Dans des après-midi inépuisables

Maintenant que la lumière autour de nos corps estdevenue palpable,

Maintenant que nous sommes parvenus à destination

Et que nous avons laissé derrière nous l'univers de laséparation,

L'univers mental de la séparation,

Pour baigner dans la joie immobile et féconde

D'une nouvelle loi

Aujourd'hui,

Pour la première fois,

Nous pouvons retracer la fin de l'ancien règne.


Première partie Le royaume perdu

1

Le 1er juillet 1998 tombait un mercredi. C'est donc logiquement, quoique de manière inhabituelle, que Djerzinski organisa son pot de départ un mardi soir. Entre les bacs de congélation d'embryons et un peu écrasé par leur masse, un réfrigérateur de marque Brandt accueillit les bouteilles de champagne; il permettait d'ordinaire la conservation des produits chimiques usuels.

Quatre bouteilles pour quinze, c'était un peu juste. Tout, d'ailleurs, était un peu juste: les motivations qui les réunissaient étaient superficielles; un mot maladroit, un regard de travers et le groupe risquait de se disperser, chacun se précipitant vers sa voiture. Ils se tenaient dans une pièce climatisée en sous-sol, carrelée de blanc, décorée d'un poster de lacs allemands. Personne n'avait proposé de prendre de photos. Un jeune chercheur arrivé en début d'année, un barbu d'apparence stupide, s'éclipsa au bout de quelques minutes en prétextant des problèmes de garage. Un malaise de plus en plus perceptible se répandit entre les convives; les vacances étaient pour bientôt. Certains se rendaient dans une maison familiale, d'autres pratiquaient le tourisme vert. Les mots échangés claquaient avec lenteur dans l'atmosphère. On se sépara rapidement.

A dix-neuf heures trente, tout était terminé. Djerzinski traversa le parking en compagnie d'une collègue aux longs cheveux noirs, à la peau très blanche, aux seins volumineux. Elle était un peu plus âgée que lui; vraisemblablement, elle allait lui succéder à la tête de l'unité de recherches. La plupart de ses publications portaient sur le gène DAF3 de la drosophile; elle était célibataire.

Debout devant sa Toyota, il tendit une main à la chercheuse en souriant (depuis quelques secondes il prévoyait d'effectuer ce geste, de l'accompagner d'un sourire, il s'y préparait mentalement). Les paumes s'engrenèrent en se secouant doucement. Un peu tard il songea que cette poignée de main manquait de chaleur; compte tenu des circonstances ils auraient pu s'embrasser, comme le font les ministres, ou certains chanteurs de variétés.

Les adieux consommés, il demeura dans sa voiture pendant cinq minutes qui lui parurent longues. Pourquoi la femme ne démarrait-elle pas? Se masturbait-elle en écoutant du Brahms? Songeait-elle au contraire à sa carrière, à ses nouvelles responsabilités, et si oui s'en réjouissait-elle? Enfin, la Golf de la généticienne quitta le parking; il était de nouveau seul. La journée avait été superbe, elle était encore chaude. En ces semaines du début de l'été, tout paraissait figé dans une immobilité radieuse; pourtant, Djerzinski en était conscient, la durée des jours avait déjà commencé à décroître.

Il avait travaillé dans un environnement privilégié, songea-t-il en démarrant à son tour. À la question: «Estimez-vous, vivant à Palaiseau, bénéficier d'un environnement privilégié?», 63% des habitants répondaient: «Oui.» Cela pouvait se comprendre; les bâtiments étaient bas, entrecoupés de pelouses. Plusieurs hypermarchés permettaient un approvisionnement facile; la notion de qualité de vie semblait à peine excessive, concernant Palaiseau.

En direction de Paris, l'autoroute du Sud était déserte. Il avait l'impression d'être dans un film de science-fiction néo-zélandais, vu pendant ses année d'étudiant: le dernier homme sur Terre, après la disparition de toute vie. Quelque chose dans l'atmosphère évoquait une apocalypse sèche.

Djerzinski vivait rue Frémicourt depuis une dizaine d'années; il s'y était habitué, le quartier était calme. En 1993, il avait ressenti la nécessité d'une compagnie; quelque chose qui l'accueille le soir en rentrant. Son choix s'était porté sur un canari blanc, un animal craintif. Il chantait, surtout le matin; pourtant, il ne semblait pas joyeux; mais un canari peut-il être joyeux? La joie est une émotion intense et profonde, un sentiment de plénitude exaltante ressenti par la conscience entière; on peut la rapprocher de l'ivresse, du ravissement, de l'extase. Une fois, il avait sorti l'oiseau de sa cage. Terrorisé, celui-ci avait chié sur le canapé avant de se précipiter sur les grilles à la recherche de la porte d'entrée. Un mois plus tard, il renouvela la tentative. Cette fois, la pauvre bête était tombée par la fenêtre; amortissant tant bien que mal sa chute, l'oiseau avait réussi à se poser sur un balcon de l'immeuble en face, cinq étages plus bas. Michel avait dû attendre le retour de l'occupante, espérant ardemment qu'elle n'ait pas de chat. Il s'avéra que la fille était rédactrice à 20 Ans; elle vivait seule et rentrait tard. Elle n'avait pas de chat.

La nuit était tombée; Michel récupéra le petit animal qui tremblait de froid et de peur, blotti contre la paroi de béton. À plusieurs reprises, généralement en sortant ses poubelles, il croisa de nouveau la rédactrice. Elle hochait la tête, probablement en signe de reconnaissance; il hochait de son côté. Somme toute, l'incident lui avait permis d'établir une relation de voisinage, en cela, c'était bien.

Par ses fenêtres on pouvait distinguer une dizaine d’immeubles, soit environ trois cents appartements. En général, lorsqu'il rentrait le soir, le canari se mettait à sirfler et à gazouiller, cela durait cinq à dix minutes; puis il changeait ses graines, sa litière et son eau. Cependant, ce soir-là, il fut accueilli par le silence. Il s'approcha de la cage: l'oiseau était mort. Son petit corps blanc, déjà froid, gisait de côté sur la litière de gravillons.

Il dîna d'une barquette de loup au cerfeuil Monoprix Gourmet, qu'il accompagna d'un Valdepenas médiocre. Après une hésitation il déposa le cadavre de l'oiseau dans un sac plastique qu'il lesta d'une bouteille de bière, et jeta le tout dans le vide-ordures. Que faire d'autre? Dire une messe?

Il n'avait jamais su où aboutissait ce vide-ordures à l'ouverture exiguë (mais suffisante pour contenir le corps d'un canari). Cependant il rêva de poubelles gigantesques, remplies de filtres à café, de raviolis en sauce et d'organes sexuels tranchés. Des vers géants, aussi gros que l'oiseau, armés de becs, attaquaient son cadavre. Ils arrachaient ses pattes, déchiquetaient ses intestins, crevaient ses globes oculaires. Il se redressa dans la nuit en tremblant; il était à peine une heure et demie. Il avala trois Xanax. C'est ainsi que se termina sa première soirée de liberté.


2

Le 14 décembre 1900, dans une communication faite à l'Académie de Berlin sous le titre Zur Théorie des Geseztes der Energieverteilung in Normalspektrum, Max Planck introduisit pour la première fois la notion de quantum d'énergie, qui devait jouer un rôle décisif dans l'évolution ultérieure de la physique. Entre 1900 et 1920, sous l'impulsion principalement d'Einstein et de Bohr, des modélisations plus ou moins ingénieuses tentèrent d'accorder le nouveau concept au cadre des théories antérieures; ce n'est qu'à partir du début des années vingt que ce cadre apparut irrémédiablement condamné.

Si Niels Bohr est considéré comme le véritable fondateur de la mécanique quantique, ce n'est pas seulement en raison de ses découvertes personnelles, mais surtout de l'extraordinaire ambiance de créativité, d'effervescence intellectuelle, de liberté d'esprit et d'amitié qu'il sut créer autour de lui. L'Institut de physique de Copenhague, fondé par Bohr en 1919, devait accueillir tout ce que la physique européenne comptait de jeunes chercheurs. Heisenberg, Pauli, Born y firent leur apprentissage. Un peu plus âgé qu'eux, Bohr était capable de consacrer des heures à discuter le détail de leurs hypothèses, avec un mélange unique de perspicacité philosophique, de bienveillance et de rigueur. Précis, voire maniaque, il ne tolérait aucune approximation dans l'interprétation des expériences; mais, non plus, aucune idée neuve ne lui paraissait a priori folle, aucun concept classique intangible. II aimait inviter ses étudiants à le rejoindre dans sa maison de campagne de Tisvilde; il y recevait des scientifiques d'autres disciplines, des hommes politiques, des artistes; les conversations passaient librement de la physique à la philosophie, de l'histoire à l'art, de la religion à la vie quotidienne. Rien de comparable ne s'était produit depuis les premiers temps de la pensée grecque. C'est dans ce contexte exceptionnel que furent élaborés, entre 1925 et 1927, les termes essentiels de l'interprétation de Copenhague, qui invalidait dans une large mesure les catégories antérieures de l'espace, de la causalité et du temps.

Djerzinski n'était nullement parvenu à recréer autour de lui un tel phénomène. L'ambiance au sein de l'unité de recherches qu'il dirigeait était, ni plus ni moins, une ambiance de bureau. Loin d'être les Rimbaud du microscope qu'un public sentimental aime à se représenter, les chercheurs en biologie moléculaire sont le plus souvent d'honnêtes techniciens, sans génie, qui lisent Le Nouvel Observateur et rêvent de partir en vacances au Groenland. La recherche en biologie moléculaire ne nécessite aucune créativité, aucune invention; c'est en réalité une activité à peu près complètement routinière, qui ne demande que de raisonnables aptitudes intellectuelles de second rang. Les gens font des doctorats, soutiennent des thèses, alors qu'un Bac + 2 suffirait largement pour manœuvrer les appareils. «Pour avoir l'idée du code génétique, aimait à dire Desplechin, le directeur du département biologie du CNRS, pour découvrir le principe de la synthèse des protéines, là, oui, il fallait un petit peu mouiller sa chemise. D'ailleurs vous remarquerez que c'est Gamow, un physicien, qui a mis le nez en premier sur l'affaire. Mais le décryptage de l'ADN, pfff… On décrypte, on décrypte. On fait une molécule, on fait l'autre. On introduit les données dans l'ordinateur, l'ordinateur calcule les sous-séquences. On envoie un fax dans le Colorado: ils font le gène B27, on fait le C33. De la cuisine. De temps en temps il y a un insignifiant progrès d'appareillage; en général ça suffit pour qu'on vous donne le Nobel. Du bricolage; de la plaisanterie.»

L'après-midi du 1er juillet était d'une chaleur écrasante; c'était une de ces après-midi qui se terminent mal, où l'orage finit par éclater, dispersant les corps dénudés. Le bureau de Desplechin donnait sur le quai Anatole-France. De l'autre côté de la Seine, sur le quai des Tuileries, des homosexuels circulaient au soleil, discutaient à deux ou par petits groupes, partageaient leurs serviettes. Presque tous étaient vêtus de strings. Leurs muscles humectés d'huile solaire brillaient dans la lumière, leurs fesses étaient luisantes et galbées. Tout en bavardant certains massaient leurs organes sexuels à travers le nylon du string, ou y glissaient un doigt, découvrant les poils pubiens, le début du phallus. Près des baies vitrées, Desplechin avait installé une lunette d'approche. Lui-même était homosexuel, selon la rumeur; en réalité, depuis quelque années, il était surtout alcoolique mondain. Une âpres-midi comparable à celle-ci, il avait par deux fois tenté de se masturber, l'œil collé à la lunette, fixant avec persévérance un adolescent qui avait laissé glisser son string et dont la bite entamait une émouvante ascension dans l'atmosphère. Son propre sexe était retombé, flasque et ridé, sec; il n'avait pas insisté.

Djerzinski arriva à seize heures précises. Desplechin avait demandé à le voir. Son cas l'intriguait. Il était certes courant qu'un chercheur prenne une année sabbatique pour aller travailler dans une autre équipe en Norvège, au Japon, enfin dans un de ces pays sinistres où les quadragénaires se suicident en masse. D'autres - le cas s'était fréquemment produit pendant les «années Mitterrand», années où la voracité financière avait atteint des proportions inouïes - se mettaient en quête de capital-risque et fondaient une société afin de commercialiser telle ou telle molécule; certains avaient d'ailleurs édifié en peu de temps des fortunes confortables, rentabilisant avec bassesse les connaissances acquises pendant leurs années de recherche désintéressée. Mais la disponibilité de Djerzinski, sans projet, sans but, sans le moindre début de justification, paraissait incompréhensible. À quarante ans il était directeur de recherches, quinze scientifiques travaillaient sous ses ordres; lui-même ne dépendait - et de manière tout à fait théorique - que de Desplechin. Son équipe obtenait d'excellents résultats, on la considérait comme une des meilleures équipes européennes. En somme, qu'est-ce qui n'allait pas? Desplechin força le dynamisme de sa voix: «Vous avez des projets?» Il y eut un silence de trente secondes, puis Djerzinski émit sobrement: «Réfléchir.» Ça partait mal. Se forçant à l'enjouement, il relança: «Sur le plan personnel?» Fixant le visage sérieux, aux traits aigus, aux yeux tristes qui lui faisait lace, il fut soudain terrassé par la honte. Sur le plan personnel, quoi? C'est lui-même qui était allé chercher Djerzinski, quinze ans plus tôt, à l'université d'Orsay. Son choix s'était avéré excellent: c'était un chercheur précis, rigoureux, inventif; les résultats s'étaient accumulés, en nombre considérable. Si le CNRS était parvenu à conserver un bon rang européen dans la recherche en biologie moléculaire, c'est en grande partie à lui qu'il le devait. Le contrat avait été rempli, largement.

«Naturellement, termina Desplechin, vos accès informatiques seront maintenus. Nous laisserons en activité vos codes d'accès aux résultats stockés sur le serveur, et à la passerelle Internet du centre; tout cela pour un temps indéterminé. Si vous avez besoin d'autre chose, je suis à votre disposition.»

Après le départ de l'autre, il s'approcha à nouveau des baies vitrées. Il transpirait légèrement. Sur le quai d'en face, un jeune brun de type nord-africain ôtait son short. Il demeurait de vrais problèmes en biologie fondamentale. Les biologistes pensaient et agissaient comme si les molécules étaient des éléments matériels séparés, uniquement reliés par le biais d'attractions et de répulsions électromagnétiques; aucun d'entre eux, il en était convaincu, n'avait entendu parler du paradoxe EPR, des expériences d'Aspect; aucun n'avait même pris la peine de s'informer des progrès réalisé en physique depuis le début du siècle; leur conception de l'atome était à peu près restée celle de Démocrite. Ils accumulaient des données, lourdes et répétitives, dans le seul but d'en tirer des applications industrielles immédiates, sans jamais prendre conscience que le socle conceptuel de leur démarche était miné. Djerzinski et lui-même, de par leur formation initiale de physiciens, étaient probablement les seuls au CNRS à s'en rendre compte: dès qu'on aborderait réellement les bases atomiques de la vie, les fondements de la biologie actuelle voleraient en éclats. Desplechin méditait sur ces questions alors que le soir descendait sur Seine. Il était incapable d'imaginer les voies que réflexion de Djerzinski pourrait prendre; il ne se sentait même pas en mesure d'en discuter avec lui. Il atteignait la soixantaine; sur le plan intellectuel, il se sentait complètement grillé. Les homosexuels étaient partis, maintenant, le quai était désert. Il n'arrivait plus à se souvenir de sa dernière érection; il attendait l'orage.


3

L'orage éclata vers vingt et une heures. Djerzinski écouta la pluie en avalant de petites gorgées d'un armagnac bas de gamme. Il venait d'avoir quarante ans: était-il victime de la crise de la quarantaine? Compte tenu de l'amélioration des conditions de vie les gens de quarante ans sont aujourd'hui en pleine forme, leur condition physique est excellente; les premiers signes indiquant - tant par l'apparence physique que par la réaction des organes à l'effort - qu'un palier vient d'être franchi, que la longue descente vers la mort vient d'être amorcée, ne se produisent le plus souvent que vers quarante-cinq, voire cinquante ans. En outre, cette fameuse «crise de la quarantaine» est souvent associée à des phénomènes sexuels, à la recherche subite et frénétique du corps des très jeunes filles. Dans le cas de Djerzinski, ces considérations étaient hors de propos: sa bite lui servait à pisser, et c'est tout.

Le lendemain il se leva vers sept heures, prit dans sa bibliothèque La Partie et le Tout, l'autobiographie scientifique de Werner Heisenberg, et se dirigea à pied vers le Champ-de-Mars. L'aurore était limpide et fraîche. Il possédait ce livre depuis l'âge de dix-sept ans. Assis sous un platane allée Victor-Cousin, il relut le passage du Premier chapitre où Heisenberg, retraçant le contexte de ses années de formation, relate les circonstances de sa première rencontre avec la théorie atomique:

«Cela a dû se passer, je pense, au printemps 1920. L 'issue de la première grande guerre avait semé le trouble et la confusion parmi les jeunes de notre pays. La vieille génération, profondément déçue par la défaite, avait laissé glisser les rênes de ses mains; et les jeunes se rassemblaient en groupes, en communautés petites ou grandes, pour rechercher une voie neuve, ou du moins pour trouver une boussole neuve leur permettant de s'orienter, car l'ancienne avait été brisée. C'est ainsi que, par une belle journée de printemps, je me trouvais en route avec un groupe composé d'une dizaine ou d'une vingtaine de camarades. Si j'ai bonne souvenance, cette promenade nous entraînait à travers les collines qui bordent la rive ouest du lac de Starnberg; ce lac, à chaque fois qu'une trouée se présentait à travers les rangées de hêtres d'un vert lumineux, apparaissait à gauche en dessous de nous, et semblait presque s'étendre jusqu'aux montagnes qui formaient le fond du paysage. C'est, assez étrangement, au cours de cette promenade que s'est produite ma première discussion sur le monde de la physique atomique, discussion qui devait avoir une grande signification pour moi au cours de ma carrière ultérieure.»

Vers onze heures, la chaleur recommença à augmenter. De retour à son domicile, Michel se déshabilla complètement avant de s'allonger. Les trois semaines qui suivirent, ses mouvements furent extrêmement réduits. On peut imaginer que le poisson, sortant de temps temps la tête de l'eau pour happer l'air, aperçoive pendant quelques secondes un monde aérien, complètement différent - paradisiaque. Bien entendu il devrait ensuite retourner dans son univers d'algues, où les poissons se dévorent. Mais pendant quelques secondes il aurait eu l'intuition d'un monde différent, un monds parfait - le nôtre.

Au soir du 15 juillet, il téléphona à Bruno. Sur un fond de jazz cool, la voix de son demi-frère émettait un message subtilement second degré. Bruno, lui, était certainement victime de la crise de la quarantaine. Il portait des imperméables en cuir, se laissait pousser la barbe. Afin de montrer qu'il connaissait la vie, il s'exprimait comme un personnage de série policière de seconde zone; il fumait des cigarillos, développait ses pectoraux. Mais, pour ce qui le concernait, Michel ne croyait pas du tout à cette explication de la «crise de la quarantaine». Un homme victime de la crise de la quarantaine demande juste à vivre, à vivre un peu plus; il demande juste une petite rallonge. La vérité dans son cas est qu'il en avait complètement marre; il ne voyait simplement plus aucune raison de continuer.

Ce même soir il retrouva une photo, prise à son école primaire de Charny; et il se mit à pleurer. Assis à son pupitre, l'enfant tenait un livre de classe ouvert à la main. Il fixait le spectateur en souriant, plein de joie et de courage; et cet enfant, chose incompréhensible, c'était lui. L'enfant faisait ses devoirs, apprenait ses leçons avec un sérieux confiant. Il entrait dans le monde, il découvrait le monde, et le monde ne lui faisait pas peur; il se tenait prêt à prendre sa place dans la société des hommes. Tout cela, on pouvait le lire dans le regard de l'enfant. Il portait une blouse avec un petit col.

Pendant plusieurs jours Michel garda la photo à portée de la main, appuyée à sa lampe de chevet. Le temps est un mystère banal, et tout était dans l'ordre, essayait-il de se dire; le regard s'éteint, la joie et la confiance disparaissent. Allongé sur son matelas Bultex, il s'exerçait sans succès à l'impermanence. Le front de l'enfant était marqué par une petite dépression ronde - cicatrice de varicelle; cette cicatrice avait traversé les années. Où se trouvait la vérité? La chaleur de midi emplissait la pièce.


4

Né en 1882 dans un village de l'intérieur de la Corse, au sein d'une famille de paysans analphabètes, Martini Ceccaldi semblait bien parti pour mener la vie agricole et pastorale, à rayon d'action limité, qui était celle de ses ancêtres depuis une succession indéfinie de générations. Il s'agit d'une vie depuis longtemps disparue de nos contrées, dont l'analyse exhaustive n'offre donc qu'un intérêt limité; certains écologistes radicaux en manifestant par périodes une nostalgie incompréhensble, j'offrirai cependant, pour être complet, une brève description synthétique d'une telle vie: on a la nature et le bon air, on cultive quelques parcelles (dont le nombre est précisément fixé par un système d'héritage strict), de temps en temps on tire un sanglier; on baise à droite à gauche, en particulier sa femme, qui donne naissance à des enfants; on élève lesdits enfants pour qu'ils prennent leur place dans le même écosystème, on attrape une maladie, et c'est marre.

Le destin singulier de Martin Ceccaldi est en réalité parfaitement symptomatique du rôle d'intégration dans la société française et de promotion du progrès technologique joué par l'école laïque tout au long de la IIIe République. Rapidement, son instituteur comprit qu'il avait affaire à un élève exceptionnel, doué d'un esprit d'abstraction et d'une inventivité formelle qu trouveraient difficilement à s'exprimer dans le cadre de son milieu d'origine. Pleinement conscient que son rôle ne se limitait pas à fournir à chaque futur citoyen un bagage de connaissances élémentaires, mais qu'il lui appartenait également de détecter les éléments d'élite appelés à s'intégrer aux cadres de la République, il parvint à persuader les parents de Martin que le destin de leur fils se jouerait nécessairement en dehors de la Corse. En 1894, nanti d'une bourse, le jeune garçon entra donc comme interne au lycée Thiers de Marseille (bien décrit dans les souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol, qui devaient constituer jusqu'à la fin, par l'excellence de la reconstitution réaliste des idéaux fondateurs d'une époque à travers la trajectoire d'un jeune homme doué issu d'un milieu défavorisé, la lecture favorite de Martin Ceccaldi). En 1902, réalisant pleinement les espoirs placés en lui par son ancien instituteur, il fut admis à l'École polytechnique.

C'est en 1911 que se produisit l'affectation qui devait décider de la suite de sa vie. Il s'agissait de créer sur l'ensemble du territoire algérien un réseau d'adduction d'eau efficace. Il s'y employa pendant plus de vingt-cinq ans, calculant courbure des aqueducs et diamètre des canalisations. En 1923 il épousa Geneviève July, une buraliste de lointaine origine languedocienne dont la famille était installée en Algérie depuis deux générations. En 1928 leur naquit une fille, Janine.

La narration d'une vie humaine peut être aussi longue ou aussi brève qu'on le voudra. L'option métaphysique ou tragique, se limitant en dernière analyse aux dates de naissance et de mort classiquement inscrites sur une pierre tombale, se recommande naturellement par son extrême brièveté. Dans le cas de Martin Ceccaldi il apparaît opportun de convoquer une dimension historique et sociale, mettant moins l'accent sur les caractéristiques personnelles de l'individu que sur l'évolution de la société dont il constitue un élément symptomatique. Portés d'une part par l'évolution historique de leur époque, ayant fait en outre le choix d'y adhérer, les individus symptomatiques ont en général une existence simple et heureuse; une narration de vie peut alors classiquement prendre place sur une à deux pages. Janine Ceccaldi, quant à elle, appartenait à la décourageante catégorie des précurseurs. Fortement adaptés d'une part au mode de vie majoritaire de leur époque, soucieux d'autre part de le dépasser «par le haut» en prônant de nouveaux comportements ou en popularisant des comportements encore peu pratiqués, les précurseurs nécessitent en général une description un peu plus longue, d'autant que leur parcours est souvent plus tourmenté et plus confus. Ils ne jouent cependant qu'un rôle d'accélérateur historique - généralement, d'accélérateur d'une décomposition historique - sans jamais pouvoir imprimer une direction nouvelle aux événements - un tel rôle étant dévolu aux revolutionnaires ou aux prophètes.

Tôt, la fille de Martin et Geneviève Ceccaldi manifesta des aptitudes intellectuelles hors du commun, au moins égales à celles de son père, jointes aux manifestations d'un caractère très indépendant. Elle perdit sa virginité à l'âge de treize ans (ce qui était exceptionnel, à son époque et dans son milieu) avant de consacrer ses années de guerre (plutôt calmes en Algérie) à des sorties dans les principaux bals qui avaient lieu chaque fin de semaine, d'abord à Constantine, puis à Alger; le tout sans cesser d'aligner, trimestre après trimestre, d'impressionnants résultats scolaires. C'est donc nantie d'un baccalauréat avec mention et d'une expérience sexuelle déjà solide qu'elle quitta en 1945 ses parents pour entamer des études de médecine à Paris.

Les années de l'immédiate après-guerre furent laborieuses et violentes; l'indice de la production industrielle était au plus bas, et le rationnement alimentaire ne fut aboli qu'en 1948. Cependant, au sein d'unt frange huppée de la population apparaissaient déjà les premiers signes d'une consommation libidinale divertissante de masse, en provenance des États-Unis d'Amérique, qui devait s'étendre sur l'ensemble de la population au cours des décennies ultérieures. Etudiante à la faculté de médecine de Paris, Janine Ceccaldi put ainsi vivre d'assez près les années «existestialistes», et eut même l'occasion de danser un be-bop au Tabou avec Jean-Paul Sartre. Peu impressionnée par l'œuvre du philosophe, elle fut par contre frappée par la laideur de l'individu, aux confins du handicap, et l'incident n'eut pas de suite. Elle-même très belle, d'un type méditerranéen prononcé, elle eut de nombreuses aventures avant de rencontrer en 1952 Serge Clément, qui terminait alors sa spécialité de chirurgie.

«Vous voulez un portrait de mon père? aimait à dire Bruno des années plus tard; prenez un singe, équipez-le d'un téléphone portable, vous aurez une idée du bonhomme.» À l'époque, Serge Clément ne disposait évidemment d'aucun téléphone portable; mais il était en effet assez velu. En somme, il n'était pas beau du tout; mais il se dégageait de sa personne une virilité puissante et sans complications qui devait séduire la jeune interne. En outre, il avait des projets. Un voyage aux Etats-Unis l'avait convaincu que la chirurgie esthétique offrait des possibilités d'avenir considérables à un praticien ambitieux. L'extension progressive du marché de la séduction, l'éclatement concomitant du couple traditionnel, le probable décollage économique de l'Europe occidentale: tout concordait en effet pour promettre au secteur d'excellentes possibilités d'expansion, et Serge Clément eut le mérite d'être un des premiers en Europe - et certainement le premier en France - à le comprendre; le problème est qu'il manquait des fonds nécessaires au démarrage de l'activité. Martin Ceccaldi, favorablement impressionné par l'esprit d'entreprise de son futur gendre, accepta de lui prêter de l'argent, et une première clinique put ouvrir en 1953 à Neuilly. Le succès, relayé par les pages d'information des magazines féminins alors en plein développement, fut en effet foudroyant, et une nouvelle clinique ouvrit en 1955 sur les hauteurs de Cannes.

Les deux époux formaient alors ce qu'on devait appeler par la suite un «couple moderne», et c'est plutôt par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. Elle décida cependant de garder l'enfant; la maternité, pensait-elle, était une de ces expériences qu'une femme doit vivre; la grossesse fut d'ailleurs une période plutôt agréable, et Bruno naquit en mars 1956. Les soins fastidieux que réclame l'élevage d'un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles avec leur idéal de liberté personnelle, et c'est d'un commun accord que Bruno fut expédié en 1958 chez ses grands-parents maternels à Alger. À l'époque, Janine était de nouveau enceinte; mais, cette fois, le père était Marc Djerzinski.

Poussé par une misère atroce, aux confins de la famine, Lucien Djerzinski quitta en 1919 le bassin minier de Katowice, où il était né vingt ans plus tôt, dans l'espoir de trouver un travail en France. Il entra comme ouvrier aux chemins de fer, d'abord à la construction, puis à l'entretien des voies, et épousa Marie Le Roux, une fille de journaliers d'origine bourguignonne, elle-même employée aux chemins de fer. Il lui donna quatre enfants avant de mourir en 1944 dans un bombardement allié.

Le troisième enfant, Marc, avait quatorze ans à la mort de son père. C'était un garçon intelligent, sérieux, un peu triste. Grâce à un voisin, il entra en 1946 comme apprenti électricien aux studios Pathé de Joinville. Il se révéla tout de suite très doué pour ce travail: à partir d'instructions sommaires, il préparait d'excellents fonds d'éclairage avant l'arrivée du chef opérateur. Henri Alekan l'estimait beaucoup, et voulait en faire son assistant, lorsqu'il décida en 1951 d'entrer à l'ORTF qui venait juste de commencer ses émissions.

Quand il rencontra Janine, début 1957, il réalisait un reportage pour la télévision sur les milieux tropéziens. Surtout centrée autour du personnage de Brigitte Bardot (Et Dieu créa la femme, sorti en 1956, constitua le véritable lancement du mythe Bardot), son enquête s'étendait aussi à certains milieux artistiques et littéraires, en particulier à ce qu'on a appelé par la suite «bande à Sagan». Ce monde qui lui était interdit malgré son argent fascinait Janine, et elle semble être réellement tombée amoureuse de Marc. Elle s'était persuadée qu'il avait l'étoffe d'un grand cinéaste, ce qui était d'ailleurs probablement le cas. Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d'éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles et parfaitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu'il côtoyait un regard indifférent, et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s'il s'était agi de calmars ou d'écrevisses. Il ne parlait à personne, ne sympathisait avec personne; il était réellement fascinant.

Janine divorça de son mari en 1958, peu après avoir expédié Bruno chez ses parents. Ce fut un divorce à l'amiable, aux torts partagés. Généreux, Serge lui céda ses parts de la clinique cannoise, qui pouvait à elle seule lui assurer un revenu confortable. Après leur installation dans une villa de Sainte-Maxime, Marc ne changea en rien ses habitudes solitaires. Elle le pressait de s'occuper de sa carrière cinématographique; il acquiesçait mais ne faisait rien, se contentait d'attendre le prochain sujet de reportage. Lorsqu'elle organisait un dîner il préférait le plus souvent manger seul, un peu avant, dans la cuisine; puis il partait se promener sur le rivage. Il revenait juste avant le départ des invités, prétextant un montage à terminer. La naissance de son fils, en juin 1958, provoqua en lui un trouble évident. Il demeurait des minutes entières à regarder l'enfant, qui lui ressemblait de manière frappante: même visage aux traits aiguisés, aux pommettes saillantes; mêmes grands yeux verts. Peu après, Janine commença à le tromper. Il en souffrit probablement, mais c'est difficile à dire, car il parlait réellement de moins en moins. Il construisait de petits autels avec des cailloux, des branchages, des carapaces de crustacés; puis il les photographiait, sous une lumière rasante.

Son reportage sur Saint-Tropez connut un grand succès dans le milieu, mais il refusa de répondre à une interview des Cahiers du cinéma. Sa cote monta encore avec la diffusion d'un bref documentaire, très acide, qu'il tourna au printemps 1959 sur Salut les copains et la naissance du phénomène yéyé. Le cinéma de fiction ne l'intéressait décidément pas, et il refusa par deux fois de travailler avec Godard. A la même époque, Janine commença à fréquenter des Américains de passage sur la Côte. Aux États-Unis, en Californie, quelque chose de radicalement nouveau était en train de se produire. A Esalen, près de Big Sur, des communautés se créaient, basées sur la liberté sexuelle et l'utilisation des drogues psychédéliques, censées provoquer l'ouverture du champ de conscience. Elle devint la maîtresse de Francesco di Meola, un Américain d'origine italienne qui avait connu Ginsberg et Aldous Huxley, et faisait partie des fondateurs d'une des communautés d'Esalen.

En janvier 1960, Marc partit réaliser un reportage sur la société communiste d'un type nouveau qui était en train de se construire en Chine populaire. Il revint à Sainte-Maxime le 23 juin, en milieu d'après-midi. La maison semblait déserte. Cependant, une fille d'une quinzaine d'années, entièrement nue, était assise en tailleur sur le tapis du salon. «Gone to the beach…» fit-elle en réponse à ses questions avant de retomber dans l'apathie. Dans la chambre de Janine un grand barbu, visiblement ivre, ronflait en travers du lit. Marc tendit l'oreille; il percevait des gémissements ou des râles.

Dans la chambre à l'étage régnait une puanteur épouvantable; le soleil pénétrant par la baie vitrée éclairait violemment le carrelage noir et blanc. Son fils rampait maladroitement sur le dallage, glissant de temps en temps dans une flaque d'urine ou d'excréments. Il clignait des yeux et gémissait continuellement, percevant une présence humaine, il tenta de prendre la fuite. Marc le prit dans ses bras; terrorisé, le petit être tremblait entre ses mains,

Marc ressortit; dans une boutique proche, il acheta un siège pour bébé. Il rédigea un mot bref à l'intention de Janine, remonta dans sa voiture, assujettit l'enfant sur le siège et démarra en direction du Nord. À la hauteur de Valence, il bifurqua sur le Massif central. La nuit tombait. De temps en temps, entre deux virages, il jetait un regard à son fils qui s'assoupissait à l'arrière; il se sentait envahi par une émotion étrange.

À dater de ce jour Michel fut élevé par sa grand-mère, qui avait pris sa retraite dans l'Yonne, sa région d'origine. Peu après sa mère partit en Californie, vivre dans la communauté de di Meola. Michel ne devait pas la revoir avant l'âge de quinze ans. Il ne devait d'ailleurs pas beaucoup revoir son père non plus. En 1964, celui-ci partit réaliser un reportage sur le Tibet, alors soumis à l'occupation militaire chinoise. Dans une lettre à sa mère il affirmait bien se porter, se déclarait passionné par les manifestations du bouddhisme tibétain, que la Chine tentait violemment d'éradiquer; puis on n'eut plus de nouvelles. Une protestation de la France auprès du gouvernement chinois resta sans effet, et bien que son corps n'ait pas été retrouvé, un an plus tard, il fut déclaré officiellement disparu.


5

C'est l'été 1968, et Michel a dix ans. Depuis l'âge de deux ans, il vit seul avec sa grand-mère. Ils vivent à Charny, dans l'Yonne, près de la frontière du Loiret. Le matin se lève tôt, pour préparer le petit déjeuner de sa grand-mère; il s'est fait une fiche spéciale où il a indiqué le temps d'infusion du thé, le nombre de tartines, et d'autres choses.

Souvent, jusqu'au repas de midi, il reste dans sa chambre. Il lit Jules Verne, Pif le Chien ou Le Club des Cinq; mais le plus souvent il se plonge dans sa collection de Tout l'Univers. On y parle de la résistance des matériaux, de la forme des nuages, de la danse des abeilles. Il y est question du Taj Mahal, palais construit par un roi très ancien en hommage à sa reine morte; de la mort de Socrate, ou de l'invention de la géométrie par Euclide, il y a trois mille ans.

L'après-midi, il est assis dans le jardin. Adossé au cerisier, en culottes courtes, il sent la masse élastique de l'herbe. Il sent la chaleur du soleil. Les laitues absorbent la chaleur du soleil; elles absorbent également l'eau, il sait qu'il devra les arroser à la tombée du soir. Lui continue à lire Tout l'Univers, ou un livre de la collection Cent questions sur; il absorbe des connaissances.

Souvent aussi, il part à vélo dans la campagne. Il pédale de toutes ses forces, emplissant ses poumons de la saveur de l'éternité. L'éternité de l'enfance est uni éternité brève, mais il ne le sait pas encore; le paysage défile.

À Charny il ne reste qu'une épicerie; mais la camionnette du boucher passe le mercredi, celle du poissonnier le vendredi; souvent, le samedi midi, sa grand-mère fait de la morue à la crème. Michel est en train de vivre son dernier été à Charny, mais il ne le sait pas encore. En début d'année, sa grand-mère a eu une attaque. Ses deux filles, qui vivent en banlieue parisienne sont en train de lui chercher une maison pas trop loin de chez elles. Elle n'est plus en état de vivre seule toute l'année, de s'occuper de son jardin.

Michel joue rarement avec les garçons de son âge, mais il n'a pas de mauvais rapports avec eux. Il est considéré comme un peu à part; il a d'excellents résitats à l'école, comprend tout sans effort apparent. Depuis toujours il est le premier dans toutes les matières; naturellement, sa grand-mère en est fière. Mais il n'est ni haï, ni brutalisé par ses camarades; il les laisse sans difficulté copier sur lui lors des devoirs sur table. Il attend que son voisin ait fini, puis il tourne la page. Malgré l'excellence de ses résultats, il est assis au dernier rang. Les conditions du royaume sont fragiles.


6

Une après-midi d'été, alors qu'il habitait encore dans l'Yonne, Michel avait couru dans les prés avec sa cousine Brigitte. Brigitte était une jolie fille de seize ans, d'une gentillesse extrême, qui devait quelques années plus tard épouser un connard épouvantable. C'était l'été 1967. Elle le prenait par les mains et le faisait tourner autour d'elle; puis ils s'abattaient dans l'herbe fraîchement coupée. Il se blottissait contre sa poitrine chaude; elle portait une jupe courte. Le lendemain ils étaient couverts de petits boutons rouges, leurs corps étaient parcourus de démangeaisons atroces. Le Thrombidium holosericum, appelé aussi aoûtat, est très commun dans les prairies en été. Son diamètre est d'environ deux millimètres. Son corps est épais, charnu, fortement bombé, d'un rouge vif. Il implante son rostre dans la peau des mammifères, causant des irritations insupportables. La Linguatulia rhinaria, ou linguatule, vit dans les fosses nasales et les sinus frontaux ou maxillaires du chien, parfois de l'homme. L'embryon est ovale, avec une queue en arrière; sa bouche possède un appareil perforant. Deux paires d'appendices (ou moignons) portent de longues griffes. L'adulte est blanc, lancéolé, d’une longueur de 18 à 85 millimètres. Son corps est aplati, annelé, transparent, couvert de spicules chitineux.

En décembre 1968, sa grand-mère déménagea pour venir habiter en Seine-et-Marne, près de ses filles. La vie de Michel en fut peu modifiée, dans les premiers temps. Crécy-en-Brie n'est situé qu'à une cinquantaine de kilomètres de Paris, à l'époque c'est encore la campagne. Le village est joli, composé de maisons anciennes; Corot y a peint quelques toiles. Un système de canaux dérive les eaux du Grand Morin, ce qui vaut à Crécy de se voir abusivement qualifié, dans certains-prospectus, de Venise de la Brie. Rares sont les habitants qui travaillent à Paris. La plupart sont employés dans de petites entreprises locales, ou le plus souvent à Meaux.

Deux mois plus tard, sa grand-mère acheta la télévision; la publicité venait de faire son apparition sur première chaîne. Dans la nuit du 21 juillet 1969, il put suivre en direct les premiers pas de l'homme sur la Lune. Six cents millions de téléspectateurs disséminés à la surface de la planète assistaient, en même temps que lui, à ce spectacle. Les quelques heures que dura la retransmission furent probablement le point culminant de la première période du rêve technologique occidental.

Malgré son arrivée en cours d'année il s'adapta biein au CEG de Crécy-en-Brie, et passa sans difficulté en cinquième. Tous les jeudis il achetait Pif, qui venait de rénover sa formule. Contrairement à beaucoup de lecteurs il ne l'achetait pas surtout pour le gadget, mais pour les récits complets d'aventures. À travers une étonnante variété d'époques et de décors, ces récits mettaient en scène quelques valeurs morales simples profondes. Ragnar le Viking, Teddy Ted et l'Apache, Rahan le «fils des âges farouches», Nasdine Hodja qui se jouait des vizirs et des califes: tous auraient pu se retrouver autour d'une même éthique. Michel en prenait progressivement conscience, et devait en rester définitivement marqué. La lecture de Nietzsche ne provoqua en lui qu'un agacement bref, celle de Kant ne fit que confirmer ce qu'il savait déjà. La pure morale est unique et universelle. Elle ne subit aucune altération au cours du temps, non plus qu'aucune adjonction. Elle ne dépend d'aucun facteur historique, économique, sociologique ou culturel; elle ne dépend absolument de rien du tout. Non déterminée, elle détermine. Non conditionnée, elle conditionne. En d'autres ternies, c'est un absolu.

Une morale observable en pratique est toujours le résultat du mélange en proportions variables d'éléments de morale pure et d'autres éléments d'origine plus ou moins obscure, le plus souvent religieuse. Plus la part des éléments de morale pure sera importante, plus la société-support de la morale considérée aura une existence longue et heureuse. À la limite, une société régie par les purs principes de la morale universelle durerait autant que le monde.

Michel admirait tous les héros de Pif, mais son préféré était sans doute Loup-Noir, l'Indien solitaire, noble synthèse des qualités de l'Apache, du Sioux et du Cheyenne. Loup-Noir traversait sans fin la prairie, accompagné de son cheval Shinook et de son loup Toopee. Non seulement il agissait, se portant sans hésiter au secours des plus faibles, mais il commentait constamment ses propres actions sur la base d'un critérium éthique transcendant, parfois poétisé par différents proverbes dakotas ou crées, parfois plus sobrement par une référence à la «loi de la prairie». Des années plus tard Michel devait continuer à le considérer comme le type idéal du héros kantien, agissant toujours «comme s'il était, par ses maximes, un membre législateur dans le royaume universel des fins». Certains épisodes comme Le Bracelet de cuir, avec le personnage bouleversant du vieux chef cheyenne qui cherchait les étoiles, dépassaient ainsi le cadre un peu étroit du récit d'aventures pour baigner dans un climat purement poétique et moral.

La télévision l'intéressait moins. Il suivait cependant, le cœur serré, la diffusion hebdomadaire de La Vie des animaux. Les gazelles et les daims, mammifères graciles, passaient leurs journées dans la terreur. Les lions et les panthères vivaient dans un abrutissement apathique traversé de brèves explosions de cruauté. Ils tuaient, déchiquetaient, dévoraient les animaux les plus faibles, vieillis ou malades; puis ils replongeaient dans un sommeil stupide, uniquement animé par les attaques des parasites qui les dévoraient de l'intérieur. Certains parasites étaient eux-mêmes attaqués par des parasites plus petits; ces derniers étaient à leur tour un terrain de reproduction pour les virus. Les reptiles glissaient entre les arbres, frappant oiseaux et mammifères de leurs crochets venimeux; à moins qu'ils ne soient soudain tronçonnés par le bec d'un rapace. La voix pompeuse et stupide de Claude Darget commentait ces images atroces avec une expression d'admiration injustifiable. Michel frémissait d'indignation, et là aussi sentait se former en lui une conviction inébranlable: pris dans son ensemble la nature sauvage n'était rien d'autre qu'une répugnante saloperie; prise dans son enseblé la nature sauvage justifiait une destruction totale, un holocauste universel - et la mission de l'homme sut la Terre était probablement d'accomplir cet holocauste.

En avril 1970 parut dans Pif un gadget qui devai rester célèbre: la poudre de vie. Chaque numéro était accompagné d'un sachet contenant les œufs d'un crustacé marin minuscule, l'Artemia satina. Depuis plusieurs millénaires, ces organismes étaient en état de vie suspendue. La procédure pour les ranimer était passablement complexe: il fallait faire décanter de l'eau pedant trois jours, la tiédir, ajouter le contenu du sachet, agiter doucement. Les jours suivants on devait maintenir le récipient près d'une source de lumière et de chaleur; rajouter régulièrement de l'eau à la bonne température pour compenser l'évaporation; remuer délicatement le mélange pour l'oxygéner. Quelques semaines plus tard le bocal grouillait d'une masse de crustacés translucides, à vrai dire un peu répugnants, mais incontestablement vivants. Ne sachant qu'en faire, Michel finit par jeter le tout dans le Grand Morin.

Dans le même numéro, le récit complet d'aventures en vingt pages apportait certaines révélations sur la jeunesse de Rahan, sur les circonstances qui l'avaient conduit à sa situation de héros solitaire au cœur des âges préhistoriques. Alors qu'il était encore enfant, son clan avait été décimé par une éruption volcanique. Son père, Craô le Sage, n'avait pu en mourant que lui léguer un collier de trois griffes. Chacune de ces griffes représentait une qualité de «ceux-qui-marchent-debout», les hommes. Il y avait la griffe de la loyauté, la griffe du courage; et, la plus importante de toutes, la griffe de la bonté. Depuis lors Rahan portait ce collier, essayant de se montrer digne de ce qu'il représentait.

La maison de Crécy avait un jardin tout en longueur, planté d'un cerisier, un peu moins grand que celui qu'il avait dans l'Yonne. Il lisait toujours Tout l'Univers et Cent questions sur. Pour l'anniversaire de ses douze ans, sa grand-mère lui offrit une boîte du Petit chimiste. La chimie était tellement plus captivante que la mécanique ou l'électricité; plus mystérieuse, plus diverse. Les produits reposaient dans leurs boîtes, différents de couleur, de forme et de texture, comme des essences éternellement séparées. Pourtant, il suffisait de les mettre en présence pour qu'ils réagissent avec violence, formant en un éclair des composés radicalement nouveaux.

Une après-midi de juillet, alors qu'il lisait dans le jardin, Michel prit conscience que les bases chimiques de la vie auraient pu être entièrement différentes. Le rôle joué dans les molécules des êtres vivants par le carbone, l'oxygène et l'azote aurait pu être tenu par des molécules de valence identique, mais de poids atomique plus élevé. Sur une autre planète, dans des conditions de température et de pression différentes, les molécules de la vie auraient pu être le silicium, le soufre et le phosphore; ou bien le germanium, le sélénium et l'arsenic; ou encore l'étain, le tellure et l'antimoine. Il n'y avait personne avec qui il puisse réellement discuter de ces choses: à sa demande, sa grand-mère lui acheta plusieurs ouvrages de biochimie.


7

Le premier souvenir de Bruno datait de ses quatre ans; c'était le souvenir d'une humiliation. Il allait alors à la maternelle du parc Laperlier, à Alger. Une après-midi d'automne, l'institutrice avait expliqué aux garçons comment confectionner des colliers de feuilles. Les petites filles attendaient, assises à mi-pente, avec déjà les signes d'une stupide résignation femelle; la plupart portaient des robes blanches. Le sol était couvert de feuilles dorées; il y avait surtout des marroniers et des platanes. L'un après l'autre ses camarades terminaient leur collier, puis allaient le passer autour du cou de leur petite préférée. Il n'avançait pas, les feuilles cassaient, tout se détruisait entre ses mains. Comment leur expliquer qu'il avait besoin d'amour? Comment leur expliquer, sans le collier de feuilles? Il commença à pleurer de rage; l'institutrice ne vint pas l'aider. C'était déjà fini, les enfants se levaient pour quitter le parc. Un peu plus tard, l'école ferma.

Ses grands-parents habitaient un très bel appartement boulevard Edgar-Quinet. Les immeubles bourgeois du centre d'Alger étaient construits sur le même modèle que les immeubles haussmanniens de Paris. Un corridor de vingt mètres traversait l'appartement, conduisait à un salon par le balcon duquel on dominait la ville blanche. Bien des années plus tard, lorsqu’il serait devenu un quadragénaire désabusé et aigri, il reverrait cette image: lui-même, âgé de quatre ans, pédalant de toutes ses forces sur son tricycle à travers le corridor obscur, jusqu'à l'ouverture lumineuse du balcon. C'est probablement à ces moments qu'il avait connu son maximum de bonheur terrestre.

En 1961, son grand-père mourut. Sous nos climats, un cadavre de mammifère ou d'oiseau attire d'abord certaines mouches (Musca, Curtonevra); dès que la décomposition le touche un tant soit peu, de nouvelles espèces entrent en jeu, notamment les Calliphora et les Lucilia. Le cadavre, sous l'action combinée des bactéries et des sucs digestifs rejetés par les larves, se liquéfie plus ou moins et devient le siège de fermentations butyriques et ammoniacales. Au bout de trois mois, les mouches ont terminé leur œuvre et sont remplacées par l'escouade des coléoptères du genre Dermestes et par le lépidoptère Aglossa pinguinalis, qui se nourrissent surtout des graisses. Les matières protéiques en voie de fermentation sont exploitées par les larves de Piophila petasionis et par les coléoptères du genre Corynetes. Le cadavre, décomposé et contenant encore quelque humidité, devient ensuite le fief des acariens, qui en absorbent les dernières sanies. Une fois desséché et momifié, il héberge encore des exploitants: les larves des attagènes et des anthrènes, les chenilles d'Aglossa cuprealis et de Tineola bisellelia. Ce sont elles qui terminent le cycle.

Bruno revoyait le cercueil de son grand-père, d'un beau noir profond, avec une croix d'argent. C'était une image apaisante, et même heureuse; son grand-père devait être bien, dans un cercueil si magnifique. Plus tard, il devait apprendre l'existence des acariens et de toutes ces larves aux noms de starlettes italiennes. Pourtant, aujourd'hui encore, l'image du cercueil de son grand-père restait une image heureuse.

Il revoyait encore sa grand-mère le jour de leur arrivée à Marseille, assise sur une caisse au milieu du carrelage de la cuisine. Des cafards circulaient entre les dalles. C'est probablement ce jour-là que sa raison avait lâché. En l'espace de quelques semaines elle avait connu l'agonie de son mari, le départ précipité d'Algérie, l'appartement difficilement trouvé à Marseille. C'était une cité crasseuse, dans les quartiers nord-est. Elle n'avait jamais mis les pieds en France auparavant. Et sa fille l'avait abandonnée, elle n'était pas venue a l'enterrement de son père. Il devait y avoir une erreur. Quelque part, une erreur avait dû être commise.

Elle reprit pied, et survécut cinq ans. Elle acheta des meubles, installa un lit pour Bruno dans la salle à manger, l'inscrivit à l'école primaire du quartier. Tous les soirs, elle venait le chercher. Il avait honte en voyant cette petite femme vieille, cassée, sèche, qui le prenait par la main. Les autres avaient des parents; les enfant de divorcés étaient encore rares.

La nuit, elle repassait indéfiniment les étapes de sa vie qui se terminait si mal. Le plafond de l'appartement était bas, en été la chaleur était étouffante. Elle ne trouvait en général le sommeil que peu avant l'aube. Pendant la journée elle traînait dans l'appartement en savates, parlant tout haut sans s'en rendre compte, répétant parfois cinquante fois de suite les mêmes phrases. Le cas de sa fille la hantait. «Elle n'est pas venu à l'enterrement de son père…» Elle marchait d'une pièce à l'autre, tenant parfois une serpillière ou une casserole dont elle avait oublié l'usage. «Enterremen de son père… Enterrement de son père…» Ses savates glissaient sur le carrelage en chuintant. Bruno se recroquevillait dans son lit, effaré; il se rendait compte qui tout cela finirait mal. Parfois elle commençait dès le matin, encore en robe de chambre et en bigoudis. «L'Algérie, c'est la France…»; puis le chuintement débutait. Elle marchait de long en large entre les deux pièces, sa tête observant un point invisible. «La France… La France…» répétait sa voix lentement décroissante.

Elle avait toujours été bonne cuisinière, et ce fut sa dernière joie. Elle préparait pour Bruno des repas somptueux, comme si elle avait été à la tête d'une tablée de dix personnes. Des poivrons à l'huile, des anchois, de la salade de pommes de terre: il y avait parfois cinq entrées différentes avant le plat principal - des courgettes farcies, un lapin aux olives, parfois un couscous. La seule chose qu'elle ne réussissait pas bien, c'était la pâtisserie; mais les jours où elle touchait sa pension elle ramenait des boîtes de nougat, de la crème de marrons, des calissons d'Aix. Peu à peu, Bruno devint un enfant obèse et craintif. Elle-même ne mangeait presque rien. Le dimanche matin, elle se levait un peu plus tard; il allait dans son lit, se blottissait contre son corps décharné. Parfois il s'imaginait armé d'un couteau, se relevant dans la nuit pour la poignarder en plein cœur; il se voyait ensuite effondré, en larmes, devant son cadavre; il s'imaginait qu'il mourrait peu après.

À la fin 1966 elle reçut une lettre de sa fille, qui avait eu son adresse par le père de Bruno - elle correspondait avec lui tous les ans à Noël. Janine n'exprimait pas de regrets particuliers pour le passé, qui était évoqué dans la phrase suivante: «J'ai appris la mort de papa et ton déménagement.» Elle annonçait par ailleurs qu'elle quittait la Californie pour revenir habiter dans le Sud de la France; elle ne donnait pas d'adresse.

Un matin de mars 1967, en essayant de préparer des beignets de courgettes, la vieille femme renversa une bassine d'huile bouillante. Elle eut la force de sortir dans le couloir de l'immeuble, ses hurlements alertèrent des voisins. Le soir, en sortant de l'école, Bruno vit madame Haouzi, qui habitait au-dessus; elle l'emmena directement à l'hôpital. Il eut le droit de voir sa grand-mère quelques minutes; ses plaies étaient dissimulées par les draps. On lui avait donné beaucoup de morphine; elle reconnut cependant Bruno, prit sa main entre les siennes; puis on emmena l'enfant. Le cœur lâcha dans la nuit.

Pour la seconde fois, Bruno se trouva confronté à la mort; pour la seconde fois, le sens de l'événement lui échappa à peu près totalement. Des années plus tard, lors de la remise d'un devoir de français ou d'une composition d'histoire réussie, il se promettait encore d'en parler à sa grand-mère. Aussitôt après, bien sûr, il disait qu'elle était morte; mais c'était une pensée intermittente, qui n'interrompait pas réellement leur dialogue. Lorsqu'il fut reçu à l'agrégation de lettres modernes, il commenta longuement ses notes avec elle; à l'époque, cependant, il n'y croyait plus que par éclipses. Pour l'occasion, il avait acheté deux boîtes de crème de marrons; ce fut leur dernière grande conversation. Après la fin de ses études, une fois nommé à son premier poste d'enseignant, il s'aperçut qu'il avait changé, qu'il n'arrivait plus vraiment à entrer en contact avec elle; l'image de sa grand-mère disparaissait lentement derrière le mur.


Le lendemain de l'enterrement eut lieu une scène étrange. Son père et sa mère, qu'il voyait tous les deux pour la première fois, discutèrent de ce qu'ils allaient faire de lui. Ils étaient dans la pièce principale de l'appartement de Marseille; Bruno les écoutait, assis sur son lit. Il est toujours curieux d'entendre les autres parler de soi, surtout quand ils ne semblent pas avoir conscience de votre présence. On peut avoir tendance à en perdre conscience soi-même, ce n'est pas déplaisant. En somme, il ne se sentait pas directement concerné. Cette conversation devait pourtant jouer un rôle décisif dans sa vie, et par la suite il se la remémora de nombreuses fois, sans d'ailleurs jamais parvenir en ressentir une réelle émotion. Il ne parvenait pas établir un rapport direct, un rapport charnel entre lui et ces deux adultes qui ce jour-là, dans la salle à manger, le frappèrent surtout par leur grande taille et leur jeunesse d'allure. Bruno devrait rentrer en sixième en septembre, il fut décidé qu'on trouverait un internat et que son père le prendrait à Paris les week-ends. Sa mère essaierait de le prendre en vacances de temps à autre. Bruno n'avait pas d'objection; ces deux personnes ne lui paraissaient pas directement hostiles. De toute façon, la vraie vie, c'était la vie avec sa grand-mère.


8 L'animal oméga

Bruno est appuyé contre le lavabo. Il a ôté sa veste de pyjama. Les replis de son petit ventre blanc pèsent contre la faïence du lavabo. Il a onze ans. Il souhaite se laver les dents, comme chaque soir; il espère que sa toilette se déroulera sans incidents. Cependant Wilmart s'approche, d'abord seul, et pousse Bruno à l'épaule. Il commence à reculer en tremblant de peur; il sait à peu près ce qui va suivre. «Laissez-moi…» dit-il faiblement.

Pelé s'approche à son tour. Il est petit, râblé, extrêmement fort. Il gifle violemment Bruno, qui se met à pleurer. Puis ils le poussent à terre, l'attrapent par les pieds et le traînent sur le sol. Près des toilettes, ils arrachent son pantalon de pyjama. Son sexe est petit, encore enfantin, dépourvu de poils. Ils sont deux à le tenir par les cheveux, ils le forcent à ouvrir la bouche. Pelé lui passe un balai de chiottes sur le visage. Il sent le goût de la merde. Il hurle.

Brasseur rejoint les autres; il a quatorze ans, c'est le plus âgé des sixièmes. Il sort sa bite, qui paraît à Bruno épaisse, énorme. Il se place à la verticale et lui pisse sur le visage. La veille il a forcé Bruno à le sucer, puis à lui lécher le cul; mais ce soir il n'en a pas envie.

«Clément, ton zob est nu, dit-il, railleur; il faut aider les poils à pousser…» Sur un signe, les autres passent de la mousse à raser sur son sexe. Brasseur déplie rasoir, approche la lame. Bruno chie de peur.

Une nuit de mars 1968, un surveillant l'avait retrouvé nu, couvert de merde, recroquevillé dans les chiottes du fond de la cour. Il lui avait fait passer un pyjama ei l'avait emmené chez Cohen, le surveillant général. Bruno avait peur d'être obligé de parler; il redoutait d'avoir à prononcer le nom de Brasseur. Mais Cohen, pourtant tiré de son sommeil en pleine nuit, l'avait accueilli avec douceur. Contrairement aux surveillants placés sous ses ordres, il vouvoyait les élèves. C'était son troisième internat, et ce n'était pas le plus dur; il savait que, presque toujours, les victimes refusent de dénoncer leurs bourreaux. La seule chose qu'il pouvait faire était sanctionner le surveillant responsable du dortoir des sixièmes. La plupart de ces enfants étaient laissés à l'abandon par leurs parents, il représentait pour eux la seule autorité. Il aurait fallu les surveiller de plus près, intervenir avant la faute - mais ce n'était pas possible, il n'avait que cinq surveillants pour deux cents élèves. Après le départ de Bruno il se prépara un café, feuilleta les fiches des sixièmes. Il soupçonnait Pelé et Brasseur, mais n'avait aucune preuve. S'il parvenait à les coincer il était décidé à aller jusqu'au renvoi; il suffisait de quelques éléments violents et cruels pour entraîner les autres à la férocité. La plupart des garçons, surtout lorsqu'ils sont réunis en bandes, aspirent à infliger aux êtres les plus faibles des humiliations et des tortures. Au début de l'adolescence, en particulier, leur sauvagerie atteint des proportions inouïes. Il ne nourrissait aucune illusion sur le comportement de l'être humain lorsqu'il n'est plus soumis au contrôle la loi. Depuis son arrivée à l'internat de Meaux, il avait réussi à se faire craindre. Sans l'ultime rempart de légalité qu'il représentait, il savait que les sévices infligés à des garçons comme Bruno n'auraient eu aucune limite.

Bruno redoubla sa sixième avec soulagement. Pelé, Brasseur et Wilmart passaient en cinquième, et seraient dans un dortoir différent. Malheureusement, suite à des directives du ministère prises après les événements de 68, on décida de réduire les postes de maître d'internat pour mettre en place un système d'autodiscipline; la mesure était dans l'air du temps, elle avait en outre l'avantage de réduire les coûts salariaux. Il devint plus facile de passer d'un dortoir à l'autre; au moins une fois par semaine les cinquièmes prirent l'habitude d'organiser des razzias chez les plus petits; ils revenaient dans leur dortoir avec une, parfois deux victimes, et la séance commençait. Vers la fin du mois de décembre, Jean-Michel Kempf, un garçon maigre et craintif qui était arrivé en début d'année, se jeta par la fenêtre pour échapper à ses tortionnaires. La chute aurait pu être mortelle, il eut de la chance de s'en tirer avec des fractures multiples. La cheville était très endommagée, on eut du mal à récupérer les éclats d'os; il s'avéra qu'il resterait estropié. Cohen organisa un interrogatoire général qui renforça ses présomptions; malgré ses dénégations, il infligea à Pelé un renvoi de trois jours. Les sociétés animales fonctionnent pratiquement toutes sur un système de dominance lié à la force relative de leurs membres. Ce système se caractérise par une hiérarchie stricte: le mâle le plus fort du groupe est appelé animal alpha; celui-ci est suivi du second en force, animal bêta, et ainsi de suite jusqu'à l'animal le moins élevé dans la hiérarchie, appelé animal oméga. Les positions hiérarchiques sont généralement déterminées par des rituels de combat; les animaux de rang bas tentent d’améliorer leur statut en provoquant les animaux de rang plus élevé, sachant qu'en cas de victoire ils amélioreront leur position. Un rang élevé s'accompagne de certains privilèges: se nourrir en premier, copuler avec les femelles du groupe. Cependant, l'animal le plus faible est en général en mesure d'éviter le combat par l'adoption d'une posture de soumission (accroupissement, présentation de l'anus). Bruno se trouvait dans une situation moins favorable. La brutalité et la domination, générales dans les sociétés animales, s'accompagnent déjà chez le chimpanzé (Pan troglodytes) d'actes de cruauté gratuite accomplis à l'encontre l'animal le plus faible. Cette tendance atteint son comblé chez les sociétés humaines primitives, et dans sociétés développées chez l'enfant et l'adolescent jeune. Plus tard apparaît la pitié, ou identification aux souffrances d'autrui; cette pitié est rapidement systématisée sous forme de loi morale. À l'internat du lycée Meaux Jean Cohen représentait la loi morale, et n'avait aucune intention d'en dévier. Il n'estimait nullement abusive l'utilisation que les nazis avaient fait de la pensée de Nietzsche: niant la compassion, se situant au-delà de la loi morale, établissant le désir et le règne du désir, la pensée de Nietzsche conduisai selon lui naturellement au nazisme. Compte tenu de son ancienneté et de son niveau de diplômes, il aurait être nommé proviseur; c'est tout à fait volontairement qu'il demeurait à son poste de surveillant général. Il adressa plusieurs notes à l'inspection d'académie pour se plaindre de la diminution des postes de maître d'internat; ces notes n'eurent aucune suite. Dans un zoo un kangourou mâle (macropodidés) se conduira souvent comme si la position verticale de son gardien était un défi pour combattre. L'agression du kangourou peut être apaisée si son gardien adopte une posture penchée, caractéristique des kangourous paisibles. Jean Cohen n'avait nullement envie de se transformer en kangourou paisible. La méchanceté de Michel Brasseur, stade évolutif normal d'un égoïsme déjà présent chez des animaux moins évolués, avait transformé un de ses camarades en estropié définitif; elle laisserait probablement chez des garçons comme Bruno des dégâts psychologiques irréversibles. Lorsqu'il convoquait Brasseur dans son bureau pour l'interroger, il ne songeait nullement à lui dissimuler son mépris, ni l'intention qu'il avait d'obtenir son renvoi.

Tous les dimanches soir, lorsque son père le ramenait dans sa Mercedes, Bruno commençait à trembler aux approches de Nanteuil-les-Meaux. Le parloir du lycée était décoré de bas-reliefs représentant les anciens élèves célèbres: Courteline et Moissan. Georges Courteline, écrivain français, est l'auteur de récits qui présentent avec ironie l'absurdité de la vie bourgeoise et administrative. Henri Moissan, chimiste français (prix Nobel 1906) a développé l'usage du four électrique et isolé le silicium et le fluor. Son père arrivait toujours juste à temps pour le repas de sept heures. En général Bruno ne parvenait à manger que le midi, où le repas était pris en commun avec les demi-pensionnaires; le soir, ils se retrouvaient entre internes. C'étaient des tablées de huit, les premières places étaient occupées par les plus grands. Ils se servaient largement, puis crachaient dans le plat pour empêcher les petits de toucher au reste.

Tous les dimanches Bruno hésitait à parler à son père, concluait finalement que c'était impossible. Son père pensait qu'il est bien qu'un garçon apprenne à se défendre; et en effet certains - pas plus âgés que lui - répliquaient, se battaient pied à pied, parvenaient finalement à se faire respecter. À quarante-deux ans, Serge Clément était un homme arrivé. Alors que ses parents tenaient une épicerie au Petit-Clamart, il possédait maintenant trois cliniques spécialisées en chirurgie esthétique: l'une à Neuilly, l'autre au Vésinet, la troisième en Suisse près de Lausanne. Lorsque son ex-femme était partie vivre en Californie, il avait en outre repris la gérance de la clinique de Cannes, lui reversant la moitié des bénéfices. Depuis longtemps, il n'opérait plus lui-même; mais c'était, comme on dit, un bon gestionnaire. Il ne savait pas exactement comment s'y prendre avec son fils. Il lui voulait plutôt du bien, à condition que ça ne prenne pas trop de temps; il se sentait un peu coupable. Les week-ends où Bruno venait, il s'abstenait en général de recevoir ses maîtresses. Il achetait des plats cuisinés chez le traiteur, il dînaient en tête à tête; puis ils regardaient la télévision. II ne savait jouer à aucun jeu. Parfois Bruno se relevait dans la nuit, marchait jusqu'au réfrigérateur. Il vidait des corn flakes dans un bol, rajoutait du lait, de la crème fraîche; il recouvrait le tout d'une épaisse couche de sucre. Puis il mangeait. Il mangeait plusieurs bols, jusqu'à l'écœurement. Son ventre était lourd. Il éprouvait du plaisir.


9

Sur le plan de l'évolution des mœurs, l'année 1970 fut marquée par une extension rapide de la consommation erotique, malgré les interventions d'une censure encore vigilante. La comédie musicale Hair, destinée à populariser à l'usage du grand public la «libération sexuelle» des années soixante, connut un large succès. Les seins nus se répandirent rapidement sur les plages du Sud. En l'espace de quelques mois, le nombre de sex-shops à Paris passa de trois à quarante-cinq.

En septembre, Michel entra en quatrième et commença à étudier l'allemand comme seconde langue vivante. C'est à l'occasion des cours d'allemand qu'il fit la connaissance d'Annabelle.

À l'époque, Michel avait des idées modérées sur le bonheur. En définitive, il n'y avait jamais réellement songé. Les idées qu'il pouvait avoir, il les tenait de grand-mère, qui les avait directement transmises à ses enfants. Sa grand-mère était catholique et votait de Gaulle; ses deux filles avaient épousé des communistes; cela n'y changeait pas grand-chose. Voici les idées de cette génération qui avait connu dans son enfance les privations de la guerre, qui avait eu vingt ans à la Libération; voici le monde qu'ils souhaitaient léguer à leurs enfants. La femme reste à la maison et tient son ménage (mais elle est très aidée par les appareils électroménagers; elle a beaucoup de temps à consacrer à sa famille). L'homme travaille à l'extérieur (niais la robotisation fait qu'il travaille moins longtemps, et que son travail est moins dur). Les couples sont fidèles et heureux; ils vivent dans des maisons agréables en dehors des villes (les banlieues). Pendant leurs moments de loisir ils s'adonnent à l'artisanat, au jardinage, aux beaux-arts. À moins qu'ils ne préfèrent voyager, découvrir les modes de vie et les cultures d'autres régions, d'autres pays.

Jacob Wilkening était né à Leeuwarden, en Frise-Occidentale; arrivé en France à l'âge de quatre ans, il n'avait plus qu'une conscience floue de ses origines néerlandaises. En 1946, il avait épousé la sœur d'un de ses meilleurs amis; elle avait dix-sept ans et n'avait pas connu d'autre homme. Après avoir travaillé quelque temps dans une usine de microscopes, il avait créé une entreprise d'optique de précision, qui travaillait surtout en sous-traitance avec Angénieux et Pathé. La concurrence japonaise était à l'époque inexistante; la France produisait d'excellents objectifs, dont certains pouvaient rivaliser avec les Schneider et les Zeiss; son entreprise marchait bien. Le couple eut deux fils, en 48 et 51; puis, longtemps après, en 1958, Annabelle.

Née dans une famille heureuse (en vingt-cinq ans de mariage, ses parents n'avaient eu aucune dispute sérieuse), Annabelle savait que son destin serait le même. L'été qui précéda sa rencontre avec Michel, elle commença à y penser; elle allait sur ses treize ans. Quelque part dans le monde il y avait un garçon qu'elle ne connaissait pas, qui ne la connaissait pas davantage, mais avec qui elle ferait sa vie. Elle essaierait de le rendre heureux, et il essaierait, lui aussi, de la rendre heureuse; mais elle ne savait pas à quoi il pouvait ressembler; c'était très troublant. Dans une lettre au Journal de Mickey, une lectrice qui avait son âge faisait part du même trouble. La réponse se voulait rassurante, se terminait par ces mots: «Ne t'en fais pas, petite Coralie; tu sauras le reconnaître.»

Ils commencèrent à se fréquenter en faisant ensemble leurs devoirs d'allemand. Michel habitait de l'autre côté de la rue, à moins de cinquante mètres. De plus en plus souvent, ils passaient ensemble leurs jeudis et leurs dimanches; il arrivait juste après le repas de midi. «Annabelle, ton fiancé…» annonçait son frère cadet après un regard dans le jardin. Elle rougissait; ses parents, eux, évitaient de se moquer d'elle. Elle s'en rendait compte: ils aimaient bien Michel.

C'était un garçon curieux; il ne connaissait rien ai football, ni aux chanteurs de variétés. Il n'était pas impopulaire dans sa classe, il parlait à plusieurs personnes; mais ces contacts restaient limités. Avant Annabelle, aucun camarade de classe n'était venu chez lui. Il s'était habitué à des réflexions et des rêveries solitaires; peu à peu il s'habitua à la présence d'une amie. Souvent ils partaient en vélo, montaient la côte de Voulangis; puis ils marchaient à travers les prairies et les bois, jusqu'à une butte d'où l'on dominait la vallée du Grand Morin. Ils marchaient entre les herbes, apprenant à se connaître.


10 Tout est la faute de Caroline Yessayan

À partir de cette même rentrée 1970, la situation de Bruno à l'internat s'améliora légèrement; il rentrait en quatrième, il commençait à faire partie des grands. De la quatrième à la terminale les élèves couchaient dans les dortoirs de l'autre aile, avec des boxes de quatre lits. Pour les garçons les plus violents il était déjà complètement maté, humilié; ils se tournèrent peu à peu vers de nouvelles victimes. Cette même année, Bruno commença à s'intéresser aux filles. De temps en temps, rarement, il y avait des sorties communes aux deux internats. Les jeudis après-midi où il faisait beau, ils allaient jusqu'à une sorte de plage aménagée sur les bords de la Marne, dans les faubourgs de Meaux. Il y avait un café plein de baby-foot et de flippers - dont l'attraction principale, cependant, était constituée par un python dans une cage de verre. Les garçons s'amusaient à le provoquer, cognaient du doigt contre le corps de l'animal; les vibrations le rendaient fou furieux, il se jetait sur les parois de toutes ses forces, jusqu'à tomber assommé. Une après-midi d'octobre, Bruno parla avec Patricia Hohweiller; elle était orpheline et ne quittait 1’internat qu'aux vacances pour aller chez un oncle en Alsace. Elle était blonde et mince, parlait très vite, son visage changeant s'immobilisait parfois dans un sourire étrange. La semaine suivante il eut un choc atroce en la voyant assise sur les genoux de Brasseur, les jambes écartées; il la tenait par la taille et l'embrassait à pleine bouche. Cependant, Bruno n'en tira pas de conclusion générale. Si les brutes qui l'avaient terrorisé pendant des années avaient du succès auprès des filles, c'est simplement parce qu'ils étaient les seuls à oser les draguer. Il remarqua d'ailleurs que Pelé, Wilmart, même Brasseur s'abstenaient de frapper ou d'humilier les petits dès qu'une fille était dans les parages.

À partir de la quatrième, les élèves pouvaient s'inscrire au ciné-club. Les séances avaient lieu le jeudi soir, dans la salle des fêtes de l'internat de garçons; c'étaient des séances mixtes. Un soir de décembre, Bruno s'assit à côté de Caroline Yessayan avant la projection de Nosferatu le vampire. Vers la fin du film, après y avoir pensé pendant plus d'une heure, il posa très doucement la main gauche sur la cuisse de sa voisine. Pendant quelques secondes merveilleuses (cinq? sept? sûrement pas plus de dix), il ne se passa rien. Elle ne bougeait pas. Une immense chaleur envahissait Bruno, il était au bord de l'évanouissement. Puis, sans dire un mot, sans violence, elle écarta sa main. Bien plus tard, très souvent même, en se faisant sucer par telle ou telle petite pute, Bruno devait repenser à ces quelques secondes de bonheur effroyable; il devait repenser, aussi, à ce moment où Caroline Yessayan avait doucement écarté sa main. Il y avait eu chez ce petit garçon quelque chose de très pur et de très doux, d'antérieur à toute sexualité, à toute consommation erotique. Il y avait eu un désir simple de toucher un corps aimant, de se serrer entre des bras aimants. La tendresse est antérieure à la séduction, c'est pourquoi il est si difficile de désespérer.

Pourquoi Bruno ce soir-là avait-il touché la cuisse de Caroline Yessayan, plutôt que son bras (ce qu'elle aurait très probablement accepté, et qui aurait peut-être constitué le début d'une belle histoire entre eux; car c'est tout à fait volontairement qu'elle lui avait parlé juste avant, dans la file d'attente, pour qu'il ait le temps de s'asseoir à côté d'elle, et qu'elle avait posé son bras sur l'accoudoir séparant leurs deux sièges; et de fait elle avait depuis longtemps remarqué Bruno, et il lui plaisait beaucoup, et elle espérait vivement, ce soir-là qu'il lui prendrait la main)? Probablement parce que la cuisse de Caroline Yessayan était dénudée, et qu’il n'imaginait pas, dans la simplicité de son âme, qu'elle ait pu l'être en vain. À mesure que Bruno, avançant en âge, replongeait avec dégoût dans les sentiments de son enfance, le noyau de sa destinée s'épurait, tout apparaissait dans la lumière d'une évidence irrémédiable et froide. Ce soir de décembre 1970, il était sans doute au pouvoir de Caroline Yessayan d'effacer les humiliations et la tristesse de sa première enfance; après ce premier échec (car jamais plus il n'osa, après qu'elle eut doucement retiré sa main, lui adresser de nouveau la parole), tout devenait beaucoup plus difficile. Pourtant Caroline Yessayan, dans sa globalité humaine, n'était nullement en cause. Tout au contraire Caroline Yessayan, petite Arménienne au doux regard d'agnelle, aux longs cheveux bouclés et noirs, échouée à la suite de complications familiales inextricables dans les bâtiments sinistres de l'internat de filles du lycée de Meaux, Caroline Yessayan constituait à elle seule une raison d'espérer en l'humanité. Si tout avait basculé dans un vide navrant, c'était en raison d'un détail minime et presque grotesque. Trente ans plus tard, Bruno en était persuadé: donnant aux éléments anecdotiques de la situation l'importance qu'ils avaient réellement eue, on pouvait résumer la situation en ces termes: tout était de la faute de la minijupe de Caroline Yessayan.

En posant la main sur la cuisse de Caroline Yessayan, Bruno la demandait en fait pratiquement en mariage. Il vivait le début de son adolescence dans une période de transition. Mis à part quelques précurseurs - dont ses parents représentaient d'ailleurs un pénible exemple - la génération précédente avait établi un lien d'une force exceptionnelle entre mariage, sexualité et amour. L’extension progressive du salariat, le développement économique rapide des années cinquante devaient en effet - hormis dans les classes de plus en plus restreintes où la notion de patrimoine gardait une importance - conduire au déclin du mariage de raison. L'Église catholique, qui avait toujours regardé avec réticence la sexualité hors mariage, accueillit avec enthousiasme cette évolution vers le mariage d'amour, plus conforme à ses théories («Homme et femme Il les créa»), plus propre à constituer un premier pas vers cette civilisation de la paix, de la fidélité et de l'amour qui constituait son but naturel. Le Parti communiste, seule force spirituelle susceptible d'être mise en regard de l'Église catholique pendant ces années, combattait pour des objectifs presque identiques. C'est donc avec une impatience unanime que les jeunes gens des années cinquante attendaient de tomber amoureux, d'autant que la désertification rurale, la disparition concomitante des communautés villageoises permettaient au choix du futur conjoint de s'effectuer dans un rayon presque illimité, en même temps qu'elles lui donnaient une importance extrême (c'est en septembre 1955 que fut lancée à Sarcelles la politique dite des «grands ensembles», traduction visuelle évidente d'une socialité réduite au cadre du noyau familial). C'est donc sans arbitraire que l'on peut caractériser les années cinquante, le début des années soixante comme un véritablé âge d'or du sentiment amoureux - dont les chansons de Jean Ferrât, celles de Françoise Hardy dans sa première période peuvent encore aujourd'hui nous restituer l'image.

Cependant, dans le même temps, la consommation libidinale de masse d'origine nord-américaine (chansons d'Elvis Presley, films de Marilyn Monroe) se répandait en Europe occidentale. Parallèlement aux réfrigérateurs et aux machines à laver, accompagnement matériel du bonheur du couple, se répandaient le transistor et le pick-up, qui devaient mettre en avant le modèle comportemental du flirt adolescent. Le conflit idéologique, latent tout au long des années soixante, éclata au début des années soixante-dix dans Mademoiselle Age tendre et dans 20 Ans, se cristallisant autour de la question à l'époque centrale: «Jusqu'où peut-aller avant le mariage?» Ces mêmes années, l'option hédoniste-libidinale d'origine nord-américaine reçut un appui puissant de la part d'organes de presse d'inspiration libertaire (le premier numéro d'Actuel parut en octobre 1970, celui de Charlie Hebdo en novembre). S'ils se situaient en principe dans une perspective politique de contestation du capitalisme, ces périodiques s'accordaient avec l'industrie du divertissement sur l'essentiel: destruction des valeurs morales judéo-chrétiennes, apologie de la jeunesse et de la liberté individuelle. Tiraillés entre des pressions contradictoires, les magazines pour jeunes filles mirent au point dans l'urgence un accommodement, que l'on peut résumer dans la narration de vie suivante. Dans un premier temps (disons, entre douze et dix-huit ans), la jeune fille sort avec de nombreux garçons (l'ambiguïté sémantique du terme sortir étant d'ailleurs le reflet d'une ambiguïté comportementale réelle: que voulait dire, exactement, sortir avec un garçon? S'agissait-il de s'embrasser sur la bouche, des joies plus profondes du petting et du deep-petting, des relations sexuelles proprement dites? Fallait-il permettre au garçon de vous toucher les seins? Devait-on enlever sa culotte? Et que faire de ses organes, à lui?) Pour Patricia Hohweiller, pour Caroline Yessayan, c'était loin d'être simple; leurs magazines favoris donnaient des réponses floues, contradictoires. Dans un deuxième temps (en fait, peu après le bac), la même jeune fille éprouvait le besoin d'une histoire sérieuse (plus tard caractérisée par les magazines allemands sous les termes de «big love»), la question pertinente étant alors: «Dois-je m'installer avec Jérémie?»; c'était un deuxième temps, dans le principe détinitif. L'extrême fragilité de l'accommodement ainsi proposé par les magazines pour jeunes filles - il s'agissait en fait de juxtaposer, en les plaquant arbitrairement sur deux segments de vie consécutifs, des modèles comportementaux antagonistes - ne devait apparaître que quelques années plus tard, au moment où l'on prit conscience de la généralisation du divorce. Il n'en reste pas moins que ce schéma improbable put constituer quelques années, pour des jeunes filles de toute façon assez naïves et assez étourdies par la rapidité des transformations qui se déroulaient autour d'elles, un modèle de vie crédible, auquel elles tentèrent raisonnablement d'adhérer.

Pour Annabelle, les choses étaient bien différentes. Elle pensait à Michel le soir avant de s'endormir; elle se réjouissait de le retrouver au réveil. Lorsqu'en cours il lui arrivait quelque chose d'amusant ou d'intéressant elle pensait tout de suite au moment où elle allait le lui raconter. Les journées où, pour une raison quelconque, ils n'avaient pas pu se voir, elle se sentait inquiète et triste. Pendant les vacances d'été (ses parents avaient une maison en Gironde), elle lui écrivait tous les jours. Même si elle ne se l'avouait pas franchement, même si ses lettres n'avaient rien d'enflammé et ressemblaient plutôt à celles qu'elle aurait pu écrire à un frère de son âge, même si ce sentiment qui enveloppait sa vie évoquait un halo de douceur plus qu'une passion dévorante, la réalité qui se faisait progressivement jour dans son esprit était la suivante: du premier coup, sans l'avoir cherché, sans même l'avoir réellement désiré, elle se trouvait en présence du grand amour. Le premier était le bon, il n'y en aurait pas d'autre, et la question n'aurait même pas lieu de se poser. Selon Mademoiselle Âge tendre, le cas était possible: il ne fallait pas se monter la tête, cela n'arrivait presque jamais; pourtant dans certains cas, extrêmement rares, presque miraculeux - mais cependant indiscutablement attestés -, cela pouvait arriver. Et c'était la chose la plus heureuse qui puisse vous arriver sur la Terre.


11

De cette période Michel conservait une photographie, prise dans le jardin des parents d'Annabelle, aux vacances de Pâques 1971; son père avait dissimulé des œufs en chocolat dans les bosquets et les massifs de fleurs. Sur la photo Annabelle était au milieu d'un massif de forsythias; elle écartait les branchages, toute à sa quête, avec la gravité de l'enfance. Son visage commençait à s'affiner, on pouvait déjà deviner qu'elle serait exceptionnellement belle. Sa poitrine se dessinait légèrement sous le pull-over. Ce fut la dernière fois qu'il y eut des œufs en chocolat le jour de Pâques, l'année suivante, ils étaient déjà trop âgés pour ces jeux.

A partir de l'âge de treize ans, sous l'influence de la progestérone et de l'œstradiol sécrétés par les ovaires, des coussinets graisseux se déposent chez la jeune fille à la hauteur des seins et des fesses. Ces organes acquièrent dans le meilleur des cas un aspect plein, harmonieux et rond; leur contemplation produit alors chez 1’homme un violent désir. Comme sa mère au même âge, Annabelle avait un très joli corps. Mais le visage de sa mère avait été avenant, agréable sans plus. Rien ne pouvait laisser présager le choc douloureux de la beauté d'Annabelle, et sa mère commença à prendre peur. C'est certainement de son père, de la branche hollandaise de la famille, qu'Annabelle tenait ses grands yeux bleus et la masse éblouissante de ses cheveux blond clair; mais seul un hasard morphogénétique inouï avait pu produire la déchirante pureté de son visage. Sans beauté la jeune fille est malheureuse, car elle perd toute chance d'être aimée. Personne à vrai dire ne s'en moque, ni ne la traite avec cruauté; mais elle est comme transparente, aucun regard n'accompagne ses pas. Chacun se sent gêné en sa présence, et préfère l'ignorer. À l'inverse une extrême beauté, une beauté qui dépasse de trop loin l'habituelle et séduisanté fraîcheur des adolescentes, produit un effet surnaturel, et semble invariablement présager un destin tragique. À l'âge de quinze ans Annabelle faisait partie de ces très rares jeunes filles sur lesquelles tous les hommes s'arrêtent, sans distinction d'âge ni d'état; de ces jeunes filles dont le simple passage, le long de la rue commerçante d'une ville d'importance moyenne, accélère le rythme cardiaque des jeunes gens et des hommes d'âge mûr, fait pousser des grognements de regret aux vieillards. Elle prit rapidement conscience de ce silence qui accompagnait chacune de ses apparitions, dans un café ou dans une salle de cours, mais il lui fallut des années pour en comprendre pleinement la raison. Au CEG de Crécy-en-Brie, il était communément admis qu'elle «était avec» Michel; mais même sans cela, à vrai dire, aucun garçon n'aurait osé tenter quoi que ce soit avec elle. Tel est l'un des principaux inconvénients de l'extrême beauté chez les jeunes filles: seuls les dragueurs expérimentés, cyniques et sans scrupule se sentent à la hauteur; ce sont donc en général les êtres les plus vils qui obtiennent le trésor de leur virginité, et ceci constitue pour elles le premier stade d'une irrémédiable déchéance.

En septembre 1972, Michel entra en seconde au lycée de Meaux. Annabelle entrait en troisième; pour une année encore, elle resterait au collège. Il rentrait du lycée en train, il changeait à Esbly pour prendre l'autorail. En général, il arrivait à Crécy par le train de 18 h 33; Annabelle l'attendait à la gare. Ils marchaient ensemble le long des canaux de la petite ville. Parfois - assez rarement, en fait - ils allaient au café. Annabelle savait maintenant qu'un jour ou l'autre Michel aura envie de l'embrasser, de caresser ce corps dont elle sentait la métamorphose. Elle attendait ce moment sans impatience, sans trop de crainte non plus; elle avait confiance.

Si les aspects fondamentaux du comportement sexuel sont innés, l'histoire des premières années de la vie tient une place importante dans les mécanismes de son déclenchement, notamment chez les oiseaux et les mammifères. Le contact tactile précoce avec les membres de l'espèce semble vital chez le chien, le chat, le rat, le cochon d'Inde et le rhésus macaque (Macaca mulutta). La privation du contact avec la mère pendant l'enfance produit de très graves perturbations du comportement sexuel chez le rat mâle, avec en particulier inhibition du comportement de cour. Sa vie en aurait-elle dépendu (et, dans une large mesure, elle en dépendait effectivement) que Michel aurait été incapable d'embrasser Annabelle. Souvent, le soir, elle était si heureuse de le voir sortir de l'autorail, son cartable à la main, qu'elle se jetait littéralement dans ses bras. Ils demeuraient alors enlacés quelques secondes, dans un état de paralysie heureuse; ce n'est qu'ensuite qu'ils se parlaient.

Bruno était lui aussi en seconde au lycée de Meaux, dans une autre classe; il savait que sa mère avait eu un deuxième fils d'un père différent; il n'en savait pas plus. Il voyait très peu sa mère. Deux fois, il était parti en vacances dans la villa qu'elle occupait à Cassis. Elle recevait beaucoup de jeunes qui passaient, qui faisaient la route. Ces jeunes gens étaient ce que la presse populaire appelait des hippies. De fait, ils ne travaillaient pas; lors de leur séjour ils étaient entretenus par Janine, qui avait changé de prénom pour se faire appeler Jane. Ils vivaient donc des revenus de la clinique de chirurgie esthétique fondée par son ex-mari - c'est-a-dire finalement du désir de certaines femmes aisées lutter contre la dégradation apportée par le temps, ou de corriger certaines imperfections naturelles. Ils se joignaient nus dans les calanques. Bruno refusait d’ôter son maillot de bain. Il se sentait blanchâtre, minuscule, répugnant, obèse. Parfois, sa mère recevait un des garçons dans son lit. Elle avait déjà quarante-cinq ans; sa vulve était amaigrie, un peu pendante, mais ses traits restaient magnifiques. Bruno se branlait trois fois par jour. Les vulves des jeunes femmes étaient accessibles, elles se trouvaient parfois à moins d'un mètre; mais Bruno comprenait parfaitement qu'elles lui restent fermées: les autres garçons étaient plus grands, plus bronzés et plus forts. Bien des années plus tard, Bruno devait s'en rendre compte: l'univers petit-bourgeois, l'univers des employés et des cadres moyens était plus tolérant, plus accueillant et plus ouvert que l'univers des jeunes marginaux, à l'époque représentés par les hippies. «Je peux me déguiser en cadre respectable, et être accepté par eux, aimait à dire Bruno. Il suffit pour cela que je m'achète un costume, une cravate et une chemise - le tout, 800 francs chez C A en période de soldes, - il suffit en réalité pratiquement que j'apprenne à faire un nœud de cravate. Il y a, c'est vrai, le problème de la voiture - c'est au fond la seule difficulté dans la vie du cadre moyen; mais on peut y arriver, on prend un crédit, on travaille quelques années et on y arrive. À l'opposé, il ne me servirait à rien de me déguiser en marginal: je ne suis ni assez jeune, ni assez beau, ni assez cool. Je perds mes cheveux, j'ai tendance à grossir; et plus je vieillis plus je deviens angoissé et sensible, plus les signes de rejet et de mépris me font souffrir. En un mot je ne suis pas assez naturel, c'est à-dire pas assez animal - et il s'agit là d'une tare irrémédiable: quoi que je dise, quoi que je fasse, quoi que j'achète, je ne parviendrai jamais à surmonter ce handicap, car il a toute la violence d'un handicap naturel». Dès son premier séjour chez sa mère, Bruno se rend» compte qu'il ne serait jamais accepté par les hippies: il n'était pas, il ne serait jamais un bel animal. La nuit il rêvait de vulves ouvertes. Vers la même époque, il commença à lire Kafka. La première fois il ressenti une sensation de froid, de gel insidieux; quelques heures après avoir terminé Le Procès il se sentait encore engourdi, cotonneux. Il sut immédiatement que cet univers ralenti, marqué par la honte, où les êtres se croisent dans un vide sidéral, sans qu'aucun rapport entre eux n'apparaisse jamais possible, correspondait exactement à son univers mental. L'univers était lent et froid. Il y avait cependant une chose chaude, que les femmes avaient entre les jambes; mais cette chose, il n'y avait pas accès.

Il devenait de plus en plus évident que Bruno allait mal, qu'il n'avait pas d'amis, qu'il était terrorisé par les filles, que son adolescence en général était un échec lamentable. Son père s'en rendait compte, et se sentait gagné par un sentiment de culpabilité croissant. Pour la Noël 1972 il exigea la présence de son ex-femme, afin d'en discuter. Au fil de la conversation il apparut que le demi-frère de Bruno était dans le même lycée, qu'il était également en seconde (quoique dans une autre classe) et qu'ils ne s'étaient jamais rencontrés; ce fait le frappa vivement comme le symbole d'une dislocation familiale abjecte, dont ils étaient tous deux responsables. Faisant pour la première fois preuve d'autorité, il exigea que Janine reprenne contact avec son deuxième fils, afin de sauver ce qui pouvait encore l'être.

Janine nourrissait peu d'illusions sur les sentiments que la grand-mère de Michel pouvait éprouver à son égard; ce fut quand même légèrement pire que ce qu elle avait imaginé. Au moment où elle garait sa Porsche devant le pavillon de Crécy-en-Brie la vieille femme sortit, son cabas à la main. «Je peux pas vous empêcher de le voir, c'est votre fils, dit-elle abruptement. Je pars faire des courses, je reviens dans deux heures; je veux que vous soyez partie à ce moment-là.» Puis elle tourna les talons.

Michel était dans sa chambre; elle poussa la porte et entra. Elle avait prévu de l'embrasser, mais lorsqu'elle amorça le geste il recula d'un bon mètre. En grandissant, il commençait à ressembler de manière frappante son père: mêmes cheveux blonds et fins, même visage aigu, aux pommettes saillantes. Elle avait amené en cadeau un tourne-disque et plusieurs albums des Rolling Stones. Il prit le tout sans un mot (il conserva l'appareil, mais devait détruire les disques quelques jours plus tard). Sa chambre était sobre, il n'y avait aucui affiche au mur. Un livre de mathématiques était ouve sur l'abattant du secrétaire. «Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle. - Des équations différentielles.» répondit-il avec réticence. Elle avait prévu de parler de sa vie, de l'inviter en vacances; ce n'était manifestement pas possible. Elle se contenta de lui annoncer une prochaine visite de son frère; il acquiesça. Elle était là depuis presque une heure, et les silences s'éternisaient quand la voix d'Annabelle retentit dans le jardin. Michi se précipita vers la fenêtre, lui cria d'entrer. Janine jeta un regard sur la jeune fille au moment où elle passait la porte du jardin. «Elle est jolie, ta copine…» fit-elle observer avec une légère torsion de la bouche. Michel reçut le mot de plein fouet, son visage s'altéra. En remontant dans sa Porsche Janine croisa Annabelle, regarda dans les yeux; dans son regard, il y avait de la haine.

À l'égard de Bruno, la grand-mère de Michel ne nourrissait aucune aversion; lui aussi avait été victime de cette mère dénaturée, telle était sa vision des choses - sommaire mais finalement exacte. Bruno prit donc l'habitude de rendre visite à Michel tous les jeudis après-midi. Il prenait l'autorail de Crécy-la-Chapelle. Chaque fois que c'était possible (et c'était presque toujours possible), il s'installait en face d'une jeune fille seule. La plupart avaient les jambes croisées, un chemisier transparent, ou autre chose. Il ne s'installait pas vraiment en face, plutôt en diagonale, mais souvent sur la même banquette, à moins de deux mètres. Il bandait déjà en apercevant les longs cheveux, blonds ou bruns; en choisissant une place, en circulant entre les rangées, la douleur s'avivait dans son slip. Au moment de s'asseoir, il avait déjà sorti un mouchoir de sa poche. Il suffisait d'ouvrir un classeur, de le poser sur ses cuisses; en quelques coups c'était fait. Parfois, quand la fille décroisait les jambes au moment où il sortait sa bite, il n'avait même pas besoin de se toucher; il se libérait d'un jet en apercevant la petite culotte. Le mouchoir était une sécurité, en général il éjaculait plutôt sur les pages du classeur; sur les équations du second degré, sur les schémas d'insectes, sur la production de charbon de l'URSS. La fille poursuivait la lecture de son magazine.

Bien des années plus tard, Bruno demeurait dans le doute. Ces choses s'étaient produites; elles avaient un rapport direct avec un petit garçon craintif et obèse, dont il conservait des photographies. Ce petit garçon avait un rapport avec l'adulte dévoré par le désir qu'il était devenu. Son enfance avait été pénible, son adolescence atroce; il avait maintenant quarante-deux ans, et objectivement il était encore loin de la mort. Que lui restait-il à vivre? Peut-être quelques fellations pour lesquelles, il le savait, il accepterait de plus en plus facilement de payer. Une vie tendue vers un objectif laisse peu de place au souvenir. À mesure que ses érections devenaient plus difficiles et plus brèves, Bruno se laissait gagner par une détente attristée. L'objectif principal de sa vie avait été sexuel; il n'était plus possible d’en changer, il le savait maintenant. En cela, Bruno était représentatif de son époque. Lors de son adolescence, la compétition économique féroce que connaissait la société française depuis deux siècles avait subi une certaine atténuation. Il était de plus en plus admis dans l'imaginaire social que les conditions économiques devaient normalement tendre vers une certaine égalité. Le modèle de la social-démocratie suédoise était fréquemment cité, tant par les hommes politiques que par les responsables d'entreprise. Bruno se voyait donc peu encouragé à surclasser ses contemporains par le biais de la réussite économique. Sur le plan professionnel, son seul objectif était - très raisonnablement - de se fondre dans cette «vaste classe moyenne aux contours peu tranchés» plus tard décrite par le président Giscard d'Estaing. Mais l'être humain est prompt à établir des hiérarchies, c'est avec vivacité qu'il aspire à se sentir supérieur à ses semblables. Le Danemark et la Suède, qui servaient de modèle aux démocraties européennes dans la voie de l'égalisation économique, donnèrent également l'exemple de la liberté sexuelle. De manière inattendue, au sein de cette classe moyenne à laquelle s'agrégeaient progressivement les ouvriers et les cadres - ou, plus précisément, parmi les enfants de cette classe moyenne - un nouveau champ s'ouvrit à la compétition narcissique. Lors d'un séjour linguistique qu'il effectua en juillet 1972 à Traunstein, une petite ville bavaroise proche de la frontière autrichienne, Patrick Castelli, un autre jeune Français de son groupe, parvint à sauter trente-sept nanas en l'espace de trois semaines. Dans le même temps, Bruno affichait un score de zéro. Il finit par montrer sa bite à une vendeuse de supermarché - qui, heureusement, éclata de rire et s'abstint de porter plainte. Comme lui, Patrick Castelli était d'une famille bourgeoise et réussissait bien à l'école; leurs destins économiques promettaient d'être comparables. La plupart des souvenirs d'adolescents de Bruno étaient du même ordre.

Plus tard, la mondialisation de l'économie donna naissance à une compétition beaucoup plus dure, qui devait balayer les rêves d'intégration de l'ensemble de la population dans une classe moyenne généralisée au pouvoir d'achat régulièrement croissant; des couches sociales de plus en plus étendues basculèrent dans la précarité et le chômage. L'âpreté de la compétition sexuelle ne diminua pas pour autant, bien au contraire

Cela faisait maintenant vingt-cinq ans que Bruno connaissait Michel. Durant cet intervalle de temps effrayant, il avait l'impression d'avoir à peine changé, l'hypothèse d'un noyau d'identité personnelle, d'un noyau inamovible dans ses caractéristiques majeures, lui apparaissait comme une évidence. Pourtant, de larges pans de sa propre histoire avaient sombré dans un oubli définitif. Des mois, des années entières lui apparaissaient comme s'il ne les avait nullement vécus. Tel n'était pas le cas de ces deux dernières années d'adolescence, si riches en souvenirs, en expériences formatrices. La mémoire d'une vie humaine, lui expliqua son demi-frère beaucoup plus tard, ressemble à une histoire consistante de Griffiths. Ils étaient dans l'appartement de Michel, ils buvaient du Campari, c'était un soir de mai. Ils évoquaient rarement le passé, le plus souvent leurs discussions portaient sur l'actualité politique ou sociale; mais ce soir-là ils le firent. «Tu as des souvenirs de différents moments de ta vie, résuma Michel, ces souvenirs se présentent sous des aspects divers; tu revois des pensées, des motivations ou des visages. Parfois tu te souviens simplement d'un nom, comme cette Patricia Hohweiller dont tu me parlais tout à l'heure, et que tu serais aujourd'hui incapable de reconnaître. Parfois tu revois un visage, sans même pouvoir lui associer de souvenir. Dans le cas de Caroline Yessayan, tout ce que tu sais d'elle s'est concentré dans ces quelques secondes d'une précision totale où ta main reposait sur sa cuisse. Les histoires consistantes de Griffiths ont été produites en 1984 pour relier les mesures quantiques dans des narrations vraisemblables. Une histoire de Griffiths est construite à partir d'une suite de mesures plus ou moins quelconques ayant lieu à des instants différents. Chaque mesure exprime le fait qu'une certaine quantité physique, éventuellement différente d’une mesure à l'autre, est comprise, à un instant donné, dans un certain domaine de valeurs. Par exemple, au temps t, un électron a une certaine vitesse, déterminée avec une approximation dépendant du mode de mesure; au temps t2, il est situé dans un certain domaine de l'espace; au temps t3, il a une certaine valeur de spin. À partir d'un sous-ensemble de mesures, on peut définir une histoire, logiquement consistante dont on ne peut cependant pas dire qu'elle soit vraie; elle peut simplement être soutenue sans contradiction. Parmi les histoires du monde possibles dans un cadre expérimental donné, certaines peuvent être réécrites sous la forme normalisée de Griffiths; elles sont alors appelées histoires consistantes de Griffiths, et tout sa passe comme si le monde était composé d'objets séparés, dotés de propriétés intrinsèques et stables. Cependant, le nombre d'histoires consistantes de Griffiths pouvant être réécrites à partir d'une série de mesures, est en général sensiblement supérieur à un. Tu as une conscience de ton moi; cette conscience te permet de poser une hypothèse: l'histoire que tu es à même de reconstituer à partir de tes propres souvenirs est une histoire consistante, justifiable dans le principe d'une narration univoque. En tant qu'individu isolé, persévérant dans l'existence un certain laps de temps, soumis à une ontologie d'objets et de propriétés, tu n'as aucun doute sur ce point: on doit nécessairement pouvoir t'associer une histoire consistante de Griffiths. Cetta hypothèse a priori, tu la fais pour le domaine de la vie réelle; tu ne la fais pas pour le domaine du rêve.

– J'aimerais penser que le moi est une illusion; n'empêche que c'est une illusion douloureuse…» dit doucement Bruno; mais Michel ne sut que répondre, il ne connaissait rien au bouddhisme. La conversation n'était pas facile, ils se voyaient tout au plus deux fois par an. Jeunes, ils avaient eu des discussions passionnées; mais ce temps était révolu, désormais. En septembre 1973, ils entrèrent ensemble en première C; pendant deux années ils suivirent ensemble les cours de mathématiques, les cours de physique. Michel était très au-dessus du niveau de sa classe. L'univers humain - il commençait à s'en rendre compte - était décevant, plein d'angoisse et d'amertume. Les équations mathématiques lui apportaient des joies sereines et vives. Il avançait dans une semi-obscurité, et tout à coup il trouvait un passage: en quelques formules, en quelques factorisations audacieuses, il s'élevait jusqu'à un palier de sérénité lumineuse. La première équation de la démonstration était la plus émouvante, car la vérité qui papillotait à mi-distance était encore incertaine; la dernière équation était la plus éblouissante, la plus joyeuse. Cette même année, Annabelle entra en seconde au lycée de Meaux. Ils se voyaient souvent, tous les trois, après la fin des cours. Puis Bruno rentrait à l'internat; Annabelle et Michel se dirigeaient vers la gare. La situation prenait une tournure étrange et triste. Début 1974, Michel se plongea dans les espaces de Hilbert; puis il s'initia à la théorie de la mesure, découvrit les intégrales de Riemann, de Lebesgue et de Stieltjes. Dans le même temps, Bruno lisait Kafka et se masturbait dans l'autorail. Une après-midi de mai, à la piscine qui venait de s'ouvrir à La Chapelle-sur -Crécy, il eut la joie d'écarter les pans de sa serviette pour montrer sa bite à deux filles de douze ans; il eut la joie surtout de voir qu'elles se poussaient du coude, qu'elles s'intéressaient au spectacle; il échangea un long regard avec l'une des deux, une petite brune à lunettes. Trop malheureux et trop frustré pour s'intéresser réellement à la psychologie d autrui, Bruno se rendait cependant compte que son demi-frère était dans une situation pire que la sienne. Souvent, ils allaient ensemble au café; Michel portait des anoraks et des bonnets ridicules, il ne savait pas jouer au baby-foot; c'est surtout Bruno qui parlait. Michel ne bougeait pas, il parlait de moins en moins; il levait vers Annabelle un regard attentif et inerte. Annabelle ne renonçait pas; pour elle, le visage de Michel ressemblait au commentaire d'un autre monde. Vers la même époque elle lut La Sonate à Kreutzer, crut un instant le comprendre au travers de ce livre. Vingt-cinq ans plus tard il apparaissait évident à Bruno qu'ils s’étaient trouvés dans une situation déséquilibrée, anormale, sans avenir; considérant le passé, on a toujours l'impression - probablement fallacieuse - d'un certain déterminisme.


12 RÉGIME STANDARD

«Dans les époques révolutionnaires ceux qui s'attribuent, avec un si étrange orgueil, le facile mérite d'avoir développé chez leurs contemporains l'essor des passions anarchiques, ne s'aperçoivent pas que leur déplorable triomphe apparent n’est dû surtout qu'à une disposition spontanée déterminée par l'ensemble de la situation sociale correspondante.»

(Auguste Comte - Cours de philosophie positive, Leçon 48)

Le milieu des années soixante-dix fut marqué en France par le succès de scandale qu'obtinrent Phantom of thé Paradise, Orange mécanique et Les Valseuses: trois films extrêmement différents, dont le succès commun devait cependant établir la pertinence commerciale d'une culture «jeune», essentiellement basée sur le sexe et la violence, qui ne devait cesser de gagner des parts de marché au cours des décennies ultérieures. Les trentenaires enrichis des années soixante se retrouvèrent pour leur part pleinement dans Emmanuelle, sorti en 1974: proposant une occupation du temps, des lieux exotiques et des fantasmes, le film de Just Jaeckin était à lui seul, au sein d'une culture restée profondément judéo-chrétienne, un manifeste pour l'entrée dans la civilisation des loisirs.

Plus généralement, le mouvement favorable à la libération des mœurs connut en 1974 d'importants succès. Le 20 mars ouvrit à Paris le premier club Vitatop, qui devait jouer un rôle de pionnier dans le domaine de la forme physique et du culte du corps. Le 5 juillet fut adoptée la loi sur la majorité civique à dix-huit ans, le 11 celle sur le divorce par consentement mutuel - l'adultère disparut du Code pénal. Enfin, le 28 novembre, la loi Veil autorisant l'avortement fut adoptée, grâce à l'appui de la gauche, à l'issue d'un débat houleux - qualifié d'«historique» par la plupart des commentateurs. En effet l'anthropologie chrétienne, longtemps majoritaire dans les pays occidentaux, accordait une importance illimitée à toute vie humaine, de la conception à la mort; cette importance est à relier au fait que les chrétiens croyaient à l'existence, à l'intérieur du corps humain, d'une âme - âme dans son principe immortelle, et destinée à être ultérieurement reliée à Dieu. Sous l'impulsion des progrès de la biologie devait peu à peu se développer au XIXe et au XXe siècle une anthropologie matérialiste, radicalement différente dans ses présupposés, et beaucoup plus modeste dans ses recommandations éthiques. D'une part le fœtus, petit amas de cellules en état de différenciation progressive, ne s'y voyait attribuer d'existence individuelle autonome qu'à la condition de réunir un certain consensus social (absence de tare génétique invalidante, accord des parents). D'autre part le vieillard, amas d'organes en état de dislocation continue, ne pouvait réellement faire état de son droit à la survie que sous réserve d'une coordination suffisante de ses fonctions organiques - introduction du concept de dignité humaine. Les problèmes éthiques ainsi posés par les âges extrêmes de la vie (l'avortement; puis, quelques décennies plus tard, l'euthanasie) devaient dès lors constituer des facteurs d'opposition indépassables entre deux visions du monde, deux anthropologies au fond radicalement antagonistes.

L'agnosticisme de principe de la République française devait faciliter le triomphe hypocrite, progressif, et même légèrement sournois, de l'anthropologie matérialiste. Jamais ouvertement évoqués, les problèmes de valeur de la vie humaine n'en continuèrent pas moins à faire leur chemin dans les esprits; on peut sans nul doute affirmer qu'ils contribuèrent pour une part, au cours des ultimes décennies de la civilisation occidentale, à l'établissement d'un climat général dépressif, voire masochiste.

Pour Bruno, qui venait d'avoir dix-huit ans, l'été 1974 fut une période importante, et même cruciale. Ayant entrepris, bien des années plus tard, de consulter un psychiatre, il devait y revenir à de nombreuses reprises, modifiant tel ou tel détail - le psychiatre, en fait, semblait apprécier énormément ce récit. Voici la version canonique qu'aimait à en donner Bruno:

«Cela s'est passé vers la fin du mois de juillet. J'étais parti une semaine chez ma mère sur la Côte. Il y avais toujours du passage, beaucoup de monde. Cet été-là, elle faisait l'amour avec un Canadien - un jeune type très costaud, un vrai physique de bûcheron. Le matin de mon départ, je me suis réveillé très tôt. Le soleil était déjà chaud. Je suis entré dans leur chambre, ils dormaient tous les deux. J'ai hésité quelques secondes, pute j'ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j'ai cru un instant que ses yeux allaient s'ouvrir; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J'ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n'ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler. Elle recueillait de nombreux chats, tous plus ou moins sauvages. Je me suis approché d'un jeune chat noir qui se chauffait sur une pierre. Le sol autour de la maison était caillouteux, très blanc, d'un blanc impitoyable. Le chat m'a regardé à plusieurs reprises pendant que je me branlais, mais il a fermé les yeux avant que j'éjacule. Je me suis baissé, j'ai ramassé une grosse pierre. Le crâne du chat a éclaté, un peu de cervelle a giclé autour. J'ai recouvert le cadavre de pierres, puis je suis rentré dans la maison; personne n'était encore réveillé. Dans la matinée ma mère m'a conduit chez mon père, c'était à une cinquantaine de kilomètres. Dans la voiture, pour la première fois, elle m'a parlé de di Meola. Lui aussi avait quitté la Californie, quatre ans auparavant; il avait acheté une grande propriété près d'Avignon, sur les pentes du Ventoux. L'été il recevait des jeunes qui venaient de tous les pays d'Europe, et également d'Amérique du Nord. Elle pensait que je pourrais y aller un été, que ça m'ouvrirait des horizons. L'enseignement de di Meola était surtout centré sur la tradition brahmanique, mais, selon elle, sans fanatisme ni exclusive. Il tenait également compte des acquis de la cybernétique, de la PNL et des techniques de déprogrammation mises au point à Esalen. Il s'agissait avant tout de libérer l'individu, son potentiel créatif profond. "Nous n'utilisons que 10 % de nos neurones."

"En plus, ajouta Jane (ils traversaient alors une forêt de pins), là-bas, tu pourras rencontrer des jeunes de ton âge. Pendant ton séjour avec nous, on a tous eu l'impression que tu avais des difficultés sur le plan sexuel." La manière occidentale de vivre la sexualité, ajouta-t-elle, était complètement déviée et pervertie. Dans beaucoup de sociétés primitives l'initiation se faisait naturellement, au début de l'adolescence, sous le contrôle des adultes de la tribu. "Je suis ta mère" précisa-t-elle encore. Elle s'abstint d'ajouter qu'elle avait elle-même initié David, le fils de di Meola, en 1963. David avait alors treize ans. La première après-midi, elle s'était dévêtue devant lui avant de l'encourager dans sa masturbation. La seconde après-midi, elle avait elle-même masturbé et sucé. Enfin, le troisième jour, il avait pu la pénétrer. C'était pour Jane un très gréable souvenir; la bite du jeune garçon était rigide et semblait indéfiniment disponible dans sa rigidité, même après plusieurs éjaculations; c'est sans doute à partir de ce moment qu'elle s'était définitivement tournée vers les hommes jeunes. "Cependant, ajouta-t-elle, l'initiation se fait toujours en dehors du système familial direct. C'est indispensable pour permettre l'ouverture au monde." Bruno sursauta, se demanda si elle s'était effectivement réveillée ce même matin, au moment où il plongeait son regard dans sa vulve. La remarque de sa mère, cependant, n'avait rien de très surprenant; le tabou de l'inceste est déjà attesté chez les oies cendrées et les mandrills. La voiture approchait de Sainte-Maxime.

«En arrivant chez mon père, poursuivait Bruno, je me suis rendu compte qu'il n'allait pas très bien. Cet été-là, il n'avait pu prendre que deux semaines de vacances. Je n'en avais pas conscience à l'époque mais il avait des problèmes d'argent, pour la première fois ses affaires commençaient à tourner mal. Plus tard, il m'a tout raconté. Il avait complètement raté le marché émergent des seins siliconés. Pour lui c'était une mode passagère, qui ne dépasserait pas le marché américain; c'était évidemment idiot. Il n'y a aucun exemple qu'une mode venue des États-Unis n'ait pas réussi à submerger l'Europe occidentale quelques années plus tard; aucun. Un de ses jeunes associés avait saisi l'opportunité, s'était installé à son compte et lui avait pris une grande part de sa clientèle en utilisant les seins siliconés comme produit d'appel.»

Au moment de cette confession le père de Bruno avait soixante-dix ans, et devait prochainement succomber à une attaque de cirrhose. «L'histoire se répète, ajoutait-il sombrement en faisant tinter les glaçons dans son verre. Ce con de Poncet (il s'agissait du jeune chirurgien plein d'élan qui, vingt ans auparavant, avait été à l'origine de sa ruine), ce con de Poncet vient de refuser d'investir dans l'allongement des bites. Il trouve que ça fait charcuterie, il ne pense pas que le marché masculin va suivre en Europe. Le con. Aussi con que moi à l'époque. Si j'avais trente ans aujourd'hui, ah oui je me lancerais dans l'allongement des bites!» Ce message délivré il retombait en général dans une rêverie obscure, à la limite de la somnolence. La conversation piétinait un peu, forcément, à cet âge.

En ce mois de juillet 1974, le père de Bruno n'en était encore qu'au tout premier stade de sa déchéance. Il s'enfermait l'après-midi dans sa chambre avec une pile de San-Antonio et une bouteille de bourbon. Il ressortait vers sept heures, préparait un plat cuisiné d'une main tremblante. Il n'avait pas tout à fait renoncé à parler à son fils mais il n'y arrivait pas, il n'y arrivait vraiment pas. Au bout de deux jours, l'atmosphère devint réellement oppressante. Bruno se mit à sortir, des après-midi entières; il allait tout bêtement à la plage.

Le psychiatre appréciait moins la partie suivante du récit, mais Bruno y tenait beaucoup, il n'avait aucune envie de la passer sous silence. Après tout ce connard était là pour écouter, c'était un employé, non? «Elle était seule, poursuivait donc Bruno, elle était seule toutes les après-midi sur la plage. Une pauvre petite gosse de riches, comme moi; elle avait dix-sept ans. Elle était vraiment boulotte, un petit tas avec un visage timide, une peau trop blanche et des boutons. Le quatrième après-midi, juste la veille de mon départ en fait, j'ai pris ma serviette et je me suis assis à côté d'elle. Elle était allongée sur le ventre, elle avait dégrafé le soutien-gorge de son maillot. La seule chose que j'ai trouvé à dire, je me souviens, c'est: "Tu es en vacances?" Elle a levé les yeux: elle ne s'attendait sûrement pas à un truc brillant, peut-être quand même pas à quelque chose de si con. Ensuite on a échangé nos prénoms, elle s'appelait Annick. À un moment donné il a fallu qu'elle se relève, et je me demandais: est-ce qu'elle allait essayer de réagrafer le soutien-gorge par-derrière? est-ce qu'elle allait au contraire se relever en me montrant ses seins? Elle a fait quelque chose d'intermédiaire: elle s'est retournée en tenant à moitié les bouts du soutien-gorge. Dans la position finale les bonnets étaient un peu de travers, ils ne la recouvraient qu'à moitié. Elle avait vraiment une grosse poitrine, même déjà un peu flasque, ça a dû terriblement s'aggraver par la suite. Je me suis dit qu'elle avait beaucoup de courage. J'ai approché ma main et je l'ai passée sous le bonnet, découvrant le sein au fur et à mesure. Elle n'a pas bougé mais elle s'est un peu raidie, elle a fermé les yeux. J'ai continué à passer ma main, ses mamelons étaient durs. Ça reste un des plus beaux moments de ma vie.

Ensuite, c'est devenu plus difficile. Je l'ai emmenée chez moi, on est tout de suite montés dans ma chambre. J'avais peur que mon père la voie; c'est quand même un homme qui avait eu de très belles femmes, dans sa vie. Mais il dormait, en fait cette après-midi-là il était complètement ivre, il ne s'est réveillé qu'à dix heures du soir. Bizarrement, elle n'a pas accepté que je lui retire son slip. Elle ne l'avait jamais fait, m'a-t-elle dit; elle n'avait jamais rien fait avec un garçon, à vrai dire. Mais elle m'a branlé sans hésitation, avec beaucoup d'enthousiasme; je me souviens qu'elle souriait. Ensuite, j'ai approché ma bite de sa bouche; elle a tété quelques petits coups, mais elle n'a pas tellement aimé. Je n'ai pas insisté, je me suis mis à califourchon sur elle. Quand j'ai serré mon sexe entre ses seins j'ai senti qu'elle était vraiment heureuse, elle a poussé un petit gémissement. Ça m'a terriblement excité, je me suis relevé et j'ai fait glisser son slip. Cette fois elle n'a pas protesté, elle a même relevé les jambes pour m'aider. Ce n'était vraiment pas une jolie fille, mais sa chatte était attirante, aussi attirante que celle de n'importe quelle femme. Elle avait fermé les yeux. Au moment où j'ai glissé mes mains sous ses fesses, elle a complètement écarté les cuisses. Ça m'a fait un tel effet que j'ai éjaculé aussitôt, avant même d'avoir pu entrer en elle. Il y avait un peu de sperme sur ses poils pubiens. J'étais terriblement désolé, mais elle m'a dit que ça ne faisait rien, qu'elle était contente.

Nous n'avons pas tellement eu le temps de parler, il était déjà huit heures, elle devait rentrer tout de suite chez ses parents. Elle m'a dit, je ne sais trop pourquoi, qu'elle était fille unique. Elle avait l'air tellement heureuse, tellement fière d'avoir une raison d'être en retard pour le dîner que j'ai failli me mettre à pleurer. On s'est embrassés très longuement dans le jardin devant la maison. Le lendemain matin, je suis reparti à Paris.»

À l'issue de ce mini-récit, Bruno marquait un temps d'arrêt. Le thérapeute s'ébrouait avec discrétion, puis disait en général: «Bien.» Suivant l'horaire écoulé il prononçait une phrase de redémarrage, ou se contentait d'ajouter: «On en reste là pour aujourd'hui?», montant légèrement sur le finale pour marquer une nuance d'interrogation. Son sourire à ces mots était d'une légèreté exquise.


13

Ce même été 1974, Annabelle se laissa embrasser par un garçon dans une discothèque de Saint-Palais. Elle venait de lire dans Stéphanie un dossier sur l'amitié garçons-filles. Abordant la question de l'ami d'enfance, le magazine développait une thèse particulièrement répugnante: il était extrêmement rare que l'ami d'enfance se transforme en petit ami; son destin naturel était bien plutôt de devenir un copain, un copain fidèle; il pouvait même souvent servir de confident et de soutien lors des troubles émotionnels provoqués par les premiers flirts.

Dans les secondes qui suivirent ce premier baiser, et malgré les assertions du périodique, Annabelle se sentit atrocement triste. Quelque chose de douloureux et de nouveau emplissait rapidement sa poitrine. Elle sorts du Kathmandou, refusant que le garçon la suive. Ella tremblait légèrement en détachant l'antivol de sa mobylette. Ce soir-là elle avait mis sa plus jolie robe. La maison de son frère n'était qu'à un kilomètre, il était à peine plus de onze heures quand elle arriva, il y avait encore de la lumière dans le salon; en apercevant la lumière, elle se mit à pleurer. Ce fut en ces circonstances, une nuit de juillet 1974, qu'Annabelle accéda à la conscience douloureuse et définitive de son existence individuelle. D'abord révélée à l'animal sous la forme de la douleur physique, l'existence individuelle n'accède dans les sociétés humaines à la pleine conscience d'elle-même que par l'intermédiaire du mensonge, avec lequel elle peut en pratique se confondre. Jusqu'à l'âge de seize ans, Annabelle n'avait pas eu de secrets pour ses parents; elle n'avait pas eu non plus - et cela avait été, elle s'en rendait compte à présent, quelque chose de rare et de précieux - de secrets pour Michel. En quelques heures cette nuit-là Annabelle prit conscience que la vie des hommes était une succession ininterrompue de mensonges. Par la même occasion, elle prit conscience de sa beauté.

L'existence individuelle, le sentiment de liberté qui en découle constituent le fondement naturel de la démocratie. En régime démocratique, les relations entre individus sont classiquement réglées par la forme du contrat. Tout contrat outrepassant les droits naturels d'un des cocontractants, ou non assorti de clauses claires de révocation, est par le fait même réputé nul.

S'il évoquait volontiers et dans le détail son été 1974, Bruno se montrait peu loquace sur l'année scolaire qui s'ensuivit; elle ne lui laissait à vrai dire que le souvenir d'une gêne grandissante. Un segment temporel indéfini, mais d'une tonalité un peu glauque. Il voyait toujours aussi souvent Annabelle et Michel, en principe ils étaient très proches; cependant ils allaient passer le bac, inévitablement la fin de l'année scolaire allait les séparer. Michel avait changé: il écoutait Jimi Hendrix et se roulait sur la moquette, c'était très intense; longtemps après tous les autres, il commençait à donner des signes évidents d'adolescence. Annabelle et lui semblaient gênés, ils se prenaient moins facilement la main. En bref, et comme Bruno le résuma une fois à l'intention de son psychiatre, «tout se barrait en couille».

Depuis son histoire avec Annick, qu'il avait tendance à enjoliver dans son souvenir (il avait d'ailleurs prudemment évité de la rappeler), Bruno se sentait un peu plus sûr de lui. Cette première conquête n'avait pourtant nullement été relayée par d'autres, et il se fit brutalement rembarrer lorsqu'il tenta d'embrasser Sylvie, une jolie brune très minette qui était dans la même classe qu'Annabelle. Cependant une fille avait voulu de lui, il pouvait y en avoir d'autres; et il commença à éprouver un vague sentiment de protection à l'égard de Michel. Après tout c'était son frère, et il était son aîné de deux ans. «Tu dois faire quelque chose avec Annabelle, répétait-il; elle n'attend que ça, elle est amoureuse de toi et c'est la plus belle fille du lycée.» Michel se tortillait sur sa chaise, répondait: «Oui.» Les semaines passaient. Il hésitait visiblement au bord de l'âge adulte. Embrasser Annabelle aurait pourtant été, pour eux deux, le seul moyen d'échapper à ce passage; mais il n’en avait pas conscience; il se laissait bercer par un fallacieux sentiment d'éternité. Au mois d'avril, il fit l’indignation de ses professeurs en négligeant de remplir un dossier d'inscription en classes préparatoires. Il était pourtant évident qu'il avait, plus que tout autre, de très bonnes chances d'intégrer une grande école. Le bac était dans un mois et demi, et il donnait de plus en plus l'impression de flotter. A travers les fenêtres grillagées de la salle de cours il regardait les nuages, les arbres du préau, les autres élèves; plus aucun événement humain ne semblait en mesure de le toucher vraiment.

Bruno, pour sa part, avait décidé de s'inscrire en fac de lettres: il commençait à en avoir marre des développements de Taylor - Maclaurin, et surtout en fac de lettres il y avait des filles, beaucoup de filles. Son père ne souleva aucune objection. Comme tous les vieux libertins il devenait sentimental sur le tard, et se reprochait amèrement d'avoir gâché la vie de son fils par son égoïsme; ce n'était d'ailleurs pas entièrement faux. Début mai il se sépara de Julie, sa dernière maîtresse, une femme splendide pourtant; elle s'appelait Julie Lamour, mais son nom de scène était Julia Love. Elle tournait dans les premiers pornos à la française, les films aujourd'hui oubliés de Burd Tranbaree ou de Francis Leroi. Elle ressemblait un peu à Janine, mais en beaucoup plus con. «Je suis damné… Je suis damné…» se répéta le père de Bruno lorsqu'il prit conscience de la ressemblance en retombant sur une photo de jeunesse de son ex-femme. Lors d'un dîner chez Bénazéraf sa maîtresse avait rencontré Deleuze, et depuis elle se lançait régulièrement dans des justifications intellectuelles du porno, ce n'était plus supportable. En plus elle lui coûtait cher, elle s'était habituée sur les tournages aux Rolls de location, aux manteaux de fourrure, à toute cette quincaillerie erotique qui, l'âge venant, lui devenait de plus en plus pénible. Fin 74, il avait dû vendre la maison de Sainte-Maxime. Quelques mois plus tard, il acheta un studio pour son fils près des jardins de l'Observatoire: un très beau studio, clair, calme, sans vis-à-vis. En le faisant visiter à Bruno il n'avait nullement l'impression de lui faire un cadeau exceptionnel, mais plutôt d'essayer, dans la mesure du possible, de réparer; et de toute façon c'était visiblement une bonne affaire. En balayant l'espace du regard, cependant, il s'anima un peu. «Tu pourras recevoir des filles!» lâcha-t-il par inadvertance. En voyant le visage de son fils, il le regretta aussitôt.

Michel s'inscrivit finalement à la fac d'Orsay, en section maths-physique; il avait surtout été séduit par la proximité d'une cité universitaire: c'est comme ça qu'il raisonnait. Sans surprise, ils obtinrent tous deux leur bac. Annabelle les accompagnait le jour des résultats, son visage était grave, en un an elle avait beaucoup mûri. Légèrement amincie, avec un sourire plus intérieur, elle était malheureusement encore plus belle. Bruno décida de prendre une initiative: il n'y avait plus de maison de vacances à Sainte-Maxime, mais il pouvait aller dans la propriété de di Meola, comme le lui avait proposé sa mère; il proposa aux deux autres de l'accompagner. Ils partirent un mois plus tard, à la fin du mois de juillet.


14 L'été 75

«Leurs œuvres ne leur permettent pas de revenir à leur Dieu,

Parce que l'esprit de prostitution est au milieu d'eux

Et parce qu'ils ne connaissent pas l'Éternel.»

(Osée, 5, 4)

Ce fut un homme affaibli, malade qui les accueillit à la sortie du bus de Carpentras. Fils d'un anarchiste italien émigré aux États-Unis dans les années vingt, Francesco di Meola avait sans nul doute réussi sa vie, sur le plan financier s'entend. Comme Serge Clément, le jeune Italien avait compris au sortir de la Seconde Guerre mondiale qu'on entrait dans un monde radicalement nouveau, et que des activités longtemps considérées comme élitistes ou marginales allaient prendre un poids économique considérable. Alors que le père de Bruno investissait dans la chirurgie esthétique, di Meola s'était lancé dans la production de disques; certains gagnèrent beaucoup plus d'argent que lui, c'est certain, mais il réussit quand même à ramasser une jolie part du gâteau. La quarantaine venue, il eut comme beaucoup de Californiens l'intuition d'une vague nouvelle, bien plus profonde qu'un simple mouvement de mode, appelée à balayer l'ensemble de la civilisation occidentale; c'est ainsi que, dans sa villa de Big Sur, il put s'entretenir avec Allan Watts, Paul Tillich, Carlos Castaneda, Abraham Maslow et Carl Rogers. Un peu plus tard il eut même le privilège di rencontrer Aldous Huxley, le véritable père spirituel du mouvement. Vieilli et presque aveugle, Huxley ne lui accorda qu'une attention restreinte; cette rencontre, cependant, devait lui laisser une impression décisive.

Les raisons qui le poussèrent en 1970 à quitter la Californie pour acheter une propriété en Haute-Provence n'étaient pas très claires à ses propres yeux. Plus tard, presque sur la fin, il en vint à se dire qu'il avait souhaité, pour d'obscures raisons, mourir en Europe; mais sur le moment il n'eut conscience que de motivations plus superficielles. Le mouvement de mai 1968 l 'avait impressionné, et au moment où la vague hippie commença à refluer en Californie il se dit qu'il y avait peut-être quelque chose à faire avec la jeunesse européenne. Jane l'encourageait dans cette voie. La jeunesse française en particulier était coincée, étouffée par le carcan paternaliste du gaullisme; mais selon elle il suffirait d'une étincelle pour tout embraser. Depuis quelques années le plus grand plaisir de Francesco était de fumer des cigarettes de marijuana avec de très jeunes filles attirées par l'aura spirituelle du mouvement; puis de les baiser, au milieu des mandalas et des odeurs d'encens. Les filles qui débarquaient à Big Sur étaient en général de petites connes protestantes; au moins la moitié d'entre elles étaient vierges. Vers la fin des années soixante, le flux commença à se tarir. Il se dit alors qu'il était peut-être temps de rentrer en Europe; il trouvait lui-même bizarre d'y songer en cess termes, alors qu'il avait quitté l'Italie à peine âgé de cinq ans. Son père n'avait pas seulement été un militant révolutionnaire, mais aussi un homme cultivé, amoureux du beau langage, un esthète. Cela avait dû laisser des traces en lui, probablement. Au fond, il avait toujours un peu considéré les Américains comme des cons.

Il était encore très bel homme, avec un visage ciselé et mat, de longs cheveux blancs, ondulés et épais; pourtant à l'intérieur de son corps les cellules se mettaient à proliférer n'importe comment, à détruire le code génétique des cellules avoisinantes, à sécréter des toxinés. Les spécialistes qu'il avait consultés se contredisaient sur pas mal de points, sauf sur celui-ci, essentiel: il allait bientôt mourir. Son cancer était inopérable, il continuerait inéluctablement à développer ses métastases. La plupart des praticiens penchaient pour une agonie paisible, et même, avec quelques médicaments; exempte jusqu'à la fin de souffrances physiques; de fait, jusqu'à présent, il ne ressentait qu'une grande fatigue générale. Cependant, il n'acceptait pas; il n'avait même pas réussi à imaginer l'acceptation. Pour l'Occidental contemporain, même lorsqu'il est bien portant, la pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau dès que les projets et les désirs s'estompent. L'âge venant, la présence de ce bruit se fait de plus en plus envahissante; on peut le comparer à un ronflement sourd, parfois accompagné d'un grincément. À d'autres époques, le bruit de fond était constitué par l'attente du royaume du Seigneur; aujourd'hui, il est constitué par l'attente de la mort. C'est ainsi.

Huxley, il s'en souviendrait toujours, avait paru indifférent à la perspective de sa propre mort; mais il était peut-être simplement abruti, ou drogué. Di Meola avait lu Platon, la Bhagavad-Gita et le Tao-te-King; aucuô de ces livres ne lui avait apporté le moindre apaisement. Il avait à peine soixante ans, et pourtant il était en train de mourir, tous les symptômes étaient là, on ne pouvait s'y tromper. Il commençait même à se désintéresser du sexe, et ce fut en quelque sorte distraitement qu'il prit note de la beauté d'Annabelle. Quant aux garçons, il ne les remarqua même pas. Depuis longtemps il vivait entouré de jeunes, et c'est peut-être par habitude qu’il avait manifesté une vague curiosité à l'idée de rencontrer les fils de Jane; au fond, de toute évidence, il s’en foutait complètement. Il les déposa au milieu de la propriété, leur indiquant qu'ils pouvaient planter leur tente n'importe où; il avait envie de se coucher, de préférence sans rencontrer personne. Physiquement il représentait encore à merveille le type de l'homme avisé et sensuel, au regard pétillant d'ironie, voire de sagesse; certaines filles particulièrement sottes avaient même jugé son visage lumineux et bienveillant. Il ne ressentait en lui-même aucune bienveillance, et de plus il avait l'impression d'être un comédien de valeur moyenne: comment tout le monde avait-il pu s'y laisser prendre? Décidément, se disait-il parfois avec une certaine tristesse, ces jeunes à la recherche de nouvelles valeurs spirituelles étaient vraiment des cons.

Dans les secondes qui suivirent leur descente de la jeep, Bruno comprit qu'il avait commis une erreur. Le domaine descendait en pente douce vers le Sud, légèrement vallonné, il y avait des arbustes et des fleurs. Une cascade plongeait dans un trou d'eau, vert et calme; juste à côté, étendue sur une pierre plate, nue, une femme se faisait sécher au soleil, cependant qu'une autre se savonnait avant de plonger. Plus près d'eux, agenouillé sur une natte, un grand type barbu méditait ou dormait. Lui aussi était nu, et très bronzé; ses longs cheveux d'un blond pâle se détachaient de manière frappante sur sa peau brune; il ressemblait vaguement à Kris Kristofferson. Bruno se sentait découragé; à quoi d'autre, au juste, avait-il pu s'attendre? Il était peut-être encore temps de repartir, à condition de le faire tout de suite. Il jeta un coup d'œil sur ses compagnons; avec un calme surprenant, Annabelle commençait à déplier sa tente; assis sur une souche, Michel jouait avec la cordelette de fermeture de son sac à dos; il avait l'air complètement absent.

L’eau s'écoule le long de la ligne de moindre pente. Déterminé dans son principe et presque dans chacun de ses actes, le comportement humain n'admet que des bifurcations peu nombreuses, et ces bifurcations sont elles-mêmes peu suivies. En 1950, Francesco di Meola avait eu un fils d'une actrice italienne - une actrice de second plan, qui ne devait jamais dépasser les rôles d'esclave égyptienne, parvenant - ce fut le sommet de sa carrière - à obtenir deux répliques dans Quo vadis? Ils prénommèrent leur fils David. À l'âge de quinze ans, David rêvait de devenir rock star. Il n'était pas le seul. Beaucoup plus riches que les PDG et les banquiers, les rock stars n'en conservaient pas moins une image de rebelles. Jeunes, beaux, célèbres, désirés par toutes les femmes et enviés par tous les hommes, les rock stars constituaient le sommet absolu de la hiérarchie sociale. Rien dans l'histoire humaine, depuis la divinisation des pharaons dans l'ancienne Egypte, ne pouvait se comparer au culte que la jeunesse européenne et américaine vouait aux rock stars. Physiquement, David avait tout pour parvenir à ses fins: il était d'une beauté totale, à la fois animale et diabolique; un visage viril, mais pourtant aux traits extrêmement purs; de longs cheveux noirs très épais, légèrement bouclés, de grands yeux d'un bleu profond.

Grâce aux relations de son père, David put enregistrer un premier 45 tours dès l'âge de dix-sept ans; ce fut un échec total. Il faut dire qu'il sortait la même année que Sgt Peppers, Days of Future Passed, et tant d'autres. Jimi Hendrix, les Rolling Stones, les Doors étaient au sommet de leur production; Neil Young commençait à enregistrer, et on comptait encore beaucoup sur Brian Wilson. Il n'y avait pas de place, en ces années-là, pour un bassiste honorable mais peu inventif. David s'obstina, changea quatre fois de groupe, essaya différentes formules; trois ans après le départ de son père, il décida lui aussi de tenter sa chance en Europe. Il trouva facilement un engagement dans un club sur la Côte, cela n'était pas un problème; des nanas l'attendaient chaque soir dans sa loge, cela n'était pas un problème non plus. Mais personne, dans aucune maison de disques, ne prêta la moindre attention à ses démos.

Lorsque David rencontra Annabelle, il avait déjà eu plus de cinq cents femmes; pourtant, il n'avait pas le souvenir d'une telle perfection plastique. Annabelle de son côté fut attirée par lui, comme l'avaient été toutes les autres. Elle résista plusieurs jours, et ne céda qu'une semaine après leur arrivée. Ils étaient une trentaine à danser, cela se passait à l'arrière de la maison, la nuit était étoilée et douce. Annabelle portait une jupe blanche et un tee-shirt court sur lequel était dessiné un soleil. David dansait très près d'elle, la faisait parfois tourner dans une passe de rock. Ils dansaient sans fatigue, depuis plus d'une heure, sur un rythme de tambourin tantôt rapide, tantôt lent. Bruno se tenait immobile contre un arbre, le cœur serré, vigilant, en état d'éveil. Tantôt Michel apparaissait à la lisière du cercle lumineux, tantôt il disparaissait dans la nuit. Tout à coup il fut là, à cinq mètres à peine. Bruno vit Annabelle quitter les danseurs pour venir se planter devant lui, il l'entendit nettement demander: «Tu ne danses pas?», son visage à ce moment était très triste. Michel eut pour décliner l'invitation un geste d'une incroyable lenteur, comme en aurait eu un animal préhistorique récemment rappelé à la vie. Annabelle demeura immobile devant lui pendant cinq à dix secondes, puis se retourna et rejoignit le groupe. David la prit par la taille et l'attira fermement contre lui. Elle posa la main sur ses épaules. Bruno regarda à nouveau Michel; il eut l'impression qu'un sourire flottait sur son visage; il baissa les yeux. Quand il les releva, Michel avait disparu. Annabelle était dans les bras de David; leurs lèvres étaient proches.

Allongé sous sa tente, Michel attendit l'aurore. Vers la fin de la nuit éclata un orage très violent, il fut surpris de constater qu'il avait un peu peur. Puis le ciel s’apaisa, il se mit à tomber une pluie régulière et lente. Les gouttes frappaient la toile de tente avec un bruit mat, à quelques centimètres de son visage, mais il était à l'abri de leur contact. Il eut soudain le pressentiment que sa vie entière ressemblerait à ce moment. Il traverserait les émotions humaines, parfois il en serait très proche; d'autres connaîtraient le bonheur, ou le désespoir; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l'atteindre. À plusieurs reprises dans la soirée, Annabelle avait jeté des regards dans sa direction tout en dansant. Il avait souhaité bouger, mais il n'avait pas pu; il avait eu la sensation très nette de s'enfoncer dans une eau glacée. Tout, pourtant, était excessivement calme. Il se sentait séparé du monde par quelques centimètres de vide, formant autour de lui comme une carapace ou une armure.


15

Le lendemain matin, la tente de Michel était vide. Toutes ses affaires avaient disparu, mais il avait laissé un mot qui indiquait simplement: «NE VOUS INQUIETEZ PAS.»

Bruno repartit une semaine plus tard. En montant dans le train il se rendit compte qu'au cours de ce séjour il n'avait pas essayé de draguer, ni même, sur la fin, a parler à qui que ce soit.

Vers la fin du mois d'août, Annabelle s'aperçut qu'elle avait un retard de règles. Elle se dit que c'était mieux ainsi. Il n'y eut aucun problème: le père de David connaissait un médecin, un militant du Planning familial, qui opérait à Marseille. C'était un type d'une trentaine d'années, enthousiaste, avec une petite moustache rousse, qui s'appelait Laurent. Il tenait à ce qu'elle l'appelle par son prénom: Laurent. Il lui montra les différents instruments, lui expliqua les mécanismes de l'aspiration et du curetage. Il tenait à établir un dialogue démocratique avec ses clientes, qu'il considérait plutôt comme des copines. Depuis le début il soutenait la lutte des femmes, et selon lui il restait encore beaucoup à faire. L'opération fut fixée au lendemain; les frais seraient pris en charge par le Planning familial.

Annabelle rentra dans sa chambre d'hôtel à bout de nerfs. Le lendemain elle avorterait, elle dormirait encore une nuit à l'hôtel, puis elle rentrerait chez elle; c'est ce qu'elle avait décidé. Toutes les nuits depuis trois semaines elle avait rejoint David sous sa tente. La première fois elle avait eu un peu mal, mais ensuite elle avait éprouvé du plaisir, beaucoup de plaisir; elle ne soupçonnait même pas que le plaisir sexuel puisse être si intense. Pourtant, elle n'éprouvait aucune affection pour ce type; elle savait qu'il la remplacerait très vite, c'était même probablement ce qu'il était en train de faire.

Ce même soir, lors d'un dîner entre amis, Laurent évoqua avec enthousiasme le cas d'Annabelle. C'était pour des filles comme elle qu'ils avaient lutté, indiqua-t-il; pour éviter qu'une fille d'à peine dix-sept ans («et en plus jolie», faillit-il ajouter) ne voie sa vie gâchée par une aventure de vacances.

Annabelle appréhendait énormément son retour à Crécy-en-Brie, mais en fait il ne se passa rien. On était le 4 septembre; ses parents la félicitèrent pour son bronzage. Ils lui apprirent que Michel était parti, qu'il occupait déjà sa chambre à la résidence universitaire de Bures-sur-Yvette; ils ne se doutaient manifestement de rien. Elle se rendit chez la grand-mère de Michel. La vieille dame semblait fatiguée, niais elle lui fit bon accueil, et lui donna sans difficultés l'adresse de son petit-fils. Elle avait trouvé un peu bizarre que Michel rentre avant les autres, oui; elle avait également trouvé bizarre qu'il parte s'installer un mois avant la rentrée universitaire, mais Michel était un garçon bizarre.

Au milieu de la grande barbarie naturelle, les êtres humains ont parfois (rarement) pu créer de petites places chaudes irradiées par l'amour. De petits espaces clos, réservés, où régnaient l'intersubjectivité et l'amour.

Les deux semaines suivantes, Annabelle les consacra à écrire à Michel. Ce fut difficile, elle dut raturer et recommencer à de nombreuses reprises. Terminée, la lettre faisait quarante pages; pour la première fois c'était vraiment une lettre d'amour. Elle la posta le 17 septembre, le jour de la rentrée au lycée; puis elle attendit.

La faculté d'Orsay - Paris XI est la seule université en région parisienne réellement conçue selon le modèle américain du campus. Plusieurs résidences disséminées dans un parc accueillent les étudiants du premier au troisième cycle. Orsay n'est pas seulement un lieu d'enseignement, mais également un centre de recherches de très haut niveau en physique des particules élémentaires.

Michel habitait une chambre d'angle, au quatrième et dernier étage du bâtiment 233; il s'y trouva tout de suite très bien. Il y avait un petit lit, un bureau, des étagères pour ses livres. Sa fenêtre donnait sur une pelouse qui descendait jusqu'à la rivière; en se penchant un peu, tout à fait à droite, on pouvait distinguer la masse de béton de l'accélérateur de particules. En cette saison, un mois avant la rentrée, la résidence était presque vide; il n'y avait que quelques étudiants africains - pour lesquels le problème était surtout de se loger en août, où les bâtiments fermaient totalement. Michel échangeait quelques mots avec la gardienne; dans la journée, il marchait le long de la rivière. Il ne se doutait pas encore qu'il allait rester dans cette résidence pendant plus de huit ans.

Un matin, vers onze heures, il s'allongea dans l'herbe, au milieu des arbres indifférents. Il s'étonnait de souffrir autant. Profondément éloignée des catégories chrétiennes de la rédemption et de la grâce, étrangère à la notion même de liberté et de pardon, sa vision du monde en acquérait quelque chose de mécanique et d'impitoyable. Les conditions initiales étant données, pensait-il, le réseau des interactions initiales étant paramétré, les événements se développent dans un espace désenchanté et vide; leur déterminisme est inéluctable. Ce qui s'était produit devait se produire, il ne pouvait en être autrement; personne ne pouvait en être tenu pour responsable. La nuit Michel rêvait d'espaces abstraits, recouverts de neige; son corps emmaillotté de bandages dérivait sous un ciel bas, entre des usines sidérurgiques. Le jour il croisait quelquefois un des Africains, un petit Malien à la peau grise; ils échangeaient un signe de tête. Le restaurant universitaire n'était pas encore ouvert; il achetait des boîtes de thon au Continent de Courcelles-sur-Yvette, puis il regagnait la résidence. Le soir tombait. Il marchait dans des couloirs vides.

Vers la mi-octobre Annabelle lui écrivit une seconde lettre, plus brève que la précédente. Entre-temps elle avait téléphoné à Bruno, qui n'avait pas non plus de nouvelles: il savait juste que Michel téléphonait régulièrement à sa grand-mère, mais qu'il ne reviendrait probablement pas la voir avant Noël.

Un soir de novembre, en sortant d'un TD d'analyse, Michel trouva un message dans son casier à la résidence universitaire. Le message était ainsi libellé: «Rappelle ta tante Marie-Thérèse. URGENT.» Cela faisait deux ans qu'il n'avait pas beaucoup vu sa tante Marie-Thérèse, ni sa cousine Brigitte. Il rappela aussitôt. Sa grand-mère avait eu une nouvelle attaque, on avait dû l'hospitaliser à Meaux. C'était grave, et même probablement très grave. L'aorte était faible, le cœur risquait de lâcher.

Il traversa Meaux à pied, longea le lycée; il était à peu près dix heures. Au même moment, dans une salle de cours, Annabelle étudiait un texte d'Epicure - penseur lumineux, modéré, grec, et pour tout dire un peu emmerdant. Le ciel était sombre, les eaux de la Marne tumultueuses et sales. Il trouva sans difficulté le complexe hospitalier Saint-Antoine - un bâtiment ultramoderne, tout en verre et en acier, qui avait été inauguré l'année précédente. Sa tante Marie-Thérèse et sa cousine Brigitte l'attendaient sur le palier du septième étage; elles avaient visiblement pleuré. «Je sais pas s’il faut que tu la voies…» dit Marie-Thérèse. Il ne releva pas. Ce qui devait être vécu, il allait le vivre.

C'était une chambre d'observation intensive, où sa grand-mère était seule. Le drap, d'une blancheur extrême, laissait à découvert ses bras et ses épaules; il lui fut difficile de détacher son regard de cette chair dénudée, ridée, blanchâtre, terriblement vieille. Ses bras perfusés étaient attachés au bord du lit par des sangles. Un tuyau cannelé pénétrait dans sa gorge. Des fils passaient sous le drap, reliés à des appareils enregistreurs. Ils lui avaient enlevé sa chemise de nuit; ils ne l'avaient pas laissée refaire son chignon, comme chaque matin depuis des années. Avec ses longs cheveux gris dénoués, ce n'était plus tout à fait sa grand-mère; c'était une pauvre créature de chair, à la fois très jeune et très vieille, maintenant abandonnée entre les mains de la médecine. Michel lui prit la main; il n'y avait que sa main qu'il parvienne tout à fait à reconnaître. Il lui prenait souvent la main, il le faisait encore tout récemment, à dix-sept ans passés. Ses yeux ne s'ouvrirent pas; mais peut-être, malgré tout, est-ce qu'elle reconnaissait son contact. Il ne serrait pas très fort, il prenait simplement sa main dans la sienne, comme il le faisait auparavant; il espérait beaucoup qu'elle reconnaisse son contact.

Cette femme avait eu une enfance atroce, avec les travaux de la ferme dès l'âge de sept ans, au milieu de semi-brutes alcooliques. Son adolescence avait été trop brève pour qu'elle en garde un réel souvenir. Après la mort de son mari elle avait travaillé en usine tout en élevant ses quatre enfants; en plein hiver, elle avait été chercher de l'eau dans la cour pour la toilette de la famille. À plus de soixante ans, depuis peu en retraite, elle avait accepté de s'occuper à nouveau d'un enfant jeune - le fils de son fils. Lui non plus n'avait manqué de rien - ni de vêtements propres, ni de bons repas le dimanche midi, ni d'amour. Tout cela, dans sa vie, elle l'avait fait. Un examen un tant soit peu exhaustif de l'humanité doit nécessairement prendre en compte ce type de phénomènes. De tels êtres humains, historiquement, ont existé. Des êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour; qui donnaient littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour; qui n'avaient cependant nullement l'impression de se sacrifier; qui n'envisageaient en réalité d'autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes.

Michel demeura dans la salle environ un quart d'heure, tenant la main de sa grand-mère dans la sienne; puis un interne vint le prévenir qu'il risquait prochainement de gêner. Il y avait peut-être quelque chose à faire; pas une opération, non, ça c'était impossible; mais peut-être quand même, quelque chose, en somme rien n'était perdu.

Le trajet de retour se déroula sans un mot; Marie-Thérèse conduisait machinalement la Renault 16. Ils mangèrent sans beaucoup parler non plus, évoquant de temps à autre un souvenir. Marie-Thérèse les servait, elle avait besoin de s'agiter; de temps en temps elle s’arrêtait, pleurait un petit peu, puis retournait vers la cuisinière.

Annabelle avait assisté au départ de l'ambulance, puis au retour de la Renault 16. Vers une heure du matin elle se leva et s'habilla, ses parents dormaient déjà; elle marcha jusqu'à la grille du pavillon de Michel. Toutes les lumières étaient allumées, ils étaient probablement dans le salon; mais à travers les rideaux il était impossible de distinguer quoi que ce soit. Il tombait à ce moment une pluie fine. Dix minutes environ s'écoulèrent. Annabelle savait qu'elle pouvait sonner à la porte, et voir Michel; elle pouvait aussi, finalement, ne rien faire. Elle ne savait pas exactement qu'elle était en train de vivre l'expérience concrète de la liberté; en tout cas c'était parfaitement atroce, et elle ne devait jamais plus tout à fait être la même, après ces dix minutes. Bien des années plus tard, Michel devait proposer une brève théorie de la liberté humaine sur la base d'une analogie avec le comportement de l'hélium super-fluide. Phénomènes atomiques discrets, les échanges d'électrons entre les neurones et les synapses à l'intérieur du cerveau sont en principe soumis à l'imprévisibilité quantique; le grand nombre de neurones fait cependant, par annulation statistique des différences élémentaires, que le comportement humain est - dans ses grandes lignes comme dans ses détails - aussi rigoureusement déterminé que celui de tout autre système naturel. Pourtant, dans certaines circonstances, extrêmement rares - les chrétiens parlaient d'opération de la grâce - une onde de cohérence nouvelle surgit et se propage à l'intérieur du cerveau; un comportement nouveau apparaît, de manière temporaire ou définitive, régi par un système entièrement différent d'oscillateurs harmoniques; on observe alors ce qu'il est convenu d'appeler un acte libre.

Rien de tel ne se produisit cette nuit-là, et Annabelle rentra dans la maison de son père. Elle se sentait sensiblement plus vieille. Il devait s'écouler près de vingt-cinq ans avant qu'elle ne revoie Michel.

Le téléphone sonna vers trois heures; l'infirmière semblait sincèrement désolée. On avait, réellement, fait tout ce qui était possible; mais au fond pratiquement rien n'était possible. Le cœur était trop vieux, voilà tout. Au moins elle n'avait pas souffert, ça on pouvait le dire. Mais, il fallait le dire aussi, c'était fini.

Michel se dirigea vers sa chambre, il faisait de tout petits pas, vingt centimètres tout au plus. Brigitte voulut se lever, Marie-Thérèse l'arrêta d'un geste. Il se passa environ deux minutes, puis on entendit, venant de la chambre, une sorte de miaulement ou de hurlement. Cette fois, Brigitte se précipita. Michel était enroulé sur lui-même au pied du lit. Ses yeux étaient légèrement exorbités. Son visage ne reflétait rien qui ressemble au chagrin, ni à aucun autre sentiment humain. Son visage était plein d'une terreur animale et abjecte.


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