa carrure et ses longs cheveux noirs : aujourd'hui, il avait l'air d'un balourd comparé à cette femme, même estropiée et malade. Le regard de Sam erra un moment dans le parc, moins vide qu'il n'y paraissait — ils étaient des dizaines à dormir dans le gigantesque Golden Gate Park, loin de tout, sauf des écureuils et des mauvais coups.

Le temps passa. Jane ne bougeait pas, les mains croisées entre les cuisses. Sa petite robe à motifs lui allait bien.

— Tu vas mieux ? se risqua-t-il.

— Mieux ?

— Je t'ai vue vomir près des grilles, tout à l'heure…

— C'est pour ça que tu m'as suivie ? Dis-moi, Deux-Ours : tu suis tous les animaux blessés ou malades que tu croises pour leur faire la causette ?

— Non… Non, j'ai le cerveau brouillé, Jane, dit-il pour la rassurer. Bu trop d'eau-de-feu… Deux-Ours est une espèce en voie de disparition, si tu veux mon avis.

Elle rit : un rire franc et si désespéré qu'il lui fit froid dans le dos. Pourtant il avait peur que le rêve s'arrête, que Jane se transforme en vieux chaman revenu du fond des temps pour lui trancher la gorge au nom de son peuple, ou de n'importe quoi : devenait-il fou ?

La fumée du tabac le fit tousser. Il cracha sa fumée aux étoiles quand Jane se tourna vers lui.

— Tu viens souvent ici la nuit, Deux-Ours ?

— Non… Jamais.

— Moi non plus…

— Il y avait des arbres comme ça chez moi, dit Sam. Il y a longtemps…

— Chez moi, il y avait surtout des cons, renchérit-elle. Il y a longtemps aussi.

Il sourit malgré lui à l'ombre du banc.

— On fait une belle équipe tous les deux, pas vrai ? fit remarquer Jane.

— Bah… Moi, je sais pas, mais toi… Oui, ajouta-t-il, ça ne fait pas une équipe, mais toi tu es très belle.

Un vieux fond de tendresse surnageait au milieu du cloaque.

— Tu aimes les handicapées, Deux-Ours ? ironisa Jane.

La lune brillait dans les flaques mais ses yeux étaient éteints, des draps défaits et sans amour. Sam ne savait plus où se mettre, encore moins dans sa peau.

— Ce n'est pas comme ça que je te vois, finit-il par dire.

Jane tendit son genou replié sous le banc, découvrant sa prothèse.

— Et là, tu vois quoi ?

Quelque chose avait changé dans sa voix, l'envie de mordre, ou de tuer — le Sioux connaissait ça.

— Je vois une femme malheureuse, dit-il sans se démonter.

— Dis donc, tu es perspicace, Deux-Ours ! railla-t-elle. Tu as du flair — ha ! ha !

Jane riait, mais il y avait des larmes dans sa gorge blanche. Sam grogna — cette fille était cinglée —, fuma en la surveillant du coin de l'œil. Un voile retombait lentement sur son visage ; elle semblait de nouveau absente, perdue dans ses pensées… Un long silence s'installa sur le banc. Un oiseau pépia dans la nuit. Sam sondait son cœur, pour le moins confus.

— Tu es toujours là, Deux-Ours ?

— Oui.

Jane le dévisagea, énigmatique.

— Que dirais-tu d'une petite balade en ville ?

— Où ça, rétorqua Sam, tu veux dire dans le quartier ?

— C'est moi qui invite, assura-t-elle. Tu aimes ça, boire ?

— Hum, toi aussi on dirait, non ?

Jane secoua la tête :

— Pour toi, je veux bien faire une exception.

Sam n'était pas sûr de comprendre. Qu'importe :

— Je veux bien t'accompagner dans un bar, mais avec mon costume de poivrot, pas sûr qu'ils me laissent rentrer.

— J'en fais mon affaire ! s'écria-t-elle, soudain requinquée.

Il bougonna (ça se voyait qu'elle ne vivait pas dans la rue), mais Jane avait l'air de s'en moquer.

— Cesse de grogner, Deux-Ours, fit-elle en écrasant sa cigarette sous son pied valide.

Elle leva les yeux vers lui :

— Aide-moi plutôt à me lever…

*

Sam la tint contre lui et son pouls battit plus vite, plus fort. Depuis combien de temps n'avait-il pas respiré ce parfum de femme, senti la chaleur d'une peau si douce et si proche, ses bras accrochés à lui, ses cheveux ; le Lakota se sentait investi d'une mission importante. Jane ne tenait plus qu'à ses fils, mais il ne laisserait pas tomber sa poupée amputée, jamais. Pour la première fois depuis que le Cercle avait été brisé, le cœur de Sam avait quelque chose à donner.

Ils ne parlaient pas, trop occupés à marcher droit. Ils allèrent ainsi jusqu'aux lumières de Haight-Ashbury, ses restaurants bio et ses bars animés, où les silhouettes des gens s'égaillaient comme des mirages.

— Tu veux aller où ?

Les yeux de Jane roulaient sous les étoiles blafardes.

— Où tu veux, dit-elle.

— Où je veux ? Mais je connais rien, plaida Sam, je suis pas d'ici.

— Non, convint Jane : tu es de Wounded Knee, Dakota… Comme moi ce soir. C'est beau, non ?

Sam grogna — c'était surtout trop beau pour être vrai. Il la soutenait depuis le banc du Golden Gate Park, Jane ne pesait rien, que sa misère partagée ; il pouvait l'amener n'importe où.

— Alors ? fit-il en désignant les enseignes des bras qui clignotaient sous leurs pas.

— Le premier, là, dit-elle du bout du nez, avec la devanture rouge…

L'Alembic. Sam jeta un œil inquisiteur à l'entrée, ne repéra aucun portier, en profita pour mener Jane à l'intérieur.

L'atmosphère, bruyante et joviale, contrastait à peine avec le décor postpunk du bar de nuit : des tabourets en moumoute zébrée ou léopard sur un plancher rustique, des têtes de mort souriantes sous les rares spots qui éclairaient d'impressionnantes rangées de bouteilles et un plafond en fer-blanc martelé. La barmaid, au look gothique, avait manifestement forcé sur l'alcool, encouragée par un tube des Sex Pistols et le couple installé à l'autre bout du comptoir qui plaisantait avec elle.

Sam déposa Jane sur un tabouret, le temps pour la barmaid de noter leur présence au comptoir.

— Salut, ça va ?! lança-t-elle depuis son décolleté pigeonnant. Qu'est-ce que je vous sers ?

Ses tatouages représentaient des roses rouges aux épines de sang.

— Tu bois quoi ? fit Jane.

— Je ne sais pas, comme toi, une bière…

— OK, répondit-elle à la punkette. Deux bloody mary, s'il te plaît.

Le couple d'amoureux s'embrassait à l'autre bout du comptoir, des touristes bourrés avaient investi les quelques tables, lui dévorait Jane des yeux, écureuil tombé du nid dans un parc trop grand pour eux.

— C'est pas souvent qu'on me paie un verre, commenta-t-il.

— C'est parce que tu bois trop, Deux-Ours !

Sam guettait les réactions des buveurs, mais personne ne semblait s'offusquer de son accoutrement minable.

La barmaid empila la glace, noya le tout de vodka, fit quelques pitreries d'avinée qui firent rire un public conquis d'avance, et déposa bientôt les cocktails sur le comptoir humide. Jane paya aussitôt, abandonnant la monnaie à la punkette survoltée.

— À la vie, Deux-Ours ! s'esclaffa-t-elle en trinquant. À la vie qui fout le camp !

Sûr que son sourire ne valait rien. Le cocktail, lui, était délicieux.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'enhardit Sam à la deuxième gorgée. Pour que tu sois comme ça ?

— Comme ça ? fit-elle en désignant sa prothèse. Bah, j'ai pris mon pied un jour où je n'en pouvais plus en le mettant dans un broyeur. Ou alors j'ai été amputée sur un champ de bataille, reprit-elle avec une joie mauvaise. Ou je suis née comme ça : avec un bout de ferraille articulé au genou. Tu choisis.

Elle redevenait méchante. Méchante envers elle-même. Sam comprenait ça, son cœur aussi était malade.

— Je ne parlais pas spécialement de ta jambe, dit-il. Je me demandais seulement comment quelqu'un comme toi pouvait se retrouver avec quelqu'un comme moi, dans ce bar ; pourquoi tu erres la nuit dans les rues… Pourquoi je t'ai suivie.

Jane soupira sur son tabouret zèbre.

— Nos destins sont liés, Deux-Ours, dit-elle bientôt. C'est la nuit qui nous a réunis.

Il hocha la tête comme devant un enfant.

— Tu ne réponds pas, ou alors à côté.

Jane ne dit rien, préféra changer de sujet.

— Parle-moi plutôt de toi, Deux-Ours.

C'était bien la dernière chose sur laquelle il avait envie de s'épancher.

— Il n'y a pas grand-chose à dire. Pauvreté, désœuvrement, alcool, chômage, fuite. À mettre dans l'ordre que tu veux… Mon histoire est tellement banale qu'elle ne vaut pas une ligne, dans aucun livre, ni même que je te la raconte.

Sam était bourré, mais pas au point de partir dans une de ces tirades mythomanes qu'affectionnent les ivrognes. La vérité était lâche, sans pitié pour les loosers congénitaux de son espèce peau-rouge. Jane ne broncha pas, solidaire sans doute. Sa tête dodelinait au-dessus du verre.

— Tu as un métier ? demanda Sam.

— Hum ?

Elle releva le nez de son verre.

— Je suis sûr que tu fais autre chose de ta vie que traîner dans la rue, avança-t-il.

Jane dressa un ravissant sourcil :

— Ah oui, qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Ce n'est pas un endroit pour toi.

— Tu me mettrais dans quelle case : rebut ?

Elle avait surtout le don de le mettre au pied du mur.

— Je t'ai déjà dit que tu étais belle comme tu étais.

— Comme j'étais, oui.

Elle avala la moitié du bloody mary, accrochée à sa paille, en le tenant dans sa ligne de mire. Il ne saurait rien de sa vie.

À deux pas de là, la barmaid emplissait une rangée de petits verres d'un alcool vert, sous le regard gourmand du couple d'amoureux. Sam tria ses idées noires, comme s'il n'en avait pas fini avec Wounded Knee…

— Tu as dit adieu à ta famille, Deux-Ours ? demanda Jane, qui lisait dans ses pensées.

Le Sioux oublia la tranche de citron noyée dans le jus de tomate.

— Pourquoi ?

— C'est important.

Ses yeux erraient sur le comptoir.

— Je me souviens pas, dit-il. C'était il y a longtemps… Et il vaut mieux comme ça. De toute façon, il n'y a rien à faire là-bas, même pas des adieux.

— C'est parce qu'on vous a parqués, fit-elle remarquer.

— Hum.

— Il paraît qu'ils veulent faire un mausolée, ou un monument pour les victimes de Wounded Knee, renchérit Jane. On m'a aussi dit que Johnny Depp voulait racheter le site pour le donner aux Indiens…

— Comme ça, on finira en bêtes curieuses, bougonna-t-il, pour les touristes.

La jeune femme posa la main sur son épaule.

— Tu sais ce que disait je ne sais plus quel poète : « Celui qui regarde le lion dans sa cage finit par pourrir dans la mémoire du lion… »

Il opina. Au fond, Jane avait raison. Par une inversion macabre, c'est lui qui pourrissait dans le regard des Blancs. Sam ne voyait pas l'alcool que la barmaid déversait sur ses seins nus, n'entendit pas les rires ivres des clients autour de lui : il était branché sur les mots de l'homme-médecine. Près de Jane, son cœur respirait. Son corps et son esprit étaient comme les poumons d'un enfant qui naissait — qui renaissait…

Wakan Tanka avait-il rafistolé un bout du Cercle, pour lui ?

— Viens, souffla Jane à son oreille. Allons-nous-en…

Elle avait fini sa vodka et commençait à faiblir : le Lakota la saisit par le bras et chemina tant bien que mal jusqu'à la sortie. On fit un écart devant eux avant que la brise du dehors ne les rafraîchisse un peu. Ils enjambèrent un vieux hippie allongé sur le trottoir, passèrent devant un bar où des jeunes Wasichu riaient de leurs exploits, traversèrent un carrefour, puis deux…

— On va où ? demanda Sam.

Jane ne tenait plus qu'à lui.

— À Bellavista…

*

Sam n'avait jamais grimpé sur les hauteurs de Haight-Ashbury : ils empruntèrent le chemin tortueux qui divaguait à flanc de colline, elle serrée contre ses flancs, la lune intermittente entre les branches des arbres.

— Tu tiens le coup ? demanda-t-il à mi-chemin.

— Super.

Sam gambergeait dans les allées du parc de Bellavista. Que deviendrait-il après Jane ? Comment pourrait-il reprendre sa vie d'avant, traîner dans les rues avec pour seul but d'éviter les coups, racler les miettes, picoler, recommencer ? C'était impossible, pourtant il fallait qu'il garde Jane près de son cœur malade, qu'il la possède même un instant, encore un instant.

Ils atteignirent le sommet de la colline, en proie à des sentiments divers. San Francisco s'étendait sous leurs mines échaudées, les lumières comme des miroirs. Le vent de la nuit courait sur leur peau, c'était bon.

— Je n'en peux plus, souffla Jane à ses côtés.

Elle était toute pâle.

— Tu veux t'asseoir ?

— Oui…

Sam l'aida à trouver une place au creux d'un rocher, avec vue imprenable sur la ville, les étoiles, et sur ses beaux yeux clairs. Il aurait voulu lui dire tous les mots d'amour qu'il n'avait pas dits, murmurer à cette femme inconnue qu'il n'avait jamais été aussi heureux que ce soir ; grâce à elle il se sentait vivant, libre, mais Jane se mit à fouiller dans son sac.

— Qu'est-ce que tu cherches ?

— La dope, dit-elle.

— De la dope ? Hum, tu ne crois pas que tu as déjà ton compte ? Jane — il insista doucement —, tu arrives à peine à marcher.

— Je n'ai plus besoin de marcher…

Elle releva la tête pour croiser son regard :

— Grâce à toi.

Son sourire ne valait pas tripette. Jane sortit un étui à cigarettes de son sac : il y avait un étrange objet à l'intérieur, une sorte de joint avec un tube de plastique blanc, qui faisait office de filtre.

— C'est quoi, de l'herbe ?

— Aussi, oui… Pour toi, Deux-Ours… Pour nous.

Sam observa l'objet qu'elle tenait à la main — oui, étrange… Jane fit claquer son briquet-tempête et alluma ce qu'il fallait prendre pour un joint. Elle aspira une première bouffée, les yeux brillant de larmes. Puis une seconde.

Il ne ressortait rien de sa bouche, qu'une vague fumée prise dans le givre.

— Ça te dit, Deux-Ours ? fit-elle à mi-voix.

Ça avait l'air costaud.

— Hum.

Sam n'allait pas la laisser seule. Pas ce soir. Jamais. Il prit le joint entre ses doigts meurtris et aspira à son tour. C'était chimique, moins fort qu'il se l'était imaginé, avec un arrière-goût de marijuana…

Ils fumèrent en silence, jusqu'au bout. Une à une, les étoiles commencèrent à s'éteindre.

— Viens, dit-elle. Viens contre moi…

La lune éclairait son visage spectral. Sam oublia la prothèse d'acier, son malheur : il nicha la tête de Jane contre son épaule, caressa ses cheveux de ses pattes maladroites, heureux, défoncé… La nuit de San Francisco les enveloppait. Sam croyait n'avoir plus rien à craindre, mais de petites araignées radioactives couraient sous sa peau, des picotements alternatifs qui grimpaient… ici… et là… embrumant son esprit et son cœur malade. Alors Sam prit peur : les fantômes-ancêtres étaient-ils repartis ? Et Jane ?

Bientôt le Sioux ne sut plus quoi contempler, la ville étendue à leurs pieds ou la fée amputée qui reposait contre sa poitrine : il voyait double.

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