« D’aussi loin que je me rappelle, fit Om, je voulais être un grand taureau blanc.
— Qui piétine les infidèles, ajouta Frangin.
— Ce n’était pas mon intention première, mais sûrement que j’aurais pu arranger ça. Je pensais aussi à un cygne. Quelque chose d’impressionnant. Trois ans plus tard, je me réveille et je découvre que je suis une tortue. Je veux dire, c’est difficile de descendre plus bas. » Doucement, doucement… tu as besoin de son aide, mais ne lui raconte pas tout. Ne lui révèle pas ce que tu soupçonnes.
« Quand as-tu commencé à te prendre… Quand t’es-tu souvenu de tout ça ? demanda Frangin qui trouvait le phénomène de l’oubli étrange et fascinant, comme d’autres trouveraient l’idée de voler en battant des bras.
— À une cinquantaine de mètres au-dessus de ton potager, répliqua Om, ce qui n’est pas la situation la plus marrante pour accéder à la connaissance, c’est moi qui te le dis.
— Mais pourquoi ? s’étonna Frangin. Les dieux ne sont pas obligés de rester tortues s’ils n’en ont pas envie !
— Je n’en sais rien », mentit Om.
S’il comprend tout seul, je suis foutu, songea-t-il. Une chance sur un million. Si je fais erreur, je retourne à une existence où le bonheur se réduit à une feuille qu’on peut atteindre.
Une partie de lui-même criait : Je suis un dieu ! Il ne faut pas avoir de telles pensées ! Il ne faut pas me mettre à la merci d’un homme !
Mais une autre partie, celle qui se rappelait précisément les affres de sa condition de tortue trois ans durant, chuchota : Non. Il le faut. Si tu veux remonter là-haut. Il est bête, lourdaud, il n’a pas une goutte d’ambition dans son grand corps flasque. Et tu dois te contenter de ça…
La partie divine fit observer : Vorbis aurait mieux convenu. Réfléchis un peu. Un tel esprit peut tout faire !
Il m’a retourné sur le dos !
Non. Il a retourné une tortue sur le dos.
Oui. Moi.
Non. Tu es un dieu.
Oui, mais à forme de tortue persistante.
S’il avait su que tu étais un dieu…
Mais Om se remémora l’expression absorbée de Vorbis, l’air absent de deux yeux noirs par-devant un esprit aussi impénétrable qu’une bille d’acier. Il n’avait jamais rencontré d’esprit de cette forme chez aucun être à station verticale. S’y tapissait un individu sans doute capable de retourner un dieu sur le dos, uniquement pour voir ce qui se passerait. De retourner l’univers sans songer aux conséquences, pour le seul plaisir de savoir ce qui arriverait si l’univers se retrouvait sur le dos…
Mais lui, Om, devait se contenter d’un Frangin à l’esprit aussi pénétrant qu’une meringue. Et si Frangin découvrait que…
Ou si Frangin mourait…
« Tu te sens comment ? demanda Om.
— Malade.
— Blottis-toi encore un peu sous les voiles. Il ne faudrait pas que tu attrapes un coup de froid. »
Il y a forcément quelqu’un d’autre, se dit-il. Il n’est tout de même pas le seul à… Le reste de sa pensée était si terrible qu’il s’efforça de l’éliminer de son cerveau, mais en vain.
… Il n’est tout de même pas le seul à croire en moi.
Vraiment en moi. Pas en une paire de cornes dorées. Pas en un grand bâtiment imposant. Pas en la crainte de couteaux et de fers portés au rouge. Pas dans les cotisations du temple parce que tout le monde les paye. Uniquement au fait que le grand dieu Om existe réellement.
Et voilà qu’il s’acoquine avec l’esprit le plus déplaisant que j’ai jamais rencontré, un type qui tue les gens pour voir s’ils meurent. Un aigle à forme humaine ou je ne m’y connais pas…
Om prit conscience d’un marmonnement.
Frangin était couché à plat ventre sur le plancher.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda le dieu.
Frangin tourna la tête.
« Je prie.
— C’est bien. Tu pries pour quoi ?
— Tu ne sais pas ?
— Oh. »
Si Frangin meurt…
La tortue frissonna dans sa carapace. Si Frangin mourait… Son oreille interne entendait déjà le murmure du vent au fin fond torride du désert.
Où échouaient les petits dieux.
D’où viennent les dieux ? Où vont-ils ?
Le philosophe théologien Koumi de Smale a tenté de répondre à ces questions dans son ouvrage Ego-Video Liber Deorum, qu’on peut traduire dans le langage courant par quelque chose comme Les Dieux : guide du voyeur.
On répétait qu’il existait forcément un Être suprême car, sinon, comment expliquer la présence de l’univers, hein ?
Effectivement, il existait forcément un Être suprême, reconnaissait Koumi. Mais comme l’univers nageait dans une vraie pagaïe, ce n’était pas l’Être suprême qui l’avait créé, bien sûr. S’il l’avait créé, il aurait fait un bien meilleur boulot, il aurait davantage réfléchi à des détails comme – prenons un exemple au hasard – la forme d’une narine ordinaire. En d’autres termes, la présence d’une montre mal assemblée prouvait l’existence d’un horloger aveugle. Il suffisait de regarder autour de soi pour constater qu’on pouvait apporter des améliorations quasiment dans tous les domaines.
Ce qui donnait à entendre que l’univers devait avoir été assemblé à la va-vite par un sous-fifre pendant que l’Être suprême avait le dos tourné, de la même manière qu’on bricole dans tout le pays des comptes rendus d’associations scoutes sur des photocopieuses de bureau.
Donc, en déduisait Koumi, ce n’était pas une bonne idée d’adresser des prières à un Être suprême. Elles risquaient d’attirer son attention et d’entraîner de graves ennuis.
Pourtant, des dieux de moindre importance avaient l’air de pulluler. La théorie de Koumi voulait que les dieux naissent, grandissent et prospèrent parce qu’on croit en eux. Ils se nourrissent de la foi. Au départ, quand les hommes vivaient au sein de petites tribus primitives, il existait sûrement des millions de divinités. Aujourd’hui leur nombre tendait à se réduire aux plus importantes – des divinités locales du tonnerre et de l’amour, par exemple, finissaient souvent par fusionner comme des flaques de mercure quand de petites tribus primitives s’unissaient pour devenir de grosses tribus primitives puissantes dotées d’armes plus perfectionnées. Mais n’importe quel dieu pouvait en profiter. N’importe quel dieu pouvait démarrer petit. N’importe quel dieu pouvait prendre de l’envergure à mesure que s’accroissait le nombre de ses fidèles. Et dépérir à mesure qu’il décroissait. C’était comme un grand jeu de serpents et échelles.
Les dieux aiment les jeux, à condition qu’ils gagnent.
La théorie de Koumi se fondait en grande partie sur la bonne vieille hérésie gnostique, laquelle apparaît partout dans le multivers chaque fois que des hommes à genoux se relèvent et se mettent à réfléchir ensemble deux minutes, quoique le choc de l’altitude soudaine ait tendance à perturber leur réflexion. Mais ça contrarie les prêtres qui manifestent en général leur mécontentement selon les formes traditionnelles.
Lorsque l’Église omnienne eut vent de Koumi, elle l’exhiba dans toutes les villes de son empire afin de démontrer les défauts majeurs de son raisonnement.
Vu le grand nombre de villes, on dut le débiter en tout petits morceaux.
Des nuages échevelés fendaient les cieux. Les voiles gémirent dans le vent qui se levait, et Om entendit les cris des matelots qui se démenaient pour distancer la tempête.
Une tempête qui s’annonçait grosse, même selon les critères des marins. La crête des vagues se festonnait de blanc.
Frangin ronflait dans son nid.
Om écouta les matelots. Des hommes qui ne donnaient pas dans le sophisme. Quelqu’un avait tué un marsouin et tout le monde savait ce que ça voulait dire. Ça voulait dire qu’ils allaient essuyer une tempête. Ça voulait dire que le bateau allait sombrer. Un simple rapport de cause à effet. C’était pire que prendre des femmes à bord. Pire que les albatros.
Om se demanda si les tortues terrestres savaient nager. Les marines, oui, il en était à peu près sûr. Mais ces salopes avaient la carapace adéquate.
Ce serait trop demander (en admettant qu’un dieu trouve à qui le demander) qu’un organisme conçu pour errer lourdement dans des déserts arides jouisse de propriétés aérodynamiques autres que celles nécessaires pour couler à pic dans l’eau.
Oh, bah. N’en parlons plus. Il restait tout de même un dieu. Il avait des droits.
Il se laissa glisser au bas d’un rouleau de cordages, rampa prudemment jusqu’au bord du pont mouvant et se coinça la carapace contre un chandelier afin de voir les eaux bouillonnantes en dessous.
Puis il parla d’une voix qu’aucun être mortel ne pouvait percevoir.
Rien ne se passa pendant un moment. Puis une vague s’éleva plus haut que les autres et changea de forme durant son ascension. L’eau jaillit à la verticale, remplissant un moule invisible ; un moule humanoïde, mais à l’évidence uniquement parce que l’eau le voulait ainsi. Elle aurait aussi facilement pu former une trombe ou un courant de fond. La mer est toujours puissante. Un grand nombre de gens croient donc en elle. Mais elle répond rarement aux prières.
La forme liquide se hissa au niveau du pont et se déplaça à la même allure que le bateau.
Elle se modela un visage et ouvrit une bouche.
« Oui ? fit-elle.
— Salut, ô reine de… » commença Om.
Les yeux aqueux se posèrent sur lui. « Mais tu n’es qu’un petit dieu. Et tu oses m’invoquer, moi ? »
Le vent hurla dans le gréement.
« J’ai des fidèles, fit Om. J’ai donc le droit. »
Suivit une courte pause. Puis la reine de la mer fit : « Un seul fidèle ?
— Un ou plusieurs, ça ne change rien, dit Om. J’ai des droits.
— Et quels droits demandes-tu, petite tortue ?
— Épargne le bateau. »
La reine resta silencieuse.
« Tu dois satisfaire la requête, dit Om. C’est la règle.
— Mais je peux fixer mon prix, fit la reine de la mer.
— C’est aussi la règle.
— Et il sera élevé.
— Il sera payé. »
La colonne d’eau commença de retomber parmi les vagues.
« Je vais y réfléchir. »
Om gardait les yeux plongés dans les flots écumants. Le bateau roula, le faisant glisser sur le pont, puis roula dans l’autre sens. Une griffe antérieure battit l’air et s’accrocha au chandelier tandis que la carapace d’Om pivotait autour. Ses pattes postérieures pédalèrent un instant vainement au-dessus des vagues.
Puis une secousse lui fit lâcher prise.
Quelque chose de blanc plongea vers lui alors qu’il basculait par-dessus bord et il mordit dedans.
Frangin hurla et releva une main à laquelle pendouillait la tortue.
« Tu n’étais pas obligé de me mordre ! »
Le bateau piqua dans une vague et projeta le novice sur le pont. Om lâcha la main et roula au loin.
Lorsque Frangin se releva, du moins à quatre pattes, il vit les hommes d’équipage debout autour de lui. Deux d’entre eux l’empoignèrent par les coudes alors qu’une vague s’abattait sur le bâtiment.
« Qu’est-ce que vous faites ? »
Ils évitaient de le regarder en face. Ils le traînèrent vers le bastingage.
Quelque part dans les dalots, Om criait sur la reine de la mer.
« C’est la règle ! La règle ! »
Quatre matelots s’étaient à présent saisis de Frangin. Par-dessus le rugissement de la tempête, Om entendait déjà le silence du désert.
« Attendez, dit Frangin.
— Y a rien de personnel, fit un des matelots. On tient pas à faire ça.
— Moi non plus, si ça peut vous aider.
— La mer réclame une vie, expliqua le plus vieux matelot. La tienne est la première qui se présente. Bon, attrapez-lui les…
— Est-ce que je peux me mettre en paix avec mon dieu ?
— Quoi ?
— Si vous devez me tuer, est-ce que je peux d’abord prier mon dieu ?
— C’est pas nous qui te tuons, répondit le matelot. C’est la mer.
— “La main qui agit est coupable du crime”, cita Frangin. Ossaire, chapitre LVI, verset 93. »
Les marins échangèrent des regards. En un moment pareil, il était sans doute mal avisé de se mettre un dieu à dos, n’importe quel dieu. Le bateau glissa à flanc de vague.
« T’as dix secondes, fit le vieux marin. C’est dix de plus qu’on en accorde d’habitude. »
Frangin s’allongea sur le pont, fortement aidé par une autre vague qui claqua dans les membrures.
À sa grande surprise, Om eut vaguement conscience de la prière. Il n’en distinguait pas les mots, mais la prière proprement dite lui produisait comme une démangeaison à l’arrière du cerveau.
« Ne me demande pas, lança-t-il en essayant de se redresser. Je ne peux rien y… »
La trirème retomba en claquant…
… sur une mer calme.
La tourmente faisait toujours rage, mais seulement autour d’un cercle de plus en plus large dont le bateau occupait le centre. Les éclairs qui poignardaient la mer l’entouraient comme les barreaux d’une cage.
Le cercle s’étira en avant du bâtiment. Lequel enfila à toute allure un boyau étroit de calme entre des murs gris tempétueux d’un kilomètre de haut. Sous un déchaînement de feu électrique.
Puis plus rien. Derrière la trirème, une montagne de grisaille reposait sur la mer. On entendait le tonnerre s’affaiblir.
Frangin se releva sur des jambes mal assurées, se balança follement afin de compenser un roulis qui n’existait plus.
« Voilà, je… » commença-t-il.
Il était seul. Les matelots avaient pris la fuite.
« Om ? lança-t-il.
— Par ici. »
Frangin repêcha son dieu au milieu d’algues.
« Tu disais que tu ne pouvais rien faire ! l’accusa-t-il.
— Ce n’était pas m… » Om ne termina pas sa phrase. Il va y avoir un prix à payer, songea-t-il. Ce ne sera pas donné. Il ne peut en être autrement. La reine de la mer est une divinité. J’ai moi-même réduit quelques villes en cendres à mon époque. Le feu divin, ce genre de truc. Si le prix n’est pas élevé, comment les gens peuvent-ils respecter les dieux ?
« J’ai pris des dispositions », dit-il.
Des raz-de-marée. Un naufrage. Deux ou trois villes englouties. Ce sera quelque chose dans ce goût-là. Si les gens n’éprouvent pas de respect, s’ils n’ont pas peur, comment les obliger à croire ?
Ça paraît injuste, à vrai dire. Un homme a tué un marsouin. Évidemment, la reine se fiche de qui on jette par-dessus bord, tout comme l’homme se fichait de quel marsouin il tuait. Et ça, c’est injuste, parce que c’est Vorbis le responsable. Il pousse les gens à des actes qu’ils ne devraient pas commettre…
Comment je raisonne, là ? Avant d’être une tortue, je ne savais même pas ce que voulait dire « injuste »…
Les écoutilles s’ouvrirent. On sortit sur le pont pour s’agripper au bastingage. À sortir sur le pont par gros temps on court toujours le risque de se faire emporter par une lame, mais c’est encore une perspective souriante quand on a passé des heures dans les entrailles du bateau en compagnie de chevaux apeurés et de passagers en proie au mal de mer.
Il n’y avait plus de tempête. Le bateau poursuivait son bonhomme de chemin, poussé par des vents favorables, sous un ciel dégagé, sur une mer aussi dénuée de vie qu’un désert aride.
Les jours s’écoulèrent sans incident. Vorbis resta la plupart du temps sous le pont.
L’équipage traitait Frangin avec un respect prudent. Des nouvelles comme Frangin circulaient vite.
Le littoral du pays se composait de dunes parfois entrecoupées d’un marais salant à sec. Une brume de chaleur flottait au-dessus des terres. Une de ces côtes en vue desquelles il fallait davantage craindre de s’échouer que de se noyer. Même les oiseaux qui suivaient le bateau pour récupérer les déchets avaient disparu.
« Pas d’aigles », dit Om. Un détail à porter à l’actif du coin.
Vers le soir du quatrième jour, le panorama peu édifiant fut ponctué d’un éclat lumineux, loin au-dessus de la mer de dunes. Il clignotait selon une espèce de rythme. Le capitaine, dont la figure donnait désormais l’impression que le sommeil ne lui tenait plus souvent compagnie la nuit, appela Frangin.
« Sa… Votre… Le diacre m’a dit de l’avertir de ça, dit-il. Allez le chercher tout de suite. »
Vorbis occupait une cabine quelque part du côté des sentines, où l’atmosphère avait l’épaisseur d’une soupe claire. Frangin frappa à la porte.
« Introduisez[6]. »
Il n’y avait pas de sabords à ce niveau. Vorbis était assis dans le noir.
« Oui, Frangin ?
— Le capitaine m’envoie vous chercher, monseigneur. Quelque chose brille dans le désert.
— Parfait. Maintenant, Frangin, écoute bien. Le capitaine possède un miroir. Tu vas lui demander de te le prêter.
— Euh… c’est quoi, un miroir, monseigneur ?
— Une invention impie et prohibée, répondit Vorbis. Qu’on peut hélas employer au service divin. Il va prétendre qu’il n’en a pas, évidemment. Mais un homme avec une barbe aussi soignée et une moustache aussi fine est vaniteux, et tout vaniteux possède fatalement un miroir. Alors tu vas le prendre. Puis tu vas te placer au soleil et agiter le miroir pour qu’il réfléchisse le soleil vers le désert. Tu comprends ?
— Non, monseigneur, dit Frangin.
— Ton ignorance te protège, mon fils. Ensuite tu reviens me raconter ce que tu as vu. »
Om somnolait au soleil. Frangin lui avait déniché un petit coin du côté du bout pointu où il pouvait profiter de l’astre du jour sans crainte d’être aperçu par l’équipage – et de toute façon l’équipage était pour l’instant suffisamment nerveux pour ne pas chercher d’ennuis.
Une tortue rêve…
… pendant des millions d’années.
C’était le temps du rêve. Un temps informe.
Les petits dieux pépiaient et bourdonnaient dans les déserts, dans les banquises, dans les profondeurs. Ils grouillaient dans l’obscurité, sans souvenirs mais poussés par l’espoir et une soif ardente pour la seule chose à laquelle aspire un dieu : la foi.
Il n’existe pas d’arbres de taille moyenne au cœur de la forêt. Seulement les géants dont la canopée occulte le ciel. En dessous, dans la pénombre, il ne reste assez de lumière que pour les mousses et les fougères. Mais quand un géant s’abat, libérant un peu d’espace… alors, c’est la course entre les arbres voisins aux ambitions horizontales qui veulent s’étaler, comme plus bas entre les jeunes plants aux ambitions verticales qui se pressent de grandir.
Parfois, on arrive à se ménager son propre espace.
La forêt n’est pas le désert. La voix anonyme qui allait devenir Om dérivait au gré du vent à la lisière de la solitude sableuse et s’efforçait de se faire entendre au milieu d’innombrables congénères en évitant d’être balayée vers le centre. Elle aurait pu tourner ainsi des millions d’années – elle ne disposait d’aucun moyen de mesurer le temps. Tout ce qu’elle avait, c’était de l’espoir et un certain sens de la présence des choses. Ainsi qu’une voix.
Advint un jour. Le premier jour, d’une certaine manière.
Le futur Om avait conscience du berger depuis un certain t… depuis un moment. Le troupeau s’était égaré de plus en plus près. Les pluies avaient été rares. Le fourrage peu abondant. Des gueules affamées poussaient des pattes faméliques plus avant parmi les rochers, à la recherche de touffes jusqu’ici dédaignées d’herbe grillée par le soleil.
C’étaient des moutons, sans doute l’animal le plus stupide de l’univers en dehors peut-être du canard. Mais même leurs cerveaux rudimentaires n’entendaient pas la voix, parce que les moutons n’écoutent pas.
Il y avait pourtant un agneau. Il s’était légèrement écarté du reste du troupeau. Om s’arrangea pour qu’il s’écarte encore un peu plus. De l’autre côté d’un rocher. En bas d’une pente. Dans la crevasse.
Son bêlement attira la mère.
La crevasse était bien dissimulée, et la brebis, après tout, s’estimait contente d’avoir retrouvé son petit. Elle ne voyait aucune raison de bêler, même lorsque le berger parcourut les rochers en appelant, en jurant et enfin en implorant. Le berger possédait cent moutons, et il peut paraître surprenant qu’il n’ait pas hésité à chercher pendant des jours une bête égarée ; en fait, c’est pour cette raison qu’il en possédait cent : parce qu’il appartenait à ce type de berger qui n’hésite pas à chercher pendant des jours une bête égarée.
La voix qui allait devenir Om attendit.
C’est au soir du deuxième jour qu’elle fit peur à une perdrix qui nichait près de la crevasse et qui s’envola au moment où le berger passait dans les parages.
Ça ne valait pas grand-chose comme miracle, mais il suffit au berger. Il érigea un cairn de pierres à côté de la crevasse et y amena tout son troupeau dès le lendemain. Puis, dans la chaleur de l’après-midi, il s’allongea pour dormir… et Om lui parla dans la tête.
Trois semaines plus tard le berger mourut lapidé par les prêtres d’Ur-Gilash, à l’époque dieu en chef du pays. Mais c’était trop tard. Om comptait déjà une centaine d’adeptes, et leur nombre grandissait…
À moins de deux kilomètres du berger et de son troupeau, il y avait un chevrier avec le sien. Un simple hasard de micro-géographie avait voulu que le premier à entendre la voix d’Om fût un berger et non un chevrier. L’un et l’autre ont des conceptions différentes du monde, et toute l’histoire aurait pu s’en trouver changée.
Car le mouton est stupide et il faut le pousser. Alors que la chèvre est intelligente et il faut la mener.
Ur-Gilash, songea Om. Ah, le bon vieux temps… Ossaire et ses disciples avaient fait irruption dans le temple, brisé l’autel et jeté par la fenêtre les prêtresses en pâture aux chiens sauvages – la bonne procédure à suivre –, il y avait eu force pleurs et grincements de pieds, puis les disciples d’Om avaient allumé leurs feux de camp dans les salles en ruine de Gilash comme l’avait annoncé le prophète, et ça comptait quand bien même il l’avait annoncé à peine cinq minutes plus tôt alors qu’ils cherchaient seulement du bois à brûler, car tout le monde reconnaissait qu’une prophétie c’est une prophétie, et personne n’avait dit qu’il fallait attendre longtemps avant de la voir se réaliser.
Le bon vieux temps. Le bon vieux temps. Chaque jour amenait son lot de nouveaux convertis. L’ascension d’Om avait été irrésistible…
Il se réveilla dans un sursaut.
Le vieux Ur-Gilash. Un dieu climatique, non ? Oui. Non. Peut-être un de ces dieux façon araignée géante ? Quelque chose dans le genre. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?
Et à moi, qu’est-ce qui m’est arrivé ? Comment est-ce que ça arrive ? On se balade parmi les plans astraux, on se laisse porter par le courant, on goûte les rythmes de l’univers, on se dit que tous les… vous savez… tous les hommes, là, en dessous, continuent d’avoir la foi, on décide quand même d’aller les secouer un peu, et alors… une tortue. C’est comme aller à la banque et découvrir que l’argent a fui par un trou. On se promène en cherchant un esprit commode, et voilà qu’on se retrouve soudain dans une carapace de tortue sans le moindre reste de pouvoir pour en sortir.
Trois années à lever la tête vers à peu près tout ce qui existe…
Le vieux Ur-Gilash ? Peut-être résistait-il quelque part sous forme de lézard, avec un vieil ermite pour tout fidèle. Plus vraisemblablement le vent l’avait emporté dans le désert. Un petit dieu pouvait s’estimer heureux qu’on lui laisse une chance.
Un détail ne collait pas. Om n’arrivait pas à mettre le doigt dessus, et pas uniquement parce qu’il n’avait pas de doigt. Les dieux s’élevaient et retombaient comme des morceaux d’oignon dans une soupe en ébullition, mais cette fois-ci, c’était différent. Un détail ne collait pas, cette fois-ci…
Il avait éliminé Ur-Gilash. Très bien. La loi de la jungle. Mais personne ne le défiait, lui…
Où était Frangin ?
« Frangin ! »
Frangin comptait les clignotements lumineux au loin dans le désert.
« Une bonne chose que j’aie un miroir, hein ? fit le capitaine d’un ton d’espoir. Je suppose que Sa Seigneurie ne m’en voudra pas d’en posséder un, vu qu’il est bien utile, pas vrai ?
— Je ne crois pas qu’il raisonne comme ça, dit Frangin sans cesser de compter.
— Non, je ne crois pas non plus, reconnut le capitaine d’un air sombre.
— Sept, et après quatre.
— Je suis bon pour la Quisition », fit le capitaine.
Frangin allait dire « Soyez content, alors, votre âme sera purifiée ». Mais il s’abstint. Sans savoir pourquoi.
« J’en suis navré », dit-il.
Une ombre de surprise recouvrit la mine chagrine du capitaine. « Vous autres, d’habitude, vous dites que la Quisition est bonne pour l’âme, des choses comme ça, fit-il.
— C’est sûrement vrai », rétorqua Frangin.
Le capitaine le dévisageait avec une vive attention.
« C’est plat, vous savez, dit-il discrètement. J’ai navigué jusque sur l’océan du Bord. C’est plat, et j’ai vu le Rebord, et ça avance. Pas le Rebord. Je veux dire… ce qu’il y a en dessous. Ils peuvent bien me couper la tête, ça continuera d’avancer quand même.
— Mais ça cessera d’avancer pour vous, fit Frangin. À votre place, je ferais attention à qui je parle, capitaine. »
Le capitaine se pencha tout près.
« La Tortue se meut ! souffla-t-il avant de filer comme une flèche.
— Frangin ! »
La conscience coupable, Frangin se redressa brusquement comme un poisson ferré. Il se retourna et s’affaissa de soulagement. Ce n’était pas Vorbis, seulement dieu.
Il se rendit à pas feutrés au pied du mât. Om leva vers lui un regard noir.
« Oui ? fit Frangin.
— Tu ne viens jamais me voir, lui reprocha la tortue. Je sais que tu es occupé, ajouta-t-elle d’un ton railleur, mais même une petite prière me ferait plaisir.
— Dès ce matin je suis venu voir comment tu allais.
— Et j’ai faim.
— Tu as eu toute une écorce de melon hier soir.
— Et qui a eu le melon, dis ?
— Non, pas lui, fit Frangin. Il est au pain rassis et à l’eau.
— Et pourquoi il ne mange pas de pain frais ?
— Il attend qu’il soit rassis.
— Ouais. M’étonne pas de lui, fit la tortue.
— Om ?
— Quoi ?
— Le capitaine vient de me dire une chose bizarre. D’après lui le monde est plat avec un rebord.
— Oui ? Et alors ?
— Mais enfin… on sait que le monde est une boule parce que… »
La tortue cligna de son œil.
« Non, c’est faux, déclara-t-elle. Qui a dit que c’était une boule ?
— Toi », répliqua Frangin. Puis il ajouta : « Selon le Livre premier du Septateuque, en tout cas. »
Je n’ai encore jamais pensé comme ça, songea-t-il. Avant, je n’aurais jamais dit « en tout cas ».
« Pourquoi le capitaine m’a raconté une chose pareille ? demanda-t-il. Ce n’est pas normal, comme conversation.
— Je te l’ai dit, je n’ai jamais créé le monde, répondit Om. Pour quoi faire ? Il était déjà là. Et si j’en créais un, je ne lui donnerais pas la forme d’une boule. Les habitants en tomberaient. Toute la mer coulerait par en dessous.
— Sauf si tu lui disais de rester dessus.
— Hah ! Écoutez-moi ce gars-là !
— Et puis la sphère est une forme parfaite, poursuivit Frangin. Parce que dans le Livre de…
— Ça n’a rien d’extraordinaire, une sphère, le coupa Om. À ce compte-là, une tortue marine a une forme parfaite.
— Une forme parfaite pour quoi ?
— Ben, une forme parfaite pour une tortue marine, déjà. Si elle avait une forme de boule, elle flotterait à la surface à tout bout de champ.
— Mais c’est une hérésie de dire que le monde est plat, fit Frangin.
— Possible, mais c’est la vérité.
— Et il repose vraiment sur le dos d’une tortue géante ?
— Exactement.
— Dans ce cas, lança Frangin d’une voix triomphante, sur quoi elle est posée, la tortue ? »
Om leva vers lui un regard vide.
« Elle n’est posée sur rien, répondit-il. C’est une tortue marine, bon sang. Elle nage. Ça sert à ça, les tortues marines.
— Je… euh… Je crois que je ferais mieux d’aller me présenter à Vorbis, dit Frangin. Il devient très calme quand on le fait attendre. Tu m’as appelé pour quoi ? Je vais tâcher de t’apporter encore à manger après le dîner.
— Comment tu te sens ? demanda la tortue.
— Je me sens très bien, merci.
— Tu manges bien et tout ?
— Oui, merci.
— Tant mieux. File maintenant. Je veux dire, je ne suis que ton dieu. » Om haussa la voix tandis que Frangin s’en repartait en hâte. « Et tu pourrais passer me voir plus souvent !
» Et prie plus fort, j’en ai marre de tendre l’oreille ! » cria-t-il encore.
Vorbis était toujours assis dans sa cabine lorsque Frangin enfila la coursive en haletant et frappa à la porte. Pas de réponse. Il attendit un peu puis poussa le battant qui s’ouvrit.
Vorbis ne passait pas son temps à lire, semblait-il. À l’évidence, il lui arrivait d’écrire, à cause des fameuses lettres, mais personne ne le voyait jamais la plume à la main. Quand il était seul, il passait de longs moments à fixer le mur, ou à prier prosterné à plat ventre. À côté de la mortification qu’arrivait à s’imposer Vorbis, les poses des empereurs avides de pouvoir auraient passé pour serviles.
« Hum », fit le novice qui voulut refermer la porte.
Vorbis agita une main irritée. Puis il se releva. Il n’épousseta pas sa robe.
« Sais-tu, Frangin, qu’à mon avis personne dans toute la Citadelle n’oserait m’interrompre dans ma prière ? Par peur de la Quisition. Tout le monde a peur de la Quisition. Sauf toi, dirait-on. As-tu peur de la Quisition ? »
Frangin plongea le regard dans les yeux noirs sur fond noir. Vorbis posa le sien sur une figure ronde et rose. On faisait une figure particulière quand on s’adressait à un exquisiteur. Une figure terne, sans expression, légèrement luisante, et même un exquisiteur à demi qualifié parvenait à y lire la culpabilité à peine dissimulée comme dans un livre. Frangin avait seulement l’air essoufflé, comme à son habitude.
C’était fascinant.
« Non, monseigneur, répondit-il.
— Pourquoi ?
— La Quisition nous protège, monseigneur. C’est écrit dans Ossaire, chapitre VII, verset… »
Vorbis pencha la tête de côté.
« Bien entendu. Mais as-tu déjà pensé que la Quisition pouvait se tromper ?
— Non, monseigneur, répondit Frangin.
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas pourquoi, monseigneur Vorbis. Je n’y ai jamais pensé, voilà. »
Vorbis s’assit à un petit bureau, guère plus qu’une planche de bois qui se rabattait de la coque.
« Et tu as raison, Frangin, dit-il. Parce que la Quisition ne peut pas se tromper. Les choses sont fatalement l’expression de la volonté du dieu. Il est impensable que le monde puisse fonctionner autrement, n’est-ce pas ? »
L’image d’une tortue borgne clignota un instant dans la tête de Frangin.
Il n’avait jamais bien su mentir. La vérité lui paraissait déjà tellement incompréhensible que compliquer davantage les choses restait au-dessus de ses forces.
« C’est ce que nous enseigne le Septateuque, dit-il.
— Là où il y a punition, il y a toujours crime, fit Vorbis. Parfois le crime suit la punition, ce qui prouve bien la prévoyance du grand dieu.
— C’est ce que disait ma grand-mère, répliqua machinalement Frangin.
— Vraiment ? J’aimerais en savoir davantage sur cette dame exceptionnelle.
— Elle me donnait une correction tous les matins parce que j’allais sûrement la mériter pendant la journée.
— Une connaissance on ne peut plus parfaite de la nature humaine, approuva Vorbis, le menton posé sur une main. Si ce n’était la faiblesse de son sexe, elle aurait fait un excellent inquisiteur, on dirait. »
Frangin opina. Oh, oui. Oui, pas de doute.
« Et maintenant, reprit le diacre du même ton, tu vas me dire ce que tu as vu dans le désert.
— Oui. Il y a eu six éclairs lumineux. Puis une pause d’environ cinq battements de cœur. Et après, huit éclairs. Une autre pause. Et deux éclairs. »
Vorbis hocha la tête d’un air pensif.
« Trois quarts, dit-il. Gloire au grand dieu. Il est mon bâton et mon guide dans les instants difficiles. Et toi, tu peux disposer. »
Frangin n’espérait pas que le diacre lui explique la signification des signaux lumineux, et il n’allait pas la demander. C’était la Quisition qui posait les questions. Elle était connue pour ça.
Le lendemain, le bateau doubla un cap, et la baie d’Ephèbe s’ouvrit devant lui, la ville posée sur l’horizon comme une tache pâle qui se révéla, à mesure que le temps passait et que la distance diminuait, un essaim de maisons d’un blanc aveuglant tout en haut d’un rocher.
Le sergent Simonie parut y trouver un intérêt considérable. Frangin n’avait pas échangé le moindre mot avec lui. On n’encourageait pas la fraternisation entre prêtres et soldats ; il flottait une odeur d’impiété autour des soldats…
À nouveau livré à lui-même tandis que l’équipage se préparait pour l’entrée au port, Frangin observait attentivement le sergent. La plupart des soldats étaient un peu négligés et souvent grossiers envers le petit clergé. Simonie, non. Pour commencer, il étincelait. Son plastron blessait les yeux. Sa peau avait l’air récurée.
Le sergent, debout à la proue, contemplait intensément la ville de plus en plus proche. Il était inhabituel de le voir très loin de Vorbis. Partout où se trouvait Vorbis se trouvait aussi le sergent, la main sur l’épée, les yeux passant les alentours en revue pour… Pour quoi ?
Et toujours muet, sauf quand on s’adressait à lui. Frangin essaya de lier connaissance.
« Elle est très… blanche, non ? fit-il. La ville. Très blanche. Sergent Simonie ? »
Le sergent se retourna lentement et regarda fixement Frangin.
Le regard de Vorbis était redoutable. Il s’enfonçait dans les crânes jusqu’aux impuretés qu’ils recelaient sans vraiment s’intéresser aux personnes sinon comme véhicules de leurs péchés. Mais celui de Simonie exprimait la haine pure et simple.
Frangin recula.
« Oh. Pardon », marmonna-t-il. Il retourna, la mine sombre, vers le bout arrondi, et s’arrangea pour ne pas croiser le chemin du militaire.
De toute façon, il allait y avoir davantage de ses collègues sous peu…
Les Ephébiens les attendaient. Des soldats s’alignaient sur le quai, les armes brandies à la limite de l’insulte caractérisée. Et ils étaient nombreux.
Frangin suivit tout le monde tandis que la voix de la tortue s’insinuait dans sa tête.
« Alors les Ephébiens veulent la paix, hein ? fit Om. Ça ne m’en a pas l’air. Ça ne m’a pas l’air qu’on va dicter notre loi à un ennemi vaincu. Ça m’a l’air qu’on a pris la pâtée et que ça nous suffit. Ça m’a l’air qu’on sollicite la paix. Voilà de quoi ça m’a l’air, à moi.
— À la Citadelle, tout le monde parlait d’une victoire éclatante », dit Frangin. Il s’aperçut qu’il arrivait maintenant à formuler des phrases quasiment sans remuer les lèvres ; Om captait apparemment les mots dès qu’ils parvenaient à ses cordes vocales.
Plus loin devant lui, Simonie ne lâchait pas le diacre d’une semelle et détaillait d’un œil méfiant chaque garde éphébien.
« Marrant, ça, fit Om. Les vainqueurs ne parlent jamais de victoire éclatante. Parce que ce sont eux qui voient à quoi ressemble le champ de bataille quand tout est fini. Ce sont seulement les perdants qui ont des victoires éclatantes. »
Frangin ne savait que répondre. « Ça ne ressemble pas à des réflexions divines, risqua-t-il.
— C’est le cerveau de la tortue.
— Quoi ?
— Tu ne sais donc rien ? Le corps n’est pas seulement une enveloppe commode où ranger l’esprit. La forme influe sur les pensées. C’est toute cette morphologie envahissante.
— Quoi ? »
Om soupira. « Si je ne me concentre pas, je pense comme une tortue !
— Quoi ? Lentement, tu veux dire ?
— Non ! Les tortues sont cyniques. Elles s’attendent toujours au pire.
— Pourquoi ?
— Aucune idée. Parce que c’est souvent ce qui leur arrive, j’imagine. »
Frangin contemplait Éphèbe autour de lui. Des gardes aux casques surmontés de plumets comme des queues de chevaux vicieux marchaient au pas de chaque côté de la colonne. Quelques citadins regardaient négligemment depuis le bord de la route.
Ils ressemblaient étrangement aux habitants d’Omnia, aucunement à des démons à deux pattes.
« Ce sont des gens comme nous, dit-il.
— Félicitations pour l’anthropologie comparée.
— Frère Nonroid a dit que les Ephébiens mangent de la chair humaine. Il ne mentirait pas, tout de même. »
Un petit garçon observait Frangin d’un air songeur tout en s’explorant une narine. S’il s’agissait d’un démon sous forme humaine, c’était un acteur de premier ordre.
Le long de la route venant des quais se dressaient régulièrement des statues de pierre blanche. Frangin n’avait encore jamais vu de statues. Sauf celles des SeptArches, évidemment, mais ce n’était pas la même chose.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Ben, le dodu en toge, c’est Tuvelpit, le dieu du vin. Ils l’appellent Smimto à Tsort. Et la nana avec les cheveux coiffés, c’est Astoria, la déesse de l’amour. Rien dans le crâne. L’affreux, c’est Offler, le dieu crocodile. Pas du coin, celui-là. Il est klatchien d’origine, mais les Ephébiens ont entendu parler de lui et trouvé malin de l’adopter. Vise les dents. De bonnes dents. Oui, de bonnes dents. Ensuite, celle avec la coiffure en fosse aux serpents, c’est…
— Tu en parles comme s’ils étaient réels, dit Frangin.
— C’est le cas.
— Il n’y a pas d’autre dieu que toi. Tu l’as dit à Ossaire.
— Ben… Tu sais… J’ai un peu exagéré. Mais ils ne valent pas grand-chose. Il y en a un qui passe le plus clair de son temps à jouer de la flûte et à courir après les filles qui vont traire les vaches. Je ne trouve pas ça très divin, moi. Tu trouves ça divin, toi ? Moi pas. »
La route montait en lacets raides autour de la colline rocheuse. Le plus gros de la cité paraissait bâti sur des affleurements ou taillé à même le roc, si bien que le patio d’un habitant servait de toit à un autre. Les rues se réduisaient à une succession de marches basses, praticables pour un homme ou un âne, mais mortelles pour les charrettes. Éphèbe était une ville pour piétons.
Davantage d’habitants les observaient en silence. Les statues des dieux aussi. Éphèbe avait des dieux comme d’autres cités des rats.
Frangin aperçut le visage de Vorbis. L’exquisiteur regardait fixement droit devant lui. Frangin se demanda ce qu’il voyait.
Tout était si nouveau !
Et diabolique, évidemment. Même si les dieux des statues ne ressemblaient guère à des démons – mais il entendait la voix de Nonroid lui faisant remarquer qu’ils n’en étaient que plus démoniaques. Le péché se glissait dans l’innocent comme le loup dans la peau d’un mouton.
Une des déesses avait eu de gros ennuis avec ses vêtements, nota Frangin ; si frère Nonroid avait été là, il lui aurait fallu se dépêcher d’aller s’allonger un bon moment.
« Pétulia, déesse de l’affection négociable, la présenta Om. Vénérée par les dames de la nuit et des autres moments de la journée, si tu vois ce que je veux dire. »
La bouche de Frangin béa.
« Ils ont une déesse pour les messalines peintes ?
— Pourquoi pas ? Un peuple très religieux, à ce que j’ai compris. Il a l’habitude de… Il passe beaucoup de temps à… Écoute, on prend les fidèles où on les trouve. La spécialisation. La sécurité, tu vois. Risques réduits, rendements garantis. Il existe même sûrement un dieu de la laitue quelque part. Je veux dire, peu de chances qu’un autre veuille devenir dieu de la laitue. Tu te déniches une communauté qui cultive la laitue et tu attends. Les dieux du tonnerre, ça va, ça vient, mais c’est vers toi que la communauté se tourne à chaque invasion du parasite de la salade. Faut… euh… lui rendre cette justice, à Pétulia. Elle a repéré un créneau dans le marché et elle l’a occupé.
— Il existe un dieu de la laitue ?
— Pourquoi pas ? S’il y a assez de monde pour croire, tu peux devenir dieu de n’importe quoi… »
Om se tut et attendit pour voir si Frangin avait remarqué. Mais le novice avait apparemment autre chose en tête.
« Ce n’est pas bien. De traiter les gens comme ça. Ouille. »
Frangin venait de percuter le dos d’un sous-diacre. Le groupe s’était arrêté, en partie parce que l’escorte éphébienne avait elle aussi fait halte, mais surtout parce qu’un homme descendait la rue à toutes jambes.
Plus tout jeune, il rappelait à maints égards une grenouille qu’on aurait laissée se dessécher un certain temps. Vu son allure, le qualificatif d’« alerte » venait sans doute d’ordinaire à l’esprit des passants, mais cette fois-ci devaient plutôt s’imposer les expressions « nu comme un ver » voire « trempé comme une soupe », lesquelles exprimaient tout autant l’exacte vérité. Il portait tout de même une barbe. Une barbe dans laquelle on aurait pu dresser sa tente.
Le bonhomme dévala la rue à pas pesants sans paraître gêné et s’arrêta devant une échoppe de potier. L’artisan n’eut pas l’air de s’inquiéter qu’un petit bonhomme nu et mouillé s’adresse à lui ; pour tout dire, personne dans la rue ne lui avait manifesté d’intérêt.
« Je voudrais un pot numéro neuf et de la ficelle, s’il vous plaît, demanda le vieux.
— De suite, monsieur Légibus. »
Le potier baissa la main sous son comptoir et sortit une serviette. L’homme nu la prit d’un air absent. Frangin eut l’impression que ce n’était pas la première fois que la scène se produisait.
« Et un levier d’une longueur infinie et… euh… un point d’appui, ajouta Légibus en se séchant.
— Tout ce que j’ai, vous le voyez, monsieur. Des pots et des articles domestiques divers, mais je suis un brin à court de mécanismes axiomatiques.
— Bé alors, est-ce que vous avez un morceau de craie ?
— M’en reste un peu de la dernière fois », répondit le potier.
Le petit bonhomme nu prit la craie et se mit à tracer des triangles sur le pan de mur le plus proche. Puis il baissa la tête.
« Té, pourquoi je n’ai pas de vêtements ? s’étonna-t-il.
— On a encore pris son bain, hé ? fit le potier.
— J’ai laissé mes vêtements dans le bain ?
— Une idée vous serait pas venue pendant que vous preniez votre bain, des fois ? souffla le potier.
— C’est ça ! C’est ça ! Que j’ai trouvé une idée formidable pour déplacer le monde ! fit Légibus. Système de levier tout bête. Devrait marcher au poil. C’est juste une question de réglage des détails techniques.
— Chouette. On pourra passer l’hiver dans des pays chauds.
— Je peux emprunter la serviette ?
— Té, c’est la vôtre, monsieur Légibus.
— Ah bon ?
— Comme je vous dis, vous l’avez laissée là l’autre fois. Vous vous rappelez ? Quand vous avez eu votre idée de phare.
— Bien. Bien », fit Légibus en s’enroulant dans la serviette. Il traça encore des traits sur le mur. « Bien. D’accord. J’enverrai quelqu’un plus tard prendre le mur. »
Il se retourna et parut voir les Omniens pour la première fois. Il les regarda d’un air interrogateur puis haussa les épaules.
« Hmm », fit-il avant de s’en repartir sans se presser.
Frangin tira sur la cape d’un soldat éphébien.
« Excusez-moi, mais pourquoi on s’arrête ? demanda-t-il.
— Les philosophes, ils ont la priorité, répondit le soldat.
— Qu’est-ce que c’est, un philosophe ?
— Quelqu’un d’assez malin pour trouver un boulot sans rien de lourd à soulever, fit une voix dans sa tête.
— Un infidèle en quête du juste sort qui lui est sûrement réservé, fit Vorbis. Un concepteur de raisonnements fallacieux. Cette cité maudite les attire comme un tas de fumier attire les mouches.
— En réalité, c’est le climat, rectifia la voix de la tortue. Réfléchis. Si tu as la manie de sauter de ton bain et de galoper dans la rue chaque fois que tu penses avoir trouvé une bonne idée, tu ne tiens pas à vivre dans un pays froid. Sinon, tu y laisses ta peau. La sélection naturelle, ça. Éphèbe est connue pour ses philosophes. C’est mieux que le théâtre de rue.
— Quoi ? Des tas de vieux bonshommes courent dans la rue tout nus ? s’étonna Frangin tout bas alors qu’ils se remettaient en marche.
— Plus ou moins. Si tu passes tout ton temps à réfléchir sur l’univers, tu as tendance à en oublier les détails mineurs. Comme ton pantalon. Et sur les cent idées qui leur viennent, quatre-vingt-dix-neuf ne servent strictement à rien.
— Pourquoi on ne les enferme pas quelque part en lieu sûr, alors ? Ils ne m’ont pas l’air très utiles.
— Parce que la centième idée, répondit Om, est souvent du tonnerre.
— Quoi ?
— Regarde la tour la plus haute sur le rocher. »
Frangin leva la tête. Au sommet de la tour, protégé par des bandes de métal, se dressait un grand disque qui étincelait dans le soleil du matin.
« Qu’est-ce que c’est ? chuchota-t-il.
— La raison pour laquelle Omnia n’a quasiment plus de flotte de guerre, répondit Om. Voilà pourquoi ça vaut toujours la peine d’avoir quelques philosophes sous la main. Un coup on a droit à “La vérité est-elle la beauté et la beauté est-elle la vérité ?” ou “Un arbre qui s’abat dans la forêt fait-il du bruit s’il n’y a personne pour l’entendre ?”, et au moment où l’on croit qu’ils vont se mettre à baver, y en a un qui annonce : “Au fait, si on installait un réflecteur parabolique de dix mètres sur une hauteur pour renvoyer les rayons du soleil aux bateaux ennemis, ce serait une démonstration très intéressante des principes de l’optique.” Les philosophes, ça nous sort sans arrêt de nouvelles idées étonnantes. Avant ça, il y a eu un appareil compliqué qui illustrait les principes de la force de levier en projetant par ailleurs des boules de soufre enflammé à trois kilomètres. Et encore avant, je crois, une espèce de truc sous-marin qui tirait des rondins pointus dans le fond des bateaux. »
Frangin observa encore le disque. Il n’avait pas compris le tiers des termes de la dernière explication.
« Ben, dit-il, est-ce qu’il en fait ?
— Fait quoi ?
— Fait du bruit. S’il tombe quand il n’y a personne pour l’entendre.
— Quel intérêt ? »
Le groupe avait atteint une porte dans le mur qui ceignait le sommet du rocher comme un turban ceint une tête. Le capitaine éphébien s’arrêta et se retourna.
« Les… visiteurs… ils doivent avoir les yeux bandés, dit-il.
— C’est un scandale ! fit Vorbis. Nous sommes en mission diplomatique !
— Ce n’est pas mon affaire, répliqua le capitaine. Mon affaire, c’est de dire : Si vous passez cette porte, on vous bande les yeux. Vous pouvez refuser. Vous pouvez rester à l’extérieur. Mais si vous voulez entrer, hé bé, vous devez porter un bandeau. Faut faire des choix dans la vie. »
Un des sous-diacres chuchota à l’oreille de Vorbis. Lequel s’entretint longuement sotto voce avec le chef de la garde omnienne.
« Très bien, dit-il, mais nous élevons une protestation. »
Le bandeau était doux et totalement opaque. Mais tandis qu’un Ephébien guidait Frangin et le faisait…
… avancer tout droit le long d’un passage pendant dix pas, à gauche pendant cinq, en diagonale et encore à gauche – trois pas et demi –, à droite – cent trois –, puis descendre trois marches, pivoter sur place de dix-sept tours un quart, avancer tout droit pendant neuf pas, à gauche – un pas –, tout droit – dix-neuf –, s’arrêter trois secondes, repartir à droite – deux pas –, revenir en arrière de deux autres, repartir de deux pas sur la gauche, pivoter sur place de trois tours et demi, attendre une seconde, puis monter trois marches, tourner à droite – vingt pas –, pivoter sur place de cinq tours un quart, marcher – quinze pas à gauche –, tout droit – sept –, à droite – dix-huit –, monter sept marches, avancer en diagonale, s’arrêter deux secondes, repartir à droite – quatre pas –, descendre une pente qui perdait un mètre tous les dix pas pendant trente pas, puis pivoter sur place de sept tours et demi et avancer tout droit pendant six pas…
… il se demandait à quoi ça rimait.
On lui retira le bandeau dans une cour à ciel ouvert bâtie en pierre blanche qui rendait la lumière du jour aveuglante. Frangin cligna des yeux.
Des archers bordaient cette cour. Leurs flèches pointaient par terre, mais leur attitude laissait entendre qu’ils pouvaient les pointer à l’horizontale d’une seconde à l’autre.
Un autre chauve les attendait. Éphèbe jouissait apparemment d’une réserve inépuisable de chauves maigrichons vêtus de draps. Celui-ci souriait, de la bouche uniquement.
Personne ne nous aime beaucoup, se dit Frangin.
« Je suis sûr que vous nous excuserez ce petit désagrément, fit le maigrichon. Je m’appelle Aristocrate. Que je suis secrétaire du tyran. Dites à vos hommes de déposer leurs armes, je vous prie. »
Vorbis se dressa de toute sa hauteur. Il faisait une tête de plus que l’Ephébien. Déjà pâle de nature, il avait encore blêmi.
« Nous sommes autorisés à garder nos armes ! dit-il. Nous sommes une délégation en pays étranger !
— Mais pas en pays barbare, répliqua Aristocrate d’une voix douce. Vous n’aurez pas besoin d’armes chez nous.
— Pas barbare ? Vous avez brûlé nos bateaux ! »
Aristocrate leva une main.
« Cette discussion attendra, dit-il. J’ai pour l’instant la tâche agréable de vous conduire à vos quartiers. Je suis sûr que vous avez envie de vous reposer après votre voyage. Vous êtes, bien entendu, libres de vos déplacements partout où vous voulez dans le palais. Et si nous ne souhaitons pas votre présence dans certains secteurs, les gardes ne manqueront pas de vous en informer avec tact et célérité.
— Et nous pouvons sortir du palais ? » demanda Vorbis d’une voix glaciale.
Aristocrate haussa les épaules.
« Nous ne gardons pas la porte sauf en temps de guerre, dit-il. Si vous êtes capables de vous rappeler le chemin, libre à vous de le reprendre. Mais il est risqué de se promener au hasard dans le labyrinthe, je vous avertis. Nos ancêtres étaient hélas très méfiants et ils ont installé de nombreux pièges par prudence ; nous continuons bien entendu de les graisser et de les amorcer, par simple respect de la tradition. Et maintenant, si vous voulez vous donner la peine de me suivre… »
Les Omniens restèrent ensemble tandis qu’ils suivaient Aristocrate à travers le palais. Ils virent des fontaines. Des jardins. Ici et là des groupes de gens assis ne faisaient guère que discuter. Les Ephébiens donnaient l’impression de mal saisir les notions du « dedans » et du « dehors », si l’on exceptait le labyrinthe qui encerclait le palais, sans ambiguïté sur la question.
« Le danger nous guette à chaque tournant, dit Vorbis à voix basse. Le premier qui rompt les rangs ou fraternise même de loin devra s’en expliquer devant les inquisiteurs. Longuement. »
Frangin regarda une femme qui remplissait un cruchon à un puits. L’attitude ne lui parut pas très militaire.
Il ressentait à nouveau une double impression étrange. En surface flottaient les pensées de Frangin, conformes à celles que la Citadelle aurait approuvées. Il se trouvait dans un nid d’infidèles et de mécréants dont les civilités n’étaient qu’un voile subtil dissimulant les chausse-trapes de l’aberration et de l’hérésie. Cette ville qui brillait au soleil était en réalité un monde d’ombres.
Mais par en dessous rôdaient les pensées du Frangin qui observaient le novice de l’intérieur.
Vorbis avait l’air déplacé, ici. Retors et déplaisant. Et une ville où les potiers ne s’inquiètent pas quand de vieux types tout nus et dégoulinants viennent dessiner des triangles sur leur mur donnait envie à Frangin d’en apprendre davantage sur elle. Il se sentait comme un cruchon vide. Et que faire d’un cruchon vide sinon le remplir ?
« Tu me fais quoi ? » chuchota-t-il.
Dans sa boîte, Om étudia la forme de l’esprit de Frangin. Puis il s’efforça de réfléchir avec célérité.
Avait-il connu la même chose aux premiers jours ? Forcément. Tout était si brumeux à présent. Il n’arrivait pas à se rappeler ses pensées d’alors, uniquement leurs formes. Tout était brillamment coloré autrefois, tout se développait de jour en jour, à commencer par lui-même ; les pensées et l’esprit qui les produisait croissaient à la même vitesse. Facile d’oublier des détails de cette époque. C’était comme un feu tâchant de se souvenir de la forme de ses flammes. Mais les impressions… Il se souvenait des impressions.
Il ne faisait rien à Frangin. Le novice se le faisait tout seul. Il commençait à penser comme les dieux. Il devenait un prophète.
Om aurait voulu trouver quelqu’un à qui parler. Quelqu’un en mesure de comprendre.
On était à Éphèbe, non ? Où l’on gagnait sa vie en essayant de comprendre.
Les Omniens se retrouvèrent logés dans de petites chambres autour d’une cour centrale. Une fontaine en occupait le milieu, dans un tout petit bosquet de pins odorants. Les soldats se poussèrent du coude. Tout le monde s’imagine que les soldats de métier songent surtout à se battre, mais les vrais briscards pensent beaucoup plus à manger et à dormir au chaud, parce que ça ne leur arrive pas souvent, contrairement aux combats qui ont tendance à leur tomber dessus à tout bout de champ.
Une coupe de fruits et une assiette de viande froide attendaient dans la cellule de Frangin. Mais d’abord le plus important. Il pécha le dieu dans la boîte.
« Il y a des fruits, annonça-t-il. C’est quoi, ces baies ?
— Du raisin, répondit Om. De la matière première pour le vin.
— Tu as déjà prononcé ce mot. Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Un cri s’éleva dehors.
« Frangin !
— C’est Vorbis. Faut que j’y aille. »
Le diacre se tenait debout au milieu de sa cellule.
« As-tu mangé quelque chose ? demanda-t-il.
— Non, monseigneur.
— Des fruits et de la viande, Frangin. Et c’est jour maigre. Ils cherchent à nous insulter !
— Hum. Ils ne savent peut-être pas ce qu’est un jour maigre, risqua Frangin.
— L’ignorance est elle-même un péché.
— Ossaire VII, verset 4 », fit machinalement le novice.
Vorbis sourit et tapota l’épaule du jeune homme.
« Tu es un livre ambulant, Frangin. Le Septateuque perambulatus. »
Frangin baissa les yeux sur ses sandales.
Il a raison, songea-t-il. Et j’avais oublié. Ou plutôt je ne voulais pas me rappeler.
Puis il entendit ses propres pensées lui revenir en écho : Il ne s’agit que de pain, de fruits et de viande, c’est tout. Rien d’autre. Jours maigres et jours gras, jours des prophètes et jour du pain… qui ça intéresse ? Un dieu dont le seul souci aujourd’hui en matière d’alimentation est de s’assurer qu’une feuille est assez basse pour qu’il puisse l’atteindre ?
J’aimerais qu’il arrête de me taper sur l’épaule.
Vorbis se détourna de lui.
« Je rappelle aux autres qu’on est jour maigre ? demanda Frangin.
— Non. Nos frères ordonnés n’ont bien sûr pas besoin qu’on le leur rappelle. Quant aux soldats… un petit écart, peut-être, est permis si loin de chez soi… »
Frangin regagna sa cellule à pas lents.
Om, toujours sur la table, fixait le melon.
« J’ai failli commettre un péché horrible, dit Frangin. J’ai failli manger des fruits un jour sans fruits.
— C’est horrible, horrible, fit Om. Maintenant, coupe le melon.
— Mais c’est interdit ! s’exclama Frangin.
— Non, c’est faux, répliqua le dieu. Coupe le melon.
— Mais… manger des fruits… c’est à cause de ça que la passion a envahi le monde.
— La flatulence, oui, rien d’autre. Coupe le melon !
— Tu me tentes !
— Non, je ne te tente pas. Je te donne la permission d’en manger. Une dispense exceptionnelle ! Coupe-moi ce putain de melon !
— Il faut être évêque ou plus élevé dans la hiérarchie pour donner une dis… » commença Frangin. Qui s’arrêta.
Om lui lança un regard noir.
« Oui. Exactement, dit-il. Maintenant, coupe le melon. » Son ton s’adoucit. « Si ça peut te tranquilliser, je décrète que c’est du pain. Il se trouve que c’est moi le dieu dans les parages immédiats. J’appelle ça comme je veux, merde. C’est du pain. Vu ? Maintenant, coupe-moi ce putain de melon.
— Cette putain de miche, le corrigea Frangin.
— D’accord. Et sers-m’en une tranche sans pépins. »
Frangin s’exécuta avec une certaine prudence.
« Et dépêche-toi de manger, dit Om.
— Des fois que Vorbis nous trouverait ?
— Parce qu’il faut que t’ailles chercher un philosophe », répondit Om. Qu’il ait la bouche pleine ne modifiait en rien sa voix dans l’esprit de Frangin. « Tu vois, les melons poussent à l’état sauvage dans le désert. Pas de gros melons comme ça. Des petits machins verts. Une peau coriace comme du cuir. Peux pas mordre dedans. Si tu savais toutes les années que j’ai passées à boulotter des feuilles mortes qu’une chèvre aurait recrachées, juste à côté d’un tas de melons. Le melon devrait avoir une écorce plus fine. Souviens-toi de ça.
— Chercher un philosophe ?
— Voilà. Quelqu’un qui sait réfléchir. Quelqu’un qui pourra m’aider à sortir de cette carapace de tortue.
— Mais… Vorbis risque d’avoir besoin de moi.
— Tu vas juste te balader. Pas de problème. Et grouille-toi. Il y a d’autres dieux à Éphèbe. Je ne tiens pas à les voir tout de suite. Pas dans cet état-là. »
Frangin avait l’air paniqué. « Comment je vais trouver un philosophe ? fit-il.
— Par ici ? Donne un coup de pied dans une poubelle, à mon avis. »
Le labyrinthe d’Ephèbe est ancien et recèle mille et une merveilles réalisables à partir de ressorts cachés, de couteaux affûtés comme des rasoirs et de rochers en équilibre. Un seul guide ne suffit pas pour le traverser. Ils sont au nombre de six, et chacun connaît son chemin dans un sixième du labyrinthe. Tous les ans a lieu une compétition spéciale durant laquelle ils reconçoivent leurs secteurs respectifs. Ils rivalisent entre eux afin de voir lequel rendra le sien encore plus mortel pour le flâneur occasionnel. Un jury les note, et un prix modique est attribué au gagnant.
La plus grande distance qu’un imprudent ait jamais parcourue sans guide dans le labyrinthe se limite à dix-neuf pas. Enfin, plus ou moins. Sa tête a roulé sept pas plus loin, mais ça n’entre sans doute pas en ligne de compte.
À chaque fin de section se trouve un petit local dépourvu du moindre piège. Mais il contient une clochette de bronze. Ce sont les salles d’attente où les visiteurs sont confiés au guide suivant. Et ici et là, dans le plafond du tunnel, au-dessus des pièges les plus ingénieux, sont ménagées des lucarnes d’observation, parce que les gardes aiment bien rigoler eux aussi, comme tout le monde.
Tous ces dispositifs laissèrent froid Frangin qui chemina tranquillement le long des tunnels et des corridors sans vraiment y penser et finit par pousser la porte pour sortir dans l’air du soir finissant.
Un air qui embaumait les fleurs. Des papillons de nuit bourdonnaient dans la pénombre.
« À quoi ils ressemblent, les philosophes ? demanda Frangin. Quand ils ne prennent pas de bain, je veux dire.
— Ils réfléchissent beaucoup, répondit Om. Cherche quelqu’un avec une mine tendue.
— Ça peut vouloir dire qu’il est constipé.
— Ben, du moment qu’il prend ça avec philosophie… »
La ville d’Éphèbe les entourait. Des chiens aboyèrent. Quelque part, un chat miaula. Toutes sortes de petits bruits rassurants formaient un murmure de fond, signe que des tas de gens vivent leur vie à la ronde.
Puis une porte s’ouvrit brusquement plus loin dans la rue, que suivit le fracas d’une grosse amphore de vin écrasée sur une tête.
Un vieillard maigrelet en toge se releva des pavés où il avait atterri et jeta un regard mauvais à la porte.
« Té, c’est moi qui vous le dis, écoutez, un intellect limité, voyez, il ne peut pas par le jeu des comparaisons toucher à la vérité absolue des choses, parce que la vérité étant indivisible par nature, elle exclut les concepts de « plus » ou de « moins », si bien que seule la vérité elle-même peut mesurer précisément la vérité. Espèce de saligauds », déclara-t-il.
Quelqu’un à l’intérieur du bâtiment lança : « Ah ouais ? Que tu dis. »
Le vieux ignora Frangin mais, avec beaucoup de mal, délogea un pavé et le soupesa d’une main.
Puis il replongea à l’intérieur de la maison. Un cri de rage s’en échappa.
« Ah. La philosophie », commenta Om.
Frangin jeta un coup d’œil prudent par la porte.
Dans la salle, deux groupes d’hommes en toges quasiment identiques s’efforçaient de retenir deux de leurs collègues. Une scène qui se répète des millions de fois par jour dans les bars du multivers : chacun des deux prétendus combattants grondait et grimaçait à l’adresse de l’adversaire et se débattait pour échapper à l’étreinte de ses amis, sauf qu’il ne forçait pas trop car il n’y a rien de pire que réussir vraiment à se libérer et se retrouver soudain seul au milieu de l’arène face à un dément prêt à vous abattre un caillou entre les deux yeux.
« Ouaip, confirma Om, ça, c’est de la philosophie, pas de doute.
— Mais ils se battent !
— Un échange d’opinions libre et total, oui. »
Maintenant que Frangin voyait mieux la scène, il nota une ou deux différences entre les deux hommes. L’un avait une barbe plus courte, une figure écarlate, et agitait un doigt vengeur.
« Boudie, il m’a accusé de calomnie ! criait-il.
— Pas vrai ! brailla l’autre.
— Si ! Si ! Répète-leur ce que t’as dit !
— Écoutez, j’ai seulement suggéré, pour faire comprendre la nature du paradoxe, quoi, que si Xénon l’Ephébien a dit “Tous les Ephébiens sont des menteurs…”
— Té ? Voyez ? Voilà qu’il recommence !
— … Non, non, écoutez, écoutez… Alors, puisque Xénon est lui-même éphébien, ça veut dire qu’il est lui-même menteur et donc… »
Xénon fit un effort énergique pour se libérer et traîna quatre confrères philosophes désespérés par terre.
« Je vais t’en coller une sur la cougourde, mon vieux ! »
Frangin intervint : « Excusez-moi, s’il vous plaît ? »
Les philosophes se pétrifièrent. Puis ils se retournèrent pour l’examiner. Ils se détendirent petit à petit. Suivit un chœur de toux embarrassées.
« Vous êtes tous des philosophes ? » demanda Frangin.
Celui qui s’appelait Xénon s’avança en rajustant sa toge.
« Tout juste, fit-il. On est des philosophes. Nous pensons, donc nous suis.
— Nous sommes », rectifia machinalement le fabricant malchanceux de paradoxes.
Xénon pivota d’un bloc. « J’en ai jusque-là de toi, Ibid ! » rugit-il. Il refit face à Frangin. « Nous sommes, donc nous suis, reprit-il avec assurance. Voilà. »
Plusieurs philosophes échangèrent des regards séduits.
« Bé, c’est vraiment très intéressant, fit l’un d’eux. Le fait qu’on existe prouve notre existence, c’est ce que tu dis ?
— La ferme, répliqua Xénon sans se retourner.
— Vous vous êtes battus ? » demanda Frangin.
Dans le groupe de philosophes passèrent diverses expressions stupéfaites et horrifiées.
« Nous battre ? Nous ? On est des philosophes, fit Ibid d’un air outré.
— Fan de chichourle, oui, renchérit Xénon.
— Mais vous… » insista Frangin.
Xénon agita une main.
« Les estocades de la discussion, fit-il.
— Thèse plus antithèse égalent hystérèse, dit Ibid. L’analyse rigoureuse de l’univers. Le marteau de l’intellect sur l’enclume de la vérité fondamentale…
— La ferme, fit Xénon. Et que peut-on faire pour vous, jeune homme ?
— Renseigne-toi sur les dieux, souffla Om.
— Euh… je voudrais m’informer sur les dieux », dit Frangin.
Les philosophes échangèrent des regards.
« Les dieux ? s’étonna Xénon. On ne s’en occupe pas, des dieux. Huh. Des reliques d’un système de croyances dépassé, les dieux. »
Un grondement de tonnerre tomba du ciel vespéral dégagé.
« Sauf Io l’aveugle, le dieu du tonnerre », corrigea le philosophe d’une voix à peine altérée.
Un éclair zébra le firmament.
« Et Cubai le dieu du feu », ajouta-t-il.
Une rafale de vent secoua les fenêtres.
« Flatulus, le dieu des vents, il est bien aussi », poursuivit Xénon.
Une flèche se matérialisa du néant et se planta dans la table près de la main du philosophe.
« Colissimos, le messager des dieux, un des plus grands », reprit-il.
Un oiseau apparut à l’entrée. Du moins, il avait vaguement l’air d’un oiseau. Une trentaine de centimètres de haut, noir et blanc, un bec recourbé et une expression laissant entendre que tous les malheurs qu’il redoutait vraiment dans l’existence lui étaient déjà arrivés.
« C’est quoi ? demanda Frangin.
— Un pingouin, répondit la voix d’Om dans sa tête.
— Patina la déesse de la sagesse ? Une des meilleures », fit Xénon.
Le pingouin croassa vers lui et repartit en se dandinant dans l’obscurité.
Les philosophes avaient l’air très gênés. Puis Ibid lança : « Fourgol, le dieu des avalanches ? Elle est loin, la limite des neiges éternelles ?
— Trois cents kilomètres », répondit quelqu’un.
Ils attendirent. Rien ne se produisit.
« Relique d’un système de croyances dépassé », affirma Xénon.
Aucun mur de mort blanche glacée n’apparut dans Éphèbe.
« Incarnation irraisonnée d’une force naturelle, ni plusse ni moinsse », fit un autre philosophe d’une voix plus puissante. Tout le monde paraissait se sentir beaucoup mieux.
« Culte primitif de la nature.
— Vaut pas un radis.
— Simple rationalisation de l’inconnu.
— Hah ! Une création ingénieuse de l’imaginaire, un croque-mitaine pour faire peur aux faibles de corps et d’esprit ! »
Les mots vinrent à la bouche de Frangin. Impossible de les retenir.
« Il fait toujours aussi froid ? dit-il. J’ai trouvé qu’il faisait plus chaud tout à l’heure. »
Les philosophes s’écartèrent tous de Xénon.
« Mais faut lui reconnaître, à Fourgol, dit Xénon, que c’est un dieu très compréhensif. Il aime galéjer autant que n’importe quel… que n’importe qui. »
Il lança un coup d’œil rapide à droite et à gauche. Au bout d’un moment les philosophes se détendirent et parurent complètement oublier Frangin.
Alors seulement le novice eut le loisir d’inspecter les lieux. Il n’avait encore jamais vu de taverne de sa vie, mais c’était ça. Le comptoir courait le long d’un mur latéral. Il précédait la panoplie typique d’un bistrot éphébien : les rayonnages de jarres de vin, les casiers d’amphores et les images guillerettes de vestales récupérées sur les présentoirs de paquets de cacahuètes salées et de charqui de chèvre, épinglées au mur pour allécher le client, comme s’il existait vraiment des gogos dans le monde capables d’acheter des sachets et des sachets de cochonneries qui ne les intéressent pas, uniquement pour reluquer un bout de sein en carton.
« C’est quoi, tout ça ? chuchota Frangin.
— Comment je saurais, moi ? répliqua Om. Fais-moi sortir, que je voie. »
Frangin ouvrit la boîte et en sortit la tortue. Un œil chassieux jeta un regard circulaire.
« Oh. Une taverne typique, dit Om. Bien. Pour moi ce sera une soucoupe de ce qu’ils buvaient.
— Une taverne ? Un commerce où on boit de l’alcool ?
— J’y compte bien, oui.
— Mais… Mais… le Septateuque nous adjure énergiquement pas moins de dix-sept fois de nous abstenir de…
— Je me demande bien pourquoi, le coupa Om. Tu vois le type qui nettoie les chopes ? Tu vas lui dire : “Servez-moi un…”
— Mais l’alcool abuse l’esprit, dit le prophète Ossaire. Et…
— Je te le répète ! Je n’ai jamais dit ça ! Maintenant, va causer à ce type ! »
En fait, ce fut l’homme qui s’adressa à Frangin. Il apparut comme par magie de l’autre côté du comptoir, sans cesser d’essuyer une chope.
« B’soir, monsieur, fit-il. Qu’est-ce que ce sera ?
— J’aimerais de l’eau, s’il vous plaît, demanda très posément Frangin.
— Et autrement, quelque chose pour la tortue ?
— Du vin ! fit la voix d’Om.
— Je ne sais pas, répondit Frangin. Qu’est-ce que les tortues boivent, d’habitude ?
— Celles-là qu’on a par chez nous, elles prennent le plus souvent une goutte de lait avec un peu de pain dedans, dit le serveur.
— Vous avez beaucoup de tortues ? demanda Frangin très fort afin de couvrir les cris indignés d’Om.
— Té, c’est une bête très utile pour la philosophie, la tortue.
Que ça distance les flèches métaphoriques, que ça bat les lièvres à la course… Très commode.
— Euh… je n’ai pas d’argent », avoua Frangin.
Le serveur se pencha vers lui. « J’vais vous dire, fit-il. Le Déclivités, il vient de payer sa tournée. Il s’en formalisera pas.
— Du pain et du lait ?
— Oh. Merci. Merci beaucoup.
— Oh, on en voit de toutes sortes, ici, reprit le serveur en se redressant. Des stoïques. Des cyniques. Gros buveurs, les cyniques. Des épicuriens. Des stochastiques. Des épistémologistes. Des péripatéticiens. Des synoptiques. De tout, peuchère. C’est ce que je dis toujours. Ce que je dis toujours, moi… (il se saisit d’une autre chope et entreprit de l’essuyer) c’est qu’il faut de tout pour faire un monde.
— Du pain et du lait ! brailla Om. Tu vas sentir passer ma colère divine, vu ? Maintenant renseigne-toi sur les dieux !
— Dites-moi, fit Frangin en sirotant sa chope d’eau, est-ce qu’il y en a qui s’y connaissent en dieux ?
— Pour ces trucs-là, té, vous faut un prêtre, proposa le serveur.
— Non, je veux dire qui s’y connaissent… sur ce que sont les dieux… comment les dieux en sont venus à exister… ces trucs-là, té, fit Frangin qui s’efforçait de s’adapter au style de conversation du tavernier.
— Les dieux, ils aiment pas ces trucs-là. On y a droit des fois ici, quand y en a un qu’a un coup dans l’nez. Des spéculations cosmiques pour savoir si les dieux, ils existent vraiment. Aussi sec, y a un éclair qui passe à travers le toit avec un p’tit mot enroulé autour – « Oui, on existe » – et on retrouve plus du spéculateur qu’une paire de sandales d’où sort de la fumée. Ces trucs-là, ça enlève tout leur intérêt aux spéculations métaphysiques.
— Même pas du pain frais, marmonnait Om, le nez plongé dans sa soucoupe.
— Non, je sais bien que les dieux existent, s’empressa de dire Frangin. Je veux juste en apprendre plus long sur… sur eux. »
Le serveur haussa les épaules.
« Bé alors, je vous serais reconnaissant de pas rester à côté d’un truc de valeur. De toute façon, ça sera toujours pareil dans cent ans. » Il prit une autre chope qu’il se mit à astiquer.
« Vous êtes un philosophe ? demanda Frangin.
— Ça déteint plus ou moins au bout d’un moment.
— Ce lait est tourné, dit Om. Paraît qu’Éphèbe, c’est une démocratie. Ce lait devrait avoir le droit de vote.
— Je ne crois pas, fit prudemment Frangin, que je vais trouver ici ce que je veux. Hum. Monsieur le marchand de boissons ?
— Voueille ?
— C’était quoi, l’oiseau qui est entré quand on a parlé de la déesse de… (il goûta le mot inhabituel) de la sagesse ?
— Bé là, y a comme un os, répondit le serveur. C’est un peu escagassant.
— Pardon ?
— C’était… un pingouin.
— C’est un oiseau d’une espèce sage, alors ?
— Bé non. Pas tellement. Pas connu pour sa sagesse. Le deuxième oiseau le plus fada au monde. Il arrive à voler que sous l’eau, paraît.
— Alors pourquoi…
— On aime pas en causer, dit le serveur. Ça fâche les genses. Saligaud de sculpteur », ajouta-t-il tout bas.
À l’autre bout du comptoir, les philosophes avaient repris leur bagarre.
Le serveur se pencha. « Si t’as pas d’argent, dit-il, je crois pas qu’on va beaucoup t’aider. Que la parlote, c’est pas donné par ici.
— Mais ils ne font que… protesta Frangin.
— Y a les frais de savon et d’eau, déjà. Les serviettes. Les gants de toilette. Les luffas. Les pierres ponces. Les sels de bain. Té, ça chiffre, tout ça. »
Un gargouillis monta de la soucoupe. La tête souillée de lait d’Om se tourna vers le novice.
« Tu n’as pas d’argent du tout ? demanda le dieu.
— Non.
— Alors, faut trouver un philosophe, affirma la tortue, catégorique. Je n’arrive pas à penser, et toi tu ne sais pas comment on s’y prend. Il faut trouver un professionnel qui pense tout le temps.
— ’videmment, vous pourriez voir auprès du vieux Honorbrachios, fit le serveur. Bon marché comme pas un, peuchère.
— Il ne se sert pas de savon qui coûte cher ?
— Bé, je crois qu’on pourrait affirmer sans crainte d’être contredit, fit le serveur d’un ton grave, qu’il se sert pas de savon du tout, jamais.
— Oh. Bon. Merci, dit Frangin.
— Demande-lui où il habite, ce bonhomme, ordonna Om.
— Je peux le trouver où, monsieur Honorbrachios ?
— Dans la cour du palais. À côté d’la bibliothèque. Vous pouvez pas le rater. Suivez l’odeur.
— On est juste venus… commença Frangin, mais sa voix intérieure lui souffla de ne pas terminer sa phrase. On y va, alors.
— Té, oubliez pas votre tortue, lui rappela le serveur. C’est bon à manger, ces trucs-là.
— Que tout ton vin se change en eau ! s’égosilla Om.
— Il va se changer en eau ? demanda Frangin alors qu’ils sortaient dans la nuit.
— Non.
— Redis-moi. Pourquoi on cherche un philosophe, exactement ?
— Je veux retrouver mon pouvoir.
— Mais tout le monde croit en toi !
— S’ils croyaient en moi, ils pourraient me parler. Je pourrais moi aussi leur parler. Je ne sais pas ce qui cloche. Personne ne vénère d’autres dieux à Omnia, dis-moi ?
— On ne le permettrait pas, répondit Frangin. La Quisition y veillerait.
— Ouais. Difficile de s’agenouiller quand on n’a plus de genoux. »
Frangin s’arrêta dans la rue déserte.
« Je ne te comprends pas !
— Tu n’es pas censé me comprendre. En principe, les voies des dieux ne sont pas pénétrables aux hommes.
— La Quisition nous maintient sur le chemin de la vérité ! La Quisition œuvre pour la plus grande gloire de l’Église !
— Et tu crois ça, hein ? » fit la tortue.
Frangin chercha en lui et s’aperçut que la certitude était portée manquante. Il ouvrit et referma la bouche, mais il n’avait rien à dire.
« Viens, lui dit Om aussi gentiment qu’il put. Rentrons. »
Au milieu de la nuit, Om s’éveilla. Des bruits provenaient du lit de Frangin. Le novice priait encore.
Om écouta avec curiosité. Il se souvenait des prières. Autrefois, il s’en disait des multitudes à la fois. À tel point qu’il n’arrivait pas à en distinguer une en particulier même s’il lui en prenait envie, mais ça n’était pas important car une seule chose comptait : l’immense murmure cosmique de milliers d’esprits en prière, d’esprits qui croyaient. N’importe comment, les mots ne présentaient aucun intérêt.
Les hommes ! Ils vivent dans un monde où l’herbe continue d’être verte, où le soleil se lève tous les jours, où les fleurs se transforment en fruits, et qu’est-ce qui les impressionne ? Des statues qui pleurent. Et de l’eau qui se change en vin ! Un simple effet tunnel de mécanique quantique. Ces phénomènes finiraient de toute façon par se produire si l’on était prêt à patienter des milliards d’années. Comme si la transformation du soleil en vin par l’entremise de vignes, de raisins, de temps et d’enzymes n’était pas mille fois plus impressionnante, surtout qu’elle se répétait sans cesse…
Enfin, il n’arrivait même plus à réaliser l’artifice divin le plus élémentaire désormais. Des éclairs aussi ravageurs qu’une étincelle dans une peau de chat ; difficile de châtier le moindre pécheur dans ces conditions. Il avait châtié ferme autrefois. Aujourd’hui, il était tout juste capable de franchir une flaque d’eau et de nourrir l’Un.
La prière de Frangin était un air de piccolo dans un monde de silence.
Om attendit que le novice se taise, puis il se déplia les pattes et sortit en bringuebalant d’un bord et de l’autre dans les premières lueurs de l’aube.
Les Ephébiens traversèrent les cours du palais ; ils entouraient presque complètement les Omniens, mais pas tout à fait, à la façon d’une escorte de prisonniers.
Frangin s’aperçut que Vorbis bouillait de rage. Une petite veine palpitait sur la tempe chauve de l’exquisiteur.
Comme s’il sentait les yeux du novice posés sur lui, Vorbis tourna la tête.
« Tu m’as l’air mal à l’aise ce matin, Frangin, dit-il.
— Pardon, monseigneur.
— Tu m’as l’air de regarder dans tous les coins. Qu’espères-tu trouver ?
— Euh… Ça m’intéresse, c’est tout, monseigneur. Tout est nouveau.
— La soi-disant sagesse d’Éphèbe vaut moins qu’une seule ligne du moindre paragraphe du Septateuque, affirma Vorbis.
— Ne pouvons-nous pas étudier les œuvres des infidèles pour mieux déjouer les ruses de l’hérésie ? fit Frangin en se surprenant lui-même.
— Ah. Un argument convaincant, Frangin, et que les inquisiteurs ont maintes fois entendu, pas toujours distinctement d’ailleurs. »
Vorbis lança des regards noirs à la nuque d’Aristocrate qui dirigeait le groupe. « Il n’y a qu’un petit pas entre prêter l’oreille à l’hérésie et remettre en question la vérité établie, Frangin. L’hérésie est souvent fascinante. Voilà ce qui la rend dangereuse.
— Oui, monseigneur.
— Hah ! Et non contents de sculpter des statues prohibées, ils le font mal. »
Frangin n’était pas un expert, mais même lui devait reconnaître que le diacre avait raison. Maintenant que l’attrait de la nouveauté s’était dissipé, il trouvait les statues qui décoraient chaque niche du palais mal fichues. Il aurait juré qu’il venait d’en passer une affublée de deux bras gauches. Une autre avait les oreilles de taille différente. On n’avait pas voulu sculpter de dieux laids, non. On avait visiblement voulu réaliser de jolies statues. Mais le sculpteur ne s’était pas montré à la hauteur.
« La femme là-bas, on dirait qu’elle tient un pingouin, dit Vorbis.
— Patina, la déesse de la sagesse, expliqua machinalement Frangin avant de comprendre sa gaffe. Je… euh… j’ai entendu quelqu’un en parler.
— Tiens. Et tu dois avoir une ouïe remarquable », fit Vorbis.
Aristocrate s’arrêta devant une porte impressionnante et hocha la tête en direction du groupe.
« Messieurs, annonça-t-il, le tyran va vous recevoir de suite.
— Tu te souviendras de tout ce qu’on dira », murmura Vorbis.
Frangin opina.
Les battants s’ouvrirent.
Partout dans le monde, des dirigeants portaient des titres tels que l’Exalté, le Suprême et Sa Seigneurie le Grand Machin ou Truc. Mais dans un petit pays, un seul, c’était le peuple qui élisait son dirigeant, qu’il pouvait destituer quand il le voulait. Et il l’appelait le tyran.
Les Ephébiens croyaient que chaque homme devait avoir le droit de vote[7]. Tous les cinq ans, quelqu’un se faisait élire tyran, à condition de prouver qu’il était honnête, intelligent, raisonnable et digne de confiance. Aussitôt après son élection, bien entendu, tout le monde reconnaissait en lui un fou criminel complètement coupé des préoccupations du philosophe moyen en quête d’une serviette. Puis, cinq ans plus tard, on en élisait un autre tout pareil. Étonnant, tout de même, ces gens intelligents qui persistaient à commettre les mêmes erreurs.
On élisait les candidats pour le poste de tyran en déposant des boules noires ou blanches dans diverses urnes, ce qui donnait lieu à des gestes éloquents sur la politique, les deux mains à demi fermées de part et d’autre du cou.
Le tyran était un petit gros aux jambes maigres qui évoquait un œuf en train d’éclore à l’envers. Il se tenait assis seul au milieu de la salle dallée de marbre dans un fauteuil entouré de rouleaux et de bouts de papier. Ses pieds ne touchaient pas le dallage, et il avait la figure rose.
Aristocrate lui chuchota quelques mots à l’oreille. Le tyran leva le nez de sa paperasse.
« Ah, la délégation omnienne, dit-il, et un sourire lui jaillit sur la figure comme une petite bestiole filant sur la pierre. Prenez donc tous un siège. »
Il rabaissa le nez sur ses papiers.
« Je suis le diacre Vorbis de la Quisition de la Citadelle », se présenta Vorbis d’une voix glaciale.
Le tyran releva la tête et lui fit un autre sourire de lézard.
« Voueille, je sais, dit-il. Vous torturez les gens pour vivre. Je vous en prie, asseyez-vous, diacre Vorbis. Et aussi votre jeune ami bien en chair qui m’a l’air de chercher quelque chose. Et tout le monde. De jeunes femmes vont arriver dans un instant avec des raisins et je ne sais quoi. C’est généralement ce qui se passe. Difficile d’arrêter cette habitude, en fait. »
Il y avait des bancs devant le fauteuil du tyran. Les Omniens s’assirent. Vorbis resta debout.
Le tyran hocha la tête. « Bé, comme vous voulez, dit-il.
— C’est inadmissible ! cracha Vorbis. On nous a traités…
— Beaucoup mieux que vous ne nous auriez traités, vous, répliqua le tyran d’une voix douce. Vous vous asseyez ou vous restez debout, monseigneur, parce que nous sommes à Éphèbe et que vous pouvez même vous tenir sur la tête, personnellement je m’en moque, mais ne me faites pas croire que si c’était moi qui venais chercher la paix dans votre Citadelle on me proposerait autre chose que me vautrer dans ce qui resterait de mon estomac. Asseyez-vous ou restez debout, monseigneur, mais gardez le silence. J’ai presque fini.
— Fini quoi ? demanda Vorbis.
— Le traité de paix, répondit le tyran.
— Mais nous sommes ici pour en discuter.
— Non. » Le lézard détala une fois de plus sur le visage de l’Ephébien. « Vous êtes ici pour le signer. »
Om prit une inspiration profonde puis se lança en avant.
La volée de marches était raide. Il les sentit toutes passer alors qu’il chutait de l’une à l’autre, mais en tout cas il se retrouva debout au bas de l’escalier.
Il était perdu, mais il valait mieux être perdu à Éphèbe qu’à la Citadelle. Au moins, on n’y voyait pas de caves.
Bibliothèque, bibliothèque, bibliothèque…
Il y avait une bibliothèque à la Citadelle, avait dit Frangin. Il l’avait décrite, ce qui donnait une idée à Om de ce qu’il cherchait.
Il y aurait un livre dedans.
Les négociations de paix ne se passaient pas très bien. « Vous nous avez attaqués ! fit Vorbis.
— Moi, j’appelle ça de la défense préventive, dit le tyran. On a constaté ce qui est arrivé à Istancia, Betrek et Ushistan.
— Ils ont vu la vérité d’Om !
— Voueille. Nous voulons bien croire qu’ils ont fini par la voir.
— Et ce sont maintenant d’heureux sujets de l’Empire.
— Voueille. Nous voulons bien le croire. Mais nous aimons nous les rappeler tels qu’ils étaient. Avant que vous leur envoyiez vos lettres qui mettent en chaînes les esprits des hommes.
— Qui mettent les pieds des hommes dans la bonne voie, dit Vorbis.
— Une chaîne de lettres, fit le tyran. La chaîne de lettres aux Ephébiens. Oubliez vos dieux. Soyez soumis. Apprenez la peur. Ne brisez pas la chaîne – les derniers qui l’ont fait se sont réveillés un matin pour trouver cinquante mille hommes armés sur leur pelouse. »
Vorbis se carra sur son siège.
« De quoi avez-vous peur ? fit-il. Ici, dans votre désert, avec vos… dieux ? Serait-ce qu’au fond de votre âme vous savez vos dieux aussi mouvants que votre sable ?
— Té, sûrement, dit le tyran. Nous le savons. C’est depuis toujours un point en leur faveur. Nous savons ce qu’est le sable. Votre dieu, lui, c’est un roc… et nous savons ce qu’est le roc. »
Om suivait à pas lourds une ruelle pavée en restant à l’ombre autant que possible.
Il y avait beaucoup de cours, apparemment. Il s’arrêta là où la ruelle s’ouvrait sur une cour de plus.
Il entendit des voix. Surtout une, nasillarde et irritée.
Le philosophe Honorbrachios.
Bien que comptant parmi les philosophes les plus populaires et les plus cités de tous les temps, Honorbrachios l’Ephébien n’avait jamais gagné le respect de ses confrères. Ils ne sentaient pas en lui l’étoffe du philosophe. Il ne se baignait pas assez souvent, disons même pas du tout. Et il philosophait sur les mauvais problèmes. Il s’intéressait d’ailleurs aux mauvais problèmes. Aux problèmes dangereux. D’autres philosophes posaient des questions comme : La vérité est-elle la beauté, la beauté est-elle la vérité ? Et : La réalité est-elle la création de l’observateur ? Mais Honorbrachios, lui, posait la célèbre énigme philosophique : Oui, mais il est question de quoi réellement, hein, quand on y réfléchit bien, réellement, j’veux dire ?
Sa philosophie mélangeait trois écoles éminentes – les cyniques, les stoïques et les épicuriens – et les résumait toutes les trois dans sa phrase célèbre : « Dans chaque homme il y a un cochon qui sommeille et une femme dans chaque port, on peut rien y faire, alors on va boire un coup. Double dose pour moi, si c’est vous qui payez. Merci. Et un paquet de cacahuètes. Elle a le sein gauche presque découvert, non ? Deux paquets de plus, alors ! »
On a beaucoup cité, tiré de ses célèbres Méditations :
« Pour sûr, c’est un monde biscornu. Mais faut bien rigoler, non ? Nil filioperipateti carborundum, voilà ce que je dis. Les spécialistes, ils y connaissent rien. Quand même, on en serait où si on était tous pareils ? »
Om se traîna pour se rapprocher de la voix, passa la tête à l’angle du mur et embrassa du regard une petite cour.
Un très gros tonneau s’accotait au mur d’en face. Des débris divers tout autour – des amphores de vin brisées, des os rongés et deux appentis en planches grossières – donnaient à penser qu’il s’agissait là d’une habitation. Une impression qu’accentuait l’écriteau à la craie accroché au-dessus du tonneau.
Qui disait :
HONORBRACHIOS ET NEVEU
PHILOSOPHES À FAÇON
Aucune proposition trop élevée
« Nous pensons pour vous. »
Tarifs spéciaux après dix-huit heures
Axiomes frais tous les jours
Devant le tonneau, un petit homme en toge qui avait dû jadis être blanche, de la même façon que tous les continents avaient dû jadis n’en former qu’un, en frappait à coups de pied un autre étendu par terre.
« Sale feignant ! »
Le plus jeune se rassit. « Je t’assure, mon oncle…
— Je te tourne le dos une demi-heure et tu t’endors au travail !
— Qué travail ? On n’a rien eu depuis monsieur Piloxi, le fermier, la semaine dernière…
— Qu’est-ce que t’en sais ? Qu’est-ce que t’en sais ? Pendant que tu ronflais, il aurait pu passer des dizaines de clients qui avaient besoin d’une philosophie personnelle !
— … et il nous a payés en olives.
— Hé bé, j’en tirerai sûrement un bon prix de ces olives !
— Elles sont pourries, tonton.
— Galéjades ! T’as dit qu’elles étaient vertes !
— Hé voueille, mais elles auraient dû être noires. »
Dans l’ombre, la tête de la tortue allait d’un côté à l’autre comme celle d’un spectateur à un match de tennis.
Le jeune homme se releva.
« Madame Bylaxis est venue ce matin, dit-il. D’après elle, le proverbe que tu lui as fourni la semaine dernière ne fonctionne plus. »
Honorbrachios se gratta la tête.
« Qué proverbe c’était ? demanda-t-il.
— Tu lui as donné : L’heure la plus sombre est celle qui précède l’aurore.
— Bon produit, ça. De la philosophie premier choix.
— Elle ne se sent pas mieux, elle a dit. Et aussi qu’elle est restée debout toute la nuit à cause de sa mauvaise jambe et qu’en réalité il faisait plutôt clair juste avant l’aurore, donc c’est faux. Et pour sa jambe, ça ne s’est pas arrangé. Alors je lui ai fait une reprise contre “Ça fait tout de même du bien de rigoler ”. »
Honorbrachios s’égaya un peu.
« Tu lui as refilé celui-là, hé ?
— Elle a dit qu’elle allait essayer. Elle m’a donné un calmar séché entier pour ça. Que j’avais besoin de me remplumer, elle a dit.
— Oh ? Le métier rentre, alors. La question du déjeuner, elle est réglée, en tout cas. Tu vois, Tefervoir ? Je te l’avais bien dit que ça marcherait si on s’accrochait.
— Bé, une boîte d’olives huileuses et un calmar séché, je n’appelle pas ça des recettes, maître. Surtout pour deux semaines de réflexion.
— On a eu trois oboles pour le proverbe du vieux Grillos, le cordonnier.
— Non, on n’a rien eu. Il l’a ramené. Sa femme, elle n’aimait pas la couleur.
— Et tu lui as rendu son argent ?
— Voueille.
— Quoi ? Tout ?
— Voueille.
— Faut pas. Il s’est servi des mots, il les a usés. Qué proverbe c’était ?
— “Le corbeau avisé sait dans quel sens est tourné le chameau.”
— Celui-là, j’ai beaucoup travaillé dessus.
— Il a dit qu’il n’arrivait pas à le comprendre.
— Hé bé, moi je comprends pas la cordonnerie, mais je reconnais une bonne paire de sandales quand j’en porte une. »
Om cligna de son œil unique. Puis il étudia la forme des esprits devant lui.
Le dénommé Tefervoir, vraisemblablement le neveu, avait un esprit plutôt normal, malgré des ronds et des angles en nombre trop important, semblait-il. Mais celui d’Honorbrachios bouillonnait et lançait des éclairs comme une pleine casserole de gymnotes portée à ébullition. Om n’avait jamais rien vu de tel. Les idées de Frangin mettaient des lustres à glisser lentement en place, c’était comme regarder une collision de montagnes ; alors que chaque pensée d’Honorbrachios chassait la précédente dans un chuintement. Pas étonnant s’il était chauve. Ses cheveux auraient brûlé de l’intérieur.
Om avait trouvé un penseur.
Et peu cher, s’il avait bien compris.
Il regarda le mur derrière le tonneau. Un peu plus loin s’élevait une volée impressionnante de marches en marbre qui menait à des portes de bronze, et au-dessus des portes, en lettres de métal enchâssées dans la pierre, on lisait le mot LIBRVM.
Il avait passé trop de temps à examiner les lieux. La main de Tefervoir se referma comme un étau sur sa carapace, et il entendit la voix d’Honorbrachios s’écrier : « Hé… c’est bon à manger, ces trucs-là… »
Frangin se recroquevilla.
« Vous avez lapidé notre envoyé ! brailla Vorbis. Un homme désarmé !
— Il l’avait bien cherché, fit le tyran. Aristocrate était là. Il peut vous le confirmer. »
Le grand Ephébien hocha la tête et se leva.
« N’importe qui a le droit de prendre la parole sur la place du marché, c’est la tradition, commença-t-il.
— Et se faire lapider ? » demanda Vorbis.
Aristocrate leva la main.
« Hé bé, fit-il, n’importe qui a le droit de dire ce qui lui plaît sur la place. Mais nous avons une autre tradition qu’on appelle la liberté d’écoute. Malheureusement, quand les gens n’aiment pas ce qu’ils entendent, ils peuvent devenir un peu… irritables.
— Té, j’étais là moi aussi, fit un autre conseiller. Votre prêtre, il s’est levé pour parler, et au début tout allait bien parce que les gens, ils riaient. Et après il a dit qu’Om c’était le seul vrai dieu, et tout le monde il s’est arrêté de causer. Et après il a renversé une statue de Tuvelpit, le dieu du vin. C’est là que ça s’est gâté.
— Allez-vous m’annoncer qu’il a été frappé par la foudre ? » dit Vorbis.
Le diacre ne criait plus. Il s’exprimait d’une voix égale, sans passion. Une pensée vint à l’esprit de Frangin : Voilà comment parlent les exquisiteurs. Une fois que les inquisiteurs en ont terminé, les exquisiteurs prennent la parole…
« Non. Par une amphore. Tuvelpit était dans l’assistance, voyez-vous.
— Et frapper les gens honnêtes, c’est pour vous une réaction divine normale, peut-être ?
— Té, votre missionnaire, il venait de dire que ceux qui ne croyaient pas en Om endureraient un châtiment éternel. Je dois vous avouer que les gens l’ont trouvé mal élevé.
— Alors ils lui ont jeté des pierres…
— Pas beaucoup. Ils n’ont blessé que sa fierté. Et seulement une fois qu’ils n’avaient plus de légumes.
— Ils lui ont jeté des légumes ?
— Quand ils n’ont plus trouvé d’œufs.
— Et quand nous sommes venus protester…
— Je suis sûr que vos soixante bateaux ne venaient pas seulement pour protester, répliqua le tyran. Et nous vous avions prévenus, seigneur Vorbis. On trouve à Éphèbe ce qu’on vient y chercher. Il y aura d’autres raids sur vos côtes. Nous harcèlerons vos bateaux. Jusqu’à ce que vous signiez.
— Et le droit de passage par Éphèbe ? »
Le tyran sourit. « À travers le désert ? Hé bé, monseigneur, si vous pouvez traverser le désert, je suis sûr que vous pouvez aller partout. » Le tyran détourna les yeux de Vorbis pour regarder le ciel, visible entre les piliers.
« Té, je vois qu’il est près de midi, fit-il. Et la journée se fait chaude. Vous souhaitez sûrement discuter de nos… euh… propositions avec vos collègues. Puis-je vous proposer de nous revoir au coucher du soleil ? »
Vorbis eut l’air de réfléchir.
« Je crois, dit-il enfin, que nos délibérations risquent de prendre plus de temps. Alors disons… demain matin ? »
Le tyran opina.
« Comme vous voulez. En attendant, le palais, il est à votre disposition. Ce ne sont pas les temples et les œuvres d’art qui manquent, si ça vous dit de les visiter. Quand vous voudrez manger, signalez-le au premier esclave que vous verrez.
— “Esclave” est un mot éphébien. À Om, nous n’avons pas de terme équivalent, fit Vorbis.
— C’est ce que j’ai compris, dit le tyran. J’imagine que le poisson n’a pas de mot pour désigner l’eau. » Il eut à nouveau son sourire fugitif. « Il y a aussi les bains et la bibliothèque, bien entendu. Beaucoup de choses à voir. Vous êtes nos invités. »
Vorbis inclina la tête. « Je prie, fit-il, pour qu’un jour vous soyez à votre tour le mien.
— Et j’en aurai, moi aussi, des choses à voir », dit le tyran.
Frangin se leva en renversant son banc et, embarrassé, rougit encore davantage.
Il songeait : Ils ont menti à propos de frère Colvert. Ils l’ont presque battu à mort, a dit Vorbis, et ils l’ont fouetté pour terminer. Et frère Nonroid a dit qu’il avait vu le corps et que c’était vrai. Seulement pour avoir parlé ! Des gens capables de choses pareilles méritent… qu’on les punisse. Et ils ont des esclaves. Des gens forcés de travailler contre leur volonté. Traités comme des animaux. Ils appellent même leur dirigeant un tyran !
Et pourquoi rien de tout ça n’est exactement ce qu’il paraît ?
Pourquoi est-ce que je n’y crois pas ?
Pourquoi est-ce que je sais que ce n’est pas vrai ?
Et qu’est-ce qu’il a voulu dire avec son poisson qui n’a pas de mot pour désigner l’eau ?
Les Omniens furent à demi conduits, à demi escortés jusqu’à leur enceinte. Une autre coupe de fruits attendait sur la table dans la cellule de Frangin ; elle contenait encore du poisson et une miche de pain.
Il y avait aussi un homme qui balayait.
« Hum, fit Frangin. Vous êtes un esclave ?
— Voueille, maître.
— Ça doit être affreux. »
L’homme s’appuya sur son balai. « Vous avez raison. C’est affreux. Vraiment affreux. Vous savez, j’ai qu’un jour de congé par semaine. »
Frangin, qui n’avait encore jamais entendu l’expression « jour de congé » et qui, de toute façon, saisissait mal le concept, hocha une tête hésitante.
« Pourquoi vous ne vous évadez pas ? demanda-t-il.
— Oh, je l’ai fait, répondit l’esclave. Je me suis évadé à Tsort une fois. Ça m’a pas beaucoup plu. Je suis revenu. Mais je m’évade une quinzaine au Jolhimôme tous les hivers.
— On vous ramène ?
— Huh ! Bé, non. Un sale radin, Aristocrate. Que je dois revenir par mes propres moyens. Trouver un bateau qui me ramène, des trucs comme ça.
— Vous revenez ?
— Voueille. Les pays étrangers, c’est bien pour visiter, mais on aimerait pas y vivre. Et puis il me reste plus que quatre ans d’esclavage, et après je suis libre. On a le droit de vote quand on est libre. Et aussi de posséder des esclaves. » Sa figure se figea sous l’effort de mémoire tandis qu’il énumérait sur ses doigts. « Les esclaves, ils ont trois repas par jour, au moins un avec de la viande. Et un jour de repos par semaine. Et ils ont le droit de se sauver deux semaines par an. Je m’occupe pas des fourneaux ni des lourdes charges, et je fais des reparties spirituelles qu’après accord sur le prix.
— Mais vous n’êtes pas libre, fit un Frangin intrigué malgré lui.
— Y a une différence ?
— Euh… on n’a pas de jour de congé. » Frangin se gratta la tête. « Et on a un repas de moins.
— Ah bon ? Hé bé, je crois que je vais m’en passer, de la liberté, alors, merci.
— Euh… vous n’auriez pas vu une tortue dans le coin ? demanda le novice.
— Bé non. Et j’ai nettoyé sous le lit.
— Vous en avez vu une ailleurs aujourd’hui ?
— Vous en voulez une ? Que c’est bon à manger, ces…
— Non. Non. Ça va…
— Frangin ! »
La voix de Vorbis. Frangin sortit en vitesse dans la cour et pénétra dans la cellule du diacre.
« Ah. Frangin.
— Oui, monseigneur ? »
Vorbis, assis en tailleur par terre, fixait le mur.
« Tu es jeune, tu séjournes dans une ville nouvelle pour toi, dit-il. Il y a sûrement des tas de choses que tu meurs d’envie de voir.
— Ah bon ? » s’étonna Frangin. Vorbis parlait à nouveau de sa voix d’exquisiteur – une voix plate, monocorde, comme une bande d’acier sans éclat. « Tu peux aller où tu le désires. Voir des nouveautés, Frangin. Apprendre tout ce que tu veux. Tu es mes yeux et mes oreilles. Et ma mémoire. Étudie cette ville.
— Euh… Vraiment, monseigneur ?
— As-tu l’impression qu’il m’arrive de parler à la légère, Frangin ?
— Non, monseigneur.
— File. Gave-toi. Et reviens au coucher du soleil.
— Euh… même dans la bibliothèque ? demanda le novice.
— Ah ? Oui, la bibliothèque. La bibliothèque qui se trouve ici. Évidemment. Bourrée de connaissances inutiles, dangereuses et maléfiques. Je les vois en esprit, Frangin. Tu te rends compte ?
— Non, monseigneur Vorbis.
— Ton innocence te protège, Frangin. Non. Bien sûr, va à la bibliothèque. Rien à craindre ; sur toi, elle n’aura aucun effet.
— Monseigneur Vorbis ?
— Oui ?
— Le tyran a dit qu’ils n’ont presque rien fait au frère Colvert… »
Un ruban de silence tumultueux se déroula.
« Il a menti, dit enfin Vorbis.
— Oui. » Frangin attendit. Le diacre continuait de fixer le mur. Le novice se demanda ce qu’il y voyait. L’entretien avait l’air terminé.
« Merci », dit Frangin.
Il recula un peu avant de s’en repartir afin de jeter un coup d’œil sous le lit du diacre.
Il a sûrement des ennuis, se dit Frangin tandis qu’il traversait en hâte le palais. Tout le monde veut manger les tortues.
Il s’efforça de regarder partout en évitant les frises de nymphes dévêtues.
Frangin était techniquement au courant que les femmes n’avaient pas la même conformation que les hommes ; il n’avait quitté son village qu’à douze ans, âge auquel certains de ses contemporains étaient déjà mariés. Et l’omnianisme encourageait le mariage précoce comme mesure préventive contre le péché, même si toute activité mettant en cause n’importe quelle partie de l’anatomie humaine située entre le cou et les genoux s’entachait a priori de péché.
Frangin regrettait de ne pas être plus grand érudit, il aurait pu demander à son dieu pourquoi il en était ainsi.
Puis il s’aperçut qu’il regrettait que son dieu ne soit pas assez intelligent pour lui répondre.
Il n’a pas crié, il ne m’a pas appelé, songea-t-il. Je suis sûr que je l’aurais entendu. Donc personne ne doit être en train de le cuire.
Un esclave qui astiquait une des statues l’orienta vers la bibliothèque. Frangin suivit à pas lourds une allée de piliers.
Lorsqu’il déboucha dans la cour devant l’édifice, il la trouva noire de philosophes qui tendaient tous le cou pour observer quelque chose. Frangin entendit les chamailleries enflammées signalant qu’on prononçait un discours philosophique.
En l’occurrence :
« J’ai là dix oboles qui disent qu’elle ne peut pas le refaire !
— De l’argent ? Hé bé, on n’entend pas ça tous les jours, Xénon.
— Hé voueille. Et tu peux leur dire au revoir.
— Écoute, sois pas fada. C’est une tortue. Elle exécute seulement une danse d’accouplement… »
Suivit un silence de souffles retenus. Puis comme un soupir collectif.
« Té !
— Ce n’est pas un angle droit, ça, jamais de la vie !
— Bé quoi ! J’aimerais t’y voir, toi, à sa place !
— Qu’est-ce qu’elle fait maintenant ?
— L’hypoténuse, je crois bien.
— T’appelles ça une hypoténuse, toi ? C’est de traviole.
— C’est pas de traviole. Le trait, il est droit mais c’est toi qui le regardes de traviole !
— Je parie trente oboles qu’elle ne peut pas faire un carré !
— En voilà quarante qu’elle peut. »
Un nouveau silence, puis une acclamation.
« Vouais !
— Ça ressemble plutôt à un parallélogramme, si tu veux mon avis, fit une voix irritée.
— Écoute, je sais reconnaître un carré quand j’en vois un ! Et ça, c’est un carré.
— Bé d’accord. Quitte ou double, alors. Je parie qu’elle ne peut pas faire un dodécagone.
— Hah ! Tu as parié qu’elle arriverait pas à faire un septagone, tout à l’heure.
— Quitte ou double. Dodécagone. Inquiet, hein ! On se sent un peu avis domestica mouillée ? Cot-cot ?
— Bé, j’ai honte de te prendre tes sous… »
Encore un silence.
« Dix côtés ? Dix côtés ? Hah !
— Je te l’avais dit que ce n’était pas une bonne idée ! On n’a jamais vu ça, une tortue qui fait de la géométrie !
— Encore une idée idiote, Honorbrachios ?
— Je l’ai dit dès le début. Ce n’est qu’une tortue.
— C’est bon à manger, ces trucs-là… »
La foule de philosophes se dispersa, repoussa Frangin sur son passage sans lui prêter grande attention. Il eut la vision fugitive d’un cercle de sable mouillé couvert de figures géométriques. Om siégeait au beau milieu. Derrière lui, deux philosophes franchement sales comptaient un tas de pièces de monnaie.
« On a fait combien, Tefervoir ? demanda Honorbrachios.
— On mène de cinquante-deux oboles, maître.
— Tu vois, hé ? Ça va mieux de jour en jour. Dommage tout de même qu’elle fasse pas la différence entre dix et douze. Coupe-lui une patte, on va se faire un ragoût.
— Lui couper une patte ?
— Bé, une tortue comme ça, on la mange pas toute d’un coup. »
Honorbrachios tourna la tête vers un jeune homme grassouillet aux pieds en canard et à la figure rouge qui fixait la tortue.
« Vouais ? demanda-t-il.
— La tortue fait la différence entre dix et douze, dit le jeune grassouillet.
— Cette saleté, elle vient de me faire perdre quatre-vingts oboles, boudie.
— Oui. Mais demain… commença le jeune homme dont les yeux se voilèrent comme s’il répétait soigneusement une phrase qu’il venait d’entendre… demain… vous devriez pouvoir obtenir des cotes de trois contre un au moins. »
La bouche d’Honorbrachios béa toute grande.
« Donne-moi la tortue, Tefervoir », dit-il.
L’apprenti philosophe baissa la main et ramassa Om tout doucement.
« Bé, vous savez, j’ai tout de suite su qu’elle avait quelque chose de bizarre, cette bête, fit Honorbrachios. “On tient notre repas de demain”, j’ai dit à Tefervoir, et alors il m’a répondu : “Non, elle traîne la queue dans le sable et fait de la géométrie.” Ça vient pas tout seul à une tortue, ça, la géométrie. »
L’œil d’Om pivota vers Frangin.
« J’étais obligé, expliqua-t-il. C’était la seule façon d’attirer son attention. Maintenant je le tiens par la curiosité. Quand on les tient par la curiosité, le cœur et le cerveau suivent.
— C’est un dieu, dit Frangin.
— Ah bon ? Comment il s’appelle ? demanda le philosophe.
— Ne lui dis pas ! Ne lui dis pas ! Les dieux locaux vont entendre !
— Je ne sais pas », répondit le novice.
Honorbrachios retourna Om.
« La tortue se meut, dit Tefervoir d’un air songeur.
— Quoi ? fit Frangin.
— Le maître a écrit un livre, expliqua Tefervoir.
— Pas vraiment un livre, fit Honorbrachios avec modestie. Plutôt un bout de parchemin. Une bricole, comme ça, vite fait.
— Qui dit que le monde est plat et voyage dans l’espace sur le dos d’une tortue géante ? demanda Frangin.
— Vous l’avez lu ? » Honorbrachios avait le regard fixe. « Vous êtes esclave ?
— Non, répondit Frangin. Je suis…
— Ne donne pas mon nom ! Dis que tu es un scribe, n’importe quoi !
— … un scribe, termina Frangin d’une petite voix.
— Ouais, fit Tefervoir. Je vois ça. Le cal révélateur sur le pouce, là où vous tenez la plume. Les taches d’encre sur vos manches. »
Frangin jeta un coup d’œil à son pouce gauche. « Je ne…
— Voueille, dit Tefervoir avec un grand sourire. Gaucher, hein ?
— Euh… je me sers des deux mains. Mais pas très bien, tout le monde le dit.
— Ah, fit Honorbrachios. Ambisinistre ?
— Quoi ?
— Il veut dire malhabile des deux mains, expliqua Om.
— Oh. Oui. C’est moi, ça. » Frangin toussa poliment. « Écoutez… je cherche un philosophe. Hum. Qui s’y connaît en dieux. » Il attendit.
Puis il ajouta : « Vous n’allez pas dire que ce sont des reliques d’un système de croyances passé de mode ? »
Honorbrachios, qui promenait toujours les doigts sur la carapace d’Om, fit non de la tête.
« Nan. Je préfère que la foudre, elle tombe loin de moi.
— Oh. Pourriez-vous arrêter de le tourner et le retourner ? Il vient de me dire qu’il n’aime pas ça.
— On peut connaître leur âge en les coupant en deux et en comptant les anneaux, fit Honorbrachios.
— Hum. Il n’a pas beaucoup le sens de l’humour non plus.
— Vous êtes omnien, on dirait.
— Oui.
— Vous êtes ici pour discuter du traité ?
— Moi, j’écoute.
— Et qu’est-ce que vous voulez savoir sur les dieux ? »
Frangin donna l’impression d’écouter.
Puis il répondit enfin :
« Comment ils naissent. Comment ils grandissent. Et ce qui leur arrive après. »
Honorbrachios posa la tortue dans les mains de Frangin.
« Bé, ça coûte de l’argent, ce genre de réflexion, dit-il.
— Prévenez-moi quand on aura dépassé les cinquante-deux oboles », répliqua le novice. Honorbrachios sourit.
« On dirait que vous pouvez réfléchir tout seul, dit-il. Vous avez une bonne mémoire ?
— Non. Pas exactement.
— Ah bon ? Bon. Venez dans la bibliothèque. Elle a un toit en cuivre mis à la terre, vous savez. Les dieux, ils ont vraiment horreur de ces trucs-là. »
Honorbrachios tendit la main derrière lui et attrapa une lanterne en fer rouillée.
Frangin leva les yeux sur le grand bâtiment blanc.
« C’est la bibliothèque ? demanda-t-il.
— Voueille, répondit Honorbrachios. C’est pour ça qu’on a gravé LIBRVM au-dessus de la porte en grosses lettres. Mais un scribe comme vous, ça doit savoir ça, évidemment. »
La bibliothèque d’Éphèbe était – avant son incendie – la deuxième plus grande du Disque.
Pas aussi grande que celle de l’Université de l’Invisible, bien entendu, laquelle bénéficiait de deux ou trois avantages que lui conférait sa nature magique. Aucune autre bibliothèque, nulle part, n’avait par exemple une galerie entière de livres non écrits – mais qui l’auraient été si l’auteur ne s’était pas fait dévorer par un alligator vers le chapitre un, et ainsi de suite. Des atlas de pays imaginaires. Des dictionnaires de mots illusoires. Des guides pour observateurs de l’invisible. Des thésaurus sauvages dans la salle de Lecture Perdue. Une bibliothèque si grande qu’elle déformait la réalité et ouvrait des portes sur toutes les autres bibliothèques dans l’espace et le temps…
Et tellement différente de la bibliothèque d’Éphèbe avec ses quatre ou cinq cents volumes. Beaucoup d’entre eux n’étaient que des rouleaux afin d’éviter au lecteur la peine d’appeler un esclave dès qu’il voulait tourner une page. Mais chacun reposait dans son propre casier.
Il ne faut pas conserver les livres trop près les uns des autres, sinon ils déclenchent entre eux des réactions étranges et imprévisibles.
Des rayons de soleil transperçaient les ombres comme des lances, aussi palpables que des piliers dans l’atmosphère empoussiérée.
Bien que ce fût la moindre des merveilles de la bibliothèque, Frangin ne put s’empêcher de remarquer une construction étrange dans les allées. On avait fixé des lattes de bois entre les rangées d’étagères en pierre à deux mètres environ de hauteur, des lattes qui supportaient une planche plus large sans utilité apparente. Sa face inférieure était décorée de formes grossières en relief.
« La bibliothèque », annonça Honorbrachios.
Il leva la main. Ses doigts caressèrent délicatement la planche au-dessus de sa tête.
Frangin comprit. « Vous êtes aveugle, hein ?
— C’est ça.
— Mais vous portez une lanterne.
— C’est vrai. Mais je mets pas d’huile dedans.
— Une lanterne qui n’éclaire pas pour un homme qui ne voit pas.
— Voueille. Ça marche au poil. Et c’est très philosophique, évidemment.
— Et vous vivez dans un tonneau ?
— Très à la mode, de vivre dans un tonneau, fit Honorbrachios qui s’élança d’un bon pas, ses doigts ne touchant que de temps en temps les motifs en relief sur la planche. La plupart des philosophes s’y sont mis. C’est une marque de mépris pour les choses de ce monde. Remarquez, Légibus, il a un sauna dans le sien. C’est pas croyable tous les trucs auxquels on pense là-dedans, qu’il dit. »
Frangin regarda autour de lui. Des rouleaux dépassaient de leurs casiers comme des coucous chantant l’heure.
« C’est tellement… Je n’avais encore jamais vu de philosophe avant de venir ici, dit-il. Hier soir, ils étaient tous…
— Faut vous rappeler, y a trois grandes façons d’aborder la philosophie dans notre pays, fit Honorbrachios. Dis-lui, Tefervoir.
— Il y a les xénoïstes, s’empressa d’expliquer Tefervoir. Ils soutiennent que le monde est fondamentalement complexe et aléatoire. Et il y a les ibidiens. Eux soutiennent que le monde est fondamentalement simple et qu’il suit certaines règles élémentaires.
— Et puis y a moi, termina Honorbrachios en tirant un rouleau de son logement.
— Le maître soutient que c’est fondamentalement un drôle de monde, fit Tefervoir.
— Et qu’on y trouve pas assez à boire, ajouta Honorbrachios.
— Et qu’on n’y trouve pas assez à boire.
— Les dieux… » fit Honorbrachios comme pour lui seul. Il sortit un autre rouleau. « Vous voulez vous renseigner sur les dieux ? Voici les Réflexions de Xénon, les Platitudes de ce brave Aristocrate, les Discours de ce fada fini d’Ibid, les Géométries de Légibus, les Théologies de Hiérarche… »
Les doigts d’Honorbrachios dansaient sur les casiers. L’atmosphère s’épaississait de poussière.
« Ce sont tous des livres ? demanda Frangin.
— Hé voueille. Tout le monde en écrit par ici. Impossible de les retenir, ces couillons-là.
— Et les gens peuvent les lire ? » s’étonna Frangin.
Omnia ne connaissait qu’un seul livre. Et ici il y en avait… des centaines.
« Hé bé, ils le peuvent s’ils en ont envie, répondit Tefervoir. Mais personne ne vient beaucoup ici. Ce ne sont pas des livres qu’on lit. Plutôt qu’on écrit.
— De la sagesse ancestrale, ça, fit Honorbrachios. Faut écrire un livre, voyez, pour prouver qu’on est un philosophe. Après, on a son rouleau et on touche gratis son luffa de philosophe officiel. »
Le soleil inondait une grande table de pierre au milieu de la salle. Tefervoir déroula complètement un rouleau. Des fleurs brillantes éclatèrent dans la lumière dorée.
« De la nature des plantes de Verdepicrate, annonça Honorbrachios. Six cents plantes et leur emploi…
— Elles sont belles, murmura Frangin.
— Vouais, c’est un des emplois des plantes, dit le philosophe. Et que le vieux Verdepicrate a d’ailleurs oublié de mentionner. Bravo. Montre-lui le Bestiaire de Philo, Tefervoir. »
Un autre rouleau fut étalé. Couvert de dizaines d’images d’animaux et de milliers de mots illisibles.
« Mais… des images d’animaux… c’est mal… il ne faut pas…
— Des images de quasiment tout, là-dedans », fit Honorbrachios.
L’art était interdit à Omnia.
« Et voici le livre qu’a écrit Honorbrachios », dit Tefervoir.
Frangin baissa les yeux sur une image de tortue. Il y avait… des éléphants, ce sont des éléphants, le renseigna sa mémoire à partir des souvenirs tout frais du bestiaire qui s’imprimait, indélébile, dans son cerveau… des éléphants sur le dos de la tortue et, sur les éléphants, quelque chose avec des montagnes et une chute d’eau comme un océan sur le pourtour…
« Comment est-ce possible ? s’écria Frangin. Un monde sur le dos d’une tortue ? Pourquoi tout le monde me répète ça ? C’est faux !
— Té, allez raconter ça aux marins, répliqua Honorbrachios. Tous ceux qui ont navigué sur l’océan du Bord le savent. Pourquoi nier l’évidence ?
— Mais le monde est une sphère parfaite qui tourne autour de la sphère du soleil, comme nous l’enseigne le Septateuque, dit Frangin. Ça paraît tellement… logique. Voilà comment doivent se présenter les choses.
— Doivent ? fit Honorbrachios. Hé bé, pour ce qui est de devoir, je sais pas. C’est pas un mot philosophique.
— Et… c’est quoi, là… ? murmura Frangin en montrant du doigt un cercle sous le dessin de la tortue.
— Une vue en plan, répondit Tefervoir.
— Une carte du monde, expliqua Honorbrachios.
— Une carte ? Qu’est-ce que c’est, une carte ?
— Une espèce d’image qui montre où on est. »
Frangin la fixa d’un œil étonné. « Et comment elle le sait ?
— Hah !
— Les dieux, souffla Om. On est venus se renseigner sur les dieux !
— Mais tout ça, c’est vrai ? » demanda Frangin.
Honorbrachios haussa les épaules. « Bé, ça se pourrait. Ça se pourrait. On est ici et maintenant. Après ça, à mon avis, tout n’est que conjectures.
— Vous voulez dire que vous ne savez pas si c’est vrai ? demanda Frangin.
— Je pense que c’est possible, répondit Honorbrachios. Je peux me tromper. Ne pas être sûr, c’est ça, être philosophe.
— Parle-lui des dieux, insista Om.
— Les dieux », répéta Frangin d’une petite voix.
Il avait la tête en feu. Ces gens écrivaient des livres et ils n’étaient pas certains de ce qu’ils y racontaient. Mais lui était certain, et frère Nonroid aussi, et le diacre Vorbis affichait une certitude autour de laquelle on aurait pu tordre un fer à cheval. La certitude était un roc.
À présent il savait pourquoi Vorbis avait la figure grise de haine et la voix aussi tendue qu’un fil de fer quand il parlait d’Éphèbe. Sans vérité, que restait-il ? Et ces vieux rabâcheurs passaient leur temps à flanquer des coups de pied dans les piliers du monde sans rien pour les remplacer que l’incertitude. Et ils en étaient fiers ?
Tefervoir, debout sur une petite échelle, piochait parmi les étagères de rouleaux. Honorbrachios, assis en face de Frangin, donnait toujours l’impression de le fixer de son regard aveugle.
« Ça vous plaît pas, hé ? » lui lança le philosophe.
Frangin n’avait rien dit.
« Vous savez, reprit Honorbrachios sur le ton de la conversation, tout le monde prétend que nous autres, les aveugles, on est des champions des autres sens. C’est faux, évidemment. Les couillons, ils disent ça parce que ça leur donne bonne conscience. Ça les décharge de l’obligation de nous plaindre. Mais quand on voit pas, hé bé, on apprend à mieux écouter. La façon de respirer des gens, les bruits que font leurs vêtements… »
Tefervoir réapparut avec un nouveau rouleau.
« Vous ne devriez pas faire ça, dit Frangin d’un air piteux. Tous ces… » Sa voix mourut.
« Je sais ce que c’est, la certitude », fit Honorbrachios. Il avait désormais perdu son ton léger, irascible. « Je me souviens, avant d’être aveugle, je suis allé une fois à Omnia. Avant la fermeture des frontières, quand vous laissiez encore les gens se déplacer. Et j’ai vu, dans votre Citadelle, une foule qui lapidait un homme à mort dans une fosse. Vous avez déjà vu ça, vous ?
— Il faut le faire, marmonna Frangin. Ça permet d’absoudre l’âme et…
— Pour l’âme, je sais pas. Je suis pas ce genre de philosophe, moi, fit Honorbrachios. Je sais seulement que c’était un spectacle horrible.
— L’état du corps n’est pas…
— Oh, je parle pas du pauvre couillon dans la fosse, le coupa le philosophe. Je parle des gens qui jetaient les cailloux. Ils avaient une certitude, ça oui. La certitude que ce n’étaient pas eux qui se trouvaient dans la fosse. Ça se voyait sur leurs figures. Ils en étaient tellement contents qu’ils lançaient leurs cailloux aussi fort qu’ils pouvaient. »
Tefervoir tournait autour d’eux, l’air hésitant.
« J’ai De la religion d’Abraxas, dit-il.
— Ce brave Abraxas “Charbon de bois”, fit un Honorbrachios qui retrouvait soudain son entrain. Déjà frappé quinze fois par la foudre, et il abandonne toujours pas. Té, vous pouvez l’emprunter pour une quinzaine si vous voulez. Pas d’annotations gribouillées dans la marge, attention, sauf si elles valent le coup.
— C’est ça ! fit Om. Viens, laissons cet imbécile. »
Frangin déroula le document. Il n’y avait même pas d’images. Une écriture en pattes de mouche le recouvrait, ligne après ligne.
« Il a fait des recherches pendant des années, reprit Honorbrachios. Il est allé dans le désert, il a parlé aux petits dieux. Il a aussi causé à quelques-uns de nos dieux. Bien brave, le bonhomme. D’après lui, les dieux, ils aiment ça, garder un athée sous la main. Que ça leur fournit une cible à viser. »
Frangin déroula un peu plus le manuscrit. Cinq minutes plus tôt il aurait reconnu qu’il ne savait pas lire. À présent, tous les efforts des inquisiteurs n’auraient pu le lui faire avouer. Il leva le document d’un geste qu’il espéra naturel.
« Où il est, maintenant ? demanda-t-il.
— Hé bé, quelqu’un prétend avoir vu une paire de sandales avé de la fumée qui en montait juste devant sa maison, y a un an ou deux de ça, répondit Honorbrachios. Peut-être qu’il a, comme on dit, forcé la chance.
— Je crois, fit Frangin, que je ferais mieux d’y aller. Pardon d’avoir abusé de votre temps.
— Rapportez-le quand vous en aurez plus besoin, fit Honorbrachios.
— Dites, c’est comme ça qu’on lit à Omnia ? demanda Tefervoir.
— Quoi ?
— À l’envers. »
Frangin ramassa la tortue, lança un regard noir à Tefervoir puis sortit de la bibliothèque à grands pas et d’un air aussi hautain que possible.
« Hmm », fit Honorbrachios. Il tambourina des doigts sur la table.
« C’est lui que j’ai vu à la taverne hier soir, dit Tefervoir. J’en suis sûr, maître.
— Mais les Omniens sont ici, dans le palais.
— C’est vrai, maître.
— Mais la taverne, elle est dehors.
— Oui.
— Alors, c’est qu’il a dû voler par-dessus le mur, c’est ça ?
— Je suis sûr que c’est lui, maître.
— Alors… peut-être qu’il est arrivé après les autres. Peut-être qu’il était pas entré quand tu l’as vu.
— C’est forcément ça, maître. Les gardiens du labyrinthe, on ne peut pas les acheter. »
Honorbrachios flanqua un coup de lanterne derrière la tête de Tefervoir.
« Jeune couillon ! Je t’ai pourtant répété de faire attention aux affirmations de ce genre.
— Je voulais dire : ils ne sont pas facilement achetables, maître. Pas pour tout l’or d’Omnia, par exemple.
— Comme ça, c’est mieux.
— Tu crois que cette tortue, c’était un dieu, maître ?
— Si c’en est un, il va le sentir passer à Omnia. Ils ont une saleté de dieu, là-bas. Tu as déjà lu le vieux Abraxas ?
— Non, maître.
— Grand amateur de dieux. Grand expert. Emboucanait toujours le poil roussi. Naturellement résistant. »
Om se traînait lentement le long d’une ligne du rouleau.
« Arrête de faire les cent pas comme ça, dit-il, je n’arrive pas à me concentrer.
— Comment les gens peuvent-ils raconter des bêtises pareilles ? demanda Frangin dans le vide. Ils se conduisent comme s’ils étaient heureux de ne rien savoir ! Ils découvrent de plus en plus de choses qu’ils ne connaissent pas ! On dirait des enfants qui viennent fièrement montrer leur pot de chambre rempli ! »
Om marqua d’une griffe le dernier mot déchiffré.
« Mais ils découvrent des choses, dit-il. Cet Abraxas, c’était un penseur, pas de doute. Moi-même, je ne connaissais pas tout ça. Assieds-toi ! »
Frangin obéit.
« Bien, fit Om. À présent… écoute. Tu sais comment les dieux acquièrent du pouvoir ?
— Grâce aux gens qui croient en eux, répondit le novice. Des millions de gens croient en toi. »
Om hésita.
D’accord, d’accord. On est ici et maintenant. Tôt ou tard, il s’en rendra compte tout seul…
« Ils ne croient pas, dit Om.
— Mais…
— C’est arrivé par le passé. Des dizaines de fois. Sais-tu qu’Abraxas a trouvé la cité perdue d’Ee ? Des sculptures très curieuses, à ce qu’il dit. La foi, dit-il. La foi change. Les gens commencent par croire au dieu et finissent par croire à la structure.
— Je ne comprends pas, dit Frangin.
— Je vais t’expliquer autrement, fit la tortue. Je suis ton dieu, d’accord ?
— Oui.
— Et tu vas m’obéir ?
— Oui.
— Bien. Maintenant, prends un caillou et va tuer Vorbis. »
Frangin ne bougea pas.
« Je suis sûr que tu m’as entendu, fit Om.
— Mais il va… Il est… La Quisition, elle…
— À présent tu sais ce que je veux dire. Tu as désormais davantage peur de lui que de moi. Abraxas écrit ici : “Autoure du dieu, il se forme une carapace de prières, de cérémonies, de bastiments, de prestres et d’autorité, jusqu’à ce que le dieu finisse par mourir. Et il se peust que nul ne s’en apersoive.”
— Ce n’est pas possible !
— Je crois que si. Abraxas dit qu’il existe une espèce de coquillage qui vit de la même façon. Il lui pousse une coquille de plus en plus grosse jusqu’à ce qu’il n’arrive plus à se déplacer, et alors il meurt.
— Mais… Mais… Ça veut dire… Toute l’Église…
— Oui. »
Frangin s’efforça d’assimiler l’idée, mais l’énormité de la chose lui débordait de la boîte crânienne.
« Mais tu n’est pas mort, parvint-il à dire.
— Ça vaudrait pourtant mieux, fit Om. Et tu sais quoi ? Aucun autre petit dieu ne cherche à prendre ma place. Est-ce que je t’ai déjà parlé d’Ur-Gilash ? Non ? C’est le dieu qui m’a précédé dans ce qui est à présent Omnia. Pas extraordinaire comme dieu. Surtout un dieu météorologique. Ou un dieu serpent. Quelque chose, en tout cas. Il a quand même fallu des années pour se débarrasser de lui. Des guerres et tout. Alors je me dis… »
Frangin restait silencieux.
« Om existe toujours, fit la tortue. La coquille, j’entends. Tout ce que tu as à faire, c’est aider les gens à comprendre. »
Frangin ne disait toujours rien.
« Tu peux être le prochain prophète, ajouta Om.
— Impossible ! Tout le monde sait que le prochain prophète, c’est Vorbis !
— Ah, mais toi, tu seras l’officiel.
— Non !
— Non ? Je suis ton dieu !
— Et moi, je suis moi. Je ne suis pas un prophète. Je ne sais même pas écrire. Je ne sais pas lire. Personne ne m’écoutera. »
Om le regarda de haut en bas.
« Je dois reconnaître que tu n’es pas l’élu que j’aurais élu, dit-il.
— Les grands prophètes avaient des visions, reprit Frangin. Même quand ils… Même quand on ne leur parlait pas, ils avaient des choses à dire. Qu’est-ce que je pourrais dire, moi ? Je n’ai rien à dire à personne. Je dirais quoi ?
— Croyez dans le grand dieu Om.
— Et après ?
— Comment ça, et après ? »
Frangin regarda d’un œil morne la cour qui s’assombrissait dehors.
« Croyez dans le grand dieu Om ou vous serez frappés par la foudre, dit-il.
— Ça me paraît bien, à moi.
— Faut toujours que ce soit comme ça ? »
Les derniers rayons du soleil se réfléchirent sur la statue au centre de la cour. Une statue vaguement féminine. Un pingouin se tenait perché sur son épaule.
« Patina, la déesse de la sagesse, dit Frangin. Celle qui a un pingouin. Pourquoi un pingouin ?
— Aucune idée, répondit aussitôt Om.
— Les pingouins n’ont aucun rapport avec la sagesse, si ?
— Je ne crois pas. Sauf qu’on n’en trouve pas à Omnia. Plutôt sage de leur part.
— Frangin !
— C’est Vorbis, dit Frangin en se levant. Je te laisse ici ?
— Oui. Il reste encore du melon. Du pain, je veux dire. »
Frangin sortit tranquillement dans le crépuscule.
Vorbis était assis sur un banc sous un arbre, aussi immobile qu’une statue dans l’ombre.
La certitude, songeait Frangin. J’étais certain de moi, avant. À présent, je ne suis plus si sûr.
« Ah, Frangin. Tu vas m’accompagner pour une petite promenade. Nous allons prendre un peu l’air du soir.
— Oui, monseigneur.
— Ton séjour à Éphèbe te plaît. »
Vorbis posait rarement une question quand une affirmation suffisait.
« C’est… intéressant. »
Vorbis plaqua une main sur l’épaule de Frangin et se servit de l’autre pour se soulever en prenant appui sur son bourdon.
« Et qu’en penses-tu ? demanda-t-il.
— Ils ont beaucoup de dieux et ne leur prêtent guère d’attention, répondit Frangin. Et ils recherchent l’ignorance.
— Qu’ils trouvent en abondance, tu peux en être sûr. »
Vorbis pointa son bourdon dans la nuit. « Allons nous promener », dit-il.
Des rires fusèrent quelque part dans l’obscurité, et des casseroles s’entrechoquèrent. Il flottait dans l’air le parfum lourd des fleurs qui s’ouvrent le soir. La chaleur emmagasinée durant la journée se dégageait des pierres ; du coup, la nuit évoquait une soupe odorante.
« Éphèbe donne sur la mer, dit Vorbis au bout d’un moment. Tu vois de quelle façon elle est bâtie ? Entièrement à flanc de colline face à la mer. Mais la mer est changeante. Il ne faut rien en attendre de durable. Alors que notre chère Citadelle est tournée vers le désert. Et qu’est-ce qu’on y voit ? »
Instinctivement, Frangin pivota et porta le regard par-dessus les toits vers la masse sombre du désert sur le fond du ciel.
« J’ai vu briller une lumière, dit-il. Tenez, encore une. Sur la pente.
— Ah. La lumière de la vérité, fit Vorbis. Allons donc à sa rencontre. Emmène-moi à l’entrée du labyrinthe, Frangin. Tu connais le chemin.
— Monseigneur ? dit le novice.
— Oui, Frangin ?
— Je voudrais vous poser une question.
— Je t’en prie.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, au frère Colvert ? »
Il y eut un soupçon d’hésitation dans le rythme du bâton de Vorbis sur les pavés. Puis l’exquisiteur répondit : « La vérité, mon bon Frangin, c’est comme la lumière. Tu sais ce qu’est la lumière ?
— Elle… vient du soleil. Et aussi de la lune et des étoiles. Et des bougies. Et des lampes.
— Et ainsi de suite, fit Vorbis en hochant la tête. C’est évident. Mais il existe une autre sorte de lumière. Une lumière qui emplit même les recoins les plus sombres. Nécessairement. Car si cette métalumière n’existait pas, comment verrait-on les ténèbres ? »
Frangin ne répondit pas. Ça ressemblait trop à de la philosophie.
« Il en est de même de la vérité, poursuivit Vorbis. Certaines choses ont un air de vérité, elles en ont toutes les caractéristiques, mais elles ne sont pas la vérité réelle. Il faut parfois protéger la vérité réelle par un dédale de mensonges. »
Il se tourna vers Frangin. « Tu me comprends ?
— Non, monseigneur Vorbis.
— Je veux dire, ce que perçoivent nos sens n’est pas la vérité fondamentale. Ce que voit, entend et accomplit la chair n’est que l’ombre d’une réalité plus profonde. Voilà ce qu’il faut comprendre quand on progresse dans l’Église.
— Mais pour le moment, monseigneur, je ne connais que la vérité ordinaire, la vérité disponible au-dehors », dit Frangin. Il avait l’impression de se trouver au bord d’un gouffre.
« Nous commençons tous comme ça, répondit Vorbis d’une voix aimable.
— Alors, les Ephébiens ont tué frère Colvert ? » insista Frangin. À présent il s’aventurait peu à peu au-dessus du trou noir.
« Je te réponds oui, au sens le plus profond de la vérité, ils l’ont tué. Par leur incapacité à comprendre ses paroles, par leur intransigeance, ils l’ont tué à coup sûr.
— Mais au sens ordinaire de la vérité, dit Frangin en choisissant chaque mot avec le soin qu’un inquisiteur apporterait à son patient dans les entrailles de la Citadelle, au sens ordinaire, frère Colvert est mort, il me semble, à Omnia, parce qu’il n’est pas mort à Éphèbe, les gens se sont seulement moqués de lui, mais on a eu peur que d’autres fidèles de l’Église ne comprennent pas la… la vérité plus profonde, donc on a fait courir le bruit que les Ephébiens l’avaient tué, au sens ordinaire, ce qui vous donne, à vous et à ceux qui ont vu la vérité maléfique d’Éphèbe, une bonne raison d’exercer des… de justes représailles. »
Ils dépassèrent une fontaine. Le bourdon à embout d’acier cliquetait dans la nuit.
« Je vois un grand avenir pour toi au sein de l’Église, dit enfin Vorbis. Le temps du huitième prophète s’en vient. Un temps d’expansion et d’excellentes perspectives pour les fidèles serviteurs d’Om. »
Frangin plongea les yeux dans le gouffre. Si Vorbis avait raison et qu’il existait une espèce de lumière qui rendait visibles les ténèbres, alors là, au fond, se trouvait le contraire, les ténèbres qu’aucune lumière ne pouvait atteindre : les ténèbres qui obscurcissaient la lumière. Il songea à Honorbrachios l’aveugle et à sa lanterne vide.
Il s’entendit déclarer : « Et avec des gens comme les Ephébiens, il n’y a pas de trêve. Aucun traité ne peut tenir entre des peuples comme les Ephébiens et ceux qui suivent une vérité plus profonde. »
Vorbis opina. « Quand le grand dieu est à nos côtés, dit-il, qui peut se dresser contre nous ? Tu m’impressionnes, Frangin. »
D’autres rires éclatèrent dans le noir, des instruments à cordes retentirent.
« Une fête, ricana Vorbis. Le tyran nous a invités à une fête ! J’y ai envoyé une partie de notre délégation, évidemment. Même leurs généraux y sont ! Ils se croient à l’abri derrière leur labyrinthe, comme une tortue se l’imagine dans sa carapace sans comprendre que c’est une prison. En avant. »
Le mur intérieur du labyrinthe se dressait dans l’obscurité. Frangin s’adossa contre lui. De loin au-dessus tomba un cliquetis de métal contre métal d’une sentinelle qui effectuait sa ronde.
La porte du labyrinthe était grande ouverte. Les Ephébiens n’avaient jamais jugé utile d’empêcher les gens d’y pénétrer. Dans un court tunnel latéral, le guide du premier sixième du trajet dormait paisiblement sur un banc, une bougie coulant à côté de lui. Au-dessus de son alcôve pendait la clochette de bronze dont les éventuels emprunteurs du dédale se servaient pour l’appeler. Frangin passa discrètement devant.
« Frangin ?
— Oui, monseigneur ?
— Fais-moi traverser le labyrinthe. Je sais que tu le peux.
— Monseigneur…
— C’est un ordre, Frangin », fit Vorbis d’un ton aimable.
C’est sans espoir, songea Frangin. C’est un ordre.
« Alors mettez les pieds où je mets les miens, monseigneur, chuchota-t-il. Pas plus d’un pas derrière moi.
— Oui, Frangin.
— Si je contourne sans raison un point précis par terre, vous le contournez aussi.
— Oui, Frangin. »
Le novice se disait : Je pourrais peut-être me tromper. Non. J’ai prononcé des vœux et tout. On ne désobéit pas comme ça. C’est la fin du monde si on commence à se dire des choses pareilles…
Il laissa son esprit endormi prendre les rênes. Le parcours à travers le labyrinthe se déroula dans sa tête comme un fil lumineux.
… en avant en diagonale, trois pas et demi à droite, soixante-trois pas à gauche, deux secondes d’arrêt – où un bruissement d’acier dans l’obscurité laissa supposer qu’un des gardiens avait conçu un dispositif récompensé par un prix – et trois marches à monter…
Je pourrais me mettre à courir, se dit-il. Je pourrais me cacher, et il tomberait dans une des fosses ou dans un piège, n’importe quoi, ensuite je retournerais discrètement dans ma chambre et personne n’en saurait rien.
Si, moi.
… trois pas en avant, un pas à droite, dix-neuf pas en avant, deux pas à gauche…
Il y avait de la lumière plus loin. Non pas la lueur blanche du clair de lune qui filtrait de temps en temps par les fentes du plafond, mais la lumière jaune d’une lampe plus ou moins brillante au gré de la démarche de la personne qui la tenait.
« Quelqu’un vient, souffla Frangin. Un des guides, sûrement ! »
Vorbis avait disparu.
Frangin, en arrêt dans le tunnel, ne savait sur quel pied danser tandis que la lumière se rapprochait en se dandinant.
Une voix âgée demanda :
« C’est toi, Numéro Quatre ? »
La lumière tourna un angle. Elle éclairait à demi un vieil homme qui s’approcha de Frangin et leva la bougie à hauteur de son visage.
« Bé, où il est Numéro Quatre ? » fit-il en jetant un coup d’œil derrière Frangin.
Une silhouette surgit d’un couloir latéral dans le dos de l’homme. Frangin eut la vision fugitive de Vorbis, la figure étrangement paisible, qui empoignait la tête de son bourdon, la tournait et tirait. Du métal acéré étincela une fraction de seconde à la lumière de la bougie.
Puis la lumière s’éteignit.
La voix de Vorbis ordonna : « Repasse devant. »
En tremblant, Frangin obéit. Il sentit l’espace d’un instant sous sa sandale la chair molle d’un bras étendu par terre.
Le gouffre, songea-t-il. Regarde dans les yeux de Vorbis, le gouffre est là. Et je suis dedans avec lui.
Il faut que je me rappelle la vérité fondamentale.
Aucun autre guide ne patrouillait dans le labyrinthe. Au bout d’un million d’années, pas plus, l’air frais de la nuit lui caressa la figure et Frangin émergea sous les étoiles.
« Bravo. Tu te souviens du chemin de la porte ?
— Oui, monseigneur Vorbis. »
Le diacre abaissa son capuchon sur son visage.
« Alors vas-y. »
Quelques torches éclairaient la rue, mais Éphèbe n’était pas une ville qui restait éveillée dans le noir. Deux passants ne leur prêtèrent aucune attention.
« Ils gardent leur port, fit Vorbis sur le ton de la conversation. Mais du côté du désert… Tout le monde sait que nul ne peut traverser le désert. Je suis sûr que toi, tu le sais, Frangin.
— Mais maintenant, à mon avis, ce que je sais n’est pas la vérité, dit le novice.
— Tout à fait.
— Ah. La porte. Il y avait deux sentinelles hier, je crois ?
— J’en ai vu deux.
— À présent c’est la nuit et la porte est fermée. Mais il doit y avoir un gardien. Attends-moi là. »
Vorbis disparut dans la pénombre. Peu après, Frangin entendit une conversation étouffée. Il regarda fixement droit devant lui.
La conversation fut suivie d’un silence tout aussi étouffé. Au bout d’un moment, Frangin se mit à compter mentalement.
À dix, je m’en retourne.
Dix de plus, alors.
D’accord. Disons trente. Et après, je…
« Ah, Frangin. Allons-y. »
Le novice rassembla son courage et se retourna lentement.
« Je ne vous ai pas entendu, monseigneur, parvint-il à dire.
— Je marche sans bruit.
— Il y a un gardien.
— Plus maintenant. Viens m’aider pour les verrous. »
Un petit portillon s’encadrait dans le grand portail. Frangin, l’esprit engourdi de haine, repoussa les verrous du gras de la main. Le portillon s’ouvrit avec à peine un grincement.
Au-dehors, il distingua çà et là des lumières de fermes au loin et des ténèbres grouillantes.
Puis les ténèbres entrèrent en masse.
La hiérarchie, expliqua plus tard Vorbis. Les Ephébiens n’ont pas réfléchi en termes de hiérarchie.
Aucune armée ne pouvait traverser le désert. Mais peut-être qu’une petite troupe d’hommes pouvait couvrir le quart du trajet et laisser une réserve d’eau dans une cachette. Et répéter la manœuvre plusieurs fois. Puis une autre petite armée pouvait utiliser une partie de cette réserve pour pousser plus loin, jusqu’à mi-distance, disons, et cacher une autre réserve. Après quoi une autre petite troupe…
L’opération avait pris des mois. Un tiers des soldats avaient péri de la chaleur, de la déshydratation, des assauts des animaux sauvages ou pire, le pire de ce que réservait le désert…
Il fallait un esprit comme celui de Vorbis pour concevoir un tel plan.
Et le concevoir tôt. Des hommes avaient déjà trouvé la mort dans le désert quand frère Colvert était parti prêcher ; il existait déjà une piste bien dessinée quand la flotte omnienne avait brûlé dans la baie devant Éphèbe.
Il fallait un esprit comme celui de Vorbis pour concevoir les représailles avant d’ouvrir les hostilités.
Tout fut terminé en l’espace d’une heure. La vérité fondamentale, c’est que la poignée de gardes éphébiens du palais n’eut pas la moindre chance.
Vorbis se tenait droit dans le fauteuil du tyran. Il était près de minuit.
On avait amené devant lui une assemblée d’Ephébiens, parmi lesquels le tyran.
Plongé dans de la paperasse, il leva soudain la tête d’un air légèrement surpris, comme s’il ne s’était pas rendu compte qu’une cinquantaine de personnes attendaient sous son nez.
« Ah, fit-il avant de se fendre d’un petit sourire éclatant.
» Bon, reprit-il, j’ai le plaisir d’annoncer que nous pouvons maintenant nous dispenser du traité de paix. Parfaitement superflu. Pourquoi caqueter à n’en plus finir sur la question quand il n’y a plus de guerre ? Éphèbe est désormais un diocèse d’Omnia. Il n’y a plus à discuter. »
Il jeta un papier par terre.
« Une flotte va arriver dans quelques jours. Il n’y aura pas d’opposition tant que nous tenons le palais. En ce moment même on réduit en miettes votre miroir infernal. »
Il mit ses doigts en clocher et contempla l’assemblée d’Ephébiens.
« Qui l’a fabriqué ? »
Le tyran releva la tête.
« C’est une fabrication éphébienne, répondit-il.
— Ah, fit Vorbis, la démocratie. J’oubliais. Alors, qui… (il fit un signe à un garde qui lui tendit un sac) a écrit cela ? »
Un exemplaire de De Chelonian mobile atterrit sur le dallage de marbre.
Frangin se tenait debout derrière le trône. La place qu’on lui avait assignée.
Il avait plongé les yeux dans le gouffre, et maintenant c’était lui, le gouffre. Tout ce qui l’entourait donnait l’impression de se passer dans un lointain cercle de lumière environné de ténèbres. Les pensées se succédaient sous son crâne.
Le cénobiarche était-il au courant de cette histoire ? Quelqu’un d’autre connaissait-il les deux sortes de vérité ? Qui d’autre savait que Vorbis combattait les deux camps d’une guerre, comme un gamin qui joue aux petits soldats ? Quel mal y avait-il vraiment à ça si c’était pour la plus grande gloire de…
… d’un dieu qui était une tortue ? D’un dieu dans lequel seul Frangin croyait ?
À qui s’adressait Vorbis quand il priait ?
Au milieu de sa tempête mentale, Frangin entendit le timbre égal de Vorbis : « Si le philosophe qui a écrit ceci n’avoue pas, vous irez tous au bûcher. Je ne parle pas en l’air, soyez-en sûrs. »
Un mouvement se produisit dans la foule et la voix d’Honorbrachios s’éleva.
« Laissez tomber ! Vous l’avez entendu ! Et puis… j’ai toujours attendu cette occasion… »
Deux serviteurs furent écartés, et le philosophe émergea du groupe d’Ephébiens en clopinant, sa lanterne inutile brandie au-dessus de sa tête en un geste de défi.
Frangin le regarda s’arrêter un instant puis pivoter lentement jusqu’à se trouver face à Vorbis. Il s’avança alors de quelques pas et tendit la lanterne devant lui, l’air d’étudier le diacre d’un œil critique.
« Hmm, lâcha-t-il.
— Tu es le… coupable ? demanda Vorbis.
— C’est ça. Mon nom, c’est Honorbrachios.
— Tu es aveugle ?
— Bé, seulement pour ce qui est de la vue, monseigneur.
— Et pourtant tu portes une lanterne. Question d’image, certainement. Tu vas sans doute me dire que tu cherches un honnête homme ?
— Bé, je sais pas, monseigneur. Vous pouvez peut-être me dire à quoi il ressemble ?
— Je devrais t’abattre tout de suite, fit Vorbis.
— Oh, sûrement. »
Vorbis indiqua le livre.
« Ces mensonges. Ces ragots. Ces… ce leurre pour entraîner les âmes hors du chemin de la vraie connaissance. Tu oses te présenter devant moi et affirmer… (il poussa le livre du bout de l’orteil) que le monde est plat et se déplace dans le vide sur le dos d’une tortue géante ? »
Frangin retint son souffle.
L’Histoire aussi.
Affirmez vos convictions, songea le novice. Rien qu’une fois, je vous en prie, que quelqu’un tienne tête à Vorbis. Moi, je ne peux pas. Mais un autre…
Il s’aperçut que ses yeux se dirigeaient vers Simonie, debout de l’autre côté du fauteuil de Vorbis. Le sergent avait l’air cloué sur place, fasciné.
Honorbrachios se redressa de toute sa taille. Il se tourna à demi, et son regard vide traversa Frangin un bref instant. La lanterne était tendue à bout de bras.
« Non, dit-il.
— Quand tous les hommes honnêtes sauront que le monde est une sphère, une forme parfaite, qui gravite autour de la sphère du soleil comme l’homme gravite autour de la vérité centrale d’Om, fit Vorbis, et que les étoiles… »
Frangin se pencha, le cœur battant la chamade.
« Monseigneur ? chuchota-t-il.
— Quoi ? répliqua sèchement Vorbis.
— Il a dit “non”.
— Tout juste », reconnut Honorbrachios.
Vorbis resta un moment complètement immobile. Puis sa mâchoire bougea imperceptiblement, comme s’il répétait des mots tout bas.
« Tu renies tes écrits ? dit-il.
— Disons que c’est une sphère, fit Honorbrachios. Moi, j’ai rien contre une sphère. On prend sûrement des dispositions spéciales pour que tout reste collé dessus. Et le soleil, il peut bien être une autre sphère plus grosse, très loin. Vous préférez quoi ? Que la lune gravite autour du monde ou du soleil ? Moi, je vous conseille le monde. Ça respecte davantage l’ordre hiérarchique, et c’est un exemple formidable pour nous tous. »
Frangin assistait à un spectacle qu’il voyait pour la première fois : Vorbis avait l’air désorienté.
« Mais tu as écrit… Tu as dit que le monde se tenait sur le dos d’une tortue géante ! Tu lui as même donné un nom, à la tortue ! »
Honorbrachios haussa les épaules. « À présent je me rends compte de mon erreur, fit-il. Qui a jamais entendu parler d’une tortue de quinze mille kilomètres de long ? Qui nage dans le vide de l’espace ? Hah. Quelle cagade ! J’en ai honte, maintenant que j’y pense. »
Vorbis ferma la bouche. Puis il la rouvrit.
« C’est ainsi que réagit un philosophe éphébien ? » lança-t-il.
Honorbrachios haussa encore les épaules. « Bé, c’est ainsi que réagit tout vrai philosophe, dit-il. Toujours prêt à épouser des idées neuves, à tenir compte de nouvelles preuves. Vous êtes pas d’accord ? Et vous nous avez apporté beaucoup de nouveaux éléments… (il eut un geste qui parut embrasser, comme par hasard, les archers autour de la salle) qui me donnent à réfléchir. Des arguments solides, ça finit toujours par m’influencer.
— Tes mensonges ont déjà contaminé le monde !
— Bé alors, je vais écrire un autre livre, répliqua tranquillement Honorbrachios. Pensez à l’impression qu’il fera : le fier Honorbrachios se rend aux arguments des Omniens. Un désaveu complet. Hmm ? En fait, avec votre permission, monseigneur… – je sais que vous avez beaucoup à faire, piller, incendier et patin-couffin – je vais me retirer de suite dans mon tonneau et me mettre au travail. Un univers de sphères. Des boules qui tournent dans l’espace. Hmm. Oui. Avec votre permission, monseigneur, je vais vous offrir plus de boules que vous pouvez imaginer… »
Le vieux philosophe se retourna et, tout doucement, se dirigea vers la sortie.
Vorbis le regarda partir.
Frangin le vit lever la main pour esquisser un signe aux gardes puis la rabaisser.
Le diacre se tourna vers le tyran.
« Voilà ce qui reste de vos… commença-t-il.
— You-hou ! »
La lanterne vola par la porte et se fracassa sur le crâne de Vorbis.
« Et pourtant… la Tortue se meut ! »
Vorbis bondit sur ses pieds.
« Je… » hurla-t-il, puis il se ressaisit. Il agita une main irritée à l’adresse de deux gardes. « Je veux qu’on s’empare de lui. Tout de suite. Et… Frangin ? »
Le novice l’entendait à peine à cause de l’afflux de sang dans ses oreilles. Honorbrachios avait été plus avisé qu’il n’aurait cru.
« Oui, monseigneur ?
— Tu prends un groupe d’hommes, tu les conduis à la bibliothèque… et ensuite, Frangin, tu y mets le feu. »
Honorbrachios était aveugle, mais il faisait noir. Les gardes lancés à sa poursuite voyaient, eux, mais pas sans lumière. Et ils n’avaient pas passé leur vie à parcourir les ruelles d’Éphèbe, sinueuses, inégales et surtout coupées de marches fréquentes.
« … huit, neuf, dix, onze », marmonna le philosophe en gravissant par bonds successifs une volée de marches plongée dans le noir total avant de disparaître à fond de train au détour d’un angle.
« Argh, ouille, c’était mon genou, ça », marmonnèrent de leur côté la plupart des gardes affalés en tas à mi-parcours.
Il s’en trouva pourtant un qui atteignit le sommet. À la clarté des étoiles, il parvint à distinguer la silhouette maigrelette qui filait en cabriolant follement dans la rue. Il épaula son arbalète. Le vieux fou ne courait même pas en zigzag…
Une cible idéale.
Il y eut un bruit de corde qui se détend.
Le garde prit un instant l’air étonné. L’arbalète lui échappa des mains, se déchargea toute seule en tombant sur les pavés et envoya son carreau ricocher sur une statue. L’homme baissa les yeux sur le trait emplumé qui lui sortait de la poitrine puis les releva sur la silhouette qui émergeait de l’ombre.
« Sergent Simonie ? souffla-t-il.
— J’regrette, dit Simonie. Vraiment. Mais la Vérité, c’est important. »
Le soldat ouvrit la bouche pour donner son avis sur la vérité puis s’écroula en avant.
Il ouvrit les yeux.
Simonie s’éloignait. Tout paraissait plus clair. Il faisait toujours nuit. Mais à présent il voyait dans l’obscurité. Tout lui apparaissait dans les tons gris. Et les pavés sous sa main s’étaient étrangement mués en un grossier sable noir.
Il redressa la tête.
« DEBOUT, SOLDAT ICHLOS. »
Il se releva d’un air penaud. Il était désormais davantage qu’un soldat, qu’une silhouette anonyme vouée à se faire pourchasser, à se faire tuer, à tenir le rôle de vague pion dans l’existence des autres. Il était désormais Dervi Ichlos, trente-huit ans, dans l’ensemble sans reproche, et mort.
Il porta une main hésitante à ses lèvres.
« Vous êtes le juge ? demanda-t-il.
— PAS MOI. »
Ichlos contempla le sable qui s’étendait à perte de vue. Il sut instinctivement ce qu’il devait faire. Il avait l’esprit beaucoup plus simple que le général Fri’it et tenait davantage compte des chansons apprises dans son enfance.
« LE JUGEMENT ATTEND AU BOUT DU DÉSERT. »
Ichlos essaya de sourire.
« Ma maman m’en a parlé, fit-il. Quand on est mort, il faut traverser un désert. Et on voit tout comme il faut, elle disait. Et on se souvient bien de tout. »
La Mort évita soigneusement de laisser percer son avis sur la question.
« J’vais peut-être rencontrer quelques copains en cours de route, hein ? dit le soldat.
— POSSIBLE. »
Ichlos se mit en chemin. L’un dans l’autre, songea-t-il, ç’aurait pu être pire.
Tefervoir escaladait les étagères comme un singe et sortait de leurs logements des livres qu’il jetait par terre.
« Je peux en porter une vingtaine, dit-il. Mais lesquels ?
— J’en ai toujours rêvé, murmura joyeusement Honorbrachios. Soutenir la vérité à la face de la tyrannie, tout ça. Hah ! Un seul homme, et qu’a pas peur de…
— Je prends quoi ? Je prends quoi ? brailla Tefervoir.
— On a pas besoin de la Mécanique de Grido. Hé, j’aurais voulu voir sa tête ! Drôlement bien visé, en fin de compte. J’espère seulement que quelqu’un a noté ce que j’ai…
— Les principes des engrenages ! La théorie de l’expansion de l’eau ! cria Tefervoir. Mais on n’a pas besoin de L’Instruction civique d’Ibid ni de L’Ectopie de Gnomon, ça, c’est sûr…
— Quoi ? Ça appartient à toute l’humanité ! répliqua sèchement Honorbrachios.
— Bé, si toute l’humanité vient me donner un coup de main à les porter, ça me va. Mais si on n’est que tous les deux, je préfère porter quelque chose d’utile.
— D’utile ? Des livres sur la mécanique ?
— Oui ! Elle peut aider les hommes à vivre mieux !
— Et ceux-là, ils aident les hommes à être des hommes. Ce qui me rappelle… Trouve-moi une autre lanterne. Que je me sens aveugle sans… »
La porte de la bibliothèque trembla sous des coups violents. Des coups frappés par des impatients qui ne s’attendent pas à ce qu’on leur ouvre.
« On pourrait en jeter quelques autres dans… »
Les charnières sautèrent des murs. La porte s’abattit dans un bruit sourd. Des soldats la franchirent en s’aidant des pieds et des mains, l’épée au clair.
« Ah, messieurs, fit Honorbrachios. Dérangez pas mes cercles, je vous prie. »
La caporal responsable le regarda d’un œil vide, puis baissa les yeux par terre.
« Quels cercles ? demanda-t-il.
— Hé, si vous me donniez un compas et si vous repassiez dans… disons une demi-heure ?
— Laissez-le, caporal, dit Frangin. »
Il franchit la porte abattue.
« Je vous ai dit de le laisser.
— Mais j’ai ordre de…
— Vous êtes sourd ? Si oui, la Quisition peut vous en guérir, jeta un Frangin étonné par l’assurance de sa propre voix.
— Vous appartenez pas à la Quisition, répliqua le caporal.
— Non. Mais je connais quelqu’un qui y appartient. Vous devez fouiller la bibliothèque pour chercher des livres. Laissez cet homme avec moi. Il est vieux. Quel mal peut-il faire ? »
Le regard du caporal passa, indécis, de Frangin à ses prisonniers.
« Très bien, caporal. Je prends la suite. »
Tout le monde se retourna.
« Vous m’avez entendu ? fit le sergent Simonie en se frayant un passage.
— Mais le diacre nous a dit…
— Caporal ?
— Oui, sergent ?
— Le diacre est loin. Moi, j’suis ici.
— Oui, sergent.
— Tirez-vous.
— Oui, sergent. »
Simonie dressa l’oreille tandis que les soldats s’en repartaient au pas. Puis il planta son épée dans la porte et se tourna vers Honorbrachios. Il referma le poing gauche et abattit dessus sa main droite, paume ouverte.
« La Tortue se meut, dit-il.
— Bé, ça dépend, fit prudemment le philosophe.
— Je veux dire… Je suis… un ami.
— Pourquoi on vous ferait confiance ? lança Tefervoir.
— Parce que vous avez pas le choix, répondit d’un ton brusque le sergent Simonie.
— Est-ce que vous pouvez nous sortir d’ici ? » demanda Frangin.
Simonie lui jeta un regard noir. « Vous ? fit-il. Pourquoi je vous sortirais d’ici ? Vous êtes un inquisiteur ! » Il empoigna son épée.
Frangin recula.
« Non, c’est faux !
— Sur le bateau, quand le capitaine vous a sondé, vous avez rien dit, fit Simonie. Vous êtes pas des nôtres.
— Je ne crois pas être des leurs non plus. Je suis des miens. »
Il lança à Honorbrachios un regard implorant, en pure perte, et en adressa un autre à Tefervoir.
« Je ne suis pas au courant pour ce soldat, reprit-il. Tout ce que je sais, c’est que Vorbis veut vous faire tuer et qu’il va incendier votre bibliothèque. Mais je peux vous aider. J’ai trouvé la solution en venant ici.
— L’écoutez pas », dit Simonie. Il se laissa tomber sur un genou devant Honorbrachios comme un suppliant. « Monsieur, on est… quelques-uns… à connaître la valeur de votre livre… Regardez, j’en ai un exemplaire… »
Il fourragea sous son plastron.
« On l’a recopié, reprit-il. Un seul exemplaire ! C’est tout ce qu’on avait ! Mais il a circulé. Ceux qui savent lire l’ont lu aux autres ! Ce qu’il dit est tellement logique !
— Bé… fit Honorbrachios. Quoi donc ? »
Simonie agita fiévreusement les mains. « Parce qu’on le sait bien… J’suis allé là où… C’est vrai ! Y a bel et bien une Grande Tortue. Et la Tortue se meut ! On a pas besoin des dieux !
— Tefervoir ? Personne a enlevé le cuivre du toit, dis ? demanda Honorbrachios.
— Bé, je ne crois pas.
— Rappelle-moi de pas causer à ce gars-là quand on sera dehors, alors.
— Vous comprenez pas ! fit Simonie. J’peux vous sauver. Vous avez des amis même là où vous avez pas idée. Venez. Le temps de tuer ce prêtre… »
Il empoigna son épée. Frangin recula.
« Non ! Je peux vous aider, moi aussi ! C’est pour ça que je suis venu. Quand je vous ai vu devant Vorbis, j’ai su ce que je pouvais faire !
— Et que pouvez-vous faire ? ricana Tefervoir.
— Je peux sauver la bibliothèque.
— Quoi ? Vous la mettre sur le dos et vous carapater ? ricana à son tour Simonie.
— Non. Ce n’est pas à ça que je pensais. Combien vous en avez ici, des rouleaux ?
— Bé, à peu près sept cents, répondit Honorbrachios.
— Combien sont importants ?
— Tous ! affirma Tefervoir.
— Peut-être deux cents, fit doucement Honorbrachios.
— Tonton !
— Tout le reste, c’est que du vent et des cagades, répliqua le philosophe.
— Mais c’est des livres !
— Je peux peut-être en prendre plus, dit lentement Frangin. Est-ce qu’il y a une autre sortie ?
— C’est… c’est possible, répondit Honorbrachios.
— Lui dites pas ! lança Simonie.
— Alors tous vos livres vont brûler », dit Frangin. Il pointa le doigt sur le sergent. « Il a dit que vous n’aviez pas le choix. Vous n’avez donc rien à perdre, pas vrai ?
— C’est un… commença Simonie.
— La ferme, vous autres ! » ordonna Honorbrachios. Il regarda fixement derrière Frangin.
« Bé, il existe peut-être une sortie, dit-il. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je ne le crois pas ! se récria Tefervoir. Ce sont des Omniens, et tu leur révèles qu’il y a une autre sortie !
— Y a des tunnels partout dans ce rocher, expliqua Honorbrachios.
— Peut-être, mais ça ne se dit pas !
— J’ai envie de croire ce gars-là. Il a une figure honnête. Philosophiquement parlant.
— Pourquoi on devrait lui faire confiance ?
— Un gars assez bestiasse pour s’imaginer qu’on va lui faire confiance dans les circonstances actuelles, on doit justement s’y fier, expliqua Honorbrachios. Il est trop bestiasse pour vouloir nous tromper.
— Je peux m’en aller tout de suite, dit Frangin. Et alors, elle sera où votre bibliothèque ?
— Vous voyez ? lança Simonie.
— Au moment même où l’avenir a l’air de s’assombrir, voilà qu’il nous tombe d’un coup des amis de partout, fit Honorbrachios. C’est quoi, ton plan, jeune homme ?
— Je n’en ai pas, répondit le novice. Je fais seulement les choses les unes après les autres.
— Et ça va te demander combien de temps de faire les choses les unes après les autres ?
— À peu près dix minutes, je crois. »
Simonie jeta un regard mauvais à Frangin.
« Maintenant, vous allez prendre les livres, dit le novice. Et je vais avoir besoin de lumière.
— Mais vous ne savez même pas lire ! objecta Tefervoir.
— Je ne vais pas les lire. » Frangin posa un regard inexpressif sur le premier rouleau, en l’occurrence De Chelonian mobile.
« Oh. Mon dieu, fit-il.
— Ça va pas ? demanda Honorbrachios.
— Est-ce que quelqu’un pourrait aller chercher ma tortue ? »
Simonie traversa le palais au petit trot. On ne lui prêta guère attention. La majeure partie de la garde éphébienne se trouvait à l’extérieur du labyrinthe, et Vorbis avait clairement fait comprendre à tous ceux qui auraient envisagé de s’aventurer à l’intérieur ce qui arriverait aux occupants du palais. Des groupes de soldats omniens pillaient avec une certaine discipline.
Et puis il regagnait ses quartiers.
Il y avait bien une tortue dans la chambre de Frangin. Elle trônait sur la table, entre un rouleau et une écorce de melon rongée, et elle dormait, pour autant qu’on puisse en être sûr avec les tortues. Simonie la saisit sans cérémonie, la fourra dans son sac et reprit en vitesse le chemin de la bibliothèque.
Il s’en voulait de ce qu’il faisait. L’imbécile de prêtre avait tout gâché ! Mais Honorbrachios lui avait fait promettre, et Honorbrachios, c’était l’homme qui connaissait la Vérité.
Pendant tout le trajet, il eut l’impression que quelqu’un s’efforçait d’attirer son attention.
« Vous arrivez à vous en souvenir rien qu’en les regardant ? demanda Tefervoir.
— Oui.
— Tout le rouleau ?
— Oui.
— Je ne vous crois pas.
— Dans le mot LIBRVM, dehors, la première lettre est ébréchée en haut, dit Frangin. Xénon a écrit les Réflexions, le vieux Aristocrate les Platitudes, et Honorbrachios trouve les Discours d’Ibid complètement idiots. Il y a six cents pas entre la salle du trône du tyran et la bibliothèque. Il y a un…
— Bé, il a une bonne mémoire, faut lui reconnaître ça, fit Honorbrachios. Montre-lui d’autres rouleaux.
— Comment on saura qu’il les a mémorisés ? demanda Tefervoir en étalant un rouleau de théorèmes géométriques. Il ne sait pas lire, coquin de sort ! Et même s’il savait lire, il ne sait pas écrire !
— Faudra lui apprendre ! »
Frangin contempla un rouleau rempli de cartes. Il ferma les yeux. L’espace d’un instant les contours dentelés rougeoyèrent sur la face interne de ses paupières, puis il les sentit s’incruster dans son cerveau. Elles se trouvaient toujours là, quelque part, et il pouvait les en ramener à tout moment. Tefervoir étala un autre rouleau. Des représentations d’animaux. Le suivant, des dessins de plantes et beaucoup d’écriture. Puis uniquement de l’écriture. Puis des triangles et des machins. Tous les renseignements s’imprimèrent dans sa mémoire. Au bout d’un moment, il n’avait même plus conscience du document qu’on déroulait. Il ne faisait que regarder.
Il se demanda combien contenait sa mémoire. Mais c’était idiot. On se souvient de tout ce qu’on voit, voilà. Un dessus de table ou un rouleau couvert d’écriture. Le grain et la couleur du bois renfermaient autant d’informations que les Réflexions de Xénon.
Malgré tout, il se sentait le cerveau un peu lourd, avait l’impression que s’il tournait brusquement la tête, la mémoire lui déborderait des oreilles.
Tefervoir prit un rouleau au hasard et l’étala à moitié.
« Décrivez à quoi ressemble le puzuma ambigu, demanda-t-il.
— Sais pas », répondit Frangin. Il cligna des yeux.
« Bravo, monsieur Mémoire, fit Tefervoir.
— Il sait pas lire, petit. C’est pas juste, ça, dit le philosophe.
— D’accord. Bé alors… la quatrième image du troisième rouleau que vous avez vu, dit Tefervoir.
— Une bête à quatre pattes qui regarde vers la gauche, le renseigna Frangin. Une grosse tête de chat, des épaules larges et un corps fuselé vers l’arrière-train. Le corps est un motif à carreaux clairs et foncés. Les oreilles sont toutes petites et plaquées contre le crâne. Six moustaches. La queue est courte. Seules les pattes postérieures ont des griffes, trois griffes à chaque. Les antérieures font à peu près la même longueur que la tête et sont levées contre le corps. Une bande de poils épais…
— C’était il y a cinquante rouleaux, fit Tefervoir. Il n’a vu tout le rouleau qu’une seconde ou deux. »
Ils regardèrent Frangin. Qui cligna encore des yeux.
« Vous connaissez tout ? reprit Tefervoir.
— Je ne sais pas.
— Vous avez la moitié de la bibliothèque dans la cougourde !
— Je me sens… un… peu… »
La bibliothèque d’Éphèbe était une fournaise. Les flammes bleuissaient là où le cuivre fondu gouttait sur les étagères.
Toutes les bibliothèques, partout, sont reliées par les trous de ver percés dans l’espace par les fortes distorsions d’espace-temps qu’on trouve aux abords de toute concentration massive de livres. Seuls quelques bibliothécaires apprennent le secret, et un règlement inflexible en limite l’emploi. Car il équivaut au voyage dans le temps, et le voyage dans le temps est source de gros ennuis.
Mais si une bibliothèque brûle, et si les livres d’histoire en font état…
Il y eut un petit claquement sec qui passa complètement inaperçu parmi les crépitements des rayonnages, et une silhouette tomba de nulle part sur un bout de plancher encore intact au milieu de la bibliothèque.
Elle avait une allure anthropoïde mais elle agit sans la moindre hésitation. De longs bras simiens étouffèrent les flammes, sortirent les rouleaux des rayonnages et les fourrèrent dans un sac. Une fois le sac plein, elle revint au milieu de la salle… et disparut dans un autre claquement.
Cet incident n’a rien à voir avec notre histoire.
Ni le fait que des rouleaux qu’on croyait détruits dans le grand incendie de la bibliothèque d’Éphèbe réapparurent quelque temps après en excellent état à la bibliothèque de l’Université de l’Invisible d’Ankh-Morpork.
Mais c’est tout de même agréable de le savoir.
Frangin se réveilla avec l’odeur de la mer dans les narines. Du moins, l’odeur de mer telle que se l’imaginent les gens, entendez une puanteur de poisson avarié et d’algues pourries.
Il se trouvait dans une espèce de cabane. Le peu de lumière qui parvenait à passer par l’unique fenêtre non vitrée était rouge, et elle clignotait. Un côté de la cabane s’ouvrait sur la mer. La lumière rougeoyante y révéla quelques silhouettes regroupées autour de quelque chose.
Frangin sonda prudemment le contenu de sa mémoire. Rien ne manquait, lui sembla-t-il, les rouleaux de la bibliothèque étaient impeccablement rangés. Les mots n’avaient pas plus de sens pour lui qu’aucun autre mot écrit, mais les images étaient intéressantes. Plus intéressantes que la majeure partie de ce que renfermait sa mémoire, en tout cas.
Il s’assit, tout doucement.
« Ça y est, t’es réveillé ? fit la voix d’Om dans sa tête. On se sent un peu chargé, hein ? Un peu comme des rayonnages ? On a l’impression d’avoir partout dans le crâne de grandes pancartes qui disent SILENCIOS ? Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ?
— Je… ne sais pas. Ça m’a paru… la chose à faire. Où tu es ?
— Ton copain le soldat m’a rangé dans son sac. Merci de t’occuper aussi bien de moi, au fait. »
Frangin réussit à se mettre debout. Le monde gravita un moment autour de lui, ajoutant une troisième théorie astronomique aux deux qui occupaient déjà les esprits des penseurs locaux.
Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. La lueur rouge provenait d’incendies qui ravageaient tout Éphèbe, mais la plus forte chapeautait la bibliothèque.
« Opérations de guérilla, expliqua Om. Même les esclaves se battent. Je ne comprends pas pourquoi. On aurait pu croire qu’ils sauteraient sur l’occasion pour se venger de leurs maîtres, hein ?
— J’imagine que les esclaves d’Ephèbe ont la possibilité d’être émancipés », dit Frangin.
Un sifflement parvint de l’autre bout de la cabane, suivi d’un ronronnement métallique. Frangin entendit Tefervoir annoncer : « Té ! Je l’avais dit. Les tubes étaient bouchés, c’est tout. On va y fourrer davantage de combustible. »
Frangin se dirigea vers le groupe d’hommes d’un pas chancelant.
Ils étaient rassemblés autour d’un bateau. En tant que bateau, il avait une forme normale : un bout pointu à l’avant, un bout tronqué à l’arrière. Mais pas de mât. En revanche, il avait une grosse boule cuivrée suspendue dans une armature de bois vers la poupe. Elle surmontait un panier de fer dans lequel on avait déjà allumé un feu.
Et la boule tournoyait dans son armature au milieu d’un nuage de vapeur.
« J’ai vu ça, dit-il. Dans le De Chelonian mobile. Il y avait un dessin.
— Hé, mais c’est la bibliothèque ambulante, fit Honorbrachios. Voueille. Tu as raison. Ça illustrait le principe de réaction. J’ai jamais demandé à Tefervoir d’en construire un gros. Voilà ce qui arrive quand on pense avec ses mains.
— Je lui ai fait faire un tour jusqu’au phare la semaine dernière pendant la nuit, dit Tefervoir. Aucun problème.
— Ankh-Morpork, c’est beaucoup plus loin que ça, objecta Simonie.
— Oui, la distance est cinq fois plus grande qu’entre Éphèbe et Omnia, précisa Frangin d’un ton solennel. Il y avait un rouleau de cartes », ajouta-t-il.
De la vapeur montait en nuages brûlants de la boule ronronnante. Maintenant qu’il était plus près, Frangin vit qu’on avait assemblé une demi-douzaine d’avirons très courts qui formaient comme une étoile derrière la sphère de cuivre et qu’on avait suspendu l’appareil au-dessus de l’arrière du bateau. Des roues dentées en bois et des courroies sans fin occupaient l’espace intermédiaire. À mesure que tournait la sphère, les pagaies battaient l’air.
« Comment ça marche ? demanda-t-il.
— Très simple, répondit Tefervoir. Le feu, il…
— Pas le temps pour ça, dit Simonie.
— … il chauffe l’eau qui se met alors en colère, poursuivit l’apprenti philosophe. Alors elle sort à toute vitesse de la sphère par ces quatre petites buses pour échapper au feu. Les jets de vapeur, ils poussent la sphère et la font tourner, ensuite les roues dentées et le mécanisme à vis de Légibus transmettent le mouvement aux rames qui tournent et propulsent le bateau dans l’eau.
— Très philosophique », commenta Honorbrachios.
Frangin sentit qu’il devait défendre les réalisations omniennes.
« Les grandes portes de la Citadelle pèsent des tonnes mais s’ouvrent uniquement par la puissance de la foi, dit-il. On pousse, et elles s’ouvrent.
— Té, j’aimerais bien voir ça », dit Tefervoir.
Frangin ressentit une légère fierté mais teintée de culpabilité à l’idée qu’Omnia possède encore de quoi lui inspirer un tel sentiment.
« Un équilibre parfait et un système hydraulique, sûrement.
— Oh. »
Simonie tâta d’un air songeur le mécanisme de la pointe de son épée.
« Vous avez réfléchi à toutes les possibilités ? » demanda-t-il.
Tefervoir fit onduler ses mains. « Vous voulez parler de gros vaisseaux qui sillonnent la mer odorante et vagabonde aux flots bleus et bruns, mais sans… commença-t-il.
— Sur terre, je pensais, dit Simonie. Peut-être que… sur un genre de chariot…
— Oh, aucun intérêt de mettre un bateau sur un chariot. »
Dans les yeux de Simonie passa une lueur, comme s’il avait vu l’avenir et l’avait trouvé recouvert d’un blindage.
« Hmm, fit-il.
— Bé, tout ça c’est bien beau, mais c’est pas de la philosophie, intervint Honorbrachios.
— Où est le prêtre ?
— Je suis ici, mais je ne suis pas…
— Comment ça va ? Vous vous êtes éteint comme une bougie là-bas.
— Ça… va mieux maintenant.
— Droit comme un piquet, et la seconde d’après un bourrelet de porte.
— Ça va beaucoup mieux.
— Ça arrive souvent, hein ?
— Des fois.
— Et les rouleaux, vous vous en souvenez comme il faut ?
— Je… je crois. Qui a mis le feu à la bibliothèque ? »
Tefervoir leva le nez du mécanisme.
« Lui », répondit-il.
Frangin fixa Honorbrachios.
« Vous ? Vous avez mis le feu à votre propre bibliothèque ?
— Bé, je suis le seul qualifié, fit le philosophe. Et comme ça, elle échappe à Vorbis.
— Quoi ?
— Suppose qu’il ait lu les rouleaux. Il est déjà bien assez désagréable. Il serait encore pire avec tout ce savoir en lui.
— Il ne les aurait pas lus, dit Frangin.
— Oh, que si. Je connais ce genre de bonhomme, fit Honorbrachios. De la dévotion vertueuse en public, mais des raisins pelés et son petit confort en privé.
— Pas Vorbis, insista le novice avec une certitude absolue. Il ne les aurait pas lus.
— Bah, de toute manière, puisque ça devait être fait, c’est moi qui m’en suis chargé. »
Tefervoir se détourna de la poupe où il réapprovisionnait en bois le brasier sous la sphère.
« Est-ce qu’on pourrait tous embarquer ? » demanda-t-il.
Frangin se fraya un chemin jusqu’à un banc grossier au milieu du bateau, si c’était bien comme ça qu’on disait. Une odeur d’eau chaude flottait dans l’air.
« Bien », reprit Tefervoir. Il tira sur un levier. Les rames en rotation touchèrent la surface de l’eau ; il y eut un soubresaut puis le bateau partit en avant, suivi d’un nuage de vapeur.
« C’est quoi, le nom de ce vaisseau ? » demanda Frangin.
Tefervoir parut surpris.
« Son nom ? fit-il. Bé, c’est un bateau. Une chose, de la nature des choses. Pas besoin de nom.
— Té, les noms, c’est plus philosophique, dit Honorbrachios d’un air vaguement boudeur. Et tu aurais dû briser une amphore de vin dessus.
— Ç’aurait été du gâchis. »
Le bateau sortit en haletant du hangar et pénétra dans le port enténébré. Plus loin, d’un côté, une galère éphébienne était en feu. Toute la cité n’était qu’une mosaïque de flammes.
« Mais tu as une amphore à bord ? demanda Honorbrachios.
— Oui.
— Bé, passe-la-moi, alors. »
Le bateau laissait derrière lui un sillage d’eau blanchâtre. Les aubes faisaient bouillonner l’eau.
« Pas de vent. Pas de rameurs ! fit Simonie. Est-ce que vous commencez à comprendre ce que vous avez là, Tefervoir ?
— Absolument. Le système est d’une simplicité étonnante, dit l’apprenti philosophe.
— C’est pas ce que j’veux dire. J’veux parler de tout ce qu’on peut faire avec cette puissance ! »
Tefervoir poussa une autre bûche dans le feu.
« Ce n’est qu’une transformation de chaleur en travail, dit-il. J’imagine… Oh, le pompage de l’eau. Des moulins qui peuvent moudre même quand il n’y a pas de vent. Ce genre de chose ? C’est à ça que vous pensez ? »
Le soldat Simonie hésita.
« Ouais, fit-il. Un truc dans ce goût-là. »
Frangin souffla : « Om ?
— Oui ?
— Ça va ?
— Ça sent le sac à dos militaire là-dedans. Sors-moi de là. »
La boule de cuivre tournoyait follement au-dessus du feu.
Elle luisait presque autant que les yeux de Simonie.
Frangin lui tapota l’épaule.
« Je peux récupérer ma tortue ? »
Simonie eut un rire amer.
« C’est bon à manger, ces trucs-là, fit-il en péchant Om dans son sac.
— Tout le monde le dit. » Frangin baissa la voix au niveau du murmure.
« À quoi, ça ressemble, Ankh ?
— Une cité d’un million d’âmes, répondit Om. Dont un grand nombre occupent une enveloppe corporelle. Et un millier de religions. Il existe même un temple consacré aux petits dieux ! Une ville, apparemment, où l’on peut croire sans crainte à ce qu’on veut. Pas mal comme coin pour un nouveau départ, à mon avis. Avec mon cerveau et ton… avec mon cerveau, nos affaires ne devraient pas tarder à reprendre.
— Tu ne veux pas retourner à Omnia ?
— Sans intérêt. Il est toujours possible de renverser un dieu en place. La population en a marre, elle veut du changement. Mais on ne peut pas se renverser soi-même, pas vrai ?
— À qui vous causez, le prêtre ? lança Simonie.
— Je… euh… Je prie.
— Hah ! Une prière au dieu Om ? Autant l’adresser à cette tortue.
— Oui.
— J’ai honte d’Omnia, reprit Simonie. Regardez-nous. Enlisés dans le passé. Freinés par un monothéisme répressif. Fuis par nos voisins. Quel bien nous a apporté notre dieu ? Les dieux ? Hah !
— Du calme, du calme, fit Honorbrachios. On est sur la mer et l’armure que vous portez, hé bé, elle est hautement conductrice.
— Oh, j’dis rien sur les autres dieux, s’empressa de rectifier Simonie. J’en ai pas le droit. Mais Om ? Un croque-mitaine pour la Quisition ! S’il existe, qu’il me foudroie sur-le-champ ! »
Simonie dégaina son épée et la pointa en l’air à bout de bras.
Om restait tranquillement sur les genoux de Frangin. « Je l’aime bien, ce gars-là, dit-il. Il vaut presque un fidèle. C’est comme l’amour et la haine, tu vois ce que je veux dire ? »
Simonie rengaina son épée.
« Je réfute donc Om, dit-il.
— Oui, mais quelle autre solution ?
— La philosophie ! La philosophie appliquée ! Comme la machine de Tefervoir, là. Elle pourrait faire entrer Omnia de force dans le siècle de la Roussette !
— De force ? s’étonna Frangin.
— Absolument nécessaire », répliqua Simonie.
Il fit à ses compagnons un sourire rayonnant.
« Ne t’inquiète pas pour lui, dit Om. On sera loin. Vaudra mieux, d’ailleurs. À mon avis, Omnia sera mal vue quand la nouvelle des événements de la nuit dernière va se répandre.
— Mais c’est la faute de Vorbis ! lâcha Frangin tout haut. C’est lui qui a tout manigancé ! Il a envoyé le pauvre frère Colvert, puis il l’a fait tuer pour en accuser les Ephébiens ! Il n’a jamais voulu de traité de paix ! Uniquement pénétrer dans le palais !
— Comment il y a réussi, alors là, ça me dépasse, fit Tefervoir. Personne n’a jamais traversé le labyrinthe sans guide. Comment il s’y est pris ? »
Les yeux aveugles d’Honorbrachios cherchèrent et trouvèrent Frangin.
« Aucune idée », dit-il. Frangin baissa le nez.
« Il a vraiment fait tout ça ? demanda Simonie.
— Oui.
— Espèce d’idiot ! Foutu couillon ! hurla Om.
— Et tu le répéterais à d’autres gens ? insista Simonie.
— Je pense, oui.
— Tu parlerais contre la Quisition ? »
Frangin regarda dans le vide de la nuit d’un air pitoyable. Derrière eux, les flammes d’Ephèbe avaient fusionné pour ne plus former qu’une seule lueur orange au loin.
« Tout ce que je peux dire, c’est ce que je me rappelle, dit-il.
— On est morts, fit Om. Balance-moi par-dessus bord, tant que tu y es ! Cet abruti va vouloir nous ramener à Omnia ! »
Simonie se frottait le menton, la mine songeuse.
« Vorbis a beaucoup d’ennemis quand il lui en reste, dit-il. Ce serait mieux qu’il se fasse tuer, mais certains crieraient au meurtre. Ou il passerait pour un martyr. Mais un procès… S’il y avait des preuves… Si même on croyait qu’il puisse y avoir des preuves…
— Ça cogite sous son crâne, je le vois ! brailla Om. On serait tous plus tranquilles si tu la fermais !
— Vorbis jugé… » réfléchissait tout haut Simonie.
Frangin blêmit à cette idée. Une idée quasi impossible à garder en mémoire. Une idée qui n’avait aucun sens. Vorbis jugé ? Les procès n’arrivaient qu’aux autres, pas à lui.
Il se remémora frère Colvert. Et les soldats perdus dans le désert. Et tout ce que les gens avaient enduré, même lui, Frangin.
« Dis-lui que tu n’arrives pas à te souvenir, s’égosilla Om. Dis-lui que tu ne te rappelles pas !
— Et s’il était jugé, poursuivait Simonie, il serait reconnu coupable. Personne oserait conclure autrement. »
Les idées faisaient lentement leur chemin dans la tête de Frangin, à la façon d’icebergs. Elles arrivaient lentement, repartaient de même et, le temps de leur passage, occupaient beaucoup de place, surtout sous la surface.
Il songeait : Le pire, avec Vorbis, ce n’est pas qu’il soit malfaisant mais qu’il pousse les honnêtes gens à le devenir. Il change les gens à son image. On ne peut pas s’en empêcher. On prend modèle sur lui.
Il n’y avait d’autre bruit que le clapotis de l’eau contre la coque du Bateau sans nom et la rotation du moteur philosophique.
« On va se faire prendre si on retourne à Omnia, dit lentement Frangin.
— On peut accoster loin des ports, fit ardemment Simonie.
— Ankh-Morpork ! s’écria Om.
— D’abord, il faudrait emmener monsieur Honorbrachios à Ankh-Morpork, dit Frangin. Et après… je reviendrai à Omnia.
— Merde, tu pourrais aussi m’y laisser, moi ! s’exclama Om. Je ne tarderai pas à me trouver des fidèles à Ankh-Morpork, ne t’inquiète pas, ils croient à n’importe quoi, là-bas !
— J’y suis jamais allé, à Ankh-Morpork, fit Honorbrachios. Enfin, on apprend à tout âge. Vivre c’est apprendre. C’est ce que je dis toujours. » Il se tourna face au soldat. « De force.
— Y a des exilés à Ankh, dit Simonie. Vous en faites pas. Vous serez en sécurité là-bas.
— Incroyable ! lança Honorbrachios. Quand on pense que ce matin je savais même pas que j’étais en danger. »
Il se carra dans le bateau.
« Té, la vie dans ce monde, reprit-il, c’est pour ainsi dire comme se trouver dans une caverne. Qu’est-ce qu’on sait de la réalité ? Car tout ce qu’on voit de la vraie nature de l’existence, c’est rien d’autre, mettons, que des ombres fantaisistes et déroutantes projetées sur la paroi intérieure de la caverne par la lumière invisible et aveuglante de la vérité absolue dont elles nous donnent ou non une petite idée, et nous, chercheurs troglodytes de la sagesse, bé, on peut seulement élever nos voix vers l’invisible et demander humblement : « Allez vaï, fais-nous le lapin difforme… c’est celui que je préfère. » »
Vorbis tisonna les cendres du pied. « Pas d’os », dit-il.
Les soldats, immobiles, restaient silencieux. Les flocons gris duveteux retombèrent et s’envolèrent un peu plus loin, emportés par la brise de l’aube.
« Et pas la bonne espèce de cendre », ajouta Vorbis.
Le sergent ouvrit la bouche pour dire quelque chose.
« Soyez sûr que je sais de quoi je parle », dit Vorbis.
Il se rendit nonchalamment à la trappe calcinée et la tâta du bout du pied.
« On a suivi le tunnel, fit le sergent du ton de qui espère contre toute expérience qu’une attitude serviable empêchera la colère d’éclater. Ça débouche du côté des quais.
— Mais si on y entre par les quais, il ne débouche pas ici », songea tout haut Vorbis. Les cendres fumantes exerçaient visiblement sur lui une fascination infinie.
Le front du sergent se plissa.
« Comprenez ? fit Vorbis. Les Ephébiens ne construiraient pas une sortie qui serait une entrée. Les esprits qui ont conçu le labyrinthe ne fonctionnent pas de cette façon-là. Il y aurait des… des vannes. Des successions de pierres à mécanisme, peut-être. Des croche-pieds qui ne crachent les pieds que dans un sens. Des lames vrombissantes qui jaillissent des murs quand on ne s’y attend pas.
— Ah.
— Très sournois et compliqué, à n’en pas douter. »
Le sergent se passa une langue sèche sur les lèvres. Il ne lisait pas dans Vorbis comme dans un livre parce qu’il n’avait jamais existé de livre comme Vorbis. Mais le diacre avait un mode habituel de pensée qu’on finissait par reconnaître au bout d’un moment.
« Vous voulez que je prenne l’escouade et que je remonte le tunnel depuis les quais, dit-il d’une voix caverneuse.
— J’allais vous le suggérer, fit Vorbis.