Terry Pratchett Les petits dieux

Prenons l’aigle et la tortue.

La tortue dite terrestre – puisqu’il en existe une espèce marine – vit sur terre, comme son nom l’indique. Impossible de vivre plus près de la terre sans passer dessous. Son horizon ne s’étend guère au-delà de quelques pas. Sa vitesse de pointe excède tout juste celle nécessaire pour prendre une laitue en chasse. Pendant que le reste de l’évolution la dépassait, elle a survécu en n’étant dans l’ensemble dangereuse pour personne et consommable qu’au prix de mille peines.

L’aigle, maintenant. Un animal aérien, un animal des cimes, dont l’horizon s’étend jusqu’au bord du monde. Une vue assez perçante pour repérer à un kilomètre le frémissement d’une petite bête couinante. La puissance et la maîtrise incarnées. La mort instantanée sur ailes. Assez de serres et de griffes pour faire son repas de tout ce qui est plus petit et prendre au moins un morceau sur le pouce de tout ce qui est plus gros.

Pourtant l’aigle reste de faction des heures durant sur son pic à surveiller les royaumes du monde jusqu’à ce qu’il surprenne un mouvement au loin. Il accommode alors, fait un point de plus en plus précis sur la petite carapace qui bringuebale là-bas parmi les broussailles du désert. Et s’élance…

Une minute plus tard, la tortue voit le monde s’enfuir sous elle. Un monde qu’elle contemple pour la première fois d’une altitude qui ne se compte plus en centimètres mais en centaines de mètres ; et elle se dit : L’aigle, quand même, ça, c’est un ami.

Et alors l’aigle la laisse tomber.

Et presque toujours la tortue exécute un plongeon mortel. Tout le monde sait pourquoi. La gravité est une habitude dont on a du mal à se débarrasser. En revanche, nul ne sait pourquoi l’aigle agit ainsi. C’est bon à manger, la tortue, mais vu les efforts déployés, on fait un meilleur repas avec à peu près n’importe quoi d’autre. C’est tout bonnement la grande joie des aigles de tourmenter les tortues.

Mais évidemment, ce dont l’aigle ne se doute pas, c’est qu’il participe à une forme très rudimentaire de la sélection naturelle.

Un jour, une tortue va apprendre à voler.


L’histoire se passe dans des contrées désertiques aux nuances terre d’ombre et orangé. Situer son début et sa fin s’avère plus problématique, mais un de ses débuts au moins eut lieu au-dessus de la limite des neiges éternelles, à des milliers de kilomètres dans les montagnes qui entourent le Moyeu[1].

Une des questions philosophiques qui reviennent régulièrement est la suivante :

Un arbre qui s’abat dans la forêt fait-il du bruit quand il n’y a personne pour l’entendre ?

Ce qui donne une indication sur la nature des philosophes, parce qu’il y a toujours quelqu’un dans une forêt. Peut-être seulement un blaireau qui se demande d’où vient ce fracas, ou un écureuil un brin intrigué par l’ensemble du décor qui s’élève d’un coup, mais quelqu’un. À l’extrême limite, si l’arbre s’abat au fin fond de la forêt, des millions de petits dieux l’entendent.

Des événements se produisent, les uns après les autres. Ils se fichent qu’on le sache ou non. Mais l’Histoire avec un grand H… ah, ça, c’est autre chose. Ça s’étudie, l’Histoire. Sinon ce n’est plus de l’Histoire. C’est seulement… eh bien, des événements qui se produisent les uns après les autres.

Et bien entendu, il faut la surveiller. Sans quoi elle pourrait devenir n’importe quoi. Parce que l’Histoire, contrairement aux théories populaires, est bel et bien faite de rois, de dates et de batailles. Et ces éléments doivent apparaître à leur heure. Voilà qui est délicat. Dans un univers chaotique, trop de choses risquent de tourner mal. Il est très facile pour le cheval d’un général de perdre un fer au mauvais moment, pour un subalterne de comprendre un ordre de travers, ou pour le porteur d’un message vital d’essuyer l’attaque d’hommes armés de bâtons et poussés par des difficultés de trésorerie. N’oublions pas non plus les histoires sauvages, excroissances parasites sur l’arbre de l’Histoire, qui essayent de l’infléchir dans leur sens.

L’Histoire a donc ses gardiens.

Ils vivent… Disons que par essence ils vivent partout où on les envoie, mais leur siège spirituel se situe dans une vallée perdue du Disque-monde, dans les hautes montagnes du Bélier, là où sont tenus les livres d’Histoire.

Il ne s’agit pas de livres où l’on fixe les événements du passé comme autant de papillons sur un bouchon. Il s’agit des livres dont découle l’Histoire. Leur nombre dépasse les vingt mille ; chacun fait plus de trois mètres de haut, relié de cuir, et les lettres sont si petites qu’il faut les lire à l’aide d’une loupe.

Quand on dit « c’est écrit… » il faut entendre que c’est écrit là, dans ces ouvrages.

Il existe moins de métaphores en circulation qu’on le croit.

Tous les mois, l’abbé supérieur et deux vieux moines se rendent à la caverne où sont tenus les livres. C’était autrefois la tâche de l’abbé seul, mais deux autres moines dignes de confiance lui ont été adjoints suite au cas malheureux du cinquante-neuvième abbé qui avait empoché un million de piastres en petits paris avant que ses collègues lui mettent le grappin dessus.

En outre, il est dangereux d’y aller seul. Les simples émanations d’Histoire concentrée qui s’échappent sans bruit dans le monde s’avèrent parfois abrutissantes. Le temps est une drogue. À haute dose, il tue.

Le quatre cent quatre-vingt-treizième abbé joignit ses mains ridées et s’adressa à Lou-tsé, un de ses moines les plus âgés. L’air pur et la vie paisible de la vallée perdue faisaient que tous les moines étaient âgés ; et puis, quand on travaille tous les jours avec lui, le Temps relâche un peu son emprise.

« C’est à Omnia, fit l’abbé, sur la côte klatchienne.

— Je me souviens, dit Lou-tsé. Il n’y avait pas un jeune gars du nom d’Ossaire ?

— Il faut… bien observer les choses. Il y a des pressions. Libre arbitre, prédestination… pouvoir des symboles… tournant de l’existence… vous connaissez tout ça.

— Je ne suis pas allé à Omnia depuis… oh, ça doit bien faire sept cents ans. Un pays sec. À mon avis, on ne doit pas y trouver plus d’une tonne de bonne terre.

— Vous allez donc partir, fit l’abbé.

— Je vais emmener mes montagnes, dit Lou-tsé. Le climat leur fera du bien. »

Il prit aussi son balai et sa natte de couchage. Les moines de l’Histoire n’aiment pas beaucoup posséder des biens. Ils trouvent que la plupart d’entre eux s’usent au bout d’un ou deux siècles.

Il mit quatre ans pour arriver à Omnia. Il lui fallut assister en cours de route à deux batailles et un assassinat qui, sinon, n’auraient été que des événements fortuits.


C’était l’année du Serpent Notionnel, ou deux siècles après la Déclaration du prophète Abbysse.

Ce qui signifiait que l’heure du huitième prophète était imminente.

De ce point de vue-là, on pouvait se fier à l’Église du grand dieu Om. Elle avait des prophètes très ponctuels. On aurait pu les prendre comme repères pour établir son calendrier, à condition d’en avoir un grand.

Et, comme il arrive souvent quand un prophète est annoncé, l’Église redoublait d’efforts pieux. Ce qui rappelait beaucoup le remue-ménage qui précède dans une grosse entreprise le passage des polyvalents, sauf qu’elle tendait à se saisir des fidèles soupçonnés d’une piété moins ardente que la sienne pour les mettre à mort d’une centaine de façons ingénieuses. Procédé tenu pour un baromètre sûr de l’état de piété où baignent la plupart des religions vraiment populaires. On prétend dans ces cas-là que le nombre de rechutes dépasse celui du championnat national de rodéo, qu’il faut couper le mal à la racine, voire au bras, à la jambe, à l’œil et à la langue, et qu’il est temps de procéder au grand nettoyage. Le sang passe pour un détergent très efficace dans ces cas-là.


Or il advint qu’en ce temps-là le grand dieu Om s’adressa à Frangin, l’Élu :

« Psst ! »

Frangin s’arrêta au milieu d’un coup de binette et fit du regard le tour du jardin du temple.

« Pardon ? » lança-t-il.

C’était une belle journée du printemps prime. Les moulins à prières tournaient joyeusement dans le vent qui descendait des montagnes. Des abeilles fainéantaient dans les haricots en fleur mais bourdonnaient avec ardeur pour donner l’impression d’un travail intense. En altitude, un aigle solitaire décrivait des cercles.

Frangin haussa les épaules et retourna à ses melons.

Oui-da, le grand dieu Om s’adressa à Frangin, l’Élu :

« Psst ! »

Frangin hésita. Une voix lui avait bel et bien parlé de nulle part. Peut-être un démon. Le chapitre des démons mettait le maître des novices, frère Nonroid, dans tous ses états. Les pensées impures et les démons. Les unes menaient aux autres. Frangin avait le sentiment désagréable d’avoir sûrement quelques démons de retard.

Une seule solution : garder son sang-froid et répéter les neuf aphorismes fondamentaux.

Une fois encore, le grand dieu Om s’adressa à Frangin, l’Élu :

« T’es sourd, mon gars ? »

La binette tomba avec un bruit mat sur la terre brûlante. Frangin se retourna d’un bloc. Il ne vit que les abeilles, l’aigle et, à l’autre bout du jardin, le vieux frère Lou-tsé qui fourchait rêveusement le tas de fumier. Les moulins à prières tournoyaient, rassurants, le long des murs.

Il fit le signe grâce auquel le prophète Ichquible avait chassé les esprits.

« En arrière, démon, marmonna-t-il.

— Mais je suis en arrière. »

Frangin se retourna encore, lentement. Le jardin était toujours désert.

Il prit ses jambes à son cou.


Beaucoup d’histoires commencent longtemps avant leur début, et celle de Frangin trouvait son origine des milliers d’années avant sa naissance.

Il existe des millions de dieux de par le monde. Ils grouillent comme de la laitance de hareng. La plupart sont trop petits pour qu’on les voie et ne font l’objet d’aucun culte, du moins de la part d’aucune créature plus grosse que la bactérie, laquelle ne dit jamais ses prières et ne réclame pas grand-chose en matière de miracles.

Ce sont les petits dieux – les esprits des croisées de deux pistes de fourmis, les dieux des microclimats entre les racines d’herbe. Et la plupart de ces divinités restent en l’état.

Car ce qui leur manque, c’est la foi.

Une poignée, cependant, connaissent des destins un peu plus glorieux. N’importe quoi peut favoriser de tels destins. Un berger à la recherche d’un agneau égaré le retrouve au milieu des ronces et consacre une minute ou deux à édifier un petit cairn de pierres pour remercier à tout hasard les éventuels esprits qui habiteraient le coin. Ou un arbre à la forme particulière qu’on associe à un remède contre une maladie. Ou quelqu’un grave une spirale sur une pierre isolée. Car ce dont les dieux ont besoin, c’est de foi, et ce que veulent les hommes, ce sont des dieux.

Le plus souvent, ça ne va pas plus loin. Mais quelquefois si. On ajoute d’autres rochers, on élève d’autres pierres, on construit un temple sur le site où se dressait autrefois l’arbre. La divinité croît en puissance, la foi de ses adorateurs la propulse vers les cieux comme mille tonnes de carburant de fusée. Pour quelques rares dieux, tout est possible.

Et parfois même davantage.


Frère Nonroid se débattait contre des pensées impures dans l’intimité de sa cellule austère lorsqu’il entendit la voix fervente en provenance du dortoir des novices.

Couché face contre terre devant une statue d’Om dans sa manifestation du coup de tonnerre, le jeune Frangin tremblait et bredouillait des bribes de prière.

Quelque chose chez ce garçon donnait la chair de poule, se disait Nonroid. Sa façon de vous regarder quand vous parliez, comme s’il écoutait.

Il s’approcha sans se presser et poussa le jeune homme étendu du bout de sa canne. « Debout, mon garçon ! Que crois-tu faire dans le dortoir en pleine journée ? Mmm ? »

Frangin réussit à tourner sur place en restant à plat ventre et saisit les chevilles du prêtre.

« Une voix ! Une voix ! Elle m’a parlé, à moi ! » gémit-il.

Nonroid exhala un soupir. Ah. Il se retrouvait en terrain connu. Question voix, il en connaissait un rayon. Il les entendait à tout bout de champ.

« Debout, mon garçon », répéta-t-il d’une voix un peu plus aimable.

Frangin se releva.

Il était, comme s’en était déjà plaint Nonroid, trop âgé pour faire un novice convenable. Trop âgé d’une dizaine d’années. Donnez-moi un garçon de moins de sept ans, avait toujours dit Nonroid.

Mais Frangin mourrait novice. Lorsqu’on avait établi le règlement, on n’avait pas prévu les Frangin.

Sa grosse figure rouge et honnête se leva vers le maître des novices.

« Assieds-toi sur ton lit, Frangin », lui demanda Nonroid.

Frangin obéit aussitôt. Il ne savait pas ce que voulait dire désobéissance. Un mot parmi les nombreux dont il ignorait le sens.

Nonroid s’assit à côté de lui.

« Écoute, Frangin, dit-il, tu sais ce qui arrive quand on raconte des mensonges, n’est-ce pas ? »

Frangin opina, tout rouge.

« Très bien. Maintenant, parle-moi de ces voix. »

Frangin tortilla le bord de sa robe dans ses mains.

« C’était plutôt une seule voix, maître, dit-il.

— … plutôt une seule voix, reprit frère Nonroid. Et elle disait quoi, cette voix ? Mmm ? »

Frangin hésita. À la réflexion, la voix n’avait pas dit grand-chose. Elle avait parlé, sans plus. De toute façon, c’était difficile de discuter avec frère Nonroid qui avait la manie de loucher sur les lèvres de ses interlocuteurs et de répéter leurs derniers mots quasiment en même temps qu’ils les prononçaient. Il fallait aussi qu’il tripote sans arrêt quelque chose – les murs, les meubles, les gens – comme s’il craignait que le monde disparaisse sitôt qu’il lâcherait prise. Et il avait tellement de tics nerveux qu’il leur fallait faire la queue. Frère Nonroid était parfaitement normal pour un individu qui avait survécu cinquante ans dans la Citadelle.

« Eh ben… » commença Frangin.

Frère Nonroid leva une main maigrelette. Frangin y distinguait les veines bleu pâle.

« Et, j’en suis sûr, tu sais qu’il existe deux sortes de voix qu’entendent les religieux », dit le maître des novices. Un sourcil fut pris de convulsions.

« Oui, maître. Frère Colvert nous en a parlé, fit humblement Frangin.

— … nous en a parlé. Oui. Parfois, quand il le juge utile dans son infinie sagesse, le dieu parle à l’élu qui devient un grand prophète, dit Nonroid. Mais tu n’oserais tout de même pas de te prendre pour l’un d’eux, j’en suis sûr ? Mmm ?

— Non, maître.

— … maître. Mais il existe d’autres voix, reprit frère Nonroid dont la sienne trahissait un léger trémolo, des voix séduisantes, enjôleuses, éloquentes, oui ? Des voix qui attendent toujours de nous prendre au dépourvu ? »

Frangin se détendit. Là, il savait où il allait.

Tous les novices connaissaient ce genre de voix. Sauf qu’elles parlaient d’ordinaire sans détours, par exemple des plaisirs de la manipulation nocturne ou des charmes des filles en général. Ce qui prouvait qu’ils étaient novices aussi dans ce domaine. Celles qu’entendait frère Nonroid relevaient en comparaison du véritable oratorio. Certains novices parmi les plus hardis aimaient l’entraîner sur le sujet des voix. On avait beaucoup à apprendre de lui, assuraient-ils. Surtout quand un peu de salive blanche lui sourdait à la commissure des lèvres.

Frangin écouta.


Maître des novices, frère Nonroid n’était pas le maître des novices. Seulement celui du groupe dont faisait partie Frangin. Il y en avait d’autres. Quelqu’un dans la Citadelle savait peut-être combien. Il existait quelqu’un quelque part dont le boulot était de tout savoir.

La Citadelle occupait tout le cœur de la ville de Kom, dans les régions comprises entre les déserts de Klatch et les plaines et jungles des terres d’Howonda. Elle s’étendait sur des kilomètres. Ses temples, églises, écoles, dortoirs, jardins et tours qui poussaient dans et à côté les uns des autres donnaient l’impression qu’un million de termites s’efforçaient de bâtir leur termitière en même temps.

Lorsque le soleil se leva, il se réfléchit comme un feu ardent sur les portes du temple central. Des portes de bronze de plus de trente mètres de haut. Qui affichaient, en lettres d’or enchâssées dans du plomb, les Commandements. Dont le nombre s’élevait à ce jour à cinq cent douze, et nul doute que le prochain prophète apporterait lui aussi sa contribution.

Le reflet embrasé du soleil éclaira les dizaines de milliers de fidèles à tous crins qui peinaient en dessous pour la plus grande gloire du grand dieu Om.

Personne, sûrement, n’en connaissait les effectifs. Dans certains domaines, on atteint comme ça des seuils critiques. Il n’y avait en tout cas qu’un seul cénobiarche, le cémoi suprême. Pas de doute là-dessus. Et six archiprêtres. Et trente cémois inférieurs. Puis des centaines d’évêques, de diacres, sous-diacres et prêtres. Puis autant de novices que de rats dans un entrepôt de grain. Et des artisans, des éleveurs de taureaux, des bourreaux, des prêtresses à bacchantes…

Quel que soit son talent, chacun avait sa place dans la Citadelle.

Pour qui manifestait celui de poser les mauvaises questions ou de perdre de bonnes guerres, cette place risquait d’être la fournaise purificatrice ou le puits de justice de la Quisition.

Une place pour chacun. Et chacun à sa place.


Le soleil cognait à rayons raccourcis sur le jardin du temple.

Le grand dieu Om restait autant que possible dans l’ombre des feuilles de melon. Il se trouvait sûrement en sécurité ici, entre ces murs, entouré des tours de prières, mais on n’est jamais trop prudent. Il avait eu de la chance une fois, mais il ne fallait pas trop s’attendre à ce que ça se renouvelle.

L’ennui, quand on est un dieu, c’est qu’on n’a personne à qui adresser ses prières.

Il se lança dans une reptation décidée vers le vieil homme qui pelletait du fumier jusqu’à ce qu’il s’estime, après beaucoup d’efforts, à portée d’oreille.

Il lui parla en ces termes :

« Hé, toi ! »

Pas de réponse. Rien ne donnait même à penser qu’on l’avait entendu.

Om perdit patience et changea Lou-tsé en simple ver dans le cloaque le plus profond de l’enfer, puis enragea encore davantage en voyant que le vieillard poursuivait tranquillement son pelletage.

« Que les démons de l’infini remplissent tes os de soufre ! » hurla-t-il.

Ce qui ne fit guère de différence.

« Vieux con sourdingue », marmonna le grand dieu Om.


Peut-être existait-il pourtant une personne au courant de tout ce qu’il fallait savoir sur la Citadelle. On en trouve toujours une qui rassemble les renseignements, non par passion mais à la manière d’une pie qui ramasse tout ce qui brille ou d’un trichoptère qui récupère de petits morceaux de brindilles et de cailloux. Et on en trouve toujours une qui se sent le devoir d’accomplir les tâches dont personne n’a envie de se charger ou dont personne n’a même connaissance.

Le troisième détail qu’on remarquait chez Vorbis, c’était sa taille. Il dépassait largement le mètre quatre-vingts mais pas l’épaisseur d’un clou, comme une figurine qu’un gamin aurait modelée en argile selon des proportions normales avant de l’étendre au rouleau.

Le second détail qu’on remarquait chez Vorbis, c’était ses yeux. Ses ancêtres venaient d’une tribu au fin fond du désert dont l’évolution avait pourvu les membres d’yeux sombres – pas uniquement de pupilles sombres, mais de globes oculaires presque noirs. On avait en conséquence beaucoup de mal à dire où il regardait. C’était comme s’il portait des lunettes de soleil sous la peau.

Mais le premier détail qu’on remarquait, c’était son crâne.

Le diacre Vorbis était chauve à dessein. Dès leur ordination, la plupart des ecclésiastiques se laissaient pousser crinières et barbes où une chèvre se serait perdue. Mais Vorbis, lui, se rasait totalement. Il reluisait. Et l’absence de cheveux paraissait ajouter à son pouvoir. Il ne menaçait pas. Jamais. Il donnait seulement l’impression à tout le monde que son espace personnel rayonnait à plusieurs mètres autour de lui, et que l’importun qui l’approchait s’immisçait dans quelque chose d’important. Des supérieurs de cinquante ans ses aînés n’interrompaient le cours de ses pensées qu’en s’excusant.

Il était quasiment impossible de savoir à quoi il pensait, et personne ne le lui demandait jamais. Principale raison à ça : Vorbis dirigeait la Quisition, qui avait pour mission d’accomplir les tâches dont personne n’avait envie de se charger.

On ne demande pas à ce type d’individu à quoi il pense, au cas où il se retournerait tout doucement et répondrait : « À toi. »

Le poste le plus élevé qu’on pouvait occuper dans la Quisition était celui de diacre, une règle instituée des siècles plus tôt afin d’empêcher cette branche de l’Église de se sentir un jour les chevilles enfler dans ses souliers[2]. Mais avec son esprit, s’accordait-on à dire, Vorbis aurait pu facilement se hisser au rang d’archiprêtre, voire de cémoi.

Le diacre ne s’intéressait pas à de telles fadaises. Il connaissait son destin. Le dieu lui-même ne le lui avait-il pas appris ?


« Voilà, fit frère Nonroid en tapotant l’épaule de Frangin. Je suis sûr que tu y verras plus clair désormais. »

Frangin sentit qu’on attendait de plus une réponse précise.

« Oui, maître, dit-il. J’en suis sûr.

— … sûr. C’est ton devoir sacré de résister aux voix en toutes occasions, poursuivit Nonroid sans cesser de tapoter l’épaule du novice.

— Oui, maître. Je résisterai. Surtout si elles me demandent de faire les choses dont vous m’avez parlé.

— … parlé. Bien. Bien. Et si tu les entends encore, que feras-tu ? Mmm ?

— Je viendrai vous le dire, répondit consciencieusement Frangin.

— … vous le dire. Bien. Bien. Voilà ce que j’aime entendre. Voilà ce que je répète à tous mes garçons. Rappelez-vous que je suis toujours là pour résoudre les petits problèmes qui pourraient vous embêter.

— Oui, maître. Je peux retourner au jardin, maintenant ?

— … maintenant. Je le crois. Je le crois. Et plus de voix, tu m’entends ? » Nonroid agita un doigt de la main qui ne tapotait pas l’épaule de Frangin. Une joue se crispa.

« Oui, maître.

— Qu’est-ce que tu faisais dans le jardin ?

— Je binais les melons, maître, répondit Frangin.

— Les melons ? Ah. Les melons, fit lentement Nonroid. Les melons. Les melons. Ma foi, voilà qui explique bien des choses, évidemment. »

Une paupière tressauta follement.


Il n’y avait pas que le grand dieu qui parlait à Vorbis au fin fond de son cerveau. Tout le monde parlait à un exquisiteur, tôt ou tard. Ce n’était qu’une question de résistance.

Vorbis ne descendait pas souvent regarder travailler les inquisiteurs ces temps-ci. Les exquisiteurs n’y étaient pas obligés. Il envoyait des instructions, il recevait des comptes rendus. Mais des circonstances particulières méritaient une attention particulière.

Il faut le dire… rien ne prêtait à rire dans la cave de la Quisi-tion. Pour qui avait un sens de l’humour ordinaire. On n’y voyait pas de ces petits écriteaux rigolos disant :Pas besoin d’être un sadique impitoyable pour travailler ici, mais ça aide !!!

Pourtant certains éléments donnaient à croire, quand on avait un peu de jugeote, que le Créateur de l’humanité jouissait d’un sens très faussé de la plaisanterie, et on en retirait une rage au cœur à culbuter les portes du paradis.

Les tasses par exemple. Les inquisiteurs interrompaient leur travail deux fois par jour pour la pause-café. Chacun avait apporté sa tasse de chez lui et l’avait mise avec les autres autour de la bouilloire sur le dessus du fourneau central qui par ailleurs chauffait les fers et les couteaux.

Elles portaient des légendes telles que Souvenir de la sainte grotte d’Ossaire ou Au plus grand papa du monde. La plupart étaient ébréchées et il ne s’en trouvait pas deux semblables.

Il y avait aussi les cartes postales au mur. La tradition voulait, quand un inquisiteur partait en vacances, qu’il envoie une gravure sur bois aux couleurs vives du panorama local, agrémentée au dos d’un message d’un à-propos aussi gai qu’osé. Se trouvait aussi épinglée la lettre tachée de larmes de l’inquisiteur de première classe Ismale « Pépé » Quoum qui remerciait tous les copains d’avoir collecté pas moins de soixante-dix-huit oboles pour son départ en retraite et offert un joli bouquet de fleurs à son épouse, en ajoutant qu’il se souviendrait éternellement de ses années passées au puits numéro trois et qu’il attendait avec impatience de venir donner un coup de main aux collègues s’ils se trouvaient à court de personnel.

Conclusion : même les pires horreurs du psychopathe le plus dément sont à la portée d’un brave père de famille ordinaire qui se rend tous les jours à son lieu de travail pour y remplir sa mission.

Vorbis se réjouissait de le savoir. Quand on sait ça, on sait tout ce qu’il faut savoir sur les gens.

Pour l’heure, il se tenait assis au bord de l’établi sur lequel s’étendait ce qui était encore, techniquement, le corps tremblant de frère Sacho, son ancien secrétaire.

Il leva les yeux sur l’inquisiteur de service qui hocha la tête. Vorbis se pencha sur le secrétaire enchaîné.

« Leurs noms ? répéta-t-il.

— … connais pas…

— Je sais que vous leur avez livré des extraits de ma correspondance, Sacho. Ce sont des hérétiques perfides qui passeront l’éternité en enfer. Voulez-vous les rejoindre ?

— … connais pas leurs noms…

— Je vous faisais confiance, Sacho. Vous m’avez espionné. Vous avez trahi l’Église.

— … pas de noms…

— La vérité mettra un terme à la douleur, Sacho. Dites-moi.

— … vérité… »

Vorbis soupira. Puis il vit qu’un doigt du secrétaire se pliait et se dépliait sous les menottes. Il lui faisait signe.

« Oui ? »

Il se pencha davantage au-dessus du corps.

Sacho ouvrit l’œil qui lui restait.

« … vérité…

— Oui ?

— … Et pourtant la Tortue se meut… »

Vorbis se rassit, la même expression sur le visage. Son expression changeait rarement à moins qu’il le veuille. L’inquisiteur le regardait avec terreur.

« Je vois », dit Vorbis. Il se leva et fit un signe de tête à l’inquisiteur.

« Depuis combien de temps est-il ici ?

— Deux jours, monseigneur.

— Et vous pouvez le garder en vie pendant… ?

— Peut-être deux autres jours, monseigneur.

— Allez-y. Allez-y. Après tout, c’est notre devoir de maintenir la vie aussi longtemps que possible. N’est-ce pas ? »

L’inquisiteur lui adressa le sourire nerveux de qui se trouve en présence d’un supérieur en mesure, sur un simple mot, de l’envoyer coucher, menottes aux poignets, sur un établi.

« Euh… oui, monseigneur.

— De l’hérésie et des mensonges partout, soupira Vorbis. Et maintenant il me faut trouver un autre secrétaire. Très contrariant. »


Au bout de vingt minutes, Frangin se détendit. Les voix enjôleuses, évocatrices de sensualité maléfique, semblaient s’être tues.

Il continua son travail au milieu des melons. Il se sentait capable de les comprendre, les melons. Les melons avaient l’air beaucoup plus faciles à comprendre que presque tout le reste.

« Hé, toi ! »

Frangin se raidit.

« Je ne t’entends pas, ô vil succube, dit-il.

— Oh si, tu m’entends, mon garçon. Bon, voilà ce que je voudrais que tu fasses…

— Je me bouche les oreilles !

— Si tu veux. Si tu veux. Comme ça, tu ressembles à un vase. Bon…

— Je chantonne ! Je chantonne ! »

Aux oreilles de frère Preptil, le maître de musique, la voix de Frangin évoquait un vautour déçu d’arriver trop tard sur l’âne crevé. Le chant choral était obligatoire pour les novices, mais suite aux demandes répétées de frère Preptil, on avait accordé une dispense exceptionnelle à Frangin. La vue de sa grosse figure ronde tordue par l’effort pour plaire faisait déjà peur, mais le pire c’était d’écouter sa voix, une voix assurément puissante et animée d’une conviction profonde qui tournait sans cesse autour de la mélodie sans jamais vraiment se poser dessus.

À la place de la chorale, il avait eu droit à un supplément de melons.

En haut des tours de prières, une volée de corbeaux prit la fuite à tire-d’aile.

Après un refrain entier de Il piétine les impies sous des sabots de fer ardent, Frangin se déboucha les oreilles et se risqua vite fait à écouter.

En dehors des protestations des corbeaux au loin, il n’entendit que le silence.

Ça marchait. Fie-toi au dieu, disait-on. Un conseil qu’il avait toujours suivi. Aussi loin que remontait sa mémoire.

Il ramassa la binette et revint, soulagé, à ses plants de melon.

La lame de l’outil allait s’enfoncer dans la terre lorsque Frangin vit la tortue.

Elle était petite, plus ou moins jaune et couverte de poussière. Elle avait la carapace méchamment écornée. Et un seul œil en bouton de bottine – l’autre avait succombé à l’un des mille dangers qui menacent tout un chacun s’il se déplace au ralenti à deux doigts au-dessus du sol.

Il regarda autour de lui. Les jardins se trouvaient au beau milieu de l’ensemble du temple, entourés de hauts murs.

« Comment tu es venue jusqu’ici, petite bête ? dit-il. Tu as volé ? »

La tortue le fixait de sa prunelle unique. Frangin se sentit un peu le mal du pays. Les tortues abondaient chez lui, dans les collines sablonneuses.

« Je te donnerais bien de la laitue, dit-il. Mais je ne crois pas que les tortues aient la permission d’entrer dans les jardins. Est-ce que tu es nuisible ? »

La tortue continuait de le fixer. Rien ou presque ne sait fixer aussi bien qu’une tortue.

Frangin se sentit obligé de faire quelque chose.

« Il y a du raisin, reprit-il. Ce n’est sans doute pas interdit de t’en donner un grain. Ça te dit un grain de raisin, petite tortue ?

— Et toi, ça te dit d’être une horreur dans la fosse la plus profonde du chaos ? » répliqua la tortue.

Les corbeaux, qui avaient fui vers le mur extérieur, reprirent l’air en entendant l’interprétation de La voie de l’infidèle est un nid d’épines.

Frangin ouvrit les yeux et se retira encore les doigts des oreilles.

« Je suis toujours là », dit la tortue.

Frangin hésita. Il lui vint peu à peu à l’esprit que les démons et les succubes n’apparaissaient pas sous forme de petite tortue. Ça n’aurait pas grand intérêt. Même frère Nonroid reconnaîtrait qu’en matière d’érotisme torride il y aurait mieux à trouver qu’une tortue borgne.

« Je ne savais pas que les tortues parlaient, dit-il.

— Elles ne parlent pas, fit la tortue. Regarde mes lèvres. »

Frangin s’approcha tout près.

« Tu n’as pas de lèvres, dit-il.

— Non, ni de cordes vocales adéquates, renchérit l’animal. Je te parle directement dans la tête, tu comprends ?

— Bon sang !

— Tu comprends, non ?

— Non. »

La tortue roula son œil.

« J’aurais dû le savoir. Bah, tant pis. Je ne vais pas perdre mon temps avec des jardiniers. Va me chercher le chef, tout de suite.

— Le chef ? » fit Frangin. Il porta la main à sa bouche. « Tu ne veux pas dire… frère Nonroid ?

— Qui c’est ?

— Le maître des novices !

— Ah, bon Moi ! fit la tortue. Non, poursuivit-elle en imitant la voix chantante de Frangin.Je ne veux pas parler du maître des novices. Je veux parler du grand prêtre ou autre chose, suivant le nom qu’il se donne. Il y en a un, je suppose ? »

Frangin opina d’un air interdit.

« Grand prêtre, tu saisis ? fit la tortue. Grand. Prêtre. Grand prêtre. »

Frangin opina encore. Il savait qu’il y avait un grand prêtre. Seulement, même s’il arrivait tout juste à comprendre les niveaux hiérarchiques qui le séparaient de frère Nonroid, il était incapable de concevoir sérieusement le moindre lien entre le novice Frangin et le cénobiarche. En théorie, il sentait que ce lien existait, que le grand prêtre occupait le sommet d’une immense structure canonique dont lui tenait fermement la base, mais il l’envisageait de la même façon qu’une amibe imaginerait toute la chaîne de l’évolution entre elle et, par exemple, un expert-comptable. Ce n’étaient que des chaînons manquants jusqu’au niveau ultime.

« Je ne peux pas demander au… » Frangin hésita. La simple idée de parler au cénobiarche l’épouvantait et le rendait muet. « Je ne peux demander à personne de demander au grand cénobiarche de venir discuter avec une tortue !

— Change-toi en sangsue de vasière et ratatine-toi dans les feux du châtiment ! brailla la tortue.

— Pas la peine de jurer », dit Frangin.

L’animal sauta rageusement plusieurs fois sur place.

« Je ne jure pas ! Je maudis ! Je suis le grand dieu Om ! »

Frangin cligna des yeux.

« Non, ce n’est pas vrai, dit-il alors. Je l’ai vu, le grand dieu Om. » D’une main, il esquissa la forme des saintes cornes. « Et il ne ressemble pas à une tortue. Il apparaît sous forme d’aigle, ou de lion, ou d’un taureau puissant. Il y a une statue de lui dans le grand temple. Elle fait sept coudées de haut. Recouverte de bronze et tout. Elle piétine les infidèles. On ne piétine pas les infidèles quand on est une tortue. Je veux dire, tout ce qu’on peut faire, c’est les regarder d’un air méchant. Elle a des cornes en or véritable. Là où j’habitais avant, il y avait une statue d’une coudée de haut dans le village d’à côté, et c’était aussi un taureau. Voilà pourquoi je sais que tu n’es pas le grand dieu Om, par les saintes cornes. »

La tortue se calma.

« Tu en as déjà vu combien, des tortues parlantes ? railla-t-elle.

— Je ne sais pas, répondit Frangin.

— Comment ça, tu ne sais pas ?

— Ben, peut-être qu’elles parlent toutes, dit Frangin avec conscience, faisant preuve de cette logique toute personnelle qui lui avait valu un supplément de melons. Peut-être qu’elles se taisent quand je suis là.

— Je suis le grand dieu Om, insista la tortue d’une voix menaçante et forcément basse, et tu vas devenir sous peu un prêtre très malheureux. Va le chercher.

— Novice, fit Frangin.

— Quoi ?

— Novice, pas prêtre. On ne voudra pas…

— Va le chercher !

— Mais le cénobiarche ne vient jamais dans notre potager, je crois bien. Je crois qu’il ne sait même pas ce qu’est un melon.

— Ça m’est égal, fit la tortue. Va le chercher tout de suite, sinon il y aura un tremblement de terre, la lune prendra la couleur du sang, des fièvres et des furoncles affligeront l’humanité et toutes sortes de maux s’abattront. Ce n’est pas de la blague, ajouta-t-elle.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit Frangin en partant à reculons.

— Et je reste très raisonnable, en la circonstance ! lui cria la tortue.

» Tu ne chantes pas si mal, remarque ! ajouta-t-elle après réflexion.

» J’ai entendu pire ! reprit-elle au moment où la robe sale de Frangin disparaissait par le portail.

» Ça me rappelle la fois où la peste a ravagé Pseudopolis, souffla-t-elle tout bas tandis que les pas s’éloignaient. Pour ça, il y en avait des pleurs et des grincements de dents. » Elle soupira. « Le bon temps. Le bon temps ! »


Beaucoup se sentent appelés par la prêtrise, mais ce qu’ils entendent en réalité, c’est une voix dans leur tête qui leur explique : « C’est du travail en intérieur, sans grosses charges à soulever, est-ce que tu veux rester laboureur comme ton père ? »

Alors que Frangin, lui, ne croyait pas comme ça en passant. Il avait vraiment la foi. Un événement souvent gênant quand il survient dans une famille vivant dans la crainte de Dieu, mais Frangin n’avait plus que sa grand-mère, une vraie croyante elle aussi. Elle croyait comme le fer croit au métal. Le spécimen de femme que tout prêtre redoute dans une congrégation, celle qui connaît tous les cantiques, tous les sermons. Dans l’Église omnienne, les femmes n’étaient admises au temple que par tolérance, et elles devaient rester absolument silencieuses, bien cachées dans leur propre secteur derrière la chaire au cas où la vue d’une moitié de l’espèce humaine pousserait les membres masculins de la congrégation à entendre des voix ressemblant à celles qui tourmentaient frère Nonroid durant son sommeil ou ses promenades. L’ennui, c’était que la grand-mère de Frangin jouissait d’une personnalité capable de se projeter à travers une feuille de plomb et d’une piété farouche aussi mordante qu’une foreuse à pointes de diamant.

Si elle était née homme, l’omnianisme aurait trouvé son huitième prophète plus tôt que prévu. À défaut, elle s’occupait avec une efficacité redoutable du nettoyage du temple, du lustrage des statues et de la liste de lapidation des épouses soupçonnées d’adultère.

Frangin grandit donc dans la certitude de la présence du grand dieu Om. Il grandit en sachant que les yeux divins l’observaient en permanence, surtout dans des lieux comme les cabinets, que des démons l’assaillaient de tous côtés et que seuls les tenaient à distance la force de sa foi et le poids de la canne de grand-mère rangée derrière la porte dans les rares occasions où elle ne servait pas. Il pouvait réciter chaque verset des sept Livres des prophètes et tous les Préceptes sans exception. Il connaissait toutes les lois et tous les cantiques. Surtout les lois.

Le peuple omnien vivait dans la crainte divine.

Il avait de quoi craindre.


La chambre de Vorbis se trouvait dans les parties hautes de la Citadelle, privilège inhabituel pour un simple diacre. Il n’avait rien demandé. Il avait rarement besoin de demander. Le destin sait choisir les siens.

Il y recevait aussi la visite de certains des dignitaires les plus puissants dans la hiérarchie de l’Église.

Sauf, bien entendu, celle des six archiprêtres ou du cénobiarche. Ceux-là n’étaient pas d’une importance capitale. Ils occupaient seulement le sommet. Les individus qui gèrent réellement une organisation se trouvent en général plusieurs niveaux en dessous, là où il reste possible de faire les choses.

On recherchait l’amitié de Vorbis, surtout à cause du champ mental précédemment mentionné qui donnait à entendre, très subtilement, qu’on ne tenait pas à devenir son ennemi.

Deux visiteurs siégeaient pour l’heure en sa compagnie. À savoir le cémoi général Fri’it qui, malgré ce que laissaient croire les registres officiels, était l’homme qui dirigeait la majeure partie de la Légion divine, et l’évêque Drunah, secrétaire du Congrès des cémois. Certains jugeaient peut-être son poste sans grand pouvoir, mais ceux-là n’avaient jamais eu la charge de noter les délibérations d’une réunion de vieillards un tantinet durs de la feuille.

En réalité, aucun des deux hommes n’était présent. Ils ne discutaient pas avec Vorbis. C’était une de ces réunions où personne ne vient. Des tas de gens n’adressaient pas la parole à Vorbis, effectuaient des détours afin de ne pas le croiser. Certains abbés supérieurs de monastères éloignés, récemment convoqués à la Citadelle, avaient voyagé secrètement pendant parfois près d’une semaine par des régions écartées afin d’éviter à coup sûr de se joindre aux silhouettes indistinctes qui entraient dans la chambre du diacre. Ces derniers mois, Vorbis avait reçu, semblait-il, autant de visites que l’Homme au masque de fer.

Ils ne parlaient pas non plus, forcément, vu leur absence. Mais s’ils avaient été présents et s’ils avaient tenu conversation, voici ce qu’on aurait entendu :

« Maintenant, fit Vorbis, la question d’Éphèbe. » L’évêque Drunah haussa les épaules[3].

« De la broutille, à ce qu’on dit. Aucun danger de ce côté-là. »

Les deux ecclésiastiques regardèrent Vorbis, un homme qui n’élevait jamais la voix. On avait beaucoup de mal à connaître le fond de sa pensée, souvent même après qu’il l’avait donné.

« Vraiment ? Voilà où nous avons abouti ? fit-il. Aucun danger ? Après ce qu’ils ont infligé au pauvre frère Colvert ? Les insultes à Om ? Nous n’allons pas laisser passer ça. Quelles mesures propose-t-on ?

— Plus de combats, répondit Fri’it. Ils se battent comme des détraqués. Non. Nous avons déjà trop perdu d’hommes.

— Ils ont des dieux puissants, renchérit Drunah.

— Ils ont des arcs encore meilleurs, dit Fri’it.

— Il n’y a pas d’autre dieu qu’Om, fit Vorbis. Ce que les Ephébiens croient vénérer ne sont que des djinns et des démons. Si on peut appeler ça vénérer. Avez-vous vu ceci ? »

Il poussa un rouleau de papier.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda prudemment Fri’it.

— Un mensonge. Une histoire qui n’existe pas et n’a jamais existé… Un… un machin, là… (Vorbis hésita, voulut retrouver un mot tombé depuis longtemps en désuétude) comme les… les contes pour les enfants encore trop petits… Les textes que les gens doivent ensuite réciter… Les…

— Oh. Une pièce », lâcha Fri’it. Le regard de Vorbis le cloua au mur.

« Vous connaissez ces choses-là ?

— Je… Une fois, je voyageais en Klatch… » bredouilla Fri’it. Il se ressaisit manifestement. Il avait mené cent mille hommes à la bataille. Il ne méritait pas ça.

Il découvrit qu’il n’osait pas regarder Vorbis en face.

« Ils s’adonnent à des danses, dit-il mollement. Les jours de fête. Les femmes portent des clochettes aux… Et ils chantent des chansons. Toutes sur les premiers temps des mondes, quand les dieux… »

Il blêmit. « C’était dégoûtant », termina-t-il. Il fit craquer ses phalanges, une manie quand il était soucieux.

« Dans cette pièce-ci, il y a leurs dieux, fit Vorbis. Des hommes sous des masques. Le croiriez-vous ? Ils ont un dieu du vin. Un vieil ivrogne ! Et on dit qu’Éphèbe ne représente aucun danger ! Et ceci… »

Il jeta un autre rouleau, plus épais, sur la table.

« Ça, c’est bien pire. Car s’ils vénèrent de faux dieux par erreur, cette erreur réside dans le choix de leurs dieux et non dans leur vénération. Mais ça… »

Drunah examina prudemment le rouleau.

« Je crois qu’il existe d’autres exemplaires, même dans la Citadelle, dit Vorbis. Celui-ci appartenait à Sacho. C’est vous, Fri’it, qui lui avez recommandé d’entrer à mon service, il me semble.

— Il m’a toujours fait l’effet d’un jeune homme intelligent et zélé, expliqua le général.

— Mais déloyal, et qui reçoit aujourd’hui sa juste récompense. Dommage qu’on ne l’ait pas décidé à nous donner les noms de ses comparses hérétiques. »

Fri’it lutta contre la vague de soulagement qui le submergeait soudain. Ses yeux croisèrent ceux de Vorbis.

Drunah brisa le silence.

« De Chelonian mobile, dit-il tout haut. “La tortue se meut.” Qu’est-ce que ça signifie ?

— Si je vous le dis, votre âme court le risque de passer mille ans en enfer », répondit Vorbis. Ses yeux n’avaient pas lâché Fri’it qui regardait maintenant fixement le mur.

« Nous pourrions prendre ce risque, je crois, en faisant attention », suggéra Drunah.

Vorbis haussa les épaules. « L’auteur prétend que le monde… se déplace dans le vide sur le dos de quatre éléphants gigantesques », dit Vorbis.

La bouche de Drunah s’ouvrit toute grande.

« Sur leur dos ? répéta-t-il.

— Il paraîtrait, fit Vorbis sans quitter Fri’it des yeux.

— Sur quoi ils se tiennent, eux ?

— D’après l’auteur, sur la carapace d’une tortue colossale », répondit Vorbis.

Drunah sourit nerveusement.

« Et elle, sur quoi elle se tient ? demanda-t-il.

— Je ne vois pas l’intérêt de chercher à savoir sur quoi elle se tient, fit sèchement Vorbis, puisqu’elle n’existe pas !

— Bien entendu, bien entendu, s’empressa de reconnaître Drunah. Ce n’était que curiosité futile.

— Comme l’est la plupart du temps la curiosité. Elle entraîne l’esprit dans les voies de la spéculation. Et pourtant, l’homme qui a écrit ceci se promène en liberté à Éphèbe en ce moment. »

Drunah jeta un coup d’œil au manuscrit.

« Il prétend ici qu’il est allé en bateau jusque dans une île au rebord, qu’il a regardé par-dessus et…

— Des mensonges, fit Vorbis d’un ton uni. Et quand bien même il ne s’agirait pas de mensonges, ça ne ferait aucune différence. La vérité est à l’intérieur, pas à l’extérieur. Dans les paroles du grand dieu Om, telles que les ont transmises ses prophètes élus. Nos yeux peuvent nous tromper, notre dieu jamais.

— Mais… »

Vorbis contemplait Fri’it. Le général transpirait.

« Oui ? fit-il.

— Ben… Éphèbe. Un pays de fous aux idées de fous. Tout le monde sait ça. La meilleure solution serait peut-être de les laisser mijoter dans leur démence, non ? »

Vorbis secoua la tête. « Malheureusement, les idées folles et sans fondement ont une fâcheuse tendance à circuler et à frapper les esprits. »

Fri’it devait reconnaître qu’il avait raison. Il savait par expérience que les idées véritables et incontestables, telles que la sagesse et le jugement ineffables du grand dieu Om, paraissaient si obscures à beaucoup de gens qu’il fallait les tuer avant qu’ils comprennent leurs erreurs, alors que des notions dangereuses, nébuleuses et bornées exerçaient une telle attraction sur certains individus qu’ils allaient (il se frotta une cicatrice d’un air songeur) se cacher dans les montagnes d’où ils jetaient des cailloux sur quiconque s’approchait d’eux, jusqu’à ce que la faim les en déloge. Ils préféraient mourir plutôt que céder au bon sens. Fri’it avait compris très jeune le bon sens. Il avait compris que c’était de ne pas mourir.

« Que proposez-vous ? demanda-t-il.

— Le Conseil veut parlementer avec Éphèbe, répondit Drunah. Vous savez que je dois m’occuper d’une délégation qui va partir demain.

— Combien de soldats ? fit Vorbis.

— Seulement des gardes du corps. On nous a garanti la sécurité, après tout, dit Fri’it.

— “On nous a garanti la sécurité” », répéta Vorbis. On aurait dit qu’il proférait une longue malédiction. « Et une fois chez eux… ? »

Fri’it aurait voulu dire : J’ai parlé au commandant de la garnison éphébienne et je le crois homme d’honneur, même s’il reste évidemment un infidèle méprisable plus insignifiant qu’un ver de terre. Mais il sentait malavisé de donner ce genre d’explication à Vorbis.

Il opta pour : « Nous serons sur nos gardes.

— Pouvons-nous les surprendre ? »

Fri’it hésita. « Nous ?

— Je prendrai la tête du détachement », fit Vorbis. Il échangea un regard furtif avec le secrétaire. « Je… J’aimerais m’absenter quelque temps de la Citadelle. Histoire de changer d’air. D’un autre côté, il ne faut pas donner aux Ephébiens l’impression qu’ils méritent les attentions d’un dignitaire de l’Église. Je réfléchissais à diverses possibilités, si jamais on nous provoquait… »

Les craquements nerveux des doigts de Fri’it ressemblaient à des claquements de fouet.

« Nous leur avons donné notre parole…

— Pas de trêve avec les incroyants, trancha Vorbis.

— Mais des questions pratiques se posent, objecta Fri’it aussi sèchement qu’il l’osait. Le palais d’Éphèbe est un labyrinthe. Je le sais. Il est truffé de pièges. Personne n’y entre sans guide.

— Il y entre comment, le guide ? demanda Vorbis.

— Je suppose qu’il se guide tout seul, répondit le général.

— D’après mon expérience, il existe toujours un autre accès, dit Vorbis. Pour entrer n’importe où, il existe toujours un autre accès. Que le dieu nous montrera quand il le jugera bon, soyons-en sûrs.

— Tout serait évidemment plus facile en cas d’instabilité à Éphèbe, dit Drunah. La ville abrite certains… éléments.

— Et ce serait la porte ouverte sur l’ensemble de la côte sens direct.

— Ben…

— Le Jolh, puis Tsort », fit Vorbis.

Drunah s’efforça de ne pas regarder l’expression de Fri’it.

« C’est notre devoir, reprit Vorbis. Notre devoir sacré. N’oublions pas le pauvre frère Colvert. Il était seul et désarmé. »


Les sandales démesurées de Frangin claquaient avec une obstination de mules sur les dalles du corridor qui menait à la cellule austère de frère Nonroid.

Il s’ingéniait mentalement à trouver des formulations. Maître, il y a une tortue qui dit… Maître, une tortue veut… Maître, vous savez quoi ? J’ai entendu une tortue dans le carré de melons qui…

Frangin n’aurait jamais osé se prendre pour un prophète, mais il avait une idée assez précise quant à l’issue d’une entrevue qui commencerait de cette façon-là.

Nombre de ses contemporains le tenaient pour un imbécile. Il en avait l’air, depuis sa figure ronde et franche jusqu’à ses pieds en canard et ses chevilles cagneuses. Il avait aussi la manie de remuer les lèvres quand il réfléchissait dur, comme s’il répétait chaque phrase. Ceci parce que c’était exactement ce qu’il faisait. La réflexion ne venait pas facilement à Frangin. La plupart des gens réfléchissent par automatisme, les pensées leur dansent dans le cerveau comme de l’électricité statique dans un nuage. Du moins, c’est ce qu’il lui semblait. Alors que lui devait construire ses pensées morceau par morceau comme on élève un mur. Une courte existence à essuyer des moqueries sur son corps en barrique et ses pieds qui donnaient l’impression de vouloir partir dans des directions opposées l’avait doté d’une forte tendance à peser minutieusement toutes ses paroles.

Frère Nonroid se tenait à plat ventre par terre devant une statue d’Om piétinant l’impie, les doigts dans les oreilles. Les voix le harcelaient une fois de plus.

Frangin toussa. Il toussa encore.

Frère Nonroid leva la tête.

« Frère Nonroid ? fit Frangin.

— Quoi ? »

Frère Nonroid se déboucha les oreilles.

« Oui ? lança-t-il avec irritation.

— Hum. Il y a quelque chose que vous devriez voir. Dans le… Dans le jardin. Frère Nonroid ? »

Le maître des novices se mit sur son séant. La figure rouge de Frangin trahissait l’inquiétude.

« Comment ça ? demanda le maître des novices.

— Dans le jardin. C’est dur à expliquer. Hum. J’ai trouvé… d’où venaient les voix, frère Nonroid. Vous avez dit qu’il fallait être sûr et vous prévenir. »

Le vieux prêtre lança un regard pénétrant au novice. Mais s’il existait une personne dépourvue de ruse ou de toute espèce de subtilité, c’était bien Frangin.


La peur est un terreau singulier. L’obéissance y pousse comme du blé, lequel croît en rangs où le désherbage est aisé. Mais il y pousse parfois les pommes de terre de la méfiance, lesquelles se développent sous terre.

La Citadelle s’étendait loin sous terre. On y trouvait les puits et les tunnels de la Quisition. Des caves et des égouts, des chambres oubliées, des culs-de-sac, des espaces derrière d’anciens murs, même des cavernes naturelles dans le soubassement rocheux.

C’était une de ces cavernes. De la fumée montait du feu allumé en son centre, s’échappait par une fissure du plafond puis par un dédale d’innombrables cheminées et puits de lumière plus haut.

Une douzaine de silhouettes se découpaient parmi les ombres dansantes. Affublées de capuchons grossiers au-dessus de vêtements indéfinissables : tenues rudimentaires composées de guenilles, faciles à brûler après la réunion afin que les doigts fureteurs de la Quisition ne découvrent rien de compromettant. Des détails dans la démarche de la plupart d’entre elles évoquaient des hommes habitués à porter les armes. D’autres indices ici et là venaient confirmer cette impression. Une attitude. Une façon de parler.

Un mur s’ornait d’un dessin. Vaguement ovale, pourvu de trois petites extensions au sommet – celle du milieu légèrement plus grosse que ses voisines – et trois en dessous – celle du milieu légèrement plus longue et plus pointue. Le dessin enfantin d’une tortue.

« Évidemment, il va se rendre à Éphèbe, dit un masque. Il ne va pas s’en priver. Il va lui falloir endiguer le fleuve de la vérité à la source.

— Nous devons écoper tout ce que nous pouvons, alors, fit un autre masque.

— Il faut tuer Vorbis !

— Pas à Éphèbe. Le moment venu, il faudra que ça se passe ici. Ainsi tout le monde saura. Quand nous serons assez forts.

— Serons-nous un jour assez forts ? » demanda un masque. Celui qui le portait se faisait craquer nerveusement les doigts.

« Même les paysans savent que quelque chose va mal. On n’arrête pas la vérité. Endiguer le fleuve de la vérité ? Il reste quand même de grosses fuites. N’avons-nous pas découvert le sort de Colvert ? Hah ! Tué à Éphèbe, d’après Vorbis.

— L’un de nous doit aller à Éphèbe sauver le Maître. S’il existe vraiment.

— Il existe. Son nom figure sur le livre.

— Honorbrachios. Un nom curieux. Il signifie Bras-d’honneur, vous savez.

— Ils doivent l’honorer à Éphèbe.

— Il faut le ramener chez nous si possible. Ainsi que le Livre. »

Un des masques paraissait hésitant. Ses doigts craquèrent à nouveau.

« Mais est-ce que le peuple se rassemblera derrière… un livre ? Il faut au peuple davantage qu’un livre. Ce sont des paysans. Ils ne savent pas lire.

— Mais ils peuvent écouter !

— Quand même… il faut leur montrer… Ils ont besoin d’un symbole…

— Nous en avons un ! »

Instinctivement, chaque silhouette masquée se tourna pour regarder le dessin sur le mur, indistinct dans la lumière du feu mais gravé dans leur esprit. Ils contemplaient la vérité, laquelle impressionne souvent.

« La Tortue se meut !

— La Tortue se meut !

— La Tortue se meut ! »

Le chef hocha la tête.

« Et maintenant, dit-il, nous allons tirer au sort… »


Le grand dieu Om déchargeait son courroux, ou du moins s’y efforçait avec ardeur. Il y a une limite au courroux qu’on peut décharger à deux doigts au-dessus du sol, et il l’avait atteinte.

Il maudit en silence un scarabée, ce qui revient à jeter de l’eau dans une mare. D’ailleurs, sa malédiction n’obtint aucun effet apparent. Le scarabée s’éloigna d’un pas égal.

Il maudit un melon jusqu’à la huitième génération, mais rien ne se produisit. Il essaya une épidémie de furoncles. Le melon resta le même et se contenta de mûrir un peu.

Il traversait provisoirement une mauvaise passe, alors le monde entier croyait pouvoir en profiter. Eh bien, quand Om retrouverait son aspect et son pouvoir d’antan, se dit-il, des mesures seraient prises. Les tribus des scarabées et des melons allaient regretter d’avoir jamais été créées. Et des horreurs allaient frapper tous les aigles. Et… et un commandement sacré imposerait la culture intensive de la laitue…

Lorsque le gros garçon s’en revint en compagnie de l’homme à la peau cireuse, le grand dieu Om n’avait plus la tête aux amabilités. Et puis, du point de vue d’un œil de tortue, même l’être humain le plus séduisant se résume à deux pieds, une tête pointue au loin et, quelque part là-haut, une paire de narines.

« C’est quoi, ça ? gronda-t-il.

— C’est frère Nonroid, répondit Frangin. Maître des novices. Il est très important.

— Je t’ai pourtant dit de ne pas m’amener un vieux pédéraste plein de graisse ! lui cria la voix dans sa tête. Pour cette faute, tes yeux seront embrochés sur des lances de feu ! »

Frangin s’agenouilla.

« Je ne peux pas m’adresser au grand prêtre, dit-il aussi patiemment qu’il put. Les novices ne sont même pas admis dans le grand temple, sauf cas exceptionnel. Si j’étais pris, la Quisition me ferait passer le goût de mon inconduite. C’est la loi.

— Bougre d’idiot ! » brailla la tortue.

Nonroid jugea le moment venu d’entrer en scène.

« Novice Frangin, dit-il, pour quelle raison parles-tu à une tortue de rien du tout ?

— Parce que… » Frangin marqua un temps. « Parce qu’elle me parle… non ? »

Frère Nonroid baissa les yeux sur la petite tête borgne qui pointait son nez hors de la carapace.

C’était à tout prendre un brave homme. De temps en temps des diables et des démons lui glissaient des pensées troublantes dans le crâne, mais il veillait à ce qu’elles y restent et ne méritait franchement pas le qualificatif dont l’avait affublé la tortue, qualificatif qu’il aurait associé à des histoires de pieds s’il l’avait entendu. Il avait aussi parfaitement conscience qu’on pouvait capter des voix attribuées à des démons et parfois à des dieux. Les tortues, c’était nouveau. À cause de cela, il s’inquiétait pour Frangin qu’il avait toujours considéré comme un aimable empoté qui faisait sans rechigner tout ce qu’on lui demandait. Évidemment, nombre de novices se portaient volontaires pour nettoyer les fosses d’aisance et les cages des taureaux, en vertu de la croyance curieuse que la sainteté et la piété exigent de patauger jusqu’aux genoux dans la merde. Frangin, lui, ne s’était jamais porté volontaire ; seulement, si on lui confiait une tâche, il s’en acquittait, non pas pour impressionner, mais tout bonnement parce qu’on l’en avait chargé. Et voilà qu’il parlait aux tortues.

« Frangin, je dois te dire, je pense, qu’elle ne parle pas, fit Nonroid.

— Vous ne l’entendez pas ?

— Je ne l’entends pas, Frangin.

— Elle m’a dit qu’elle était… » Le novice hésita. « Elle m’a dit qu’elle était le grand dieu. » Il tressaillit. Grand-mère l’aurait frappé avec quelque chose de lourd, cette fois.

« Ah. Eh bien, tu vois, Frangin, fit frère Nonroid dont la figure se contracta un peu, ce genre de phénomène se produit parfois chez les jeunes gens nouvellement appelés dans l’Église. J’irais jusqu’à dire que tu as entendu la voix du grand dieu lorsque tu as été appelé, non ? Mmm ? »

Les métaphores restaient lettre morte pour Frangin. Il se souvenait avoir entendu la voix de sa grand-mère. Il avait moins été appelé qu’envoyé. Mais il opina tout de même.

« Et dans ton… enthousiasme, tu as cru entendre le grand dieu te parler, rien de plus naturel », poursuivit Nonroid.

La tortue sautait sur place.

« Je vais te frapper à coup d’éclairs ! brailla-t-elle.

— À mon avis, du bon exercice physique, c’est la solution, dit Nonroid. Et beaucoup d’eau froide.

— Tords-toi sur les piques de la damnation ! »

Nonroid se baissa, ramassa la tortue et la retourna. Les pattes de l’animal gigotèrent avec colère.

« Comment est-elle arrivée ici, mmm ?

— Je ne sais pas, frère Nonroid, répondit respectueusement Frangin.

— Que ta main se flétrisse et te tombe du bras ! vociféra la voix dans sa tête.

— C’est bon à manger, ces trucs-là, tu sais », dit le maître des novices. Il vit la mine que faisait Frangin.

« Réfléchis, reprit-il. Est-ce que le grand dieu Om – par les saintes cornes – s’est jamais manifesté sous la forme d’une créature aussi ridicule ? Sous la forme d’un taureau, oui, évidemment, d’un aigle, assurément, et en une occasion d’un cygne, il me semble… mais une tortue ?

— Que des ailes te poussent aux organes sexuels et qu’ils s’envolent !

— Après tout, continua Nonroid, inconscient du concert d’imprécations silencieuses dans la tête de Frangin, quel genre de miracle pourrait accomplir une tortue ? Mmm ?

— Que tes chevilles soient écrasées dans des mâchoires de géant !

— Changer la laitue en or, peut-être ? reprit frère Nonroid du ton jovial de qui ne jouit pas du sens de l’humour. Fouler des fourmis aux pieds ? Ahaha.

— Haha, renchérit Frangin avec déférence.

— Je l’emporte à la cuisine, tu seras débarrassé, dit le maître des novices. Ça fait de la soupe excellente. Après, tu n’entendras plus de voix, tu peux en être sûr. Le feu guérit de toutes les folies, pas vrai ?

— De la soupe ?

— Euh… fit Frangin.

— Qu’on t’enroule les boyaux autour d’un arbre jusqu’à ce que tu demandes pardon ! »

Nonroid fit du regard le tour du jardin. Il le trouva rempli de melons, de citrouilles et de concombres. Il frissonna.

« Beaucoup d’eau froide, voilà ce qu’il faut, dit-il. Beaucoup, beaucoup. » Il reposa les yeux sur Frangin. « Mmm ? »

Il s’en repartit tranquillement vers les cuisines.


Dans les cuisines, le grand dieu Om gisait sur le dos dans un panier, à demi enfoui sous un bouquet de fines herbes et quelques carottes.

Une tortue retournée essaye de se remettre debout d’abord en allongeant le cou le plus loin possible pour tâcher de se servir de la tête comme levier. Si cette solution ne donne rien, elle gigote frénétiquement des pattes, des fois que le balancement la redresserait. Une tortue retournée est le neuvième spectacle le plus pathétique de tout le multivers.

Une tortue retournée qui sait ce qui va bientôt lui arriver remonte… disons, au moins à la quatrième place.

La façon la plus rapide de passer une tortue à la casserole, c’est de la plonger dans l’eau bouillante.

La Citadelle était un dédale de cuisines, réserves et ateliers d’artisans appartenant à la population civile de l’ Église[4]. Cette cuisine-ci en faisait partie, cave au plafond noir de fumée organisée autour d’un âtre central en arc de cercle. Des flammes montaient en rugissant à l’assaut du conduit. Des chiens trottaient dans leurs moulins afin de faire tourner les broches. Des fendoirs s’élevaient et s’abattaient sur les billots.

D’un côté de l’âtre immense, un peu à l’écart, au milieu de divers autres chaudrons noircis, une petite marmite d’eau commençait déjà à frémir.

« Que les vers de la vengeance dévorent tes narines crasseuses ! » brailla Om en tricotant violemment des pattes. Le panier tangua.

Une main velue y plongea et ôta les fines herbes.

« Que les faucons te picorent le foie ! »

Une main plongea de nouveau et saisit les carottes.

« Souffre de mille coupures ! »

Une main plongea une troisième fois et saisit le grand dieu Om.

« Que les champignons cannibales de… !

— Tais-toi ! » souffla Frangin en fourrant la tortue sous sa robe. Il se glissa en crabe vers la porte sans se faire remarquer dans le chaos culinaire ambiant.

Un des cuisiniers le regarda pourtant et leva un sourcil.

« Faut que je ramène ça, marmonna Frangin en sortant la tortue qu’il agita avec obligeance. Ordre du diacre. »

Le cuisinier fronça les sourcils puis haussa les épaules. Tout le monde considérait les novices comme la forme de vie la plus vile qui soit, mais il fallait obéir aux ordres des supérieurs sans poser de question ; l’audacieux qui s’y soustrayait risquait de se retrouver confronté à d’autres questions plus importantes comme : peut-on encore gagner le paradis une fois rôti vif ?

Sitôt dehors dans la cour, Frangin s’appuya contre le mur et lâcha un soupir.

« Que tes yeux… commença la tortue.

— Un mot de plus, la coupa-t-il, et c’est le retour direct au panier. »

La tortue se calma.

« Les choses étant ce qu’elles sont, je vais sûrement m’attirer des ennuis pour avoir séché le cours de religion comparée de frère Bulot, reprit Frangin. Heureusement, le grand dieu a jugé bon d’affliger le pauvre homme de myopie, alors sans doute ne remarquera-t-il pas mon absence, mais si jamais il s’en rend compte, il faudra que j’avoue ce que j’ai fait parce que mentir à un frère est un péché et que le grand dieu m’enverra en enfer pour un million d’années.

— Dans ce cas précis, je pourrais me montrer clément, consentit la tortue. Mille ans tout au plus.

— Ma grand-mère m’a dit que de toute façon j’irai en enfer quand je mourrai, poursuivit Frangin en l’ignorant. C’est un péché d’être vivant. Ça tombe sous le sens, parce qu’on est forcé de pécher tous les jours quand on est vivant. »

Il baissa les yeux sur la tortue.

« Je sais que tu n’es pas le grand dieu Om – par les saintes cornes – parce que si je devais toucher le grand dieu Om – par les saintes cornes –, mes mains tomberaient en cendres. Le grand dieu Om ne se changerait jamais en tortue, comme l’a dit frère Nonroid. Mais il est écrit dans le Livre du prophète Céna que les esprits de l’air et de la terre lui ont parlé tandis qu’il errait dans le désert, alors je me suis demandé si tu étais un de ces esprits. »

La tortue le fixa un moment de son œil unique. Puis elle lança :

« Un grand type ? Grosse barbe ? Des yeux roulant dans tous les sens ?

— Quoi ?

— Je crois que je me souviens de lui. Il roulait des yeux en parlant. Et il parlait tout le temps. Tout seul. Se cognait souvent dans des rochers.

— Il a erré dans le désert pendant trois mois.

— Ça explique tout, alors. Il n’y a pas grand-chose d’autre à manger que des champignons.

— Tu es peut-être vraiment un démon, dit Frangin. Le Septateuque nous interdit de discuter avec des démons. Mais résister aux démons, d’après le prophète Fruni, peut renforcer la foi…

— Que des abcès t’enflamment les dents !

— Pardon ?

— Je jure devant moi que je suis le grand dieu Om, le plus grand des dieux ! »

Frangin donna de petits coups sur la carapace de la tortue.

« Je vais te montrer quelque chose, démon. »

Il sentait sa foi grandir, en tendant bien l’oreille.


Ce n’était pas la plus grande statue d’Om, mais la plus proche. Elle se dressait au niveau des puits réservés aux prisonniers et aux hérétiques. Elle se composait de plaques de fer rivetées ensemble.

Les puits étaient déserts en dehors de deux novices qui poussaient une charrette rudimentaire au loin.

« C’est un gros taureau, constata la tortue.

— L’image même du grand dieu Om dans une de ses incarnations terrestres ! déclara fièrement Frangin. Et tu prétends que c’est toi ?

— Je n’étais pas en bonne santé ces derniers temps. »

La tortue allongea son cou décharné.

« Il a une porte dans le dos, dit-elle. Pourquoi il a une porte dans le dos ?

— Pour qu’on y fasse entrer les pécheurs, répondit Frangin.

— Pourquoi une autre dans le ventre ?

— Pour qu’on en retire les cendres purifiées. Et la fumée sort des naseaux, comme un signe adressé aux impies. »

La tortue, le cou toujours tendu, fit du regard le tour des rangées de portes verrouillées. Elle leva la tête vers les parois encroûtées de suie. Elle la baissa vers la tranchée destinée au feu sous le taureau de métal. Elle parvint à une conclusion. Elle cligna de son œil unique.

« Les gens ? dit-elle enfin. Vous rôtissez les gens dedans ?

— Et voilà ! s’exclama Frangin d’une voix triomphante. Tu viens de prouver que tu n’es pas le grand dieu ! Lui saurait qu’on ne brûle évidemment pas les gens là-dedans. Brûler les gens là-dedans ? Ce serait la meilleure !

— Ah, fit la tortue. Alors, qu’est-ce que… ?

— Ça sert à la destruction d’objets hérétiques et autres cochonneries.

— Très pratique.

— Les pécheurs et les criminels, eux, sont purifiés par le feu dans les puits de la Quisition ou quelquefois devant le grand temple, dit Frangin. Le grand dieu saurait ça.

— J’ai dû oublier, sans doute, fit doucement la tortue.

— Le grand dieu Om – par les saintes cornes – saurait qu’il a lui-même déclaré au prophète Valspur… » Frangin toussa et plissa les yeux, sourcils froncés, signe qu’une réflexion sérieuse était à l’œuvre. « “Que le feu sacré réduise l’incroyant à néant.” C’est le verset soixante-cinq.

— J’ai dit ça, moi ?

— L’année du Légume Indulgent, l’évêque Criblephore a converti un démon par la seule puissance de la raison, poursuivit Frangin. En fait, le démon est entré dans les ordres, il est même devenu sous-diacre. Du moins à ce qu’on dit.

— La bagarre, ça ne me fait pas peur… commença la tortue.

— Ta langue fourbe n’arrivera pas à me tenter, reptile, fit Frangin. Parce que ma foi est à toute épreuve ! »

La tortue grogna sous l’effort.

« Que des éclairs te foudroient ! »

Un petit, tout petit nuage noir apparut au-dessus de la tête de Frangin, et un petit, tout petit éclair lui roussit légèrement un sourcil.

« Ouille !

— Tu me crois, maintenant ? » fit la tortue.


Il y avait un peu de vent sur le toit de la Citadelle. D’où l’on avait aussi une belle vue sur l’immensité du désert.

Fri’it et Drunah attendirent un moment, le temps de reprendre leur souffle.

Puis Fri’it demanda : « Sommes-nous en sécurité, ici ? » Drunah regarda vers le ciel. Un aigle tournoyait au-dessus des collines arides. Il se surprit à se demander si l’aigle avait l’ouïe fine. Il avait certainement un sens développé. Était-ce l’ouïe ? Si ça se trouvait, il pouvait entendre un animal dans le silence du désert à un kilomètre en dessous. Et puis merde… un aigle, ça ne parle pas de toute façon, hein ?

« Sûrement, répondit-il.

— Je peux vous faire confiance ? insista Fri’it.

— Et moi, je peux vous faire confiance ? »

Fri’it tambourina des doigts sur le parapet.

« Huh », fit-il.

Voilà bien le problème. Celui de toutes les sociétés vraiment secrètes. Elles sont secrètes. Combien de membres compte le Mouvement de la Tortue ? Nul ne le sait exactement. Comment s’appelle votre voisin ? Deux autres membres connaissent son nom parce qu’ils l’ont parrainé, mais qui sont-ils derrière leurs masques ? Parce qu’il est dangereux de savoir. Les inquisitions peuvent soutirer lentement les renseignements de ceux qui en savent trop. Alors on s’arrange pour n’être au courant de rien. Ce qui facilite grandement la conversation durant les réunions de cellule et la rend impossible en dehors.

Le problème s’est posé à tous les conspirateurs indécis de l’Histoire : comment conspirer sans vraiment tenir à un éventuel collègue conjuré peu sûr des propos qui, rapportés, attireraient comme un aimant le tisonnier accusateur brûlant de la culpabilité.

Les petites gouttes de sueur qui perlaient au front de Drunah, malgré le vent chaud, laissaient supposer que le secrétaire endurait les mêmes réflexions angoissantes. Mais ça ne prouvait rien. Et, pour Fri’it, éviter de mourir était devenu une habitude.

Il se fit craquer nerveusement les doigts.

« Une guerre sainte », dit-il. Une phrase sans grand risque. Elle ne contenait aucun indice verbal sur ce qu’il pensait du projet. Il n’avait pas dit : « Grand dieu, pas une putain de guerre sainte, il est cinglé, ce type ? Un crétin de missionnaire se fait tuer, un gus écrit des sottises sur la forme du monde, et il faut qu’on se mette en guerre ? » Si on le pressait un peu, voire si on l’écartelait et le brisait un peu, il pourrait toujours prétendre avoir voulu dire : « Enfin ! L’occasion rêvée de mourir glorieusement pour Om, l’unique et véritable dieu-qui-piétinera-l’impie-de-ses-sabots-de-fer ! » Ça ne ferait pas grande différence, les dépositions ne changent rien une fois qu’on se trouve aux niveaux insondables où l’accusation a statut de preuve, mais au moins ça donnerait peut-être l’impression à un ou deux inquisiteurs qu’ils ont pu commettre une erreur.

« Évidemment, l’Église est beaucoup moins militante depuis environ un siècle, fit Drunah, le regard perdu dans le désert. Trop occupée par les problèmes terrestres de l’Empire. »

Une constatation. Pas une seule fissure là-dedans où introduire un désosseur.

« Il y a eu la croisade contre les Hodgsonites, dit Fri’it d’un air distant. Et la Subjugation des Melchiorites. Et la Résolution du faux prophète Zeb. Et la Correction des Ashéliens, et l’Absolution…

— Mais tout ça n’était que de la politique, fit Drunah.

— Hmm. Oui. Bien sûr, vous avez raison.

— Et, bien sûr, nul ne pourrait douter du bien-fondé d’une guerre pour répandre le culte et la gloire du grand dieu.

— Non. Nul ne pourrait en douter », dit Fri’it qui avait parcouru maints champs de batailles au lendemain d’une victoire éclatante, quand on a de multiples occasions de constater ce que gagner veut dire. Les Omniens interdisaient l’usage de toutes les drogues. En de tels moments la prohibition se faisait cruellement sentir, quand on n’osait pas aller se coucher par crainte de ses rêves.

« Le grand dieu n’a-t-il pas déclaré par la bouche du prophète Abbysse qu’il n’existe pas de sacrifice plus grand et plus honorable que de donner sa vie pour lui ?

— En effet », reconnut Fri’it. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler qu’Abbysse était évêque de la Citadelle depuis cinquante ans lorsque le grand dieu l’avait élu. Aucun ennemi hurlant ne s’était jamais jeté sur lui l’épée à la main. Il n’avait jamais plongé les yeux dans ceux d’un individu décidé à le tuer – si, bien sûr que si, à chaque seconde, parce que l’Église ne le trouvait évidemment pas à son goût, mais au moins elle ne disposait pas à l’époque des moyens d’arriver à ses fins.

« Mourir glorieusement pour sa foi, voilà une noble destinée, psalmodia Drunah comme s’il lisait un panneau d’affichage intérieur.

— C’est ce que nous enseignent les prophètes », dit Fri’it d’une voix pitoyable.

Le grand dieu suivait des voies mystérieuses, il le savait. Indubitablement, il choisissait ses prophètes, mais on avait l’impression qu’il fallait l’aider. Peut-être était-il trop occupé pour les choisir lui-même. Il y avait, semblait-il, beaucoup plus de réunions, beaucoup plus de signes de tête, beaucoup plus de regards échangés même durant les offices dans le grand temple.

Assurément, le jeune Vorbis ne manquait pas d’ardeur – qu’il était facile de passer d’une idée à une autre ! Voilà un homme touché par le destin. Une toute petite partie de Fri’it, celle qui avait passé les trois quarts de son existence sous la tente, essuyé des pluies de projectiles, participé à des mêlées où l’on risquait de se faire tuer aussi aisément par un allié que par un ennemi, cette partie-là ajouta : Ou du moins par quelque chose. C’était une partie de lui-même vouée à passer toutes les éternités dans tous les enfers, mais elle bénéficiait déjà d’une grande habitude.

« Savez-vous que j’ai beaucoup voyagé quand j’étais plus jeune ? fit-il.

— Je vous ai souvent entendu parler avec intérêt de vos voyages dans les contrées païennes, dit poliment Drunah. Il était souvent question de cloches.

— Vous ai-je déjà parlé des îles Brunes ?

— Loin vers le bout du monde. Je me souviens. Le pain y pousse sur les arbres et les jeunes femmes trouvent de petites billes blanches dans les huîtres. Elles plongent les chercher, avez-vous dit, sans porter le moindre vêtem…

— Je me souviens d’autre chose », reprit Fri’it. C’était un souvenir insolite, ici, dans cette solitude de brousse sous un ciel pourpre. « La mer est forte là-bas. Il y a de grosses vagues, beaucoup plus grosses que sur la mer Circulaire, comprenez-vous, et les hommes s’en vont pêcher au-delà en pagayant. Sur de curieuses planches de bois. Et quand ils veulent revenir au rivage, ils attendent une vague puis… ils se mettent debout sur la vague qui les ramène jusqu’à la plage.

— Je préfère l’histoire des jeunes nageuses, dit Drunah.

— Parfois on voit de très grosses vagues, poursuivit Fri’it en ignorant l’interruption. Rien ne pourrait les arrêter. Mais si on vogue dessus, on ne se noie pas. J’ai appris ça. »

Drunah vit la lueur dans son œil.

« Ah, fit-il en hochant la tête. Une idée magnifique du grand dieu, de placer des exemples aussi instructifs sur notre chemin.

— Le truc, c’est de bien apprécier la force de la vague, dit Fri’it. Et voguer dessus.

— Qu’est-ce qui arrive à ceux qui ratent leur coup ?

— Ils se noient. Souvent. Certaines vagues sont très grosses.

— C’est souvent dans la nature des vagues, j’ai l’impression. »

L’aigle continuait de tournoyer. S’il avait compris la moindre de leurs paroles, il n’en montrait rien.

« Des détails utiles à garder en mémoire, fit Drunah avec une vivacité soudaine. Des fois qu’on se retrouverait dans des contrées païennes.

— C’est sûr. »


Depuis les tours qui hérissaient la crête de toits de la Citadelle, les diacres psalmodiaient les offices du moment.

Frangin aurait dû être en classe. Mais les prêtres enseignants ne se montraient pas trop stricts envers lui. Après tout, grâce à sa grand-mère, il connaissait à fond chaque livre du Septateuque et savait par cœur l’ensemble des prières et des hymnes. Ils se disaient sans doute qu’il se rendait utile ailleurs. Qu’on l’employait à une tâche dont personne d’autre ne voulait se charger.

Il binait les rangs de haricots pour la beauté du tableau. Le grand dieu Om, quoique pour l’heure le petit dieu Om, mangeait une feuille de laitue.

Toute ma vie, songeait Frangin, j’ai su que le grand dieu Om – il exécuta le signe des saintes cornes sans grande conviction – était… était un… une… grande barbe dans le ciel ou, quelquefois, quand il descendait sur terre, un taureau gigantesque, ou un lion, ou… quelque chose de gros, en tout cas. Quelque chose qui oblige à lever la tête.

Une tortue, ce n’est tout de même pas pareil. J’ai beau faire des efforts… ce n’est pas pareil. Et l’entendre parler des Sept-Arches comme s’il s’agissait de… de vieux fous… je crois rêver…

Dans les forêts tropicales du subconscient de Frangin, le papillon du doute émergea et donna un coup d’aile à titre d’essai, sans imaginer ce que la théorie du chaos avance sur une telle initiative…

« Je me sens beaucoup mieux maintenant, dit la tortue. Pas senti aussi bien depuis des mois.

— Des mois ? s’étonna Frangin. Depuis quand es-tu… malade ? »

La tortue posa la patte sur une feuille.

« Quel jour sommes-nous ? demanda-t-elle.

— Le 10 gruin, la renseigna Frangin.

— Oui ? Quelle année ?

— Euh… du Serpent Conceptuel… Comment ça, quelle année ?

— Donc… trois ans, fit la tortue. Bonne, la laitue. Et c’est moi qui te le dis. On ne trouve pas de laitue dans les collines. Un peu de plantain, un ou deux buissons épineux. Qu’une autre feuille soit. »

Frangin en arracha une à la salade la plus proche. Et une autre feuille fut, songea-t-il.

« Et tu devais être un taureau ? demanda-t-il.

— J’ai ouvert les yeux… l’œil… et j’étais une tortue.

— Pourquoi ?

— Comment je saurais, moi ? Aucune idée ! mentit la tortue.

— Mais tu… tu es omniconnaissant, fit Frangin.

— Ça ne veut pas dire que je sais tout. »

Frangin se mordit les lèvres. « Hum. Si. Ça veut dire ça.

— T’es sûr ?

— Oui.

— Je croyais que c’était omnipotent.

— Non. Ça, ça veut dire que tu es très puissant. Et tu l’es. C’est ce que dit le Livre d’Ossaire. C’était un des grands prophètes, tu sais. J’espère, ajouta Frangin.

— Qui lui a dit que j’étais omnipotent ?

— Toi.

— Non, je ne lui ai rien dit.

— Ben, lui il disait que si.

— Je ne me souviens même pas d’un gars du nom d’Ossaire, marmonna la tortue.

— Tu lui as parlé dans le désert, expliqua Frangin. Tu te rappelles sûrement. Un mètre quatre-vingts ? Une très longue barbe ? Un bourdon immense ? Et la lueur des saintes cornes lui sortant de la tête ? » Il hésita. Mais il avait vu les statues et les saintes icônes. Elles ne pouvaient pas se tromper.

« Jamais vu personne de ce signalement, fit le petit dieu Om.

— Il était peut-être un peu moins grand, concéda Frangin.

— Ossaire. Ossaire, répéta la tortue. Non… Non… Vois pas…

— Il a dit que tu lui parlais depuis une colonne de feu.

— Oh, cet Ossaire-là. Colonne de feu. Oui.

— Et tu lui as dicté le Livre d’Ossaire. Qui contient les Directions, les Portes, les Renoncements et les Préceptes. Cent quatre-vingt-treize chapitres.

— Je ne crois pas avoir fait tout ça, dit Om en hésitant. Je suis sûr que je me souviendrais de cent quatre-vingt-treize chapitres.

— Qu’est-ce que tu lui as dit, alors ?

— Si je me rappelle bien, c’était : « Hé, vise un peu ce que j’arrive à faire ! » » répondit la tortue.

Frangin la regarda fixement. L’animal avait l’air embarrassé, dans la mesure où une tortue peut avoir cet air-là.

« Même les dieux aiment se détendre, dit-elle.

— Des centaines de milliers de gens règlent leur vie sur les Renoncements et les Préceptes ! gronda Frangin.

— Et alors ? Je ne les en empêche pas.

— Qui les a dictés si ce n’est pas toi ?

— Faut pas me le demander à moi. Je ne suis pas omniconnaissant, moi ! »

Frangin tremblait de colère.

« Et le prophète Abbysse ? J’imagine que quelqu’un lui a donné les Codicilles comme ça en passant, hein ?

— Pas moi…

— Ils sont écrits sur des plaques de plomb de plus de trois mètres de haut !

— Oh, ben, c’est sûrement moi, c’est ça ? J’ai toujours une tonne de plaques de plomb sous la main, des fois que je tomberais sur quelqu’un dans le désert, c’est ça ?

— Quoi ? Si ce n’est pas toi, qui les lui a données ?

— Je n’en sais rien. Pourquoi je le saurais ? Je ne peux pas être partout à la fois !

— Tu es omniprésent !

— Qui a dit ça ?

— Le prophète Hachémi !

— Jamais vu !

— Oh ? Oh ? Alors je suppose que tu ne lui as jamais donné le Livre de la Création, hein ?

— Quel Livre de la Création ?

— Comment ? Tu ne sais pas ?

— Non !

— Alors qui le lui a donné ?

— Aucune idée ! Il l’a peut-être écrit tout seul ! »

Frangin se mit une main horrifiée sur la bouche.

« F’est un blafhngf !

— Quoi ? »

Frangin ôta sa main.

« Je dis : c’est un blasphème !

— Un blasphème ? Comment est-ce que je peux blasphémer ? Je suis un dieu !

— Je ne te crois pas !

— Hah ! Ça te dit, un autre éclair ?

— Tu appelles ça un éclair ? »

Frangin avait la figure toute rouge et tremblait. La tortue laissa pendre tristement sa tête.

« D’accord. D’accord. Pas terrible, l’éclair, je reconnais, fit-elle. Si j’étais plus fort, il ne resterait plus de toi qu’une paire de sandales d’où monteraient deux volutes de fumée. » Elle avait l’air misérable. « Je ne comprends pas. Une chose pareille ne m’est encore jamais arrivée. Je comptais prendre la forme d’un grand taureau blanc mugissant pendant une semaine et j’ai fini sous celle d’une tortue pendant trois ans. Pourquoi ? Je n’en sais rien, moi qui suis censé tout savoir. D’après tes prophètes qui prétendent m’avoir rencontré, en tout cas. Personne ne m’a même entendu, tu te rends compte ? J’ai essayé de parler à des chevriers et tout, et ils ne m’ont jamais remarqué ! Je commençais à croire que j’étais une tortue rêvant d’être un dieu. Pour te dire que ça devenait grave.

— Peut-être que tu en es une, fit Frangin.

— Que tes jambes enflent comme des troncs d’arbres ! cracha la tortue.

— Mais… Mais… tu dis que les prophètes, c’étaient… de simples mortels qui recopiaient des choses !

— C’est exactement ça !

— Oui, mais ce n’est pas toi qui dictais !

— Peut-être que si, pour une partie, fit la tortue. J’ai… tant oublié, ces dernières années.

— Mais si tu es ici, sur terre, sous forme d’une tortue, qui écoute les prières ? Qui accepte les sacrifices ? Qui juge les morts ?

— Je ne sais pas. Qui le faisait, avant ?

— Toi !

— Moi ? »

Frangin se fourra les doigts dans les oreilles et entonna le troisième couplet de Voyez, les infidèles fuient la colère d’Om.

Au bout de deux minutes, la tortue pointa la tête hors de sa carapace.

« Dis, fit-elle, quand les incroyants sont brûlés vifs… est-ce que tu leur chantes d’abord une chanson ?

— Non !

— Ah. Une mort miséricordieuse. Je peux ajouter quelque chose ?

— Si tu veux une fois de plus mettre ma foi à l’épreuve… »

La tortue marqua un temps. Om fouillait sa mémoire défaillante. Puis il gratta la terre avec une griffe.

« Je… me souviens d’un jour… un jour d’été… tu avais… treize ans… »

La petite voix sèche raconta d’un ton monotone. La bouche de Frangin s’arrondit peu à peu jusqu’à former un O.

Il finit par demander : « Comment tu sais ça ?

— Tu es convaincu que le grand dieu Om voit tout ce que tu fais, non ?

— Tu es une tortue, tu n’as pas pu…

— Quand tu avais presque quatorze ans, ta grand-mère t’a battu pour avoir volé de la crème à l’office, ce qui était d’ailleurs faux, elle t’a enfermé à clé dans ta chambre, et tu as dit : “Je voudrais que tu sois…” »


Il y aura un signe, se disait Vorbis. Il y a toujours un signe pour qui le cherche. Le sage se place toujours sur le chemin du dieu.

Il déambulait dans la Citadelle. Il se faisait une règle d’effectuer une promenade quotidienne dans certains des niveaux inférieurs, mais bien entendu à des heures et selon un itinéraire différents. Dans la mesure où il tirait des plaisirs de l’existence, du moins tels que les entendait un être humain normal, il aimait voir la mine des humbles membres du clergé qui, au détour d’un croisement, se trouvaient nez à menton avec le diacre Vorbis de la Quisition. Il avait toujours droit à la petite respiration qu’on retenait, révélatrice d’une conscience coupable. Vorbis aimait voir des consciences bien coupables. Voilà à quoi servaient les consciences. La culpabilité, c’était la graisse dans laquelle tournaient les roues de l’autorité.

Il bifurqua à un angle et aperçut, gravé à la diable sur le mur d’en face, un vague ovale entouré de quatre pattes sommaires ainsi que d’une tête et d’une queue encore plus rudimentaires.

Il sourit. On en voyait davantage ces derniers temps, semblait-il. Que l’hérésie s’envenime, qu’elle monte en surface comme un furoncle. Vorbis savait manier la lancette.

Mais ces deux ou trois secondes de réflexion lui avaient fait manquer un embranchement et il déboucha soudain à la lumière du jour.

Il se trouva momentanément perdu malgré sa grande connaissance des chemins détournés de l’Église. Il reconnut un des jardins clos. Autour d’un superbe carré de blé de Klatch aux longues tiges décoratives, des plants de haricots dressaient leurs fleurs rouge et blanc vers le soleil ; entre les rangs de haricots, des melons cuisaient doucement à même la terre empoussiérée. En temps normal, Vorbis aurait pris acte et approuvé pareille utilisation efficace de l’espace, mais en temps normal il ne serait pas tombé sur un jeune novice rondouillard en train de se rouler en tous sens dans la poussière, les doigts dans les oreilles.

Vorbis contempla Frangin à ses pieds. Puis il le poussa du bout de sa sandale.

« Qu’as-tu, mon fils ? »

Frangin ouvrit les yeux.

Il n’arrivait pas encore à reconnaître beaucoup de supérieurs hiérarchiques. Même le cénobiarche n’était pour lui qu’une tache indistincte dans la foule. Mais tout le monde reconnaissait Vorbis l’exquisiteur. Quelque chose en lui frappait la conscience des nouveaux venus à la Citadelle en deux ou trois jours seulement. Alors qu’on craignait simplement le dieu par habitude, pour la forme, on avait une peur bleue de Vorbis.

Frangin s’évanouit.

« Très curieux », fit Vorbis.

Un sifflement le fit se retourner.

Une petite tortue se tenait près de son pied. Sous le regard fulminant du diacre, elle voulut reculer sans cesser de le fixer et de siffler comme une bouilloire.

Il la ramassa et l’examina soigneusement, la tourna et la retourna dans ses mains. Puis il parcourut des yeux le périmètre du jardin clos jusqu’à ce qu’il trouve un emplacement en plein soleil où il reposa le reptile sur le dos. Après réflexion, il prit deux cailloux dans un des carrés de légumes et les coinça sous la carapace afin que les mouvements de la bestiole ne la retournent pas.

Vorbis estimait qu’il ne fallait jamais perdre une occasion d’enrichir ses connaissances personnelles, et il prit mentalement note de revenir dans quelques heures voir comment l’animal s’en sortait, si son travail le lui permettait.

Puis il reporta son attention sur Frangin.


Il y avait un enfer pour les blasphémateurs. Un autre pour ceux qui contestaient l’autorité légitime. Un grand nombre pour les menteurs. Et sans doute un enfer pour les petits garçons qui souhaitaient la mort de leur grand-mère. Ce n’étaient pas les enfers qui manquaient.

C’était la définition de l’éternité : la durée prévue par le grand dieu Om pour s’assurer que chacun recevait la punition qu’il méritait.

Les Omniens disposaient d’un grand choix d’enfers.

Pour l’heure, Frangin les traversait tous.

Frère Nonroid et frère Vorbis le regardaient s’agiter sur son lit comme une baleine échouée.

« C’est le soleil, dit Nonroid, presque calme à présent après le choc que lui avait causé l’exquisiteur venu le chercher. Le pauvre garçon travaille toute la journée dans ce jardin. Ça devait arriver.

— Avez-vous essayé les châtiments corporels ? demanda frère Vorbis.

— J’ai le regret de dire que taper sur le jeune Frangin revient à vouloir flageller un matelas, répondit Nonroid. Il crie “ouille” mais, à mon avis, c’est uniquement parce qu’il veut faire preuve de bonne volonté. Il est rempli de bonne volonté, Frangin. C’est lui dont je vous ai parlé.

— Il n’a vraiment pas l’air très futé.

— Il ne l’est pas. »

Vorbis hocha une tête approbatrice. Une intelligence excessive chez un novice n’avait pas que de bons côtés. Parfois on pouvait la canaliser pour la plus grande gloire d’Om, mais souvent elle était source de… non, pas d’ennuis, parce que Vorbis savait exactement que faire d’une intelligence mal employée, mais source de travail superflu.

« Et vous m’affirmez pourtant que ses professeurs le tiennent en très haute estime », dit-il.

Nonroid haussa les épaules.

« Il est très obéissant. Et… Ben, il y a sa mémoire.

— Quoi, sa mémoire ?

— Il en a beaucoup.

— Il a une bonne mémoire.

— “Bonne” n’est pas l’adjectif qui convient. Elle est étonnante. Il a une connaissance parfaite de l’ensemble des Sept…

— Mmm ? » fit Vorbis.

Nonroid vit le regard du diacre.

« Aussi parfaite que possible dans ce monde d’imperfection, j’entends, marmonna-t-il.

— Un jeune homme pétri de lectures dévotes, dit Vorbis.

— Euh… fit Nonroid, non. Il ne sait pas lire. Ni écrire.

— Ah. Un paresseux. »

Le diacre n’était pas partisan des zones de flou. La bouche de Nonroid s’ouvrit et se referma en silence tandis qu’il cherchait les mots appropriés. « Non, rectifia-t-il. Il essaye. On est sûrs qu’il essaye. Seulement, on le dirait incapable de faire le… de comprendre le lien entre les lettres et leur sonorité.

— Vous lui avez donné les verges pour ça, au moins ?

— Ça ne lui fait pas grand effet, semble-t-il, monseigneur.

— Comment, alors, est-il devenu un élève aussi excellent ?

— Il écoute », répondit Nonroid.

Personne n’écoutait comme Frangin, médita-t-il. Du coup, il rendait l’enseignement difficile. C’était comme… comme se trouver dans une immense caverne. Tout ce qu’on disait disparaissait dans les profondeurs insatiables de la tête de Frangin. Son taux d’absorption pouvait réduire des professeurs imprudents au bredouillis puis au silence tandis que chacune de leurs paroles s’engouffrait dans ses oreilles.

« Il écoute tout, dit Nonroid. Et il regarde tout. Rien ne lui échappe. »

Vorbis baissa à nouveau les yeux sur Frangin.

« Et je ne l’ai jamais entendu dire un mot méchant, reprit Nonroid. Les autres novices se moquent de temps en temps de lui. Ils l’appellent “le gros bœuf d’Omnia”. Vous savez comment ça se passe. »

Le regard de Vorbis embrassa les mains comme des jambons et les jambes comme des troncs d’arbre du novice.

Il avait l’air plongé dans de profondes réflexions.

« Ne sait ni lire ni écrire, fit-il. Mais extrêmement loyal, vous dites ?

— Loyal et dévot, renchérit Nonroid.

— Et une bonne mémoire, murmura le diacre.

— Mieux que ça. Rien à voir avec la mémoire. »

Vorbis prit une décision, sembla-t-il.

« Envoyez-le-moi quand il sera rétabli », dit-il.

Nonroid eut l’air paniqué.

« Je veux simplement lui parler, le rassura Vorbis. J’ai peut-être un emploi pour lui.

— Oui, monseigneur ?

— J’ai le sentiment que le grand dieu Om suit des voies impénétrables. »


La haute altitude. Nul autre bruit que le sifflement du vent dans les plumes.

L’aigle se laissait porter par les courants aériens, les yeux braqués sur les bâtiments miniatures de la Citadelle sous lui.

Il l’avait lâchée quelque part et maintenant il n’arrivait plus à la retrouver. Quelque part en dessous, dans ce petit carré de verdure.


Les abeilles bourdonnaient parmi les fleurs de haricot. Et le soleil cognait sur la carapace ventrale d’Om.

Il y a aussi un enfer pour les tortues.

Il était désormais trop fatigué pour gigoter des pattes. Il ne voyait rien d’autre à faire : gigoter des pattes. Ainsi que sortir la tête aussi loin que possible et l’agiter en tous sens dans l’espoir de faire contrepoids pour se redresser.

On meurt quand on n’a pas de fidèles, c’est le souci habituel d’un petit dieu. Mais on meurt aussi quand on meurt.

Dans un coin de son cerveau non obnubilé par l’idée de chaleur, il sentait la terreur et la confusion de Frangin. Il n’aurait pas dû agir ainsi envers le jeune gars. Bien sûr qu’il ne gardait pas les yeux braqués en permanence sur lui. Quel dieu s’amuse à ça ? Qui s’intéresse aux faits et gestes des hommes ? L’important, c’est la foi. Il avait seulement péché le souvenir dans la mémoire du novice, histoire de l’impressionner, comme un illusionniste qui sort un œuf de l’oreille d’un spectateur.

Je suis sur le dos, j’ai de plus en plus chaud et je vais mourir pour de bon…

Et pourtant… Et pourtant… cette saloperie d’aigle l’avait laissé tomber sur un tas de fumier. Un imbécile de première, cet aigle-là. Toute une ville de cailloux bâtie sur un caillou dans une région caillouteuse, et il avait atterri sur la seule surface capable de briser sa chute sans lui briser les reins. Tout près d’un croyant, par-dessus le marché.

Curieux, ça. À se demander s’il n’y avait pas de la divine providence là-dessous, sauf que c’était lui, la divine providence… qui gisait sur le dos, commençait à cuire, se préparait à mourir pour de bon…

Cet homme qui l’avait mis à l’envers… L’expression sur son visage tout de douceur… Il s’en souviendrait. Une expression, non pas de cruauté, mais d’un niveau d’existence différent… Une expression de paix horrible…

Une ombre passa devant le soleil. Om braqua son œil sur la figure de Lou-tsé au-dessus de lui, qui le contemplait d’un air aimable et compatissant. Et qui le retourna à l’endroit. Puis qui ramassa son balai et s’en repartit tranquillement sans un regard en arrière.

Om s’affaissa et reprit son souffle. Puis il retrouva le moral.

Il y a quelqu’un qui m’aime bien là-haut, songea-t-il. Et c’est Moi.


Le sergent Simonie attendit d’être revenu dans ses quartiers avant de déplier son bout de papier.

Il ne fut aucunement surpris d’y découvrir un petit dessin de tortue. C’était lui l’heureux veinard.

Il avait toujours vécu pour un tel instant. Quelqu’un devait ramener l’auteur de la Vérité qui serait le symbole du mouvement. Ce ne pouvait qu’être lui. Un seul regret : il ne devait pas tuer Vorbis.

Mais la chose se ferait, et au vu de tout le monde.

Un de ces jours. Devant le temple. Sinon, personne n’y croirait.


Om suivait clopin-clopant un couloir sableux.

Il avait traîné un moment après la disparition de Frangin. Traîner est une autre spécialité des tortues. Elles sont pour ainsi dire championnes du monde de la discipline.

Foutu gamin inutile, songeait-il. Ça m’apprendra à vouloir m’adresser à un novice à peine cohérent.

Évidemment, le vieux tout maigre n’avait pas réussi à l’entendre. Pas plus que le maître queux. Enfin, le vieux devait être sourd. Quant au cuisinier… Om prit mentalement note de prévoir, une fois qu’il aurait retrouvé ses pleins pouvoirs divins, un sort particulier pour le cuisinier. Il ne savait pas exactement en quoi consisterait le sort en question, mais il serait à base d’eau bouillante et des carottes interviendraient sûrement quelque part dans la recette.

Il goûta un moment cette idée. Mais elle le menait où ? Nulle part ailleurs que dans ce jardin minable, sous la forme d’une tortue. Il savait comment il était arrivé là – il lança un regard noir de terreur sourde au tout petit point dans le ciel en qui l’œil de la mémoire reconnaissait un aigle – et il ferait mieux de trouver un moyen plus terrestre d’en sortir à moins de vouloir passer le mois à venir caché sous une feuille de melon.

Une autre pensée lui vint. C’est bon à manger, ces trucs-là !

Quand il aurait recouvré ses pouvoirs, il passerait le temps qu’il faudrait à mettre au point de nouveaux enfers. Et aussi deux ou trois nouveaux préceptes. « Tu ne mangeras pas la chair de la tortue. » Pas mal, celui-là. Il s’étonnait de ne pas y avoir pensé plus tôt. Le contexte, tout était là.

Et s’il en avait imaginé un autre comme « Tu auras intérêt de ramasser toute tortue en détresse et de la transporter partout où elle le désire sauf (très important) si tu es un aigle », il ne serait pas dans un tel pétrin aujourd’hui.

Il n’y avait pas à tortiller. Il lui fallait trouver le cénobiarche en personne. Une personnalité comme un grand prêtre arriverait forcément à l’entendre.

Et il demeurait forcément quelque part dans cette ville. Les grands prêtres ne bougeaient guère, d’ordinaire. Il ne serait pas trop difficile à dénicher. Et Om avait beau habiter pour l’instant la carapace d’une tortue, il n’en restait pas moins un dieu. Alors comment lui serait-il difficile de dénicher le grand prêtre ?

Il fallait qu’il monte. C’est ça, la hiérarchie. Pour trouver l’homme en haut de l’échelle, on monte.

D’une démarche un peu cahotante sous sa carapace agitée de saccades latérales, l’ancien grand dieu Om entreprit l’exploration de la citadelle érigée à sa plus grande gloire.

Il ne put s’empêcher de remarquer que les choses avaient bien changé en trois mille ans.


« Moi ? fit Frangin. Mais… Mais…

— Je ne crois pas qu’il a l’intention de te punir, dit Nonroid. Même si tu mérites largement d’être puni, évidemment. Nous le méritons tous largement, ajouta-t-il pieusement.

— Mais pourquoi ?

— … pourquoi ? Il a dit qu’il voulait seulement te parler.

— Mais ce que je pourrais dire, aucun quisiteur n’a envie de l’entendre ! gémit Frangin.

— … l’entendre. Tu ne contestes pas les désirs du diacre, j’en suis sûr, fit Nonroid.

— Non. Non. Bien sûr que non », convint Frangin. Il baissa la tête.

« Brave garçon. » Nonroid lui tapota le dos aussi haut qu’il put lever la main.

« Cours-y vite, fit-il. Je suis certain que tout se passera bien. » Puis, parce que lui aussi avait été élevé dans le respect de l’honnêteté, il ajouta : « Probablement. »


Les marches étaient rares dans la Citadelle. Le cheminement des nombreuses processions qui ponctuaient les rituels alambiqués du Grand Om exigeait de longues pentes douces. Les quelques marches existantes restaient assez basses pour accueillir le pas chancelant des grands vieillards. Et les grands vieillards, eux, n’étaient pas rares dans la Citadelle.

Le vent ramenait sans cesse du sable du désert. Des monticules se formaient sur les marches et dans les cours malgré tous les efforts d’une armée de novices balayeurs.

Mais une tortue est affligée de pattes parfaitement inefficaces.

Tu bâtiras des marches moins hautes, siffla Om en se hissant sur l’une d’elles.

Des pieds défilaient dans un martèlement sourd tout près de lui. Il suivait une des voies principales de la Citadelle ; elle menait à la place des Lamentations et des milliers de pèlerins l’empruntaient chaque jour.

Une ou deux fois une sandale vagabonde se prit dans sa carapace et le fit tournoyer.

« Que tes pieds s’envolent de ton corps et s’enterrent dans une termitière ! » hurla-t-il.

Après quoi il se sentit un peu mieux.

Un autre pied le happa et l’envoya glisser sur les pavés. Il atterrit avec un claquement métallique contre une grille courbe enchâssée au ras du sol dans un mur. Seul un mouvement rapide comme l’éclair des mâchoires l’empêcha de disparaître à travers les barreaux. Il se retrouva pendu par le bec au-dessus d’une cave.

Une tortue possède dans les mâchoires des muscles d’une puissance étonnante. Om se balança doucement en gigotant des pattes. D’accord. Une tortue en terrain rocheux et crevassé est rompue à ce genre d’incident. Il suffit qu’une patte s’accroche…

De faibles bruits attirèrent son attention. Un cliquetis de métal suivi d’un gémissement à peine perceptible.

Om fit pivoter son œil.

La grille se situait tout en haut d’un mur d’une salle très longue et basse. Les puits de lumière qui criblaient la Citadelle éclairaient brillamment les lieux.

Vorbis avait insisté là-dessus. Les inquisiteurs ne devaient pas œuvrer dans l’ombre, affirmait-il, mais dans la lumière. Où ils voyaient distinctement ce qu’ils faisaient.

Om le voyait aussi.

Il resta un moment suspendu à sa grille, incapable de détacher son œil de la rangée d’établis.

En général, Vorbis déconseillait les fers portés au rouge, les chaînes à pointes et les bidules pourvus de forets et de grosses vis, sauf pour une représentation publique un jour de jeûne important. C’était étonnant les résultats qu’on obtenait, disait-il toujours, avec un simple couteau…

Mais nombre d’inquisiteurs préféraient les vieilles méthodes.

Au bout d’un moment, Om se hissa tout doucement jusqu’à la grille dans des contractions convulsives des muscles du cou. L’esprit ailleurs, il accrocha d’abord une patte antérieure à un barreau, puis l’autre. Ses postérieures gigotèrent un instant et une griffe trouva une prise sur la maçonnerie grossière.

Il peina quelque temps puis se hala de nouveau dans la lumière.

Il s’éloigna lentement en rasant le mur afin d’éviter les pieds des passants. Il ne pouvait faire autrement que marcher lentement, de toute façon, mais à présent il marchait lentement parce qu’il réfléchissait. La plupart des dieux ont du mal à marcher et réfléchir en même temps.


Tout le monde avait accès à la place des Lamentations. C’était une des grandes libertés de l’omnianisme.

Il existait toutes sortes de manières d’implorer le grand dieu, mais elles dépendaient largement des moyens financiers dont on disposait, ce qui n’était que justice et dans l’ordre naturel des choses. Après tout, ceux qui avaient réussi dans la vie y étaient évidemment parvenus avec l’approbation du grand dieu ; on n’imaginait pas leur succès possible sinon. De la même façon, la Quisition pouvait agir sans la moindre restriction. Le soupçon avait valeur de preuve. Comment pouvait-il en être autrement ? Le grand dieu n’aurait pas jugé opportun de placer le soupçon dans l’esprit de ses exquisiteurs sans raison valable. La vie devenait très simple quand on croyait dans le grand dieu Om. Et parfois très courte aussi.

Mais il restait toujours les imprévoyants, les idiots et ceux qui, par oubli ou négligence dans cette vie ou une précédente, n’avaient même pas les moyens de se fendre d’une pincée d’encens. Et le grand dieu, dans sa sagesse et sa miséricorde telles que la distillaient ses prêtres, avait pris des dispositions à leur intention.

On pouvait offrir prières et supplications sur la place des Lamentations. Elles seraient assurément entendues. Voire prises en compte.

Derrière la place, carré de deux cents mètres de côté, se dressait le grand temple proprement dit.

Là, sans l’ombre d’un doute, le dieu écoutait.

Ou quelque part à proximité, en tout cas…

Des milliers de pèlerins visitaient la place chaque jour.

Un talon cogna dans la tortue et la propulsa contre le mur. Au rebond, une béquille percuta le bord de sa carapace et l’envoya toupiller dans la foule comme une pièce de monnaie. Elle rebondit contre le sac de couchage d’une vieille femme qui, à l’instar de beaucoup d’autres, estimait que l’efficacité de sa supplique s’accroissait en fonction du temps passé sur la place.

Le dieu cligna de l’œil, abruti. Il se demandait s’il ne préférait pas les aigles. Voire la cave… Non, pas la cave, il ne fallait pas exagérer…

Il saisit quelques mots avant qu’une autre sandale de passage l’expédie au loin.

« C’est la sécheresse depuis trois ans dans notre village… Une petite pluie, ô Seigneur ? »

Alors qu’il tournoyait sur le dos en se demandant vaguement si la bonne réponse empêcherait les gens de lui flanquer des coups de pied, le grand dieu marmonna : « Pas de problème. »

Une autre sandale le catapulta, sans que personne ne le remarque, dans la forêt de jambes. Le monde n’était qu’une tache floue.

Il entendit une voix âgée, croupissante de désespoir, qui disait : « Seigneur, Seigneur, pourquoi prendre mon fils pour l’enrôler dans votre Légion divine ? Qui va s’occuper de la ferme, maintenant ? Vous pouviez pas en choisir un autre ?

— Ne vous en faites pas pour ça », couina Om.

Une sandale le souleva sous la queue et l’expédia à plusieurs pas sur la place. Personne ne regardait par terre. On croyait d’ordinaire que fixer des yeux les cornes dorées sur le toit du temple tout en marmonnant sa prière augmentait la portée de cette prière. Les fidèles qui enregistraient vaguement la présence de la tortue par un choc du côté de la cheville s’en débarrassaient aussitôt d’une poussée de l’autre pied.

« … ma femme, malade de…

— D’accord ! »

Vlan…

« … nettoyez le puits de notre village, pollué par…

— Ça marche ! »

Vlan…

« … tous les ans, les sauterelles s’amènent…

— Promis ! Seulement… »

Vlan…

« … perdu en mer depuis cinq mois…

— … arrêtez de me donner des coups de pied ! »

La tortue atterrit, à l’endroit, dans un espace momentanément dégagé.

Offerte à la vue…

Une grande partie de la vie animale repose sur la reconnaissance des formes, en particulier celles du chasseur et du chassé. Pour l’œil non averti, la forêt n’est… disons, que de la forêt ; pour l’œil de la colombe, ce n’est qu’un décor verdâtre sans intérêt autour du faucon qu’on n’a pas repéré sur la branche d’un arbre. Pour le tout petit point de la buse en chasse en altitude, le panorama général du monde n’est qu’une brume autour de la proie qui détale dans l’herbe.

De son perchoir sur les Cornes, l’aigle bondit dans les airs.

Heureusement, la même conscience des formes qui rendait la tortue si évidente sur une place grouillante d’humains fit pivoter l’œil unique rempli d’appréhension du petit reptile vers les cieux.

L’aigle est un animal déterminé. Une fois son menu en tête, il s’y tient jusqu’à ce qu’il ait obtenu satisfaction.


Deux légionnaires divins se tenaient de faction devant la porte de Vorbis. Lorsque Frangin frappa craintivement au battant, ils lui jetèrent un regard en coin comme s’ils cherchaient une raison de le passer à tabac.

Un petit prêtre gris ouvrit la porte et introduisit le novice dans une antichambre à peine meublée. Il lui désigna d’un doigt éloquent un tabouret.

Frangin s’assit. Le prêtre disparut derrière un rideau. Frangin fit d’un coup d’œil le tour des lieux et…

Les ténèbres l’engloutirent. Avant qu’il puisse bouger – et dans le meilleur des cas les réflexes de Frangin manquaient déjà de coordination –, une voix près de son oreille lui dit : « Écoute, frère, ne panique pas. Je t’ordonne de ne pas paniquer. »

Un tissu masquait la figure du novice.

« Hoche la tête, mon garçon. »

Frangin hocha la tête. Ils te mettent un capuchon sur la figure. Tous les novices savaient ça. Des histoires circulaient dans les dortoirs. Ils te mettent un capuchon sur la figure, comme ça les inquisiteurs ignorent sur qui ils travaillent…

« Bien. Maintenant nous allons passer dans la pièce d’à côté. Fais attention où tu poses les pieds. »

Des mains l’aidèrent à se relever et à traverser l’antichambre. Dans son brouillard d’incompréhension, il sentit la caresse du rideau, après quoi on le fit descendre en cahotant quelques marches puis entrer dans une salle au sol sablonneux. Les mains le firent pivoter plusieurs fois sur lui-même, fermement mais sans malveillance, et le conduisirent ensuite dans un couloir. Il entendit le bruissement d’un autre rideau puis eut l’impression indéfinissable d’un espace plus vaste.

Plus tard, bien plus tard, Frangin se rendit compte d’une chose : il n’éprouvait aucune terreur. On lui avait enfilé un capuchon sur la tête chez le chef de la Quisition, et il n’avait même pas eu l’idée d’éprouver de la terreur. Parce qu’il avait la foi.

« Il y a un tabouret derrière toi. Assieds-toi. »

Frangin s’assit.

« Tu peux ôter le capuchon. »

Frangin ôta le capuchon.

Il cligna des yeux.

Assises sur des tabourets à l’autre bout de la salle, chacune flanquée de deux saints légionnaires, siégeaient trois silhouettes. Il reconnut le visage aquilin du diacre Vorbis ; les deux autres étaient un petit râblé et un obèse. Non pas fortement charpenté comme Frangin, mais un vrai gras-double. Tous trois portaient des robes grises toutes simples.

Aucune trace de fers rouges ni même de scalpels.

Les trois hommes avaient le regard fixe.

« Novice Frangin ? » fit Vorbis.

Frangin opina.

Vorbis lâcha un petit rire, du genre qu’émettent les gens très intelligents quand ils songent à quelque chose de sans doute pas très amusant. « Et, bien entendu, un jour il faudra t’appeler frère Frangin, dit-il. Voire père Frangin. Une source de confusion, je trouve. Il vaut mieux éviter ça. Je crois qu’il va falloir veiller à ce que tu deviennes le sous-diacre Frangin au plus tôt ; qu’en penses-tu ? »

Frangin n’en pensait rien. Il avait vaguement conscience qu’on lui parlait d’avancement, mais son cerveau connaissait un passage à vide.

« Bon, passons à autre chose, fit Vorbis du ton légèrement exaspéré de qui comprend les efforts que va coûter la conversation. Est-ce que tu reconnais ces pères érudits à ma droite et à ma gauche ? »

Frangin fit non de la tête.

« Bien. Ils ont des questions à te poser. »

Frangin fit oui de la tête.

L’obèse se pencha en avant.

« Tu as une langue, mon garçon ? »

Frangin opina. Puis il se dit que ça ne suffisait peut-être pas, aussi la tira-t-il pour l’offrir à l’examen.

Vorbis posa une main apaisante sur le bras de l’obèse.

« Je crois que notre jeune ami est un peu impressionné », dit-il d’une voix douce. Il sourit.

« Bon, Frangin – rentre-la, s’il te plaît –, je vais te poser quelques questions. Tu comprends ? »

Frangin opina.

« Quand tu es venu dans mes appartements, tu es resté quelques secondes dans l’antichambre. Décris-la-moi, je te prie. »

Frangin le fixa avec des yeux de grenouille. Mais les turbines de la mémoire se mirent en branle malgré lui et propulsèrent les renseignements au premier plan de son esprit.

« C’est une pièce d’environ trois mètres carrés. Avec des murs blancs. Il y a du sable par terre sauf dans le coin près de la porte où les dalles sont visibles. Une fenêtre dans le mur d’en face, deux mètres de haut environ. Trois barreaux à la fenêtre. Un tabouret à trois pieds. Une icône sainte du prophète Ossaire, gravée dans du bois d’aphacia et incrustée de feuilles d’argent. Une éraflure dans le coin en bas à gauche du cadre. Une étagère sous la fenêtre. Il n’y a rien sur l’étagère à part un plateau. »

Vorbis dressa ses longs doigts effilés en clocher devant son nez.

« Sur le plateau ? fit-il.

— Je vous demande pardon, monseigneur ?

— Qu’y avait-il sur le plateau, mon fils ? »

Des images tourbillonnèrent devant les yeux de Frangin.

« Sur le plateau, il y avait un dé à coudre. Un dé à coudre en bronze. Et deux aiguilles. Il y avait aussi un bout de corde. Des nœuds dans la corde. Trois nœuds. Et neuf pièces de monnaie. Sur le plateau il y avait une tasse d’argent décorée de motifs de feuilles d’aphacia. Il y avait une grande dague, en acier je crois, au manche noir avec sept arêtes dessus. Sur le plateau il y avait un petit morceau de tissu noir. Et aussi une ardoise et un style…

— Parle-moi des pièces, murmura Vorbis.

— Trois étaient des centimes de la Citadelle, dit aussitôt Frangin. Deux se présentaient du côté des Cornes, et une du côté de la couronne septuple. Quatre pièces étaient toutes petites et en or. Il y avait des lettres dessus que… que je n’ai pas su lire, mais si vous me donnez un style, je crois que j’arriverai à les…

— C’est une espèce de numéro ? demanda l’obèse.

— Je vous assure, fit Vorbis, que ce jeune homme a vu toute l’antichambre en moins d’une seconde. Frangin… parle-nous des autres pièces.

— Les autres pièces étaient grosses. En bronze. Des derechmi d’Éphèbe.

— Comment le sais-tu ? On n’en voit pas beaucoup à la Citadelle.

— J’en ai déjà vu une fois, monseigneur.

— Quand ça ? »

La figure de Frangin se plissa sous l’effort.

« Je ne suis pas sûr… » dit-il.

L’obèse fit un grand sourire à Vorbis.

« Hah, dit-il.

— Je crois… reprit Frangin, que c’était un après-midi. Mais peut-être le matin. Vers midi. Le 3 gruin, l’année du Scarabée Ébahi. Des marchands sont venus au village.

— Quel âge avais-tu ? demanda Vorbis.

— Trois ans moins un mois, monseigneur.

— Je n’en crois rien », fit l’obèse.

La bouche de Frangin s’ouvrit et se referma deux ou trois fois. Qu’est-ce qu’il en savait, le gros bonhomme ? Il n’y était pas !

« Tu peux te tromper, mon fils, dit Vorbis. Tu es un jeune homme de… quoi ? Dix-sept, dix-huit ans ? À notre avis, tu peux ne pas bien te rappeler l’image fugitive d’une pièce étrangère il y a quinze ans.

— Nous pensons que tu inventes tout ça », fit l’obèse.

Frangin ne répondit pas. Pourquoi inventer ? Alors que l’image était là, dans sa tête.

« Peux-tu te rappeler tout ce qui t’es jamais arrivé ? » demanda le petit râblé qui n’avait pas cessé d’observer attentivement Frangin durant l’entretien. Frangin lui fut reconnaissant de l’interruption.

« Non, monseigneur. La plupart des choses seulement.

— Tu en oublies ?

— Ben, des fois il y en a que je ne me rappelle pas. » Frangin avait entendu parler de l’oubli, même s’il imaginait mal en quoi ça consistait. Mais il restait des périodes de sa vie, surtout durant les premières années, où il n’y avait… rien. Il ne s’agissait pas d’une usure de la mémoire, mais de grandes réserves verrouillées dans le manoir de ses souvenirs. Non pas oubliées, pas plus qu’une réserve verrouillée cesse d’exister, mais… verrouillées.

« Quelle est la première chose que tu te rappelles, mon fils ? demanda aimablement Vorbis.

— Une grande lumière, et quelqu’un m’a tapé dessus », répondit Frangin.

Les trois hommes le fixèrent d’un air interdit. Puis ils se tournèrent les uns vers les autres. Frangin, à travers sa terreur et sa détresse, saisit des bribes de chuchotements.

« … nous à perdre ?… » « … sûrement diabolique. De la bêtise… » « On risque gros… » « … seule occasion, ils vont s’attendre à ce qu’on… » Et ainsi de suite.

Il fit du regard le tour des lieux.

L’ameublement n’était pas une priorité dans la Citadelle. Des étagères, des tabourets, des tables… Le bruit courait parmi les novices que les prêtres au sommet de la hiérarchie possédaient des meubles en or, mais on n’en voyait nulle trace ici. La salle se révélait aussi austère que n’importe quel local des quartiers des novices, mais d’une austérité peut-être plus opulente ; il s’agissait moins d’un dénuement dû à la pauvreté que d’un dépouillement procédant de l’intention.

« Mon fils ? »

Frangin ramena en vitesse les yeux sur le trio.

Vorbis lança un regard à ses collègues. Le râblé hocha la tête. L’obèse haussa les épaules.

« Frangin, dit Vorbis, tu vas maintenant retourner à ton dortoir. Avant que tu partes, un serviteur te donnera à manger et à boire. Tu te présenteras demain à l’aube à la porte des Cornes et tu m’accompagneras à Éphèbe. Tu es au courant de la délégation pour Éphèbe ? »

Frangin fit non de la tête.

« Il n’y a peut-être pas de raison pour que tu sois au courant. Nous allons discuter politique avec le tyran. Tu comprends ? »

Frangin refit non de la tête.

« Bien, dit Vorbis. Très bien. Oh, et… Frangin ?

— Oui, monseigneur ?

— Tu vas oublier cette réunion. Tu n’es pas venu dans cette salle. Tu ne nous y as pas vus. »

Frangin le regarda, bouche bée. C’était absurde. On n’oubliait pas des choses sur commande. Certaines s’oubliaient toutes seules – celles dans les réserves verrouillées –, mais c’était à cause d’un mécanisme auquel il n’avait pas accès. Qu’est-ce qu’il voulait dire, le diacre ?

« Oui, monseigneur », fit-il.

Ça lui paraissait la solution la plus simple.


Les dieux n’ont personne à qui adresser des prières.

Le grand dieu Om fila vers la statue la plus proche, le cou tendu, en actionnant avec énergie ses pattes déficientes. La statue n’était autre que lui-même sous forme de taureau en train de piétiner un infidèle, mais il n’en tira guère de réconfort.

Ce n’était qu’une question de temps avant que l’aigle s’arrête de tournoyer et fonde sur lui.

Om n’était tortue que depuis trois ans, mais il avait hérité en même temps que l’enveloppe corporelle de toute une panoplie d’instincts, dont un grand nombre tournaient autour de la terreur panique due au seul animal qui avait trouvé la recette pour manger une tortue.

Les dieux n’ont personne à qui adresser des prières.

Om souhaitait à toutes forces qu’il n’en fût rien.

Quand même, on a tous besoin de quelqu’un.

« Frangin ! »


Frangin restait un peu indécis sur l’avenir immédiat. Le diacre Vorbis l’avait clairement libéré de ses tâches de novice, mais il n’avait rien à faire pour le restant de l’après-midi.

Il se sentait attiré du côté du jardin. Il y avait des haricots à ramer, un travail qu’il attendait toujours avec plaisir. On savait à quoi s’en tenir avec les haricots. Ils ne demandaient pas l’impossible, comme oublier. Et puis, s’il devait s’absenter quelque temps, il fallait pailler les melons et mettre Lou-tsé au courant.

Lou-tsé et les jardins formaient un tout.

Tout service abrite une personne de ce type. Tantôt elle pousse un balai dans des couloirs sombres, tantôt elle déambule parmi les étagères au fond des magasins (où elle seule sait dénicher le moindre article), ou elle entretient une relation ambiguë mais essentielle avec la salle des chaudières. Tout le monde la connaît mais personne ne se souvient d’un temps où elle n’était pas là, ni ne sait où elle va quand elle est absente, bref, où elle se trouve habituellement. À l’occasion, des gens un peu plus observateurs que la moyenne, ce qui ne paraît pas à première vue très difficile, se posent un instant des questions à son sujet… puis passent à autre chose.

Curieusement, étant donné ses allées et venues discrètes entre les jardins de la Citadelle, Lou-tsé ne manifestait pas beaucoup d’intérêt pour les plantes proprement dites. Il s’occupait de la terre, du fumier, de l’humus, du compost, du terreau, de la poussière et des moyens de les manutentionner. La plupart du temps, il maniait un balai ou retournait un tas de n’importe quoi. Dès qu’on mettait des semences dans quelque chose, ça ne l’intéressait plus.

Il ratissait les allées lorsque Frangin entra. Il s’y entendait pour ratisser les allées. Il composait des cannelures et dessinait des courbes douces à l’effet apaisant. Frangin avait toujours envie de s’excuser quand il marchait dessus.

Le novice ne lui parlait guère car ce qu’on pouvait lui dire n’avait guère d’importance. Le vieux se contentait à chaque fois de hocher la tête et d’arborer son sourire à une seule dent.

« Je m’en vais pour un petit moment, annonça Frangin d’une voix forte en articulant bien. Je pense qu’on va envoyer quelqu’un pour s’occuper des jardins, mais j’ai quelques consignes… »

Hochement de tête, sourire. Le vieux le suivit patiemment le long des rangs de légumes tandis que Frangin parlait haricots et fines herbes.

« Compris ? » demanda le novice au bout de dix minutes.

Hochement de tête, sourire. Hochement de tête, sourire, signe de main.

« Quoi ? »

Hochement de tête, sourire, signe de main. Hochement de tête, sourire, signe de main, sourire.

De sa démarche qui tenait à la fois du crabe et du singe, Lou-tsé se rendit au petit secteur au fond du jardin enclos qui recelait ses divers tas de détritus, les rayonnages de pots de fleurs et tous les produits de la beauté horticole. L’homme devait y dormir, soupçonna Frangin.

Hochement de tête, sourire, signe de main.

Une petite table sur tréteaux se dressait au soleil près d’un rayonnage de rames pour haricots.

On y avait étendu un paillasson sur lequel reposaient une demi-douzaine de gros cailloux pointus hauts d’une trentaine de centimètres.

Autour d’eux, on avait disposé avec soin des tuteurs. Des morceaux de bois fin donnaient de l’ombre à certaines parties des cailloux. De petits miroirs métalliques dirigeaient la lumière du soleil vers d’autres. Des cônes de papier curieusement orientés avaient l’air de canaliser le vent sur des points précis.

Frangin n’avait jamais entendu parler de l’art du bonsaï, surtout appliqué aux montagnes.

« C’est… très joli », dit-il d’un ton hésitant.

Hochement de tête, sourire, saisie d’un petit rocher, sourire, insistance, insistance.

« Oh, je ne peux pas accepter… »

Insistance, insistance. Grand sourire, hochement de tête.

Frangin prit la montagne miniature. Il lui trouva un poids étrange, irréel – sa main lui disait qu’elle pesait en gros une livre, mais sa tête des milliers de toutes, toutes petites tonnes.

« Euh… Merci. Merci beaucoup. »

Hochement de tête, sourire, poussée polie.

« C’est très… montagneux. »

Hochement de tête, grand sourire.

« Ça n’est tout de même pas de la neige au sommet, dites…

— Frangin ! »

Il releva la tête d’un coup. Mais la voix venait de l’intérieur.

Oh non, songea-t-il pitoyablement.

Il repoussa la petite montagne dans les mains de Lou-tsé.

« Mais, euh… vous me la mettez de côté, oui ?

— Frangin ! »

Je rêvais, non ? Avant que je devienne important et que des diacres m’adressent la parole.

« Non, tu ne rêvais pas ! Au secours ! »


Les pétitionnaires s’égaillèrent lorsque l’aigle effectua un passage au-dessus de la place des Lamentations.

Il vira en rase-mottes et alla se percher sur la statue du Grand Om piétinant les infidèles.

C’était un oiseau magnifique brun doré dont les yeux jaunes passèrent en revue la foule d’un air froid et dédaigneux.

« C’est un signe ? fit un vieillard affublé d’une jambe de bois.

— Oui ! Un signe ! répéta une jeune femme près de lui.

— Un signe ! »

On se rassembla autour de la statue.

« C’est un connard », lança quelque part du côté de leurs pieds une voix que personne n’entendit.

« Mais un signe de quoi ? fit un homme assez âgé qui campait sur la place depuis trois jours.

— Comment ça : de quoi ? C’est un signe ! fit l’homme à la jambe de bois. Pas besoin que ce soit un signe de quelque chose. “Un signe de quoi ?” Poser une question pareille ! En voilà de la méfiance !

— C’est forcément un signe de quelque chose, insista l’autre. C’est un chaispaquoi référentiel. Un gérondif. Bien possible, ça, un gérondif. »

Une silhouette maigre apparut en bordure du groupe ; elle se déplaçait discrètement mais avec une rapidité étonnante. Elle portait la jolhiba des tribus du désert, mais un plateau lui pendait au cou par une lanière. Il s’en dégageait un avant-goût alarmant de sucreries poisseuses nappées de poussière.

« C’est peut-être un messager du grand dieu lui-même, dit la femme.

— C’est un putain d’aigle, voilà ce que c’est, fit une voix résignée quelque part au milieu de l’homicide ornemental de bronze à la base de la statue.

— Dattes ? Figues ? Sorbets ? Saintes reliques ? Indulgences toutes fraîches ? Lézards ? En bâtonnets ? proposa l’homme au plateau d’un ton encourageant.

— Moi j’croyais qu’il apparaissait aux mortels sous forme de cygne ou de taureau, dit la jambe de bois.

— Hah ! cracha en pure perte la voix de la tortue.

— Ça m’a toujours intrigué, intervint un jeune novice au dernier rang. Vous savez… Ben… Des cygnes ? Pas très… macho, croyez pas ?

— Que tu sois lapidé à mort pour blasphème ! lui jeta violemment la femme. Le grand dieu entend chacune des paroles irrévérencieuses que tu prononces !

— Hah ! » fit-on sous la statue. Et l’homme au plateau se coula un peu plus en avant. « Délice klatchien. Guêpes au miel ? Profitez-en tant que c’est froid ! proposa-t-il encore.

— C’est tout de même pas mal, fit l’homme âgé du ton assommant que rien ne peut arrêter. J’veux dire, y a quelque chose de très divin dans un aigle. Le roi des oiseaux, j’ai pas raison ?

— Rien d’autre qu’une dinde améliorée, fit la voix sous la statue. Un cerveau pas plus gros qu’une noix.

— Un oiseau très noble, l’aigle. Et intelligent avec ça, renchérit l’homme âgé. Détail intéressant : c’est le seul oiseau qui arrive à manger les tortues. Vous saviez ça ? Il attrape la tortue, ensuite il s’envole très haut et la laisse tomber sur les rochers. Elle s’écrase et elle s’ouvre en deux. Étonnant.

— Un de ces quatre, fit une voix morne à ras du sol, je vais retrouver ma pleine forme et tu vas drôlement regretter tes paroles. Pendant très longtemps. Je pourrais même aller jusqu’à étirer le temps pour que t’en baves davantage. Ou alors… non, je vais te changer en tortue. On verra si ça te plaît, hein ? Le vent qui se rue autour de la carapace, le sol qui grossit de seconde en seconde. Ça, c’est un détail intéressant !

— Je trouve ça affreux, dit la femme en levant la tête vers le regard mauvais de l’aigle. Je me demande ce qui passe par la tête de la pauvre petite bête quand elle tombe.

— Sa carapace, madame », dit le grand dieu Om en s’efforçant de se glisser encore plus profondément sous le surplomb de bronze.

L’homme au plateau avait l’air découragé. « Attendez voir, fit-il. Deux sachets de dattes au sucre pour le prix d’un, qu’est-ce que vous en pensez ? Et là, autant dire que je m’tranche la main. »

La femme jeta un coup d’œil au plateau.

« Dites, y a des mouches partout !

— Des raisins secs, madame.

— Pourquoi ça s’envole, alors ? »

L’homme regarda son plateau. Puis il releva la tête vers la femme.

« Un miracle ! s’écria-t-il en agitant les mains d’un air théâtral. Le temps des miracles est venu ! »

L’aigle bougea, mal à l’aise.

Il ne voyait dans les êtres humains que des bouts de paysage mobile qui, en période d’agnelage en montagne, s’accompagnaient de jets de pierres quand il plongeait sur l’agneau nouveau-né, mais ne présentaient par ailleurs pas plus d’intérêt à ses yeux que les buissons et les rochers. Il n’en avait pourtant jamais approché autant. Son regard dément allait et venait, incertain.

À cet instant des trompettes retentirent sur la place.

L’aigle regarda en tous sens d’un air affolé pendant que son cerveau réduit s’efforçait d’assimiler cette surcharge soudaine.

Il bondit. Les fidèles se battirent pour s’écarter de sa trajectoire alors qu’il piquait sur les dalles avant de s’élever majestueusement vers les tourelles du grand temple et la chaleur des cieux.

En dessous, les portes du grand temple, quarante tonnes chacune de bronze doré, s’ouvrirent sous le souffle (disait-on) du grand dieu lui-même, pivotèrent pesamment et – sainteté suprême – silencieusement.


Les sandales démesurées de Frangin claquaient à toute allure sur les dalles. Il déployait toujours beaucoup d’efforts pour courir ; il courait à partir des genoux et battait des jambes en dessous comme s’il s’agissait de roues à aubes.

C’était dingue. Une tortue se prétendait le dieu, ce qui ne pouvait pas être vrai, sauf que si, forcément, vu ce qu’elle savait. Et il avait subi un interrogatoire de la Quisition. Ou quelque chose d’approchant. En tout cas, il n’avait pas trouvé l’épreuve aussi pénible que le prétendait la rumeur.

« Frangin ! »

La place, d’habitude bourdonnante des murmures d’un millier de prières, baignait dans le silence. Tous les pèlerins s’étaient tournés face au temple.

L’esprit en ébullition suite aux événements de la journée, Frangin se fraya un chemin à coups d’épaule à travers la foule soudain muette…

« Frangin ! »

Les gens ont des étouffoirs de réalité.

Le fait est notoire : les neuf dixièmes du cerveau restent inutilisés ; comme la plupart des faits notoires, c’est faux. Même le plus crétin des Créateurs ne s’embêterait pas à charger le crâne humain de plusieurs livres de matière grise dans le seul but de fournir un mets délicat à certaines tribus reculées de vallées inexplorées. Le cerveau est bel et bien utilisé au maximum de ses capacités. Et, entre autres fonctions, il fait paraître le miraculeux banal et change l’extraordinaire en ordinaire.

Car dans le cas contraire, confrontés au merveilleux quotidien de tout ce qui les entoure, les êtres humains se baladeraient la figure fendue de grands sourires idiots semblables à ceux qu’arborent certaines tribus reculées chez qui les autorités font de temps en temps une descente, histoire d’étudier de près le contenu de leurs serres en plastique. Ils lâcheraient des « wouah ! » à tout bout de champ. Et aucun ne travaillerait beaucoup.

Les dieux n’aiment pas qu’on ne travaille pas beaucoup. Les inactifs risquent toujours de se mettre à réfléchir.

Une partie du cerveau a pour fonction d’empêcher de tels incidents de se produire. Elle est très efficace. Elle peut inspirer l’ennui même aux témoins de spectacles merveilleux. Et Frangin était un travailleur acharné.

Aussi ne remarqua-t-il pas tout de suite qu’il avait franchi le dernier rang des badauds pour débouler au milieu d’une large allée dégagée. Il se retourna alors et vit approcher la procession.

Le cénobiarche regagnait ses appartements après avoir assuré le service du soir – ou plutôt vaguement opiné pendant que le chapelain l’assurait en son nom.

Frangin pivota sur place, à la recherche d’un moyen de se tirer de ce mauvais pas. Puis il entendit tousser près de lui et leva les yeux sur les figures furieuses de deux cémois inférieurs encadrant la mine ahurie et gériatriquement bon enfant du cénobiarche en personne.

Le vieil homme leva machinalement la main pour bénir Frangin du signe des saintes cornes, puis deux membres de la Légion divine saisirent le novice par les coudes en s’y reprenant à deux fois et lui firent dégager tambour battant le chemin de la procession avant de le propulser dans la foule.

« Frangin ! »

Frangin traversa l’esplanade d’un bond jusqu’à la statue contre laquelle il s’appuya, hors d’haleine.

« Je vais finir en enfer ! marmonna-t-il. Pour l’éternité !

— On s’en fout ! Maintenant… sors-moi de là ! »

On ne lui prêtait aucune attention désormais. Tout le monde regardait passer la procession. Même regarder passer la procession était un acte saint. Frangin s’agenouilla et fouilla des yeux les volutes à la base de la statue.

Une prunelle en bouton de bottine le foudroya sur place.

« Comment tu t’es fourrée là-dessous ?

— C’était moins une, répondit la tortue. Moi j’te l’dis, quand j’aurai retrouvé la forme, va y avoir du rififi chez les aigles.

— Qu’est-ce qu’il te veut, l’aigle ? demanda Frangin.

— M’emmener dans son aire et m’inviter à dîner, grogna la tortue. Il me veut quoi, à ton avis ? » Elle marqua un temps durant lequel elle mesura l’inutilité de faire de l’ironie devant Frangin ; c’était comme jeter des meringues contre un château fort.

« Il veut me becqueter, dit-elle d’une voix résignée.

— Mais tu es une tortue !

— Je suis ton dieu !

— Mais pour l’instant sous la forme d’une tortue. Avec une carapace, je veux dire.

— Ce n’est pas ça qui va gêner les aigles, répliqua d’un ton sinistre la tortue. Ils t’attrapent, t’emportent à une centaine de mètres dans les airs et puis… ils te lâchent.

— Beurk.

— Non. Plutôt… crac… floc. Comment tu crois que je me suis retrouvé ici ?

— On t’a lâchée ? Mais…

— J’ai atterri sur un tas de détritus dans ton jardin. Ça, c’est bien les aigles. Tout le coin est bâti en caillou et pavé de caillou sur un gros caillou, et ils ratent leur coup.

— Une sacrée chance. Une sur un million, dit Frangin.

— Je n’ai jamais eu d’ennuis de ce genre quand j’étais un taureau. Les aigles qui peuvent attraper un taureau, on les compte sur les doigts d’une tête de bétail. De toute façon, ajouta la tortue, il y a pire ici que les aigles. Il y a…

— C’est bon à manger, ces trucs-là, tu sais », fit une voix derrière Frangin.

Il se releva d’un air coupable, la tortue dans la main.

« Oh, salut, m’sieur Plhatah », dit-il.

Tout le monde en ville connaissait Plhatah Je-m’tranche-la-main, fournisseur de saintes reliques d’une nouveauté suspecte, de confiseries rances en bâtonnets d’une ancienneté louche, de figues grumeleuses et de dattes de fraîcheur périmée. C’était une espèce de force naturelle, comme le vent. Nul ne savait d’où il venait ni où il se rendait la nuit. Mais on le voyait tous les matins dès l’aube qui vendait ses articles poisseux aux pèlerins. Et, sur ce plan-là, les prêtres reconnaissaient qu’il avait trouvé le filon, parce que la plupart des pèlerins venaient pour la première fois et ne disposaient donc pas de l’élément essentiel à tout rapport avec Plhatah : avoir déjà eu affaire à lui. Le spectacle de fidèles sur la place s’évertuant à se décoller les mâchoires avec dignité était courant. Nombre de dévots, après des milliers de kilomètres d’un voyage périlleux, se voyaient contraints de formuler leurs prières dans le langage des signes.

« Un sorbet pour le dessert, ça te tente pas ? proposa Plhatah d’un ton plein d’espoir. Un sou le verre seulement, et là, autant dire que je m’tranche la main.

— Qui c’est, ce malade ? demanda Om.

— Je ne vais pas la manger, s’empressa de préciser Frangin.

— Tu vas lui apprendre des tours, alors ? dit joyeusement Plhatah. Passer la tête dans des cerceaux, des trucs comme ça ?

— Débarrasse-toi de lui, fit Om. Flanque-lui donc un grand coup sur la tête et planque le corps derrière la statue.

— La ferme, lança Frangin, à nouveau confronté aux problèmes posés par un interlocuteur que personne d’autre n’entend.

— Pas besoin de l’prendre sur ce ton, fit Plhatah.

— Ce n’est pas à vous que je parlais.

— Tu causais à la tortue, c’est ça ? » Frangin prit un air coupable.

« Ma vieille mère, elle causait à une gerbille, poursuivit Plhatah. Les animaux familiers sont d’un grand secours en période de tension. Et en période de famine aussi, ’videmment.

— Cet homme est malhonnête, dit Om. Je lis dans son esprit.

— Tu fais ça ?

— Je fais quoi ? » demanda Plhatah. Il lança à Frangin un regard en coin. « En tout cas, t’auras comme ça d’la compagnie pendant ton long voyage.

— Quel voyage ?

— Ton voyage à Éphèbe. La mission secrète pour discuter avec les infidèles. »

Frangin savait qu’il ne fallait pas s’étonner. Les nouvelles se propageaient dans le monde clos de la Citadelle comme un feu de brousse après une sécheresse.

« Oh, fit-il. Ce voyage-là.

— Paraît que Fri’it en est, dit Plhatah. Et… l’autre, là. L’éminence grasse.

— Le diacre Vorbis est très aimable. Il a été très gentil avec moi. Il m’a offert un verre.

— Un verre de quoi ? Sans importance. Attention, hein, j’dis pas un mot contre lui, moi, ajouta-t-il aussitôt.

— Pourquoi parles-tu à cet imbécile ? demanda Om.

— C’est un… ami à moi, répondit Frangin.

— J’aimerais bien qu’ce soit aussi l’mien, fit Plhatah. Avec des amis comme ça, on a jamais d’ennemis. Est-ce que j’peux te proposer des raisins secs confits ? En bâtonnet ? »


Vingt-trois autres novices partageaient le dortoir de Frangin, selon le principe que dormir en solitaire encourage le péché. Ce qui ne manquait pas de les intriguer, les novices, puisqu’il suffisait d’un instant de réflexion pour imaginer tout un éventail de péchés qu’on ne pouvait commettre qu’en compagnie. Mais c’était parce qu’un instant de réflexion représente le plus grand de tous les péchés. Tout individu laissé seul trop souvent risque de s’adonner à la cogitation solitaire. De telles pratiques retardent la croissance, c’est bien connu. Pour commencer, on encourt le supplice des pieds tranchés.

Frangin fut donc obligé de se réfugier dans le jardin, tandis que son dieu lui criait dessus depuis la poche de sa robe où il se cognait contre une pelote de ficelle, une paire de cisailles et quelques graines vagabondes.

Et d’où une main le sortit enfin.

« Écoute, je n’ai pas eu le temps de t’en parler, fit Frangin. On m’a désigné pour participer à une mission très importante. Je vais à Éphèbe en mission chez les infidèles. Le diacre Vorbis m’a choisi. C’est mon ami.

— Qui c’est ?

— Le chef exquisiteur. Il… veille à ce qu’on te vénère comme il faut. »

Om sentit l’hésitation dans la voix du novice et il se souvint de la grille. Et des activités auxquelles on se livrait en dessous…

« Il torture les gens, dit-il froidement.

— Oh, non ! Les inquisiteurs, d’accord, ils font ça. Et ils travaillent de très longues heures pour un maigre salaire, à ce que dit frère Nonroid. Mais les exquisiteurs, eux, ils… arrangent les choses. Tous les inquisiteurs rêvent de passer exquisiteurs un jour, à ce que dit frère Nonroid. C’est pour ça qu’ils supportent de rester de service à toute heure. Ils passent des jours sans dormir, des fois.

— À torturer les gens », médita le dieu. Non, un individu comme celui qu’il avait rencontré dans le jardin ne prendrait pas un couteau. C’était bon pour les autres. Vorbis préférait des méthodes plus raffinées.

« À extraire la méchanceté et l’hérésie des gens.

— Mais les gens… peut-être… ne sortent pas vivants de l’opération.

— Pas grave, répliqua sérieusement Frangin. Ce qui nous arrive dans cette vie n’est pas vraiment vrai. Ça fait peut-être un peu mal, mais c’est sans importance. Si ça garantit de passer moins de temps dans les enfers après la mort.

— Et si les exquisiteurs se trompent ? dit la tortue.

— Ils ne peuvent pas se tromper. Ils sont guidés par la main de… par ta main… ta patte de devant… ta griffe, je veux dire », marmonna-t-il.

La tortue cligna de son œil unique. Elle se rappelait la chaleur du soleil, l’impuissance, et un visage qui la regardait, non pas avec cruauté mais, pire, avec intérêt. Quelqu’un qui regardait quelque chose mourir uniquement pour voir combien de temps ça prenait. Elle se souviendrait de ce visage partout. Et de l’esprit qu’il dissimulait, un esprit comme une bille d’acier.

« Mais suppose que quelque chose ait mal tourné, insista-t-elle.

— Je ne suis pas expert en théologie, dit Frangin, mais le testament d’Ossaire est très clair là-dessus. Ces gens-là ont forcément fait quelque chose, sinon, dans ta sagesse, tu ne les désignerais pas à la Quisition.

— Ah bon ? s’étonna Om en pensant toujours au visage. C’est de leur faute s’ils se font torturer. J’ai vraiment dit ça ?

— “Nous sommes jugés dans la vie comme nous le sommes dans la mort”… Ossaire III, chapitre VI, verset 56. D’après ma grand-mère, quand les gens meurent ils se présentent devant toi ; ils doivent traverser un désert horrible et tu pèses leur cœur sur une balance, dit Frangin. Et si leur cœur pèse moins lourd qu’une plume, ils évitent les enfers.

— Nom de moi, lâcha la tortue avant d’ajouter : Il ne t’est pas venu à l’idée, mon garçon, que je risque d’avoir du mal à remplir cet office si je me trouve en même temps ici à me balader avec une carapace sur le dos ?

— Tu peux faire tout ce que tu veux. »

Om leva son œil vers Frangin.

Il a vraiment la foi, se dit-il. Il ne sait pas mentir.

La force de la foi du novice brûlait en lui comme une flamme.

Puis la vérité frappa Om comme le plancher des vaches les tortues après une attaque d’aigles.

« Faut que tu m’emmènes dans cette ville, là, Éphèbe, dit-il aussitôt.

— Je ferai tout ce que tu veux, dit Frangin. Tu vas la châtier par le sabot et par le feu ?

— Possible, possible. Mais il faut que tu m’emmènes. » Om s’efforçait de réduire au silence des pensées intimes, au cas où Frangin les entendrait. Ne m’abandonne pas !

« Mais tu pourrais y aller beaucoup plus vite sans moi, dit Frangin. Ils sont très méchants à Éphèbe. Le plus tôt la ville sera anéantie, le mieux ce sera. Tu pourrais quitter ta forme de tortue, voler là-bas comme un vent de feu et la châtier. »

Un vent de feu, se dit Om. La tortue médita alors sur les étendues silencieuses au fin fond du désert, sur les pépiements et soupirs des dieux réduits à l’état de djinns et de voix impalpables.

Des dieux qui n’avaient plus de croyants.

Même pas un. Un seul suffisait.

Des dieux qu’on avait abandonnés.

Et la flamme de la foi de Frangin avait une particularité : dans toute la Citadelle, après toute une journée de recherche, c’était la seule qu’avait trouvée le dieu.


Fri’it essayait de prier.

Ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

Oh, bien sûr, il observait les huit prières journalières obligatoires mais, aux heures les plus noires de cette affreuse nuit, il les reconnaissait pour ce qu’elles étaient. Une habitude. Un moment propice à la réflexion peut-être. Une façon de mesurer le temps.

Il se demanda s’il avait jamais prié, s’il avait jamais ouvert son cœur et son âme à quelque chose là-bas, ou là-haut. Sûrement, oui. Non ? Peut-être quand il était jeune. Il n’arrivait même pas à se le rappeler. Le sang avait effacé les souvenirs.

C’était de sa faute. Forcément. Il s’était déjà rendu à Éphèbe et avait apprécié la ville de marbre blanc sur son rocher surplombant le bleu de la mer Circulaire. Et il avait visité le Jolhimôme, ce pays de fous dans leur petite vallée fluviale qui croyaient en des dieux aux têtes marrantes et enfermaient leurs morts dans des pyramides. Il était même allé aussi loin qu’Ankh-Morpork, au-delà des eaux, où les habitants vénéraient n’importe quelle divinité tant qu’elle avait de l’argent. Oui, Ankh-Morpork… où se succédaient des rues et des rues de dieux tassés les uns contre les autres comme dans un paquet de cartes. Et personne ne tenait à mettre le feu à qui que ce soit, en tout cas pas plus qu’à l’ordinaire dans cette ville. Chacun tenait seulement à ce qu’on le laisse en paix pour que tout le monde gagne son paradis ou son enfer à son idée.

Et il avait trop bu ce soir, de ce vin qu’il gardait dans une cachette secrète dont la découverte l’enverrait tâter des instruments des inquisiteurs en moins de deux.

Oui, c’était à mettre au crédit de Vorbis. Autrefois, on pouvait corrompre la Quisition, mais plus aujourd’hui. L’exquisiteur en chef était revenu aux principes essentiels. On vivait désormais dans une démocratie de couteaux bien tranchants. On traquait l’hérésie avec encore plus d’ardeur dans les couches supérieures de l’Église. Plus on monte dans l’arbre, plus la scie s’émousse, avait expliqué Vorbis.

La religion n’est plus ce qu’elle était. Mais où sont les cierges d’antan… ?

Il ferma de nouveau les yeux avec force, et tout ce qu’il vit, ce fut les cornes du temple, ou des images fragmentées du carnage à venir, ou… le visage de Vorbis.

Cette cité blanche lui avait bien plu.

Même les esclaves s’y plaisaient. Un règlement les protégeait. On ne pouvait pas en faire ce qu’on voulait. Les esclaves avaient de la valeur.

On l’y avait instruit sur la Tortue. La théorie relevait du bon sens. Il avait pensé : ça se tient. C’est logique. Mais, logique ou pas, pareille pensée l’envoyait en enfer.

Vorbis était au courant pour lui. Forcément. Les espions pullulaient. Sacho s’était montré utile. Combien de renseignements Vorbis lui avait-il soutirés ? Sacho avait-il révélé ce qu’il savait ?

Évidemment qu’il avait révélé ce qu’il savait…

Quelque chose se brisa net chez Fri’it.

Il jeta un coup d’oeil à son épée accrochée au mur.

Pourquoi pas ? Après tout, il allait passer l’éternité dans un millier d’enfers…

La connaissance, c’est pour ainsi dire la liberté. Quand au mieux on risque les derniers supplices, le pire n’inspire alors plus aucune terreur. S’il devait finir bouilli pour un agneau, autant se faire rôtir pour un mouton.

Il se releva en titubant et, au bout de deux essais, décrocha son ceinturon du mur. Les appartements de Vorbis ne se trouvaient pas très loin, il lui fallait juste réussir à monter les marches. Un seul coup d’épée suffirait. Il pouvait couper Vorbis en deux sans forcer. Et peut-être… peut-être que rien ne se passerait par la suite. D’autres gens pensaient comme lui… quelque part. De toute façon, il pourrait toujours descendre aux écuries, se trouver loin de la Citadelle au lever du jour, et rejoindre Éphèbe, peut-être, à travers le désert…

Il gagna la porte et chercha la poignée à tâtons.

Qui pivota toute seule.

Fri’it chancela en arrière tandis que le battant s’ouvrait vers l’intérieur.

Vorbis s’encadrait dans l’ouverture. À la lueur tremblotante de la lampe à huile, son visage exprimait une sollicitude polie.

« Excusez l’heure tardive, monseigneur, fit-il, mais j’ai pensé qu’il nous fallait discuter. À propos de demain. »

L’épée échappa bruyamment de la main de Fri’it.

Vorbis se pencha.

« Quelque chose ne va pas, mon frère ? » fit-il.

Il sourit et entra dans la chambre. Deux inquisiteurs encapuchonnés se glissèrent à sa suite.

« Mon frère », répéta Vorbis. Puis il referma la porte.


« Comment c’est, là-dedans ? demanda Frangin.

— Je vais bringuebaler comme un petit pois dans une casserole, ronchonna la tortue.

— Je pourrais y mettre de la paille. Et, regarde, j’ai ça. »

Un paquet de verdure tomba sur la tête d’Om.

« Ça vient de la cuisine, expliqua Frangin. Des épluchures et du chou. Je les ai volés, ajouta-t-il, mais je me suis dit que ce n’était pas du vol si je le faisais pour toi. »

L’odeur fétide des feuilles à demi pourries donnait fortement à penser que Frangin avait commis son délit alors que les légumes étaient en route pour le tas de fumier, mais Om n’en dit rien. Pas encore.

« Très juste », marmonna-t-il.

Il doit y en avoir d’autres que lui, songea-t-il. Sûrement. À la campagne. Cette ville est trop bégueule. Pourtant… tous ces pèlerins devant le temple. Ce n’étaient pas seulement des campagnards, mais les plus dévots. Des villages entiers se regroupaient pour envoyer un seul représentant porter les suppliques de tout le monde. Mais nulle part chez eux il n’avait senti de flamme. La peur, oui, l’angoisse, le désir ardent et l’espoir. Toutes ces émotions avaient leur parfum. Mais de flamme, point.

L’aigle l’avait laissé tomber près de Frangin. Il… s’était comme réveillé. Il se souvenait vaguement du temps passé à l’état de tortue. Et maintenant il se souvenait qu’il était un dieu. Jusqu’à quelle distance de Frangin s’en souviendrait-il encore ? Un kilomètre ? Dix ? Quel effet ça lui ferait… de sentir sa conscience lui échapper, décroître jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien qu’un modeste reptile ? Peut-être subsisterait-il une part de lui-même qui se souviendrait toujours, désespérément…

Il frissonna.

Pour l’heure, Om occupait une boîte en osier suspendue à l’épaule de Frangin. La boîte devait déjà manquer de confort en temps ordinaire, mais à présent elle sautait en outre chaque fois que le novice battait la semelle dans la fraîcheur d’avant l’aube.

Au bout d’un moment, des palefreniers de la Citadelle arrivèrent avec des chevaux. Ils regardèrent Frangin d’un drôle d’air. Le jeune homme leur sourit à tous. Le meilleur parti à prendre, lui semblait-il.

Il commençait d’avoir faim, mais il n’osait pas quitter son poste. On lui avait dit de se tenir là. Pourtant, au bout d’un moment, des bruits au détour du mur voisin le poussèrent à effectuer quelques pas en crabe pour voir ce qui se passait.

La cour en forme de U entourait une aile des bâtiments de la Citadelle, et on aurait dit qu’un autre groupe se préparait à prendre le départ.

Frangin connaissait les chameaux. Il en avait vu deux au village de sa grand-mère. Mais cette fois il eut l’impression de centaines de ces bêtes qui se plaignaient comme des pompes mal graissées et puaient autant qu’un millier de tapis mouillés. Des hommes en jolhiba se déplaçaient parmi eux et leur donnaient de temps en temps des coups de bâton, méthode agréée par la profession chamelière.

Frangin s’approcha négligemment du dromadaire le plus proche. Un homme lui sanglait des outres autour de la bosse.

« Bonjour, frère, dit le novice.

— Va t’faire foutre ! lança l’homme sans se retourner.

— Le prophète Abbysse nous dit – chapitre XXV, verset 6 : “Malheur à qui se souille la bouche de grossièretés car ses paroles ne seront que poussière”, cita Frangin.

— Ah bon ? Ben, il peut aller s’faire foutre lui aussi », répliqua l’homme sur le ton de la conversation.

Frangin hésita. Techniquement, bien sûr, l’homme venait de s’offrir la jouissance immédiate d’un millier d’enfers plus un ou deux mois de pension aux bons soins de la Quisition, mais Frangin avait reconnu en lui un membre de la Légion divine ; une épée se dissimulait en partie sous sa robe du désert.

Et il fallait témoigner d’une indulgence particulière envers les légionnaires, tout comme envers les inquisiteurs. Leurs contacts intimes fréquents avec les impies leur affectaient l’esprit et faisaient courir à leur âme un danger de mort. Il opta pour la magnanimité.

« Et où allez-vous avec tous ces chameaux par cette belle matinée, mon frère ? »

Le soldat serra une courroie.

« Sûrement en enfer, dit-il en souriant méchamment. Juste après toi.

— Vraiment ? Selon les paroles du prophète Ichquible, on n’a pas forcément besoin de chameau pour se rendre en enfer, parfaitement, ni de cheval ni de mule ; on peut y aller avec sa langue, énonça Frangin en laissant un soupçon de désapprobation transparaître dans sa voix.

— Y aurait pas un vieux prophète qu’aurait dit quelque chose sur des connards de fouinards qui reçoivent un gnon dans la tronche ? lança le soldat.

— “Malheur à qui lève la main sur son frère et qui le traite comme un infidèle”, cita Frangin. Ça, c’est Ossaire, Préceptes XI, verset 16.

— “Tire-toi et oublie qu’tu nous as vus sinon tu cours au-devant de graves pépins, l’ami.” Sergent Aktar, chapitre I, verset 1 », répliqua le soldat.

Le front de Frangin se plissa. Il ne se rappelait pas ce passage-là.

« Ne reste pas là, fit la voix du dieu dans sa tête. Pas la peine de t’attirer des ennuis.

— Je vous souhaite un voyage agréable, dit poliment Frangin. Où que vous alliez. »

Il abandonna le légionnaire et s’en repartit vers la porte.

« Ce gars-là, faudra qu’il fasse un petit séjour dans les enfers de correction, si tu veux mon avis », dit-il.

Le dieu ne releva pas.

Le détachement prévu pour se rendre à Éphèbe commençait à présent à se rassembler. Frangin, au garde-à-vous, s’efforça de ne gêner personne. Il vit une douzaine de soldats à cheval, mais à la différence des méharistes ils portaient des cottes de mailles brillamment astiquées sous des capes noir et jaune que les légionnaires ne revêtaient que dans les grandes occasions. Frangin les trouva très impressionnants.

Un des garçons d’écurie finit par s’approcher de lui.

« Qu’est-ce que tu fais là, novice ? demanda-t-il.

— Je vais à Éphèbe », répondit Frangin.

L’homme lui jeta un regard mauvais puis eut un grand sourire.

« Toi ? T’as même pas été ordonné ! Tu vas à Éphèbe ?

— Oui.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— Je le lui ai demandé, répondit la voix de Vorbis derrière le garçon d’écurie. Et il est ici parce qu’il a obéi à mon désir. »

Frangin avait une vue imprenable sur la figure de l’homme. Le changement d’expression lui évoqua une nappe d’huile qui se répand sur une mare. Puis le malheureux se retourna comme s’il avait les pieds cloués sur une platine.

« Monseigneur Vorbis, bava-t-il d’une voix onctueuse.

— Et maintenant, il lui faut un destrier », poursuivit Vorbis.

La figure du palefrenier était jaune de trouille.

« Je vous en prie. Le meilleur de l’écu…

— Mon ami Frangin est un modeste devant Om, le coupa Vorbis. Il n’exige qu’une mule, j’en suis sûr. Frangin ?

— Je… je ne monte pas, monseigneur, fit le novice.

— Tout le monde monte une mule, rétorqua Vorbis. Souvent plusieurs fois sur une courte distance. À présent, il me semble, nous sommes au complet, non ? »

Il leva un sourcil à l’adresse d’un sergent de la garde qui lui fit un salut.

« Nous attendons le général Fri’it, monseigneur, dit-il.

— Ah, sergent Simonie, n’est-ce pas ? »

Vorbis avait une mémoire redoutable des noms. Il connaissait tout le monde. Le sergent blêmit un peu puis salua nerveusement.

« Oui ! Monseigneur !

— Nous allons nous mettre en route sans le général Fri’it », dit le diacre.

Le M du mot « mais » se forma sur les lèvres du sergent et y mourut.

« Le général Fri’it a d’autres affaires en train, reprit Vorbis. Des affaires plus pressantes et urgentes. Dont lui seul peut se charger. »


Fri’it ouvrit les yeux dans la pénombre.

Il distinguait la chambre autour de lui, mais vaguement, comme les arêtes d’un cube flottant dans le vide.

L’épée…

Il avait lâché son épée, mais peut-être pourrait-il la retrouver. Il avança, sentit une légère résistance autour de ses chevilles et baissa les yeux.

L’épée était là. Mais ses doigts passèrent au travers. Il se sentait comme en état d’ivresse, mais il savait qu’il n’était pas ivre. Même pas à jeun non plus. Il… avait soudain l’esprit clair.

Il se retourna et regarda ce qui avait un bref instant gêné son déplacement.

« Oh, dit-il.

— BONJOUR.

— Oh.

— C’EST UN PEU DÉROUTANT AU DÉBUT. NORMAL. »

À sa grande horreur, Fri’it vit la haute silhouette noire traverser d’un grand pas le mur gris.

« Attendez ! »

Un crâne enveloppé d’un capuchon noir émergea de la paroi.

« OUI ?

— Vous êtes la Mort, c’est ça ?

— VOILÀ. »

Fri’it rassembla ce qui lui restait de dignité.

« Je vous connais, dit-il. Je vous ai vu[5] en face des tas de fois. »

La Mort le fixa longuement.

« NON, VOUS FAITES ERREUR.

— Je vous garantis…

— VOUS AVEZ VU DES HOMMES EN FACE. SI VOUS M’AVIEZ VU, JE VOUS ASSURE… QUE VOUS L’AURIEZ SU.

— Mais qu’est-ce qui m’arrive, là ? »

La Mort haussa les épaules.

« VOUS NE SAVEZ PAS ? fit-il avant de disparaître.

— Attendez ! »

Fri’it se précipita vers le mur et découvrit à sa grande surprise qu’il n’offrait aucune résistance. Il se retrouva dans le couloir vide. La Mort avait disparu.

Il s’aperçut alors qu’il ne s’agissait pas du couloir dont il gardait le souvenir, avec ses ombres et le crissement du sable sous les pieds.

Le couloir habituel n’avait pas de lueur à l’autre bout, une lueur qui attirait le général comme l’aimant la limaille de fer.

On ne repousse pas l’inévitable. Parce que tôt ou tard on arrive au moment où l’inévitable s’est posté pour attendre sa victime.

Il était arrivé au moment en question.

Fri’it traversa la lueur pour déboucher dans un désert. Le ciel était sombre et vérolé de grosses étoiles, mais le sable noir qui s’étendait à perte de vue n’en était pas moins brillamment éclairé.

Un désert. Après la mort, un désert. Le désert. Pas d’enfers pour l’instant. Peut-être y avait-il un espoir.

Il se souvint d’une chanson de son enfance. Exceptionnellement, elle ne parlait pas de châtiment. On n’y piétinait personne. Elle ne parlait pas d’Om en proie à sa terrible colère. C’était une petite chanson de chez lui, terrifiante dans sa répétition mélancolique et simple…

Il te faut traverser un désert solitaire…

« C’est quoi, ce pays ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— CE N’EST PAS UN PAYS », répondit la Mort.

Il te faut le traverser seul…

« Qu’y a-t-il au bout du désert ?

— LE JUGEMENT. »

Personne ne le traversera à ta place…

Fri’it contempla longuement l’étendue interminable, monotone.

« Je dois le traverser tout seul ? murmura-t-il. Mais la chanson dit que c’est le terrible désert…

— OUI ? À PRÉSENT, SI VOUS VOULEZ BIEN M’EXCUSER… »

La Mort disparut.

Fri’it prit une inspiration profonde, par pure habitude. Peut-être trouverait-il deux cailloux là-bas. Un petit qu’il prendrait à la main et un gros derrière lequel il se cacherait pour attendre Vorbis…

Cette idée-là aussi relevait de l’habitude. Une revanche ? Ici ?

Il sourit.

Ne sois pas bête, mon vieux. Tu étais un soldat. Tu te trouves devant un désert. Tu en as traversé d’autres dans ta vie.

Et tu as survécu en apprenant à les connaître. Il existe des tribus entières qui arrivent à subsister dans les déserts les plus arides. En léchant l’eau des versants à l’ombre des dunes, des choses comme ça… Pour elles, c’est leur pays. Installez-les dans un potager, et elles vous prennent pour un fou.

La mémoire lui revint sans qu’il s’en aperçoive : le désert reflète l’idée qu’on s’en fait. Et désormais tu as les idées claires…

Le mensonge n’a pas cours ici. Les chimères disparaissent. C’est le cas dans tout désert. Il ne reste que soi-même et ses convictions.

Lesquelles ?

Que normalement, quand on a vécu plutôt correctement, non pas selon les directives des prêtres mais selon son sentiment intime de la décence et de l’honnêteté, la fin ne devrait pas trop mal se passer.

Difficile d’arborer pareil slogan sur un étendard. Mais le désert avait déjà meilleure allure.

Fri’it se mit en route.


C’était une petite mule et Frangin avait de longues jambes ; s’il avait voulu, il aurait pu se tenir debout par terre et laisser sa monture lui échapper d’entre les cuisses.

L’ordre de marche n’était pas celui auquel on aurait pu s’attendre. Le sergent Simonie et ses soldats chevauchaient en tête, de chaque côté de la piste.

Suivaient les serviteurs, les clercs et les prêtres de rang inférieur. Vorbis chevauchait à l’arrière, à la place qui revenait de droit à un exquisiteur, celle du berger qui surveille son troupeau.

Frangin caracolait près de lui. Un honneur dont il se serait bien passé. Il était de ces gens capables d’attraper une suée en période de gel, et la poussière se déposait sur lui comme une deuxième peau grumeleuse. Mais Vorbis avait l’air de trouver un certain amusement à sa compagnie. De temps à autre, il lui posait des questions :

« Combien de kilomètres avons-nous parcourus, Frangin ?

— Six et sept estados, monseigneur.

— Mais comment le sais-tu ? »

Une question à laquelle il ne pouvait répondre. Comment savait-il que le ciel était bleu ? Il avait la réponse dans la tête, voilà tout. On ne pense pas au mécanisme de la pensée. C’est comme ouvrir une boîte avec le pied-de-biche qui se trouve à l’intérieur.

« Et notre voyage dure depuis combien de temps ?

— Un peu plus de soixante-dix-neuf minutes. »

Vorbis éclatait de rire. Frangin n’en comprenait pas la raison. L’étonnant pour lui, ce n’était pourquoi il s’en souvenait mais pourquoi tout le monde avait l’air de l’oublier.

« Tes ancêtres jouissaient-ils aussi de cette remarquable faculté ? »

La question fut suivie d’un silence.

« Faisaient-ils aussi bien ? insista Vorbis d’un ton patient.

— Je ne sais pas. Il n’y avait que ma grand-mère. Elle avait… une bonne mémoire. Pour certaines choses. » Pour les infractions, pas de doute. « Et aussi une très bonne vue et une très bonne ouïe. » Ce qu’elle réussissait à voir et entendre à travers l’épaisseur de deux murs, il s’en souvenait, lui avait paru phénoménal.

Frangin se retourna prudemment sur sa selle. Un nuage de poussière s’élevait à moins de deux kilomètres derrière eux sur la route.

« Le reste des soldats arrive », dit-il, histoire de causer.

Vorbis parut secoué. C’était peut-être la première fois depuis des années qu’on lui adressait une remarque innocente.

« Le reste des soldats ? fit-il.

— Le sergent Aktar et ses hommes, sur quatre-vingt-dix-huit dromadaires chargés d’outrés, répondit Frangin. Je les ai vus avant notre départ.

— Tu ne les as pas vus. Ils ne viennent pas avec nous. Tu vas les oublier.

— Oui, monseigneur. » On lui demandait encore un tour de magie.

Au bout de quelques minutes, le nuage au loin s’écarta de la route et entreprit de gravir la longue pente qui menait au cœur du désert. Frangin l’observa à la dérobée et leva les yeux vers les grosses dunes.

Un tout petit point noir tournoyait là-haut.

Il porta la main à sa bouche.

Vorbis entendit le hoquet.

« Qu’est-ce qui t’arrive, Frangin ? demanda-t-il.

— Je me suis souvenu du dieu, répondit le novice sans réfléchir.

— Il faudrait toujours se souvenir du dieu et espérer qu’il est avec nous durant ce voyage.

— Il l’est », confirma Frangin d’un ton profondément convaincu qui fit sourire Vorbis.

Il essaya d’entendre la voix intérieure horripilante, mais en vain. L’espace d’un instant horrible, le novice se demanda si la tortue n’était pas tombée de la boîte, mais le poids sur la courroie le rassura.

« Et nous ne devons pas douter qu’il sera avec nous à Éphèbe au milieu des infidèles, dit Vorbis.

— Je suis sûr qu’il y sera, fit Frangin.

— Et nous devrons nous préparer à la venue du prophète. »

Le nuage avait à présent atteint le sommet des dunes. Il s’évanouit alors dans l’immensité silencieuse du désert.

Frangin essaya d’effacer l’image du nuage de son esprit, ce qui revenait à vouloir vider un seau sous l’eau. Personne ne survivait en plein désert. Il ne s’agissait pas seulement des dunes et de la chaleur. La terreur régnait en son cœur ardent où même les tribus démentes ne s’aventuraient jamais. Un océan sans eau, des voix sans bouches…

Ce qui ne voulait pas dire que l’avenir immédiat ne réservait pas son propre lot de terreurs…

Il avait déjà vu la mer, mais les Omniens ne l’appréciaient guère. Peut-être parce que le désert représentait un obstacle autrement plus difficile à franchir pour d’éventuels envahisseurs.

Il empêchait aussi les autochtones de sortir, notez bien.

Mais parfois pareille barrière posait vraiment un problème, et alors il fallait s’accommoder de la mer.

Il-drim se réduisait à quelques cabanes autour d’une jetée de pierre ; près de l’une d’elles mouillait une trirème arborant la sainte oriflamme. Quand l’Église voyageait, ses voyageurs étaient très âgés, aussi voyageait-elle généralement en grande pompe.

Le groupe s’arrêta en haut d’une colline et contempla le spectacle.

« Mous et corrompus, dit Vorbis. Voilà ce que nous sommes devenus, Frangin.

— Oui, monseigneur Vorbis.

— Et ouverts aux influences pernicieuses. La mer, Frangin. Elle baigne des rivages impies et engendre des idées dangereuses. Les hommes ne devraient pas voyager, Frangin. La vérité est au centre. Quand on voyage, l’erreur s’infiltre.

— Oui, monseigneur Vorbis. »

Vorbis soupira.

« Au temps d’Ossaire, on naviguait seul dans des bateaux en peaux et on allait où les vents du dieu nous poussaient. Voilà comment doit voyager un saint homme. »

Une toute petite étincelle de défi chez Frangin déclara que, personnellement, elle se risquerait à un peu de corruption pour pouvoir mettre deux ponts de bateau entre ses pieds et les vagues durant les voyages.

« On raconte qu’Ossaire a un jour navigué jusqu’à l’île d’Erébos sur une meule, hasarda-t-il, histoire de dire quelque chose.

— Rien n’est impossible pour l’homme à la foi profonde, déclara Vorbis.

— Essaye donc de gratter une allumette sur de la gelée, mon pote. »

Frangin se raidit. Impossible que Vorbis n’ait pas entendu la voix.

La voix de la tortue se faisait entendre sur la terre.

« Qui c’est, ce connard ?

— En avant, ordonna Vorbis. Je vois que notre ami Frangin grille d’envie de monter à bord. »

Les chevaux se mirent en route au petit trot.

« Où on est ? Qui c’est, ça ? Il fait une chaleur infernale là-dedans et, crois-moi, je sais de quoi je parle.

— Je ne peux pas discuter maintenant ! souffla Frangin.

— Ce chou pue autant qu’un marécage ! Qu’on me donne de la laitue ! Qu’on me donne des tranches de melon ! »

Les chevaux s’avancèrent doucement le long de la jetée, puis on leur fit gravir la passerelle, un à la fois. La boîte qui contenait la tortue s’agitait frénétiquement. Frangin n’arrêtait pas de lancer des coups d’œil coupables à la ronde, mais personne ne s’intéressait à lui. Malgré sa corpulence, il passait facilement inaperçu. Autant dire que tout le monde avait mieux à faire de son temps que s’intéresser à quelqu’un comme lui. Même Vorbis l’avait oublié et s’entretenait avec le capitaine.

Il trouva une place près du bout pointu ; un des morceaux de bois qui dépassaient avec des voiles dessus lui procura un peu d’intimité. Avec une certaine inquiétude, il ouvrit alors la boîte.

La tortue lui posa une question depuis le fin fond de sa carapace.

« Des aigles dans le coin ? »

Frangin passa les cieux en revue.

« Non. »

La tête jaillit.

« Tu… commença-t-elle.

— Je ne pouvais pas parler ! Il y avait toujours des gens avec moi ! Tu ne peux pas… lire les mots dans ma tête ? Tu ne lis pas dans mes pensées ?

— Les pensées des mortels ne fonctionnent pas comme ça, répliqua sèchement Om. Tu te figures que c’est comme regarder les mots se peindre tout seuls dans le ciel ? Hah ! Autant vouloir trouver un sens dans une poignée de mauvaises herbes. Les intentions, oui. Les émotions, oui. Mais pas les pensées. La moitié du temps, tu ne sais même pas toi-même ce que tu penses, alors pourquoi je le saurais, moi ?

— Parce que tu es le dieu, fit Frangin. Abbysse, chapitre LVI, verset 17 : “Il connaît l’esprit de tous les mortels et pour lui n’existe aucun secret.”

— C’était celui qui avait les mauvaises dents ? »

Frangin baissa la tête.

« Écoute, dit la tortue. Je suis ce que je suis. Je n’y peux rien si on m’imagine autrement.

— Mais tu connaissais mes pensées… dans le jardin… » marmonna Frangin.

La tortue hésita. « C’était différent, dit-elle. Ce n’étaient pas… des pensées. Plutôt un sentiment de culpabilité.

— Je crois dans le grand dieu Om et dans sa justice, affirma Frangin. Et je continuerai d’y croire quoi que tu dises et qui que tu sois.

— Bien content de le savoir, fit la tortue avec ferveur. Continue de penser ainsi. Où on est ?

— Sur un bateau. Sur la mer. Ça remue.

— On va à Éphèbe en bateau ? Qu’est-ce qui cloche avec le désert ?

— Personne ne peut traverser le désert. Personne ne peut vivre en plein désert.

— Je l’ai fait, moi.

— On ne met que deux jours par la mer. » L’estomac de Frangin fit une embardée alors que le bateau venait à peine de quitter la jetée. « Et ils ont dit que le dieu…

— … moi…

— … nous envoie un vent favorable.

— Ah bon ? Oh. Oui. On peut me faire confiance pour un vent favorable. Une mer de vinaigre jusqu’au bout, ne t’inquiète pas. »


« Je voulais dire une mer d’huile ! Je voulais dire une mer d’huile ! »


Frangin s’agrippait au mât.

Au bout d’un moment, un matelot vint s’asseoir sur un rouleau de cordages et le regarda d’un air intéressé.

« Vous pouvez le lâcher, mon père, dit-il. Il tient tout seul.

— La mer… les vagues… » murmura prudemment Frangin quand bien même il ne lui restait plus rien à vomir.

Le matelot cracha d’un air songeur.

« Ouais, dit-il. Faut qu’elles soyent de cette forme-là, voyez, comme ça elles s’imbriquent dans le ciel.

— Mais le bateau grince.

— Ouais. Il grince.

— Vous voulez dire que ce n’est pas une tempête ? »

Le matelot soupira et s’en repartit.

Au bout d’un certain temps, Frangin se risqua à lâcher le mât. Il ne s’était jamais senti aussi malade de toute sa vie.

Ce n’était pas seulement le mal de mer. Il ne savait pas où il se trouvait. Et Frangin avait toujours su où il se trouvait. Deux certitudes l’accompagnaient à chacun de ses jours : sa position exacte et l’existence d’Om.

Une particularité qu’il partageait avec les tortues. Observez une tortue en marche. Elle s’arrête régulièrement, le temps de classer les souvenirs du chemin déjà parcouru. Ce n’est pas pour rien si, ailleurs dans le multivers, de petits systèmes mobiles dirigés par des moteurs intelligents électriques portent le nom de « tortues ».

Frangin connaissait sa position en se rappelant où il se trouvait précédemment – par un calcul inconscient de ses pas et l’enregistrement de repères topographiques. Si on avait relié, quelque part dans sa tête, le fil de sa mémoire à ce qui lui guidait les pieds, Frangin aurait pu remonter les chemins de sa vie jusqu’à son lieu de naissance.

Sans contact avec la terre ferme, à la surface mouvante de la mer, le fil ballottait, lâche.

Dans sa boîte, Om tanguait et se cognait au gré des mouvements de Frangin qui traversait le pont instable pour gagner le bastingage.

Pour tout autre que le novice, le bateau fendait les flots par un temps idéal pour naviguer. Les oiseaux de mer tournoyaient dans son sillage. Au loin, d’un côté – bâbord ou tribord, un des deux bords en tout cas – un banc de poissons volants creva la surface afin d’échapper aux assiduités de quelques dauphins. Frangin contempla les formes grises qui zigzaguaient sous la quille dans un monde où elles n’avaient pas à calculer…

« Ah, Frangin, fit Vorbis. On nourrit les poissons, je vois.

— Non, monseigneur, dit Frangin. Je suis malade, monseigneur. »

Il se retourna.

Et se retrouva face au sergent Simonie, un jeune homme musclé au visage inexpressif du soldat de métier. Il se tenait à côté d’un autre homme en qui Frangin reconnut vaguement le premier loup de mer, ou tout autre titre qu’on lui donnait. Tous deux accompagnaient l’exquisiteur, tout sourire.

« Lui ! Lui ! hurla la voix de la tortue.

— Notre jeune ami n’a pas le pied marin, dit Vorbis.

— Lui ! Lui ! Je le reconnaîtrais partout !

— Monseigneur, aucun de mes deux pieds n’est marin », dit Frangin. Il sentit la boîte vibrer tandis qu’Om sautait en tous sens à l’intérieur.

« Tue-le ! Trouve quelque chose de pointu ! Pousse-le par-dessus bord !

— Viens avec nous à la proue, Frangin, ordonna Vorbis. Il y a là-bas beaucoup de choses qui valent le coup d’œil, s’il faut en croire le capitaine. »

Le capitaine eut le petit sourire crispé de qui se voit pris entre le marteau et l’enclume. Vorbis arrivait toujours à tenir les deux rôles.

Frangin suivit les trois autres en restant un peu à la traîne et risqua un murmure.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Lui ! Le chauve ! Pousse-le par-dessus bord ! »

Vorbis se tourna à demi, vit l’expression embarrassée de Frangin et sourit.

« Nous allons nous ouvrir l’esprit, j’en suis sûr », dit-il. Il revint au capitaine et montra du doigt un oiseau de grande envergure en vol plané au ras des vagues.

« L’albatros futile, s’empressa de le renseigner le capitaine. Il vole du Moyeu jusqu’au Bo… » bredouilla-t-il. Mais Vorbis contemplait le spectacle avec une apparente affabilité.

« Il m’a mis sur le dos en plein soleil ! Regarde ce qu’il a dans la tête !

— D’un pôle du monde à l’autre, chaque année », reprit le capitaine. Il transpirait un peu.

« Vraiment ? fit Vorbis. Pourquoi ?

— Personne ne sait.

— Sauf le dieu, bien entendu », dit Vorbis.

La figure du capitaine était d’un jaune malsain.

« Bien entendu. C’est sûr, fit-il.

— Frangin ? cria la tortue. Tu m’écoutes ?

— Et là-bas ? » demanda Vorbis.

Le marin suivit la direction du bras tendu.

« Oh. Des poissons volants, répondit-il. Mais ils ne volent pas vraiment, ajouta-t-il aussitôt. Ils prennent de la vitesse dans l’eau et planent sur de brèves distances.

— Une des merveilles du dieu, dit Vorbis. Une variété infinie, hein ?

— Oui, c’est juste », abonda le capitaine. Le soulagement lui revenait à présent sur le visage comme une armée alliée.

« Et ces choses, là, en dessous ? voulut savoir l’exquisiteur.

— Ça ? Des marsouins, le renseigna le capitaine. Une sorte de poisson.

— Nagent-ils toujours ainsi autour des bateaux ?

— Souvent. Assurément. Surtout dans les eaux au large d’Éphèbe. »

Vorbis se pencha par-dessus le bastingage sans rien dire. Simonie ne quittait pas l’horizon des yeux, la figure absolument impassible. Ce qui laissa un vide dans la conversation, que le capitaine, bêtement, voulut combler.

« Ils suivent les bateaux pendant des jours, dit-il.

— Remarquable. » Une autre pause, un marécage de silence prêt à prendre au piège les mastodontes des commentaires étourdis. Les exquisiteurs précédents criaient et tempêtaient pour obtenir des confessions de leurs victimes. Vorbis, jamais. Il se contentait de creuser de profonds silences sous leurs pas.

« Ils ont l’air d’aimer les bateaux », reprit le capitaine. Il jeta un regard nerveux à Frangin qui s’efforçait de faire taire la voix de la tortue dans sa tête. Pas de secours à attendre de ce côté-là.

Ce fut Vorbis qui vint à son aide.

« C’est sûrement très pratique durant les longs voyages, dit-il.

— Euh… Oui ? fit le capitaine.

— Sur le plan des provisions, expliqua l’exquisiteur.

— Monseigneur, je ne vois pas très…

— Vous disposez en quelque sorte d’un garde-manger ambulant. »

Le capitaine sourit. « Oh, non, monseigneur. On ne les mange pas.

— Pas possible ? Ils m’ont l’air mangeables, à moi.

— Oh, mais vous connaissez le vieux dicton, monseigneur…

— Un dicton ?

— Oh, on raconte qu’après leur mort les âmes des marins défunts deviennent… »

Le capitaine vit l’abîme devant lui, mais sa phrase, sur sa lancée terrifiante, y avait déjà sombré.

Pendant quelque temps on n’entendit rien d’autre que le sifflement des vagues, les plouf des marsouins au loin et le martèlement à tout rompre du cœur du capitaine.

Vorbis s’adossa au bastingage.

« Mais nous, évidemment, nous ne versons pas dans ce genre de superstition, dit-il nonchalamment.

— Oui, évidemment, fit le capitaine en se raccrochant à ce fétu de paille. Des bavardages de matelots désœuvrés. Si j’en entends encore un raconter ça, je le fais foue… »

Vorbis regardait au-delà de son oreille.

« Dites ! Oui, vous là-bas ! » lança-t-il.

Un des matelots hocha la tête.

« Allez me chercher un harpon », lui demanda Vorbis.

L’homme regarda tour à tour l’exquisiteur et le capitaine puis déguerpit docilement.

« Mais… ah… euh… Votre Seigneurie ne devrait pas… euh… ah… se livrer à un tel sport, dit le capitaine. Ah… euh… Un harpon, c’est une arme dangereuse entre des mains inexpérimentées, j’en ai peur, vous risquez de vous blesser…

— Mais ce n’est pas moi qui vais m’en servir », fit Vorbis.

Le capitaine baissa la tête et tendit la main vers le harpon. Vorbis lui tapota l’épaule.

« Et ensuite, reprit-il, vous allez nous offrir à déjeuner. N’est-ce pas, sergent ? »

Simonie exécuta un salut. « Comme vous dites, monseigneur.

— Oui. »


Frangin reposait sur le dos au milieu de voiles et de cordages quelque part sous le pont. Il faisait chaud et l’atmosphère sentait comme une atmosphère ayant baigné un fond de cale.

Le novice n’avait pas mangé de toute la journée. Au départ, il se sentait trop malade pour ça. Puis l’envie lui était passée.

« Ce n’est pas parce qu’il est cruel envers les animaux qu’il est… méchant », hasarda-t-il d’un ton laissant entendre que lui-même n’y croyait pas. Le marsouin était plutôt petit.

« Il m’a retourné sur le dos, dit Om.

— Oui, mais l’homme est plus important que l’animal, fit Frangin.

— Un point de vue auquel l’homme a souvent recours.

— Chapitre IX, verset 16 du livre de… commença le novice.

— Qu’est-ce que ça peut nous faire, ce que dit un bouquin ? » brailla la tortue.

Frangin fut secoué.

« Mais tu n’as jamais dit à aucun prophète qu’il fallait être gentil avec les animaux, fit-il. Je ne me souviens de rien là-dessus. Jamais quand tu étais… plus grand. Tu ne veux pas qu’on soit gentil avec les animaux parce qu’ils sont des animaux, tu veux qu’on soit gentil avec les animaux parce que tu pourrais être l’un d’eux.

— Ce n’est pas une mauvaise idée !

— Et puis il a été gentil avec moi. Il n’était pas obligé.

— Tu crois ça ? C’est ce que tu crois ? Tu as regardé ce qu’il avait dans la tête ?

— Bien sûr que non ! Je ne sais pas faire ça !

— Non ?

— Non ! On ne peut pas… »

Frangin n’alla pas plus loin. Vorbis avait l’air d’y arriver, lui. Il lui suffisait de regarder quelqu’un pour savoir quelles pensées malsaines l’habitaient. Et sa grand-mère avait aussi cette faculté.

« C’est impossible, j’en suis sûr, dit-il. On ne lit pas dans les pensées.

— Qui te parle de les lire ? Je te demande de les regarder, expliqua Om. D’en voir les formes. On ne lit pas dans les pensées. Autant vouloir lire dans une rivière. Mais en voir la forme, ça, c’est facile. Les sorcières y arrivent, sans problème.

— “La voie de la sorcière sera un chemin semé d’épines”, cita Frangin.

— Ossaire ?

— Oui. Mais tu le savais déjà, forcément.

— Jamais entendu cette phrase-là avant aujourd’hui, dit la tortue avec amertume. C’est ce qu’on pourrait appeler une supposition éclairée.

— Tu auras beau dire, fit le novice, je sais que tu ne peux pas être vraiment Om. Le dieu ne parlerait pas comme ça de ses élus.

— Je n’ai jamais élu personne. Ils se sont élus tout seuls.

— Si tu es vraiment Om, cesse d’être une tortue.

— Je te l’ai dit, je ne peux pas. Tu crois que je n’ai pas essayé ? Trois ans ! La majeure partie de ce temps-là, je me suis pris pour une tortue.

— Tu en étais peut-être une. Tu n’es peut-être qu’une tortue qui se prend pour un dieu.

— Nan. Laisse tomber la philosophie. Quand on commence à imaginer des trucs pareils, on peut finir par se prendre pour un papillon en train de rêver qu’il est un bulot ou quelque chose dans ce goût-là. Non. Un jour, je ne pensais à rien d’autre qu’à la distance à parcourir pour atteindre la plante la plus proche qui m’offrirait des feuilles basses comme j’aime, et le lendemain… des tas de souvenirs me remplissaient la tête. Trois années sous la carapace. Non, ne me dis pas que je suis une tortue qui aurait des idées de grandeur. »

Frangin hésita. Il savait que c’était indigne de poser la question, mais il voulait savoir en quoi consistaient ces souvenirs. D’ailleurs, était-ce vraiment indigne ? Si on discute avec le dieu assis devant soi, peut-on dire des indignités ? Durant un face-à-face ? D’une certaine manière, ça lui paraissait moins grave que de dire des indignités quand il se tient sur un nuage ou autre chose.

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