DEUXIÈME PARTIE Les moments étranges

1

Bruno perdit le contrôle de son véhicule peu après Poitiers. La Peugeot 305 dérapa sur la moitié de la chaussée, heurta légèrement la glissière de sécurité et s'immobilisa après un tête-à-queue. «Bordel de merde! jura-t-il sourdement, bordel de Dieu!» Une Jaguar qui arrivait à 220 km/h freina brutalement, faillit elle-même percuter l'autre glissière de sécurité et repartit dans un hurlement de klaxons. Bruno sortit et tendit le poing dans sa direction. «Pédé! hurla-t-il, putain de pédé!» Puis il fit demi-tour et poursuivit sa route.

Le Lieu du Changement a été créé en 1975 par un groupe d'anciens soixante-huitards (à vrai dire aucun d'entre eux n'avait fait quoi que ce soit en 68; disons qu'ils avaient l'esprit soixante-huitard) sur un vaste terrain planté de pins, appartenant aux parents de l'un d'entre eux, un peu au sud de Cholet. Le projet, fortement empreint des idéaux libertaires en vogue au début des années soixante-dix, consistait à mettre en place une utopie concrète, c'est-à-dire un lieu où l'on s'efforcerait, «ici et maintenant», de vivre selon les principes de l'autogestion, du respect de la liberté individuelle et de la démocratie directe. Cependant, le Lieu n'était pas une nouvelle communauté; il s'agissait - plus modestement - de créer un lieu de vacances, c'est-à-dire un jeu où les sympathisants de cette démarche auraient occasion, pendant les mois d'été, de se confronter concrètement à l'application des principes proposés; il s’agissait aussi de provoquer des synergies, des rencontrès créatrices, le tout dans un esprit humaniste et republicain; il s'agissait enfin, selon les termes d'un des fondateurs, de «baiser un bon coup».

Bruno quitta l'autoroute à la sortie de Cholet-Sud et parcourut une dizaine de kilomètres sur une route côtière. Le plan n'était pas clair et il avait trop chaud. C'est presque par hasard, lui sembla-t-il, qu'il aperçut le panneau. En lettres multicolores sur fond blanc, celui-ci annonçait: «LIEU DU CHANGEMENT», en dessous, sur un panneau en contre-plaqué plus petit, était calligraphié en lettres rouges ce qui semblait être la devise de l'endroit: «La liberté des autres étend lamienne à l'infini» (Michel Bakounine). Sur la droite, un chemin devait conduire à la mer; deux adolescentes traînaient un canard en plastique. Elles n'avaient rien en dessous de leur tee-shirt, les salopes. Bruno les suivit des yeux; il avait mal à la bite. Les tee-shirts mouillés, se disait-il sombrement, c'est quand même quelque chose. Puis elles obliquèrent: visiblement, elles allaient au camping d'à côté.

Il gara sa 305 et se dirigea vers une petite guérite en planches surmontée d'un panneau «BIENVENUE». À l'intérieur, une femme d'une soixantaine d'années était assise en tailleur. Ses seins maigres et ridés dépassaient faiblement d'une tunique en cotonnade; Bruno avait de la peine pour elle. Elle sourit avec une bienveillance un peu figée. «Bienvenue au Lieu» dit-elle finalement. Puis elle sourit à nouveau, largement; était-elle idiote? «Tu as ton bulletin de réservation?» Bruno sortit les papiers de son baisenville en skaï. «C'est parfait» articula la radasse, toujours avec son sourire de demeurée.

La circulation des véhicules était interdite dans le camping; il décida de procéder en deux temps. D'abord chercher un emplacement pour monter sa tente, ensuite prendre ses affaires. Juste avant de partir il avait acheté une tente igloo à La Samaritaine (fabriquée en Chine populaire, 2 à 3 places, 449 F).

La première chose qu'aperçut Bruno, débouchant dans la prairie, fut la pyramide. Vingt mètres de base, une hauteur de vingt mètres: la chose était parfaitement équilatère. Toutes les parois étaient en verre, divisées en panneaux par un quadrillage de bois sombre. Certains panneaux réverbéraient vivement les rayons du soleil à son déclin; d'autres laissaient apercevoir la structure interne: des paliers et des cloisons, également de bois sombre. L'ensemble voulait évoquer un arbre, et y parvenait assez bien - le tronc étant figuré par un grand cylindre qui traversait la pyramide, et devait abriter l'escalier central. Des gens sortaient du bâtiment, seuls ou par petits groupes; les uns habillés, les autres nus. Dans le soleil couchant, qui faisait scintiller les herbes, tout cela évoquait un film d'anticipation. Bruno considéra la scène pendant deux à trois minutes; puis il reprit sa tente sous le bras et entreprit l'ascension de la première colline.

Le domaine était constitué de plusieurs collines boisées, au sol recouvert d'aiguilles de pin, entrecoupées par des clairières; des sanitaires collectifs étaient disséminés ça et là; les emplacements de camping n’étaient pas délimités. Bruno transpirait légèrement, il avait des gaz; à l'évidence, son repas sur le restoroute avait été trop copieux. Il avait du mal à penser clairement; pourtant, il s'en rendait compte, le choix de l’emplacement pouvait constituer un élément décisif dans la réussite de son séjour.

C est à ce moment de ses réflexions qu'il aperçut un fil, tendu entre deux arbres. Des petites culottes achèvaient d'y sécher, doucement agitées par la brise du soir. C'était peut-être une idée, se dit-il; entre voisins, on fait connaissance dans un camping; pas forcément pour baiser, mais on fait connaissance, c'est un démarrage possible. Il posa sa tente et commença à étudier la notice de montage. La traduction française était déplorable, la traduction anglaise ne valait guère mieux; pour les autres langues européennes ça devait être pareil. Salopards de chinetoques. Mais que pouvait vouloir dire «enversez les semi-rigides afin de concrétiser le dôme»?

Il fixait les schémas avec un désespoir grandissant lorsqu'une sorte de squaw apparut à sa droite, vêtue d'une minijupe en peau, ses gros seins pendouillant dans le crépuscule. «Tu viens d'arriver? articula l'apparition, tu as besoin d'aide pour monter ta tente? - Ça va aller… répondit-il d'une voix étranglée, ça va aller, merci. C'est sympa…» ajouta-t-il dans un souffle. Il flairait le piège. En effet, quelques secondes plus tard, des hurlements s'élevèrent du wigwam contigu (où avaient-ils pu acheter ce truc? l'avaient-ils fabriqué eux-mêmes?). La squaw se précipita et ressortit avec deux moutards minuscules, un sur chaque hanche, qu'elle se mit à balancer mollement. Les hurlements redoublèrent. Le mâle de la squaw arriva en trottinant, bite au vent. C'était un barbu assez costaud, d'une cinquantaine d'années, aux longs cheveux gris. Il prit un des petits singes dans ses bras et commença à lui faire des papouilles; c'était répugnant. Bruno s'écarta de quelques mètres; il avait eu chaud. Avec des monstres pareils, c'était la nuit blanche assurée. Elle allaitait, la vachasse, c'était clair; beaux seins tout de même.

Bruno marcha quelques mètres en oblique, s'éloignant sournoisement du wigwam; il ne souhaitait pas trop, cependant, s'écarter des petites culottes. C'étaient des objets délicats, tout en dentelles et en transparences; il n'imaginait pas qu'elles pussent appartenir à la squaw. Il dénicha un emplacement entre deux Canadiennes (des cousines? des sœurs? des copines de lycée?) et se mit au travail.

Lorsqu'il eut terminé, la nuit était presque tombée. II descendit chercher ses valises dans le soir finissant. II croisa plusieurs personnes sur le chemin: des couples, des personnes seules; pas mal de femmes seules, dans la quarantaine. Régulièrement, des écriteaux «RESPECT MUTUEL» étaient cloués aux arbres; il s'approcha de l'un d'eux. Sous l'écriteau, une petite coupelle était remplie à ras bord de préservatifs aux normes NF. En dessous, une poubelle en plastique blanc. Il appuya sur la pédale, braqua sa lampe de poche: il y avait surtout des boîtes de bière, mais aussi quelques préservatifs usagés. C'est rassurant, se dit Bruno; les choses ont l'air de tourner, ici.

La remontée fut pénible; ses valises lui sciaient les mains, il avait le souffle coupé; il dut s'arrêter à mi-pente. Quelques humains circulaient dans le camping, les rayons de leurs lampes de poche se croisaient dans la nuit. Plus loin c'était la route côtière, la circulation était encore dense; il y avait une soirée seins nus au Dynasty, sur la route de Saint-Clément, mais il ne se sentait plus la force d'y aller, ni d'aller où que ce soit. Bruno demeura ainsi environ une demi-heure. Je regarde les phares entre les arbres, se disait-il, et voilà ma vie.

De retour à sa tente il se servit un whisky et se branla doucement en feuilletant Swing Magazine, «le droit au plaisir»; il avait acheté le dernier numéro dans un relais-détente près d'Angers. Il n'envisageait pas réellement de répondre à ces différentes annonces; il ne se sentait pas à la hauteur pour un gang bang ou une douche de sperme. Les femmes qui acceptaient de rencontrer des hommes seuls préféraient généralement les Blacks, et de toute façon exigeaient des mensurations minimales qu'il était loin d'atteindre. Numéro après numéro, il devait s'y résigner: pour réellement parvenir à s’infiltrer dans le réseau porno, il avait une trop petite queue.

Pourtant, plus généralement, il n'était pas mécontent de son physique. Les implants capillaires avaient bien pris, il était tombé sur un praticien compétent. Il allait régulièrement au Gymnase Club, et franchement, pour un homme de quarante-deux ans, il ne se trouvait pas mal. Il se servit un deuxième whisky, éjacula sur le magazine et s'endormit presque apaisé.


2 Treize heures de vol

Très vite, le Lieu du Changement se trouva confronté à un problème de vieillissement. Les idéaux fondateurs de sa démarche paraissaient datés aux jeunes gens des années quatre-vingt. Mis à part les ateliers de théâtre spontané et de massage californien, le Lieu était au fond surtout un camping; du point de vue confort de 1'hébèrgement ou qualité de la restauration, il ne pouvait rivaliser avec les centres de vacances institutionnels. En outre, une certaine culture anarchiste propre à 1'endroit rendait difficile un contrôle précis des accès et des paiements; l'équilibre financier, précaire dès le début, devint donc de plus en plus difficile à trouver.

Une première mesure, adoptée à l'unanimité par fondateurs, consista à établir des tarifs nettement préférentiels pour les jeunes; elle s'avéra insuffisante. C'est au début de l'exercice 1984, au cours de l'assemblée générale annuelle, que Frédéric Le Dantec proposa la mutation qui devait assurer la prospérité de l'endroit. L'entreprise - telle était son analyse - était le nouvel espace d'aventure des années quatre-vingt. Tous, ils avaient acquis une expérience précieuse dans les techniques et thérapies issues de la psychologie humaniste (gestalt, rebirth, do in, marche sur les braises, analyse transactionnelle, méditation zen, PNL…) Pourquoi pas réinvestir ces compétences dans l'élaboration d'un programme de stages résidentiels à destination des entreprises? Après un débat houleux, le projet fut adopté. C'est alors qu'on entreprit la construction de pyramide, ainsi que d'une cinquantaine de bungalow au confort limité mais acceptable, destinés à recevoir les stagiaires. Dans le même temps, un mailing intensif mais ciblé fut adressé aux directeurs des ressources humaines de différentes grandes firmes. Certains fondateurs, aux options politiques marquées très à gauche, vécurent mal cette transition. Une brève lutte de pouvoir interne eut lieu, et l'association loi 1901 qui gérait l'endroit fut dissoute pour être remplacée par une SARL dont Frédéric Le Dantec était le principal actionnaire. Après tout ses parents étaient propriétaires du terrain, et le Crédit mutuel du Maine-et-Loire semblait disposé à soutenir le projet.

Cinq ans plus tard, le Lieu avait réussi à se constituer un joli catalogue de références (BNP, IBM, ministère du Budget, RATP, Bouygues…) Des stages inter ou intra-entreprises étaient organisés tout au long de l'année, et l'activité «lieu de vacances», conservée surtout par nostalgie, ne représentait plus que 5 % du chiffre d'affaires annuel.

Bruno se réveilla avec un fort mal de crâne et sans illusions excessives. Il avait entendu parler de l'endroit par une secrétaire qui revenait d'un stage «Développement personnel - pensée positive» à cinq mille francs la journée. Il avait demandé la brochure pour les vacances d'été: sympa, associatif, libertaire, il voyait le genre. Cependant, une note statistique en bas de page avait retenu son attention: l'été dernier, en juillet-août, le Lieu avait reçu 63 % de femmes. Pratiquement deux femmes pour un mec; c'était un ratio exceptionnel. Il avait tout de suite décidé de mettre une semaine en juillet, pour voir; d'autant qu'en choisissant l'option camping c'était moins cher que le Club Med, ou même l’UCPA. Évidemment, il devinait le genre de femmes: d’ex-gauchistes flippées, probablement séropositives. Mais bon, deux femmes pour un mec, il avait sa chance; en se démerdant bien, il pourrait même en tirer deux.

Sexuellement, son année avait bien démarré. L'arrivée des filles des pays de l'Est avait fait chuter les prix, on trouvait maintenant sans problème une relaxation personnalisée à 200 francs, contre 400 quelques mois plus tôt. Malheureusement en avril il avait eu de grosses réparations sur sa voiture, et en plus il était en tort. La banque avait commencé à le serrer, il avait dû restreindre.

Il se souleva sur un coude et se servit un premier whisky. Le Swing Magazine était toujours ouvert à la même page; un type qui avait gardé ses socquettes tendait son sexe vers l'objectif avec un effort visible; il s'appelait Hervé.

Pas mon truc, se répéta Bruno, pas mon truc. Il enfila un caleçon avant de se diriger vers le bloc de sanitaires. Après tout, se disait-il avec espoir, la squaw d'hier, par exemple, était relativement baisable. Des gros seins un peu flasques, c'était même l'idéal pour une bonne branlette espagnole; et ça faisait trois ans qu'il n'en avait pas eu. Pourtant, il était friand de branlettes espagnoles; mais les putes, en général, n'aiment pas ça. Est-ce que ça les énerve de recevoir le sperme sur le visage? Est-ce que ça demande plus de temps et d'investissement personnel que la pipe? Toujours est-il que la prestation apparaissait atypique; la branletle espagnole n'était en général pas facturée, et donc pas prévue, et donc difficile à obtenir. Pour les filles, c'était plutôt un truc privé. Seulement le privé, voilà. Plus d'une fois Bruno, en quête en réalité d'une branlette espagnole, avait dû se rabattre sur une branlette simple, voire une pipe. Parfois réussie, d'ailleurs; il n'empêche, l'offre était structurellement insuffisante en matière de branlettes espagnoles, voilà ce que pensait Bruno.

À ce point de ses réflexions, il parvint à l'espace corps n° 8. Plus ou moins résigné à l'idée de croiser des vieilles peaux, il eut un choc atroce en découvrant les adolescentes. Elles étaient quatre, entre quinze et dix-sept ans, près des douches, juste en face de la rangée de lavabos. Deux d'entre elles attendaient en slip de bain, les deux autres s'ébattaient comme des ablettes, bavardaient, se lançaient de l'eau, poussaient des petits cris: elles étaient entièrement nues. Le spectacle était d'une grâce et d'un érotisme sans nom; il n'avait pas mérité cela. II bandait dans son caleçon; il sortit son sexe d'une main et se colla contre le support du lavabo, essayant de passer ses bâtonnets dentaires. Il se piqua une gencive, ressortit un bâtonnet sanglant de sa bouche. Le bout de son sexe était chaud, gonflé, parcouru de fourmillements effroyables; une goutte commençait à se former.

Une des filles, une brune gracile, sortit de l'eau et attrapa une serviette-éponge; elle tapota ses jeunes seins avec satisfaction. Une petite rousse fit glisser son slip et la remplaça sous la douche; les poils de sa chatte étaient d'un blond doré. Bruno poussa un gémissement léger, fut parcouru d'un vertige. Mentalement, il se voyait bouger. Il avait le droit d'enlever son caleçon, d'aller attendre près des douches. Il avait le droit d'attendre pour prendre une douche. Il se voyait bandant devant elles; il s'imaginait prononçant une phrase du style: «L'eau est chaude?» Les deux douches étaient séparées par un espace de cinquante centimètres; s'il prenait une douche près de la petite rousse, peut-être est-ce qu'accidentellement elle lui frôlerait la bite. À cette pensée, il fut pris d'un vertige plus prononcé; il se cramponna à la faïence du lavabo. Au même instant, deux adolescents déboulèrent sur la droite en poussant des rires excessivement bruyants; ils étaient vêtus de shorts noirs striés de bandes fluo. Bruno débanda aussitôt, rangea son sexe dans son caleçon et se concentra sur ses soins dentaires.

Plus tard, encore sous le choc de la rencontre, il descendit vers les tables du petit déjeuner. Il s'installa à l’écart et n'engagea la conversation avec personne; en mastiquant ses céréales vitaminées il songeait au vampirisme de la quête sexuelle, à son aspect faustien. C'est tout à fait faussement, pensait par exemple Bruno, qu’on parle d'homosexuels. Lui-même n'avait jamais, où pratiquement jamais, rencontré d'homosexuels; par contre, il connaissait de nombreux pédérastes. Certains pédérastes - heureusement peu nombreux - préfèrent les petits garçons; ceux-là finissent en prison, avec des peines de sûreté incompressibles, et on n'en parle plus. La plupart des pédérastes, cependant, préfèrent les jeunes gens entre quinze et vingt-cinq ans; au-delà il n'y a plus, pour eux, que de vieux culs flapis. Observez deux vieilles pédales entre elles, aimait à dire Bruno, observez-les avec attention: parfois il y a une sympathie, voire une affection mutuelle; mais est-ce qu'elles se désirent? en aucun cas. Dès qu'un petit cul rond de quinze - vingt-cinq ans vient à passer, elles se déchirent comme deux vieilles panthères sur le retour, elles se déchirent pour posséder ce petit cul rond; voilà ce que pensait Bruno.

Comme en bien d'autres cas, les prétendus homosexuels avaient joué un rôle de modèle pour le reste de la société, pensait encore Bruno. Lui-même, par exemple, avait quarante-deux ans; désirait-il pour autant les femmes de son âge? En aucune façon. Par contre, pour une petite chatte enrobée dans une minijupe, il se sentait encore prêt à aller jusqu'au bout du monde. Enfin, du moins jusqu'à Bangkok. Treize heures de vol tout de même.


3

Le désir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l'investissement progressif du champ de la séduction par les très jeunes filles ne fut au fond qu'un retour à la normale, un retour à la vérité du désir analogue à ce retour à la vérité des prix qui suit une surchauffe boursière anormale. Il n'empêche que les femmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des «années 1968» se trouvèrent, la quarantaine venue, dans une fâcheuse situation. Généralement divorcées, elles ne pouvaient guère compter sur cette conjugalité - chaleureuse ou abjecte - dont elles avaient tout fait pour accélérer la disparition. Faisant partie d'une génération qui - la première à un tel degré - avait proclamé la supériorité de la jeunesse sur l'âge mur, elles ne pouvaient guère s'étonner d'être à leur tour méprisées par la génération appelée à les remplacer. Enfin, le culte du corps qu'elles avaient puissamment contribué à constituer ne pouvait, à mesure de l'affaissement de leurs chairs, que les amener à éprouver pour elles-mêmes un dégoût de plus en plus vif - dégoût d'ailleurs analogue à celui qu'elles pouvaient lire dans le regard d'autrui.

Les hommes de leur âge se trouvaient grosso modo dans la même situation; mais cette communauté de destin ne devait engendrer nulle solidarité entre ces êtres: la quarantaine venue, les hommes continuèrent dans leur ensemble à rechercher des femmes jeunes - et parfois avec un certain succès, du moins pour ceux qui, se glissant avec habileté dans le jeu social, étaient parvenus à une certaine position intellectuelle, financière ou médiatique; pour les femmes, dans la quasi-totalité des cas, les années de la maturité furent celles de l'échec, de la masturbation et de la honte.

Lieu privilégié de liberté sexuelle et d'expression du désir, le Lieu du Changement devait naturellement, plus que tout autre, devenir un lieu de dépression et d’amertume. Adieu les membres humains s'entrelaçant dans la clairière, sous la pleine lune! Adieu les célébrations quasi dionysiaques des corps recouverts d'huile, sous le soleil de midi! Ainsi radotaient les quadragénaires, observant leurs bites flapies et leurs bourrelets adipeux.

C'est en 1987 que les premiers ateliers d'inspiration semi-religieuse firent leur apparition au Lieu. Naturellement, le christianisme restait exclu; mais une mystique exotique suffisamment floue pouvait - pour ces êtres d'esprit au fond assez faible - s'harmoniser avec le culte du corps qu'ils continuaient contre toute raison à prôner. Les ateliers de massage sensitif ou de libération de l'orgone, bien entendu, persistèrent; mais on eut le spectacle d'un intérêt de plus en plus vif pour l'astrologie, le tarot égyptien, la méditation sur les chakras, les énergies subtiles. Des «rencontres avec l'Ange» eurent lieu; on apprit à ressentir la vibration des cristaux. Le chamanisme sibérien fit une entrée remarquée en 1991, où le séjour initiatique prolongé dans une sweat lodge alimentée par les braises sacrées eut pour résultat la mort d'un des participants par arrêt cardiaque. Le tantra - qui unissait frottage sexuel, spiritualité diffuse et égoïsme profond - connut un succès particulièrement vif. En quelques années le Lieu - comme tant d'autres lieux en France ou en Europe occidentale - devint en somme un centre New Age relativement couru, tout en conservant un cachet hédoniste et libertaire plutôt «années soixante-dix» qui assurait sa singularité sur le marché.

Après le petit déjeuner Bruno retourna à sa tente, hésita à se masturber (le souvenir des adolescentes restait vif), finalement s'abstint. Ces affolantes jeunes filles devaient constituer le fruit des soixante-huitardes qu'on croisait, en rangs plus serrés, dans le périmètre du camping. Certaines de ces vieilles putes avaient donc, malgré tout, réussi à se reproduire. Le fait plongea Bruno dans des méditations floues, mais déplaisantes. Il ouvrit brutalement la fermeture éclair de sa tente-igloo; le ciel était bleu. De petits nuages flottaient, comme des éclaboussures de sperme, entre les pins; la journée serait radieuse. Il consulta le programme de sa semaine: il avait pris l'option numéro 1, Créativité et relaxation. Pour la matinée il avait le choix entre trois ateliers: mime et psychodrame, aquarelle, écriture douce. Psychodrame non merci, il avait déjà donné, un week-ent dans un château près de Chantilly: des assistantes en sociologie quinquagénaires se roulaient sur des tapis de gym en réclamant des nounours à leur papa; il valait mieux éviter ça. L'aquarelle était tentante, mais devait se dérouler en extérieur: s'accroupir dans les aiguilles de pin, avec les insectes et tous les problèmes, pour produire des croûtes, était-ce la chose à faire?

L'animatrice de l'atelier d'écriture avait de longs cheveux noirs, une grande bouche soulignée de carmin (de ce type qu'on appelle communément «bouche à pipes»); elle portait une tunique et un pantalon fuseau noirs. Belle femme, de la classe. Une vieille pute quand même, songea Bruno en s'accroupissant, un peu n'importe où, dans le vague cercle délimité par les participants. À sa droite une grosse femme aux cheveux gris, aux lunettes épaisses, au teint atrocement terreux, soufflait avec bruit. Elle puait le vin; il n'était pourtant que dix heures et demie.

«Pour saluer notre présence commune, démarra l'animatrice, pour saluer la Terre et les cinq directions, nous allons commencer l'atelier par un mouvement de hatha-yoga qu'on appelle la salutation au soleil.» Suivit la description d'une posture incompréhensible; la pocharde à ses côtés émit un premier rot. «Tu es fatiguée, Jacqueline… commenta la yogini; ne fais pas l'exercice, si tu ne le sens pas. Allonge-toi, le groupe va te rejoindre un peu plus tard.»

En effet il fallut s'allonger, pendant que l'institutrice karniique débitait un discours lénifiant et creux, façon Contrexéville: «Vous entrez dans une eau merveilleuse et pure. Cette eau baigne vos membres, votre ventre. Vous remerciez votre mère la Terre. Vous vous collez avec confiance contre votre mère la Terre. Sentez votre désir. Vous vous remerciez vous-même de vous être donné ce désir», etc. Allongé sur le tatami crasseux, Bruno sentait ses dents vibrer d'agacement; la pocharde à ses côtés rotait avec régularité. Entre deux rots elle expirait avec de grands «Haaah!…» censés matérialiser son état de décontraction. La pouffiasse karmique continuait son sketch, évoquant les forces telluriques qui irradient le ventre et le sexe. Après avoir parcouru les quatre éléments, satisfaite de sa prestation, elle conclut par ces phrases: «Maintenant, voya avez franchi la barrière du mental rationnel; vous avez établi le contact avec vos plans profonds. Je vous demande de vous ouvrir sur l'espace illimité de la création. - Poil au fion!» songea rageusement Bruno en se relevant à grand-peine. La séquence d'écriture eut lieu, suivie d'une présentation générale et d'une lecture des textes. Il y avait une seule nana potable dans cet atelier: une petite rousse en jean et tee-shirt, pas mal roulée, répondant au prénom d'Emma et auteur d'un poème parfaitement niais où il était question de moutons lunaires. En général tous suintaient de gratitude et de la joie du contact retrouvé, notre mère la Terre et notre père le Soleil, bref. Le tour de Bruno vint. D'une voix morne, il lut son court texte:


Les taxis, c'est bien des pédés

Ils s'arrêtent pas, on peut crever.

«C'est ce que tu ressens… fit la yogini. C'est ce que tu ressens, parce que tu n'as pas dépassé tes mauvaises énergies. Je te sens chargé de plans profonds. Nous pouvons t'aider, ici et maintenant. Nous allons nous lever et nous recentrer sur le groupe.»

Ils se remirent sur leurs pieds, formèrent un cercle en se prenant par la main. A contrecœur Bruno attrapa la main de la pocharde sur sa droite, sur sa gauche celle d'un dégoûtant vieux barbu qui ressemblait à Cavanna. Concentrée, calme cependant, l'institutrice yogique poussa un «ôm!» prolongé. Et c'était reparti, tous se mirent à pousser des «ôm!» comme s'ils n'avaient fait que ça toute leur vie. Courageusement, Bruno tentait de s'intégrer au rythme sonore de la démonstration lorsqu'il se sentit soudain déséquilibré sur la droite. La pocharde, hypnotisée, était en train de s'effondrer comme une masse. Il lâcha sa main, ne put cependant éviter la chute et se retrouva à genoux devant la vieille garce, étalée sur le dos, qui gigotait sur le tatami. La yogini s'interrompit un instant pour constater avec calme: «Oui, Jacqueline, tu as raison de t'allonger si tu le sens.» Ces deux-là avaient l'air de bien se connaître.

La seconde séquence d'écriture se déroula un peu mieux; inspiré par une vision fugitive de la matinée, Bruno parvint à produire le poème suivant:

Je bronze ma queue

(Poil à la queue!)

A la piscine

(Poil à la pine!)


Je retrouve Dieu

Au solarium,

II a de beaux yeux,

II mange des pommes.


Où il habite?

(Poil à la bite!)

Au paradis

(Poil au zizi!)

«II y a beaucoup d'humour… commenta la yogini avec une légère réprobation. - Une mystique… hasarda la roteuse. Plutôt une mystique en creux…» Qu'allait-il devenir? Jusqu'à quand est-ce qu'il allait supporter ça? Est-ce que ça en valait la peine? Bruno s'interrogeait réllement. L'atelier terminé il se précipita vers sa tente sans même tenter d'engager la conversation avec la petite rousse; il avait besoin d'un whisky avant le déjeuner. Arrivant à proximité de son emplacement il tomba sur une des adolescentes qu'il avait matées à la douche; d'un geste gracieux, qui faisait remonter ses seins, elle décrochait les petites culottes en dentelle qu'elle avait mises à sécher la veille. Il se sentait prêt à exploser dans l'atmosphère et à se répandre en filaments graisseux sur le camping. Qu'est-ce qui avait changé, exactement, depuis sa propre adolescence? Il avait les mêmes désirs, avec la conscience qu'il ne pourrait probablement pas les satisfaire. Dans un monde qui ne respecte que la jeunesse, les êtres sont peu à peu dévorés. Pour le déjeuner, il repéra une catholique. Ce n'était pas difficile, elle portait une grande croix en fer autour du cou; en outre elle avait ces paupières gonflées par en dessous, donnant de la profondeur au regard, qui signalent souvent la catholique, voire la mystique (parfois aussi, il est vrai, l'alcoolique). Longs cheveux noirs, peau très blanche, un peu maigre mais pas mal. En face d'elle était assise une fille aux cheveux blond-roux, genre suisse-californienne: au moins un mètre quatre-vingts, corps parfait, impression de santé effroyable. C'était la responsable de l'atelier tantra. En réalité elle était née à Créteil et s'appelait Brigitte Martin. En Californie, elle s'était fait refaire les seins et initier aux mystiques orientales; elle avait en outre changé de prénom. De retour à Créteil elle animait pendant l'année un atelier tantra aux Flanades sous le nom de Shanti Martin; la catholique semblait l'admirer énormément. Au début Bruno put prendre part à la conversation, qui roulait sur la diététique naturelle - il s'était documenté sur les germes de blé. Mais très vite on bascula vers des sujets religieux, et là il ne pouvait plus suivre. Pouvait-on assimiler Jésus à Krishna, ou sinon à quoi? Fallait-il préférer Rintintin à Rusty? Quoique catholique, la catholique n'aimait pas le pape; avec son mental moyenâgeux, Jean-Paul II freinait l'évolution spirituelle de l'Occident, telle était sa thèse. «C'est vrai, acquiesça Bruno, c'est un gogol.» L'expression, peu connue, lui valut un surcroît d'intérêt des deux autres. «Et le dalaï-lama sait faire bouger ses oreilles…» conclut-il tristement en finissant son steak de soja.

Avec entrain, la catholique se leva sans prendre de café. Elle ne voulait pas être en retard à son atelier de développement personnel, Les règles du oui-oui. «Ah oui, le oui-oui c'est super!» entonna la Suissesse avec chaleur en se levant à son tour. «Merci pour cet échange…» fit la catholique en tournant la tête de son côté avec un joli sourire. Allons, il ne s'en était pas trop mal tiré. «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c'est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c'est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, et elles se mettent à puer.» L'espace sépare les peaux. La parole traverse élastiquement l'espace, l'espace entre les peaux. Non perçus, dépourvus d'écho, comme bêtement suspendus dans l'atmosphère, ses mots se mettaient à pourrir et à puer, c'était une chose indiscutable. Mise en relation, la parole peut également séparer.

À la piscine, il s'installa sur un transat. Les adolescentes se trémoussaient bêtement dans le but de se faire jeter à l'eau par les garçons. Le soleil était à son zénith; des corps luisants et nus se croisaient autour de la surface bleue. Sans en tenir compte, Bruno se plongea dans Les Six Compagnons et l'Homme au gant, probablement le chef-d'œuvre de Paul-Jacques Bonzon, récemment réédité en Bibliothèque verte. Sous le soleil à peine tolérable, il était agréable de se retrouver dans les brumes lyonnaises, dans la présence rassurante du brave chien Kapi.

Le programme de l'après-midi lui laissait le choix entre sensitive gestaltmassage, libération de la voix et rebirth en eau chaude. À priori, le massage avait l'air le plus hot. Il eut un aperçu de la libération de la voix en remontant vers l'atelier de massage: ils étaient une dizaine, très excités, qui sautaient partout sous la conduite de la tantriste en glapissant comme des dindons effarés.

Au sommet de la colline, les tables à tréteaux, recouvertes de draps de bain, formaient un large cercle. Les participants étaient nus. Au centre du cercle, l'animateur de l'atelier, un petit brun qui louchait légèrement, entama un bref historique du sensitive gestaltmassage; né des travaux de Fritz Péris sur le gestaltmassage ou «massage californien», il avait progressivement intégré certains acquis du sensitif jusqu'à devenir - c'était du moins son avis - la méthode de massage la plus complète. Il savait que certains au Lieu ne partageaient pas ce point de vue, mais il ne souhaitait pas entrer dans la polémique. Quoi qu'il en soit - et il conclurait là-dessus - il y avait massage et massage; on pouvait même dire, à la limite, qu'il n'y avait pas deux massages identiques. Ces préambules posés, il entama la démonstration, faisant s'allonger une des participantes. «Sentir les tensions de sa partenaire…» fit-il observer en lui caressant les épaules; sa bite se balançait à quelques centimètres des longs cheveux blonds de la fille. «Unifier, toujours unifier…» poursuivit-il en versant de l'huile sur ses seins. «Respecter l'intégrité du schéma corporel…»: ses mains descendaient sur le ventre, la fille avait fermé les yeux et écartait les cuisses avec un plaisir visible.

«Voilà, conclut-il, vous allez maintenant travailler à deux. Circulez, rencontrez-vous dans l'espace; prenez le temps de vous rencontrer.» Hypnotisé par la scène précédente Bruno réagit avec retard, alors que c'est là que tout se jouait. Il s'agissait de s'approcher tranquillement de la partenaire convoitée, de s'arrêter devant elle en souriant et de lui demander avec calme: «Tu veux travailler avec moi?» Les autres avaient l'air de connaître la musique, et en trente secondes tout était emballé. Bruno jeta un regard affolé autour de lui et se retrouva face à un homme, un petit brun râblé, velu, au sexe épais. Il ne s'en était pas rendu compte, niais il n'y avait que cinq filles pour sept mecs.

Dieu merci, l'autre n'avait pas l'air pédé. Visiblement furieux il s'allongea sur le ventre sans un mot, posa la tête sur ses bras croisés et attendit. «Sentir les tensions… respecter l'intégrité du schéma corporel…» Bruno rajoutait de l'huile sans parvenir à dépasser les genoux; le type était immobile comme une bûche. Même ses fesses étaient velues. L'huile commençait à dégoutter sur le drap de bain, ses mollets devaient être complètement imbibés. Bruno redressa la tête. À proximité immédiate, deux hommes étaient allongés sur le dos. Son voisin de gauche se faisait masser les pectoraux, les seins de la fille bougeaient doucement; il avait le nez à hauteur de sa chatte. Le radio-cassettes de l'animateur émettait de larges nappes de synthétiseur dans l'atmosphère; le ciel était d'un bleu absolu. Autour de lui, les bites luisantes d'huile de massage se dressaient lentement dans la lumière. Tout cela était atrocement réel. Il ne pouvait pas continuer. À l'autre extrémité du cercle, l'animateur prodiguait des conseils à un couple. Bruno ramassa rapidement son sac à dos et descendit en direction de la piscine. Autour du bassin, c'était l'heure de pointe. Allongées sur la pelouse, des femmes nues bavardaient, lisaient ou prenaient simplement le soleil. Où allait-il se mettre? Sa serviette à la main, il entama un parcours erratique en travers de la pelouse; il titubait, en quelque sorte, entre les vagins. Il commençait à se dire qu'il lui fallait se décider quand il aperçut la catholique en conversation avec un petit brun trapu, vif, aux cheveux noirs et bouclés, aux yeux rieurs. II lui fit un vague signe de reconnaissance - qu'elle ne vit pas - et s'affala à proximité. Un type héla le petit brun au passage: «Salut, Karim!» II agita la main en réponse sans interrompre son discours. Elle écoutait en silence, allongée sur le dos. Entre ses cuisses maigres elle avait une très jolie motte, bien bombée, aux poils délicieusement bouclés et noirs. Tout en lui parlant, Karim se massait doucement les couilles. Bruno posa la tête sur le sol et se concentra sur les poils pubiens de la catholique, un mètre devant lui: c'était un monde de douceur, il s'endormit comme une masse.

Le 14 décembre 1967, l 'Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception; quoique non encore remboursée par la Sécurité sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies. C'est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent accès à la libération sexuelle, auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes - ainsi qu'à certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d'un rêve communautaire, alors qu'il s'agissait en réalité d'un nouveau palier dans la montée historique de l'individualisme. Comme l'indique le beau mot de «ménage», le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l'individu du marché. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours.

Après le repas, le comité de pilotage du Lieu du Changement organisait le plus souvent des soirées dansantes. A priori surprenant dans un lieu aussi ouvert aux nouvelles spiritualités, ce choix confirmait à l'évidence le caractère indépassable de la soirée dansante comme mode de rencontre sexuelle en société non communiste. Les sociétés primitives, faisait remarquer Frédéric Le Dantec, axaient elles aussi leurs fêtes sur la danse, voire la transe. Une sono et un bar étaient donc installés sur la pelouse centrale; et les gens gigotaient jusqu'à une heure avancée, sous la lune. Pour Bruno, c'était une deuxième chance. À vrai dire, les adolescentes présentes sur le camping fréquentaient peu ces soirées. Elles préféraient sortir dans les discothèques de la région (le Bilboquet, le Dynasty, le 2001, éventuellement le Pirates), qui offraient des soirées thématiques mousse, strip-tease masculin ou stars du X. Seuls demeuraient au Lieu deux ou trois garçons au tempérament rêveur et au sexe petit. Ils se contentaient d'ailleurs de rester sous leur tente en grattouillant mollement une guitare désaccordée, tandis que les autres les tenaient dans un objectif mépris. Bruno se sentait proche de ces jeunes; mais quoi qu'il en soit, faute d'adolescentes de toute façon presque impossibles à capturer, il aurait bien, pour reprendre les termes d'un lecteur de Newlook rencontré à la cafétéria Angers-Nord, «planté son dard dans un bout de gras quelconque». C'est fort de cette espérance qu'il descendit à vingt-trois heures, vêtu d'un pantalon blanc et d'un polo marine, vers le centre générateur du bruit.

Jetant un regard semi-circulaire sur la foule des danseurs, il aperçut d'abord Karim. Délaissant la catholique, celui-ci concentrait ses efforts sur une ravissante rosicrucienne. Elle et son mari étaient arrivés dans l'après-midi: grands, sérieux et minces, ils semblaient être d'origine alsacienne. Ils s'étaient installés sous une tente immense et complexe, toute en auvents et en décrochages, que le mari avait mis quatre heures à monter. En début de soirée, il avait entrepris Bruno sur les beautés cachées de la Rosé-Croix. Son regard brillait derrière ses petites lunettes rondes; il avait tout du fanatique. Bruno avait écouté sans écouter. Selon les dires de l'individu, le mouvement était né en Allemagne; il s'inspirait bien entendu de certains travaux alchimiques, mais il fallait également le mettre en relation avec la mystique rhénane. Des trucs de pédés et de nazis, vraisemblablement. «Fourre-toi ta croix dans le cul, mon bonhomme…» songea rêveusement Bruno en observant du coin de l'œil la croupe de sa très jolie femme agenouillée devant le Butagaz. «Et rajoute la rose par-dessus…» conclut-il mentalement lorsqu'elle se redressa, les seins à l'air, pour ordonner à son de venir changer l'enfant.

Toujours est-il qu'à l'heure actuelle elle dansait avec Karim. Ils formaient un couple bizarre, lui quinze centimètres de moins qu'elle, enveloppé et malin, face à cette grande gousse germanique. Il souriait et parlait sans discontinuer tout en dansant, quitte à perdre de vue son objectif de drague initial; il n'empêche que les choses semblaient avancer: elle souriait aussi, le regardait avec une curiosité presque fascinée, une fois même elle rit aux éclats. À l'autre extrémité de la pelouse, son mari expliquait à un nouvel adepte potentiel les origines du mouvement, en 1530 dans un land de Basse-Saxe. À intervalles réguliers son fils de trois ans, un insupportable morveux blond, hurlait qu'on l'emmène se coucher. Bref, là encore, on assistait à un authentique moment de vie réelle. Près de Bruno deux individus maigrelets, d'apparence ecclésiastique, commentaient les performances du dragueur. «II est chaleureux, tu comprends… dit l'un. Sur le papier il peut pas se la payer, il est moins beau, il a du ventre, il est même plus petit qu'elle. Mais il est chaleureux, le salaud, c'est comme ça qu'il fait la différence.» L'autre acquiesçait d'un air morne, égrenant entre ses doigts un chapelet imaginaire. En terminant sa vodka orange, Bruno se rendit compte que Karim avait réussi à entraîner la rosicrucienne sur une pente herbeuse. Une main passée autour de son cou, sans cesser de parler, il glissait doucement l'autre main sous sa jupe. «Elle écarte quand même les cuisses, la pétasse nazie…» songea-t-il en s'éloignant des danseurs. Juste avant de sortir du cercle lumineux, il eut la vision fugitive de la catholique en train de se faire peloter les fesses par une sorte de moniteur de ski. Il lui restait des raviolis en boîte sous sa tente.

Avant de rentrer, par un réflexe de pur désespoir, il interrogea son répondeur. Il y avait un message. «Tu dois être parti en vacances… énonçait la voix calme de Michel. Appelle-moi à ton retour. Je suis en vacances aussi, et pour longtemps.»


4

II marche, il rejoint la frontière. Des vols de rapaces tourbillonnent autour d'un centre invisible - probablement une charogne. Les muscles de ses cuisses répondent avec élasticité aux dénivellations du chemin. Une steppe jaunâtre recouvre les collines; la vue s'étend à l'infini en direction de l'Est. Il n'a pas mangé depuis la veille; il n'a plus peur.

Il s'éveille, tout habillé, en travers de son lit. Devant l'entrée de service du Monoprix, un camion décharge des marchandises. Il est un peu plus de sept heures.

Depuis des années, Michel menait une existence purement intellectuelle. Les sentiments qui constituent la vie des hommes n'étaient pas son sujet d'observation; il les connaissait mal. La vie de nos jours pouvait s'organiser avec une précision parfaite; les caissières du supermarché répondaient à son bref salut. Il y avait eu, depuis dix ans qu'il était dans l'immeuble, beaucoup de va-et-vient. Parfois, un couple se formait. Il observait alors le déménagement; dans l'escalier, des amis transportaient des caisses et des lampes. Ils étaient jeunes, et, parfois, riaient. Souvent (mais pas toujours), lors de la séparation qui s'ensuivait, les deux concubins déménageaient en même temps. Il y avait, alors, un appartement de libre. Que conclure? Quelle interprétation donner à tous ces comportements? C'était difficile.

Lui-même ne demandait qu'à aimer, du moins il ne demandait rien. Rien de précis. La vie, pensait Michel, devrait être quelque chose de simple; quelque chose que l'on pourrait vivre comme un assemblage de petits rites, indéfiniment répétés. Des rites éventuellement un peu niais, mais auxquels, cependant, on pourrait croire. Une vie sans enjeux, et sans drames. Mais la vie des hommes n'était pas organisée ainsi. Parfois il sortait, observant les adolescents et les immeubles. Une chose était certaine: plus personne ne savait comment vivre. Enfin, il exagérait: certains semblaient mobilisés, transportés par une cause, leur vie en était comme alourdie de sens. Ainsi, les militants d'Act Up estimaient important de faire passer à la télévision certaines publicités, jugées par d'autres pornographiques, représentant différentes pratiques homosexuelles filmées en gros plan. Plus généralement leur vie apparaissait plaisante et active, parsemée d'événements variés. Ils avaient des partenaires multiples, ils s'enculaient dans des backrooms. Parfois les préservatifs glissaient, ou explosaient. Ils mouraient alors du sida; mais leur mort elle-même avait un sens militant et digne. Plus généralement la télévision, en particulier TF1, offrait une leçon permanente de dignité. Adolescent, Michel croyait que la souffrance donnait à l'homme une dignité supplémentaire. Il devait maintenant en convenir: il s'était trompé. Ce qui donnait à l'homme une dignité supplémentaire, c'était la télévision.

Malgré les joies répétées et pures que lui procurait la télévision, il estimait juste de sortir. Du reste, il devait faire ses courses. Sans repères précis l'homme se disperse, on ne peut plus rien en tirer.

Au matin du 9 juillet (c'était la Sainte-Amandine), il observa que les cahiers, les classeurs et les trousses étaient déjà en place dans les linéaires de son Monoprix. L'accroche publicitaire de l'opération, «La rentrée sans prise de tête», n'était qu'à demi convaincante à ses yeux. Qu'était l'enseignement, qu'était le savoir, sinon une interminable prise de tête?

Le lendemain, il trouva dans sa boîte le catalogue 3 Suisses automne-hiver. Le fort volume cartonné ne portait aucune indication d'adresse; avait-il été déposé par porteur? Depuis longtemps client du vépéciste, il gtait habitué à ces petites attentions, témoignages d'une fidélité réciproque. Décidément la saison s'avançait, les stratégies commerciales s'orientaient vers l'automne; pourtant le ciel restait splendide, on n'était somme toute qu'au début de juillet.

Encore jeune homme, Michel avait lu différents romans tournant autour du thème de l'absurde, du désespoir existentiel, de l'immobile vacuité des jours; cette littérature extrémiste ne l'avait que partiellement convaincu. À l'époque, il voyait souvent Bruno. Bruno rêvait de devenir écrivain; il noircissait des pages et se masturbait beaucoup; il lui avait fait découvrir Beckett. Beckett était probablement ce qu'on appelle un grand écrivain: pourtant, Michel n'avait réussi à terminer aucun de ses livres. C'était vers la fin des années soixante-dix; lui et Bruno avaient vingt ans et se sentaient déjà vieux. Cela continuerait: ils se sentiraient de plus en plus vieux, et ils en auraient honte. Leur époque allait bientôt réussir cette transformation inédite: noyer le sentiment tragique de la mort dans la sensation plus générale et plus flasque du vieillissement. Vingt ans plus tard, Bruno n'avait toujours pas réellement pensé à la mort; et il commençait à se douter qu'il n'y penserait jamais. Jusqu'au bout il souhaiterait vivre, jusqu'au bout il serait dans la vie, jusqu'au bout il se battrait contre les incidents et les malheurs de la vie concrète, et du corps qui décline. Jusqu'au dernier instant il demanderait une petite rallonge, un petit supplément d'existence. Jusqu'au dernier instant, en particulier, il serait en quête d'un ultime moment de jouissance, d'une petite gâterie supplémentaire. Quelle que soit son inutilité à long terme, une fellation bien conduite était un réel plaisir; et cela, songeait aujourd'hui Michel en tournant les pages lingerie (Sensuelle! la guêpière) de son catalogue, il aurait été déraisonnable de le nier.

À titre personnel, il se masturbait peu; les fantasmes qui avaient pu, jeune chercheur, l'assaillir au travers de connexions Minitel, voire d'authentiques jeunes femmes (fréquemment des commerciales de grands laboratoires pharmaceutiques) s'étaient progressivement éteints. Il gérait maintenant paisiblement le déclin de sa virilité au travers d'anodines branlettes, pour lesquelles son catalogue 3 Suisses, occasionnellement complété par un CD-ROM de charme à 79 francs, s'avérait un support plus que suffisant. Bruno par contre, il le savait, dissipait son âge mûr à la poursuite d'incertaines Lolitas aux seins gonflés, aux fesses rondes, à la bouche accueillante; Dieu merci, il avait un statut de fonctionnaire. Mais il ne vivait pas dans un monde absurde: il vivait dans un monde mélodramatique composé de canons et de boudins, de mecs top et de blaireaux; c'était le monde dans lequel vivait Bruno. De son côté Michel vivait dans un monde précis, historiquement faible, mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales - le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 Suisses. Homosexuel, il aurait pu prendre part au Sidathon, ou à la Gay Pride. Libertin, il se serait enthousiasmé pour le Salon de l'érotisme. Plus sportif, il vivrait à cette même minute une étape pyrénéenne du tour de France. Consommateur sans caractéristiques, il accueillait cependant avec joie le retour des quinzaines italiennes dans son Monoprix de quartier. Tout cela était bien organisé, organisé de maniere humaine; dans tout cela, il pouvait y avoir du bonheur; aurait-il voulu faire mieux, qu'il n'aurait su comment s'y prendre.

Au matin du 15 juillet, il ramassa dans la poubelle de l'entrée un prospectus chrétien. Diverses narration de vie convergeaient vers une fin identique et heureuse: la rencontre avec le Christ ressuscité. Il s'intéressa quelque temps à l'histoire d'une jeune femme («Isabelle était en état de choc, car son année universitaire était en jeu»), dut cependant se reconnaître plus proche de l'expérience de Pavel («Pour Pavel, officier de l'armée tchèque, commander une station de poursuite de missiles était l'apogée de sa carrière militaire»). Il transposait sans difficultés à son propre cas la notation suivante: «En tant que technicien spécialisé, formé dans une académie réputée, Pavel aurait dû apprécier l'existence. Malgré cela il était malheureux, toujours à la recherche d'une raison de vivre.»

Le catalogue 3 Suisses, pour sa part, semblait faire une lecture plus historique du malaise européen. Implicite dès les premières pages, la conscience d'une mutation de civilisation à venir trouvait sa formulation définitive en page 17; Michel médita plusieurs heures sur le message contenu dans les deux phrases qui définissaient la thématique de la collection: «Optimisme, générosité, complicité, harmonie font avancer le monde. DEMAIN SERA FÉMININ.»

Au journal de 20 heures, Bruno Masure annonça qu'une sonde américaine venait de détecter des traces de vie fossile sur Mars. Il s'agissait de formes bactériennes, vraisemblablement d'archéo-bactéries méthaniques. Ainsi, sur une planète proche de la Terre, des macromolécules biologiques avaient pu s'organiser, élaborer de vagues structures autoreproductibles composées d'un noyau primitif et d'une membrane mal connue; puis tout s'était arrêté, sans doute sous l'effet d’une variation climatique: la reproduction était devenue de plus en plus difficile, avant de s'interrompre tout à fait. L'histoire de la vie sur Mars se manifestait comme une histoire modeste. Cependant (et Bruno Masure ne semblait pas en avoir nettement conscience), ce mini-récit d'un ratage un peu flasque contredisait avec violence toutes les constructions mythiques ou religieuses dont l'humanité fait classiquement ses délices. Il n’y avait pas d'acte unique, grandiose et créateur; il n'y avait pas de peuple élu, ni même d'espèce ou de planète élue. Il n'y avait, un peu partout dans l'univers, que des tentatives incertaines et en général peu convaincantes. Tout cela était en outre d'une éprouvante monotonie. L'ADN des bactéries martiennes semblait exactement identique à l'ADN des bactéries terrestres. Cette constatation surtout le plongea dans une légère tristesse, qui était déjà à soi seule un signe dépressif. Un chercheur dans son état normal, un chercheur en bon état de fonctionnement aurait dû au contraire se réjouir de cette identité, y voir la promesse de synthèses unifiantes. Si l'ADN était partout identique il devait y avoir des raisons, des raisons profondes liées à la structure moléculaire des peptides, ou peut-être aux conditions topologiques de l'autoreproduction. Ces raisons profondes, il devait être possible de les découvrir; plus jeune, il s'en souvenait, une telle perspective l'aurait plongé dans l'enthousiasme.

Au moment de sa rencontre avec Desplechin, en 1982, Djerzinski achevait sa thèse de troisième cycle à l'université d'Orsay. A ce titre, il devait prendre part aux magnifiques expériences d'Alain Aspect sur la non-séparabilité du comportement de deux photons successivement émis par un même atome de calcium; il était le plus jeune chercheur de l'équipe.

Précises, rigoureuses, parfaitement documentées, les expériences d'Aspect devaient avoir un retentissement considérable dans la communauté scientifique: pour la première fois, de l'avis général, on avait affaire à une réfutation complète des objections émises en 1935 par Einstein, Podolsky et Rosen à l'encontre du formalisme quantique. Les inégalités de Bell dérivées à partir des hypothèses d'Einstein étaient nettement violées, les résultats s'accordaient parfaitement avec les prédictions de la théorie des quanta. Dès lors, il ne demeurait plus que deux hypothèses. Soit les propriétés cachées déterminant le comportement des particules étaient non locales, c'est-à-dire que les particules pouvaient avoir l'une sur l'autre une influence instantanée à une distance arbitraire. Soit il fallait renoncer au concept de particule élémentaire possédant, en l'absence de toute observation, des propriétés intrinsèques: on se retrouvait alors devant un vide ontologique profond - à moins d'adopter un positivisme radical, et de se contenter de développer le formalisme mathématique prédictif des observables en renonçant définitivement à l'idée de réalité sous-jacente. C'est naturellement cette dernière option qui devait rallier la majorité des chercheurs.

Le premier compte rendu des expériences d'Aspect parut dans le numéro 48 de la Physical Review, sous le titre: «Expérimental réalisation of Einstein-Podolsky-Rosen Gedankexperiment: a new violation of Bell's inequalities.» Djerzinski était cosignataire de l'article. Quelques jours plus tard, il reçut la visite de Desplechin. Âgé de quarante-trois ans, celui-ci dirigeait alors l'Institut de biologie moléculaire du CNRS à Gif-sur-Yvette. Il était de plus en plus conscient que quelque chose de fondamental leur échappait dans le mécanisme des mutations de gènes; et que ce quelque chose avait probablement à voir avec des phénomènes plus profonds survenant au niveau atomique.

Leur première entrevue eut lieu dans la chambre de Michel à la résidence universitaire. Desplechin ne fut pas surpris par la tristesse et l'austérité du décor: il s'était attendu à quelque chose de ce genre. La conversation se prolongea tard dans la nuit. L'existence d'une liste finie d'éléments chimiques fondamentaux, rappela Desplechin, était ce qui avait déclenché les premières réflexions de Niels Bohr, dès les années dix. Une théorie planétaire de l'atome basée sur les champs électro-magnétiques et gravitationnels devait normalement conduire à une infinité de solutions, à une infinité de corps chimiques possibles. Pourtant, l'univers entier était composé à partir d'une centaine d'éléments; cette liste était inamovible et rigide. Une telle situation, profondément anormale au regard des théories électromagnétiques classiques et des équations de Maxwell, devait finalement, rappela encore Desplechin, conduire au développement de la mécanique quantique. La biologie, à son avis, se trouvait aujourd'hui dans une situation analogue. L'existence à travers tout le règne animal et végétal de macromolécules identiques, d'ultrastructures cellulaires invariables ne pouvait selon lui s'expliquer à travers les contraintes de la chimie classique. D'une manière ou d'une autre, encore impossible à élucider, le niveau quantique devait intervenir directement dans la régulation des phénomènes biologiques. Il y avait là tout un champ de recherches, absolument nouveau.

Ce premier soir, Desplechin fut frappé par l'ouverture d'esprit et le calme de son jeune interlocuteur. Il l'invita à dîner chez lui, rue de l'École-polytechnique, le samedi suivant. Un de ses collègues, un biochimiste auteur de travaux sur les ARN-transcriptases, serait également présent.

En arrivant chez Desplechin, Michel eut l'impression de se retrouver dans le décor d'un film. Meubles en bois clair, tommettes, kilims afghans, reproductions de Matisse… Il n'avait jusqu'à présent fait que soupçonner l'existence de ce milieu aisé, cultivé, d'un goût raffiné et sûr; maintenant il pouvait imaginer le reste, la propriété de famille en Bretagne, peut-être la fermette dans le Lubéron. «Et allons-y pour les quintettes de Bartok…» songea-t-il fugitivement en attaquant son entrée. C'était un repas au Champagne; le dessert, une charlotte aux fruits rouges, était accompagne d'un excellent rosé demi-sec. C'est à ce moment que Desplechin lui exposa son projet. Il pouvait obtenir ia création d'un poste de contractuel dans son unité de recherches de Gif; il faudrait que Michel acquière quelques notions complémentaires en biochimie, mais cela pourrait aller assez vite. En même temps, il superviserait la préparation de sa thèse d'État; une fois cette thèse obtenue, il pourrait prétendre à un poste définitif.

Michel jeta un regard sur une petite statuette khmère au centre de la cheminée; de lignes très pures, elle représentait le Bouddha dans l'attitude de prise à témoin de la terre. Il s'éclaircit la gorge, puis accepta la proposition.

L'extraordinaire progrès de l'instrumentation et des techniques de marquage radioactif permit, au cours de la décennie suivante, d'accumuler des résultats en nombre considérable. Pourtant, songeait aujourd'hui Djerzinski, par rapport aux questions théoriques soulevées par Desplechin lors de leur première rencontre, ils n'avaient pas avancé d'un pouce.

Au milieu de la nuit, il fut à nouveau intrigué par les bactéries martiennes; il trouva une quinzaine de messages sur Internet, la plupart en provenance d'universités américaines. Adénine, guanine, thyrnine et cytosine avaient été trouvées en proportions normales. Un peu par désœuvrement, il se connecta sur le site d'Ann Arbor; il y avait une communication relative au vieillissement. Alicia Marcia-Coelho avait mis en évidence la perte de séquences codantes d'ADN lors de la division répétée de fibroblastes issus des muscles lisses; là non plus, ce n'était pas réellement une surprise. Il connaissait cette Alicia: c'est même elle qui l'avait dépucelé, dix ans plus tôt, après un repas trop arrosé lors d'un congrès de génétique à Baltimore. Elle était tellement saoule qu'elle avait été incapable de l'aider à ôter son soutien-gorge. Ç'avait été un moment laborieux, et même pénible; elle venait de se séparer de son mari, lui confia-t-elle pendant qu'il bataillait avec les agrafes. Ensuite, tout s'était déroulé normalement; il s'était étonné de pouvoir bander, et même éjaculer dans le vagin de la chercheuse, sans ressentir le moindre plaisir.


5

Beaucoup des estivants qui fréquentaient le Lieu du Changement avaient, comme Bruno, la quarantaine; beaucoup travaillaient, comme lui, dans le secteur social ou éducatif, et se trouvaient protégés de la pauvreté par un statut de fonctionnaire. Pratiquement tous auraient pu se situer à gauche; pratiquement tous vivaient seuls, le plus souvent à l'issue d'un divorce. En somme il était assez représentatif de l'endroit, et au bout de quelques jours il prit conscience qu'il commençait à s'y sentir un peu moins mal que d'habitude. Insupportables à l'heure du petit déjeuner, les pétasses mystiques redevenaient à celle de l'apéritif des femmes, engagées dans une compétition sans espoir avec d'autres femmes plus jeunes. La mort est le grand égalisateur. Ainsi, dans l'après-midi du mercredi, il fit la connaissance de Catherine, une quinquagénaire exféministe qui avait fait partie des «Maries pas claires». Elle était brune, très bouclée, son teint était mat; elle avait dû être très attirante à l'âge de vingt ans. Ses seins tenaient encore bien la route, mais elle avait vraiment de grosses fesses, constata-t-il à la piscine. Elle s'était recyclée dans le symbolisme égyptien, les tarots solaires, etc. Bruno baissa son caleçon au moment où elfe parlait du dieu Anubis; il sentait qu'elle ne se formaliserait pas d'une érection, et peut-être une amitié naîtrait entre eux. Malheureusement, l'érection ne se produisit pas. Elle avait des bourrelets entre les cuisses, qu'elle maintint serrées; ils se quittèrent assez froidement.

Le même soir, peu avant le repas, un type appelé Pierre-Louis lui adressa la parole. Il se présenta comme un professeur de mathématiques; en effet, c'était bien le genre. Bruno l'avait aperçu deux jours auparavant au cours de la soirée créativité; il s'était lancé dans un sketch sur une démonstration arithmétique qui tournait en rond, le genre comique de l'absurde, pas drôle du tout. Il écrivait à toute vitesse sur un tableau en Velléda blanc, marquant parfois des arrêts brusques; son grand crâne chauve était alors tout plissé par la méditation, ses sourcils écarquillés par une mimique qui se voulait amusante; le marqueur à la main il restait immobile quelques secondes, puis recommençait à écrire et à bégayer de plus belle. À l'issue du sketch cinq ou six personnes applaudirent, plutôt par compassion. Il rougit violemment; c'était fini.

Dans les jours qui suivirent, Bruno eut plusieurs fois l'occasion de l'éviter. Généralement, il portait un bob. Il était plutôt maigre et très grand, au moins un mètre quatre-vingt-dix; mais il avait un peu de ventre, et c'était un spectacle curieux, son petit ventre, quand il avançait sur le plongeoir. Il pouvait avoir quarante-cinq ans.

Ce soir-là, une fois encore, Bruno s'éclipsa rapidement, profitant de ce que le grand dadais se lançait avec les autres dans une improvisation de danses africaines, et gravit la pente en direction du restaurant convivial. Il y avait une place libre à côté de l'ex-féministe, assise en face d'une consœur symboliste. Il avait à peine attaqué son ragoût de tofu quand Pierre-Louis apparut à l'extrémité de la rangée de tables; son visage brilla de joie en apercevant une place libre en face de Bruno. Il commença à parler avant que Bruno en prenne réellement conscience; il est vrai qu'il bégayait pas mal, et les deux pétasses à côté poussaient des gloussements vraiment stridents. Et la réincarnation d'Osiris, et les marionnettes égyptiennes… elles ne leur prêtaient absolument aucune attention. À un moment donné, Bruno prit conscience que l'autre clown lui parlait de ses activités professionnelles. «Oh, pas grand-chose…» fit-il vaguement; il avait envie de parler de tout, sauf de l’Education nationale. Ce repas commençait à lui porter sur les nerfs, il se leva pour aller fumer une cigarette. Malheureusement, au même instant, les deux symbolistes quittèrent la table avec de grands mouvements de fesses, sans même leur jeter un regard; c'est probablement ça qui déclencha l'incident.

Bruno était à peu près à dix mètres de la table quand il perçut un violent sifflement ou plutôt une stridulation, quelque chose de suraigu, vraiment inhumain. Il se retourna: Pierre-Louis était écarlate, il serrait les poings. D'un seul coup il sauta sur la table, sans prendre d'élan, à pieds joints. Il reprit sa respiration; le sifflement qui s'échappait de sa poitrine s'interrompit. Puis il se mit à marcher de long en large sur la table en se martelant le crâne à grands coups de poing; les assiettes et les verres valsaient autour de lui; il donnait des coups de pied dans tous les sens en répétant d'une voix forte: «Vous ne pouvez pas! Vous ne pouvez pas me traiter comme ça!…» Pour une fois, il ne bégayait pas. Il fallut cinq personnes pour le maîtriser. Le soir même, il était admis à l'hôpital psychiatrique d'Angoulême.

Bruno se réveilla en sursaut vers trois heures, sortit de sa tente; il était en sueur. Le camping était calme, c'était la pleine lune; on entendait le chant monotone des rainettes. Au bord de l'étang, il attendit l'heure du petit déjeuner. Juste avant l'aube, il eut un peu froid. Les ateliers du matin commençaient à dix heures. Vers dix heures un quart, il se dirigea vers la pyramide. Il hésita devant la porte de l'atelier d'écriture; puis il descendit un étage. Pendant une vingtaine de secondes il déchiffra le programme de l'atelier d'aquarelle, puis il remonta quelques marches. L'escalier était compose de rampes droites, séparées à mi-hauteur par de brels segments incurvés. À l'intérieur de chaque segment la largeur des marches augmentait, puis diminuait de nouveau. Au point de rebroussement de la courbe, il y avait une marche plus large que toutes les autres. C’est sur cette marche qu'il s'assit. Il s'adossa au mur. Il commença à se sentir bien.

Les rares moments de bonheur de ses années de lycée Bruno les avait passés ainsi, assis sur une marche entre deux étages, peu après la reprise des cours. Calmement adossé au mur, à égale distance des deux paliers, les yeux tantôt mi-clos tantôt grands ouverts, il attendait. Bien entendu, quelqu'un pouvait venir; il devrait alors se lever, ramasser son cartable, marcher d'un pas rapide vers la salle où le cours avait déjà commencé. Mais, souvent, personne ne venait; tout était si paisible; alors, doucement et comme furtivement, par petites envolées brèves, sur les marches carrelées et grises (il n'était plus en cours d'histoire, il n'était pas encore en cours de physique), son esprit montait vers la joie.

Aujourd'hui, naturellement, les circonstances étaient différentes: il avait choisi de venir ici, de participer à la vie du centre de vacances. À l'étage supérieur, il y avait un groupe d'écriture; juste en dessous, un atelier d'aquarelle; plus bas il devait y avoir des massages, ou de la respiration holotropique; encore plus bas le groupe de danses africaines s'était, de toute évidence, reconstitué. Partout des êtres humains vivaient, respiraient, essayaient d'éprouver du plaisir ou d'améliorer leurs potentialités personnelles. À tous les étages des êtres humains progressaient ou essayaient de progresser dans leur intégration sociale, sexuelle, professionnelle ou cosmique. Ils «travaillaient sur eux-mêmes», pour reprendre l'expression la plus communément employée. Lui-même commençait à avoir un peu sommeil; il ne demandait plus rien, il ne cherchait plus rien, il n'était plus nulle part; lentement et par degrés son esprit montait vers le royaume du non-être, la pure extase de la non-présence au monde. Pour la première fois depuis l'âge de treize ans, Bruno se sentit presque heureux.


Pouvez-vous m'indiquer les principaux points de vente de confiseries?

Il rentra sous sa tente et dormit trois heures. Au réveil il était à nouveau en pleine forme, et il bandait. La frustration sexuelle crée chez l'homme une angoisse qui se manifeste par une crispation violente, localisée au niveau de l'estomac; le sperme semble remonter vers le bas-ventre, lancer des tentacules en direction de la poitrine. L'organe lui-même est douloureux, chaud en permanence, légèrement suintant. Il ne s'était pas masturbé depuis dimanche; c'était probablement une erreur. Dernier mythe de l'Occident, le sexe était une chose à faire; une chose possible, une chose à faire. Il enfila un caleçon de bain, glissa des préservatifs dans sa sacoche d'un geste qui lui arracha un rire bref. Pendant des années il avait porté des préservatifs sur lui en permanence, ça ne lui avait jamais servi à rien; de toute façon, les putes en avaient.

La plage était couverte de beaufs en short et de minettes en string; c'était très rassurant. Il acheta une barquette de frites et circula entre les estivantes avant de jeter son dévolu sur une fille d'une vingtaine d'années aux seins superbes, ronds, fermes, haut plantés, aux larges aréoles caramel. «Bonjour…» dit-il. Il marqua une pause; le visage de la fille se plissa, soucieux. «Bonjour… reprit-il; pouvez-vous m'indiquer les principaux points de vente de confiseries? - Hein?» fit-elle en se redressant sur un coude. Il s'aperçut alors qu'elle avait un walkman sur les oreilles; il rebroussa chemin en agitant le bras sur le côté, tel Peter Falk dans Columbo. Inutile d'insister: trop compliqué, trop second degré.

Avançant obliquement en direction de la mer, il s'efforçait de garder en mémoire l'image des seins de la fille. Soudain, droit devant lui, trois adolescentes sortirent des flots; il leur donnait au maximum quatorze ans. Il aperçut leurs serviettes, étala la sienne à quelques mètres; elles ne faisaient aucune attention à lui. Il ôta rapidement son tee-shirt, s'en recouvrit les flancs, bascula sur le côté et sortit son sexe. Avec un ensemble parfait, les minettes roulèrent leurs maillots vers le bas pour se faire bronzer les seins. Avant même d'avoir eu le temps de se toucher, Bruno déchargea violemment dans son tee-shirt. Il laissa échapper un gémissement, s'abattit sur le sable. C'était fait.


Rites primitifs à l'apéritif

Moment convivial de la journée au Lieu du Changement, l'apéritif se déroulait généralement en musique. Ce soir-là, trois types jouaient du tam-tam pour une cinquantaine d'espaciens qui bougeaient sur place en secouant les bras dans tous les sens. Il s'agissait en fait de danses de la récolte, déjà pratiquées dans certains ateliers de danses africaines; classiquement, au bout de quelques heures, certains participants éprouvaient ou feignaient d'éprouver un état de transe. Dans un sens littéraire ou vieilli, la transe désigne une inquiétude extrêmement vive, une peur à l'idée d'un danger imminent. «J'aime mieux mettre la clef sous la porte que de continuer à vivre des transes pareilles» (Emile Zola). Bruno offrit un verre de pineau des Charentes à la catholique. «Comment tu t'appelles? demanda-t-il. - Sophie, répondit-elle. - Tu ne danses pas? demanda-t-il. - Non, répondit-elle. Les danses africaines c'est pas ce que je préfère, c'est trop…» Trop quoi? Il comprenait son trouble. Trop primitif? Évidemment non. Trop rythmé? C'était déjà à la limite du racisme. Décidément, on ne pouvait rien dire du tout sur ces conneries de danses africaines. Pauvre Sophie, qui essayait de faire de son mieux. Elle avait un ioli visage avec ses cheveux noirs, ses yeux bleus, sa peau très blanche. Elle devait avoir de petits seins, mais très sensibles. Elle devait être bretonne. «Tu es bretonne? demanda-t-il. - Oui, de Saint-Brieuc! répondit-elle avec joie. Mais j'adore les danses brésiliennes…» ajouta-t-elle, dans le but vraisemblable de se faire pardonner sa non-appréciation des danses africaines. Il n'en fallait pas davantage pour exaspérer Bruno. Il commençait à en avoir marre de cette stupide manie pro-brésilienne. Pourquoi le Brésil? D'après tout ce qu'il en savait le Brésil était un pays de merde, peuplé d'abrutis fanatisés par le football et la course automobile. La violence, la corruption et la misère y étaient à leur comble. S'il y avait un pays détestable c'était justement, et tout à fait spécifiquement, le Brésil. «Sophie! s'exclama Bruno avec élan, je pourrais partir en vacances au Brésil. Je circulerais dans les favellas. Le minibus serait blindé. J'observerais les petits tueurs de huit ans, qui rêvent de devenir caïds; les petites putes qui meurent du sida à treize ans. Je n'aurais pas peur, car je serais protégé par le blindage. Ce serait le matin, et l'après-midi j'irais à la plage au milieu des trafiquants de drogue richissimes et des maquereaux. Au milieu de cette vie débridée, de cette urgence, j'oublierais la mélancolie de l'homme occidental. Sophie, tu as raison: je me renseignerai dans une agence Nouvelles Frontières en rentrant.»

Sophie le considéra un temps, son visage était réfléchi, un pli soucieux barrait son front. «Tu as dû pas mal souffrir…» dit-elle finalement avec tristesse.

«Sophie, s'exclama à nouveau Bruno, sais-tu ce que Nietzsche a écrit de Shakespeare? "Ce que cet homme a dû souffrir pour éprouver un tel besoin de faire le pitre!…" Shakespeare m'a toujours paru un auteur surfait; mais c'est, en effet, un pitre considérable.» II s'interrompit, prit conscience avec surprise qu'il commençait réellement à souffrir. Les femmes, parfois, étaient tellement gentilles; elles répondaient à l'agressivité par la compréhension, au cynisme par la douceur. Quel homme se serait comporté ainsi? «Sophie, j'ai envie de te lécher la chatte…» dit-il avec émotion; mais cette fois elle ne l'entendit pas. Elle s'était retournée vers le moniteur de ski qui lui pelotait les fesses trois jours auparavant, et avait entamé une conversation avec lui. Bruno en resta interdit quelques secondes, puis retraversa la pelouse en direction du parking. Le centre Leclerc de Cholet restait ouvert jusqu'à vingt-deux heures. En circulant entre les linéaires il songeait que, si l'on en croit Aristote, une femme de petite taille appartient à une espèce différente du reste de l'humanité. «Un petit homme me semble encore un homme, écrit le philosophe, mais une petite femme me semble appartenir à une nouvelle espèce de créature.» Comment expliquer cette assertion étrange, contrastant si vivement avec l'habituel bon sens du Stagirite? Il acheta du whisky, des raviolis en boîte et des biscuits au gingembre. À son retour, la nuit était tombée. En passant devant le jacuzzi il perçut des chuchotements, un rire étouffé. Il s'arrêta, son sac Leclerc à la main, regarda entre les branchages. Il semblait y avoir deux ou trois couples: ils ne faisaient plus de bruit, on entendait juste le léger remous de l'eau pulsée. La lune sortit des nuages. Au même instant un autre couple arriva, commença à se déshabiller. Les chuchotements reprirent. Bruno posa le sac plastique, sortit son sexe et recommença à se masturber. Il éjacula très vite, au moment où la femme pénétrait dans l'eau chaude. On était déjà vendredi soir, il fallait qu'il prolonge son séjour d'une semaine. Il allait se réorganiser, trouver une nana, parler avec les gens.


6

Dans la nuit du vendredi au samedi il dormit mal, et fit un rêve pénible. Il se voyait sous les traits d'un jeune porc aux chairs dodues et glabres. Avec ses compagnons porcins il était entraîné dans un tunnel énorme et obscur, aux parois rouillées, en forme de vortex. Le courant aquatique qui l'entraînait était de faible puissance, parfois il parvenait à reposer ses pattes sur le sol; puis une vague plus forte arrivait, à nouveau il descendait de quelques mètres. De temps en temps il distinguait les chairs blanchâtres d'un de ses compagnons, brutalement aspiré vers le bas. Ils luttaient dans l'obscurité et dans le silence, uniquement troublé par les brefs crissements de leurs sabots sur les parois métalliques. En perdant de la hauteur, cependant, il distinguait, venue du fond du tunnel, une sourde rumeur de machines. Il prenait progressivement conscience que le tourbillon les entraînait vers des turbines aux hélices énormes et tranchantes.

Plus tard sa tête coupée gisait dans une prairie, surplombée de plusieurs mètres par l'embouchure du vortex. Son crâne avait été séparé en deux dans le sens de la hauteur; pourtant la partie intacte, posée au milieu des herbes, était encore consciente. Il savait que des fourmis allaient progressivement s'introduire dans la matière cervicale à nu afin d'en dévorer les neurones; il sombrerait alors dans une inconscience définitive. Pour l'instant, son œil unique observait l'horizon. La surface herbeuse semblait s'étendre à l'infini. D'immenses roues dentelées tournaient à l'envers sous un ciel de platine. Il se trouvait peut-être à la fin des temps; du moins, le monde tel qu'il l'avait connu était parvenu à une fin.

Au petit déjeuner, il fit la connaissance d'une sorte de soixante-huitard breton qui animait l'atelier d'aquarelle. Il s'appelait Paul Le Dantec, c'était le frère de l'actuel directeur du Lieu, il faisait partie du premier noyau de fondateurs. Avec sa veste indienne, sa longue barbe grise et son triskèle en sautoir, il évoquait à merveille une aimable préhistoire baba. À cinquante-cinq ans passés, le vieux débris menait maintenant une existence paisible. Il se levait à l'aube, marchait entre les collines, observait les oiseaux. Puis il s'installait devant un bol de café-calva, se roulait des cigarettes au milieu des mouvements humains. L'atelier d'aquarelle n'était qu'à dix heures, il avait tout à fait le temps de discuter. «En tant que vieil espacien… (Bruno rit pour établir une complicité au moins fictive), tu dois te souvenir des débuts de l'endroit, la libération sexuelle, les années soixante-dix…

– Libération de ma queue! gronda l'ancêtre. Y a toujours eu des nanas qui faisaient tapisserie dans les partouzes. Y a toujours eu des mecs qui se secouaient la nouille. Y a rien de changé, mon bonhomme. Pourtant, insista Bruno, j'ai entendu dire que le sida avait changé les choses… Pour les hommes, reconnut l'aquarelliste en se raclant la gorge, c'est vrai que c'était plus simple. Parfois il y avait des bouches ou des vagins ouverts, on pouvait rentrer direct, sans se présenter. Mais il fallait déjà une vraie partouze, et là il y avait sélection à l'entrée, en général on venait en couple. Et des fois j'ai vu des femmes ouvertes, lubrifiées à mort, qui passaient leur soirée à se branler; personne venait les pénétrer, mon bonhomme. Même pour leur faire plaisir, c'était pas possible; il fallait déjà bander un minimum.

– En somme, interjeta Bruno, pensif, il n'y a jamais eu de communisme sexuel, mais simplement un système de séduction élargi.

– Ça oui… en convint la vieille croûte, de la séduction, y en a toujours eu.»

Tout cela n'était guère encourageant. Cependant on était le samedi, il allait y avoir de nouveaux arrivages. Bruno décida de se détendre, de prendre les choses comme elles viendraient, rock'n roll; moyennant quoi sa journée se déroula sans incident, et même à vrai dire sans le moindre événement. Vers onze heures du soir, il repassa devant le jacuzzi. Au-dessus du doux grondement de l'eau montait une faible vapeur, traversée par la lumière de la pleine lune. Il s'approcha silencieusement. Le bassin avait trois mètres de diamètre. Un couple était enlacé près du bord opposé; la femme semblait à cheval sur l'homme. «C'est mon droit…» pensa Bruno avec rage. Il retira rapidement ses vêtements, pénétra dans le jacuzzi. L'air nocturne était frais, l'eau par contraste d'une chaleur délicieuse. Au-dessus du bassin, des branches de pin entrelacées laissaient voir les étoiles; il se détendit un peu. Le couple ne faisait aucune attention à lui; la fille bougeait toujours au-dessus du type, elle commençait à gémir. On ne distinguait pas les traits de son visage. L'homme se mit lui aussi à respirer bruyamment. Les mouvements de la fille s'accélérèrent; un instant elle se rejeta en arrière, la lune éclaira brièvement ses seins; son visage était dissimulé par la masse de ses cheveux sombres. Puis elle se colla à son compagnon, l'entourant de ses bras; il respira encore plus fort, poussa un long grognement et se tut.

Ils restèrent enlacés deux minutes, puis l'homme se releva et sortit du bassin. Avant de se rhabiller, il déroula un préservatif de son sexe. Avec surprise, Bruno constata que la femme ne bougeait pas. Les pas de l'homme s'éloignèrent, le silence revint. Elle allongea les jambes dans l'eau. Bruno fit de même. Un pied se posa sur sa cuisse, frôla son sexe. Avec un léger clapotis, elle se détacha du bord et vint à lui. Des nuages voilaient maintenant la lune; la femme était à cinquante centimètres, mais il ne distinguait toujours pas ses traits. Un bras se plaça sous le haut de ses cuisses, l'autre enlaça ses épaules. Bruno se blottit contre elle, le visage à hauteur de sa poitrine; ses seins étaient petits et fermes. Il lâcha le bord, s'abandonnant à son étreinte. Il sentit qu'elle revenait vers le centre du bassin, puis commençait à tourner lentement sur elle-même. Les muscles de son cou se relâchèrent brusquement, sa tête devint très lourde. La rumeur aquatique, faible en surface, se transformait quelques centimètres plus bas en un puissant grondement sous-marin. Les étoiles tournaient doucement à la verticale de son visage. Il se détendit entre ses bras, son sexe dressé émergea à la surface. Elle déplaça légèrement ses mains, il sentait à peine leur caresse, il était en apesanteur totale. Les longs cheveux frôlèrent son ventre, puis la langue de la fille se posa sur le bout de son gland. Tout son corps frémit de bonheur. Elle referma ses lèvres et lentement, très lentement, le prit dans sa bouche. Il ferma les yeux, parcouru de frissons d'extase. Le grondement sous-marin était infiniment rassurant. Lorsque les lèvres de la fille atteignirent la racine de son sexe, il commença à sentir les mouvements de sa gorge. Les ondes de plaisir s'intensifièrent dans son corps, il se sentait en même temps bercé par les tourbillons sous-marins, il eut d'un seul coup très chaud. Elle contractait doucement les parois de sa gorge, toute son énergie afflua d'un seul coup dans son sexe. Il jouit dans un hurlement; il n'avait jamais éprouvé autant de plaisir.


7 Conversation de caravane

La caravane de Christiane était à une cinquantaine de mètres de sa tente. Elle alluma en entrant, sortit une bouteille de Bushmills, emplit deux verres. Mince, plus petite que Bruno, elle avait dû être très jolie; mais les traits de son visage fin étaient flétris, légèrement couperosés. Seule sa chevelure restait splendide, soyeuse et noire. Le regard de ses yeux bleus était doux, un peu triste. Elle pouvait avoir quarante ans.

«De temps en temps ça me prend, je baise avec tout le monde, dit-elle. Pour la pénétration, je demande juste un préservatif.»

Elle humecta ses lèvres, but une gorgée. Bruno la regarda; elle ne s'était rhabillée qu'en haut, elle avait passé un sweat-shirt gris. Son mont de Vénus avait une jolie courbure; malheureusement, les grandes lèvres étaient un peu pendantes.

«J'aimerais te faire jouir aussi, dit-il.

– Prends ton temps. Bois ton verre. Tu peux dormir

ici, il y a de la place…» Elle montra le lit double.

Ils discutèrent du prix de location des caravanes. Christiane ne pouvait pas faire de camping, elle avait un problème de dos. «Assez grave, dit-elle. La plupart des hommes préfèrent les pipes, dit-elle encore. La pénétration les ennuie, ils ont du mal à bander. Mais quand on les prend dans la bouche ils redeviennent comme de petits enfants. J'ai l'impression que le féminisme les a durement atteints, plus qu'ils n'ont voulu l'avouer.

– Il y a pire que le féminisme…» fit sombrement Bruno. Il vida la moitié de son verre avant de se décider à poursuivre: «Tu connais le Lieu depuis longtemps?

– Pratiquement depuis le début. J'ai cessé de venir quand j'étais mariée, maintenant je reviens deux ou trois semaines par an. Au départ c'était plutôt un endroit alternatif, nouvelle gauche; maintenant c'est devenu New Age; ça n'a pas tellement changé. Dans les années soixante-dix on s'intéressait déjà aux mystiques orientales; aujourd'hui, il y a toujours un jacuzzi et des massages. C'est un endroit agréable, mais un peu triste; il y a beaucoup moins de violence qu'au-dehors. L'ambiance religieuse dissimule un peu la brutalité des rapports de drague. Il y a cependant des femmes qui souffrent, ici. Les hommes qui vieillissent dans la solitude sont beaucoup moins à plaindre que les femmes dans la même situation. Ils boivent du mauvais vin, ils s'endorment et leurs dents puent; puis ils s'éveillent et recommencent; ils meurent assez vite. Les femmes prennent des calmants, font du yoga, vont voir des psychologues; elles vivent très vieilles et souffrent beaucoup. Elles vendent un corps affaibli, enlaidi; elles le savent et elles en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. Jusqu'au bout elles sont victimes de cette illusion. À partir d'un certain âge, une femme a toujours la possibilité de se frotter contre des bites; mais elle n'a plus jamais la possibilité d'être aimée. Les hommes sont ainsi, voilà tout.

– Christiane, dit doucement Bruno, tu exagères…

Par exemple, maintenant, j'ai envie de te faire plaisir.

– Je te crois. J'ai l'impression que tu es plutôt un

homme gentil. Égoïste et gentil.»

Elle ôta son sweat-shirt, s'allongea au travers du lit, posa un oreiller sous ses fesses et écarta les cuisses. Bruno lécha d'abord assez longuement le pourtour de sa chatte, puis excita le clitoris à petits coups de langue rapides. Christiane expira profondément. «Enfonce un doigt…» dit-elle. Bruno obéit, se tourna pour continuer à lécher Christiane tout en lui caressant les seins. Il sentit les mamelons se durcir, releva la tête. «Continue, s'il te plaît…» demanda-t-elle. Il replaça sa tête plus confortablement et caressa le clitoris de l'index. Ses petites lèvres commençaient à gonfler. Pris d'un mouvement de joie, il les lécha avec avidité. Christiane poussa un gémissement. L'espace d'un instant il revit la vulve, maigre et ridée, de sa mère; puis le souvenir s'effaça, il continua à masser le clitoris de plus en plus vite tout en léchant les lèvres à grands coups de langue amicaux. Son ventre se couvrait d'une rougeur, elle haletait de plus en plus fort. Elle était très humide, agréablement salée. Bruno fit une brève pause, introduisit un doigt dans l'anus, un autre dans le vagin et commença à lécher le clitoris du bout de la langue, à petits coups très rapides. Elle jouit paisiblement, avec de longs soubresauts. Il demeura immobile, le visage contre sa vulve humide, et tendit les mains vers elle; il sentit les doigts de Christiane se refermer sur les siens. "Merci» dit-elle. Puis elle se releva, enfila son sweat-shirt et remplit à nouveau leurs verres.

«C'était vraiment bien, dans le jacuzzi, tout à l'heure… dit Bruno. Nous n'avons pas dit un mot; au moment où j'ai senti ta bouche, je n'avais pas encore distingué les traits de ton visage, ïl n'y avait aucun élément de séduction, c'était quelque chose de très pur.

– Tout repose sur les corpuscules de Krause…» Christiane sourit. «Il faut m'excuser, je suis professeur de sciences naturelles.» Elle but une gorgée de Bushmills… «La hampe du clitoris, la couronne et le sillon du gland sont tapissés de corpuscules de Krause, très riches en terminaisons nerveuses. Lorsqu'on les caresse, on déclenche dans le cerveau une puissante libération d'endorphines. Tous les hommes, toutes les femmes ont leur clitoris et leur gland tapissés de corpuscules de Krause - en nombre à peu près identique, jusque-là c'est très égalitaire; mais il y a autre chose, tu le sais bien. J'étais très amoureuse de mon mari. Je caressais, je léchais son sexe avec vénération; j'aimais le sentir en moi. J'étais fière de provoquer ses érections, j'avais une photo de son sexe dressé, que je conservais tout le temps dans mon portefeuille; pour moi c'était comme une image pieuse, lui donner du plaisir était ma plus grande joie. Finalement, il m'a quittée pour une plus jeune. J'ai bien vu tout à l'heure que tu n'étais pas vraiment attiré par ma chatte; c'est déjà un peu la chatte d'une vieille femme. L'augmentation du pontage des collagènes chez le sujet âgé, la fragmentation de l'élastine au cours des mitoses font progressivement perdre aux tissus leur fermeté et leur souplesse. A vingt ans, j'avais une très belle vulve; aujourd'hui, je me rends bien compte que les lèvres et les nymphes sont un peu pendantes.»

Bruno termina son verre; il ne trouvait absolument rien à lui répondre. Peu après, ils s'allongèrent. Il passa un bras autour de la taille de Christiane; ils s'endormirent.


8

Bruno s'éveilla le premier. Très haut dans les arbres, un oiseau chantait. Christiane s'était découverte pendant la nuit. Elle avait de jolies fesses, encore bien rondes, très excitantes. Il se souvint d'une phrase de La Petite Sirène, il avait chez lui un vieux 45 tours, avec la Chanson des matelots interprétée par les frères Jacques. C'était après qu'elle avait subi toutes ses épreuves, qu'elle avait renoncé à sa voix, à son pays natal, à sa jolie queue de sirène; tout cela dans l'espoir de devenir une vraie femme, par amour du prince. Elle était déposée par la tempête sur une plage au milieu de la nuit; là, elle buvait l'élixir de la sorcière. Elle se sentait comme coupée en deux, la souffrance était si déchirante qu'elle perdait connaissance. Il y avait ensuite quelques accords musicaux très différents, qui semblaient ouvrir sur un paysage nouveau; puis la récitante prononçait cette phrase qui avait si vivement frappé Bruno: «Quand elle s'éveilla, le soleil brillait, et le prince était devant elle.»

II repensa ensuite à sa conversation de la veille avec Christiane, et se dit qu'il parviendrait peut-être à aimer ses lèvres un peu pendantes, mais douces. Comme chaque matin au réveil et comme la plupart des hommes, il bandait. Dans le demi-jour de l'aube, au milieu de la masse épaisse et ébouriffée de ses cheveux noirs, le visage de Christiane paraissait très pâle. Elle ouvrit légèrernent les yeux au moment où il la pénétrait. Elle parut un peu surprise, mais écarta les jambes. Il commença à bouger en elle, mais s'aperçut qu'il devenait de plus en plus mou. Il en ressentit une grande tristesse, d'inquiétude et de honte. «Tu préfères que je mette un préservatif? demanda-t-il. - Oui, s'il te plaît. Ils sont dans la trousse de toilette à côté.» II déchira l’emballage; c'était des Durex Technica. Naturellement, dès qu'il fut dans le latex, il débanda complètement. «Je suis désolé, fit-il, je suis vraiment désolé. - Ça ne fait rien, dit-elle doucement, viens te coucher.» Décidément, le sida avait été une vraie bénédiction pour les hommes de cette génération. II suffisait parfois de sortir la capote, leur sexe mollissait aussitôt. «Je n'ai jamais réussi à m'y faire…» Cette mini-cérémonie accomplie, leur virilité sauvegardée dans son principe, ils pouvaient se recoucher, se blottir contre le corps de leur femme, dormir en paix.

Après le petit déjeuner ils descendirent, longèrent la pyramide. Il n'y avait personne au bord de l'étang. Ils s'allongèrent dans la prairie ensoleillée; Christiane lui retira son bermuda et commença à le branler. Elle branlait très doucement, avec beaucoup de sensibilité. Plus tard, lorsqu'ils furent entrés grâce à elle dans le réseau des couples libertins, Bruno devait s'en rendre compte: c'était une qualité extrêmement rare. La plupart des femmes dans ce milieu branlaient avec brutalité, sans la moindre nuance. Elles serraient beaucoup trop fort, secouaient la bite avec une frénésie stupide, probablement dans le but d'imiter les actrices de films porno. C'était peut-être spectaculaire à l'écran, mais le résultat tactile était franchement quelconque, voire douloureux. Christiane au contraire procédait par effleurements, mouillait régulièrement ses doigts, parcourait avec douceur les zones sensibles. Une femme en tunique indienne passa près d'eux et vint s'asseoir au bord de l'eau. Bruno inspira profondément, se retint de jouir. Christiane lui sourit; le soleil commençait à être chaud. Il se rendit compte que sa deuxième semaine au Lieu allait être très douce. Peut-être même est-ce qu'ils allaient se revoir, vieillir ensemble. De temps en temps elle lui donnerait un petit moment de bonheur physique, ils vivraient tous deux le déclin du désir. Quelques années passeraient ainsi; puis ce serait fini, ils seraient vieux; pour eux, la comédie de l'amour physique serait terminée.

Pendant que Christiane prenait une douche, Bruno étudia la formule du soin «protection jeunesse aux micro-capsules» qu'il venait d'acheter la veille au centre Leclerc. Alors que l'emballage extérieur mettait surtout en avant la nouveauté du concept «micro-capsules», la notice d'emploi, plus exhaustive, distinguait trois actions: filtrage des rayons solaires nocifs, diffusion tout au long de la journée de principes hydratants actifs, élimination des radicaux libres. Au milieu de sa lecture il fut interrompu par l'arrivée de Catherine, l'ex-féministe recyclée dans les tarots égyptiens. Elle revenait, et n'en fit pas mystère, d'un atelier de développement personnel, Dansez votre job. Il s'agissait de trouver sa vocation à travers une série de jeux symboliques; ces jeux permettaient peu à peu de dégager le «héros intérieur» de chaque participant. À l'issue de la première journée il apparaissait que Catherine était un peu sorcière, mais également un peu lionne; cela aurait dû, normalement, l'orienter vers un poste de responsabilité dans les forces de vente.

«Hmm…» fit Bruno.

A ce moment Christiane revint, une serviette autour de la taille. Catherine s'interrompit, sa crispation était visible. Elle prétexta un atelier Méditation zen et tango argentin et battit rapidement en retraite.

«Je croyais que tu faisais Tantra et comptabilité… lui lança Christiane au moment où elle disparaissait.

– Tu la connais?

– Oh oui, ça fait vingt ans que je connais cette

conne. Elle aussi vient depuis le début, pratiquement

depuis la fondation du Lieu.»

Elle secoua ses cheveux, noua sa serviette en turban. Ils remontèrent ensemble. Bruno eut tout à coup envie de la prendre par la main. Il le fit.

«J'ai jamais pu encadrer les féministes… reprit Christiane alors qu'ils étaient à mi-pente. Ces salopes n’arrêtaient pas de parler de vaisselle et de partage des taches; elles étaient littéralement obsédées par la vaisselle. Parfois elles prononçaient quelques mots sur la cuisine ou les aspirateurs; mais leur grand sujet de conversation, c'était la vaisselle. En quelques années, elles réussissaient à transformer les mecs de leur entourage en névrosés impuissants et grincheux. À partir de ce moment - c'était absolument systématique - elles commençaient à éprouver la nostalgie de la virilité. Au bout du compte elles plaquaient leurs mecs pour se faire sauter par des machos latins à la con. J'ai toujours été frappée par l'attirance des intellectuelles pour les voyous, les brutes et les cons. Bref elles s'en tapaient deux ou trois, parfois plus pour les très baisables, puis elles se faisaient faire un gosse et se mettaient à préparer des confitures maison avec les fiches cuisine Marie-Claire. J'ai vu le même scénario se reproduire, des dizaines de fois.

– C'est du passé…» fit Bruno, conciliant.

Ils passèrent l'après-midi à la piscine. En face d'eux, de l'autre côté du bassin, les adolescentes sautillaient sur place en se chipant un walkman. «Elles sont mignonnes, hein? remarqua Christiane. La blonde aux petits seins est vraiment jolie…»; puis elle s'allongea sur le drap de bain. «Passe-moi de la crème…»

Christiane ne participait à aucun atelier. Elle éprouvait même un certain dégoût pour ces activités schizophrènes, dit-elle. «Je suis peut-être un peu dure, dit-elle encore, mais je connais ces soixante-huitardes qui ont dépassé la quarantaine, j'en fais pratiquement partie. Elles vieillissent dans la solitude et leur vagin est virtuellement mort. Interroge-les cinq minutes, tu verras qu'elles ne croient pas du tout à ces histoires de chakras, de cristaux, de vibrations lumineuses. Elles s'efforcent d'y croire, elles tiennent parfois deux heures, le temps de leur atelier. Elles sentent la présence de l'Ange et la fleur intérieure qui s'éveille dans leur ventre; puis l'atelier se termine, elles se redécouvrent seules, vieillissantes et moches. Elles ont des crises de larmes. Tu n'as pas remarqué? Il y a beaucoup de crises de larmes ici, surtout après les ateliers zen. À vrai dire elles n'ont pas le choix, parce qu'en plus elles ont des problèmes de fric. En général elles ont fait une analyse, ça les a complètement séchées. Les mantras et les tarots c'est très con, mais c'est quand même moins cher qu'une analyse.

– Oui, ça et le dentiste…» fit vaguement Bruno. Il posa sa tête entre ses cuisses ouvertes, sentit qu'il allait s'endormir ainsi.

La nuit venue, ils retournèrent dans le jacuzzi; il lui demanda de ne pas le faire jouir. De retour dans la caravane, ils firent l'amour. «Laisse tomber…» dit Christiane au moment où il tendait la main vers les préservatifs. Quand il la pénétra, il sentit qu'elle était heureuse. Une des caractéristiques les plus étonnantes de l'amour physique est quand même cette sensation d'intimité qu'il procure, dès qu'il s'accompagne d'un minimum de sympathie mutuelle. Dès les premières minutes on passe du vous au tu, et il semble que l'amante, même rencontrée de la veille, ait droit à certaines confidences qu'on ne ferait à aucune autre personne humaine. Ainsi Bruno, cette nuit-là, raconta-t-il à Christiane certaines choses qu'il n'avait jamais racontées à personne, pas même à Michel - et encore moins à son psychiatre. Il lui parla de son enfance, de la mort de sa grand-mère et des humiliations à l'internat de garçons. Il lui raconta son adolescence et les masturbations dans le train, à quelques mètres des jeunes filles; il lui raconta les étés dans la maison de son père. Christiane écoutait en lui caressant les cheveux.

Ils passèrent la semaine ensemble, et la veille du départ de Bruno ils dînèrent dans un restaurant de fruits de mer à Saint-Georges-de-Didonne. L'air était calme et chaud, la flamme des bougies qui éclairait leur table ne tremblait pratiquement pas. Ils dominaient l'estuaire de la Gironde, au loin on distinguait la pointe de Grave.

«En voyant la lune qui brille sur la mer, dit Bruno, je me rends compte avec une inhabituelle clarté que nous n'avons rien, absolument rien à faire avec ce monde.

– Tu dois vraiment partir?

– Oui, je dois passer quinze jours avec mon fils. En fait j'aurais dû partir la semaine dernière, mais cette fois je ne peux plus retarder. Sa mère prend l'avion après-demain, elle a réservé son séjour.

– Ton fils a quel âge?

– Douze ans.»

Christiane réfléchit, but une gorgée de muscadet. Elle avait mis une robe longue, elle s'était maquillée et ressemblait à une jeune fille. On devinait ses seins à travers la dentelle du corsage; la lumière des bougies allumait de petites flammes dans ses yeux. «Je crois que je suis un peu amoureuse…» dit-elle. Bruno attendit sans oser faire un geste, son immobilité était parfaite. «Je vis à Noyon, dit-elle encore. Avec mon fils, ça s'est à peu près bien passé jusqu'à ce qu'il ait treize ans. Son père lui a peut-être manqué, mais je ne sais pas… Est-ce que les enfants ont réellement besoin d'un père? Ce qui est sûr, c'est que lui n'avait aucun besoin de son fils. Il l'a pris un peu au début, ils allaient au cinéma ou au McDonald's, il le ramenait toujours en avance. Et puis ça s'est produit de moins en moins souvent: quand il est parti s'installer dans le Sud avec sa nouvelle copine, il a complètement arrêté. Je l'ai en fait élevé à peu près seule, j'ai peut-être manqué d'autorité. Il y a deux ans il s'est mis à sortir, à avoir de mauvaises fréquentations. Ça surprend beaucoup de gens, mais Noyon est une ville violente. Il y a beaucoup de Noirs et d'Arabes, le Front national a fait 40 % aux dernières élections. Je vis dans une résidence à la périphérie, la porte de ma boîte aux lettres a été arrachée, je ne peux rien laisser dans la cave. J'ai souvent peur, parfois il y a eu des coups de feu. En rentrant du lycée je me barricade chez moi, je ne sors jamais le soir. De temps en temps je fais un peu de Minitel rose, et c'est tout. Mon fils rentre tard, parfois il ne rentre pas du tout. Je n'ose rien lui dire; j'ai peur qu'il me frappe.

– Tu es loin de Paris?»

Elle sourit. «Pas du tout, c'est dans l'Oise, à peine quatre-vingts kilomètres…» Elle se tut et sourit à nouveau; son visage à ce moment était plein de douceur et d'espoir. «J'aimais la vie, dit-elle encore. J'aimais la vie, j'étais d'un naturel sensible et affectueux, et j'ai toujours adoré faire l'amour. Quelque chose s'est mal passé; je ne comprends pas tout à fait quoi, mais quelque chose s'est mal passé dans ma vie.»

Bruno avait déjà plié sa tente et rangé ses affaires dans la voiture; il passa sa dernière nuit dans la caravane. Au matin il essaya de pénétrer Christiane, mais cette fois il échoua, il se sentait ému et nerveux. «Jouis sur moi» dit-elle. Elle étala le sperme sur son visage et sur ses seins. «Viens me voir» dit-elle encore au moment où il passait la porte. Il promit de venir. On était le samedi 1er août.


9

Contrairement à son habitude, Bruno prit de petites routes. Il s'arrêta un peu avant d'atteindre Parthenay. Il avait besoin de réfléchir; oui, mais au fond à quoi? Il était garé au milieu d'un paysage ennuyeux et calme, près d'un canal aux eaux presque immobiles. Des plantes aquatiques croissaient ou pourrissaient, c'était difficile à dire. Le silence était troublé par de vagues grésillements - dans l'atmosphère, il devait y avoir des insectes. Il s'allongea sur la pente herbeuse, prit conscience d'un très faible courant aquatique: le canal s'écoulait lentement vers le Sud. On n'apercevait aucune grenouille.

En octobre 1975, juste avant d'entrer à la fac, Bruno s'installa dans le studio acheté par son père; il eut alors l'impression qu'une vie nouvelle allait commencer pour lui. Il dut rapidement déchanter. Certes il y avait des filles, et même beaucoup de filles, inscrites en lettres à Censier; mais toutes semblaient prises, ou du moins ne pas avoir envie de se laisser prendre par lui. Dans le but d'établir un contact il allait à tous les TD, à tous les cours, et devint ainsi rapidement bon élève. À la cafétéria il les voyait, les entendait bavarder: elles sortaient, rencontraient des amis, s'invitaient mutuellement à des fêtes. Bruno commença à manger. Il se stabilisa rapidement autour d'un parcours alimentaire qui descendait le boulevard Saint-Michel. D'abord il commençait par un hot-dog, dans l'échoppe au croisement de la rue Gay-Lussac; il continuait un peu plus bas par une pizza, parfois un sandwich grec. Dans le McDonald's au croisement du boulevard Saint-Germain il engloutissait plusieurs cheeseburgers, qu'il accompagnait de Coca-Cola et de milk-shakes à la banane; puis il descendait en titubant la rue de la Harpe avant de se terminer aux pâtisseries tunisiennes. En rentrant chez lui il s'arrêtait devant le Latin, qui proposait deux films porno au même programme. Il restait parfois une demi-heure devant le cinéma, feignant d'examiner les trajets de bus, dans le but à chaque fois déçu de voir entrer une femme ou un couple. Le plus souvent, il finissait quand même par prendre une place; il se sentait déjà mieux une fois dans la salle, l'ouvreuse était d'une discrétion parfaite. Les hommes s'installaient loin les uns des autres, ils laissaient toujours plusieurs sièges de distance. Il se branlait tranquillement en regardant Infirmières lubriques, L'auto-stoppeuse ne porte pas de culotte, La prof a les cuisses écartées, Les Suceuses, tant d'autres films. Le seul moment délicat était celui de la sortie: le cinéma donnait directement sur le boulevard Saint-Michel, il pouvait parfaitement tomber nez à nez avec une fille de la fac. En général il attendait qu'un type se lève, sortait aussitôt sur ses talons; il lui paraissait moins dévalorisant d'aller au cinéma porno entre amis. Il rentrait en général vers minuit, lisait Chateaubriand ou Rousseau.

Une ou deux fois par semaine Bruno décidait de changer de vie, de prendre une direction radicalement différente. Voici comment il procédait. D'abord il se mettait entièrement nu, se regardait dans la glace: il était nécessaire d'aller jusqu'au bout de l'autodépréciation, de contempler pleinement l'abjection de son ventre gonflé, de ses bajoues, de ses fesses déjà pendantes. Puis il éteignait toutes les lumières. Il joignait les pieds, croisait les mains à hauteur de la poitrine, penchait légèrement la tête en avant pour mieux rentrer en lui-même. Alors il inspirait lentement, profondément, gonflant au maximum son ventre dégueulasse; puis il expirait, très lentement aussi, en prononçant mentalement un chiffre. Tous les chiffres étaient importants, sa concentration ne devait jamais faiblir; mais les plus importants étaient quatre, huit, et naturellement seize, le chiffre ultime. Lorsqu'il se relèverait après avoir compté le chiffre seize en expirant de toutes ses forces il serait un homme radicalement neuf, enfin prêt à vivre, à se glisser dans le courant de l'existence. Il ne connaîtrait plus ni la peur, ni la honte; il se nourrirait normalement, se comporterait normalement avec les jeunes filles. «Aujourd'hui est le premier jour du reste de ta vie.»

Ce petit cérémonial n'avait aucun effet sur sa timidité, mais se montrait parfois d'une certaine efficacité contre la boulimie; il s'écoulait parfois deux jours avant qu'il ne replonge. Il attribuait l'échec à un défaut de concentration, puis, très vite, se remettait à y croire. Il était encore jeune.

Un soir, en sortant de la pâtisserie du Sud Tunisien, il tomba sur Annick. Il ne l'avait pas revue depuis leur brève rencontre de l'été 1974. Elle avait encore enlaidi, elle était maintenant presque obèse. Ses lunettes carrées à monture noire, à verres épais rapetissaient encore ses yeux bruns, faisaient ressortir la blancheur maladive de sa peau. Ils prirent un café ensemble, il y eut un moment de gêne assez net. Elle était étudiante en lettres aussi, à la Sorbonne; elle habitait une chambre juste à côté, qui donnait sur le boulevard Saint-Michel. En partant, elle lui laissa son numéro de téléphone.

Il retourna la voir plusieurs fois au cours des semaines suivantes. Trop humiliée par son physique, elle refusait de se déshabiller; mais le premier soir elle proposa à Bruno de lui faire une pipe. Elle ne parla pas de son physique, son argument était qu'elle ne prenait pas la pilule. «Je t'assure, je préfère…» Elle ne sortait jamais, elle restait tous les soirs chez elle. Elle se préparait des infusions, essayait de faire un régime; mais rien n’y faisait. Plusieurs fois, Bruno essaya de lui enlever son pantalon; elle se recroquevillait, le repoussait sans un mot, avec violence. Il finissait par céder, sortait son sexe. Elle le suçait rapidement, un peu trop fort; il éjaculait dans sa bouche. Parfois ils parlaient de leurs études, mais pas tellement; il repartait en général assez vite. C'est vrai qu'elle n'était franchement pas jolie, et qu'il aurait difficilement envisagé de se trouver avec elle dans la rue, au restaurant, dans la file d'attente d'un cinéma. Il se gavait de pâtisseries tunisiennes, à la limite du vomissement; il montait chez elle, se faisait faire une pipe et repartait. C'était probablement mieux ainsi.

Le soir de la mort d'Annick, le temps était très doux. On n'était qu'à la fin mars, mais c'était déjà une soirée de printemps. Dans sa pâtisserie habituelle Bruno acheta un long cylindre fourré aux amandes, puis il descendit sur les quais de la Seine. Le son des haut-parleurs d'un bateau-mouche emplissait l'atmosphère, se réverbérait sur les parois de Notre-Dame. Il mastiqua jusqu'au bout son gâteau gluant, couvert de miel, puis ressentit une fois de plus un vif dégoût de lui-même. C'était peut-être une idée, se dit-il, d'essayer ici même, au cœur de Paris, au milieu du monde et des autres. Il ferma les yeux, joignit les talons, croisa les mains sur sa poitrine. Lentement, avec détermination, il commença à compter, dans un état de concentration totale. Le seize magique prononcé il ouvrit les yeux, se redressa fermement sur ses jambes. Le bateau-mouche avait disparu, le quai était désert. Le temps était toujours aussi doux.

Devant l'immeuble d'Annick il y avait un petit attroupement, contenu par deux policiers. Il s'approcha. Le corps de la jeune fille était écrasé sur le sol, bizarrement distordu. Ses bras brisés formaient comme deux appendices autour de son crâne, une mare de sang entourait ce qui restait du visage; avant l'impact, dans un dernier réflexe de protection, elle avait dû porter les mains à sa tête. «Elle a sauté du septième étage. Tuée sur le coup…» dit une femme près de lui avec une bizarre satisfaction. À ce moment une ambulance du Samu arriva, deux hommes descendirent avec une civière. Au moment où ils la soulevaient il aperçut le crâne éclaté, détourna la tête. L'ambulance repartit dans un hurlement de sirènes. C'est ainsi que se termina le premier amour de Bruno.

L'été 76 fut probablement la période la plus atroce de sa vie; il venait d'avoir vingt ans. La chaleur était caniculaire, même les nuits n'apportaient aucune fraîcheur; de ce point de vue, l'été 76 devait rester historique. Les jeunes filles portaient des robes courtes et transparentes, que la sueur collait à leur peau. Il marcha des journées entières, les yeux exorbités par le désir. Il se relevait la nuit, traversait Paris à pied, s'arrêtait aux terrasses des cafés, guettait devant l'entrée des discothèques. Il ne savait pas danser. Il bandait en permanence. Il avait l'impression d'avoir entre les jambes un bout de viande suintant et putréfié, dévoré par les vers. À plusieurs reprises il essaya de parler à des jeunes filles dans la rue, n'obtint en réponse que des humiliations. La nuit, il se regardait dans la glace. Ses cheveux collés à son crâne par la sueur commençaient à se dégarnir sur le devant; les plis de son ventre se voyaient sous la chemisette. Il commença à fréquenter les sex-shops et les peep-shows, sans obtenir d'autre résultat qu'une exacerbation de ses souffrances. Pour la première fois, il eut recours à la prostitution.

Un basculement subtil et définitif s'était produit dans la société occidentale en 1974-1975, se dit Bruno. Il était toujours allongé sur la pente herbeuse du canal; son blouson de toile, roulé sous la tête, lui servait d'oreiller. Il arracha une touffe d'herbe, éprouva sa rugosité humide. Ces mêmes années où il tentait sans succès d'accéder à la vie, les sociétés occidentales basculaient vers quelque chose de sombre. En cet été 1976, il était déjà évident que tout cela allait très mal finir. La violence physique, manifestation la plus parfaite de l'individuation, allait réapparaître en Occident à la suite du désir.


10 Julian et Aldous

«Quand il faut modifier ou renouveler la doctrine fondamentale, les générations sacrifiées au milieu desquelles s'opère la transformation y demeurent essentiellement étrangères, et souvent y deviennent directement hostiles.»

(Auguste Comte -

Appel aux conservateurs)

Vers midi Bruno remonta dans sa voiture, gagna le centre de Parthenay. Tout compte fait, il décida de prendre l'autoroute. D'une cabine, il téléphona à son frère - qui décrocha immédiatement. Il rentrait à Paris, il aurait aimé le voir le soir même. Demain ce n'était pas possible, il avait son fils. Mais ce soir, oui, ça lui paraissait important. Michel manifesta peu d'émotion. «Si tu veux…» dit-il après un long silence. Comme la plupart des gens il estimait détestable cette tendance à l'atomisation sociale bien décrite par les sociologues et les commentateurs. Comme la plupart des gens il estimait souhaitable de maintenir quelques relations familiales, fût-ce au prix d'un léger ennui. Ainsi, pendant des années, s'était-il astreint à passer Noël chez sa tante Marie-Thérèse, qui vieillissait avec son mari, gentil et presque sourd, dans un pavillon du Raincy. Son oncle votait toujours communiste et refusait d'aller à la messe de minuit, c'était à chaque fois l'occasion d'un coup de gueule. Michel écoutait le vieil homme parler de l'émancipation des travailleurs en buvant des gentianes; de temps en temps, il hurlait une banalité en réponse. Puis les autres arrivaient, il y avait sa cousine Brigitte. Il aimait bien Brigitte, et aurait souhaité qu'elle soit heureuse; mais avec un mari aussi con c'était manifestement difficile. Il était visiteur médical chez Bayer et trompait sa femme aussi souvent que possible; comme il était bel homme et qu'il se déplaçait beaucoup, c'était souvent possible. Chaque année, le visage de Brigitte se creusait un peu plus.

Michel renonça à sa visite annuelle en 1990; il restait encore Bruno. Les relations familiales persistent quelques années, parfois quelques dizaines d'années, elles persistent en réalité beaucoup plus longtemps que toutes les autres; et puis, finalement, elles aussi s'éteignent.

Bruno arriva vers vingt et une heures, il avait déjà un peu bu et souhaitait aborder des sujets théoriques. «J'ai toujours été frappé, commença-t-il avant même de s'être assis, par l'extraordinaire justesse des prédictions faites par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes. Quand on pense que ce livre a été écrit en 1932, c'est hallucinant. Depuis, la société occidentale a constamment tenté de se rapprocher de ce modèle. Contrôle de plus en plus précis de la procréation, qui finira bien un jour ou l'autre par aboutir à sa dissociation totale d'avec le sexe, et à la reproduction de l'espèce humaine en laboratoire dans des conditions de sécurité et de fiabilité génétique totales. Disparition par conséquent des rapports familiaux, de la notion de paternité et de filiation. Élimination, grâce aux progrès pharmaceutiques, de la distinction entre les âges de la vie. Dans le monde décrit par Huxley les hommes de soixante ans ont les mêmes activités, la même apparence physique, les mêmes désirs qu'un jeune homme de vingt ans. Puis, quand il n'est plus possible de lutter contre le vieillissement, on disparaît par euthanasie librement consentie; très discrètement, très vite, sans drames. La société décrite par Brave New World est une société heureuse, dont ont disparu la tragédie et les sentiments extrêmes. La liberté sexuelle y est totale, plus rien n'y fait obstacle à l'épanouissement et au plaisir. Il demeure de petits moments de dépression, de tristesse et de doute; mais ils sont facilement traités par voie médicamenteuse, la chimie des antidépresseurs et des anxiolytiques a fait des progrès considérables. "Avec un centicube, guéris dix sentiments." C'est exactement le monde auquel aujourd'hui nous aspirons, le monde dans lequel, aujourd'hui, nous souhaiterions vivre.

«Je sais bien, continua Bruno avec un mouvement de la main comme pour balayer une objection que Michel n'avait pas faite, qu'on décrit en général l'univers d'Huxley comme un cauchemar totalitaire, qu'on essaie de faire passer ce livre pour une dénonciation virulente; c'est une hypocrisie pure et simple. Sur tous les points - contrôle génétique, liberté sexuelle, lutte contre le vieillissement, civilisation des loisirs, Brave New World est pour nous un paradis, c'est en fait exactement le monde que nous essayons, jusqu'à présent sans succès, d'atteindre. Il n'y a qu'une seule chose aujourd'hui qui heurte un peu notre système de valeurs égalitaire - ou plus précisément méritocratique - c'est la division de la société en castes, affectées à des travaux différents suivant leur nature génétique. Mais c'est justement le seul point sur lequel Huxley se soit montré mauvais prophète; c'est justement le seul point qui, avec le développement de la robotisation et du machinisme, soit devenu à peu près inutile. Aldous Huxley est sans nul doute un très mauvais écrivain, ses phrases sont lourdes et dénuées de grâce, ses personnages insipides et mécaniques. Mais il a eu cette intuition - fondamentale - que l'évolution des sociétés humaines était depuis plusieurs siècles, et serait de plus en plus, exclusivement pilotée par l'évolution scientifique et technologique. Il a pu par ailleurs manquer de finesse, de psychologie, de style; tout cela pèse peu en regard de la justesse de son intuition de départ. Et, le premier parmi les écrivains, y compris parmi les écrivains de science-fiction, il a compris qu'après la physique c'était maintenant la biologie qui allait jouer un rôle moteur.»

Bruno s'interrompit, s'aperçut alors que son frère avait légèrement maigri; il semblait fatigué, soucieux, voire un peu inattentif. De fait, depuis quelques jours, il négligeait de faire ses courses. Contrairement aux années précédentes, il restait beaucoup de mendiants et de vendeurs de journaux devant le Monoprix; on était pourtant en plein été, saison où normalement la pauvreté se fait moins oppressante. Que serait-ce quand il y aurait la guerre? se demandait Michel en observant par les baies vitrées le déplacement ralenti des clochards. Quand la guerre éclaterait-elle, et que serait la rentrée? Bruno se resservit un verre de vin; il commençait à avoir faim, et fut un peu surpris quand son frère lui répondit, d'une voix lasse:

«Huxley appartenait à une grande famille de biologistes anglais. Son grand-père était un ami de Darwin, il a beaucoup écrit pour défendre les thèses évolutionnistes. Son père et son frère Julian étaient également des biologistes de renom. C'est une tradition anglaise, d'intellectuels pragmatiques, libéraux et sceptiques; très différent du Siècle des lumières en France, beaucoup plus basé sur l'observation, sur la méthode expérimentale. Pendant toute sa jeunesse Huxley a eu l'occasion de voir les économistes, les juristes, et surtout les scientifiques que son père invitait à la maison. Parmi les écrivains de sa génération, il était certainement le seul capable de pressentir les progrès qu'allait faire la biologie. Mais tout cela serait allé beaucoup plus vite sans le nazisme. L'idéologie nazie a beaucoup contribue à discréditer les idées d'eugénisme et d'amélioration de la race; il a fallu plusieurs décennies pour y revenir.» Michel se leva, sortit de sa bibliothèque un volume intitulé Ce que j'ose penser. «II a été écrit par Julian Huxley, le frère aîné d'Aldous, et publié dès 1931, un an avant Le Meilleur des mondes. On y trouve suggérées toutes les idées sur le contrôle génétique et l'amélioration des espèces, y compris de l'espèce humaine, qui sont mises en pratique par son frère dans le roman. Tout cela y est présenté, sans ambiguïté, comme un but souhaitable, vers lequel il faut tendre.»

Michel se rassit, s'épongea le front. «Après la guerre, en 1946, Julian Huxley a été nommé directeur général de l'Unesco, qui venait d'être créé. La même année son frère a publié Retour au meilleur des mondes, dans lequel il essaie de présenter son premier livre comme une dénonciation, une satire. Quelques années plus tard, Aldous Huxley est devenu une caution théorique majeure de l'expérience hippie. Il avait toujours été partisan d'une entière liberté sexuelle, et avait joué un rôle de pionnier dans l'utilisation des drogues psychédéliques. Tous les fondateurs d'Esalen le connaissaient, et avaient été influencés par sa pensée. Le New Age, par la suite, a repris intégralement à son compte les thèmes fondateurs d'Esalen. Aldous Huxley, en réalité, est un des penseurs les plus influents du siècle.»

Ils allèrent manger dans un restaurant au coin de la rue, qui proposait une fondue chinoise pour deux personnes à 270 francs. Michel n'était pas sorti depuis trois jours. «Je n'ai pas mangé aujourd'hui» remarqua-t-il avec une légère surprise; il tenait toujours le livre à la main.

«Huxley a publié Île en 1962, c'est son dernier livre, poursuivit-il en remuant son riz gluant. Il situe l'action dans une île tropicale paradisiaque - la végétation et les paysages sont probablement inspirés du Sri Lanka. Sur cette île s'est développée une civilisation originale, à l’écart des grands courants commerciaux du XXe siècle, à la fois très avancée sur le plan technologique et respectueuse de la nature: pacifiée, complètement délivrée des névroses familiales et des inhibitions judéo-chrétiennes. La nudité y est naturelle; la volupté et l’amour s'y pratiquent librement. Ce livre médiocre, facile à lire, a joué un rôle énorme sur les hippies et, à travers eux, sur les adeptes du New Age. Si on y regarde de près, la communauté harmonieuse décrite dans Île a beaucoup de points communs avec celle du Meilleur des mondes. De fait Huxley lui-même, dans son probable état de gâtisme, ne semble pas avoir pris conscience de la ressemblance, mais la société décrite dans Île est aussi proche du Meilleur des mondes que la société hippie libertaire l'est de la société bourgeoise libérale, ou plutôt de sa variante social-démocrate suédoise.»

II s'interrompit, trempa une gamba dans la sauce piquante, reposa ses baguettes. «Comme son frère, Aldous Huxley était un optimiste… dit-il finalement avec une sorte de dégoût. La mutation métaphysique ayant donné naissance au matérialisme et à la science moderne a eu deux grandes conséquences: le rationalisme et l'individualisme. L'erreur d'Huxley est d'avoir mal évalué le rapport de forces entre ces deux conséquences. Spécifiquement, son erreur est d'avoir sous-estime l'augmentation de l'individualisme produite par une conscience accrue de la mort. De l'individualisme naissent la liberté, la sensation du moi, le besoin de se distinguer et d'être supérieur aux autres. Dans une société rationnelle telle que celle décrite par Le Meilleur des mondes, la lutte peut être atténuée. La compétition économique, métaphore de la maîtrise de l'espace, n'a plus de raison d'être dans une société riche, où les flux économiques sont maîtrisés. La compétition sexuelle, métaphore par le biais de la procréation de la maîtrise du temps, n'a plus de raison d'être dans une société où la dissociation sexe-procréation est parfaitement réalisée; mais Huxley oublie de tenir compte de l'individualisme. Il n'a pas su comprendre que le sexe, une fois dissocié de la procréation, subsiste moins comme principe de plaisir que comme principe de différenciation narcissique; il en est de même du désir de richesses. Pourquoi le modèle de la social-démocratie suédoise n'a-t-il jamais réussi à l'emporter sur le modèle libéral? Pourquoi n'a-t-il même jamais été expérimenté dans le domaine de la satisfaction sexuelle? Parce que la mutation métaphysique opérée par la science moderne entraîne à sa suite l'individuation, la vanité, la haine et le désir. En soi le désir - contrairement au plaisir - est source de souffrance, de haine et de malheur. Cela, tous les philosophes - non seulement les bouddhistes, non seulement les chrétiens, mais tous les philosophes dignes de ce nom - l'ont su et enseigné. La solution des utopistes - de Platon à Huxley, en passant par Fourier - consiste à éteindre le désir et les souffrances qui s'y rattachent en organisant sa satisfaction immédiate. À l'opposé, la société erotique-publicitaire où nous vivons s'attache à organiser le désir, à développer le désir dans des proportions inouïes, tout en maintenant la satisfaction dans le domaine de la sphère privée. Pour que la société fonctionne, pour que la compétition continue, il faut que le désir croisse, s'étende et dévore la vie des hommes.» II s'épongea le front, épuisé; il n'avait pas touché à son plat.

«Il y a des correctifs, des petits correctifs humanistes… dit doucement Bruno. Enfin, des choses qui permettent d'oublier la mort. Dans Le Meilleur des mondes il s'agit d'anxiolytiques et d'antidépresseurs; dans Île on a plutôt affaire à la méditation, les drogues psychédéliques, quelques vagues éléments de religiosité hindoue. En pratique, aujourd'hui, les gens essaient de faire un petit mélange des deux.

– Julian Huxley aborde lui aussi les questions religieuses dans Ce que j'ose penser, il y consacre toute la deuxième partie de son livre, rétorqua Michel avec un dégoût croissant. Il est nettement conscient que les progrès de la science et du matérialisme ont sapé les bases de toutes les religions traditionnelles; il est également conscient qu'aucune société ne peut subsister sans religion. Pendant plus de cent pages, il tente de jeter les bases d'une religion compatible avec l'état de la science. On ne peut pas dire que le résultat soit tellement convaincant; on ne peut pas dire non plus l'évolution de nos sociétés soit tellement allée dans ce sens. En réalité, tout espoir de fusion étant anéanti par l'évidence de la mort matérielle, la vanité et la cruauté ne peuvent manquer de s'étendre. À titre de compensation, conclut-il bizarrement, il en est de même de l'amour.»


11

Après la visite de Bruno, Michel demeura couché deux semaines entières. De fait, se demandait-il, comment une société pourrait-elle subsister sans religion? Déjà, dans le cas d'un individu, ça paraissait difficile. Pendant plusieurs jours, il contempla le radiateur situé à gauche de son lit. En saison les cannelures se remplissaient d'eau chaude, c'était un mécanisme utile et ingénieux; mais combien de temps la société occidentale pourrait-elle subsister sans une religion quelconque? Enfant, il aimait arroser les plantes du potager. Il conservait une petite photo carrée, en noir et blanc, où il tenait l'arrosoir sous la surveillance de sa grand-mère; il pouvait avoir six ans. Plus tard, il avait aimé faire les courses; avec la monnaie du pain, il avait le droit d'acheter un Carambar. Il allait ensuite chercher le lait à la ferme; il balançait à bout de bras la gamelle d'aluminium contenant le lait encore tiède, et il avait un peu peur, la nuit tombée, en longeant le chemin creux bordé de ronces. Aujourd'hui, chaque déplacement au supermarché était pour lui un calvaire. Pourtant les produits changeaient, de nouvelles lignes de surgelés pour célibataires apparaissaient sans cesse. Récemment, au rayon boucherie de son Monoprix, il avait - pour la première fois - vu du steak d'autruche.

Pour permettre la reproduction, les deux brindilles composant la molécule d'ADN se séparent avant d'attirer, chacune de son côté, des nucléotides complémentaires. Ce moment de la séparation est un moment dangereux où peuvent facilement intervenir des mutations incontrôlables, le plus souvent néfastes. Les effets de stimulation intellectuelle du jeûne sont réels, et à l'issue de la première semaine Michel eut l'intuition qu'une reproduction parfaite serait impossible tant que la molécule d'ADN aurait la forme d'une hélice. Pour obtenir une réplication non dégradée sur une succession indéfinie de générations cellulaires, il était probablement nécessaire que la structure portant l'information génétique ait une topologie compacte - celle par exemple d'une bande de Mœbius ou d'un tore.

Enfant, il ne pouvait pas supporter la dégradation naturelle des objets, leur bris, leur usure. Ainsi conserva-t-il pendant des années, les réparant à l'infini, les emmaillotant de scotch, les deux morceaux brisés d'une petite règle de plastique blanc. Avec les épaisseurs de scotch surajoutées la règle n'était plus droite, elle ne pouvait même plus tirer de traits, remplir sa fonction de règle; cependant, il la conservait. Elle se brisait à nouveau; il la réparait, rajoutait une épaisseur de scotch, la remettait dans sa trousse.

Un des traits de génie de Djerzinski, devait écrire Frédéric Hubczejak bien des années plus tard, fut d'avoir su dépasser sa première intuition selon laquelle ta reproduction sexuée était en elle-même une source de mutations délétères. Depuis des milliers d'années, soulignait encore Hubczejak, toutes les cultures humaines étaient empreintes de cette intuition plus ou moins formulée d'une relation indissociable entre le sexe et la mort; un chercheur qui venait d'établir ce lien par des arguments irréfutables tirés de la biologie moléculaire aurait normalement dû s'arrêter là, considérer sa tâche coinme achevée. Djerzinski, pourtant, avait eu l'intuition qu'il fallait dépasser le cadre de la reproduction sexuée pour examiner dans toute leur généralité les conditions topologiques de la division cellulaire.

Dès sa première année à l'école primaire de Charny, Michel avait été frappé par la cruauté des garçons. Il est vrai qu'il s'agissait de fils de paysans, donc de petits animaux, encore proches de la nature. Mais on pouvait réellement s'étonner du naturel joyeux, instinctif, avec lequel ils piquaient les crapauds de la pointe de leurs compas ou de leur porte-plume; l'encre violette diffusait sous la peau du malheureux animal, qui expirait lentement, par suffocation. Ils faisaient cercle, contemplaient son agonie, les yeux brillants. Un de leurs autres jeux favoris était de découper les antennes des escargots avec leurs ciseaux de classe. Toute la sensibilité de l'escargot se concentre dans ses antennes, qui sont terminées par de petits yeux. Privé de ses antennes l'escargot n'est plus qu'une masse molle, souffrante et désemparée. Rapidement, Michel comprit qu'il avait intérêt à mettre une distance entre lui et ces jeunes brutes; il y avait par contre peu à craindre des filles, êtres plus doux. Cette première intuition sur le monde fut relayée par La Vie des animaux, qui passait à la télévision tous les mercredis soir. Au milieu de cette saloperie immonde, de ce carnage permanent qu'était la nature animale, la seule trace de dévouement et d'altruisme était représentée par l'amour maternel, ou par un instinct de protection, enfin quelque chose qui insensiblement et par degrés conduisait à l'amour maternel. La femelle calmar, une petite chose pathétique de vingt centimètres de long, attaquait sans hésiter le plongeur qui s'approchait de ses œufs.

Trente ans plus tard, il ne pouvait une fois de plus qu'aboutir à la même conclusion: décidément, les femmes étaient meilleures que les hommes. Elles étaient plus caressantes, plus aimantes, plus compatissantes et plus douces; moins portées à la violence, à l'égoïsme, à l'affirmation de soi, à la cruauté. Elles étaient en outre plus raisonnables, plus intelligentes et plus travailleuses.

Au fond, se demandait Michel en observant les mouvements du soleil sur les rideaux, à quoi servaient les hommes? Il est possible qu'à des époques antérieures, où les ours étaient nombreux, la virilité ait pu jouer un rôle spécifique et irremplaçable; mais depuis quelques siècles, les hommes ne servaient visiblement à peu près plus à rien. Ils trompaient parfois leur ennui en faisant des parties de tennis, ce qui était un moindre mal; mais parfois aussi ils estimaient utile de faire avancer l'histoire, c'est-à-dire essentiellement de provoquer des révolutions et des guerres. Outre les souffrances absurdes qu'elles provoquaient, les révolutions et les guerres détruisaient le meilleur du passé, obligeant à chaque fois à faire table rase pour rebâtir. Non inscrite dans le cours régulier d'une ascension progressive, l'évolution humaine acquérait ainsi un tour chaotique, déstructuré, irrégulier et violent. Tout cela les hommes (avec leur goût du risque et du jeu, leur vanité grotesque, leur irresponsabilité, leur violence foncière) en étaient directement et exclusivement responsables. Un monde composé de femmes serait à tous points de vue infiniment supérieur; il évoluerait plus lentement, mais avec régularité, sans retours en arrière et sans remises en cause néfastes, vers un état de bonheur commun.

Au matin du 15 août il se releva, sortit en espérant qu'il n'y aurait personne dans les rues; c'était pratiquement le cas. Il prit quelques notes qu'il devait retrouver une dizaine d'années plus tard, au moment où il rédigea sa publication la plus importante, Prolégomènes à la réplication parfaite.

Dans le même temps, Bruno ramenait son fils à son ex-femme; il se sentait épuisé et désespéré. Anne reviendrait d'une expédition Nouvelles Frontières, à l’île de Pâques ou au Bénin, il ne se souvenait plus au juste; elle aurait probablement rencontré des amies, échangé des adresses - elle les reverrait deux ou trois fois avant de se lasser; mais elle n'aurait pas rencontré d'hommes - Bruno avait l'impression qu'elle avait tout à fait renoncé, pour ce qui concerne les hommes. Elle le prendrait à part pendant deux minutes, elle voudrait savoir «comment ça s'était passé». Il répondrait: «Bien», il adopterait un ton calme et sûr de lui, comme les femmes l'aiment; mais c'est avec une nuance d'humour qu'il ajouterait: «Victor a quand même beaucoup regardé la télévision.» Il serait rapidement mal à l'aise, depuis qu'elle avait arrêté Anne ne supportait plus qu'on fume chez elle; son appartement était décoré avec goût. Au moment de partir il éprouverait des regrets, se demanderait une fois de plus comment faire pour que les choses soient différentes; il embrasserait rapidement Victor, puis il partirait. Voilà: les vacances avec son fils seraient terminées.

En réalité, ces deux semaines avaient été un calvaire. Allongé sur son matelas, une bouteille de bourbon à portée de la main, Bruno écoutait les bruits de son fils dans la pièce à côté: la chasse d'eau qu'il tirait après être allé pisser, les grésillements de la télécommande. Exactement comme son demi-frère au même moment, et sans le savoir, il contemplait stupidement, et pendant des heures, les tubulures de son radiateur. Victor couchait dans le canapé-lit du salon; il regardait la télévision quinze heures par jour. Le matin, lorsque Bruno se réveillait, la télévision était déjà branchée sur les dessins animés de M6. Victor mettait un casque pour écouter le son. Il n'était pas violent, ne cherchait pas à être désagréable; mais lui et son père n'avaient absolument plus rien à se dire. Deux fois par jour, Bruno faisait chauffer un plat cuisiné; ils mangeaient, face à face, pratiquement sans prononcer une parole.

Comment les choses en étaient-elles arrivées là? Victor avait treize ans depuis quelques mois. Il y a encore quelques années il faisait des dessins, qu'il montrait à son père. Il recopiait des personnages de Marvel Comics: Fatalis, Fantastik, le Pharaon du futur - qu'il mettait en scène dans des situations inédites. Parfois ils faisaient une partie de Mille Bornes, ou allaient au musée du Louvre le dimanche matin. Pour l'anniversaire de Bruno, l'année de ses dix ans, Victor avait calligraphié sur une feuille de Canson, en grosses lettres multicolores: «PAPA JE T'AIME.» Maintenant c'était fini. C'était réellement fini. Et, Bruno le savait, les choses allaient encore s'aggraver: de l'indifférence réciproque, ils allaient progressivement passer à la haine. Dans deux ans tout au plus, son fils essaierait de sortir avec des filles de son âge; ces filles de quinze ans, Bruno les désirerait lui aussi, ils approchaient de l'état de rivalité, état naturel des hommes. Ils étaient comme des animaux se battant dans la même cage, qui était le temps.

En rentrant chez lui, Bruno acheta deux bouteilles de liqueur d'anis chez un épicier arabe; puis, avant de se saouler à mort, il téléphona à son frère pour le voir le lendemain. Quand il arriva chez Michel, celui-ci, pris d'une fringale subite après sa période de jeûne, dévorait des tranches de saucisson italien en avalant de grands verres de vin. «Sers-toi, sers-toi…» fit-il vaguement. Bruno eut l'impression qu'il l'entendait à peine. C'était comme parler à un psychiatre, ou à un mur. Il parla, cependant.

«Pendant plusieurs années mon fils s'est tourné vers moi, et a demandé mon amour; j'étais déprimé, mécontent de ma vie, et je l'ai rejeté - en attendant d'aller mieux. Je ne savais pas alors que ces années seraient si brèves. Entre sept et douze ans l'enfant est un être merveilleux, gentil, raisonnable et ouvert. Il vit dans la raison parfaite et il vit dans la joie. Il est plein d'amour, et se contente lui-même de l'amour qu'on veut bien lui donner. Ensuite, tout se gâte. Irrémédiablement, tout se gâte.»

Michel avala les deux dernières tranches de saucisson, se resservit un verre de vin. Ses mains tremblaient énormément. Bruno poursuivit:

«Il est difficile d'imaginer plus con, plus agressif, plus insupportable et plus haineux qu'un pré-adolescent, spécialement lorsqu'il est réuni avec d'autres garçons de son âge. Le pré-adolescent est un monstre doublé d'un imbécile, son conformisme est presque incroyable; le pré-adolescent semble la cristallisation subite, maléfique (et imprévisible si l'on considère l'enfant) de ce qu'il y a de pire en l'homme. Comment, dès lors, douter que la sexualité ne soit une force absolument mauvaise? Et comment les gens supportent-ils de vivre sous le même toit qu'un pré-adolescent? Ma thèse est qu'ils y parviennent uniquement parce que leur vie est absolument vide; pourtant ma vie est vide aussi, et je n'y suis pas parvenu. De toute façon tout le monde ment, et tout le monde ment de manière grotesque. On est divorcés, niais on reste bons amis. On reçoit son fils un week-end sur deux; c'est de la saloperie. C'est une entière et complète saloperie. En réalité jamais les hommes ne se sont intéressés à leurs enfants, jamais ils n'ont éprouvé d'amour pour eux, et plus généralement les hommes sont incapables d'éprouver de l'amour, c'est un sentiment qui leur est totalement étranger. Ce qu'ils connaissent c'est le désir, le désir sexuel à l'état brut et la compétition entre mâles; et puis, beaucoup plus tard, dans le cadre du mariage, ils pouvaient autrefois en arriver à éprouver une certaine reconnaissance pour leur compagne - quand elle leur avait donné des enfants, qu'elle tenait bien leur ménage, qu'elle se montrait bonne cuisinière et bonne amante; ils éprouvaient alors du plaisir à coucher dans le même lit. Ce n'était peut-être pas ce que les femmes désiraient, il y avait peut-être un malentendu, mais c'était un sentiment qui pouvait être très fort - et même s'ils éprouvaient une excitation d'ailleurs décroissante à se taper un petit cul de temps à autre ils ne pouvaient littéralement plus vivre sans leur femme, quand par malheur elle disparaissait ils se mettaient à boire et décédaient rapidement, en général en quelques mois. Les enfants, quant à eux, étaient la transmission d'un état, de règles et d'un patrimoine. C'était bien entendu le cas dans les couches féodales, mais aussi chez les commerçants, les paysans, les artisans, dans toutes les classes de la société en fait. Aujourd'hui, tout cela n'existe plus: je suis salarié, je suis locataire, je n'ai rien à transmettre à mon fils. Je n'ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu'il pourra faire plus tard; les règles que j'ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l'idéologie du changement continuel c'est accepter que la vie d'un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n'aient plus aucune importance à ses yeux. C'est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant, aujourd'hui, n'a plus aucun sens pour un homme. Le cas des femmes est différent, car elles continuent à éprouver le besoin d'avoir un être à aimer - ce qui n'est pas, ce qui n'a jamais été le cas des hommes. Il est faux de prétendre que les hommes ont eux aussi besoin de pouponner, de jouer avec leurs enfants, de leur faire des câlins. On a beau le répéter depuis des années, ça reste faux. Une fois qu'on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L'enfant c'est le piège qui s'est refermé, c'est l'ennemi qu'on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre.»

Michel se leva, marcha jusqu'à la cuisine pour se servir un verre d'eau. Il voyait des roues colorées qui tournaient à mi-hauteur dans l'atmosphère, et il commençait à avoir envie de vomir. La première chose était d’arrêter le tremblement de ses mains. Bruno avait raison, l'amour paternel était une fiction, un mensonge. Un mensonge est utile quand il permet de transformer la réalité, songea-t-il; mais quand la transformation échoue il ne reste plus que le mensonge, l'amertume et la conscience du mensonge.

Il revint dans la pièce. Bruno était tassé dans le fauteuil, il ne bougeait pas plus que s'il était mort. La nuit tombait entre les tours; après une nouvelle journée étouffante, la température redevenait supportable. Michel remarqua soudain la cage désormais vide où son canari avait vécu pendant plusieurs années; il faudrait jeter ça, il n'avait pas l'intention de remplacer l'animal. Fugitivement il pensa à sa voisine d'en face, la rédactrice de 20 Ans; il ne l'avait pas vue depuis des mois, elle avait probablement déménagé. Il se força à fixer son attention sur ses mains, constata que le tremblement avait légèrement diminué. Bruno était toujours immobile; le silence entre eux dura encore quelques minutes.


12

«J'ai rencontré Anne en 1981, poursuivit Bruno avec un soupir. Elle n'était pas tellement belle, mais j'en avais marre de me branler. Ce qui était bien, quand même, c'est qu'elle avait de gros seins. J'ai toujours aimé les gros seins…» II soupira de nouveau, longuement. «Ma BCBG protestante aux gros seins…», à la grande surprise de Michel, ses yeux se mouillèrent de larmes. «Plus tard ses seins sont tombés, et notre mariage s'est cassé la gueule lui aussi. J'ai foutu sa vie en l'air. C'est une chose que je n'oublie jamais: j'ai foutu en l'air la vie de cette femme. Il te reste du vin?»

Michel partit chercher une bouteille dans la cuisine. Tout cela était un peu exceptionnel; il savait que Bruno avait consulté un psychiatre, puis qu'il avait arrêté. On cherche toujours en réalité à minimiser la souffrance. Tant que la souffrance de la confession paraît moins forte, on parle; ensuite on se tait, on renonce, on est seul. Si Bruno éprouvait à nouveau le besoin de revenir sur l'échec de sa vie, c'était probablement qu'il espérait quelque chose, un nouveau départ; c'était probablement bon signe.

«Ce n'est pas qu'elle était laide, poursuivit Bruno, mais son visage était quelconque, sans grâce. Elle n'a jamais eu cette finesse, cette lumière qui irradient parfois le visage des jeunes filles. Avec ses jambes un peu lourdes, il n'était pas question de lui faire porter de minijupes; mais je lui ai appris à mettre des petits hauts très courts, sans soutien-gorge; c'est très excitant, les gros seins vus par-dessous. Elle était un peu gênée, mais finalement elle acceptait; elle ne connaissait rien à l'érotisme, à la lingerie, elle n'avait aucune expérience. D'ailleurs je te parle d'elle mais tu la connais, je crois?

– Je suis venu à ton mariage…

– C'est vrai, acquiesça Bruno avec une stupéfaction proche de l'hébétude. Je me souviens que ça m'avait surpris que tu viennes. Je croyais que tu ne voulais plus avoir de relations avec moi.

– Je ne voulais plus avoir de relations avec toi.»

Michel repensa à ce moment, se demanda en effet ce qui avait pu le pousser à se rendre à cette cérémonie sinistre. Il revoyait le temple à Neuilly, la salle presque nue, d'une austérité déprimante, plus qu'à moitié remplie d'une assemblée à la richesse dénuée d'ostentation; le père de la mariée était dans la finance. «Ils étaient de gauche, dit Bruno, d'ailleurs tout le monde était de gauche à l'époque. Ils trouvaient tout à fait normal que je vive avec leur fille avant le mariage, on s'est mariés parce qu'elle était enceinte, enfin le truc habituel.» Michel se souvint des paroles du pasteur qui resonnaient avec netteté dans la salle froide: il y était question du Christ vrai homme et vrai Dieu, de la nouvelle alliance passée par l'Éternel avec son peuple; enfin il avait du mal à comprendre de quoi il était exactement question. Au bout de trois quarts d'heure de ce régime, il était dans un état proche de la somnolence; il se réveilla brusquement en percevant cette formule: «Que le Dieu d'Israël vous bénisse, lui qui a eu pitié de deux enfants seuls.» II eut d'abord du mal à reprendre pied: se trouvait-on chez les Juifs? Il lui fallut une minute de réflexion avant de se rendre compte qu'en fait il s'agissait du même Dieu. Le pasteur enchaînait en souplesse, avec une conviction grandissante: «Aimer sa femme, c'est s'aimer soi-même. Aucun homme n'a jamais haï sa propre chair, au contraire il la nourrit et la soigne, comme fait Christ pour l'Église; car nous sommes membres d'un même corps, nous sommes de sa chair et de ses os. Voici pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et il s'attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. Ce mystère est grand, je l'affirme, par rapport au Christ et à l'Eglise.» En effet, c'était une formule qui faisait mouche: les deux deviendront une seule chair. Michel médita sur cette perspective quelque temps, jeta un regard à Anne: calme et concentrée, elle semblait retenir sa respiration; elle en devenait presque belle. Probablement stimulé par la citation de saint Paul, le pasteur continuait avec une énergie croissante: «Seigneur, regarde avec bonté ta servante: au moment de s'unir à son époux par le mariage, elle demande ta protection. Fais qu'elle demeure dans le Christ une épouse fidèle et chaste, et qu'elle suive toujours les exemples des saintes femmes: qu'elle soit aimable à son époux comme Rachel, sage comme Rebecca, fidèle comme Sara. Qu'elle reste attachée à la foi et aux commandements; unie à son époux, qu'elle évite toute relation mauvaise; que sa réserve lui mérite l'estime, que sa pudeur inspire le respect, qu'elle soit instruite des choses de Dieu. Qu'elle ait une maternité féconde, que tous deux voient les enfants de leurs enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. Qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse, et qu'ils connaissent le repos des élus dans le Royaume des cieux. Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, amen.» Michel fendit la foule pour s'approcher de l'autel, provoquant autour de lui des regards irrités. Il s'arrêta à trois rangées de distance, assista à l'échange des anneaux. Le pasteur prit les mains des époux dans les siennes, la tête baissée, dans un état de concentration impressionnant; le silence à l'intérieur du temple était total. Puis il releva la tête et d'une voix forte, à la fois énergique et désespérée, d'une stupéfiante intensité d'expression, il s'exclama avec violence: «Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni!»

Plus tard, Michel s'approcha du pasteur qui rangeait ses ustensiles. «J'ai été très intéressé par ce que vous disiez tout à l'heure…» L'homme de Dieu sourit avec urbanité. Il enchaîna alors sur les expériences d'Aspect et le paradoxe EPR: lorsque deux particules ont été réunies, elles forment dès lors un tout inséparable, «ça me paraît tout à fait en rapport avec cette histoire d'une seule chair». Le sourire du pasteur se crispa légèrement. «Je veux dire, poursuivit Michel en s'animant, sur le plan ontologique, on peut leur associer un vecteur d'état unique dans un espace de Hilbert. Vous voyez ce que je veux dire? - Bien sûr, bien sûr…» marmonna le serviteur du Christ en jetant des regards autour de lui. «Excusez-moi» fit-il brusquement avant de se tourner vers le père de la mariée. Ils se serrèrent longuement ta main, se donnèrent l'accolade. «Très belle célébration, magnifique…» fit le financier avec émotion.

– Tu n'es pas resté à la fête… se souvint Bruno. C’était un peu gênant, je ne connaissais personne, et c’était tout de même mon mariage. Mon père est arrivé très en retard, mais il est quand même venu: il était mal rasé, la cravate de travers, il avait tout à fait l'air d’un vieux débris libertin. Je suis sûr que les parents d’Anne auraient préféré un autre parti, mais bon, des Bourgeois protestants de gauche, ils avaient malgré tout un certain respect pour l'enseignement. Et puis j'étais agrégé, elle n'avait que le CAPES. Ce qui est terrible, c'est que sa petite sœur était très jolie. Elle lui ressemblait assez, elle aussi avait de gros seins; mais au lieu d'être quelconque son visage était splendide. Ça tient à pas grand-chose, l'arrangement des traits, un détail. C'est dur…» Il soupira encore une fois, se resservit un verre.

«J'ai eu mon premier poste à la rentrée 84, au lycée Carnot, à Dijon. Anne était enceinte de six mois. Voilà, on était enseignants, on était un couple d'enseignants; il nous restait à mener une vie normale.

On a loué un appartement rue Vannerie, à deux pas du lycée. "Ce ne sont pas les prix de Paris, comme disait la fille de l'agence. Ce n'est pas non plus la vie de Paris, mais vous verrez c'est très gai en été, il y a des touristes, on a beaucoup de jeunes au moment du festival dt musique baroque." Musique baroque?…

J'ai tout de suite compris que j'étais maudit. Ce n'était pas la "vie de Paris", ça je n'en avais rien à foutre, j'avais été constamment malheureux à Paris. Simplement j'avais envie de toutes les femmes, sauf de la mienne. A Dijon, comme dans toutes les villes de province, il y a beaucoup de minettes, c'est bien pire qu'à Paris. Ces années-là, la mode devenait de plus en plus sexy. C'était insupportable, toutes ces filles avec leurs petites mines, leurs petites jupes et leurs petits rires. Je les voyais pendant la journée en cours, je les voyais le midi au Penalty, le bar à côté du lycée, elles discutaient avec des garçons; je rentrais déjeuner chez ma femme. Je les revoyais encore le samedi après-midi dans les rues commerçantes de la ville, elles achetaient des fringues et des disques. J'étais avec Anne, elle regardait les vêtements de bébé; sa grossesse se passait bien, elle était incroyablement heureuse. Elle dormait beaucoup, elle mangeait tout ce qu'elle voulait; on ne faisait plus l'amour, mais je crois qu'elle ne s'en rendait même pas compte. Pendant les séances de préparation à l'accouchement elle avait sympathisé avec d'autres femmes; elle était sociable, sociable et sympa, c'était une femme facile à vivre. Quand j'ai appris qu'elle attendait un garçon j'ai eu un choc terrible. D'emblée c'était le pire, il allait falloir que je vive le pire. J'aurais dû être heureux; je n'avais que vingt-huit ans et je me sentais déjà mort.

Victor est né en décembre; je me souviens de son baptême à l'église Saint-Michel, c'était bouleversant. "Les baptisés deviennent des pierres vivantes pour l'édification d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint" dit le prêtre. Victor était tout rouge et tout fripé, dans sa petite robe en dentelle blanche. C'était un baptême collectif, comme dans l'Église primitive, il y avait une dizaine de familles. "Le baptême incorpore à l'Église, dit le prêtre, il fait de nous des membres du corps du Christ." Anne le tenait dans ses bras, il faisait quatre kilos. Il était très sage, il n'a pas du tout crié. "Dès lors, dit le prêtre, ne sommes-nous pas membres les uns des autres?" On s'est regardés entre parents, il y a eu comme un doute. Puis le prêtre a versé l'eau baptismale, par trois fois, sur la tête de mon fils; il l'a ensuite oint du saint-chrême. Cette huile parfumée, consacrée par l'évêque, symbolisait le don de l'Esprit Saint, dit le prêtre. Il s'adressa alors directement à lui. "Victor, dit Je prêtre, tu es maintenant devenu un chrétien. Par cette onction de l'Esprit Saint, tu es incorporé au Christ. Tu Participes désormais de sa mission prophétique, sacerdotale et royale." Ça m'a tellement impressionné que je me suis inscrit à un groupe Foi et Vie qui se réunissait tous les mercredis. Il y avait une jeune Coréenne, très jolie, j'ai tout de suite eu envie de la sauter. C'était délicat, elle savait que j'étais marié. Anne a reçu le groupe un samedi chez nous, la Coréenne s'est assise sur le canapé, elle portait une jupe courte; j'ai regardé ses jambes toute l'après-midi, mais personne ne s'est rendu compte de rien.

Aux vacances de février, Anne est partie chez ses parents avec Victor; je suis resté seul à Dijon. J'ai fait une nouvelle tentative pour devenir catholique; allongé sur mon matelas Épéda, je lisais Le Mystère des Saints Innocents en buvant de la liqueur d'anis. C'est très beau, Péguy, c'est vraiment splendide; mais ça a fini par me déprimer complètement. Toutes ces histoires de péché et de pardon des péchés, et Dieu qui se réjouit plus du retour d'un pécheur que du salut de mille justes… moi j'aurais aimé être un pécheur, mais je n'y arrivais pas. J'avais le sentiment qu'on m'avait volé ma jeunesse. Tout ce que je voulais, c'était me faire sucer la queue par de jeunes garces aux lèvres pulpeuses. Il y avait beaucoup de jeunes garces aux lèvres pulpeuses dans les discothèques, et pendant l'absence d'Anne je suis allé plusieurs fois au Slow Rock et à L'Enfer; mais elles sortaient avec d'autres que moi, elles suçaient d'autres queues que la mienne; et ça, je n'arrivais simplement plus à le supporter. C'était la période de l'explosion du Minitel rosé, il y avait toute une frénésie autour de ça, je suis resté connecté des nuits entières. Victor dormait dans notre chambre, mais il faisait de bonnes nuits, il n'y avait pas de problème. J'ai eu très peur quand la première facture de téléphone est arrivée, je l'ai prise dans la boîte et j'ai ouvert l'enveloppe sur le chemin du lycée: quatorze mille francs. Heureusement il me restait un livret de Caisse d'Épargne qui datait de mes années d'étudiant, j'ai tout transféré sur notre compte, Anne ne s'est rendu compte de rien.

La possibilité de vivre commence dans le regard de l'autre. Progressivement je me suis rendu compte que mes collègues, les enseignants du lycée Carnot, jetaient sur moi un regard dénué de haine ou d'acrimonie. Ils ne se sentaient pas en compétition avec moi; nous étions engagés dans la même tâche, j'étais un des leurs. Ils m'enseignèrent le sens ordinaire des choses. J'ai passé mon permis de conduire et j'ai commencé à m'intéresser aux catalogues de la CAMIF. Le printemps venu, nous avons passé des après-midi sur la pelouse des Guilmard. Ils habitaient une maison assez laide à Fontaine-les-Dijon, mais il y avait une grande pelouse très agréable, avec des arbres. Guilmard était prof de maths, nous avions à peu près les mêmes classes. Il était long, maigre, voûté, les cheveux blond-roux, avec une moustache tombante; il ressemblait un peu à un comptable allemand. Il préparait le barbecue avec sa femme. L'après-midi s'avançait, on parlait vacances, on était un peu pétés; en général on était à quatre ou cinq couples d'enseignants. La femme de Guilmard était infirmière, elle avait la réputation d'être une supersalope; de fait, quand elle s'asseyait sur la pelouse, on voyait qu'elle n'avait rien sous sa jupe. Ils passaient leurs vacances au Cap d'Agde, dans le secteur naturiste. Je crois aussi qu'ils allaient dans un sauna pour couples, place Bossuet - enfin c'est ce que j'ai entendu dire. Je n'ai jamais osé en parler à Anne mais je les trouvais sympas, ils avaient un côté social-démocrate - pas du tout comme les hippies qui traînaient autour de notre mère dans les années soixante-dix. Guilmard était bon prof, il n'hésitait jamais à rester après la fin des cours pour aider un élève en difficulté. Il donnait pour les handicapés, aussi, je crois.»

Bruno se tut brusquement. Au bout de quelques minutes Michel se leva, ouvrit la porte-fenêtre et sortit sur le balcon aspirer l'air nocturne. La plupart des gens qu'il connaissait avaient mené des vies comparables à celle de Bruno. Mis à part dans certains secteurs de très haut niveau tels que la publicité ou la mode, il est relativement facile d'être accepté physiquement dans le milieu professionnel, les dress-codes y sont limités et implicites. Après quelques années de travail le désir sexuel disparaît, les gens se recentrent sur la gastronomie et les vins; certains de ses collègues, beaucoup plus jeunes que lui, avaient déjà commencé à se constituer une cave. Tel n’était pas le cas de Bruno, qui n'avait fait aucune remarque sur le vin - du Vieux Papes à 11,95 F. Oubliant à demi la présence de son frère, Michel jeta un regard sur les immeubles en s'appuyant à la balustrade. La nuit était tombée, maintenant; presque toutes les lumières étaient éteintes. On était le dernier soir du week-end du 15 août. Il revint vers Bruno, s'assit près de lui; leurs genoux étaient proches. Pouvait-on considérer Bruno comme un individu? Le pourrissement de ses organes lui appartenait, c'est à titre individuel qu'il connaîtrait le déclin physique et la mort. D'un autre côté, sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l'ensemble de sa génération. De même que l'installation d'une préparation expérimentale et le choix d'un ou plusieurs observables permettent d'assigner à un système atomique un comportement donné - tantôt corpusculaire, tantôt ondulatoire -, de même Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d'un autre point de vue il n'était que l'élément passif du déploiement d'un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs: rien de tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains. La première réaction d'un animal frustré est généralement d'essayer avec plus de force d'atteindre son but. Par exemple une poule affamée (Gallus domesticus), empêchée d'obtenir sa nourriture par une clôture en fil de fer, tentera avec des efforts de plus en plus frénétiques de passer au travers de cette clôture. Peu à peu, cependant, ce comportement sera remplacé par un autre, apparemment sans objet. Ainsi les pigeons (Columba livia) becquettent fréquemment le sol lorsqu'ils ne peuvent obtenir la nourriture convoitée, alors même que le sol ne comporté aucun objet comestible. Non seulement ils se livrent a ce becquetage indiscriminé, mais ils en viennent fréquemment à lisser leurs ailes; un tel comportement hors de propos, fréquent dans les situations qui impliquent une frustration ou un conflit, est appelé activité de substitution. Début 1986, peu après avoir atteint l'âge de trente ans, Bruno commença à écrire.


13

«Aucune mutation métaphysique, devait noter Djerzinski bien des années plus tard, ne s'accomplit sans avoir été annoncée, préparée et facilitée par un ensemble de mutations mineures, souvent passées inaperçues au moment de leur occurrence historique. Je me considère personnellement comme l'une de ces mutations mineures.»

Errant parmi les humains européens, Djerzinski fut mal compris de son vivant. Une pensée se développant en l'absence d'interlocuteur effectif, souligne Hubczejak dans son introduction aux Clifden Notes, peut parfois échapper aux pièges de l'idiosyncrasie ou du délire; mais il est sans exemple qu'elle ait choisi, pour s'exprimer, d'en passer par la forme du discours réfutable. On peut ajouter que Djerzinski devait jusqu'à la fin se considérer avant tout comme un scientifique; l'essentiel de sa contribution à l'évolution humaine lui paraissait constitué par ses publications de biophysique - très classiquement soumises aux critères habituels d'autoconsistance et de réfutabilité. Les éléments plus philosophiques contenus dans ses derniers écrits n'apparaissaient à ses propres yeux que comme des propositions hasardeuses, voire un peu folles, moins justifiables d’une démarche logique que de motivations purement personnelles.

Il avait un peu sommeil; la lune glissait au-dessus de la ville endormie. Sur un mot de sa part, il le savait, Bruno se lèverait, enfilerait son blouson, disparaîtrait dans l'ascenseur; on trouvait toujours des taxis à La Motte-Picquet. Considérant les événements présents de notre vie, nous oscillons sans cesse entre la croyance au hasard et l'évidence du déterminisme. Pourtant, jusqu'il s'agit du passé, nous n'avons plus aucun doute; il nous paraît évident que tout s'est déroulé de la manière dont tout devait, effectivement, se dérouler. Cette illusion perceptive, liée à une ontologie d'objets et de propriétés, solidaire du postulat d'objectivité forte, Djerzinski l'avait dans une large mesure déjà dépassée; c'est sans doute pour cette raison qu'il ne prononça pas les mots, simples et habituels, qui auraient stoppé la confession de cet être larmoyant et détruit, lié à lui par une origine génétique à demi commune, qui ce soir, vautré sur le canapé, avait depuis longtemps dépassé les limites de la décence implicitement requises dans le cadre d'une conversation humaine. Il ne se sentait guidé ni par la compassion, ni par le respect; il y avait cependant en lui une intuition faible et indiscutable: à travers la narration pathétique et tortueuse de Bruno allait cette fois se dessiner un message; des paroles seraient prononcées, et ces paroles auraient - pour la première fois - un sens définitif. Il se leva, s'enferma dans les toilettes. Très discrètement, sans faire le moindre bruit, il vomit. Puis il se passa un peu d'eau sur le visage, revint vers le salon.

«Tu n'es pas humain, dit doucement Bruno en levant les yeux sur lui. Je l'ai senti dès le début, en voyant comment tu te comportais avec Annabelle. Cependant, tu es l'interlocuteur que la vie m'a donné. Je suppose que tu n'as pas été surpris, à l'époque, en recevant mes textes sur Jean-Paul II.

– Toutes les civilisations… répondit Michel avec tristesse, toutes les civilisations ont dû affronter cette nécessité de donner une justification au sacrifice parental. Compte tenu des circonstances historiques, tu n'avais pas le choix.

– J'ai réellement admiré Jean-Paul II! protesta Bruno. Je me souviens, c'était en 1986. Ces mêmes années il y a eu la création de Canal + et de M6, le lancement de Globe, l'ouverture des Restos du coeur. Jean-Paul II était le seul, il était absolument le seul à comprendre ce qui était en train de se passer en Occident. J'ai été stupéfait que mon texte soit mal accueilli par le groupe Foi et Vie de Dijon; ils critiquaient les positions du pape sur l'avortement, le préservatif, toutes ces bêtises. Bon c'est vrai, je ne faisais pas tellement d'efforts pour les comprendre, moi non plus. Je me souviens, les réunions avaient lieu chez les différents couples, à tour de rôle; on amenait une salade composée, un taboulé, un gâteau. Je passais les soirées à sourire bêtement, à dodeliner de la tête, à finir les bouteilles de vin; je n'écoutais absolument rien à ce qui se disait. Anne par contre était très enthousiaste, elle s'est inscrite à un groupe d'alphabétisation. Ces soirs-là je rajoutais un somnifère au biberon de Victor, puis je me branlais en faisant du Minitel rose; mais je n'ai jamais réussi à rencontrer personne.

Pour l'anniversaire d'Anne, en avril, je lui ai acheté une guêpière lamée argent. Elle a un peu prolesté, puis elle a accepté de la mettre. Pendant qu'elle tentait d'agrafer l'ustensile, j'ai fini le reste de Champagne. Puis j'ai entendu sa voix, faible et un peu chevrotante: "Je suis prête…" En rentrant dans la chambre, je me suis tout de suite rendu compte que c'était foutu. Ses fesses pendaient, comprimées par les jarretelles; ses seins n'avaient pas résisté à l'allaitement. Il aurait fallu une liposuccion, des injections de silicone, tout un chantier… elle n'aurait jamais accepté. J'ai passé un doigt dans son string en fermant les yeux, j'étais complètement mou. À ce moment, dans la pièce voisine, Victor s'est mis à hurler de rage - des hurlements longs, stridents, insoutenables. Elle s'est enveloppée d'un peignoir de bain et s'est précipitée vers la chambre. À son retour, je lui ai juste demandé une pipe. Elle suçait mal, on sentait ses dents; mais j'ai fermé les yeux et j'ai visualisé la bouche d'une des filles de ma classe de seconde, une Ghanéenne. En imaginant sa langue rosé et un peu râpeuse, j'ai réussi à me libérer dans la bouche de ma femme. Je n'avais pas l'intention d'avoir d’autres enfants. C'est le lendemain que j'ai écrit le texte sur la famille, celui qui a été publié.

– Je l'ai encore…» intervint Michel. Il se leva, chercha la revue dans sa bibliothèque. Bruno la feuilleta avec une légère surprise, retrouva la page.

Ilsubsiste, dans une certaine mesure, des familles

(Etincelles de foi au milieu des athées,

Etincelles d'amour au fond de la nausée),

On ne sait pas comment

Ces étincelles brillent.


Esclaves dans le travail d'organisations incompréhensibles,

Notre seule possibilité de réalisation et de vie, c'est le sexe

(Encore s'agit-il seulement de ceux à qui le sexe est permis,

De ceux pour qui le sexe est possible.)


Le mariage et la fidélité nous coupent aujourd'hui de toute possibilité d'existence,

Ce n'est pas dans un bureau ou dans une salle de classe que nous retrouverons cette force en nous qui demande le jeu, la lumière et la danse;

Ainsi nous essayons de rejoindre nos destinées à travers des amours de plus en plus difficiles

Nous essayons de vendre un corps de plus en plus épuisé, résistant, indocile

Et nous disparaissons

Dans l'ombre de tristesse

Jusqu'au vrai désespoir,


Nous descendons le chemin solitaire jusqu'à l’endroit où tout est noir,

Sans enfants et sans femmes,

Nous entrons dans le lac

Au milieu de la nuit

(Et l'eau, sur nos vieux corps, est si froide).

Aussitôt après avoir écrit ce texte, Bruno était tombé dans une sorte de coma éthylique. Il en fut réveillé deux heures plus tard par les hurlements de son fils. Entre deux et quatre ans, les enfants humains accèdent à une conscience accrue de leur moi, ce qui provoque chez eux des crises de mégalomanie égocentrique. Leur objectif est alors de transformer leur environnement social (en général composé de leurs parents) en autant d'esclaves soumis au moindre frétillement de leurs désirs; leur égoïsme ne connaît plus de limites; telle est la conséquence de l'existence individuelle. Bruno se releva de la moquette du salon; les hurlements s'accentuaient, trahissant une rage folle. Il écrasa deux Lexomil dans un peu de confiture, se dirigea vers la chambre de Victor. L'enfant avait chié. Qu'est-ce que foutait Anne? Ça se terminait de plus en plus tard, ces séances d'alphabétisation des nègres. Il attrapa la couche souillée, la balança sur le parquet; la puanteur était atroce. L'enfant avala sans difficultés la mixture et se raidit, comme assommé par un coup. Bruno enfila son blouson et se dirigea vers le Madison, un bar de nuit de la rue Chaudronnerie. Avec sa carte bleue, il paya trois mille francs une bouteille de Dom Pérignon qu'il partagea avec une très jolie blonde; dans une des chambres du haut la fille le branla longuement, arrêtant de temps à autre la montée du désir. Elle s'appelait Hélène, était originaire de la région et poursuivait des études de tourisme; elle avait dix-neuf ans. Au moment où il la pénétrait, elle contracta son vagin - il eut au moins trois minutes de bonheur total. En partant Bruno l’embrassa sur les lèvres, insista pour lui donner un pourboire - il lui restait trois cents francs en liquide.

La semaine suivante il se décida à montrer ses textes à un collègue - un enseignant en lettres d'une cinquantaine d'années, marxiste, très fin, qui avait la réputation d’être homosexuel. Fajardie fut agréablement surpris. «Une influence de Claudel… ou peut-être plutôt Péguy, le Péguy des vers libres… Mais justement c'est original, c'est une chose qu'on ne rencontre plus tellement.» Sur les démarches à effectuer, il n'avait aucun doute: «L'Infini. C'est là que se fait la littérature d'aujourd'hui. Il faut envoyer vos textes à Sollers.» Un peu surpris Bruno se fit répéter le nom - s'aperçut qu'il confondait avec une marque de matelas, puis envoya ses textes. Trois semaines plus tard il téléphona chez Denoël; à sa grande surprise Sollers lui répondit, proposa un rendez-vous. Il n'avait pas cours le mercredi, c'était facile de faire l'aller-retour dans la journée. Dans le train il tenta de se plonger dans Une curieuse solitude, renonça assez vite, réussit quand même à lire quelques pages de Femmes - surtout les passages de cul. Ils avaient rendez-vous dans un café de la rue de l'Universite. L'éditeur arriva avec dix minutes de retard, brandissant le fume-cigarettes qui devait faire sa célébrité: «Vous êtes en province? Mauvais, ça. Il faut venir à Paris, tout de suite. Vous avez du talent.» II annonça à Bruno qu'il allait publier le texte sur Jean-Paul II dans le prochain numéro de L'Infini. Bruno en demeura stupéfait; il ignorait que Sollers était en pleine période «contre-réforme catholique», et multipliait les déclarations enthousiastes en faveur du pape. «Péguy, ça m'éclate! fit l'éditeur avec élan. Et Sade! Sade! Lisez Sade, surtout!…

– Mon texte sur les familles…

– Oui, très bien aussi. Vous êtes réactionnaire, c'est bien. Tous les grands écrivains sont réactionnaires. Balzac, Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski: que des réactionnaires. Mais il faut baiser, aussi, hein? Il faut partouzer. C'est important.»

Sollers quitta Bruno au bout de cinq minutes, le laissant dans un état de légère ivresse narcissique. Il se calma peu à peu au cours du trajet de retour. Philippe Sollers semblait être un écrivain connu; pourtant, la lecture de Femmes le montrait avec évidence, il ne réussissait à tringler que de vieilles putes appartenant aux milieux culturels; les minettes, visiblement, préféraient les chanteurs. Dans ces conditions, à quoi bon publier des poèmes à la con dans une revue merdique?

«Au moment de la parution, poursuivit Bruno, j'ai quand même acheté cinq numéros de L'Infini. Heureusement, ils n'avaient pas publié le texte sur Jean-Paul II. Il soupira. C'était vraiment un mauvais texte… Il te reste du vin?

– Juste une bouteille.» Michel marcha jusqu'à la cuisine, ramena la sixième et dernière bouteille du pack de Vieux Papes; il commençait à se sentir réellement fatigué. «Tu travailles demain, je crois?» intervint-il. Bruno ne réagit pas. Il contemplait un point bien défini du parquet; mais à cet endroit du parquet il n'y avait rien, rien de bien défini; juste quelques grumeaux de crasse. Cependant il se ranima en entendant le claquement du bouchon, tendit son verre. Il but lentement, à petites gorgées; son regard avait maintenant dérivé et flottait à la hauteur du radiateur; il ne semblait nullement disposé à continuer. Michel hésita, puis alluma la télévision: il y avait une émission animalière sur les lapins. Il coupa le son. Au fond, il s'agissait peut-être de lièvres - il les confondait. Il fut surpris d'entendre à nouveau la voix de Bruno:

«J'essayais de me souvenir combien de temps je suis resté à Dijon. Quatre ans? Cinq ans? Une fois qu'on est rentré dans le monde du travail toutes les années se ressemblent. Les seuls événements qui vous restent à vivre sont d'ordre médical - et les enfants qui grandissent. Victor grandissait; il m'appelait "papa".»

Tout à coup, il se mit à pleurer. Recroquevillé sur le canapé il pleurait à grands sanglots, en reniflant. Michel consulta sa montre; il était un peu plus de quatre heures. Sur l'écran, un chat sauvage tenait le cadavre d'un lapin dans sa gueule.

Bruno sortit un mouchoir en papier, essuya le coin de ses yeux. Ses larmes continuaient à couler. Il pensait à son fils. Pauvre petit Victor, qui dessinait des Strange, et qui l'aimait. Il lui avait donné si peu de moments de bonheur, si peu de moments d'amour - et maintenant il allait avoir quinze ans, et le temps du bonheur était terminé pour lui.

«Anne aurait aimé avoir d'autres enfants, au fond la vie de mère au foyer lui convenait parfaitement. C'est moi qui l'ai poussée à rentrer en région parisienne, à demander un poste. Bien sûr, elle n'a pas osé refuser - l'épanouissement des femmes passait par la vie professionnelle, c'est ce que tout le monde pensait ou faisait semblant de penser à l'époque; et elle tenait par-dessus tout à penser la même chose que tout le monde. Je me rendais très bien compte qu'au fond on rentrait à Paris pour pouvoir divorcer tranquillement. En province malgré tout les gens se voient, se parlent; et je ne tenais pas à ce que mon divorce suscite de commentaires, même approbateurs ou paisibles. L'été 89 on est partis au Club Med, ça a été nos dernières vacances ensemble. Je me souviens de leurs jeux apéritifs à la con et des heures passées sur la plage à mater les minettes; Anne parlait aux autres mères de famille. Quand elle se tournait sur le ventre, on voyait sa cellulite; quand elle se tournait sur le dos, on voyait ses vergetures. C'était au Maroc, les Arabes étaient désagréables et agressifs, le soleil beaucoup trop chaud. Ça ne valait pas le coup d'attraper un cancer de la peau pour passer toutes mes soirées à me branler dans la case. Victor a bien profité de son séjour, il s'amusait beaucoup au Mini Club…» La voix de Bruno se brisa à nouveau.

«J'étais un salaud; je savais que j'étais un salaud. Normalement les parents se sacrifient, c'est la voie normale. Je n'arrivais pas à supporter la fin de ma jeunesse; à supporter l'idée que mon fils allait grandir, allait être jeune à ma place, qu'il allait peut-être réussir sa vie alors que j'avais raté la mienne. J'avais envie de redevenir un individu.

– Une monade…» dit doucement Michel.

Bruno ne releva pas, finit son verre. «La bouteille est vide…» observa-t-il d'un ton légèrement égaré. Il se leva, enfila son blouson. Michel l'accompagna jusqu'au pas de la porte. «J'aime mon fils, dit encore Bruno. S'il avait un accident, s'il lui arrivait malheur, je ne pourrais pas le supporter. J'aime cet enfant plus que tout. Pourtant, je n'ai jamais réussi à accepter son existence.» Michel acquiesça. Bruno se dirigea vers l'ascenseur.

Michel revint vers son bureau, inscrivit sur une feuille de papier: «Noter quelque chose sur le sang», puis il s'allongea, éprouvant le besoin de réfléchir, mais il s'endormit presque aussitôt. Quelques jours plus tard il retrouva la feuille, inscrivit juste en dessous: «La loi du sang», et demeura perplexe une dizaine de minutes.


14

Au matin du 1er septembre, Bruno attendit Christiane gare du Nord. Elle avait pris un car de Noyon à Amiens, puis un train direct jusqu'à Paris. La journée était très belle; son train arriva à 11 h 37. Elle portait une robe longue, semée de petites fleurs, avec des poignets de dentelle. Il la serra dans ses bras. Leurs cœurs battaient extrêmement fort.

Ils déjeunèrent dans un restaurant indien, puis rentrèrent chez lui pour faire l'amour. Il avait ciré le parquet, disposé des fleurs dans les vases; les draps étaient propres et sentaient bon. Il réussit à la pénétrer longtemps, à attendre le moment de sa jouissance; le soleil entrait par l'interstice des rideaux, faisait briller sa chevelure noire - où l'on distinguait quelques reflets gris. Elle eut un premier orgasme, puis tout de suite après un second, son vagin fut parcouru de violentes contractions; à ce moment, il jouit en elle. Aussitôt après il se blottit dans ses bras, ils s'endormirent.

Quand ils s'éveillèrent, le soleil descendait entre les tours; il était environ sept heures. Bruno ouvrit une bouteille de vin blanc. Les années qui avaient suivi soi retour de Dijon, il ne les avait jamais racontées à personne; maintenant, il allait le faire.

«A la rentrée 1989, Anne a obtenu un poste au lycée Condorcet. On a loué un appartement rue Rodier, petit trois-pièces assez sombre. Victor allait à la maternelle, maintenant j'avais mes journées libres. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à aller voir les putes. Il y avait plusieurs salons de massage thaï dans le quartier - le New Bangkok, le Lotus d'or, le Maï Lin; les filles étaient polies et souriantes, ça se passait bien. À la même époque j'ai commencé à consulter un psychiatre; je ne me souviens plus très bien, je crois qu'il était barbu - mais je confonds peut-être avec un film. J'ai commencé à raconter mon adolescence, je parlais aussi beaucoup des salons de massage - je sentais qu'il me méprisait, ça me faisait du bien. De toute façon, j'ai changé en janvier. Le nouveau était bien, il consultait près de Strasbourg-Saint-Denis, je pouvais aller faire un tour dans les peep-shows en sortant. Il s'appelait le docteur Azoulay, il avait toujours des Paris Match dansi sa salle d'attente: en résumé il me donnait l'impression d'être un bon médecin. Mon cas ne l'intéressait pas beaucoup, mais je ne lui en tiens pas rigueur - c'est vrai que c'était terriblement banal, j'étais juste un connard frustré et vieillissant qui ne désirait plus sa femme. Vers la même époque, il a été appelé comme expert dans un procès d'un groupe d'adolescents satanistes qui avaient tronçonné et dévoré une handicapée mentale - ça avait quand même plus de gueule. À la fin de chaque séance il me conseillait de faire du sport, c'était une obsession chez lui - il faut dire que lui-même commençait à prendre un peu de ventre. Enfin les séances étaient plaisantes, mais un peu mornes; la seule chose qui le ranimait un peu c'était le thème de mes relations avec mes parents. Début février, j'ai eu une anecdote vraiment intéressante à lui raconter. Ça se passait dans la salle d'attente du Maï Lin; en entrant je me suis assis à côté d'un type dont le visage me disait vaguement quelque chose - mais très vaguement, c'était juste une impression diffuse. Puis on l'a fait monter, je suis passé tout de suite après. Les cabines de massage étaient séparées par un rideau en plastique, il n'y en avait que deux, j'étais forcément à côté du type. Au moment où la fille a commencé à caresser mon bas-ventre avec sa poitrine enduite de savon, j'ai eu une illumination: le type dans la cabine à côté, en train de se faire faire un body body, c'était mon père. Il avait vieilli, maintenant il ressemblait vraiment à un retraité, mais c'était lui, il n'y avait aucun doute possible. Au même moment je l'ai entendu jouir, avec un petit bruit de vésicule qui se vide. J'ai attendu quelques minutes pour me rhabiller après avoir joui moi-même; je n'avais pas envie de le croiser dans l'entrée. Mais, le jour où j'ai raconté l'anecdote au psychiatre, en rentrant chez moi, j'ai téléphoné au vieil homme. Il a paru surpris - et plutôt heureux - de m'entendre. En effet il avait pris sa retraite, il avait revendu toutes ses parts dans la clinique cannoise; ces dernières années il avait perdu pas mal d'argent, mais ça allait encore, d'autres étaient plus à plaindre. On a convenu qu'on se reverrait un de ces jours; mais ça n'a pas pu se faire tout de suite.

Début mars, j'ai reçu un coup de téléphone de l'inspection d'académie. Une prof avait posé son congé de maternité avant la date prévue, il y avait un poste libre jusqu'à la fin de l'année scolaire, c'était au lycée de Meaux. J'ai hésité un peu, j'avais quand même de très mauvais souvenirs à Meaux; enfin j'ai hésité trois heures, et puis je me suis rendu compte que je m'en foutais. «C'est probablement ça, la vieillesse: les réactions émotionnelles s'émoussent, on garde peu de rancunes et on garde peu de joies; on s'intéresse surtout au fonctionnement des organes, à leur équilibre précaire. En sortant du train, puis en traversant la ville, j'ai surtout été frappé par sa petitesse et sa laideur - son manque absolu d'intérêt. En arrivant à Meaux le dimanche soir dans mon enfance, j'avais l'impression de pénétrer dans un immense enfer. Eh bien non, ce n'était qu'un tout petit enfer, dénué du moindre caractère distinctif. Les maisons, les rues… tout cela ne m'évoquait rien; même le lycée avait été modernisé. J'ai visité les bâtiments de l'internat, fermé depuis, transformé en musée d'histoire locale. Dans ces salles d'autres garçons m'avaient frappé, humilié, ils avaient pris plaisir à me cracher et à me pisser dessus, à plonger ma tête dans la cuvette des chiottes; je ne ressentais pourtant aucune émotion, sinon une légère tristesse - d'ordre extrêmement général. "Dieu lui-même ne peut faire que ce qui a été ne soit plus" affirme quelque part je ne sais plus quel auteur catholique; à voir ce qui restait de mon enfance à Meaux, ça ne paraissait pourtant pas tellement difficile.

J'ai marché dans la ville pendant plusieurs heures, je suis même retourné au Bar de la Plage. Je me souvenais de Caroline Yessayan, de Patricia Hohweiller; mais à vrai dire je ne les avais jamais oubliées; rien dans les rues ne me les rappelait particulièrement. J'ai croisé beaucoup de jeunes, d'immigrés - surtout des Noirs, beaucoup plus que lors de mon adolescence, ça c'était un vrai changement. Puis je me suis présenté au lycée. Le proviseur s'est amusé de ce que je sois un ancien élève, il a envisagé de rechercher mon dossier, mais j'ai parlé d'autre chose, j'ai réussi à éviter ça. J'avais trois classes: une seconde, une première A, une première S. Le pire, je m'en suis rendu compte tout de suite, ça serait la première A: il y avait trois mecs et une trentaine de filles. Une trentaine de filles de seize ans. Blondes, brunes, rousses. Françaises, beurettes, asiatiques - toutes délicieuses, toutes désirables. Et elles couchaient, ça se voyait, elles couchaient, elles changeaient de garçon, elles profitaient de leur jeunesse; tous les jours je passais devant le distributeur de préservatifs, elles ne se gênaient pas pour en prendre devant moi.

Ce qui a tout déclenché, c'est que j'ai commencé à me dire que j'avais peut-être une chance. Il devait y avoir beaucoup de filles de divorcés, j'arriverais bien à en trouver une à la recherche d'une image paternelle. Ça pouvait marcher; je sentais que ça pouvait marcher. Mais il fallait un père viril, rassurant, aux épaules larges. Je me suis laissé pousser la barbe et je me suis inscrit au Gymnase Club. La barbe ça n'a été qu'un demi-succès, elle poussait clairsemée et me donnait un air un peu louche, à la Salman Rushdie; par contre mes muscles répondaient bien, en quelques semaines j'ai développé des deltoïdes et des pectoraux tout à fait corrects. Le problème, le problème nouveau, c'était mon sexe. Ça peut paraître fou maintenant, mais dans les années soixante-dix on ne s'occupait réellement pas de la taille du sexe masculin; pendant mon adolescence j'ai eu tous les complexes physiques possibles, sauf celui-là. Je ne sais pas qui a commencé à en parler, probablement les pédés; enfin, on trouve également le thème abordé dans les romans policiers américains; par contre, il est totalement absent chez Sartre. Quoi qu'il en soit, dans les douches du Gymnase Club j'ai pris conscience que j'avais une toute petite bite. J'ai vérifié chez moi: 12 centimètres, peut-être 13 ou 14 en tirant au maximum le centimètre pliant vers la racine de la bite. J'avais découvert une nouvelle source de souffrances; et là il n'y avait rien à faire, c'était un handicap radical, définitif. C'est à partir de ce moment que j'ai commencé à haïr les nègres. Enfin il n'y en avait pas beaucoup au lycée, la plupart étaient au lycée technique Pierre-de-Coubertin, là même où l'illustre Defrance faisait du strip-tease philosophique et de la lèche pro-jeunes. Il y en avait juste un dans mes classes, en première A, un grand costaud qui se faisait appeler Ben. Il était toujours avec une casquette et des Nike, je suis sûr qu'il avait une bite énorme. Évidemment, toutes les filles étaient à genoux devant ce babouin; et moi qui essayais de leur faire étudier Mallarmé, ça n'avait aucun sens. C'est comme ça que devait finir la civilisation occidentale, me disais-je avec amertume: se prosterner à nouveau devant les grosses bites, tel le babouin hamadryas. J'ai pris l'habitude de venir en cours sans slip. Le nègre sortait exactement avec celle que j'aurais choisie pour moi-même: mignonne, très blonde, le visage enfantin, de jolis seins en pomme. Ils arrivaient en cours en se tenant par la main. Pendant les devoirs sur table, je laissais toujours les fenêtres fermées; les filles avaient chaud, enlevaient leurs pulls, les seins se collaient aux tee-shirts; je me branlais à l'abri de mon bureau. Je me souviens encore du jour où je leur avais donné à commenter une phrase du Côté de Guermantes: "La pureté d'un sang où depuis plusieurs générations ne se rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire de France avait ôté à sa manière d'être tout ce que les gens du peuple appellent 'des manières', et lui avait donné la plus parfaite simplicité."

Je regardais Ben: il se grattait la tête, il se grattait les couilles, il mastiquait son chewing-gum. Qu'est-ce qu'il pouvait bien y comprendre, ce grand singe? Qu'est-ce que tous les autres pouvaient bien y comprendre, d'ailleurs? Moi-même, je commençais à avoir du mal à comprendre de quoi Proust voulait parler au juste. Ces dizaines de pages sur la pureté du sang, la noblesse du génie mise en regard de la noblesse de race, le milieu spécifique des grands professeurs de médecine… tout ça me paraissait complètement foireux. On vivait aujourd'hui dans un monde simplifié, à l'évidence. La duchesse de Guermantes avait beaucoup moins de thune que Snoop Doggy Dog; Snoop Doggy Dog avait moins de thune que Bill Gates, mais il faisait davantage mouiller les filles. Deux paramètres, pas plus. Bien sûr on aurait pu envisager d'écrire un roman proustien jet set où l'on aurait confronté la célébrité et la richesse, où l'on aurait mis en scène des oppositions entre une célébrité grand public et une célébrité plus confidentielle, à l'usage des happy few; ça n'aurait eu aucun intérêt. La célébrité culturelle n'était qu'un médiocre ersatz à la vraie gloire, la gloire médiatique; et celle-ci, liée à l'industrie du divertissement, drainait des masses d'argent plus considérables que toute autre activité humaine. Qu'était un banquier, un ministre, un chef d'entreprise par rapport à un acteur de cinéma ou à une rock star? Financièrement, sexuellement et à tous points de vue un zéro. Les stratégies de distinction si subtilement décrites par Proust n'avaient plus aucun sens aujourd'hui. Considérant l'homme comme animal hiérarchique, comme animal bâtisseur de hiérarchies, il y avait le même rapport entre la société contemporaine et le XVI siècle qu'entre la tour GAN et le petit Trianon. Proust était resté radicalement européen, un des derniers Européens avec Thomas Mann; ce qu'il écrivait n'avait plus aucun rapport avec une réalité quelconque. La phrase sur la duchesse de Guermantes restait magnifique, évidemment. Il n'empêche que tout cela devenait un peu déprimant, et j'ai fini par me tourner vers Baudelaire, L'angoisse, la mort, la honte, l’ivresse, la nostalgie, l'enfance perdue… rien que des sujets indiscutables, des thèmes solides. C'était bizarre, quand même. Le printemps, la chaleur, toutes ces petites nanas excitantes; et moi qui lisais:


Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:

Une atmosphère obscure enveloppe la ville,

Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,

Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,

Va cueillir des remords dans la fête servile,

Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici…

J'ai marqué une pause. Elles étaient sensibles à ce poème, je le sentais bien, le silence était total. C'était la dernière heure de cours; dans une demi-heure j'allais reprendre le train, et plus tard retrouver ma femme. Tout à coup, venant du fond de la salle, j'ai entendu voix de Ben: "T'as le principe de la mort dans ta tête ho, vieux!…" Il avait parlé fort mais ce n'était pas vraiment une insolence, son ton avait même quelque chose d'un peu admiratif. Je n'ai jamais tout à fait compris s’il s'adressait à Baudelaire ou à moi; au fond, comme commentaire de texte, ce n'était pas si mal. Il n'empêche que je devais intervenir. J'ai simplement dit: "Sortez." Il n'i pas bougé. J'ai attendu trente secondes, je transpirais de trouille, j'ai vu le moment où je n'allais plus pouvoir parler; mais j'ai quand même eu la force de répéter: "Sortez." Il s'est levé, a rassemblé très lentement ses affaires, il s'est avancé vers moi. Dans toute confrontation violente il y a comme un instant de grâce, une seconde magique où les pouvoirs suspendus s'équilibrent. Il s'est arrêté à ma hauteur, il me dépassait d'une bonne tête, j'ai bien cru qu'il allait me mettre un pain, mais finalement non, il s'est juste dirigé vers la porte. J'avais remporté ma victoire. Petite victoire: il est revenu en cours dès le lendemain. Il semblait avoir compris quelque chose, saisi un de mes regards, parce qu'il s'est mis à peloter sa petite copine pendant les cours. Il retroussait sa jupe, posait sa main le plus haut possible, très haut sur les cuisses; puis il me regardait en souriant, très cool. Je désirais cette nana à un point atroce. J'ai passé le week-end à rédiger un pamphlet raciste, dans un état d'érection quasi constante; le lundi j'ai téléphoné à L'Infini. Cette fois, Sollers m'a reçu dans son bureau. Il était guilleret, malicieux, comme à la télé - mieux qu'à la télé, même. "Vous êtes authentiquement raciste, ça se sent, ça vous porte, c'est bien. Boum boum!" Il a fait un petit mouvement de main très gracieux, a sorti une page, il avait souligné un passage dans la marge: "Nous envions et nous admirons les nègres parce que nous souhaitons à leur exemple redevenir des animaux, des animaux dotés d'une grosse bite et d'un tout petit cerveau reptilien, annexe de leur bite." II a secoué la feuille avec enjouement. "C'est corsé, enlevé, très talon rouge. Vous avez du talent. Des facilités parfois, j'ai moins aimé le sous-titre: On ne naît pas raciste, on le devient. Le détournement, le second degré, c'est toujours un peu… Hmm…" Son visage s'est rembruni, mais il a refait une pirouette avec son fume-cigarettes, il a souri de nouveau. Un vrai clown - gentil comme tout. "Pas trop d'influences, en plus, rien d'écrasant. Par exemple, vous n'êtes pas antisémite!" Il a sorti un autre passage: "Seuls les Juifs échappent au regret de ne pas être nègres, car ils ont choisi depuis longtemps la voie de l'intelligence, de la culpabilité et de la honte. Rien dans la culture occidentale ne peut égaler ni même approcher ce que les Juifs sont parvenus à faire à partir de la culpabilité et de la honte; c'est pourquoi les nègres les haïssent tout particulièrement." L'air tout heureux il s'est renfoncé dans son siège, a croisé les mains derrière la tête; j'ai cru un instant qu'il allait poser les pieds sur son bureau, mais finalement non. Il s'est repenché en avant, il ne tenait pas en place.

"Alors? Qu'est-ce qu'on fait?

– Je ne sais pas, vous pourriez publier mon texte.

– Ouh là là! il s'est esclaffé comme si j'avais fait une bonne farce. Une publication dans L'Infini? Mais, petit bonhomme, vous ne vous rendez pas compte… Nous ne sommes plus au temps de Céline, vous savez. On n'écrit plus ce qu'on veut, aujourd'hui, sur certains sujets… un texte pareil pourrait me valoir réellement des ennuis. Vous croyez que je n'ai pas assez d’ennuis? Parce que je suis chez Gallimard, vous croyez que je peux faire ce que je veux? On me surveille, vous savez. On guette la faute. Non non, ça va être difficile. Qu'est-ce que vous avez d'autre?"

Il a paru réellement surpris que je n'aie pas apporté d'autre texte. Moi j'étais désolé de le décevoir, j'aurais bien aimé être son petit bonhomme, et qu'il m'emmène danser, qu'il m'offre des whiskies au Pont-Royal. Es sortant, sur le trottoir, j'ai eu un moment de désespoir extrêmement vif. Des femmes passaient boulevard Saint-Germain, la fin d'après-midi était chaude et j'ai compris que je ne deviendrais jamais écrivain; j'ai également compris que je m'en foutais. Mais alors quoi? Le sexe me coûtait déjà la moitié de mon salaire, il était incompréhensible qu'Anne ne se soit encore rendu compte de rien. J'aurais pu adhérer au Front national, mais à quoi bon manger de la choucroute avec des cons? De toute façon les femmes de droite n'existent pas, et elles baisent avec des parachutistes. Ce texte était une absurdité, je l'ai jeté dans la première poubelle venue. Il fallait que je garde mon positionnement "gauche humaniste", c'était ma seule chance de tirer, j'en avais la certitude intime. Je me suis assis à la terrasse de l'Escurial. Mon pénis était chaud, douloureux, gonflé. J'ai pris deux bières, puis je suis rentré à pied chez moi. En traversant la Seine, je me suis souvenu d'Adjila. C'était une beurette de ma classe de seconde, très jolie, très fine. Bonne élève, sérieuse, un an d'avance. Elle avait un visage intelligent et doux, pas du tout moqueur; elle avait très envie de réussir ses études, ça se voyait. Souvent ces filles-là vivent au milieu de brutes et d'assassins, il suffit d'être un peu gentil avec elle! À nouveau, je nie suis mis à y croire. Pendant les deux semaines suivantes je lui ai parlé, je l'ai invitée à venir au tableau. Elle répondait à mes regards, elle n'avait pas l'air de trouver ça bizarre. Il fallait que je me dépêche, on était déjà début juin. Quand elle retournait à sa place, je voyais son petit cul moulé dans son jean. Elle me plaisait tellement que j'ai arrêté les putes. J'imaginais ma bite pénétrant dans la douceur de ses longs cheveux noirs; je me suis même branlé sur une de ses dissertations.

Le vendredi 11 juin elle est venue avec une petite jupe noire, le cours se terminait à six heures. Elle était assise au premier rang. Au moment où elle a croisé ses jambes sous la table, j'ai été à deux doigts de m'évanouir. Elle était à côté d'une grosse blonde qui est partie très vite après la sonnerie. Je nie suis levé, j'ai posé une main sur son classeur. Elle est restée assise, elle n'avait pas l'air pressée du tout. Tous les élèves sont sortis, le silence est retombé dans la salle. J'avais son classeur à la main, je parvenais même à lire certains mots: "Remember… l'enfer…" Je me suis assis à côté d'elle, j'ai reposé le classeur sur la table; mais je n'ai pas réussi à lui parler. Nous sommes restés ainsi, en silence, pendant au moins une minute. À plusieurs reprises j'ai plongé mon regard dans ses grands yeux noirs; mais, aussi, je distinguais le moindre de ses gestes, la plus faible palpitation de ses seins. Elle était à demi tournée vers moi, elle a entrouvert les jambes. Je ne me souviens pas d'avoir accompli le mouvement suivant, j'ai l'impression d'un acte semi-volontaire. L'instant d'après j’ai senti sa cuisse sous la paume de ma main gauche, les images se sont brouillées, j'ai revu Caroline Yessayan et j'ai été foudroyé par la honte. La même erreur, exactement la même erreur au bout de vingt ans. Comme Caroline Yessayan vingt ans plus tôt elle est restée quelques secondes sans rien faire, elle a un peu rougi. Puis, très doucement, elle a écarté ma main; mais elle ne s'est pas levée, elle n'a pas fait un geste pour partir. Par la fenêtre grillagée j'ai vu une fille traverser la cour, se hâter en direction de la gare. De la main droite, j'ai descendu la fermeture éclair de ma braguette. Elle a écarquillé les yeux, son regard s'est posé sur mon sexe. De ses yeux émanaient des vibrations chaudes, j'aurais pu jouir par la force de son seul regard, en même temps j'étais conscient qu'il fallait qu'elle esquisse un geste pour devenir complice. Mamain droite s'est déplacée vers la sienne, mais je n'ai pas eu la force d'aller jusqu'au bout: dans un geste implorant, j'ai attrapé mon sexe pour lui tendre. Elle a éclaté de rire; je crois que j'ai ri aussi en commençant à me masturber. J'ai continué à rire et à me branler pendant qu'elle rassemblait ses affaires, qu'elle se leva pour sortir. Sur le pas de la porte, elle s'est retournée pour me regarder une dernière fois; j'ai éjaculé et je n'ai plus rien vu. J'ai juste entendu le bruit de la porte qui se refermait, de ses pas qui s'éloignaient. J'étais étourdi, comme sous l'effet d'un immense coup de gong. Cependant, j'ai réussi à téléphoner à Azoulay de la gare. Je n'ai aucun souvenir du retour en train, du trajet en métro; il m'a reçu à huit heures. Je ne pouvais pas m'arrêter de trembler; il m'a tout de suite fait une piqûre pour me calmer.

J'ai passé trois nuits à Sainte-Anne, puis on m'a transféré dans une clinique psychiatrique de l'Éducation nationale, à Verrières-le-Buisson. Azoulay étal visiblement inquiet; les journalistes commençaient à beaucoup parler de la pédophilie cette année-là, on aurait dit qu'ils s'étaient passé le mot: "Fais le forcing sur les pédophiles, Emile." Tout ça par haine des vieux, par haine et par dégoût de la vieillesse, c'était en train de devenir une cause nationale. La fille avait quinze ans, j'étais enseignant, j'avais abusé de mon autorité sur elle; en plus c'était une beurette. Bref, le dossier idéal pour une révocation suivie d'un lynchage. Au bout de quinze jours, il a commencé à se détendre un peu; on arrivait à la fin de l'année scolaire, et visiblement Adjila n'avait pas parlé. Le dossier prenait un tour plus classique. Un enseignant dépressif, un peu suicidaire, qui a besoin de reconstituer son psychisme… Ce qui était surprenant dans l'histoire, c'est que le lycée de Meaux ne passait pas pour spécialement dur; mais il a mis en avant des traumatismes liés à la petite enfance réactivés par le retour dans ce lycée, enfin il a très bien organisé son affaire.

Je suis resté un peu plus de six mois dans cette clinique; mon père est venu me voir plusieurs fois, il avait l'air de plus en plus bienveillant et fatigué. J'étais tellement bourré de neuroleptiques que je n'avais plus aucun désir sexuel; mais de temps en temps les infirmières me prenaient dans leurs bras. Je me blottissais contre elles, je restais sans bouger une à deux minutes, puis je m'allongeais de nouveau. Ça me faisait tellement de bien que le psychiatre en chef leur avait conseillé d'accepter, si elles n'y voyaient pas d'inconvénient majeur. Il se doutait qu'Azoulay ne lui avait pas tout dit; mais il avait beaucoup de cas plus graves, des schizophrènes et des délirants dangereux, il n'avait pas trop le temps de s'occuper de moi; pour lui j'avais un médecin traitant, c'était l'essentiel.

Il n'était évidemment plus question d'enseignement, mais début 1991 l 'Éducation nationale a trouvé à me recaser dans la Commission des programmes de français. Je perdais les horaires d'enseignant et les vacances scolaires, mais mon salaire n'était pas diminué. Peu après, j'ai divorcé d'avec Anne. On a convenu d'une formule tout à fait classique pour la pension alimentaire et la garde alternée; de toute façon les avocats ne vous laissent pas le choix, c'est pratiquement un contrat type. On est passés les premiers de la filé d'attente, le juge lisait à toute allure, en tout le divorce a duré moins d'un quart d'heure. On est sortis ensemble sur les marches du Palais de justice, il était un peu plus de midi. Nous étions début mars, je venais d'avoir trente-cinq ans; je savais que la première partie de ma vie était terminée.»

Bruno s'interrompit. Il faisait complètement nuit, maintenant; ni lui ni Christiane ne s'étaient rhabillés. Il leva son regard vers elle. Elle fit alors quelque chose de surprenant: elle s'approcha de lui, passa le bras autour de son cou et l'embrassa sur les deux joues.

«Les années suivantes, tout a continué, reprit doucement Bruno. Je me suis fait faire des greffes de cheveux, ça s'est bien passé, le chirurgien était un ami de mon père. J'ai continué le Gymnase Club, aussi. Pour les vacances j'ai essayé Nouvelles Frontières, le Club Med à nouveau, l'UCPA. J'ai eu quelques aventures, enfin très peu; dans l'ensemble, les femmes de mon âge n'ont plus tellement envie de baiser. Bien sûr elles prétendent le contraire, et c'est vrai que parfois elles aimeraient retrouver une émotion, une passion, un désir; mais ça, je n'étais pas en mesure de le provoquer. Je n'avais jamais rencontré une femme comme toi auparavant. Je n'espérais même pas qu'une femme comme toi puisse exister.

– Il faut… dit-elle d'une voix un peu altérée, il faut un peu de générosité, il faut que quelqu'un commence. Si j'avais été à la place de cette beurette, je ne sais pas comment j'aurais réagi. Mais tu devais déjà avoir quelque chose de touchant, j'en suis sûre. Je crois, enfin il me semble que j'aurais accepté de te faire plaisir.» Elle se rallongea, posa sa tête entre les cuisses de Bruno, lui donna quelques petits coups de langue sur le gland.

– «J'aimerais bien manger quelque chose… dit-elle soudain. Il est déjà deux heures du matin, mais à Paris ça doit être possible, non?

– Bien sûr.

– Je te fais jouir maintenant, ou tu préfères que je te branle dans le taxi?

– Non, maintenant.»


15 L'hypothèse MacMillan

Ils trouvèrent un taxi pour Les Halles, dînèrent dans une brasserie ouverte toute la nuit. En entrée, Bruno prît des rollmops. Il se dit que, maintenant, il pouvait se passer n'importe quoi; mais tout de suite après il se rendit compte qu'il exagérait. Dans son cerveau, oui, les possibilités restaient riches: il pouvait s'identifier à un surmulot, une salière ou un champ d'énergie; en pratique, cependant, son corps restait engagé dans un processus de destruction lente; il en était de même du corps de Christiane. Malgré le retour alternatif des nuits, une conscience individuelle persisterait jusqu'à la fin dans leurs chairs séparées. Les rollmops ne pouvaient en aucun cas constituer une solution; mais un bar au fenouil n'aurait pas davantage fait l'affaire. Christiane demeurait dans un silence perplexe et plutôt mystérieux. Ils dégustèrent ensemble une choucroute royale, avec des saucisses de Montbéliard artisanales. Dans l'état de détente plaisante de l'homme que l'on vient de faire jouir, avec affection et volupté, Bruno eut une pensée rapide pour ses préoccupations professionnelles, qui pouvaient se résumer ainsi: quel rôle Paul Valéry devait-il jouer dans la formation de français des filières scientifiques? Sa choucroute terminée, après avoir commandé du munster, il se sentait relativement tenté de répondre: «Aucun.»

«Je ne sers à rien, dit Bruno avec résignation. Je suis incapable d'élever des porcs. Je n'ai aucune notion sur la fabrication des saucisses, des fourchettes ou des téléphones portables. Tous ces objets qui m'entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de les produire; je ne suis même pas capable de comprendre leur processus de production. Si l'industrie devait s'arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d'assurer le moindre redémarrage. Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d'assurer ma propre survie: je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l'homme de Néanderthal. Totalement dépendant de la société qui m'entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile; tout ce que je sais faire, c'est produire des commentaires douteux sur des objets culturels désuets. Je perçois cependant un salaire, et même un bon salaire, largement supérieur à la moyenne. La plupart des gens qui m'entourent sont dans le même cas. Au fond, la seule personne utile qu je connaisse, c'est mon frère.

– Qu'est-ce qu'il a fait de si extraordinaire?»

Bruno réfléchit, tourna un moment son morceau de fromage dans son assiette, à la recherche d'une réponse suffisamment frappante.

«Il a créé de nouvelles vaches. Enfin c'est un exemple, mais je me souviens que ses travaux ont permis la naissance de vaches génétiquement modifiées, avec une production de lait améliorée, des qualités nutritionnelles supérieures. Il a changé le monde. Moi je n'ai rien fait, rien créé; je n'ai absolument rien apporté au monde.

– Tu n'as pas fait de mal…» Le visage de Christiane s'assombrit, elle termina rapidement sa glace. En juillet 1976 elle avait passé quinze jours dans la propriété de di Meola, sur les pentes du Ventoux, là même où Bruno était venu l'année précédente avec Annabelle et Michel. Lorsqu'elle l'avait raconté à Bruno cet été, ils s'étaient émerveillés de la coïncidence; immédiatement après, elle en avait ressenti un regret poignant. S'ils s'étaient rencontrés en 1976, alors qu'il avait vingt ans et qu'elle en avait seize, leur vie, avait-elle pensé, aurait pu être entièrement différente. À ce premier signe, déjà, elle reconnut qu'elle était en train de tomber amoureuse.

«Au fond, reprit Christiane, c'est une coïncidence, mais pas une coïncidence stupéfiante. Mes cons de parents appartenaient à ce milieu libertaire, vaguement beatnik dans les années cinquante, que fréquentait également ta mère. Il est même possible qu'ils se connaissent, mais je n'ai aucune envie de le savoir. Je méprise ces gens, je peux même dire que je les hais. Ils représentent le mal, ils ont produit le mal, et je suis bien placée pour en parler. Je me souviens très bien de cet été 76. Di Meola est mort quinze jours après mon arrivée; il avait un cancer généralisé, et plus rien ne semblait l'intéresser vraiment. Il a quand même essayé de me draguer, j'étais pas mal à l'époque; mais il n'a pas insisté, je crois qu'il commençait à souffrir physiquement. Depuis vingt ans il jouait la comédie du vieux sage, initiation spirituelle, etc., pour se taper des minettes. Il faut reconnaître qu'il a tenu son personnage jusqu'au bout. Quinze jours après mon arrivée il a pris du poison, quelque chose de très doux, qui faisait son effet en plusieurs heures; puis il a reçu tous les visiteurs présents sur le domaine, en consacrant quelques minutes à chacun, le genre "mort de Socrate", tu vois. D'ailleurs il parlait de Platon, mais aussi des Upanishads, de Lao-Tseu, enfin le cirque habituel. Il parlait aussi beaucoup d'Aldous Huxley, rappelait qu'il l'avait connu, retraçait leurs entretiens; il en rajoutait peut-être un peu, mais après tout il était en train de mourir, cet homme. Quand mon tour est venu j'étais assez impressionnée, mais en fait il m'a juste demandé d'ouvrir mon chemisier. Il a regardé mes seins, puis il a essayé de dire quelque chose mais je n'ai pas bien compris, il avait déjà un peu de mal à parler. Tout à coup il s'est redressé sur son fauteuil, il a tendu les mains vers ma poitrine. Je l'ai laissé faire. Il a posé un instant son visage entre mes seins, puis il est retombé dans le fauteuil. Ses mains tremblaient beaucoup. De la tête, il m'a fait signe de partir. Dans son regard je ne lisais aucune initiation spirituelle, aucune sagesse; dans son regard, je ne lisais que la peur.

Il est mort à la tombée de la nuit. Il avait demande qu'un bûcher funéraire soit dressé au sommet de colline. On a tous ramassé des branchages, puis la cérémonie a commencé. C'est David qui a allumé le bûcher funéraire de son père, il avait une lueur plutôt bizarre dans les yeux. Je ne savais rien de lui, sinon qu'il faisait du rock; il était avec des types plutôt inquiétants, des motards américains tatoués, habillés de cuir. J'étais venue avec une copine, et la nuit tombée on n'était pas tellement rassurées.

Plusieurs joueurs de tam-tam se sont installés devant le feu et ont commencé lentement, sur un rythme grave. Les participants se sont mis à danser, le feu chauffait fort, comme d'habitude ils ont commencé à se déshabiller. Pour réaliser une crémation, en principe, il faut de l'encens et du santal. Là on avait juste ramassé des branches tombées, probablement mélangées avec des herbes locales - du thym, du romarin, de la sarriette; si bien qu'au bout d'une demi-heure l'odeur s'est mise à évoquer exactement celle d'un barbecue. C'est un copain de David qui a fait la remarque - un gros type en gilet de cuir, aux cheveux longs et gras, avec des dents manquantes sur le devant. Un autre, un vague hippie, a expliqué que chez beaucoup de tribus primitives la manducation du chef disparu était un rite d'union extrêmement fort. L'édenté a hoché la tête et s'est mis à ricaner; David s'est approché des deux autres et a commencé à discuter avec eux, il s'était mis complètement à poil, dans la lueur des flammes son corps était vraiment superbe - je crois qu'il faisait de la musculation. J'ai senti que les choses risquaient de dégénérer gravement, je suis partie me coucher en vitesse.

Peu après, un orage a éclaté. Je ne sais pas pourquoi je me suis relevée, je suis retournée vers le bûcher. Ils étaient encore une trentaine qui dansaient, complètement nus, sous la pluie. Un type m'a attrapée brutalement par les épaules, il m'a traînée jusqu'au bûcher pour me forcer à regarder ce qui restait du corps. On voyait le crâne avec ses orbites. Les chairs étaient imparfaitement consumées, à moitié mêlées au sol, cela formait comme un petit tas de boue. Je me suis mise à crier, le type m'a lâchée, j'ai réussi à m'enfuir. Avec ma copine on est reparties le lendemain. Je n'ai plus jamais entendu parler de ces gens.

– Tu n'as pas lu l'article dans Paris Match?

– Non…» Christiane eut un mouvement de surprise; Bruno s'interrompit, commanda deux cafés avant de continuer. Au fil des années il avait développé une conception de la vie cynique et violente, typiquement masculine. L'univers était un champ clos, un grouillement bestial; tout cela était enclos dans un horizon fermé et dur - nettement perceptible, mais inaccessible: celui de la loi morale. Il est cependant écrit que l'amour contient la loi, et la réalise. Christiane fixait sur lui un regard attentif et tendre; ses yeux étaient un peu fatigués.

«C'est une histoire tellement dégueulasse, reprit Bruno avec lassitude, que j'ai été surpris que les journalistes n'en parlent pas davantage. Enfin ça se passait il y a cinq ans, le procès avait lieu à Los Angeles, les sectes satanistes étaient encore un sujet nouveau en Europe. David di Meola était un des douze inculpés - j'ai tout de suite reconnu le nom; il était un des deux seuls à avoir réussi à échapper à la police. D'après l'article, il s'était probablement réfugié au Brésil. Les charges qui pesaient sur lui étaient accablantes. On avait retrouvé à son domicile une centaine de cassettes vidéo de meurtres et de tortures, classées et étiquetées avec soin; sur certaines d'entre elles, il apparaissait à visage découvert. La cassette projetée à l'audience représentait le supplice d'une vieille femme, Mary Mac Nallahan, et de sa petite-fille, un nourrisson. Di Meola démembrait le bébé devant sa grand-mère à l'aide de pinces coupantes, puis il arrachait un œil à la vieille femme avec ses doigts avant de se masturber dans son orbite saignante; en même temps il actionnait la télécommande, déclenchait un zoom avant sur son visage. Elle était accroupie, étroitement fixée au mur par des colliers de métal, dans un local qui ressemblait à un garage. À la fin du film, elle était allongée dans ses excréments; la cassette durait plus de trois quarts d'heure mais seule la police l'avait vue en entier, les jurés avaient demandé l'arrêt de la projection au bout de dix minutes.

L'article paru dans Match était en grande partie la traduction d'une interview accordée à Newsweek par Daniel Macmillan, le procureur de l'État de Californie. Selon lui, il ne s'agissait pas seulement de juger un groupe d'hommes, mais l'ensemble d'une société; cette affaire lui paraissait symptomatique de la décadence sociologique et morale dans laquelle s'enfonçait la société américaine depuis la fin des années cinquante. À plusieurs reprises, le juge l'avait prié de rester dans le cadre des faits incriminés; le parallèle qu'il établissait avec l'affaire Manson lui paraissait hors de propos, d'autant que di Meola était le seul des accusés pour lequel on pouvait établir une vague filiation avec la mouvance beatnik ou hippie.

L'année suivante, Macmillan publia un livre intitulé From Lust to Murder: a Génération, assez bêtement traduit en français sous le titre Génération meurtre. Ce livre m'a surpris; je m'attendais aux divagations habituelles des fondamentalistes religieux sur le retour de l'Antéchrist et le rétablissement de la prière à l'école. En fait c'était un livre précis, bien documenté, qui analysait en détail de nombreuses affaires; Macmillan s'était spécialement intéressé au cas de David, il retraçait toute sa biographie, il y avait un gros travail d'enquête.

Immédiatement après la mort de son père, en septembre 1976, David avait revendu la propriété et les trente hectares de terrain pour acheter des surfaces à Paris dans des immeubles anciens; il garda pour lui un grand studio rue Visconti et transforma le reste afin de le mettre en location. Les appartements anciens furent séparés, les chambres de bonne parfois réunies; il fit installer des kitchenettes et des douches. Lorsque tout fut terminé il obtint une vingtaine de studettes, qui pouvaient à elles seules lui assurer un revenu confortable. Il n'avait toujours pas renoncé à percer dans le rock, et se dit qu'il avait peut-être une chance à Paris; mais il avait déjà vingt-six ans. Avant de faire le tour des studios d'enregistrement, il décida d'enlever deux ans à son âge. C'était très facile à faire: il suffisait, au moment où on lui demandait son âge, de répondre: "Vingt-quatre ans." Naturellement, personne ne vérifiait. Longtemps avant lui, Brian Jones avait eu la même idée. Selon un des témoignages recueillis par Macmillan, un soir, dans une party à Cannes, David avait croisé Mick Jagger; il avait fait un bond en arrière de deux mètres, comme s'il s'était trouvé nez à nez avec une vipère. Mick Jagger était la plus grande star du monde; riche, adulé et cynique, il était tout ce que David rêvait d'être. S'il était si séduisant c'est qu'il était le mal, qu'il le symbolisait de manière parfaite; et ce que les masses adulent par-dessus tout c'est l'image du mal impuni. Un jour Mick Jagger avait eu un problème de pouvoir, un problème d'ego au sein du groupe, justement avec Brian Jones; mais tout s'était résolu, il y avait eu la piscine. Ce n'était pas la version officielle, certes, mais David savait que Mick Jagger avait poussé Brian Jones dans la piscine; il pouvait se l'imaginer en train de le faire; et c'est ainsi, par ce meurtre initial, qu'il était devenu le leader du plus grand groupe rock du monde. Tout ce qui se bâtit de grand dans le monde se bâtit au départ sur un meurtre, cela David en était persuadé; et il se sentait prêt, en cette fin 76, à pousser autant de personnes qu'il le faudrait dans toutes les piscines nécessaires; mais il ne réussit, au cours des années suivantes, qu'à participer à quelques disques comme bassiste additionnel - et aucun de ces disques ne connut le moindre succès. Par contre, il plaisait toujours beaucoup aux femmes. Ses exigences erotiques augmentèrent, et il prit l'habitude de coucher avec deux filles en même temps - de préférence une blonde et une brune. La plupart acceptaient, car il était réellement très beau - dans un genre puissant et viril, presque animal. Il était fier de son phallus long et épais, de ses grosses couilles velues. La pénétration perdait peu à peu de son intérêt pour lui, mais il prenait toujours du plaisir à voir les filles s'agenouiller pour lui sucer la bite.

Début 1981, un Californien de passage à Paris lui apprit qu'on recherchait des groupes pour réaliser un CD heavy-metal en hommage à Charles Manson. Il décida de tenter sa chance encore une fois. Il revendit tous ses studios, dont le prix avait presque quadruplé entre-temps, et partit s'installer à Los Angeles. Il avait maintenant trente et un ans en réalité, vingt-neuf ans officiellement; c'était encore trop. Il décida, avant de se présenter aux producteurs américains, d'enlever de nouveau trois ans à son âge. Physiquement, on pouvait parfaitement lui donner vingt-six ans.

La production traîna en longueur, du fond de son pénitencier Manson exigeait des droits exorbitants. David se mit au jogging et commença à fréquenter des cercles satanistes. La Californie a toujours été un lieu de prédilection pour les sectes vouées au culte de Satan, depuis les toutes premières: la First Church of Satan, fondée en 1966 à Los Angeles par Anton La Vey, et la Process Church of the Final Judgment, qui s'installa en 1967 à San Francisco dans le district de Haight Ashbury. Ces groupements existaient encore, et David prit contact avec eux; ils ne se livraient en général qu'à des orgies rituelles, parfois à quelques sacrifices animaux; mais par leur intermédiaire il eut accès à des cercles beaucoup plus fermés et plus durs. Il fit notamment la connaissance de John di Giorno, un chirurgien qui organisait des avortement-parties. Après l'opération le fœtus était broyé, malaxé, mélangé à de la pâte à pain pour être partagé entre les participants. David se rendit vite compte que les satanistes les plus avancés ne croyaient nullement à Satan. Ils étaient, tout comme lui, des matérialistes absolus, et renonçaient rapidement à tout le cérémonial un peu kitsch des pentacles, des bougies, des longues robes noires; ce décorum avait en fait surtout pour objet d'aider les débutants à surmonter leurs inhibitions morales. En 1983, il fut admis à son premier meurtre rituel sur la personne d'un nourrisson portoricain. Pendant qu'il castrait le bébé à l'aide d'un couteau-scie, John di Giorno arrachait, puis mastiquait ses globes oculaires.

À l'époque David avait à peu près renoncé à être une rock star, même s'il ressentait parfois un horrible pincement au cœur en voyant Mick Jagger sur MTV. Le projet "Tribute to Charles Manson" avait de toute façon capoté, et même s'il avouait vingt-huit ans il en avait cinq de plus, et commençait réellement à se sentir trop vieux. Dans ses fantasmes de domination et de toute-puissance, il lui arrivait maintenant de s'identifier à Napoléon. Il admirait cet homme qui avait mis l'Europe à feu et à sang, qui avait entraîné à la mort des centaines de milliers d'êtres humains sans même l'excuse d'une idéologie, d'une croyance, d'une conviction quelconque. Contrairement à Hitler, contrairement à Staline, Napoléon n'avait cru qu'en lui-même, il avait établi une séparation radicale entre sa personne et le reste du monde, considérant les autres comme de purs instruments au service de sa volonté dominatrice. Repensant à ses lointaines origines génoises, David s'imaginait un lien de parenté avec ce dictateur qui, se promenant à 1’aube sur les champs de bataille, contemplant les milliers de corps mutilés et éventrés, remarquait avec négligence: "Bah… une nuit de Paris repeuplera tout ça."

Au fil des mois, David et quelques autres participants plongèrent de plus en plus loin dans la cruauté et dans l'horreur. Parfois ils filmaient la scène de leurs carnages, après s'être recouverts de masques; l'un des participants était producteur dans l'industrie vidéo, et avait accès à un banc de duplication. Un bon snuff movie pouvait se négocier extrêmement cher, autour de vingt mille dollars la copie. Un soir, invité à une partouze chez un ami avocat, David avait reconnu un de ses films diffusé sur un téléviseur dans une des chambres à coucher. Dans cette cassette, tournée un mois auparavant, il sectionnait un sexe masculin à la tronçonneuse. Très excité, il avait attiré à lui une gamine d'une douzaine d'années, une amie de la fille du propriétaire, et l'avait collée devant son siège. La fille s'était un peu débattue, puis avait commencé à le sucer. Sur l'écran, il approchait la tronçonneuse en effleurant doucement les cuisses d'un homme d'une quarantaine d'années; le type était entièrement ligoté, les bras en croix, il hurlait de terreur. David jouit dans la bouche de la fille au moment où sa lame tronçonnait le sexe; il attrapa la fille par les cheveux, lui tourna brutalement la tête et la força à regarder le long plan fixe sur le moignon qui pissait le sang.

Les témoignages recueillis sur David s'arrêtaient là. La police avait intercepté par hasard la matrice d'une vidéo de torture, mais David avait probablement été prévenu, il avait en tout cas réussi à s'échapper à temps. Daniel Macmillan en venait alors à sa thèse. Ce qu'il établissait nettement dans son livre, c'est que les prétendus satanistes ne croyaient ni à Dieu, ni à Satan, ni à aucune puissance supra-terrestre; le blasphème n'intervenait d'ailleurs dans leurs cérémonies que comme un condiment erotique mineur, dont la plupart perdaient rapidement le goût. Ils étaient en fait, tout comme leur maître le marquis de Sade, des matérialistes absolus, des jouisseurs à la recherche de sensations nerveuses de plus en plus violentes. Selon Daniel Macmillan, la destruction progressive des valeurs morales au cours des années soixante, soixante-dix, quatre-vingt puis quatre-vingt-dix était un processus logique et inéluctable. Après avoir épuisé les jouissances sexuelles, il était normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent vers les jouissances plus larges de la cruauté; deux siècles auparavant, Sade avait suivi un parcours analogue. En ce sens, les sérial killers des années quatre-vingt-dix étaient les enfants naturels des hippies des années soixante; on pouvait trouver leurs ancêtres communs chez les actionnistes viennois des années cinquante. Sous couvert de performances artistiques, les actionnistes viennois tels que Nitsch, Muehl ou Schwarzkogler s'étaient livrés à des massacres d'animaux en public; devant un public de crétins ils avaient arraché, écartelé des organes et des viscères, ils avaient plongé leurs mains dans la chair et dans le sang, portant la souffrance d'animaux innocents jusqu'à ses limites ultimes - cependant qu'un comparse photographiait ou filmait le carnage afin d'exposer les documents obtenus dans une galerie d'art. Cette volonté dionysiaque de libération de la bestialité et du mal, initiée par les actionnistes viennois, on la retrouvait tout au long des décennies ultérieures. Selon Daniel Macmillan, ce basculement intervenu dans les civilisations occidentales après 1945 n'était rien d'autre qu'un retour au culte brutal de la force, un refus des règles séculaires lentement bâties au nom de la morale et du droit. Actionnistes viennois, beatniks, hippies et tueurs en série se rejoignaient en ce qu'ils étaient des libertaires intégraux, qu'ils prônaient l'affirmation intégrale des droits de l'individu face à toutes les normes sociales, à toutes les hypocrisies que constituaient selon eux la morale, le sentiment, la justice et la pitié. En ce sens Charles Manson n'était nullement une déviation monstrueuse de l'expérience hippie, mais son aboutissement logique; et David di Meola n'avait fait que prolonger et que mettre en pratique les valeurs de libération individuelle prônées par son père. Macmillan appartenait au parti conservateur, et certaines de ses diatribes contre la liberté individuelle firent grincer des dents à l'intérieur de son propre parti; mais son livre eut un impact considérable. Enrichi par ses droits d'auteur, il se lança à temps complet dans la politique, l'année suivante, il fut élu à la Chambre des représentants.»

Bruno se tut. Son café était terminé depuis longtemps, il était quatre heures du matin et il n'y avait aucun activiste viennois dans la salle. De fait Hermann Nitsch croupissait actuellement dans une prison autrichienne, incarcéré pour viol de mineure. Cet homme avait déjà dépassé la soixantaine, on pouvait espérer un décès rapide; ainsi, une source de mal se trouverait éliminée dans le monde. Il n'y avait aucune raison de s'énerver à ce point. Tout était calme, maintenant; un serveur isolé circulait entre les tables. Ils étaient pour le moment les seuls clients, mais la brasserie restait ouverte 24 heures sur 24, c'était inscrit en devanture, répété sur les menus, c'était pratiquement une obligation contractuelle. «Ils vont pas faire chier, ces pédés» observa machinalement Bruno. Une vie humaine dans nos sociétés contemporaines passe nécessairement par une ou plusieurs périodes de crise, de forte remise en question personnelle. Il est par conséquent normal d'avoir accès, dans le centre-ville d'une grande capitale européenne, à au moins un établissement ouvert toute la nuit. Il commanda un bavarois aux framboises et deux verres de kirsch. Christiane avait écouté son récit avec attention; son silence avait quelque chose de douloureux. Il fallait maintenant revenir aux plaisirs simples.


16 Pour une esthétique de la bonne volonté

«Dès que l'aurore a paru, les jeunes filles vont cueillir des roses. Un courant d'intelligence parcourt les vallons, les capitales, secourt l'intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux, des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l'immortalité pour les vieillards.»

(Lautréamont - Poésies II)

Les individus que Bruno eut l'occasion de fréquenter au cours de sa vie étaient pour la plupart exclusivement mus par la recherche du plaisir - si bien entendu on inclut dans la notion de plaisir les gratifications d'ordre narcissique, si liées à l'estime ou à l'admiration d'autrui. Ainsi se mettaient en place différentes stratégies, qualifiées de vies humaines.

À cette règle, il convenait cependant de faire une exception dans le cas de son demi-frère; le terme même de plaisir semblait difficile à lui associer; mais, à vrai dire, Michel était-il mû par quelque chose? Un mouvement rectiligne uniforme persiste indéfiniment en l'absence de frottement ou de l'application d'une force externe. Organisée, rationnelle, sociologiquement située dans la médiane des catégories supérieures, la vie de son demi-frère semblait jusqu'à présent s'accomplir sans frottement. Il était possible que d'obscures et terribles luttes d'influence se déroulent dans le champ clos des chercheurs en biophysique moléculaire; Bruno en doutait, cependant.

«Tu as une vision de la vie très sombre…» dit Christiane, mettant fin à un silence qui s'appesantissait. «Nietzschéenne, précisa Bruno. Plutôt nietzschéenne bas de gamme, estima-t-il utile d'ajouter. Je vais te lira un poème.» Il sortit un carnet de sa poche et déclama les vers suivants:


C'est toujours la même vieille foutaise

D'éternel retour, etc.

Et je mange des glaces à la fraise

À la terrasse du Zarathoustra.

«Je sais ce qu'il faut faire, dit-elle après un nouveau temps de silence. On va aller partouzer au Cap d'Agde, dans le secteur naturiste. Il y a des infirmières hollandaises, des fonctionnaires allemands, tous très corrects, bourgeois, genre pays nordiques ou Bénélux. Pourquoi pas partouzer avec des policiers luxembourgeois?

– J'ai épuisé mes semaines de vacances.

– Moi aussi, la rentrée est mardi; mais j'ai encore besoin de vacances. J'en ai marre d'enseigner, les enfants sont des cons. Toi aussi tu as besoin de vacances, et tu as besoin de jouir, avec plein de femmes différentes. C'est possible. Je sais que tu n'y crois pas, mais je te l'affirme: c'est possible. J'ai un copain médecin, il va nous faire un arrêt-maladie.»

Ils arrivèrent en gare d'Agde le lundi matin, prirent un taxi pour le secteur naturiste. Christiane avait extrêmement peu de bagages, elle n'avait pas eu le temps de retourner à Noyon. «Il va falloir que j'envoie du fric à mon fils, dit-elle. Il me méprise, mais je vais encore être obligée de le supporter quelques années. J'ai juste peur qu'il ne devienne violent. Il fréquente vraiment de drôles de types, des musulmans, des nazis… S'il se tuait en moto j'aurais de la peine, mais je crois que je me sentirais plus libre.»

On était déjà en septembre, ils trouvèrent facilement une location. Le complexe naturiste du Cap d'Agde, divisé en cinq résidences construites dans les années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, offre une capacité hôtelière totale de dix mille lits, ce qui est un record mondial. Leur appartement, d'une surface de 22 m2, comportait une chambre-salon dotée d'un canapé-lit, une kitchenette, deux couchettes individuelles superposées, une salle d'eau, un W.-C. séparé et une terrasse. Sa capacité maximale était de quatre personnes - le plus souvent une famille avec deux enfants. Ils s'y sentirent tout de suite très bien. Orientée à l'Ouest, la terrasse donnait sur le port de plaisance et permettait de prendre l'apéritif en profitant des derniers rayons du soleil couchant.

Si elle dispose de trois centres commerciaux, d'un mini-golf et d'un loueur de bicyclettes, la station naturiste du Cap d'Agde compte en premier lieu pour séduire les estivants sur les joies plus élémentaires de la plage et du sexe. Elle constitue en définitive le lieu d'une proposition sociologique particulière, d'autant plus surprenante qu'elle semble trouver ses repères en dehors de toute charte préétablie, sur la simple base d'initiatives individuelles convergentes. C'est du moins en ces termes que Bruno introduisait un article où il faisait la synthèse de ses deux semaines de villégiature, intitulé «LES DUNES DE MARSEILLAN-PLAGE: POUR UNE ESTHÉTIQUE DE LA BONNE VOLONTÉ.» Cet article devait être refusé de justesse par la revue Esprit.

«Ce qui frappe en tout premier lieu au Cap d'Agde, notait Bruno, c'est la coexistence de lieux de consommation banals, absolument analogues à ceux qu'on rencontre dans l'ensemble des stations balnéaires européennes, avec d'autres commerces explicitement orientés vers le libertinage et le sexe. Il est par exemple surprenant de voir juxtaposées une boulangerie, une supérette et un magasin de vêtements proposant essentiellement des micro-jupes transparentes, des sous-vêtements en latex et des robes conçues pour laisser à découvert les seins et les fesses. Il est surprenant également de voir les femmes et les couples, accompagnés ou non d'enfants, chiner entre les rayons, déambuler sans gêne entre ces différents commerces. On s'étonne enfin de voir les maisons de la presse présentes sur la station offrir, outre l'échantillonnage habituel de quotidiens et de magazines, un choix particulièrement étendu de revues échangistes et pornographiques, ainsi que de gadgets erotiques divers, le tout sans susciter chez aucun des consommateurs, le moindre émoi.

Les centres de vacances institutionnels peuvent classiquement se distribuer le long d'un axe allant du style «familial» (Mini Club, Kid's Club, chauffe-biberons, tables à langer) au style "jeunes" (sports de glisse, soirées animées pour les couche-tard, moins de 12 ans déconseillés). Par sa fréquentation en grande partie familiale, par l'importance qu'y prennent des loisirs sexuels déconnectés du contexte habituel de la "drague", le centre naturiste du Cap d'Agde échappe largement à cette dichotomie. Il se sépare tout autant, et c'est pour le visiteur une surprise, des centres naturistes traditionnels. Ceux-ci mettent en effet l'accent sur une conception "saine" de la nudité, excluant toute interprétation sexuelle directe; les mets biologiques y sont à l'honneur, le tabac pratiquement banni. Souvent de sensibilité écologiste, les participants se retrouvent autour d'activités telles que le yoga, la peinture sur soie, les gymnastiques orientales; ils s'accommodent volontiers d'un habitat rudimentaire au milieu d'un site sauvage. Les appartements proposés par les loueurs du Cap répondent au contraire largement aux normes de confort standard des stations de vacances; la nature y est essentiellement présente sous forme de pelouses et de massifs floraux. Enfin la restauration, de type classique, fait se juxtaposer pizzerias, restaurants de fruits de mer, friteries et glaciers. La nudité elle-même semble, si l'on ose dire, y revêtir un caractère différent. Dans un centre naturiste traditionnel, elle est obligatoire chaque fois que les conditions atmosphériques le permettent; cette obligation fait l'objet d'une surveillance rigoureuse, et s'accompagne d'une vive réprobation à l'égard de tout comportement assimilé au voyeurisme. Au Cap d'Agde, à l'opposé, on assiste à la coexistence paisible, dans les supermarchés comme dans les bars, de tenues extrêmement variées, allant de la nudité intégrale à un habillement de type traditionnel, en passant par des tenues à vocation ouvertement erotique (minijupes en résille, lingerie, cuissardes). Le voyeurisme y est en outre tacitement admis: il est courant sur la plage de voir les hommes s'arrêter devant les sexes féminins offerts à leur regard; de nombreuses femmes donnent même à cette contemplation un caractère plus intime par le choix de l'épilation, qui facilite l'examen du clitoris et des grandes lèvres. Tout ceci crée, lors même qu'on n'a pas pris part aux activités spécifiques du centre, un climat extrêmement singulier, aussi éloigné de l'ambiance erotique et narcissique des discothèques italiennes que du climat "louche" propre aux quartiers chauds des grandes villes. En somme on a affaire à une station balnéaire classique, plutôt bon enfant, à ceci près que les plaisirs du sexe y occupent une place importante et admise. Il est tentant d'évoquer à ce propos quelque chose comme une ambiance sexuelle "social-démocrate", d'autant que la fréquentation étrangère, très importante, est essentiellement constituée d'Allemands, avec également de forts contingents néerlandais et Scandinaves.»

Dès le deuxième jour, Bruno et Christiane firent la connaissance sur la plage d'un couple, Rudi et Hannelore, qui put les introduire à une meilleure compréhension du fonctionnement sociologique de l'endroit. Rudi était technicien dans un centre de guidage de satellites, qui contrôlait notamment le positionnement géostationnaire du satellite de télécommunications Astra; Hannelore travaillait dans une importante librairie de Hambourg. Habitués du Cap d'Agde depuis une dizaine d'années, ils avaient deux enfants jeunes, mais avaient préféré cette année les laisser aux parents d'Hannelore pour partir une semaine en couple. Le soir même, il dînèrent tous les quatre dans un restaurant de poissons qui proposait une excellente bouillabaisse. Ils se rendirent ensuite dans l'appartement du couple allemand, Bruno et Rudi pénétrèrent successivement Hannelore, cependant que celle-ci léchait le sexe de Christiane, puis ils échangèrent les positions des deux femmes, Hannelore effectua ensuite une fellation à Bruno. Elle avait un très beau corps, plantureux mais ferme, visiblement entretenu par la pratique sportive. En outre elle suçait avec beaucoup de sensibilité; très excité par la situation, Bruno jouit malheureusement un peu vite. Rudi, plus expérimenté, réussit à retenir son éjaculation pendant vingt minutes cependant qu'Hannelore et Christiane le suçaient de concert, entrecroisant aniicalement leurs langues sur son gland. Hannelore proposa un verre de kirsch pour conclure la soirée.

Les deux discothèques pour couples situées dans le centre jouaient en fait un rôle assez faible dans la vie libertine du couple allemand. Le Cléopâtre et l'Absolu souffraient durement de la concurrence de l'Extasia implantée en dehors du périmètre naturiste, sur le territoire de la commune de Marseillan: dotée d'équipements spectaculaires (black room, peep room, piscine chauffée, jacuzzi, et plus récemment la plus belle mirror room du Languedoc-Roussillon), l’Extasia, loin de s'endormir sur ses lauriers acquis dès le début des années soixante-dix, servie en outre par un cadre enchanteur, avait su conserver son statut de «boîte mythique». Hannelore et Rudi leur proposèrent cependant de se rendre au Cléopâtre le lendemain soir. Plus petite, caractérisée par une ambiance conviviale et chaleureuse, le Cléopâtre constituait à leur avis un excellent point de départ pour un couple novice, et elle était vraiment située en plein milieu de la station: l'occasion de prendre un verre entre amis, après le repas, à la bonne franquette; l'occasion également, pour les femmes, de tester dans une ambiance sympathique les tenues erotiques nouvellement acquises.

Rudi fit circuler à nouveau la bouteille de kirsch. Aucun des quatre ne s'était rhabillé. Bruno s'aperçut avec ravissement qu'il avait une nouvelle érection, moins d'une heure après avoir joui entre les lèvres d'Hannelore; il s'en expliqua en des termes empreints d'un enthousiasme naïf. Très émue, Christiane entreprit de le branler, sous le regard attendri de leurs nouveaux amis. Sur la fin Hannelore s'accroupit entre ses cuisses et téta son sexe par petits coups, cependant que Christiane continuait à le caresser. Un peu parti, Rudi répétait machinalement «Gut… gut…» Ils se séparèrent à moitié ivres, mais d'excellente humeur. Bruno évoqua pour Christiane le Club des Cinq, la ressemblance entre elle et l'image qu'il se faisait depuis toujours de Claude; il ne manquait plus, selon lui, que le brave chien Dago.

Le lendemain après-midi, ils allèrent ensemble à la plage. Il faisait beau et très chaud, pour un mois de septembre. C'était agréable, se dit Bruno, de marcher tous les quatre, nus, le long de la limite des eaux. C'était agréable de savoir qu'il n'y aurait aucune dissension, que les problèmes sexuels étaient déjà résolus; c'était agréable de savoir que chacun s'efforcerait, dans la mesure de ses possibilités, d'apporter du plaisir aux autres.

Longue de plus de trois kilomètres, la plage naturiste du Cap d'Agde descend en pente douce, ce qui permet une baignade sans risques, y compris pour les enfants jeunes. Sa plus grande longueur est d'ailleurs réservée à la baignade en famille, ainsi qu'aux jeux sportifs (planche à voile, badminton, cerf-volant). Il est tacitement admis, expliqua Rudi, que les couples à la recherche d'une expérience libertine se retrouvent sur la partie orientale de la plage, un peu au-delà de la buvette de Marseillan. Les dunes, consolidées par des palissades, y forment un léger ressaut. Lorsqu'on est au sommet de cette dénivellation on voit d'un côté la plage, qui descend en pente douce vers la mer, de l'autre une zone plus accidentée composée de dunes et d'aplats, plantée ça et là de bosquets d'yeuses. Ils s'installèrent du côté plage, juste en dessous du ressaut dunaire. Environ deux cents couples étaient concentrés là dans un espace restreint. Quelques hommes seuls s'étaient installés au milieu des couples; d'autres arpentaient la ligne de dunes, surveillant alternativement les deux directions.

«Lors des deux semaines qu'a duré notre séjour, nous nous sommes rendus toutes les après-midi sur cette plage, poursuivait Bruno dans son article. Naturellement il est possible de mourir, d'envisager la mort, et de porter un regard sévère sur les plaisirs humains. Dans la mesure où l'on rejette cette position extrémiste, les dunes de Marseillan-Plage constituent - c'est ce que je m'attacherai à démontrer - le lieu adéquat d'une proposition humaniste, visant à maximiser le plaisir de chacun sans créer de souffrance morale insoutenable chez personne. La jouissance sexuelle (la plus vive que puisse connaître l'être humain) repose essentiellement sur les sensations tactiles, en particulier sur l'excitation raisonnée de zones épidermiques particulières, tapissées de corpuscules de Krause, eux-mêmes en liaison avec des neurones susceptibles de déclencher dans l'hypothalamus une puissante libération d'endorphines. A ce système simple est venue se superposer dans le néocortex, grâce à la succession des générations culturelles, une construction mentale plus riche faisant appel aux fantasmes et (principalement chez les femmes) à l'amour. Les dunes de Marseillan-Plage - c'est du moins mon hypothèse - ne doivent pas être considérées comme le lieu d'une exacerbation irraisonnée des fantasmes, mais au contraire comme un dispositif de rééquilibrage des enjeux sexuels, comme le support géographique d'une tentative de retour à la normale - sur la base, essentiellement, d'un principe de bonne volonté. Concrètement, chacun des couples réunis dans l'espace séparant la ligne de dunes de la limite des eaux peut prendre l'initiative d'attouchements sexuels publics; souvent c'est la femme qui branle ou lèche son compagnon, souvent aussi l'homme lui rend la pareille. Les couples voisins observent ces caresses avec une attention particulière, s'approchent pour mieux voir, imitent peu à peu leur exemple. À partir du couple initial se propage ainsi rapidement, sur la plage, une onde de caresses et de luxure incroyablement excitante. La frénésie sexuelle augmentant, de nombreux couples se rapprochent afin de se livrer à des attouchements en groupe; mais, il est important de le noter, chaque rapprochement fait au préalable l'objet d'un consentement, le plus souvent explicite. Lorsqu'une femme souhaite se soustraire à une caresse non désirée elle l'indique très simplement, d'un simple signe de tête - provoquant aussitôt, chez l'homme, des excuses cérémonieuses et presque comiques.

L'extrême correction des participants masculins apparaît encore plus frappante lorsqu'on s'aventure vers l'intérieur des terres, au-delà de la ligne de dunes. En effet, cette zone est classiquement dévolue aux amateurs de gang bang et de pluralité masculine. Le germe initial est là aussi constitué par un couple qui se livre à une caresse intime - assez communément une fellation. Rapidement, les deux partenaires se voient entourés par une dizaine ou une vingtaine d'hommes seuls. Assis, debout ou accroupis sur leurs talons, ceux-ci se masturbent en assistant à la scène. Parfois les choses s'arrêtent là, le couple revient à son enlacement initial et les spectateurs, peu à peu, se dispersent. Parfois, d'un signe de main, la femme indique qu'elle souhaite masturber, sucer ou se faire pénétrer par d'autres hommes. Ils se succèdent alors, sans précipitation particulière.

Lorsqu'elle souhaite arrêter, elle l'indique là aussi d'un simple geste. Aucune parole n'est échangée; on entend distinctement le vent qui siffle entre les dunes, qui courbe les massifs d'herbe. Parfois, le vent tombe; le silence est alors total, uniquement troublé par les râles de la jouissance.

Il ne s'agit nullement ici de dépeindre la station naturiste du Cap d'Agde sous l'aspect idyllique d'on ne sait quel phalanstère fouriériste. Au Cap d'Agde comme ailleurs une femme au corps jeune et harmonieux, un homme séduisant et viril se voient entourés de propositions flatteuses. Au Cap d'Agde comme ailleurs un individu obèse, vieillissant ou disgracieux sera condamné à la masturbation - à ceci près que cette activité, en général proscrite dans les lieux publics, sera ici considérée avec une aimable bienveillance. Ce qui surprend malgré tout c'est que des activités sexuelles aussi diversifiées, largement plus excitantes que ce qui est représenté dans n'importe quel film pornographique, puissent se dérouler sans engendrer la moindre violence, ni même le plus léger manquement à la courtoisie. Introduisant à nouveau la notion de "sexualité social-démocrate", j'aurais pour ma part tendance à y voir une application inusitée de ces mêmes qualités de discipline et de respect dû à tout contrat qui ont permis aux Allemands de mener deux guerres mondiales horriblement meurtrières à une génération d'intervalle avant de reconstruire, au milieu d'un pays en ruines, une économie puissante et exportatrice. Il serait intéressant à cet égard de confronter aux propositions sociologiques mises en œuvre au Cap d'Agde les ressortissants de pays où ces mêmes valeurs culturelles sont classiquement à l'honneur (Japon, Corée). Cette attitude respectueuse et légaliste, assurant à chacun, s'il remplit les termes du contrat, de multiples moments de jouissance paisible, semble en tout cas disposer d'un pouvoir de conviction puissant, puisqu'elle s'impose sans difficulté, et cela en dehors du moindre code explicite, aux éléments minoritaires présents sur la station (beaufs frontistes languedociens, délinquants arabes, Italiens de Rimini).»

Bruno interrompit là son article après une semaine de séjour. Ce qu'il restait à dire était plus tendre, plus délicat et plus incertain. Ils avaient pris l'habitude, après leurs après-midi sur la plage, de rentrer prendre l'apéritif vers sept heures. Il prenait un Campari, Christiane le plus souvent un Martini blanc. Il contemplait les mouvements du soleil sur le crépi - blanc à l'intérieur, légèrement rosé à l'extérieur. Il prenait plaisir à voir Christiane se déplacer nue dans l'appartement, aller chercher les glaçons et les olives. Ce qu'il éprouvait était étrange, très étrange: il respirait plus facilement, il restait parfois des minutes entières sans penser, il n'avait plus tellement peur. Une après-midi, huit jours après leur arrivée, il dit à Christiane: «Je crois que je suis heureux.» Elle s'arrêta net, la main crispée sur le bac à glace, et poussa une très longue expiration. Il poursuivit:

«J'ai envie de vivre avec toi. J'ai l'impression que ça suffit, qu'on a été assez malheureux comme ça, pendant trop longtemps. Plus tard il y aura la maladie, l'invalidité et la mort. Mais je crois qu'on peut être heureux, ensemble, jusqu'à la fin. En tout cas j'ai envie d'essayer. Je crois que je t'aime.»

Christiane se mit à pleurer. Plus tard, autour d'un plateau de fruits de mer au Neptune, ils essayèrent d'envisager la question en pratique. Elle pouvait venir tous les week-ends, ça c'était facile; mais il lui serait certainement très difficile d'obtenir une mutation à Paris. Compte tenu de la pension alimentaire, le salaire de Bruno était insuffisant pour les faire vivre tous les deux. Et puis il y avait le fils de Christiane; pour ça aussi, il faudrait attendre. Mais, quand même, c'était possible; pour la première fois depuis tant d'années, quelque chose paraissait possible.

Le lendemain, Bruno écrivit une lettre courte et émue à Michel. Il s'y déclarait heureux, regrettait qu'ils n'aient jamais parfaitement réussi à se comprendre. Il lui souhaitait d'accéder lui aussi, dans la mesure du possible, à une certaine forme de bonheur. Il signait: «Ton frère, Bruno.»


17

La lettre atteignit Michel en pleine crise de découragement théorique. Selon l'hypothèse de Margenau, on pouvait assimiler la conscience individuelle à un champ de probabilités dans un espace de Fock, défini comme somme directe d'espaces de Hilbert. Cet espace pouvait en principe être construit à partir des événements électroniques élémentaires survenant au niveau des micro-sites synaptiques. Le comportement normal était dès lors assimilable à une déformation élastique de champ, l'acte libre à une déchirure: mais dans quelle topologie? Il n'était nullement évident que la topologie naturelle des espaces hilbertiens permette de rendre compte de l'apparition de l'acte libre; il n'était même pas certain qu'il soit aujourd'hui possible de poser le problème, sinon en termes extrêmement métaphoriques. Cependant, Michel en était convaincu, un cadre conceptuel nouveau devenait indispensable. Tous les soirs, avant d'éteindre son micro-ordinateur, il lançait une requête d'accès Internet aux résultats expérimentaux publiés dans la journée. Le lendemain matin il en prenait connaissance, constatait que, partout dans le monde, les centres de recherche semblaient de plus en plus avancer à l'aveuglette, dans un empirisme dénué de sens. Aucun résultat ne permettait d'approcher de la moindre conclusion, ni même de formuler la moindre hypothèse théorique. La conscience individuelle apparaissait brusquement, sans raison apparente, au milieu des lignées animales; elle précédait sans aucun doute très largement le langage. Avec leur finalisme inconscient les darwiniens mettaient comme d'habitude en avant d'hypothétiques avantages sélectifs liés à son apparition, et comme d'habitude cela n'expliquait rien, c'était juste une aimable reconstruction mythique; mais le principe anthropique, en l'occurrence, n'était guère plus convaincant. Le monde s'était donné un œil capable de le contempler, un cerveau capable de le comprendre; oui, et alors? Cela n'apportait rien à la compréhension du phénomène. Une conscience de soi, absente chez les nématodes, avait pu être mise en évidence chez des lézards peu spécialisés tels que Lacerta agilis; elle impliquait très probablement la présence d'un système nerveux central, et quelque chose de plus. Ce quelque chose restait absolument mystérieux; l'apparition de la conscience ne semblait pouvoir être reliée à aucune donnée anatomique, biochimique ou cellulaire; c'était décourageant.

Qu'aurait fait Heisenberg? Qu'aurait fait Niels Bohr? Prendre du champ, réfléchir; marcher dans la campagne, écouter de la musique. Le nouveau ne se produit jamais par simple interpolation de l'ancien; les informations s'ajoutaient aux informations comme des poignées de sable, prédéfinies dans leur nature par le cadre conceptuel délimitant le champ des expériences; aujourd'hui plus que jamais ils avaient besoin d'un angle neuf.

Les journées étaient chaudes et brèves, elles se déroulaient tristement. Dans la nuit du 15 septembre, Michel eut un rêve inhabituellement heureux. Il était aux côtés d'une petite fille qui chevauchait dans la forêt, entourée de papillons et de fleurs (au réveil il se rendit compte que cette image, ressurgie à trente ans de distance, était celle du générique du «Prince Saphir», un feuilleton qu'il regardait les dimanches après-midi dans la maison de sa grand-mère, et qui trouvait, si exactement, le point d'ouverture du cœur). L'instant d'après il marchait seul, au milieu d'une prairie immense et vallonnée, à l'herbe profonde. Il ne distinguait pas l'horizon, les collines herbeuses semblaient se répéter à l'infini, sous un ciel lumineux, d'un beau gris clair. Cependant il avançait, sans hésitation et sans hâte; il savait qu'à quelques mètres sous ses pieds coulait une rivière souterraine, et que ses pas le conduiraient inévitablement, d'instinct, le long de la rivière. Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes.

Au réveil il se sentit joyeux et actif, comme il ne l'avait jamais été depuis le début de sa disponibilité, plus de deux mois auparavant. Il sortit, tourna dans l'avenue Emile-Zola, marcha entre les tilleuls. Il était seul, mais n'en souffrait pas. Il s'arrêta au coin de la rue des Entrepreneurs. Le magasin Zolacolor ouvrait, les vendeuses asiatiques s'installaient à leurs caisses; il était environ neuf heures. Entre les tours de Beaugrenelle, le ciel était étrangement clair; tout cela était sans issue. Peut-être aurait-il dû parler à sa voisine d'en face, la fille de 20 Ans. Employée dans un magazine généraliste, informée des faits de société, elle connaissait probablement les mécanismes de l'adhésion au monde; les facteurs psychologiques ne devaient pas lui être étrangers, non plus; cette fille avait probablement beaucoup à lui apprendre. Il rentra à grandes enjambées, presque en courant, gravit d'un trait les étages menant à l'appartement de sa voisine. Il sonna longuement, trois reprises. Personne ne répondit. Désemparé, il, rebroussa chemin vers son immeuble; devant l'ascenseur, il s'interrogea sur lui-même. Était-il dépressif, et la question avait-elle un sens? Depuis quelques années les affiches se multipliaient dans le quartier, appelant à la vigilance et à la lutte contre le Front national. L'extrême indifférence qu'il manifestait, dans un sens comme dans l'autre, pour cette question, était déjà en soi un signe inquiétant. La traditionnelle lucidité des dépressifs, souvent décrite comme un désinvestissement radical à l'égard des préoccupations humaines, se manifeste en tout premier lieu par un manque d'intérêt pour les questions effectivement peu intéressantes. Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu'un dépressif patriote paraît franchement inconcevable.

De retour dans sa cuisine il prit conscience que la croyance, fondement naturel de la démocratie, d'une détermination libre et raisonnée des actions humaines, et en particulier d'une détermination libre et raisonnée des choix politiques individuels, était probablement le résultat d'une confusion entre liberté et imprévisibilité. Les turbulences d'un flot liquide au voisinage d'une pile de pont sont structurellement imprévisibles; nul n'aurait songé pour autant à les qualifier de libres. Il se servit un verre de vin blanc, tira les rideaux et s'allongea pour réfléchir. Les équations de la théorie du chaos ne faisaient aucune référence au milieu physique dans lequel se déployaient leurs manifestations; cette ubiquité leur permettait de trouver des applications en hydrodynamique comme en génétique des populations, en météorologie comme en sociologie des groupes. Leur pouvoir de modélisation morphologique était bon, mais leurs capacités prédictives quasi nulles. À l'opposé, les équations de la mécanique quantique permettaient de prévoir le comportement des systèmes microphysiques avec une précision excellente, et même avec une précision totale si l'on renonçait à tout espoir de retour vers une ontologie matérielle. Il était au moins prématuré, et peut-être impossible, d'établir une jonction mathématique entre ces deux théories. Cependant, Michel en était convaincu, la constitution d'attracteurs à travers le réseau évolutif des neurones et des synapses était la clef de l'explication des opinions et des actions humaines.

À la recherche d'une photocopie de publications récentes, il prit conscience qu'il avait négligé d'ouvrir son courrier depuis plus d'une semaine. Naturellement, il y avait surtout de la publicité. La firme TMR ambitionnait, à travers le lancement du Costa Romantica, de créer une nouvelle norme institutionnelle dans le domaine des croisières de luxe. Ce navire était décrit sous les traits d'un authentique paradis flottant. Voici comment pourraient se dérouler - il ne tenait qu'à lui - les premiers instants de sa croisière: «D'abord vous pénétrerez dans le grand hall inondé de soleil, sous l'immense coupole de verre. Par les ascenseurs panoramiques, vous monterez jusqu'au pont supérieur. Là, depuis l'immense verrière de la proue, vous pourrez contempler la mer comme sur un écran géant.» II mit de côté la documentation, se promettant de l'étudier plus à fond. Arpenter le pont supérieur, contempler la mer derrière une cloison transparente, voguer pendant des semaines sous un ciel identique… pourquoi pas? Pendant ce temps, l'Europe occidentale pourrait bien s'effondrer sous les bombes. Ils débarqueraient, lisses et bronzés, sur un continent neuf.

Entre-temps il fallait vivre, et on pouvait le faire de manière joyeuse, intelligente et responsable. Dans leur dernière livraison, les Dernières Nouvelles de Monoprix mettaient plus que jamais l'accent sur la notion d'entreprise citoyenne. Une fois de plus, l'éditorialiste croisait le fer avec cette idée reçue qui voulait que la gastronomie soit incompatible avec la forme. À travers ses lignes de produits, ses marques, le choix scrupuleux de chacune de ses références, toute l'action de Monoprix depuis sa création témoignait d'une conviction exactement inverse. «L'équilibre c'est possible pour tous, et tout de suite» n'hésitait pas à affirmer le rédacteur. Après cette première page pugnace, voire engagée, le reste de la publication s'égayait de conseils malins, de jeux éducatifs, de «bon à savoir». Michel put ainsi s'amuser à calculer sa consommation calorique journalière. Ces dernières semaines il n'avait ni balayé, ni repassé, ni nagé, ni joué au tennis, ni fait l'amour; les trois seules activités qu'il pouvait en réalité cocher étaient les suivantes: rester assis, rester allongé, dormir. Tous calculs faits, ses besoins s'élevaient à 1750 kilocalories/jour. D'après la lettre de Bruno, celui-ci semblait avoir beaucoup nagé et fait l'amour.

Il refit le calcul avec ces nouvelles données: les besoins énergétiques s'en voyaient portés à 2 700 kilocalories/jour.

Il y avait une deuxième lettre, qui venait de la mairie de Crécy-en-Brie. Suite à des travaux d'agrandissement d'un arrêt de cars, il était nécessaire de réorganiser le plan du cimetière municipal et de déplacer certaines tombes, dont celle de sa grand-mère. Selon le règlement, un membre de la famille devait assister au transfert des restes. Il pouvait prendre rendez-vous avec le service des concessions funéraires entre dix heures trente et douze heures.


18 Retrouvailles

L'autorail de Crécy-la-Chapelle avait été remplacé par un train de banlieue. Le village lui-même avait beaucoup changé. Il s'arrêta sur la place de la Gare, regarda autour de lui avec surprise. Un hypermarché Casino s'était installé avenue du Général-Leclerc, à la sortie de Crécy. Partout autour de lui il voyait des pavillons neufs, des immeubles.

Cela datait de l'ouverture d'Eurodisney, lui expliqua l'employé de mairie, et surtout du prolongement du RER jusqu'à Marne-la-Vallée. Beaucoup de Parisiens avaient choisi de s'installer ici; le prix des terres avait presque triplé, les derniers agriculteurs avaient revendu leurs fermes. Il y avait maintenant un gymnase, une salle polyvalente, deux piscines. Quelques problèmes de délinquance, mais pas plus qu'ailleurs.

En se dirigeant vers le cimetière, longeant les maisons anciennes et les canaux intacts, il ressentit pourtant ce sentiment trouble et triste qu'on éprouve toujours à revenir sur les lieux de sa propre enfance. Traversant le chemin de ronde, il se retrouva en face du moulin. Le banc où Annabelle et lui aimaient s'asseoir après la sortie des cours était toujours là. De gros poissons nageaient à contre-courant dans les eaux sombres. Le soleil perça rapidement, entre deux nuages.

L'homme attendait Michel près de l'entrée du cimetière. «Vous êtes le… - Oui.» Quel était le mot moderne pour «fossoyeur»? Il tenait à la main une pelle et un grand sac poubelle en plastique noir. Michel lui emboîta le pas. «Vous êtes pas forcé de regarder…» grommela-t-il en se dirigeant vers la tombe ouverte.

La mort est difficile à comprendre, c'est toujours à contrecœur que l'être humain se résigne à s'en faire une image exacte. Michel avait vu le cadavre de sa grand-mère vingt ans auparavant, il l'avait embrassée une dernière fois. Cependant, au premier regard, il fut surpris par ce qu'il découvrait dans l'excavation. Sa grand-mère avait été enterrée dans un cercueil; pourtant dans la terre fraîchement remuée on ne distinguait que des éclats de bois, une planche pourrie, et des choses blanches plus indistinctes. Lorsqu'il prit conscience de ce qu'il avait devant les yeux il tourna vivement la tête, se forçant à regarder dans la direction opposée; mais c'était trop tard. Il avait vu le crâne souillé de terre, aux orbites vides, dont pendaient des paquets de cheveux blancs. Il avait vu les vertèbres éparpillées, mélangées à la terre. Il avait compris.

L'homme continua à fourrer les restes dans le sac; plastique, jetant un regard sur Michel prostré à ses côtés. «Toujours pareil… grommela-t-il. Ils peuvent pas s'empêcher, il faut qu'ils regardent. Un cercueil, ça peut pas durer vingt ans!» fit-il avec une sorte de colère. Michel resta à quelques pas de lui pendant qu'il transvasait le contenu du sac dans son nouvel emplacement. Son travail fini l'homme se redressa, s'approcha de lui. «Ça va?» Il acquiesça. «La pierre tombale sera déplacée demain. Vous allez me signer le registre.»

Donc, c'était ainsi. Au bout de vingt ans, c'était ainsi. Des ossements mêlés à la terre, et la masse des cheveux blancs, incroyablement nombreux et vivants. Il revoyait sa grand-rnère brodant devant la télévision, se dirigeant vers la cuisine. C'était ainsi. En passant devant le Bar des Sports, il se rendit compte qu'il tremblait. Il entra, commanda un pastis. Une fois assis, il prit conscience que l'aménagement intérieur était très différent de ses souvenirs. Il y avait un billard américain, des jeux vidéo, une télé branchée sur MTV qui diffusait des clips. La couverture de Newlook affichée en panneau publicitaire titrait sur les fantasmes de Zara Whites et le grand requin blanc d'Australie. Peu à peu il s'enfonça dans un assoupissement léger.

Ce fut Annabelle qui le reconnut en premier. Elle venait de payer ses cigarettes et se dirigeait vers la sortie quand elle l'aperçut, tassé sur la banquette. Elle hésita deux ou trois secondes, puis s'approcha. Il leva les yeux. «C'est une surprise…» dit-elle doucement; puis elle s'assit en face de lui sur la banquette de moleskine. Elle avait à peine changé. Son visage était resté incroyablement lisse et pur, ses cheveux d'un blond lumineux; il paraissait impensable qu'elle ait quarante ans, on lui en donnait tout au plus vingt-sept ou vingt-huit.

Elle était à Crécy pour des raisons voisines des siennes. «Mon père est mort il y a une semaine, dit-elle. Un cancer de l'intestin. Ça a été long, pénible - et atrocement douloureux. Je suis restée un peu pour aider maman. Sinon, le reste du temps, je vis à Paris - comme toi.»

Michel baissa les yeux, il y eut un moment de silence. À la table voisine, deux jeunes gens parlaient de combats de karaté.

«J'ai revu Bruno par hasard, il y a trois ans, dans un aéroport. Il m'a appris que tu étais devenu chercheur, quelqu'un d'important, de reconnu dans son domaine. Il m'a appris aussi que tu ne t'étais pas marié. Moi c'est moins brillant, je suis bibliothécaire, dans une bibliothèque municipale. Je ne me suis pas mariée non plus. J'ai souvent pensé à toi. Je t'ai détesté quand tu n'as pas répondu à mes lettres. Ça fait vingt-trois ans, maisj parfois j'y pense encore.»

Elle le raccompagna à la gare. Le soir tombait, il était presque six heures. Ils s'arrêtèrent sur le pont qui traversait le Grand Morin. Il y avait des plantes aquatiques, des marronniers et des saules; l'eau était calme et verte. Corot avait aimé ce paysage, et l'avait peint plusieurs fois. Un vieillard immobile dans son jardin ressemblait à un épouvantail. «Maintenant, nous sommes au même point, dit Annabelle. À la même distance de la mort.»

Elle grimpa sur le marchepied pour l'embrasser sur les joues, juste avant que le train ne démarre. «Nous nous reverrons» dit-il. Elle répondit: «Oui.»

Elle l'invita à dîner le samedi suivant. Elle vivait dans un petit studio rue Legendre. L'espace était scrupuleusement compté, mais il se dégageait de l'endroit une ambiance chaleureuse - le plafond et les murs étaient recouverts de bois sombre, comme dans une cabine de bateau. «J'habite ici depuis huit ans, dit-elle. J'ai emménagé quand j'ai passé le concours de bibliothécaire. Avant je travaillais à TF1, au service des coproductions. J'en avais assez, je n'aimais pas ce milieu. En changeant d'emploi j'ai divisé mon salaire par trois, niais c'est mieux. Je suis à la bibliothèque municipale du XVIIe, dans la section enfants.»

Elle avait préparé un curry d'agneau et des lentilles indiennes. Pendant le repas, Michel parla peu. Il posa à Annabelle des questions sur sa famille. Son frère aîné avait repris l'entreprise paternelle. Il s'était marié, il avait eu trois enfants - un garçon et deux filles. Malheureusement l'entreprise avait des difficultés, la concurrence était devenue très dure dans le domaine de l'optique de précision, plusieurs fois déjà ils avaient failli déposer leur bilan; il se consolait de ses soucis en buvant du pastis et en votant Le Pen. Son frère cadet, lui, était rentré au service marketing de L'Oréal; récemment il venait d'être nommé aux États-Unis - chef du service marketing pour l'Amérique du Nord; ils le voyaient assez peu. Il était divorcé, sans enfants. Deux destins différents, donc, mais à peu près également symptomatiques.

«Je n'ai pas eu une vie heureuse, dit Annabelle. Je crois que j'accordais trop d'importance à l'amour. Je me donnais trop facilement, les hommes me laissaient tomber dès qu'ils étaient arrivés à leurs fins, et j'en souffrais. Les hommes ne font pas l'amour parce qu'ils sont amoureux, mais parce qu'ils sont excités; cette évidence banale, il m'a fallu des années pour la comprendre. Tout le monde vivait comme ça autour de moi, j'évoluais dans un milieu libéré; mais je n'éprouvais aucun plaisir à provoquer ni à séduire. Même la sexualité a fini par me dégoûter; je ne supportais plus leur sourire de triomphe au moment où j'enlevais ma robe, leur air con au moment de jouir, et surtout leur muflerie une fois l'acte accompli. Ils étaient minables, veules et prétentieux. C'est pénible, à la fin, d'être considérée comme du bétail interchangeable - même si je passais pour une belle pièce, parce que j'étais esthétiquement irréprochable, et qu'ils étaient fiers de m'emmener au restaurant. Une seule fois j'ai cru vivre quelque chose de sérieux, je me suis installée avec un type. Il était acteur, il avait quelque chose de très intéressant dans son physique, mais il ne réussissait pas à percer - c'est surtout moi, en fait, qui payais les factures de l'appartement. On a vécu deux ans ensemble, je suis tombée enceinte. Il m'a demandé d'avorter. Je l'ai fait, mais en rentrant de l'hôpital j'ai su que c'était fini. Je l'ai quitté le soir même, je me suis installée quelque temps à l'hôtel. J'avais trente ans, c'était mon deuxième avortement; et j'en avais complètement marre. On était en 1988, tout le inonde commençait à prendre conscience des dangers du sida, moi j'ai vécu ça comme une délivrance. J'avais couché avec des dizaines d'hommes et aucun ne valait la peine qu'on s'en souvienne. Nous pensons aujourd'hui qu'il y a une époque dé la vie où l'on sort et où l'on s'amuse; ensuite apparaît l'image de la mort. Tous les hommes que j'ai connus étaient terrorisés par le vieillissement, ils pensaient sans arrêt à leur âge. Cette obsession de l'âge commence très tôt - je l'ai rencontrée chez des gens de vingt-cinq ans - et elle ne fait ensuite que s'aggraver. J'ai décidé d'arrêter, de sortir du jeu. Je mène une vie calme, dénuée de joie. Le soir je lis, je me prépare des infusions, des boissons chaudes. Tous les week-ends je vais chez mes parents, je m'occupe beaucoup de mon neveu et de mes nièces. C'est vrai que j'ai besoin d'un homme, quelquefois, j'ai peur la nuit, j'ai du mal à m'endormir. Il y a les tranquillisants, il y a les somnifères; ça ne suffit pas tout à fait. En réalité, je voudrais que la vie passe très vite.» Michel resta silencieux; il n'était pas surpris. La plupart des femmes ont une adolescence excitée, elles s'intéressent beaucoup aux garçons et au sexe; puis peu à peu elles se lassent, elles n'ont plus très envie d'ouvrir leurs cuisses, de se mettre en lordose pour présenter leur cul; elles cherchent une relation tendre qu'elles ne trouvent pas, une passion qu'elles ne sont plus vraiment en mesure d'éprouver; alors commencent pour elles les années difficiles.

Une fois déplié, le canapé-lit occupait la quasi-totalité de l'espace disponible. «C'est la première fois que je l'utilise» dit-elle. Ils s'allongèrent côte à côte, ils s'enlacèrent.

«Je n'utilise plus de contraceptifs depuis longtemps, et je n'ai pas de préservatifs chez moi. Tu en as?

– Non… il sourit à cette idée.

– Tu veux que je te prenne dans ma bouche?»

II réfléchit un moment, répondit finalement: «Oui.» C'était agréable, mais le plaisir n'était pas très vif (au fond il ne l'avait jamais été; le plaisir sexuel, si intense chez certains, reste modéré, voire insignifiant chez d'autres; est-ce une question d'éducation, de connexions neuronales ou quoi?) Cette fellation était surtout émouvante: c'était le symbole des retrouvailles, et de leur destin interrompu. Mais ce fut merveilleux, ensuite, de prendre Annabelle dans ses bras quand elle se retourna pour s'endormir. Son corps était souple et doux, tiède et indéfiniment lisse; elle avait une taille très fine, des hanches larges, des petits seins fermes. Il glissa une jambe entre les siennes, posa ses paumes sur son ventre et sur ses seins; dans la douceur, dans la chaleur, il était au début du monde. Il s'endormit presque tout de suite.

D'abord il vit un homme, une portion vêtue de l'espace; son visage seul était à découvert. Au centre du visage, les yeux brillaient; leur expression était difficilement déchiffrable. En face de lui, il y avait un miroir. Au premier regard dans le miroir, l'homme avait eu l'impression de tomber dans le vide. Mais il s'était installé, il s'était assis; il avait considéré son image en elle-même, comme une forme mentale indépendante de lui, communicable à d'autres; au bout d'une minute, une relative indifférence s'installa. Mais qu'il détourne la tête pendant quelques secondes, tout était à refaire; il devait de nouveau, péniblement, comme on procède à l'accommodation sur un objet proche, détruire ce sentiment d'identification à sa propre image. Le moi est une névrose intermittente, et l'homme était encore loin d'être guéri.

Ensuite, il vit un mur blanc à l'intérieur duquel se formaient des caractères. Peu à peu ces caractères prirent de l'épaisseur, composant sur le mur un bas-relief mouvant, animé d'une pulsation écœurante. D'abord s'inscrivait le mot «PAIX», puis le mot «GUERRE»; puis le mot «PAIX» à nouveau. Puis le phénomène cessa d'un seul coup; la surface du mur redevint lisse. L'atmosphère se liquéfia, traversée par une onde; le soleil était énorme et jaune. Il vit l'endroit où se formait la racine du temps. Cette racine envoyait des prolongements à travers l'univers, des vrilles noueuses près du centre, gluantes et fraîches à leur extrémité. Ces vrilles enserraient, ligotaient et agglutinaient les portions de l'espace.

Il vit le cerveau de l'homme mort, portion de l'espace, contenant l'espace.

En dernier lieu il vit l'agrégat mental de l'espace, et son contraire. Il vit le conflit mental qui structurait l'espace, et sa disparition. Il vit l'espace comme une ligne très fine qui séparait deux sphères. Dans la première sphère était l'être, et la séparation, dans la seconde sphère était le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna et se dirigea vers la seconde sphère.

Il se dégagea, se redressa dans le lit. À ses côtés, Annabelle respirait régulièrement. Elle avait un rével Sony en forme de cube, qui indiquait 03: 37. Pouvait-il se rendormir? Il devait se rendormir. Il avait apporté des Xanax.

Le lendemain matin, elle lui prépara du café, elle-même prenait du thé et du pain grillé. La journée étail belle, mais déjà un peu froide. Elle regarda son corpa nu, étrangement adolescent dans sa minceur persistante. Ils avaient quarante ans, et c'était difficile à croire. Pourtant elle ne pouvait plus avoir d'enfans sans courir de risques assez sérieux de malformations génétiques, sa puissance virile, à lui, était déjà largement atténuée. Sur le plan des intérêts de l'espèce ils étaient deux individus vieillissants, de valeur génétique médiocre. Elle avait vécu, elle avait pris de la coke, participé à des partouzes, dormi dans des hôtels de luxe. Située par sa beauté à l'épicentre de ce mouvement de libération des mœurs qui avait caractérisé sa jeunesse, elle en avait particulièrement souffert - et devait, en définitive, y laisser à peu près la vie. Situé par indifférence à la périphérie de ce mouvement, comme de la vie humaine, comme de tout, il n'en avait été que superficiellement atteint, il s'était contenté d'être un client fidèle de son Monoprix de quartier et de coordonner des recherches en biologie moléculaire. Ces existences si distinctes avaient laissé peu de traces visibles dans leurs corps séparés, mais la vie en elle-même avait opéré son travail de destruction, avait lentement obéré les capacités de réplication de leurs cellules et de leurs organelles. Mammifères intelligents, qui auraient pu s'aimer, ils se contemplaient dans la grande luminosité de ce matin d'automne. «Je sais qu'il est bien tard, dit-elle. J'ai quand même envie d'essayer. J'ai encore ma carte d'abonnement de train de l'année scolaire 74-75, la dernière année où nous sommes allés au lycée ensemble. Chaque fois que je la regarde, j'ai envie de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je n'arrive pas à l'accepter.»


19

Au milieu du suicide occidental, il était clair qu'ils n'avaient aucune chance. Ils continuèrent cependant à se voir une ou deux fois par semaine. Annabelle retourna chez un gynécologue et recommença à prendre la pilule. Il parvenait à la pénétrer, mais ce qu’il préférait c'était dormir auprès d'elle, sentir sa chair vivante. Une nuit il rêva d'un parc d'attractions situé à Rouen, sur la rive droite de la Seine. Une grande roue presque vide tournait dans un ciel livide, dominant la silhouette de cargos échoués, aux structures métalliques rongées par la rouille. Il avançait entre des baraquements aux couleurs à la fois ternes et criardes, un vent glacial, chargé de pluie, fouettait son visage. Au momentl où il atteignait la sortie du parc il était attaqué par des jeunes vêtus de cuir, armés de rasoirs. Après s'être acharnés sur lui quelques minutes ils le laissaient répartir. Ses yeux saignaient, il savait qu'il resterait à jamais aveugle, et sa main droite était à moitié sectionnée, cependant il savait également, malgré le sang et la souffrance, qu'Annabelle resterait à ses côtés, et l'envelopperait éternellement de son amour.

Pour le week-end de la Toussaint ils partirent ensemble à Soulac, dans la maison de vacances du frère d'Annabelle. Le matin qui suivit leur arrivée, ils allèrent ensemble jusqu'à la plage. II se sentit fatigué, et s'assit sur un banc pendant qu'elle continuait à marcher. La mer grondait au large, s'enroulait dans un mouvement flou, gris, argenté. L'écrasement des vagues sur le bancs de sable formait à l'horizon, dans le soleil, une brume étincelante et belle. La silhouette d'Annabelle, presque imperceptible dans son blouson clair, longeait la surface des eaux. Un berger allemand âgé circulait entre le mobilier de plastique blanc du Café de la Plage, lui aussi malaisément perceptible, comme effacé à travers la brume d'air, d'eau, de soleil.

Pour le dîner, elle fit griller un bar; la société où ils vivaient leur accordait un léger surplus par rapport à la stricte satisfaction de leurs besoins alimentaires, ils pouvaient, donc, essayer de vivre; mais de fait ils n'en avaient plus tellement envie. Il éprouvait de la compassion pour elle, pour les immenses réserves d'amour qu'il sentait frémir en elle, et que la vie avait gâchées, il éprouvait de la compassion, et c'était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l'atteindre. Pour le reste, une réserve glaciale avait envahi son corps, réellement, il ne pouvait plus aimer.

De retour à Paris ils connurent des instants joyeux, analogues aux publicités de parfum (dévaler ensemble les escaliers de Montmartre, ou s'immobiliser, enlacés, sur le pont des Arts, subitement illuminés par les projecteurs des bateaux-mouches qui effectuent leur demi-tour). Ils connurent aussi ces demi-disputes du dimanche après-midi, ces moments de silence où le corps se recourbe entre les draps, ces plages de silence et d'ennui où la vie se défait. Le studio d'Annabelle était sombre, il fallait allumer dès quatre heures de l'après-midi. Ils étaient tristes, parfois, mais surtout ils étaient graves. Ils savaient l'un comme l'autre qu'ils vivaient leur dernière véritable relation humaine, et cette sensation donnait quelque chose de déchirant à chacune de leurs minutes. Ils éprouvaient l'un pour l'autre un grand respect et une immense pitié. Certains jours pourtant, pris dans la grâce d'une magie imprévue, ils traversaient des moments d'air frais, de grand soleil tonique, mais le plus souvent ils sentaient qu'une ombre grise s'étendait en eux, sur la terre qui les portait, et en tout ils apercevaient la fin.


20

Bruno et Christiane étaient eux aussi rentrés à Paris, le contraire n'aurait pas été concevable. Le matin de la reprise il pensa à ce médecin inconnu qui leur avait fait ce cadeau inouï: deux semaines d'arrêt-maladie injustifiées, puis il reprit le chemin de ses bureaux rue de Grenelle. En arrivant à l'étage il prit conscience qu'il était bronzé, en pleine forme, et que la situation était ridicule, il prit également conscience qu'il s'en foutait. Ses collègues, leurs séminaires de réflexion, la formation humaine des adolescents, l'ouverture à d'autres cultures… tout cela n'avait plus la moindre importance à ses yeux. Christiane lui suçait la bite et s'occupait de lui lui quand il était malade, Christiane était importante. Il sut à cette même minute qu'il ne reverrait jamais son fils.

Patrice, le fils de Christiane, avait laissé l'appartement dans un bordel épouvantable: des parts de pizza écrasées, des boîtes de Coca, des mégots jonchaient le sol, carbonisé par places. Elle hésita un moment, faillit aller à l'hôtel, puis elle décida de nettoyer, de reprendre. Noyon était une ville sale, inintéressante et dangereuse, elle prit l'habitude de venir à Paris tous les week-ends. Presque chaque samedi ils allaient dans une boîte pour couples - le 2+2, Chris et Manu, les Chandélles. Leur première soirée chez Chris et Manu devait laisser à Bruno un souvenir extrêmement vif. À côté de la piste de danse il y avait plusieurs salles, baignées d'un étrange éclairage mauve, des lits étaient disposés côte à côte. Partout autour d'eux des couples baisaient, se caressaient ou se léchaient. La plupart des femmes étaient nues, certaines avaient gardé un chemisier ou un tee-shirt, ou s'étaient contentées de retrousser leur robe. Dans la plus grande des salles, il y avait une vingtaine de couples. Presque personne ne parlait, on n'entendait que le bourdonnement du climatiseur et le halètement des femmes qui approchaient de la jouissance. Il s'assit sur un lit juste à côté d'une grande brune, aux seins lourds, qui était en train de se faire lécher par un type d'une cinquantaine d'années qui avait conservé sa chemise et sa cravate. Christiane déboutonna son pantalon et commença à le branler tout en regardant autour d'elle. Un homme s'approcha, passa une main sous sa jupe. Elle dégrafa l'attache, la jupe glissa sur la moquette, elle ne portait rien en dessous. L'homme s'agenouilla et commença à la caresser pendant qu'elle branlait Bruno. Près de lui, sur le lit, la brune gémissait de plus en plus fort, il prit ses seins entre ses mains. Il bandait comme un rat. Christiane approcha sa bouche, commença à titiller le sillon et le frein de son gland avec la pointe de la langue. Un autre couple vint s'asseoir à leurs côtés, la femme, une petite rousse d'une vingtaine d'années, portait une minijupe en skaï noir. Elle regarda Christiane qui le léchait, Christiane lui sourit, releva son tee-shirt pour lui montrer ses seins. L'autre retroussa sa jupe, découvrant une chatte fournie, aux poils également roux. Christiane prit sa main et la guida jusqu'au sexe de Bruno. La femme commença à le branler, cependant que Christiane approchait à nouveau sa langue. En quelques secondes, pris par un soubresaut de plaisir incontrôlable, il éjacula sur son visage. Il se redressa vivement, la prit dans ses bras. «Je suis désolé, dit-il. Désolé.» Elle l'embrassa, se serra contre lui, il sentit son sperme sur ses joues. «Ça ne fait rien, dit-elle tendrement, ça ne fait rien du tout. Tu veux qu'on s'en aille?» proposa-t-elle un peu plus tard. Il acquiesça tristement, son excitation était complètement retombée. Ils se rhabillèrent rapidement et partirent tout de suite après.

Les semaines suivantes il parvint à se contrôler un peu mieux et ce fut le début d'une bonne période, une période heureuse. Sa vie avait maintenant un sens, limité aux week-ends passés avec Christiane. Il découvrit un livre au rayon santé de la FNAC, écrit par une sexologue américaine, qui prétendait apprendre aux hommes à maîtriser leur éjaculation par une série d'exercices gradués. Il s'agissait essentiellement de tonifier un petit muscle en arc situé juste en dessous des testicules, le muscle pubbo-coccygien. Par une contraction violente de ce muscle juste avant l'orgasme, accompagnée d'une inspiration profonde, il était en principe possible d'éviter l'éjaculation. Bruno commença à faire les exercices, c'était un but, qui méritait qu'on s'y attache. À chacune de leurs sorties il était stupéfait de voir des hommes, parfois plus âgés que lui, qui pénétraient plusieurs femmes d'affilée, se faisaient branler et sucer pendant des heures sans jamais perdre leur érection. Il était également gêné de constater que la plupart avaient des queues beaucoup plus grosses que la sienne. Christiane lui répétait que ça ne faisait rien, que ça n'avait aucune importance pour elle. Il la croyait, elle était visiblement amoureuse, mais il lui semblait également que la plupart des femmes rencontrées dans ces boîtes éprouvaient une légère déception lorsqu'il sortait son sexe. Il n'y eut jamais aucune remarque, la courtoisie de chacun était exemplaire, l'ambiance amicale et polie, mais il y avait des regards qui ne trompaient pas, et peu à peu il se rendait compte que, sur le plan sexuel non plus, il n'était pas tout à fait à la hauteur. II éprouvait pourtant des moments de plaisir inouïs, fulgurants, à la limite de l'évanouissement, qui lui arrachaient des hurlements véritables, mais cela n'avait rien à voir avec la puissance virile, c'était plutôt lié à la finesse, à la sensibilité des organes. Par ailleurs il caressait très bien, Christiane le lui disait, et il savait que c'était vrai, il était rare qu'il ne parvienne pas amener une femme à l'orgasme. Vers la mi-décembre il se rendit compte que Christiane maigrissait un peu, que son visage se couvrait de plaques rouges. Sa maladie de dos ne s'arrangeait pas, dit-elle, elle avait été obligée d'augmenter les doses de médicaments, cette maigreur, ces taches n'étaient que les effets secondaire; des médicaments. Elle changea très vite de sujet, il la sentit gênée, et en garda une impression de malaise. Elle était certainement capable de mentir pour ne pas l'inquiéter: elle était trop douce, trop gentille. En général le samedi soir elle faisait la cuisine, ils avaient un très bon repas, puis ils sortaient en boîte. Elle portait des jupes fendues, des petits hauts transparents, des porte-jarretelles, ou parfois un body ouvert à l'entrejambe. Sa chatte était douce, excitante, mouillée tout de suite. C'étaient des soirées merveilleuses, comme il n'aurait jamais espéré pouvoir en vivre. Parfois, lorsqu'elle se faisait prendre à la chaîne, le cœur de Christiane s'affolait, se mettait à battre un peu trop vite, elle transpirait d'un seul coup énormément, et Bruno prenait peur. Ils s'arrêtaient, alors, elle se blottissait dans ses bras, l'embrassait, lui caressait les cheveux et le cou.


21

Naturellement, là non plus, il n'y avait pas d'issue. Les hommes et les femmes qui fréquentent les boîtes pour couples renoncent rapidement à la recherche du plaisir (qui demande finesse, sensibilité, lenteur) au profit d'une activité sexuelle fantasmatique, assez insincère dans son principe, de fait directement calquée sur les scènes de gang bang des pornos «mode» diffusés par Canal +. En hommage à Karl Marx plaçant au cœur de son système, telle une entéléchie délétère, l'énigmatique concept de «baisse tendancielle du taux de profit», il serait tentant de postuler, au cœur du système libertin dans lequel venaient d'entrer Bruno et Christiane, l'existence d'un principe de baisse tendancielle du taux de plaisir, ce serait à la fois sommaire et inexact. Phénomènes culturels, anthropologiques, seconds, le désir et le plaisir n'expliquent finalement à peu près rien à la sexualité; loin d'être un facteur déterminant, ils sont au contraire, de part en part, sociologiquement déterminés. Dans un système monogame, romantique et amoureux, ils ne peuvent être atteints que par l'intermédiaire de l'être aimé, dans son principe unique. Dans la société libérale où vivaient Bruno et Christiane, le modèle sexuel proposé par la culture officielle (publicité, magazines, organismes sociaux et de santé publique) était celui de l'aventure: à l'intérieur d'un tel système le désir et le plaisir apparaissent à l'issue d'un processus de séduction, mettant en avant la nouveauté, la passion et la créativité individuelle (qualités par ailleurs requises des employés dans le cadre de leur vie professionnelle). L'aplatissement des critères de séduction intellectuels et moraux au profit de critères purement physiques conduisait peu à peu les habitués des boîtes pour couples à un système légèrement différent, qu'on pouvait considérer comme le fantasme de la culture officielle: le système sadien. À l'intérieur d'un tel système les bites sont uniformément rigides et démesurées, les seins siliconés, les chattes épilées et baveuses. Souvent lectrices de Connexion ou de Hot Video, les habituées des boîtes pour couples fixaient à leurs soirées un objectif simple: se faire empaler par une multiplicité de grosses bites. L'étape suivante, pour elles, était en général constituée par les clubs SM. La jouissance est affaire de coutume, comme aurait probablement dit Pascal s'il s'était intéressé à et genre de choses.

Avec sa bite de treize centimètres et ses érections espacées (il n'avait jamais bandé de manière très prolongée, sinon dans sa toute première adolescence, et le temps de latence entre deux éjaculations s'était notablement allongé depuis lors: certes, il n'était plus tout jeune), Bruno n'était au fond nullement à sa place dans ce genre d'endroits. Il était cependant heureux d'avoir à sa disposition plus de chattes et de bouches qu'il n'aurait jamais osé en rêver; de cela, il se sentait redevable à Christiane. Les plus doux moments restaient ceux où elle caressait d'autres femmes, ses compagnes de rencontre se montraient toujours ravies par l'agilité de sa langue, par l'habileté de ses doigts à découvrir et exciter leur clitoris, malheureusement, lorsqu'elles se décidaient à les payer de retour, la déception était en général au rendez-vous. Démesurément élargies par les pénétrations à la chaîne et les doigtés brutaux (souvent pratiqués à plusieurs doigts, voire avec la main entière), leurs chattes étaient à peu près aussi sensibles qu'un bloc de saindoux. Obsédées par le rythme frénétique des actrices du porno institutionnel, elles branlaient sa bite avec brutalité, comme une tige de chair insensible, avec un ridicule mouvement de piston (l'omniprésence de la musique techno, au détriment de rythmes d'une sensualité plus subtile, jouait certainement aussi un rôle dans le caractère excessivement mécanique de leurs prestations). Il éjaculait vite, et sans réel plaisir, pour lui, alors, la soirée était terminée. Ils restaient encore une demi-heure à une heure, Christiane se laissait prendre à la chaîne tout en essayant, en général en vain, de ranimer sa virilité. Au réveil, ils faisaient l'amour à nouveau, les images de la nuit lui revenaient, adoucies, dans son demi-sommeil, c'étaient alors des moments d'une tendresse extraordinaire.

L'idéal aurait été au fond d'inviter quelques couples choisis, de passer une soirée à la maison, de bavarder amicalement tout en échangeant des caresses. Ils allaient s'engager dans cette voie, Bruno en avait la certitude intime, il fallait, aussi, qu'il reprenne les exercices de tonification musculaire proposés par cette sexologue américaine, son histoire avec Christiane, qui lui avait apporté plus de joie qu'aucun autre événement de sa vie, était une histoire importante et sérieuse. Du moins c'est ce qu'il pensait, parfois, en la regardant s'habiller ou s'affairer dans la cuisine. Le plus souvent pourtant, lorsqu'elle était loin de lui dans la semaine, il pressentait qu'il avait affaire à une mauvaise farce, à une ultime et sordide plaisanterie de l'existence. Notre malheur n'atteint son plus haut point que lorsque a été envisagée, suffisamment proche, la possibilité pratique du bonheur.

L'accident eut lieu une nuit de février, alors qu'ils étaient chez Chris et Manu. Allongé sur un matelas dans la pièce centrale, la tête calée par des coussins, Bruno se faisait sucer par Christiane, il lui tenait la main. Elle était agenouillée au-dessus de lui, les jambes bien écartées, la croupe offerte aux hommes qui passaient derrière elle, enfilaient un préservatif, la prenaient à tour de rôle. Cinq hommes s'étaient déjà succédé sans qu'elle leur jette un regard; les yeux mi-clos, comme dans un rêve, elle promenait sa langue sur le sexe de Bruno, explorait centimètre après centimètre. Tout à coup elle poussa un cri bref, unique. Le type derrière elle, un grand costaud aux cheveux frisés, continuait à la pénétrer consciencieusement, à grands coups de reins, son regard était vide et un peu inattentif. «Arrêtez! Arrêtez!» lança Bruno, il avait eu l'impression de crier mais sa voix ne portait pas, il n'avait émis qu'un glapissement faible. Il se leva et repoussa brutalement le type qui resta interdit, le sexe dressé, les bras ballants. Christiane avait basculé sur le côté, son visage était tordu par la souffrance. «Tu ne peux pas bouger?» demanda-t-il. Elle fit «Non» de la tête, il se précipita vers le bar, demanda le téléphone. L'équipe du SAMU arriva dix minutes plus tard. Tous les participants s'étaient rhabillés, dans un silence total ils regardèrent les infirmiers qui soulevaient Christiane, qui la déposaient sur une civière. Bruno monta à côté d'elle dans l'ambulance, ils étaient tout près de l'Hôtel-Dieu. Il attendit plusieurs heures dans le couloir tapissé de linoléum, puis l'interne de garde vint le prévenir: elle dormait, maintenant, sa vie n'était pas en danger.

Dans la journée du dimanche on effectua un prèlèvement de la moelle osseuse, Bruno revint vers six heures. Il faisait déjà nuit, une pluie fine et froide tombait sur la Seine. Christiane était assise dans son lit, le dos soutenu par un tas d'oreillers. Elle sourit en le voyant. Le diagnostic était simple: la nécrose de ses vertèbres coccygiennes avait atteint un point irrémédiable. Elle s'y attendait depuis plusieurs mois, cela pouvait arriver d'un moment à l'autre, les médicaments avaient permis de freiner l'évolution, sans toutefois la stopper. Maintenant la situation n'évoluerait plus, il n'y avait aucune complication à craindre, mais elle resterait définitivement paralysée des jambes.

Elle sortit de l'hôpital dix jours plus tard, Bruno était là. La situation était différente, maintenant, la vie se caractérise par de longues plages d'ennui confus, elle est le plus souvent singulièrement morne, puis tout à coup une bifurcation apparaît, et cette bifurcation s'avère définitive. Christiane avait désormais une pension d'invalidité, elle n'aurait plus jamais à travailler, elle avait même droit à une aide ménagère gratuite. Elle roula son fauteuil vers lui, elle était encore maladroite - il y avait un coup à prendre, et elle manquait de force dans les avant-bras. Il l'embrassa sur les joues, puis sur les lèvres. «Maintenant, dit-il, tu peux venir t'installer chez moi. À Paris.» Elle leva son visage vers lui, le regarda dans les yeux, il ne parvint pas à soutenir son regard. «Tu es sûr? demanda-t-elle doucement, tu es sûr que c'est ce que tu veux?» II ne répondit pas, du moins, il tarda à répondre. Après trente secondes de silence, elle ajouta: «Tu n'es pas forcé. Il te reste un peu de temps à vivre, tu n'es pas forcé de le passer à t'occuper d'une invalide.» Les éléments de la conscience contemporaine ne sont plus adaptés à notre condition mortelle. Jamais, à aucune époque et dans aucune autre civilisation, on n'a pensé aussi longuement et aussi constamment à son âge; chacun a dans la tête une perspective d'avenir simple: le moment viendra pour lui où la somme des jouissances physiques qui lui restent à attendre de la vie deviendra inférieure à la somme des douleurs (en somme il sent, au fond de lui-même, le compteur tourner - et le compteur tourne toujours dans le même sens). Cet examen rationnel des jouissances et des douleurs, que chacun, tôt ou tard, est conduit à faire, débouche inéluctablement à partir d'un certain âge sur le suicide. Il est à ce propos amusant de noter que Deleuze et Debord, deux intellectuels respectés de la fin du siècle, se sont l'un et l'autre suicidés sans raison précise, uniquement parce qu'ils ne supportaient pas la perspective de leur propre déclin physique. Ces suicides n'ont provoqué aucun étonnement, aucun commentaire, plus généralement les suicides de personnes âgées, de loin les plus fréquents, nous paraissent aujourd'hui absolument logiques. On peut également relever, comme un trait symptomatique, la réaction du public face à la perspective d'un attentat terroriste: dans la quasi-totalité des cas les gens préféreraient être tués sur le coup plutôt que d'être mutilés, ou même défigurés. En partie, bien sûr, parce qu'ils en ont un peu marre de la vie, mais surtout parce que rien, y compris la mort, ne leur paraît aussi terrible que de vivre dans un corps amoindri.

Il bifurqua à la hauteur de La Chapelle-en -Serval. Le plus simple aurait été de se foutre dans un arbre ei traversant la forêt de Compiègne. Il avait hésité quelques secondes de trop; pauvre Christiane. Il avait encore hésité quelques jours de trop avant de l'appeler; il savait qu'elle était seule dans son HLM avec son fils, il l'imaginait dans son fauteuil roulant, non loin de son téléphone. Rien ne le forçait à s'occuper d'une invalide, c'est ce qu'elle avait dit, et il savait qu'elle était morte sans haine. On avait retrouvé le fauteuil roulant désarticulé, près des boîtes aux lettres, en bas de la dernièn volée de marches. Elle avait le visage tuméfié et le coi brisé. Bruno figurait dans la rubrique «personne à prévenir en cas d'accident», elle était décédée pendant son transfert à l'hôpital.

Le complexe funéraire était situé un peu en dehors de Noyon, sur la route de Chauny, il fallait tourner juste après Baboeuf. Deux employés en bleu de travail l'attendaient dans un préfabriqué blanc, trop chauffé, avec de nombreux radiateurs, un peu comme une salle de cours dans un lycée technique. Les baies vitrées donnaient sur les immeubles bas, modernes, d'une zone semi-résidentielle. Le cercueil, encore ouvert, était posé sur une table à tréteaux. Bruno s'approcha, vit le corps de Christiane et se sentit partir en arrière, sa tête heurta violemment le sol. Les employés le relevèrent avec précaution. «Pleurez! Il faut pleurer!…» le conjura le plus âgé d'une voix pressante. Il secoua la tête, il savait qu'il n'y parviendrait pas. Le corps de Christiane ne pourrait plus bouger, respirer ni parler. Le corps de Christiane ne pourrait plus aimer, il n'y avait plus aucun destin possible pour ce corps et c'était entièrement de sa faute. Cette fois toutes les cartes avaient été tirées, tous les jeux avaient été joués, la dernière donne avait eu lieu et elle s'achevait sur un échec définitif. Pas plus que ses parents avant lui il n'avait été capable d'amour. Dans un état de bizarre détachement sensoriel, comme s'il flottait à quelques centimètres au-dessus du sol, il vit les employés assujettir le couvercle à l'aide d'une perceuse visseuse-dévisseuse. Il les suivit jusqu'au «mur du silence», un mur de béton gris, haut de trois mètres, où étaient superposées les alvéoles funéraires, la moitié environ étaient vides. L'employé le plus âgé consulta sa feuille d'instructions, se dirigea vers l'alvéole 632, son collègue, derrière lui, roulait le cercueil sur un diable. L'atmosphère était humide et froide, il commençait même à pleuvoir. L'alvéole 632 était située à mi-hauteur, à peu près à un mètre cinquante du sol. D'un mouvement souple et efficace, qui ne dura que quelques secondes, les employés soulevèrent le cercueil et le firent glisser dans l'alvéole. À l'aide d'un pistolet pneumatique, ils vaporisèrent un peu de béton à séchage ultra-rapide dans l'interstice, puis l'employé le plus âgé fit signer le registre à Bruno. Il pouvait, lui indiqua-t-il en partant, se recueillir sur place s'il le désirait.

Bruno rentra par l'autoroute A1 et arriva vers onze heures au niveau du périphérique. Il avait pris une journée de congé, il ne soupçonnait pas que la cérémonie puisse être aussi brève. Il sortit porte de Châtillon et trouva à se garer rue Albert-Sorel, juste en face de l'appartement de son ex-femme. Il n'eut pas longtemps à attendre: dix minutes plus tard, débouchant de l'avenue Ernest-Reyer, son fils apparut, un cartable sur le dos. Il paraissait soucieux, et parlait seul tout en marchant. A quoi pouvait-il penser? C'était un garçon plutôt solitaire, lui avait dit Anne, au lieu de déjeuner au collège avec les autres il préférait rentrer à la maison, faire réchauffer le plat qu'elle lui avait laissé le matin en partant. Avait-il souffert de son absence? Probablement, mais il n'en avait rien dit. Les enfants supportent le monde que les adultes ont construit pour eux, ils essaient de s'y adapter de leur mieux, par la suite, en général, ils le reproduisent. Victor atteignit la porte, composa le code, il était à quelques mètres de la voiture, mais il ne le voyait pas. Bruno posa la main sur la poignée de la portière, se redressa sur son siège. La porte de l'immeuble se referma sur l'enfant, Bruno resta immobile quelques secondes, puis se rassit lourdement. Que pouvait-il dire à son fils, quel message avait-il à lui transmettre? Rien. Il n'y avait rien. Il savait que sa vie était finie, mais il ne comprenait pas la fin. Tout restait sombre, douloureux et indistinct.

Il démarra et s'engagea sur l'autoroute du Sud. Après la sortie d'Antony, il bifurqua en direction de Vauhallan. La clinique psychiatrique de l'Éducation nationale était située un peu à l'écart de Verrières-le-Buisson, juste à côté du bois de Verrières, il se souvenait très bien du parc. Il se gara rue Victor-Considérant, franchit à pied les quelques mètres qui le séparaient de la grille. Il reconnut l'infirmier de garde. Il dit: «Je suis revenu.»


22 Saorge - Terminus

«La communication publicitaire, trop focalisée sur la séduction du marché des juniors, s'est souvent égarée dans des stratégies où la condescendance le dispute à la caricature et à la dérision. Pour pallier ce déficit d'écoute inhérent à notre type de société, il est nécessaire de parvenir à ce que chaque collaborateur de nos forces de vente devienne un «ambassadeur» auprès des seniors.»

(Corinne Mégy

Le Vrai Visage des seniors)

Peut-être tout cela devait-il se terminer ainsi; peut-être n'y avait-il aucun autre moyen, aucune autre issue. Peut-être fallait-il dénouer ce qui avait été entremêlé, accomplir ce qui avait été ébauché. Ainsi, Djerzinski devait se rendre en ce lieu appelé Saorge, à 44° de latitude Nord et 7°30 de longitude Est, en ce lieu d'une altitude légèrement supérieure à 500 mètres. À Nice il descendit à l'hôtel Windsor, hôtel de demi-luxe d'une ambiance assez puante dont une des chambres a été décorée par le médiocre artiste Philippe Perrin. Le lendemain matin il prit le train Nice-Tende, renommé pour sa beauté. Le train traversa la banlieue nord de Nice, avec ses HLM d'Arabes, ses affiches de Minitel rosé et ses scores de 60 % au Front national. Après l'arrêt de Peillon-Saint-Thècle, il s'engagea dans un tunnel; à la sortie du tunnel, dans la lumière éblouissante, Djerzinski aperçut sur sa droite l'hallucinante silhouette du village suspendu de Peillon. Ils traversaient alors ce qu'on appelle l'arrière-pays niçois, des gens venaient de Chicago ou de Denver pour contempler les beautés de l'arrière-pays niçois. Ils s'engouffrèrent ensuite dans les gorges de la Roya. Djerzinski descendit en gare de Fanton-Saorge; il n'avait aucun bagage; on était à la fin du mois de mai. Il descendit en gare de Fanton-Saorge et marcha environ une demi-heure. À mi-parcours, il dut traverser un tunnel; la circulation automobile était inexistante.

Selon le Guide du routard qu'il avait acheté à l'aéroport d'Orly, le village de Saorge, avec ses maisons hautes étagées en gradins, dominant la vallée en un à-pic vertigineux, avait «quelque chose de tibétain»; c'était bien possible. Toujours est-il que c'est là que Janine, sa mère, qui s'était fait rebaptiser Jane, avait choisi de mourir, après plus de cinq ans passés à Goa, dans la partie occidentale de la péninsule indienne.

«Enfin elle a choisi de venir ici, elle n'a sûrement pas choisi de crever, corrigea Bruno. Il paraît que la vieille pute s'est convertie à l'islam - à travers la mystique soufie, une connerie de ce genre. Elle s'est installée avec une bande de babas qui vivent dans une maison abandonnée à l'écart du village. Sous prétexte que les journaux n'en parlent plus on s'imagine que les babas et les hippies ont disparu. Au contraire ils sont de plus en plus nombreux, avec le chômage leur nombre a considérablement augmenté, on peut même dire qu'ils pullulent. J'ai fait ma petite enquête…» II baissa la voix. «L'astuce c'est qu'ils se font appeler des néo-ruraux, mais en réalité ils ne glandent rien, ils se contentent de toucher leur RMI et une subvention bidon à l'agriculture de montagne.» Il hocha la tête d'un air rusé, vida son verre d'un trait, en commanda un autre. Il avait donné rendez-vous à Michel Chez Gihu, le seul café du village. Avec ses cartes postales cochonnes, ses photos de truites encadrées et son affiche de la «Boule saorgienne» (dont le comité directeur ne comportait pas moins de quatorze membres), l'endroit évoquait à merveille une ambiance «Chasse - Pêche - Nature - Tradition», aux antipodes de la mouvance néo-woodstockienne vitupérée par Bruno. Avec précaution, celui-ci sortit de son porte-documents un tract intitulé SOLIDARITÉ AVEC LES BREBIS BRIGASQUES! «Je l'ai tapé cette nuit… fit-il à voix basse. J'ai discuté avec les éleveurs hier soir. Ils n'arrivent plus à s'en sortir, ils ont la haine, leurs brebis sont littéralement décimées. C'est à cause des écologistes et du Parc national du Mercantour. Ils ont réintroduit des loups, des hordes de loups. Ils mangent les brebis!…» Sa voix monta d'un seul coup, il éclata brusquement en sanglots. Dans son message à Michel Bruno indiquait qu'il vivait de nouveau à la clinique psychiatrique de Verrières-le-Buisson, de manière «probablement définitive». Apparemment, donc, ils l'avaient laissé ressortir pour l'occasion.

«Donc, notre mère est en train de mourir… coupa Michel, soucieux d'en venir au fait.

– Absolument! Au Cap d'Agde c'est pareil, il paraît qu'ils ont interdit au public la zone de dunes. La décision a été prise sous la pression de la Société de protection du littoral, qui est complètement aux mains des écologistes. Les gens ne faisaient rien de mal, ils partouzaient gentiment, mais il paraît que ça dérange les sternes. Les sternes, c'est une variété de piafs. Au cul les piafs!» s'anima Bruno. «Ils veulent nous empêcher de partouzer et de manger du fromage de brebis, c'est des vrais nazis. Les socialistes sont complices. Ils sont contre les brebis parce que les brebis sont de droite, alors que les loups sont de gauche, pourtant les loups ressemblent aux bergers allemands, qui sont d'extrême droite. À qui se fier?» Il hocha sombrement la tête.

«Tu es descendu à quel hôtel à Nice? demanda-t-il subitement.

– Au Windsor.

Pourquoi le Windsor?» Bruno recommençait à s'énerver. «Tu as des goûts de luxe, maintenant? Qu'est-ce qui te prend? Personnellement (il martelait ses phrases avec une énergie croissante), je reste fidèle

aux hôtels Mercure! Est-ce que tu as au moins pris la peine de te renseigner? Est-ce que tu savais que l'hôtel Mercure «Baie des Anges» a un système de tarifs dégressifs suivant la saison? En période bleue, la chambre est à 330 francs! Le prix d'un deux étoiles! Avec un confort institutionnel de type trois étoiles, une vue sur la promenade des Anglais et un room service 24 heures sur 24!» Bruno hurlait presque, maintenant. Malgré le comportement quelque peu extravagant de son client, le patron de Chez Gilou (s'appelait-il Gilou? c'était vraisemblable) écoutait avec attention. Les histoires d'argent et de rapport qualité-prix intéressent toujours beaucoup les hommes, c'est chez eux un trait caractéristique.

«Ah, voilà Ducon!» fit Bruno d'un ton guilleret, tout à fait changé, en désignant un jeune homme qui venait d'entrer dans le café. Il pouvait avoir vingt-deux ans. Vêtu d'un treillis militaire et d'un tee-shirt Greenpeace, il avait le teint mat, des cheveux noirs tressés en petites nattes, bref il suivait la mode rasta. «Bonjour Ducon, fit Bruno avec entrain. Je te présente mon frère. On va voir la vieille?» L'autre acquiesça sans un mot, pour une raison ou une autre, il avait apparemment décidé de ne pas répondre aux provocations.

Le chemin quittait le village et montait en pente douce, à flanc de montagne, en direction de l'Italie. Après une colline élevée ils débouchèrent dans une vallée très large, aux flancs boisés, la frontière n'était qu'à une dizaine de kilomètres. Vers l'Est, on distinguait quelques sommets enneigés. Le paysage, parfaitement désert, donnait une impression d'ampleur et de sérénité.

«Le médecin est repassé, expliqua Hippie-le-Noir. Elle n'est pas transportable, et de toute façon il n'y plus rien à faire. C'est la loi de la nature… dit-il avec sérieux.

– T'entends ça? railla Bruno. T'as entendu ce guignol? La «nature», ils ont que ce mot-là à la bouche. Maintenant qu'elle est malade ils sont pressés qu'elle crève, comme un animal dans son trou. C'est ma mère, Ducon! fit-il avec grandiloquence. Et t'as vu son look? reprit-il. Les autres sont pareils, même pires. Ils sont complètement à chier.

– Le paysage est très joli, par ici…» répondit distraitement Michel.

La maison était vaste et basse, en pierres grossières, recouverte d'un toit de lauzes, elle était située près d'une source. Avant d'entrer, Michel sortit de sa poche un appareil photo Canon Prima Mini (zoom rétractable 38- 105 mm, 1 290 F à la FNAC). Il fit un tour entier sur lui-même, visa très longuement avant de déclencher, puis il rejoignit les autres.

Mis à part Hippie-le-Noir, la pièce principale était occupée par une créature indistincte et blondasse, vraisemblablement hollandaise, qui tricotait un poncho près de la cheminée, et par un hippie plus âgé, aux longs cheveux gris, à la barbiche également grise, au fin visage de chèvre intelligente. «Elle est là…» dit Hippie-le-Noir, il tira un pan de tissu cloué au mur et les introduisit dans la chambre attenante.

Certes, c'est avec intérêt que Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu'ils pénétraient dans la pièce. Après tout ce n'était que la deuxième fois qu'il voyait sa mère, et tout portait à croire que ce serait la dernière. Ce qui le frappa d'emblée fut son extrême maigreur, qui lui faisait des pommettes saillantes, des bras distordus. Le teint était terreux, très foncé, elle respirait difficilement, elle était visiblement à la dernière extrémité, mais au-dessus du nez qui paraissait crochu les yeux brillaient, immenses et blancs, dans la pénombre. Il s'approcha avec précaution de la silhouette étendue. «T'en fais pas, dit Bruno, elle peut plus parler.» Elle ne pouvait peut-être plus parler, mais elle était visiblement consciente. Le reconnaissait-elle? Sans doute pas. Peut-être est-ce qu'elle le confondait avec son père, ça, c'était possible, Michel savait qu'il ressemblait énormément à son père au même âge. Et malgré tout certains êtres, quoi qu'on en dise, jouent un rôle fondamental dans votre vie, lui impriment bel et bien un nouveau tour, ils la coupent positivement en deux. Et pour Janine, qui s'était fait rebaptiser Jane, il y avait eu un avant et un après le père de Michel. Avant de le rencontrer elle n'était au fond qu'une bourgeoise libertine et friquée, après la rencontre elle devait devenir quelque chose d'autre, de nettement plus catastrophique. Le mot de «rencontre» n'est d'ailleurs qu'une manière de parler, car de rencontre, il n'y en avait réellement pas eu. Ils s'étaient croisés, ils avaient procréé, et c'est tout. Le mystère qui était au fond de Marc Djerzinski, elle n'avait pas réussi à le comprendre, elle n'avait même pas réussi à s'en approcher. Y pensait-elle en cette heure où prenait fin sa vie calamiteuse? Ce n'était nullement invraisemblable. Bruno s'abattit lourdement sur une chaise à côté de son lit. «Tu n'es qu'une vieille pute… émit-il sur un ton didactique. Tu mérites de crever.» Michel s'assit en face de lui, à la tête du lit, et alluma une cigarette. «T'as voulu être incinérée? poursuivit Bruno avec verve. À la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres.» II hocha la tête avec satisfaction, Jane émit un bruit de gorge éraillé. À ce moment, Hippie-le-Noir refit son apparition. «Vous voulez boire quelque chose? proféra-t-il d'un ton glacial. - Évidemment, mon bonhomme! hurla Bruno. Est-ce que c'est une question qui se pose? Fais péter une poire, Ducon!» Le jeune homme ressortit et revint avec une bouteille de whisky et deux verres. Bruno se servit largement, avala une première rasade. «Excusez-le, il est troublé… fit Michel d'une voix presque inaudible. - C'est ça, confirma son demi-frère. Laisse-nous à notre chagrin, Ducon.» II vida son verre avec un claquement de langue, se resservit. «Ils ont intérêt à se tenir à carreau, ces pédés… observa-t-il. Elle leur a légué tout ce qu'elle avait, et ils savent très bien que les enfants ont des droits inaliénables sur l'héritage. Si on voulait contester le testament, on serait sûrs de gagner.» Michel se tut, il n'avait pas envie de discuter de la question. Il s'ensuivit un moment de silence assez net. À côté non plus, personne ne parlait, on entendait la respiration rauque et affaiblie de l'agonisante.

«Elle a voulu rester jeune, c'est tout… dit Michel d'une voix lasse et tolérante. Elle a eu envie de fréquenter des jeunes, et surtout pas ses enfants, qui lui rappelaient qu'elle appartenait à une ancienne génération. Ce n'est pas très difficile à expliquer, ni à comprendre. J'ai envie de m'en aller, maintenant. Tu crois qu'elle va mourir bientôt?»

Bruno haussa les épaules en signe d'ignorance. Michel se leva et repassa dans l'autre pièce, Hippie-le-Gris était maintenant seul, occupé à éplucher des carottes biologiques. Il tenta de l'interroger, de savoir ce que le médecin avait dit au juste, mais le vieux marginal ne put fournir que des informations floues et hors sujet. «C'était une femme lumineuse… souligna-t-il, sa carotte à la main. Nous pensons qu'elle est prête à mourir, car elle a atteint un niveau de réalisation spirituelle suffisamment avancé.» Qu'est-ce qu'il voulait dire par là? Inutile de rentrer dans les détails. À l'évidence, le vieux benêt ne prononçait pas réellement des paroles, il se contentait de faire du bruit avec sa bouche. Michel tourna les talons avec impatience et rejoignit Bruno. «Ces cons de hippies… fit-il en se rasseyant, restent persuadés que la religion est une démarche individuelle basée sur la méditation, la recherche spirituelle, etc. Ils sont incapables de se rendre compte que c'est au contraire une activité purement sociale, basée sur la fixation, de rites, de règles et de cérémonies. Selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d'amener l'humanité à un état d'unité parfaite.

– Auguste Comte toi-même! intervint Bruno avec rage. À partir du moment où on ne croit plus à la vie éternelle, il n'y a plus de religion possible. Et si la société est impossible sans religion, comme tu as l'air de le penser, il n'y a plus de société possible non plus. Tu me fais penser à ces sociologues qui s'imaginent que le culte de la jeunesse est une mode passagère née dans les années cinquante, ayant connu son apogée au cours des années quatre-vingt, etc. En réalité l'homme a toujours été terrorisé par la mort, il n'a jamais pu envisager sans terreur la perspective de sa propre disparition, ni même de son propre déclin. De tous les biens terrestres, la jeunesse physique est à l'évidence le plus précieux, et nous ne croyons plus aujourd'hui qu'aux biens terrestres. "Si Christ n'est pas ressuscité", dit saint Paul avec franchise, "alors noire foi est vaine." Christ n'est pas ressuscité, il a perdu son combat contre la mort. J'ai écrit un scénario de film paradisiaque sur le thème de la Jérusalem nouvelle. Le film se passe dans une île entièrement peuplée par des femmes nues et des chiens de petite taille. A la suite d'une catastrophe biologique les hommes ont disparu, ainsi que la quasi-totalité des espèces animales. Le temps s'est arrêté, le climat est égal et doux, les arbres portent des fruits toute l'année. Les femmes sont éternellement nubiles et fraîches, les petits chiens éternellement vifs et joyeux. Les femmes se baignent et se caressent, les petits chiens jouent et folâtrent autour d'elles. Ils sont de toutes couleurs et de toutes espèces: il y a des caniches, des fox-terriers, des griffons bruxellois, des Shi-Tzu, des Cavalier King Charles, des yorkshires, des bichons frisés, des westies et des harrier beagles. Le seul gros chien est un labrador, sage et doux, qui joue un rôle de conseil auprès des autres. La seule trace de l'existence masculine est une cassette vidéo présentant un choix d'interventions télévisées d'Edouard Balladur; cette cassette a un effet calmant sur certaines femmes, et aussi sur la plupart des chiens. Il y a également une cassette de La Vie des animaux, présentée par Claude Darget; on ne la regarde jamais, mais elle sert de mémoire, et de témoignage de la barbarie des époques antérieures.

– Donc, ils te laissent écrire…» dit doucement Michel. Il n'en était pas surpris. La plupart des psychiatres voient d'un bon œil les griffonnages de leurs patients. Non qu'ils leur attribuent une quelconque valeur thérapeutique, mais c'est toujours une occupation, pensent-ils, ça vaut toujours mieux que de se lacérer les avant-bras à coups de rasoir.

«II y a quand même de petits drames dans cette île, poursuivit Bruno d'une voix émue. Par exemple, un jour, un des petits chiens s'aventure trop loin en nageant dans la mer. Heureusement sa maîtresse s'aperçoit qu'il est en difficulté, saute dans une barque, file à toutes rames et parvient à le repêcher de justesse. Le pauvre petit chien a bu trop d'eau, il est évanoui et on peut croire qu'il va mourir; mais sa maîtresse parvient à le réanimer en lui faisant de la respiration artificielle, et tout se termine très bien, le petit chien est gai à nouveau.» II se tut brusquement. Il avait l'air serein, maintenant, et presque extatique. Michel regarda sa montre, puis regarda autour de lui. Sa mère ne faisait plus aucun bruit. Il était presque midi, l'ambiance était excessivement calme. Il se releva, retourna dans la pièce centrale. Hippie-le-Gris avait disparu, laissant ses carottes en plan. Il se servit une bière, marcha jusqu'à la fenêtre. La vue portait à des kilomètres sur les pentes recouvertes de sapins. Entre les sommets enneigés, on distinguait au loin le miroitement bleuté d'un lac. L'atmosphère était douce et chargée de senteurs, c'était une très belle matinée de printemps.

Il était là depuis un temps difficile à définir et son attention, détachée de son corps, flottait paisiblement entre les sommets lorsqu'il fut ramené à la réalité par ce qu'il prit d'abord pour un hurlement. Il lui fallut quelques secondes pour réorganiser ses perceptions auditives, puis il marcha rapidement vers la chambre. Toujours assis au pied du lit, Bruno chantait à pleins poumons:


Ils sont venus, ils sont tous là

Dès qu'ils ont entendu ce cri

Elle va mourir laâââaa Maâmmaââh…

Inconséquents; inconséquents, légers et clownesques, tels sont les hommes. Bruno se leva pour chanter encore plus fort le couplet suivant:


Ils sont venus, ils sont tous là

Même ceux, du sud de l'Italie

Y a même Giorgio le fils maudit

Avec des présents pleins les braâââas…

Dans le silence qui suivit cette démonstration vocale, on entendit nettement une mouche traverser l'atmosphère de la pièce avant de se poser sur le visage de Jane. Les diptères sont caractérisés par la présence d'une seule paire d'ailes membraneuses implantées sur le deuxième anneau du thorax, d'une paire de balanciers (servant à l'équilibrage en vol) implantés sur le troisième anneau du thorax, et de pièces buccales piqueuses ou suceuses. Au moment où la mouche s'aventurait sur la surface de l'œil, Michel se douta de quelque chose. Il s'approcha de Jane, sans toutefois la toucher. «Je crois qu'elle est morte» dit-il après un temps d'examen.

Le médecin confirma sans difficultés ce diagnostic. Il était accompagné d'un employé municipal, et c'est là que les problèmes commencèrent. Où souhaitait-on transférer le corps? Un caveau de famille, peut-être? Michel n'en avait pas la moindre idée, il se sentait épuisé et confus. S'ils avaient su développer des relations familiales empreintes de chaleur et d'affection, il n'en seraient pas là - à se couvrir de ridicule devant l'employé municipal, qui au demeurant restait correct. Bruno se désintéressait complètement de la situation, assis un peu à l'écart, il avait entamé une partie de Tetris sur sa console portable. «Eh bien… reprit l'employé, nous pouvons vous proposer une concession au cimetière de Saorge. Ce sera un peu loin pour vous recueillir, surtout si vous n'êtes pas de la région, mais du point de vue transport c'est évidemment le plus pratique. L'enterrement pourrait avoir lieu dès cette après-midi, nous ne sommes pas trop bousculés en ce moment. Je suppose qu'il n'y aura pas de problèmes pour le permis d'inhumer… - Aucun problème! lança le médecin avec une chaleur un peu excessive. J'ai amené les formulaires…» II brandit un petit paquet de feuilles avec un sourire guilleret. «Putain, j'ai claqué…» fit Bruno à mi-voix. En effet, sa console de jeux émit une petite musique joyeuse. «D'accord également pour l'inhumation, monsieur Clément? fit l'employé en forçant sa voix. - Absolument pas! Bruno se redressa d'un bond. Ma mère souhaitait être incinérée, elle y attachait une importance extrême!» L'employé se rembrunit. La commune de Saorge n'était pas équipée pour une incinération, c'était un matériel tout à fait spécifique, qui ne se justifiait pas eu égard au volume des demandes. Vraiment, non, ça paraissait difficile. «Ce sont les dernières volontés de ma mère…» fit Bruno avec importance. Le silence se fit. L'employé municipal réfléchissait à toute allure. «II y a bien un crématorium à Nice… dit-il timidement. On pourrait envisager un transport aller-retour, si vous êtes toujours d'accord pour une inhumation dans la commune. Naturellement, les frais seraient à votre charge…» Personne ne répondit. «Je vais téléphoner… poursuivit-il, il faut déjà se renseigner sur les créneaux horaires pour une incinération.» II consulta son agenda, sortit un téléphone portable et commençait à composer le numéro quand Bruno intervint à nouveau. «On laisse tomber… fit-il d'un geste large. On va l'enterrer ici. Ses dernières volontés, on s'en fout. Tu payes!» poursuivit-il avec autorité en s'adressant à Michel. Sans discuter, celui-ci sortit son chéquier et s'enquit du prix d'une concession de trente ans. «C'est un bon choix, confirma l'employé municipal. Avec une concession de trente ans, on a le temps de voir venir.»

Le cimetière était situé une centaine de mètres au-dessus du village. Deux hommes en bleu de travail portaient le cercueil. Ils avaient choisi le modèle de base, en sapin blanc, stocké dans une salle municipale, les services funéraires semblaient remarquablement organisés, à Saorge. C'était la fin de l'après-midi, mais le soleil était encore chaud. Bruno et Michel marchaient côte à côte, deux pas derrière les hommes, Hippie-le-Gris était à leurs côtés, il avait tenu à accompagner Jane jusqu'à sa dernière demeure. Le chemin était caillouteux, aride, et tout cela devait avoir un sens. Un rapace - probablement une buse - planait lentement, à mi-hauteur, dans l'atmosphère. «Ça doit être un coin à serpents…» inféra Bruno. Il ramassa une pierre blanche très aiguisée. Juste avant de tourner vers l'enclos funéraire, comme pour confirmer ses propos, une vipère apparut entre deux buissons longeant le mur d'enceinte, Bruno visa et tira de toutes ses forces. La pierre éclata sur le mur, manquant de peu la tête du reptile.

«Les serpents ont leur place dans la nature… fit observer Hippie-le-Gris avec une certaine sévérité.

– La nature je lui pisse à la raie, mon bonhomme! Je lui chie sur la gueule!» Bruno était à nouveau hors de lui. «Nature de merde… nature mon cul!» marmonna-t-il avec violence pendant encore quelques minutes. Cependant il se tint correctement lors de la descente du corps, se contentant d'émettre différents gloussements et hochements de tête, comme si l'événement lui suggérait des réflexions inédites, mais encore trop floues pour être exprimées de manière explicite. Après la cérémonie, Michel remit un bon pourboire aux deux hommes - il supposa que c'était l'usage. Il lui restait un quart d'heure pour attraper le train, Bruno décida de partir en même temps.

Ils se quittèrent sur le quai de la gare de Nice. Ils ne le savaient pas encore, mais ils ne devaient jamais se revoir.

«Ça va bien, à ta clinique? demanda Michel. - Ouais ouais, tranquille peinard j'ai mon lithium.» Bruno sourit d'un air rusé. «Je vais pas rentrer tout de suite à la clinique, j'ai une nuit de battement. Je vais aller dans un bar à putes, il y en a plein à Nice.» Il plissa le front, se rembrunit. «Avec le lithium je bande plus du tout, mais ça fait rien, j'aime bien quand même.»

Michel acquiesça distraitement, monta dans le wagon: il avait réservé une couchette.


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