Wounded Knee II

Il y avait de la drogue dans la drogue… Rien à voir avec celle qu'elle s'envoyait quand elle avait rencontré Jefferson ; Jane carburait aux amphets à l'époque, tout ce qui terminait par « drine » et lui permettait de tenir le coup. Comme mannequin, Jane avait eu du succès. Elle savait évidemment que ça ne durerait pas — le propre d'un mannequin de mode était de passer de mode — et comptait bien en profiter.

Elle avalait des cachets pour multiplier le temps d'exposition, courait les castings entre deux shootings, acceptait les lancements foireux où des gominés efféminés vous appelaient chérie sans vous peloter le cul et vous la mettaient quand même profond au moment de passer à la caisse mais, philosophe, elle passait les aléas de sa vie par pertes et profits. Jane était jolie sans être belle, avec à vingt-deux ans assez d'allure pour tenter de devenir comédienne. La façon d'y arriver importait peu, elle pouvait faire cent métiers ; Jane s'en fichait.

Elle avait quitté Fresno, sa ville natale, conglomérat de béton aux avenues sans âme où les flics encerclaient les terrasses des bars à l'heure de la fermeture et vous dispersaient à la lampe-torche avec une forte envie de nettoyer la place à la matraque.

À Fresno, Jane ne se retrouvait nulle part. Les garçons buvaient de la bière au large des filles, braves paysans fiers des chemises à carreaux qu'ils portaient ouvertes sur leur tee-shirt, la casquette vissée sur des nuques rouges et rasées, riant fort en attendant d'être assez bourrés pour aborder les filles. Elles se déplaçaient en groupes disséminés selon l'épaisseur du maquillage, dindes pathétiques rêvant de coq.

La peur de finir caramélisée, l'amour rôti, fourrée jusqu'à la gueule, un Thanksgiving qui aurait mal tourné.

Non merci.

Jane préférait plutôt baiser avec Hitler que de rester dans ce trou perdu.

Elle avait dit ça un jour à une vague copine du lycée : la fille l'avait regardée, visiblement piquée d'intérêt.

— Ah oui ? C'est qui ce mec ?

Jane aurait voulu rire, mais la fille en question ne riait pas.

Fresno, élue plusieurs fois par les magazines la « ville la plus bête d'Amérique », autant dire du monde.

Ses parents n'avaient pas l'argent pour l'envoyer étudier à Berkeley ; Jane savait qu'elle devrait se débrouiller seule. Rien que de très normal ici, et puis les choses s'étaient précipitées…

Jane avait grandi tout à coup deux ans plus tôt, déliant un corps jusqu'alors explosif — on se faisait tellement chier à Fresno qu'elle avait pratiqué divers sports de manière intensive. Connue comme une sorte de garçon manqué avec ses éternels shorts XXL, ses tennis et ses cheveux lisses tirés en queue-de-cheval, Jane était devenue un animal féminin de première catégorie, toute châtain et grâce dehors. Rien d'ostentatoire, mais le genre de beauté à attiser les jalousies — un cancer si commun qu'il était entré dans les mœurs.

À Fresno, la jalousie se manifestait par des remarques acerbes (« pour qui elle se prend ?! ») qui cachaient mal une amertume féroce. Personne ici ne serait à la hauteur de ses rêves, et Jane était aux premières loges pour le savoir : elle n'était pas pour eux, voilà tout.

Jane et ses copains de promo avaient fêté l'obtention de leurs premiers diplômes chez le fils Carlyle, le géant du surgelé qui possédait une usine dans une des zones industrielles de la ville. La famille Carlyle habitait une propriété dans les faubourgs huppés de Fresno, avec une piscine en forme d'ogive (était-ce en rapport avec ce qu'on pouvait lire sur ses camions frigorifiques, « Carlyle supports our troops », et le visage souriant du patriarche ?), un jardin ombragé courant sur plus d'un hectare et un employé de maison vêtu de blanc qui s'occuperait de tout en l'absence des parents.

Bobby Carlyle avait invité les petits chanceux qui partageaient sa promotion, une soixantaine de jeunes fraîchement diplômés ou affiliés, et la fête était vite devenue un joyeux bordel.

Jane sortait avec un garçon de la bande, James Carver, qui aimait jouer les leaders sur et en dehors des terrains de sport où il excellait. Jane n'avait pas couché avec lui, ni d'ailleurs avec personne. Elle avait laissé Carver la peloter sous toutes les coutures, mais ils s'étaient arrêtés là, ne voulant pas faire ça sur le siège d'une voiture — pas la première fois en tout cas —, ni dans sa chambre quand il leur arrivait de s'y enfermer, de crainte que ses parents entrent… D'un an son aîné, Carver comprenait. Il n'irait pas voir d'autres filles, promis. Et puis ils avaient le temps.

La fête battait son plein, l'air était doux, le ciel californien. Comme tout le monde Jane avait bu, il y avait de la musique et des rires, des déclarations d'amitié surévaluées ; après l'été, chacun partirait de son côté, selon la géographie et les spécialités on ne se croiserait peut-être jamais plus. L'alcool aidant, ils avaient le sentiment de basculer côté adulte et qu'au fond c'était carrément excitant : on se serrait dans les bras, on buvait encore, pour fêter ce grand moment juvénile. Carver passait de sa bande à Jane, qui papillonnait, l'embrassait au passage.

Il était minuit passé quand il prit Jane par la main.

— Hey ! glissa-t-il à son oreille, il y a un chouette jardin dans la propriété… Viens !

Il la tirait doucement, comme une invitation, si bien que Jane ne résista pas. Ils s'embrassèrent au bord de la piscine sous les reflets d'eau turquoise, ivres sans doute. Jane était bien. La vraie vie commençait, un tapis d'étoiles s'étendait sous ses yeux, témoins d'un monde bien réel.

— Oh, y a des endroits pour ça ! les apostropha un type éméché dans leur dos.

— Ha ! ha ! ha ! commentait son compère.

Ils étaient deux, une bouteille de vodka à la main, ricanant de leurs blagues. Carver hocha la tête à l'encontre des jeunes avinés, lança un clin d'œil à Jane.

— Viens…

Il l'entraîna vers le jardin de la propriété et les arbres fruitiers qui se dispersaient dans le noir. La musique devint une rumeur sourde tandis que Carver la guidait vers les fourrés. Ils s'arrêtèrent à l'ombre de la lune et s'embrassèrent encore. Jane portait une robe et des escarpins ; Carver passa sa main sur sa poitrine, la malaxa énergiquement, pressa sa jolie croupe contre lui et empoigna ses fesses. Jane le laissa faire, excitée, anxieuse.

— Viens… Viens…

La voix de Carver n'était qu'un souffle. Il l'allongea sur l'herbe. Sa main très vite fila sous sa culotte, frotta son pubis, son clitoris. Jane se rétracta un instant, puis le laissa faire. Après tout, il était l'heure de grandir… Son cœur de jeune femme battait à tout rompre. Il faisait nuit derrière les fourrés, Carver bandait contre sa cuisse, l'embrassait en soufflant, un doigt cherchant à s'immiscer entre les lèvres de son sexe. Elles n'étaient pas humides, pas encore, mais c'était bon.

— Pas trop vite, chuchota-t-elle : pas trop vite…

Jane entendit alors un pouffement de rire, quelque part sur sa droite. L'effet d'une piqûre de guêpe : elle redressa aussitôt la tête, scruta l'obscurité et ne vit rien dans les fourrés trop épais.

— Tu as entendu ?! souffla-t-elle.

— Quoi ?

— Ho ! Ne me dis pas que tu n'as rien entendu !

— Quoi ? s'irrita Carver. Y a rien : allez viens !

— Non… Non, répéta Jane. Il y a quelqu'un, là…

— Tu fais chier, allez viens, dit-il en la tirant par le poignet.

— Lâche-moi, je te dis qu'il y a quelqu'un !

Mais Carver aussi avait bu, il ne voulait rien savoir : il la maintint de force allongée, immobilisa ses bras et colla sa grosse main sur sa bouche :

— Maintenant tu la boucles et on reprend tout à zéro.

— Va te faire foutre ! siffla Jane entre les doigts de son amant.

Un nouveau rire éclata, puis un autre. Démasqué, Carver appela ses copains à la rescousse, ces chiens qui guettaient le coït de la pucelle depuis les buissons.

— Aidez-moi à la tenir !

Il était son petit copain, non ? Il allait la baiser, depuis le temps qu'ils attendaient, elle allait aimer ça, c'était juste une question de laisser-aller, détends-toi baby, même qu'après elle lui dirait merci.

Jane se débattit mais elle ne faisait pas le poids, et ce n'était pas ses cris étouffés sous leurs poignes qui allaient alerter les autres.

Carver lui avait arraché la culotte, l'avait déflorée en quelques coups de boutoir, grogné à son visage grimaçant des insanités qui s'étaient perdues sous les rires imbéciles de ses acolytes, et avait joui dans la foulée.

Une minute trente.

Jane ne songeait pas à la durée du supplice : la musique de la fête avait disparu, le reste de la bande se tenait incliné sous les étoiles mortes, quatre mâles fiers de l'être dont l'un commença à se défroquer.

Carver lut-il le hurlement qui se dessinait sur le visage de Jane ? Eut-il peur des représailles ?

— Ho ! grogna-t-il à l'attention de ses copains. Rangez tout de suite votre artillerie, les gars, c'est ma gonzesse : compris ?

Jane profita du moment de flottement pour ramener sa robe entre ses cuisses, roula sur le flanc comme si cette position pouvait l'épargner. Carver rebouclait son ceinturon, la queue molle.

— Allez les gars, on se casse ! (Il leur tapa sur l'épaule pour qu'ils se bougent.) Allez !

On bougonna pour la forme, un regard partagé vers la pucelle à terre. Dommage, ouais.

Carver était reparti vers la fête avec sa bande.

Jane avait attendu qu'ils disparaissent derrière les arbres pour pleurer. Peur, humiliation, rage : où commençait, où s'arrêtait le pire ? On lui avait fait payer sa différence, cher.

Quand toutes les larmes de son corps furent taries, Jane était rentrée chez elle à pied sans parler de ce qui était arrivé à la fête. À personne. Ni à ses parents, ni aux gourdes qui lui servaient d'amies. Quelque chose s'était glacé entre ses cuisses, le fluide lui remontait dans le ventre, mais Jane était une bagarreuse dans son genre : elle ne resterait pas à Fresno, à attendre qu'un autre prenne la place, de gré ou de force, entre ses cuisses. Sa liberté serait sa vengeance. Le sexe, on verrait plus tard.

Jane avait quitté Fresno à dix-neuf ans, en bus.

Les parents n'avaient rien compris au départ précipité de leur fille, ni au fait qu'elle ne remettrait jamais les pieds dans leur ville de merde.

San Francisco était à trois heures de route : Jane avait débarqué avec deux cents dollars en poche, un guide vieux de cinq ans et un plan de la ville idoine. Elle avait trouvé une chambre meublée et écumé les lieux à la mode où les rencontres ne finissaient pas à six derrière les fourrés avec des bites entre les jambes.

Tout n'était pas rose à San Francisco, mais, deux ans après sa fuite, Jane prenait des cours de théâtre et gagnait sa vie comme mannequin de mode. Elle côtoyait des photographes, des journalistes, des artistes, les boutiques hype de Haight-Ashbury lui donnaient des fringues, il fallait marner pour payer sa part de loyer mais tout valait mieux que Fresno.

Jane habitait le quartier gay de Castro, une maison à étage qu'elle partageait avec Frank, un homo fou de cinéma porté sur la coco qui, en attendant de devenir producteur, se contentait d'être son ami.

À Fresno, et bien qu'on ne les vît pas, les homosexuels étaient des pédales, des tantes, des tarlouzes qui s'enculaient par la rondelle et en ressortaient plein de merde : ceux que Jane rencontra à San Francisco se montraient d'une liberté folle, cultivés et autrement plus drôles que les veaux dopés aux hormones qui avaient jalonné sa vie. Frank la sortait partout, l'habillait de manière extravagante, la conseillait dans ses lectures, Pygmalion désintéressé. Coqueluche d'un soir, volontiers vautrée sur les canapés avec un joint à la main et une foule de prétendants alentour, Jane gardait la tête sur les épaules.

Ce n'était pas un hasard si elle se réfugiait dans le giron des gays ; après l'épisode Carver, Jane avait gardé un froid polaire dans son corps. Mis dans la confidence, Frank l'avait encouragée à reprendre tout à zéro, garçon ou fille ça ne faisait pas de différence, ce qui comptait c'était le plaisir qu'on en tirait, n'est-ce pas ?

San Francisco avait ça dans la moelle malgré les lois qui se durcissaient, la gentrification des quartiers bohèmes et la pudibonderie réactionnaire de leur époque. Suivant les conseils de son ami, Jane avait essayé de faire l'amour, mais ça n'avait pas marché.

— Même avec toute la bonne volonté du monde ?

— Même.

Frank était désespéré : c'était bien la peine d'être belle comme un ange… Enfin, ils avaient foncé dans le tas avec toute la fougue de leur jeunesse, et tant pis s'ils se crashaient en chemin puisque c'était le leur.

Début de millénaire, sur Terre : les mafias coupant un peu plus la cocaïne pour la rendre accessible au premier gogo venu, San Francisco s'était retrouvée inondée de poudre à chiottes. Frank, qui consommait des dopes tous les week-ends, sniffait maintenant son gramme tous les jours. Puis deux. Ça le rendait con, arrogant, irritable, sans qu'il voulût s'en rendre compte. Jane, qui avait le nez dedans plus souvent qu'à son tour, était mal placée pour le lui reprocher.

Ils se réveillaient le midi avec des types inconnus au milieu du salon, des poufiasses ramassées on ne sait où, des parasites qui vidaient le frigo. Les objets avaient commencé à disparaître. Puis leur amitié désintéressée.

— Tu me fais un trait, j'ai plus rien…

Frank n'était plus qu'un nuage de poudre, que Jane traversait entre deux prises de vue. Leur amitié se dégradait, il suffisait de voir Frank. La coke lui avait volé la vedette.

Jane remplaça la cocaïne par les pilules, comme si cela pouvait changer quelque chose, traîna dans les clubs rock où on les trouvait — acides, speed, ecstasy… C'est dans une de ces salles de concert qu'elle entendit pour la première fois Blood, un groupe d'Oakland mené par deux frères. Ce fut le coup de foudre. Pour la musique — du garage postgrunge revisité par les frangins — mais surtout pour Jeff Whiteboon, le chanteur guitariste.

Jefferson avait la beauté tragique de Buckley, le jeu de scène de Greenwood (Jonny), un brin de férocité en plus. Son frère Bryant martelait la batterie comme s'il voulait la tuer, et puis c'était tout — tout l'amour du monde dans leurs yeux quand ils se croisèrent au bar, après le concert.

— Salut belle gosse.

— Salut…

Pour une fois, tout était simple.

Jefferson et son frère Bryant étaient originaires d'Oakland, le fief originel des Black Panthers : le contact avec les dissidents et leurs enfants les avait politisés, ils espéraient que leur musique serait à la hauteur de cette colère légitime, qu'un sang noir et rebelle coulait aussi dans leurs veines blanches et, par extension, dans leurs notes — pour eux la même chose.

Jefferson en parlait avec tant de conviction qu'il apporta à Jane ce qui lui manquait : la hargne.

Le sperme de Carver refluait toujours entre ses cuisses, elle se perdait dans la dope pour oublier qu'elle avait dû s'essuyer avec des feuilles arrachées aux arbres du jardin, s'enfuir en larmes et jambes serrées, oublier que ce salaud n'avait peut-être même pas conscience d'avoir commis un viol, que ces putains d'images la hantaient toujours… Blood : un beau programme.

Jane et Jefferson mélangèrent le leur, si bien qu'ils ne se quittèrent plus — à quoi bon.

Jeff était sauvage et doux.

— Exactement ce qu'il me fallait, expliqua-t-elle à Frank.

Le nez dans la poudre, son ami homo comprit qu'elle le quittait. Il ne fit pas d'esclandre, juste une autre ligne…

Jefferson et Jane avaient fait l'amour ce soir-là dans l'appartement de Mission qu'il partageait avec son frère ; Bryant ayant eu la délicatesse de se soûler au bar du coin, ils s'aimèrent en silence dans une chambre encombrée de guitares, le corps plein de caresses et d'odeurs, puis recommencèrent, pour voir. Jane riait. C'était parti.

Ils s'installèrent, aménagèrent, s'organisèrent. Jeff et Bryant écumaient les clubs du Grand Ouest, ramassaient à peu près de quoi vivre ; Jane courait de ses cours aux castings sans trop changer ses habitudes. Mais pour que leur équipe à trois marche, il fallait serrer les vis.

— On n'a pas les moyens de se payer de la dope, avait prévenu Jefferson, parlant au nom de son frère, si j'étais toi, je laisserais tomber.

Jane n'avait rien dit de son addiction et, sur le coup, n'avait même pas cherché à nier — belle preuve de lucidité, qui ne pouvait que l'amener à décrocher. Ce qu'elle fit.

Leur première année ensemble fut merveilleuse, la seconde comme une comète. Le bonheur ne se résumerait pas à un claquement de doigts et Jane comptait en profiter.

— Dis donc Jeff, avait-elle dit un jour, tu ne voudrais pas un enfant par hasard ?

— Si, rétorqua-t-il, bonne idée.

Jane l'avait regardé intensément (il bricolait ses cordes, assis sur le lit), attendant un complément, un commentaire quelconque, qui ne vint pas. Il lui avait lancé un clin d'œil concupiscent.

— On commence quand ?

Petit malin…

Jane y avait mis du sien : un petit garçon était né treize mois plus tard, Duane, en hommage au grand-père Whiteboon, un sacré farceur d'après les frangins. La musique et la politique avaient remplacé la dope, Jane décrochait quelques contrats comme modèle et pouvait faire l'amour sans la bande de Carver en CinémaScope.

Duane grandit d'avorton à bout de chou ; à huit mois, il tenait seul en équilibre dans la main de son père, se laissait guider sous l'eau comme une torpille et émergeait les yeux ouverts, stoïque. Une graine d'homme c'est sûr, que Jane prenait pour un ange. Jefferson, statue de dieu, y gagnait en sagesse.

Ils fêtèrent les un an du bébé à Bodega Bay, la petite péninsule au nord de San Francisco, Duane perché sur les épaules de son père devant les falaises et les éléphants de mer qui se jetaient dans le Pacifique, les vagues grondant dans le vent pour lui apprendre à vivre…

— Je t'aime, Jeff.

— Moi aussi ma grosse.

Jane avait perdu trop de kilos depuis la fin de sa grossesse : on y voyait les os. Jeff avait cherché à la remplumer, mais les mois passaient et Jane virait à l'anémie… Pression de son gagne-pain — modèle — ou cause plus profonde ? Ils finirent par consulter un médecin, qui prescrivit une cure de fortifiants sans effet, puis un autre spécialiste qui, après analyses et un paquet de dollars, ne décela rien d'anormal.

Jane continuait pourtant à perdre l'appétit. Une forme d'anorexie ? Duane, lui, grandissait, en pleine forme, connaissait des mots comme « saucisse », « clébard ». Le bambin avait les cheveux noirs de son père, son caractère et son sourire : pourquoi Jane maigrissait-elle comme peau de chagrin ?

Jeff et Bryant tournaient du côté de Los Angeles quand elle eut un rendez-vous chez le docteur Barney, un autre spécialiste qu'une copine mannequin lui avait conseillé.

— C'est qui, ce médecin ? avait demandé Jeff au téléphone.

— Je ne sais pas, mais il est pas donné. Et il consulte à perpet', près de Tomales Bay… Il a une clinique là-bas qui s'occupe aussi des drogués.

Le musicien bougonnait à l'autre bout du combiné.

— Tu crois que la dope a à voir avec ça ?

— C'est ce que j'aimerais savoir… Jane soupira. Bon, et vous les garçons, comment ça se passe ?

— Une boucherie. Je te raconterai. Mais tout va bien… Tu le vois quand, ton médecin ?

— Demain matin, dix heures.

— Tu me tiens au courant, hein : qu'ils ne s'avisent pas de te garder, ces cons-là ! menaça Jeff en blaguant à moitié.

Jane aussi se méfiait. Du destin, des blessures mal cicatrisées, des chevaux de feu qui vous passent sur le corps.

Barney était paraît-il un personnage étrange, un médecin hors normes aux méthodes pas toujours conventionnelles mais efficaces. Un gourou ? Jane se posait la question, les yeux sur la route de campagne qui menait à sa clinique, Duane tétant son pouce à l'arrière, quand une voiture apparut ; elle venait d'un chemin mal bitumé sur la gauche, une vieille guimbarde qui s'arrêta au stop. Jane, qui avait ralenti dans sa petite Fiat, accéléra.

La guimbarde attendit qu'elle arrive à dix mètres pour lui couper la route.

Jane n'eut pas le temps de crier. Trop tard pour freiner : ou elle enfonçait l'obstacle de plein fouet ou elle se jetait dans le fossé sur sa droite, côté Duane. Jane cessa de respirer, d'un coup de volant chercha à contourner le monstre de fer, sentit un choc terrible contre la portière avant de voler littéralement : éjectée de la route, la Fiat percuta le sommet du fossé et partit en tonneaux dans un bruit de tonnerre.

Une poignée de secondes, comme un punching-ball.

Quand Jane ouvrit de nouveau les yeux, le sang coulait sur son visage. Une douleur atroce lui serrait le cœur : elle était encastrée dans l'habitacle, le toit enfoncé jusqu'aux sièges, jonchés d'éclats de verre. Duane… Elle fit un effort désespéré, réussit à tourner la tête vers l'arrière, et vit le petit ange traversé de bouts de ferraille. Il n'en restait plus rien, qu'un gigot sanguinolent… Une autre douleur alors la réveilla, fulgurante : celle de sa jambe écrasée par le moteur.

*

L'accident avait eu lieu à trois kilomètres de la clinique du docteur Barney. Jeff avait été prévenu le soir même, en sortant de concert, et avait trouvé Jane le lendemain dans un lit d'hôpital, exsangue. On n'avait pas pu sauver sa jambe ; os, tendons, muscles, tout était broyé ; il avait fallu l'amputer sous le genou.

Quant à Duane, il était mort à l'arrivée des secours.

Leur vie venait de basculer et ne s'en relèverait jamais.

Douleur furieuse, rage impuissante, Jeff avait voulu passer ses nerfs sur le chauffard qui avait provoqué l'accident, bien décidé à le cogner jusqu'à la fin de ses jours, mais il était tombé sur un vieux de quatre-vingt-dix ans qui, s'il était sorti indemne de la collision, n'y voyait pas à deux mètres derrière ses culs-de-bouteille.

— Elle allait trop vite ! se disculpait-il.

Une envie de meurtre, de commencer par soi…

Jeff avait tout laissé en chantier pour s'occuper de Jane. Qu'au moins elle vive.

Il l'avait veillée, caressée, pleurant avec elle le souvenir de leur beau bébé cassé. La dégueulasserie n'avait pas de limites. Il ne restait qu'eux dans la mare aux sorcières, pataugeant dans les remugles d'un amour déchu.

Jane souffrait le martyre lors de la crémation — leur petit bout de fils reconstitué comme du hachis dans son costume de bois, la morphine postopératoire incapable d'atténuer la douleur, Duane qui s'en allait dans les flammes : un mauvais rêve.

Jane avait passé deux mois sous sédatif, prostrée dans ce lit d'amour où il n'était plus question de rien. Son fils, sa jambe, c'était trop. Jefferson la voyait sombrer mais il ne voulait pas perdre la femme qu'il aimait, même estropiée. Il lui fit des propositions, chercha avec elle une façon de s'en sortir.

— Ça servira à quoi ?

— T'occupe.

Tout n'était pas perdu. Avec le temps, la douleur de son moignon était devenue physiquement tolérable, Jane devait bouger, sortir de ce lit sanctuaire où elle se laissait mourir… Jeff n'était pas fier en amenant la prothèse, mais il lui vendit l'article : la prothèse était une petite merveille de technologie (qui lui avait coûté sa maigre fortune), épousant parfaitement les mouvements de son articulation et la pression du corps. Avec ça et un peu d'entraînement, elle pourrait marcher presque normalement.

Jeff s'emballait, maladroit, enthousiaste.

— Te fatigue pas, avait-elle dit sans un sourire, c'est fichu.

— Non.

— Si…

Jefferson ne voulait pas l'entendre, mais Jane savait que tous les efforts du monde n'y changeraient rien.

— Laisse tomber, je te dis. Tu ne vas pas passer ta vie avec une infirme. Regarde-toi : tu es trop jeune et trop beau pour t'encombrer… La musique est ton salut, Jeff, et moi un boulet, c'est aussi simple que ça. Et je ne veux pas de ta pitié, attendre le jour où tu ne rentreras pas, où tu en aimeras une autre et que tu te crèveras le bide pour m'en parler, pauvre petit chéri écrasé de culpabilité mais qui partira quand même, et qui aura raison… Tu vas me quitter, un jour ou l'autre, et je ne veux pas vivre ce compte à rebours. Je préfère qu'on se sépare maintenant, au moins les choses sont claires. Demain, tu ne m'aimeras plus. Je peux t'aider à ça si tu t'avises de rester contre mon gré… Sauve-toi. Sauve-toi Jeff, va faire de la musique et disparais de ma vue. De ma vie. Maintenant.

Jane devenait méchante. Elle disait qu'elle pouvait se débrouiller sans lui, qu'elle avait une assurance santé de ses parents, un gros paquet de fric qui tomberait bientôt, qu'elle referait sa vie avec un cul-de-jatte, un putain d'aveugle ou n'importe quel fils de pute excité par un moignon d'amputée.

Jeff était parti.

*

Il y avait de la drogue dans la drogue…

Jane avait pris une première dose avant de prendre le cable-car, histoire de se mettre en train. Elle avait dit au revoir à Castro, le quartier où elle avait vécu ses premières années à San Francisco, la maison en bois peint en mauve qu'elle partageait avec Frank… Qu'était devenu son mentor homo ? Producteur entouré de cajoleurs ou junky tremblant, les sinus défoncés à l'ammoniac ?

Les yeux vagues à la vitre du cable-car, Jane avait observé les rues pentues qui menaient à Haight-Ashbury, ses pastels de maisons sagement alignées défiant la tectonique, les boutiques organic qui florissaient le long des rues, le soir tranquille qui tombait sur la ville, se demandant quand la drogue allait faire son effet.

« Manquerait plus qu'on m'ait grugée sur le dosage », ruminait-elle encore en descendant du cable-car.

C'est en bordure du parc qu'elle ressentit les premiers effets de la poudre. Après quatre ans de sevrage, le choc fut frontal ; elle dut se rattraper aux grilles, manquant de chanceler sur sa jambe de fer.

« Oufff… »

Son cerveau en voyait de toutes les couleurs. Jane eut un brusque haut-le-cœur et vomit sa bile au pied des arbustes. L'acidité la fit tousser un moment avant qu'elle ne reprît ses esprits. Ça n'allait pas mieux. Vertige, nausée, il fallait qu'elle trouve un endroit tranquille, pour se remettre…

Le jour, le Golden Gate Park accueillait une foule dispersée entre les allées menant aux musées et les vastes pelouses, terrains de jeu des enfants et des chiens : la nuit, c'était le rendez-vous des défoncés, des homeless, des détraqués… Jane se traîna en s'accrochant aux grilles du parc, finit par trouver l'équilibre après un bref combat contre l'apesanteur. Sa prothèse s'était transformée en ressorts de cartoon, elle avait l'impression de fendre les vagues d'un océan déchaîné, vaisseau féminin crachant l'écume.

Ne voyant personne à l'entrée du parc, elle descendit l'allée et trouva un banc à l'ombre d'un chêne multicentenaire.

Elle se tenait là, immobile. La lune éclairait les feuillages : les pelouses étaient mauves, son cerveau dans le formol… Les minutes passèrent, mauvais mirage. Jane trouva une cigarette dans son sac de toile, l'alluma fébrilement. On s'évaporait autour d'elle, statue blanche et chrome sous les rayons cosmiques. Son esprit se stabilisa un peu, entre Mercure et Jupiter. Jane divaguait sur le banc du parc lorsqu'elle entendit le craquement d'une branche sur sa droite.

Sortant de sa léthargie, elle fixa les ténèbres : oui, il y avait une forme à l'ombre du chêne, qui disparut dans l'obscurité…

Elle guetta les bruits de la nuit, un temps qui lui parut interminable, n'entendit plus que le chant du vent dans les arbres… Hallucination ? Un nouveau craquement se produisit, sur sa gauche… Non, elle ne rêvait pas, il y avait bien une silhouette sous l'arbre : un homme, qui se terrait à l'ombre des branches…

— Tu cherches quelque chose ?! lui lança-t-elle.

La forme ne bougea pas — pas tout de suite. Le cœur de Jane battait jusqu'à ses tempes échaudées par la dope : un homme grand et massif sortit enfin de sa cachette, les cheveux sur les épaules… La lune l'éclaira un peu sur le terrain découvert : un homeless.

— Heu… je ne sais pas, dit-il.

— Tu sais pas quoi ?

Il marchait à pas comptés, hésitant.

— Ce que je cherche…

Il semblait plus mal à l'aise que menaçant.

— Si tu es là, tu dois avoir une piste.

— Je… je vous ai suivie, avoua-t-il, je ne sais pas pourquoi…

Ce n'était pas un violeur en maraude mais un sans-abri à la peau cuivrée vêtu de guenilles, portant un sac de toile élimée à l'épaule. Il avança jusqu'à elle, pataud, visiblement intimidé.

— Tu es indien ? demanda Jane pour briser la glace.

Il baissa les yeux sur sa robe à pois blancs.

— Ça se voit tant que ça ? dit-il d'une voix rauque.

— Ça fait cinq minutes que tu me tournes autour comme un chariot.

L'homme esquissa un sourire dans la semi-obscurité. Il avait entre trente et quarante ans, difficile à dire vu son état, empestait l'alcool et se dandinait sur l'herbe fraîche.

— Je ne voulais pas te faire peur, dit-il. Pardon.

Le pauvre avait l'air sincère.

— Tu viens d'où ?

— Dakota du Sud.

Jane connaissait sa géographie, les histoires qui allaient avec.

— Sioux ?

L'homme opina :

— Oglala.

— Ceux qu'on a massacrés à Wounded Knee, hum…

Jane gambergeait sur son banc. Elle et Jeff trouvaient que les photos des Indiens abattus dans la neige à Wounded Knee rappelaient les soldats de la Wehrmacht lors de la retraite de Russie, ces corps gelés avec leurs chevaux, ou ce qu'il en restait… Wounded Knee, genou blessé : Jane reçut la nouvelle comme une révélation macabre, un message qu'on lui envoyait de l'au-delà, et ses fantômes pour lui répondre… Elle se ressaisit.

— Tu t'appelles comment, Grand Chef ?

— Sam…

— Ce n'est pas un nom de Sioux.

L'homme fit la moue.

— C'est celui qu'on m'a donné…

Jane songea qu'il avait dû être beau ; ses yeux étaient doux derrière les brumes d'alcool, son corps encore élancé sous ses frusques sales. Un pauvre bougre d'Indien déraciné qui n'avait pas survécu au massacre : bien sûr, leur rencontre ne devait rien au hasard… Jane chercha dans les étoiles, qui n'y pouvaient plus rien.

— Je vais t'appeler… Deux-Ours, dit-elle.

Le Sioux haussa les épaules sous son treillis élimé, désigna la place sur le banc.

— Je peux m'asseoir ?

Il tanguait dans la houle.

— Si tu arrives jusque-là, oui, répondit-elle.

Son sourire ironique le mit un peu plus mal à l'aise ; bon an mal an, Deux-Ours prit place sur le banc.

— Je m'appelle Jane, dit-elle.

Il loucha sur son visage, trop près sans doute, malgré la distance respectable qu'il avait mise entre eux. Il devait avoir sacrément picolé. Jane tira une cigarette de son sac.

— Tu fumes, Deux-Ours ?

— Je m'appelle Sam, dit-il.

Il était presque attendrissant.

— Ce n'est pas ma faute si tu as de grosses pattes, dit-elle pour le détendre.

Le Sioux prit la cigarette sans un mot, l'alluma, puis il jeta un regard noir sur l'étendue du parc. La pelouse blanchissait sous la lune, eux aussi commençaient à mieux distinguer les contours de leur visage. Une nausée la ramena à la réalité.

— Tu vas mieux ? demanda-t-il.

Jane s'ébroua — son esprit escaladait les cimes des arbres.

— Mieux ?

— Je t'ai vue vomir près des grilles, tout à l'heure…

Elle cligna des yeux.

— C'est pour ça que tu m'as suivie ?

Il ne répondit pas.

— Dis-moi, Deux-Ours : tu suis tous les animaux blessés ou malades que tu croises pour leur faire la causette ?

Il secoua sa longue tignasse brune, fataliste.

— Non… Non, j'ai le cerveau brouillé, Jane. Bu trop d'eau-de-feu… (Il croisa brièvement son regard…) Deux-Ours est une espèce en voie de disparition, si tu veux mon avis.

Jane eut un rire franc, accentué par la drogue. Non elle ne se trompait pas, le destin lui envoyait son représentant officiel, le messager du Grand Esprit, pour qu'elle se sente moins seule jusqu'à son campement d'hiver… Il toussait quand elle se tourna vers lui :

— Tu viens souvent ici la nuit, Deux-Ours ?

— Non… Jamais.

— Moi non plus…

Un silence passa, que personne n'écoutait.

— Il y avait des arbres comme ça chez moi, dit-il enfin. Il y a longtemps…

— Chez moi il y avait surtout des cons, renchérit-elle. Il y a longtemps aussi.

Jane le vit sourire en douce.

— On fait une belle équipe tous les deux, pas vrai ? relança-t-elle.

L'Indien haussa les épaules.

— Bah… Moi, je sais pas, mais toi… Oui, ajouta-t-il, ça ne fait pas une équipe, mais toi tu es très belle.

Sam était sincère. Et se voulait gentil.

— Tu aimes les handicapées, Deux-Ours ?

Les mots mordaient la bouche de Jane, mais il voyait trop bien qu'elle se blessait elle-même.

— Ce n'est pas comme ça que je te vois, dit-il.

Il y avait dans sa voix une compassion que son peuple n'avait pas eue envers ses ancêtres de Wounded Knee. Jane ne se laissa pas attendrir : elle tendit son genou replié sous le banc, découvrant sa prothèse.

— Et là, tu vois quoi ?

Le Sioux ne se démonta pas.

— Je vois une femme malheureuse.

— Dis donc, tu es perspicace, Deux-Ours ! Tu as du flair — ha ! ha !

Son rire résonna dans son cerveau de bois flottant, provoqua une brève bouffée délirante : l'écho de sa voix courut sur la pelouse en direction des arbres et disparut dans les cimes… Un oiseau pépia dans la nuit. Après quoi, rien : Jane planait bien au-dessus des cieux.

Le homeless aussi se taisait adroitement.

— Tu es toujours là, Deux-Ours ? demanda-t-elle au bout du silence.

— Oui.

Quittant son délire psychédélique, Jane se tourna vers lui.

— Que dirais-tu d'une petite balade en ville ?

Il releva un sourcil.

— Où ça, tu veux dire dans le quartier ?

— C'est moi qui invite… Tu aimes ça, boire ?

— Hum… Toi aussi on dirait, non ?

— Pour toi, je veux bien faire une exception.

Un traitement de faveur. Un traitrement. Les mots aussi s'embrouillaient dans sa cervelle d'estropiée — il était vraiment temps de se bouger.

— Je veux bien t'accompagner dans un bar, concéda Deux-Ours, mais avec mon costume de poivrot, pas sûr qu'ils me laissent rentrer.

— J'en fais mon affaire ! s'écria Jane, dressant son index dans la nuit.

Un geste économe, un des rares qu'elle pouvait faire seule. Une vague euphorie la saisit, qui laissait le Sioux sceptique.

— Cesse de grogner, Deux-Ours, fit-elle en écrasant sa cigarette sous sa chaussure. Aide-moi plutôt à me lever…

*

Deux-Ours l'avait soutenue tout le chemin. Il puait un peu, mais le reste de la machine tenait la distance. Le brave avait parcouru les plaines dans une autre vie — sûr. Jane roulait des yeux, calée sous l'épaule du homeless, qui la ramenait à la lumière des réverbères. Ceux de Haight-Ashbury les attiraient comme les lampions d'une fête où personne ne vous attend.

Il y avait des fêtards, des gens qui rentraient chez eux, des touristes que taxaient les sans-abri de son genre.

— Tu veux aller où ? demanda-t-il bientôt.

— Où tu veux.

— Où je veux ? Mais je ne connais rien. Je suis pas d'ici.

— Non, convint Jane, tu es de Wounded Knee… Comme moi ce soir. C'est beau, non ?

Sa voix se voulait plus familière, mais Jane avait du mal à articuler. Le guerrier la portait depuis trois cents mètres, légère comme une plume avec sa jambe en moins.

— Alors ? demanda Deux-Ours, désignant les enseignes des bars.

Difficile de lire les noms. Jane laissa tomber.

— Le premier, là, dit-elle, avec la devanture rouge…

L'intérieur du bar était sombre et il n'y avait pas de portier ; ils se glissèrent sans encombre jusqu'au comptoir de l'Alembic, le plus petit bistrot de la rue Haight, à l'ambiance plus ou moins gothique malgré les Sex Pistols qui braillaient dans les enceintes. Deux-Ours nicha Jane sur un tabouret, jeta un œil curieux sur le décor pendant qu'elle rassemblait ses esprits.

— Salut, ça va ?! lança la barmaid. Qu'est-ce que je vous sers ?

Une punkette en jupe courte déchirée trônait derrière le comptoir ; elle portait des bas en pattes d'araignée, une dizaine de piercings et des tatouages aux couleurs étranges sous le spot violet qui éclairait le comptoir.

— Tu bois quoi ? fit Jane à son compagnon d'un soir.

— Je ne sais pas, comme toi, une bière…

— OK. Deux bloody mary, s'il te plaît.

Deux-Ours ne broncha pas. Il y avait un peu de monde, un couple d'amoureux imbibés qui se pelotaient à l'autre bout du comptoir, quelques touristes qui s'encanaillaient, un ou deux soûlards de service.

— C'est pas souvent qu'on me paie un verre, fit l'Indien.

— C'est parce que tu bois trop, Deux-Ours !

La punkette derrière le comptoir aussi avait l'air bien partie — elle faisait semblant de pisser dans les cocktails, pour la plus grande joie des amoureux. Enfin, leurs verres atterrirent à portée de main. Bonne idée d'avoir pris de l'argent : Jane déposa un billet de vingt dollars sur le comptoir humide, laissa le pourboire.

Ils trinquèrent.

— À la vie, Deux-Ours ! s'esclaffa-t-elle. À la vie qui fout le camp !

Ils burent une première gorgée, épicée, croquèrent les asperges vertes qui trempaient dans la vodka-tomate. Celle de Jane avait un sale goût d'ammoniac.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'enhardit Deux-Ours. Pour que tu sois comme ça…

— Comme ça ? fit Jane en dressant sa prothèse. Bah, j'ai pris mon pied un jour où je n'en pouvais plus en le mettant dans un broyeur… Ou alors j'ai été amputée sur un champ de bataille. Ou je suis née comme ça : avec un bout de ferraille articulé au genou. Tu choisis.

— Je ne parlais pas spécialement de ta jambe, répondit-il d'un ton neutre. Je me demandais seulement comment quelqu'un comme toi pouvait se retrouver avec quelqu'un comme moi, dans ce bar, pourquoi tu erres la nuit dans les rues… Pourquoi je t'ai suivie.

Elle tangua un moment sur son tabouret imitation zèbre.

— Nos destins sont liés, Deux-Ours : c'est la nuit qui nous a réunis.

— Tu ne réponds pas, Jane, ou alors à côté.

Bien sûr.

— Parle-moi plutôt de toi.

Il soupira, comme si de vieux souvenirs lui remontaient.

— Il n'y a pas grand-chose à dire… Pauvreté, désœuvrement, alcool, chômage, fuite. À mettre dans l'ordre que tu veux… Mon histoire est tellement banale qu'elle ne vaut pas une ligne, dans aucun livre, ni même que je te la raconte.

Son élocution était hésitante malgré son haleine, sa lucidité encore intacte. Jane sonda son regard, il était triste et condamné comme son peuple, l'idée qu'elle s'en faisait. Que le diable les emporte, les Indiens massacrés de Wounded Knee, elle, sa prothèse, la dope. Jane délirait sur son tabouret.

— Tu as un métier ? demanda soudain Deux-Ours.

— Hum ?

— Je suis sûr que tu fais autre chose de ta vie que traîner dans la rue.

— Ah oui, releva-t-elle mollement, qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Ce n'est pas un endroit pour toi.

Elle se redressa sur son tabouret, ivre.

— Tu me mettrais dans quelle case : rebut ?

— Je t'ai déjà dit que tu étais belle comme tu étais, s'empourpra le Sioux.

— Comme j'étais, oui.

Jane descendit la moitié du bloody mary, Hanni El Khatib à plein volume. La barmaid tatouée alignait les shots au bout du comptoir, bien décidée à soûler à mort le couple d'amoureux. Jane se tourna vers le vagabond, qui méditait dans son cocktail.

— Tu as dit adieu à ta famille, Deux-Ours ?

Il releva la tête, circonspect.

— Pourquoi ?

— C'est important.

— Je me souviens pas. C'était il y a longtemps… Et il vaut mieux comme ça. De toute façon, il n'y a rien à faire là-bas, même pas des adieux.

— C'est parce qu'on vous a parqués.

— Hum.

— Il paraît qu'ils veulent faire un mausolée, ou un monument pour les victimes de Wounded Knee, avança Jane. On m'a aussi dit que Johnny Depp voulait racheter le site pour le donner aux Indiens…

Il opina tristement.

— Comme ça, on finira en bêtes curieuses, pour les touristes.

— Tu sais ce que disait je ne sais plus quel poète, fit-elle pour lui remonter le moral : « Celui qui regarde le lion dans sa cage finit par pourrir dans la mémoire du lion… »

— Hum.

Il grognait toujours. Jane acheva son verre, encore rempli de glaçons. Effets secondaires de la dope, lassitude de son cerveau malade, la jeune femme rouvrit les yeux et soudain tout s'accéléra : la musique, la barmaid piercinguée qui versait les shots de whisky sur ses seins nus en hurlant des insanités, les mouvements des clients au comptoir, les vertiges. D'autres touristes arrivaient et elle perdait les pédales.

— Viens, souffla Jane. Allons-nous-en…

Deux-Ours l'aida à descendre du tabouret, finit la vodka et la prit heureusement par le bras.

Le vent dehors lui fit un peu de bien. Pas assez. Jane n'était pas sûre d'arriver seule au sommet de la colline ; un vieux hippie dormait au milieu du trottoir, les noctambules riaient fort, mais le monde devenait flou.

— On va où ? demanda Deux-Ours.

Jane fit un effort terrible pour marcher droit.

— À Bellavista…

*

Ils n'avaient croisé que des corbeaux sur la route. Une autre vue de l'esprit, qui s'échappait peu à peu. Courage, se dit-elle. Il lui en fallait.

Le petit parc de Bellavista se situait au bout de la main street, grimpant à flanc de colline. Jane y allait souvent avec Duane et Jeff : les petits animaux, les terrains de tennis avec panorama sur la ville, les joggers, les meutes de chiens disciplinés qu'on promenait par groupe, mille curiosités pour un bébé attentif. Mais Duane n'existait plus, ni Jeff, ni elle. Le parc, moins couru que son gigantesque homologue du Golden Gate, semblait vide. Ici pas de musées ni de plans d'eau aménagés, que des souvenirs à la casse.

Deux-Ours l'aida à gravir le chemin sinueux qui menait tout là-haut. Le rescapé de Wounded Knee était un brave sous ses loques, et dur au mal.

— Tu tiens le coup ? demanda-t-il à mi-chemin.

— Super.

La vodka n'avait pas arrangé son état. Ils atteignirent enfin l'espace rocheux qui marquait le sommet de la colline. Jane évita les pierres traîtresses qui jonchaient le sentier creusé par le pas des promeneurs, la prothèse butait sur les obstacles mais Deux-Ours titubait mieux qu'elle dans la nuit.

Le vent était plus fort sur les hauteurs de Bellavista, et la faisait vaciller. Jane avait le cœur gros, le souffle court.

— Je n'en peux plus, dit-elle doucement.

— Tu veux t'asseoir ?

— Oui…

Leur campement d'hiver.

Il aida la jeune femme à se caler au creux d'un rocher, avant de prendre place à ses côtés. San Francisco s'étendait sous leurs yeux, belle endormie dans la nuit moite… C'était la fin de l'été, du chemin.

Jane ouvrit son sac, farfouilla à l'intérieur.

— Qu'est-ce que tu cherches ?

— La dope, dit-elle.

— De la dope ? Hum, grommela-t-il, tu ne crois pas que tu as déjà ton compte ? Jane, tu arrives à peine à marcher.

Sa voix était étonnamment douce, ou alors n'était-ce que la brise.

— Je n'ai plus besoin de marcher, dit-elle en relevant la tête de son sac. Grâce à toi…

Jane extirpa un étui à cigarettes en argent, qu'elle ouvrit avec précaution. L'étui contenait un joint high-tech, avec un tube de plastique blanc qui faisait office de filtre. Visiblement, Deux-Ours n'avait jamais rien vu de semblable.

— C'est quoi, de l'herbe ?

— Aussi, oui, concéda Jane. Pour toi, Deux-Ours… Pour nous.

Michael, le dealer qui lui avait vendu la défonce, l'avait prévenue : c'était de la came de première catégorie, un nouveau produit qui pouvait t'envoyer direct au nirvana. Pas plus d'un gramme par prise — Jane en avait fumé deux avant de prendre le cable-car… Un simple test. Il était temps de passer à la phase deux.

Jane alluma le joint sans plus penser à rien et aspira une longue bouffée, les yeux brillant de larmes… Huit grammes : une dose mortelle pour des novices.

— Ça te dit, Deux-Ours ? demanda-t-elle.

— Hum, grogna le Sioux.

Il empoigna le joint, aspira à son tour une large bouffée. Bref moment d'harmonie. Le Sioux avait confiance dans la parole des visages pâles : il avait tort.

— Viens, dit Jane. Viens contre moi…

Deux-Ours la regardait avec les yeux de l'amour : il fuma le poison avec elle, caressa ses cheveux de ses grandes mains maladroites, en silence, sans savoir que son cerveau brûlait.

Les lumières de San Francisco scintillèrent sous la lune, une dernière fois : Jane se sentit partir, sortir de son corps pour n'y plus redescendre. Elle voyait double.

Le fantôme de Wounded Knee la tenait au chaud, calée contre sa poitrine… et ce fut tout.

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