— Oui, monseigneur. »
Vorbis tapota l’épaule du sergent.
« Mais ne vous inquiétez pas ! dit-il d’un ton joyeux. Om protégera ses fidèles fervents.
— Oui, monseigneur.
— Et le dernier homme me ramènera un rapport détaillé. Mais d’abord… ils ne sont pas en ville ?
— Nous l’avons fouillée de fond en comble, monseigneur.
— Et personne n’est sorti par la porte ? Donc ils sont partis par la mer.
— On a retrouvé tous les bateaux de guerre éphébiens, seigneur Vorbis.
— Cette baie pullule de petits bateaux.
— Qui ne peuvent aller nulle part ailleurs qu’au large, monseigneur. »
Vorbis contempla au-dehors la mer Circulaire. Elle emplissait le monde d’un horizon à l’autre. Au-delà s’étendaient la tache des plaines de Sto et la ligne dentelée des montagnes du Bélier jusqu’aux sommets imposants que les hérétiques appelaient le Moyeu mais qui étaient, il le savait, le Pôle, visible malgré la courbure du monde uniquement grâce à la déformation de la lumière dans l’atmosphère, la même déformation qu’elle subissait dans l’eau… et il distingua une traînée blanche qui ondulait au-dessus de l’océan au loin.
Vorbis avait une très bonne vue, surtout depuis une hauteur.
Il ramassa une poignée de cendres grises, autrefois les Principes de navigation de Daikiri, et les laissa s’écouler entre ses doigts.
« Om nous envoie un vent favorable, dit-il. Descendons sur les quais. »
L’espoir agita une main optimiste dans l’océan d’abattement du sergent.
« Vous n’allez pas nous demander d’explorer le tunnel, monseigneur ? dit-il.
— Oh non. Vous le ferez à notre retour. »
Tefervoir tâta doucement la sphère de cuivre avec un bout de fil de fer tandis que le Bateau sans nom ballottait au milieu des vagues.
« Vous pouvez pas lui taper dessus ? fit Simonie qui saisissait mal la différence entre l’homme et la machine.
— C’est un moteur philosophique, expliqua Tefervoir. Que ça ne sert à rien de lui taper dessus.
— Mais vous avez dit que les machines pouvaient être nos esclaves.
— Bé, pas du genre qu’on tabasse. Les buses sont bouchées par du sel. Quand l’eau sort de la boule, elle laisse le sel.
— Pourquoi ?
— Bé, je n’en sais rien, moi. L’eau, elle aime voyager léger, sans trop de bagages.
— On est encalminés ! Vous pouvez rien y faire ?
— Si, attendre que ça refroidisse, puis nettoyer la boule et remettre de l’eau dedans. »
Simonie regarda autour de lui d’un œil affolé.
« Mais on est encore en vue d’la côte !
— Toi, peut-être », fit Honorbrachios. Assis au milieu du bateau, les mains croisées sur sa canne, on aurait dit un vieillard qu’on emmène rarement prendre l’air et qui trouve la sortie agréable.
« Vous tracassez pas. Personne ne peut nous voir là où on est », dit l’apprenti philosophe. Il tripota le mécanisme. « En tout cas, l’hélice, elle m’emmouscaille un peu. Elle était prévue pour déplacer l’eau le long du bateau, pas pour déplacer le bateau sur l’eau.
— Elle fait n’importe quoi, alors ? lança Simonie. Autant dire qu’on a plus d’hélice, hélas.
— C’est là qu’est l’os », ajouta joyeusement Honorbrachios.
Frangin, étendu au bout pointu, plongeait les yeux dans l’eau. Un petit calmar passa d’un coup de siphon, juste sous la surface. Il se demanda ce que c’était…
… et sut qu’il s’agissait du calmar entonnoir commun, de la classe des céphalopodes, phylum des mollusques, qu’il possédait une structure cartilagineuse interne au lieu d’un squelette, ainsi qu’un système nerveux très développé et de grands yeux qui formaient des images, assez semblables à ceux des vertébrés.
Les renseignements flottèrent un moment au premier plan de son esprit puis s’évanouirent.
« Om ? chuchota Frangin.
— Quoi ?
— Qu’est-ce que tu fais ?
— J’essaye de dormir un peu. Les tortues ont besoin de beaucoup de sommeil, tu sais. »
Simonie et Tefervoir étaient courbés au-dessus du moteur philosophique. Frangin contempla la sphère…
… une sphère de rayon r, dont le volume est donc V = (4/3) (pi) rrr, et la superficie A = 4 (pi) rr…
« Oh, mon dieu…
— Quoi encore ? » fit la voix de la tortue.
Le visage d’Honorbrachios se tourna vers Frangin qui s’agrippait la tête.
« C’est quoi, un pi ? »
Honorbrachios tendit une main et calma le novice.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Om.
— Je ne sais pas ! Ce ne sont que des mots. Je ne sais pas ce qu’il y a dans les livres ! Je ne sais pas lire !
— Le sommeil, c’est vital, fit Om. Ça donne une carapace saine. »
Frangin s’affaissa sur les genoux dans le bateau instable. Il se faisait l’effet d’un locataire qui rentre à l’improviste et découvre son logement bourré d’étrangers. Ils se trouvaient dans toutes les pièces, ne représentaient aucune menace, remplissaient seulement l’espace de leur présence.
« Les livres ont des fuites !
— Bé, je vois pas comment ça peut se faire, répliqua Honorbrachios. D’après toi, tu les as seulement regardés. Tu les as pas lus. Tu sais pas ce qu’ils veulent dire.
— Eux, ils le savent, ce qu’ils veulent dire !
— Écoute. C’est que des livres, de la nature des livres, dit Honorbrachios. Ils sont pas magiques. Si on savait ce que contiennent les livres rien qu’en les regardant, Tefervoir, là, il serait un génie.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Simonie.
— Il croit en savoir trop.
— Non ! Je ne sais rien ! Je ne sais pas réellement, dit Frangin. Je me suis juste souvenu que les calmars ont une structure cartilagineuse interne !
— Y a de quoi s’inquiéter, j’vois ça, fit Simonie. Huh. Les prêtres ? Sont tous cinglés.
— Non ! Je ne sais pas ce que ça veut dire, cartilagineux !
— Tissu conjonctif squelettique, expliqua Honorbrachios. Pense à de l’os et du cuir en même temps. »
Simonie ronchonna. « Ouais, ouais, fit-il. Vivre, c’est apprendre, comme vous dites.
— Y en a même parmi nous qui prétendent que c’est le contraire, fit Honorbrachios.
— C’est censé vouloir dire quelque chose ?
— Té, c’est de la philosophie. Et assieds-toi, petit. Que tu fais bouléguer le bateau. On est déjà en surcharge.
— Il subit une poussée verticale de bas en haut d’intensité égale au poids du fluide déplacé, marmonna Frangin en s’affaissant.
— Hmm ?
— Sauf que je ne sais pas ce que c’est, une intensité égale. »
Tefervoir leva les yeux de la sphère. « On est prêts à repartir, dit-il. Versez donc de l’eau là-dedans avé votre casque, monsieur.
— Et après on repart ?
— Bé, on va toujours commencer par faire monter la vapeur », répondit Tefervoir. Il s’essuya les mains sur sa toge.
« Tu sais, fit Honorbrachios, il y a différentes façons d’apprendre. Ça me rappelle la fois où le vieux prince Lasguere de Tsort m’a demandé comment il pouvait s’instruire, vu qu’il avait pas de temps à consacrer à la lecture et toutes ces fadaises. Je lui ai répondu : “Y a pas de voie royale pour apprendre, sire”, et il m’a dit : “Ouvres-en une en vitesse si tu veux pas que je te fasse trancher les jambes. Embauche autant d’esclaves que ça te chante.” Une façon de procéder agréablement directe, j’ai toujours pensé. Pas le genre de type à mâcher ses mots. Ses gens, oui. Mais pas ses mots.
— Pourquoi il ne t’a pas tranché les jambes ? fit Tefervoir.
— Bé, je lui ai ouvert sa voie. Plus ou moins.
— Comment ça ? Je croyais que c’était seulement une métaphore.
— Tu apprends, Tefervoir. J’ai trouvé une douzaine d’esclaves qui savaient lire, et ils restaient la nuit dans sa chambre pour lui chuchoter des morceaux choisis pendant qu’il dormait.
— Ç’a marché ?
— Sais pas. Le troisième esclave, il lui a planté une dague de six pouces dans l’oreille. Puis, après la révolution, le nouveau dirigeant, il m’a fait sortir de prison et m’a dit que je pouvais quitter le pays si je promettais de ne réfléchir à rien jusqu’à la frontière. Mais fondamentalement l’idée était valable, j’en suis sûr. »
Tefervoir souffla sur le feu.
« Faut un certain temps pour chauffer l’eau », expliqua-t-il. Frangin se rallongea à la proue. S’il se concentrait, il arriverait à endiguer l’afflux des connaissances. Une seule solution : ne rien regarder. Même un nuage…
… conçu par la philosophie naturelle pour fournir de temps en temps de l’ombre à la surface du monde et donc prévenir la surchauffe…
… suffisait à le perturber.
Om dormait à griffes fermées.
Savoir sans apprendre, songea le novice. Non. Le contraire. Apprendre sans savoir…
Les neuf dixièmes d’Om somnolaient dans sa carapace. Le reste voguait comme une brume dans le monde réel des dieux, un monde beaucoup moins intéressant que celui à trois dimensions qu’habite la majeure partie de l’humanité.
Il se disait : On navigue dans un petit bateau. Si ça se trouve, elle ne va même pas nous remarquer. L’océan est vaste. Elle ne peut pas être partout.
Évidemment, elle a beaucoup de fidèles. Mais on n’est qu’un petit bateau…
Il sentit les esprits de poissons curieux fureter du côté de la vis. Ce qui était étrange, parce que les poissons ne sont d’ordinaire pas connus pour leur…
« Salut, fit la reine de la mer.
— Ah.
— Je vois que tu as réussi à rester en vie, petite tortue.
— Je m’accroche, fit Om. Pas de problème. »
Suivit une pause qui, survenant entre deux membres de l’espèce humaine, aurait généré des toux et des mines embarrassées. Mais les dieux ne sont jamais embarrassés.
« J’imagine, fit Om, que tu viens réclamer ton prix.
— Ce vaisseau et tous ses occupants, dit la reine. Mais ton fidèle peut être sauvé, comme c’est la coutume.
— Quel intérêt pour toi ? L’un d’eux est athée.
— Hah ! Ils se mettent tous à croire quand la fin est proche.
— Je ne trouve pas ça… (Om hésita) équitable ? »
La reine de la mer marqua un temps.
« Qu’est-ce que c’est… équitable ?
— C’est comme… ce qui sous-tend la justice ? » Om se demanda pourquoi il avait dit ça.
« Ç’a m’a l’air d’une notion humaine.
— Ils sont inventifs, je te le garantis. Mais ce que je voulais dire, c’est… enfin… ils n’ont rien fait pour le mériter.
— Le mériter ? Ce sont des humains, tout de même. Pourquoi devraient-ils le mériter ? »
Om devait le reconnaître. Il ne pensait pas comme un dieu. Il s’en inquiéta.
« C’est que…
— Tu dépends depuis trop longtemps d’un seul humain, petit dieu.
— Je sais. Je sais. » Om soupira. Les esprits déteignent les uns sur les autres. Il considérait trop les choses d’un point de vue humain. « Prends le bateau, alors. Puisqu’il le faut. J’aurais quand même préféré que ce soit…
— Équitable ? » fit la reine de la mer. Elle s’avança. Om la sentit tout autour de lui. « Rien n’est équitable, dit-elle. La vie, c’est comme une plage. Et après, on meurt. »
Puis elle disparut.
Om se retira à l’abri de sa carapace.
« Frangin ?
— Oui ?
— Tu sais nager ? »
La sphère se mit à tourner.
Frangin entendit Tefervoir annoncer : « Bé voilà. On va bientôt repartir.
— Vaudrait mieux. » Ça, c’était Simonie. « Y a un bateau, là-bas.
— Le nôtre, il va plus vite que tout ce qui marche à voile ou à rame. »
Frangin regarda vers l’autre bout de la baie. Un bateau omnien effilé doublait le phare. Il était encore loin, mais Frangin le fixait avec une crainte et une attente qui grossissaient mieux qu’un télescope.
« Il va vite, dit Simonie. J’comprends pas… Y a pas d’vent. »
Tefervoir observa la mer d’huile environnante.
« Il ne peut pas y avoir du vent là-bas et aucun ici, fit-il.
— Est-ce que tu sais nager ? je t’ai demandé. » La voix de la tortue était pressante dans la tête du novice.
« Aucune idée, répondit Frangin.
— Crois-tu pouvoir t’en faire une rapidement ? »
Tefervoir regarda en l’air.
« Oh », dit-il.
Des nuages s’étaient rassemblés au-dessus du Bateau sans nom. Visiblement, ils tournaient sur eux-mêmes.
« Faut que t’en aies le cœur net ! s’écria Om. Je croyais que t’avais une mémoire infaillible !
— On barbotait dans la grande citerne du village ! chuchota Frangin. Je ne sais pas si ça compte ! »
La brume décampa de la surface de la mer. Les oreilles de Frangin se débouchèrent brusquement. Et le bateau omnien continuait d’approcher, il volait sur les vagues.
« Comment ça s’appelle quand on a un calme plat entouré de vent… commença Tefervoir.
— Bé, un ouragan ? » proposa Honorbrachios.
Un éclair jaillit entre ciel et mer. Tefervoir tira d’un coup sec sur le levier qui abaissait l’hélice dans l’eau. Ses yeux brillaient presque autant que l’éclair.
« Té, ça c’est de l’énergie, dit-il. Exploiter les éclairs ! Le rêve de l’humanité ! »
Le Bateau sans nom s’élança en avant.
« Ah oui ? Hé bé, c’est pas mon rêve à moi, fit Honorbrachios. Je rêve toujours d’une carotte géante qui me poursuit dans un champ de homards.
— Je veux dire un rêve métaphorique, maître, précisa Tefervoir.
— C’est quoi, une métaphore ? demanda Simonie.
— C’est quoi, un rêve ? » demanda Frangin.
Un éclair comme une colonne lumineuse s’abattit en zigzaguant dans la brume. Des éclairs induits étincelèrent sur la sphère tournoyante.
« On peut obtenir ça avec les chats, dit un Tefervoir perdu dans un monde philosophique tandis que le Bateau laissait un sillage blanc derrière lui. On les frotte avec une tige d’ambre, et ça donne de toutes petites étincelles… Si je pouvais amplifier ça un million de fois, plus personne ne serait esclave, on pourrait l’emmagasiner dans des bocaux et vaincre la nuit… »
Un éclair tomba à quelques brasses.
« On est dans un bateau, à côté d’une grosse boule de cuivre, en plein milieu d’une étendue d’eau salée, fit Honorbrachios. Merci, Tefervoir.
— Et les temples des dieux seraient magnifiquement illuminés, évidemment », ajouta en hâte l’apprenti philosophe.
Honorbrachios tapa la coque de son bâton. « Té, c’est une idée qu’elle est bonne, mais tu trouverais jamais assez de chats », dit-il. La mer devint houleuse.
« Saute à l’eau ! cria Om.
— Pourquoi ? » fit Frangin.
Une vague faillit retourner le bateau. La pluie sifflait sur le métal de la sphère qui renvoyait des embruns bouillants.
« Je n’ai pas le temps de t’expliquer ! Saute par-dessus bord ! C’est le mieux à faire ! Crois-moi ! »
Frangin se leva et s’accrocha à l’armature de la sphère pour se stabiliser.
« Asseyez-vous ! ordonna Tefervoir.
— Je sors, dit Frangin. J’en ai peut-être pour un moment. »
Le bateau tangua sous ses pieds quand il tomba autant qu’il sauta dans la mer bouillonnante.
La foudre frappa la sphère.
Lorsque Frangin remonta à la surface, il vit, l’espace d’un instant, la sphère éclatante chauffée à blanc et le Bateau sans nom, son hélice presque hors de l’eau, qui filait au ras des vagues comme une comète dans la brume. Le bâtiment disparut dans les nuages et la pluie. Quelques secondes plus tard, par-dessus le bruit de la tempête, le novice entendit une explosion assourdie.
Il leva la main. Om creva la surface en soufflant de l’eau de mer par les narines.
« Tu as dit que c’était le mieux à faire ! s’écria Frangin.
— Et alors ? On est encore en vie ! Et tiens-moi hors de l’eau ! Les tortues terrestres ne savent pas nager !
— Mais ils sont peut-être morts !
— Tu veux les rejoindre ? »
Une vague submergea Frangin. Un moment, le monde ne fut plus qu’un rideau vert sombre qui lui tintait dans les oreilles.
« Je ne sais pas nager d’une seule main ! brailla-t-il en refaisant surface.
— On va nous sauver ! Elle n’osera pas !
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Une autre vague gifla Frangin, et l’aspiration lui tira sur la robe.
« Om ?
— Oui ?
— Je crois que je ne sais pas nager du tout… »
Les dieux ne sont pas de grands amateurs de l’introspection. Ça n’a jamais compté parmi leurs traits dominants. La capacité de cajoler, menacer et terrifier a toujours suffisamment fonctionné. Quand on peut raser des cités entières à sa fantaisie, on a rarement besoin de pratiquer la réflexion dans le calme et de voir les choses du point de vue d’autrui.
Ce qui a conduit, par tout le multivers, quelques hommes et femmes d’une intelligence et d’une empathie supérieures à vouer toute leur existence au service de déités incapables de les battre aux dominos. Par exemple, sœur Sestina de Quirm brava la colère du roi local, marcha sans mal sur un lit de charbons ardents et développa une éthique raisonnable au nom d’une déesse dont le seul intérêt se portait sur l’art capillaire, et frère Zephilite de Klatch abandonna son vaste domaine et sa famille pour consacrer sa vie à aider les pauvres et les malades au nom du dieu invisible F’rum, qu’on tenait communément pour incapable, s’il avait eu un derrière, de le trouver avec ses mains, s’il avait eu des mains. Les dieux n’ont pas besoin d’être très futés quand ils disposent d’humains qui le sont à leur place.
La reine de la mer, elle, passait pour assez bête, même auprès des autres dieux. Mais ses pensées suivaient une certaine logique tandis qu’elle évoluait dans les profondeurs, sous les vagues battues par la tempête. Le petit bateau avait fait une cible tentante… mais il y en avait un autre, plus gros, rempli de monde, qui filait droit dans la tempête.
Avec ce bateau-là, le jeu était plus équitable.
La reine de la mer avait la durée de concentration d’une purée d’oignon.
Et elle organisait elle-même ses propres sacrifices. Elle croyait aussi à la quantité.
L’Aileron divin plongeait de crête en creux de vague alors que les coups de vent lui labouraient les voiles. Le capitaine se fraya un chemin, dans l’eau jusqu’à la taille, vers la proue où Vorbis se dressait, agrippé au bastingage, apparemment inconscient des ballottements du bateau à demi submergé.
« Monseigneur ! Il faut prendre des ris ! On ne peut pas distancer ça ! »
Du feu vert crépita au sommet des mâts. Vorbis se retourna. La lueur se réfléchit dans ses orbites.
« C’est pour la gloire d’Om, dit-il. La confiance est notre voile et la gloire notre destination. »
Le capitaine en avait assez. S’il restait hésitant sur la question de la religion, il ne doutait pas de posséder, au bout de trente ans, quelques notions sur la mer.
« Le fond de l’océan est notre destination, oui ! » cria-t-il.
Vorbis haussa les épaules. « Je n’ai pas dit qu’il n’y aurait pas d’arrêts en cours de route », fit-il.
Le capitaine le regarda fixement et s’en repartit péniblement dans l’autre sens sur le pont agité. Entre autres notions maritimes, il savait que des tempêtes de ce genre n’arrivaient jamais. On ne passait pas comme ça d’un calme plat au cœur d’un ouragan en furie. Ce n’était pas la mer. C’était une affaire personnelle.
La foudre frappa le grand mât. Un cri s’éleva dans les ténèbres lorsqu’une masse de voile déchirée et de gréement s’écrasa sur le pont.
Le capitaine nagea autant qu’il grimpa en haut de l’échelle menant au gouvernail où le timonier n’était qu’une ombre dans les embruns et la lueur fantomatique de la tempête.
« On ne s’en sortira jamais vivants !
— EXACT.
— Va falloir abandonner le navire !
— NON. NOUS L’EMMENONS AVEC NOUS. C’EST UN BON BATEAU. »
Le capitaine y regarda de plus près dans l’obscurité.
« C’est toi, Bosco Coplei ?
— VOUS VOULEZ ENCORE ESSAYER DE DEVINER ? »
La coque heurta un rocher immergé qui l’éventra. La foudre s’abattit sur le mât restant et, comme un bateau en papier resté trop longtemps dans l’eau, l’Aileron divin se plia en deux. Des billes de bois d’œuvre furent réduites en petit bois qui fusa vers les cieux tourbillonnants…
Puis le silence tomba soudain, velouté…
Le capitaine découvrit qu’il avait acquis des souvenirs récents. Il était question d’eau, de bourdonnement dans les oreilles et d’une sensation de feu glacial dans les poumons. Mais déjà ils s’estompaient. Il s’approcha du bastingage d’un pas sonore dans le silence et regarda par-dessus bord. Malgré ces souvenirs qui suggéraient que le bateau avait été réduit en miettes, il le retrouvait à nouveau entier. Si l’on pouvait dire.
« Huh, fit-il, on dirait qu’on n’a plus de mer.
— Oui.
— Ni de terre non plus. »
Le capitaine tapota le bastingage. Un bastingage grisâtre et vaguement transparent.
« Huh. C’est du bois ?
— MÉMOIRE MORPHIQUE.
— Pardon ?
— VOUS ÉTIEZ MARIN. VOUS AVEZ ENTENDU PARLER DES BATEAUX COMME D’ÊTRES VIVANTS ?
— Oh, oui. Il suffit de passer une nuit sur un bateau pour sentir qu’il a une â…
— Oui. »
Le souvenir de l’Aileron divin voguait dans le silence. On entendait au loin les soupirs du vent, ou du souvenir du vent. Les cadavres apaisés de tempêtes défuntes.
« Huh, fit le fantôme du capitaine, vous avez dit “étiez” ?
— Oui.
— Il me semblait bien. »
Le capitaine fixa le pont en contrebas. L’équipage s’y rassemblait et levait vers lui des yeux anxieux.
Il regarda mieux. Devant l’équipage, les rats du navire s’étaient regroupés. Une petite silhouette en robe se tenait devant eux.
« COUIIINE », fit-elle.
Il songea : même les rats ont une Mort…
La Mort s’écarta et fit signe au capitaine.
« VOUS AVEZ LA BARRE.
— Mais… mais on va où ?
— QUI SAIT ? »
Le capitaine saisit désespérément les poignées de la roue de gouvernail. « Mais… je ne reconnais aucune étoile ! Je n’ai pas de cartes ! Quels sont les vents, ici ? Où sont les courants ? »
La Mort haussa les épaules.
Le capitaine tourna la roue sans trop savoir. Le bateau continua de glisser sur un fantôme d’océan.
Puis le capitaine s’anima. Le pire était déjà passé. Une nouvelle étonnamment agréable. Et si le pire était déjà passé…
« Où est Vorbis ? grommela-t-il.
— IL A SURVÉCU.
— Non ? Il n’y a pas de justice.
— IL N’Y A QUE MOI. »
La Mort disparut.
Le capitaine tourna un peu la roue, pour l’image. Après tout, il était encore capitaine et il s’agissait toujours d’un bateau, d’une certaine façon.
« Monsieur le second ? »
Le second salua.
« Cap’taine !
— Hum. Où va-t-on, maintenant ? »
Le second se gratta la tête.
« Ben, cap’taine, j’ai entendu dire que les païens de Klatch ont un paradis où on boit et on chante avec des jeunes femmes qui portent des clochettes et qui sont… vous savez… ouvertes. »
Le second observa son capitaine avec espoir.
« Ouvertes, hein ? répéta le capitaine d’un air songeur.
— À ce qu’on m’a dit. »
Le capitaine se dit qu’il avait bien droit à un peu d’ouverture.
« Une idée sur la route à suivre pour aller là-bas ?
— Je crois qu’on reçoit les consignes de son vivant, répondit le second.
— Oh.
— Et il y a des barbares vers le Moyeu, reprit le second en savourant le mot, qui prétendent se retrouver dans une grande salle où ils mangent et boivent toutes sortes de choses.
— Avec des femmes ?
— Sûrement. »
Le capitaine fronça les sourcils. « C’est marrant, fit-il, mais pourquoi donc les païens et les barbares semblent-ils avoir droit aux meilleurs séjours quand ils meurent ?
— Ça, c’est une colle, reconnut le second. D’après moi, ça compense pour… toute leur vie qu’ils passent aussi à s’amuser ? » Il eut l’air intrigué. Maintenant qu’il était mort, toute cette histoire lui paraissait louche.
« J’imagine que vous n’avez aucune idée d’où se trouve aussi ce paradis-là ?
— J’regrette, cap’taine.
— Il n’y a pas de mal à chercher, remarquez. »
Le capitaine regarda par-dessus bord. En naviguant assez longtemps, on finirait fatalement par voir une terre. Et il n’y avait pas de mal à chercher.
Un mouvement lui attira l’œil. Il sourit. Bien. Un signe. C’était peut-être le mieux à faire, après tout…
Accompagné par les fantômes de dauphins, le fantôme d’un bateau voguait…
Les mouettes ne s’aventuraient jamais aussi loin le long du littoral désertique. Leur niche écologique était occupée par le pougneux, un membre de la famille des corbeaux qu’eux-mêmes sont les premiers à désavouer et dont ils ne parlent jamais en société. Il vole rarement mais fouine partout en les petits dieux sautillant sur des pattes mal assurées. Son cri distinctif rappelle à qui l’entend un système digestif perturbé. Il a l’aspect qu’ont les autres oiseaux après une marée noire. Rien ne mange le pougneux, à part d’autres pougneux. Le pougneux mange ce qui rend le vautour malade à vomir. Le pougneux mangerait du vomi de vautour malade. Le pougneux mange tout ce qu’il trouve.
L’un d’eux, par cette nouvelle matinée lumineuse, marchait de guingois sur le sable infesté de puces de mer bondissantes et picorait sans but, au cas où les galets et les morceaux de bois seraient devenus comestibles durant la nuit. Pour ce qu’en savait le pougneux, pratiquement tout devenait comestible dès lors qu’on attendait assez longtemps. Il tomba sur un monticule étendu sur la laisse de haute mer et lui donna un coup sec du bec, à tout hasard.
Le monticule gémit.
Le pougneux recula en vitesse et porta son attention sur un petit caillou en forme de dôme à côté du monticule. Il était à peu près sûr de n’avoir pas vu cette chose-là non plus sur la plage la veille. Il risqua un coup de bec préliminaire.
Une tête jaillit du caillou et lui cracha : « Va te faire foutre, sale con. »
Le pougneux sauta en arrière et se lança dans une espèce de course bondissante, ce qu’un pougneux daignait accomplir qui se rapprochait le plus d’un envol, jusqu’à un tas de bois flotté blanchi au soleil. Les affaires reprenaient. Si ce caillou était vivant, il finirait par mourir.
Le grand dieu Om rejoignit Frangin d’un pas chancelant et lui flanqua des coups de sa carapace dans la tête jusqu’à ce que le novice se remette à gémir.
« Réveille-toi, mon gars. Debout, là-dedans. Hop-hop-hop. Terminus, tout le monde descend. »
Frangin ouvrit un œil.
« … c’qui s’est passé ? fit-il.
— Tu es vivant, voilà ce qui s’est passé », répondit Om. La vie est une plage, se souvint-il. Et après on meurt.
Frangin se redressa sur les genoux.
Il y a des plages qui ont besoin de parasols aux couleurs vives.
Il y a des plages qui reflètent la majesté de la mer.
Mais cette plage-là, non. Ce n’était qu’un ourlet stérile qui reliait la terre à l’océan. Sur la laisse de haute mer s’entassait du bois flotté que le vent érodait. L’atmosphère bourdonnait de petits insectes agaçants. Il flottait une odeur donnant à penser qu’un cadavre avait pourri une éternité plus tôt là où les pougneux ne pouvaient pas le trouver. Ce n’était pas une bonne plage.
« Oh. Mon dieu.
— C’est mieux que se noyer, fit Om d’un ton encourageant.
— Je n’en sais trop rien. » Frangin parcourut la plage des yeux. « Il y a de l’eau potable ?
— M’étonnerait, répondit Om.
— Le verset 3, Ossaire V, dit que tu as fait couler de l’eau vive du désert aride.
— C’était un genre de licence artistique.
— Tu ne peux même pas faire ça ?
— Non. »
Frangin contempla encore le désert. Derrière les lignes de bois flotté et quelques carrés d’une herbe qui donnait l’impression de crever à mesure qu’elle croissait, les dunes se succédaient à perte de vue.
« Par où c’est, Omnia ? demanda-t-il.
— On ne va pas à Omnia », fit Om.
Frangin regarda fixement la tortue. Puis il la saisit.
« Je crois que c’est par là », dit-il. Les pattes d’Om gigotèrent frénétiquement. « Pourquoi t’as envie d’aller à Omnia ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas envie, répondit le novice. Mais j’y vais quand même. »
Le soleil pendait très haut dans le ciel au-dessus de la plage.
Ou peut-être que non.
Frangin connaissait désormais des détails sur le soleil. Les renseignements s’infiltraient dans sa tête. Les Ephébiens s’étaient beaucoup intéressés à l’astronomie. Explétius avait démontré que le Disque avait un diamètre de quinze mille kilomètres. Fébrius, qui avait posté des esclaves aux réflexes vifs et à la voix puissante dans tout le pays à l’aube, avait prouvé que la lumière se déplaçait en gros à la même vitesse que le son. Et Honorbrachios avait calculé que, dans ce cas, afin de passer entre les éléphants, le soleil devait parcourir une orbite d’au moins cinquante-cinq mille kilomètres chaque jour ou, autrement dit, se déplacer deux fois plus vite que sa propre lumière. Par conséquent, quand on le voyait en un point donné, il n’y était déjà plus, sauf deux fois par jour quand il se rattrapait lui-même, ce qui signifiait que toute sa masse formait une particule plus rapide que la lumière, un tachyon ou, selon l’expression d’Honorbrachios, un enfoiré.
Il faisait quand même chaud. La mer sans vie avait l’air de fumer.
Frangin cheminait péniblement, pile au-dessus de la seule tache d’ombre à des centaines de kilomètres à la ronde dont il ne pouvait pas profiter : la sienne. Même Om avait cessé de se plaindre. Trop chaud.
Ici et là, des morceaux de bois roulaient dans l’écume qui frangeait la mer.
Plus loin devant Frangin, l’air miroitait au-dessus du sable. Autour d’une tache noire.
Il la regarda d’un œil indifférent tout en s’en approchant, incapable d’aucune réelle pensée. Ce n’était rien d’autre qu’un point de référence dans un monde de chaleur orange, qui se dilatait et se contractait dans la brume tremblotante.
Une fois plus près, il reconnut Vorbis.
L’information mit un bon moment à imprégner le cerveau du novice.
Vorbis.
Sans robe. Tout arrachée. Que son gilet de corps avec. Les clous cousus dedans. Du sang plein. La jambe. Lacérée par des rochers. Vorbis.
Vorbis.
Frangin s’affaissa sur les genoux. Sur la laisse de haute mer, un pougneux lâcha un croassement.
« Il vit… toujours, parvint à dire le novice.
— Dommage, fit Om.
— On devrait faire quelque chose… pour lui.
— Oui ? Tu pourrais trouver un caillou et lui enfoncer le crâne dedans.
— On ne peut pas le laisser là.
— Tu vas voir.
— Non. »
Frangin passa les mains sous le diacre et tenta de le soulever. Avec un étonnement las, il s’aperçut que Vorbis ne pesait presque rien. La robe du diacre avait caché un corps qui n’était que peau tendue sur des os. Frangin aurait pu le briser à mains nues.
« Et moi ? » geignit Om.
Frangin se jeta Vorbis sur l’épaule.
« Tu as quatre pattes, répliqua-t-il.
— Je suis ton dieu !
— Oui. Je sais. » Il avait repris son cheminement le long de la plage.
« Qu’est-ce que tu vas faire de lui ?
— L’emmener à Omnia, répondit Frangin d’une voix épaisse. Le peuple doit être mis au courant. De ce qu’il a fait.
— Tu es fou ! Tu es fou ! Tu crois que tu vas le porter jusqu’à Omnia ?
— Sais pas. Je vais essayer.
— Toi alors ! Toi alors ! » Om abattit une griffe sur le sable. « Des millions de gens dans le monde, et il a fallu que je tombe sur toi ! Quel idiot ! Quel idiot ! »
Frangin n’était plus qu’une forme frémissante dans la brume.
« C’est ça ! brailla Om. Je n’ai pas besoin de toi ! Tu crois que j’ai besoin de toi ? Je n’ai pas besoin de toi ! Je peux trouver un autre fidèle quand je veux ! Sans problème ! »
Frangin disparut.
« Et je ne vais pas te courir après ! Bon débarras ! Tiens, je vais en pousser une, tellement je suis content, hurla Om qui se mit à chanter : Il était un petit navire, il était un petit navire. »
Frangin observait ses pieds qui se traînaient l’un devant l’autre.
Il avait désormais dépassé le stade de la pensée. Dans la friture de son esprit ne flottaient plus que des images décousues et des fragments de souvenirs.
Les rêves. C’étaient des représentations dans la tête. Coaxias avait écrit tout un rouleau là-dessus. Les superstitieux croyaient qu’il s’agissait de messages divins, mais ils émanaient du cerveau lui-même, lequel les produisait durant la nuit à mesure qu’il triait et classait les événements de la journée. Frangin ne rêvait jamais. Alors parfois… le trou noir, pendant que le cerveau se chargeait du classement. Il classait tous les livres. Maintenant, Frangin savait sans apprendre…
C’était ça, les rêves.
Les dieux. Les dieux avaient besoin des fidèles. La foi était la nourriture des dieux. Mais ils avaient aussi besoin d’une forme. Les dieux devenaient tels que les fidèles les imaginaient. Ainsi, la déesse de la sagesse arborait un pingouin. Le même sort aurait pu tomber sur n’importe quelle divinité. Elle aurait dû hériter d’une chouette. Tout le monde savait ça. Mais un mauvais sculpteur qui ne connaît les chouettes que par ouï-dire réalise un travail saboté, la foi se met de la partie, et on se retrouve avec une déesse de la sagesse encombrée d’un oiseau qui porte en permanence un habit de soirée et empeste le poisson.
On donne à un dieu sa forme, comme la gelée remplit le moule.
Les dieux deviennent souvent le père, affirmait Abraxas l’agnostique. Les dieux deviennent une grande barbe dans le ciel parce que, quand vous aviez trois ans, c’était effectivement votre père…
Abraxas avait évidemment survécu… La pensée surgit, glaciale et acérée, du secteur de son esprit que Frangin pouvait encore considérer comme à lui. Les dieux laissent les athées tranquilles, dès lors qu’il s’agit d’athées convaincus, passionnés et fougueux comme Simonie, qui passent leur vie à ne pas croire, à en vouloir aux dieux de ne pas exister. Ce genre d’athéisme est un roc. Presque une foi…
Le sable. Ce qu’on trouve dans les déserts. Des cristaux de roche qui façonnent des dunes. Gordo de Tsort prétendait que le sable provenait de montagnes usées, mais Irexes avait découvert que le grès était une pierre composée de sable compressé, ce qui laissait entendre que les grains étaient les pères des montagnes.
Chaque grain de sable un petit cristal. Et tous ces grains qui se mettent à grossir…
À grossir…
Sans bruit, sans même s’en apercevoir, Frangin cessa de tomber en avant et ne bougea plus, à plat ventre par terre.
« Fous le camp ! »
Le pougneux fit la sourde oreille. Il jugeait l’expérience intéressante. Il découvrait de nouvelles bandes de plage qu’il ne connaissait pas et, bien sûr, il y avait la perspective, voire la certitude, d’un bon repas au bout de l’aventure.
Il s’était perché sur la carapace d’Om.
Om clopinait sur le sable et s’arrêtait de temps en temps pour abreuver son passager d’insultes.
Frangin était passé par ici.
Mais voilà qu’un des affleurements rocheux qui parsemaient le désert comme des îles dans un océan se prolongeait jusqu’à la lisière de l’eau. Le novice n’avait pas pu l’escalader. Les traces de pas dans le sable bifurquaient vers l’intérieur des terres, vers le cœur du désert.
« Imbécile ! »
Om gravit péniblement le flanc d’une dune en y enfonçant bien les pattes pour s’empêcher de repartir en slalom arrière.
Sur l’autre flanc de la dune, les traces devinrent un long sillon, là où Frangin avait dû tomber. Om rétracta ses pattes et se laissa glisser jusqu’au bas du toboggan.
Là, les traces changeaient de direction. Le novice avait sûrement cru pouvoir contourner la dune suivante et retrouver le rocher de l’autre côté. Om connaissait les déserts et, entre autres choses, savait que sur ce type de raisonnement s’étaient déjà enferrés un millier de squelettes perdus, blanchis au soleil.
Il suivit quand même péniblement les traces, reconnaissant envers la dune de l’ombre momentanée qu’elle lui offrait maintenant que le soleil se couchait.
Les traces contournaient la dune puis, tiens, escaladaient en zigzags grossiers une pente à angle droit de la direction qu’elles auraient dû prendre. Garanti sur facture. C’est ça, les déserts. Ils possèdent leur propre pesanteur. Ils vous aspirent vers le centre.
Frangin progressait à quatre pattes en tenant tant bien que mal Vorbis par un bras flasque. Il n’osait pas s’arrêter. Sa grand-mère lui taperait encore dessus. Et il y avait aussi maître Nonroid dont l’image flottante apparaissait et disparaissait.
« Tu me déçois beaucoup, Frangin. Mmm ?
— Veux… de l’eau…
— … de l’eau, répéta Nonroid. Fais confiance au grand dieu. »
Frangin se concentra. L’image de Nonroid s’évanouit.
« Grand dieu ? » fit-il.
Quelque part, il y avait de l’ombre. Le désert ne pouvait pas durer éternellement.
Le soleil se couchait vite. Pendant un moment, Om le savait, la chaleur se dégagerait du sable et sa propre carapace l’emmagasinerait, mais elle ne tarderait pas à se dissiper, remplacée par la rigueur nocturne du désert.
Les étoiles commençaient déjà à poindre lorsqu’il trouva Frangin. Vorbis avait été lâché un peu plus tôt.
Om se traîna à la hauteur de l’oreille de Frangin.
« Hé ! »
Aucun son, aucun mouvement. Om donna un petit coup de tête sur le crâne du novice puis regarda les lèvres crevassées.
Il entendit picorer derrière lui.
Le pougneux inventoriait les orteils de Frangin, mais son exploration fut interrompue lorsque des mâchoires de tortue se refermèrent sur sa patte.
« He h’ai hit, hous l’hamp ! »
Le pougneux lâcha un hoquet paniqué et tenta de s’envoler, mais il était gêné par une tortue décidée accrochée à sa patte. Om rebondit sur le sable sur quelques pas avant de lâcher prise.
Il voulut cracher, mais les gueules de tortue ne sont pas conçues pour ça.
« Les oiseaux, je les rends tous par l’œil », lança-t-il dans le soir qui tombait.
Le pougneux l’observa d’un air réprobateur depuis le sommet d’une dune. Il ébouriffa sa poignée de plumes graisseuses, l’air de qui est prêt à attendre toute la nuit si nécessaire. Aussi longtemps qu’il faudra.
Om revint en se traînant vers Frangin. Bon, il y avait toujours de la respiration.
De l’eau…
Le dieu réfléchit. Frapper le roc un grand coup. C’était une solution. Faire couler l’eau… aucune difficulté. Une question de molécules et de vecteurs. L’eau avait un penchant naturel à couler. Il fallait seulement veiller à ce qu’elle coule par-ci plutôt que par-là. Aucun problème pour un dieu au mieux de sa forme.
Comment s’attaquer au problème du point de vue d’une tortue ?
La tortue se traîna jusqu’au pied de la dune et passa les minutes suivantes à monter et descendre. Elle choisit enfin un point précis et entreprit de creuser.
Ce n’était pas normal. On avait enduré une chaleur torride. Maintenant on gelait.
Frangin ouvrit les yeux. Les étoiles du désert, d’un blanc éclatant, lui renvoyèrent son regard. Il avait l’impression que sa langue lui emplissait la bouche. Tiens, qu’est-ce qui se passe… ?
De l’eau.
Il roula sur lui-même. Il avait entendu des voix dans sa tête, et maintenant il en entendait à l’extérieur. Des voix faibles mais assurément réelles, qui rebondissaient en écho léger au-dessus du sable éclairé par la lune.
Frangin rampa péniblement vers le pied de la dune. Il y trouva un monticule. En fait, il y en avait même plusieurs. La voix assourdie provenait de l’un d’eux. Il se traîna plus près.
Il y avait un trou dans le monticule. Quelque part, loin en dessous, on jurait. Des mots indistincts remontaient par rebonds d’avant en arrière dans le tunnel, mais leur sens général ne laissait aucun doute.
Frangin s’affala et observa.
Au bout de quelques minutes il vit bouger à l’entrée du trou, et Om émergea, couvert de ce que Frangin aurait appelé de la boue s’il ne s’était pas trouvé dans le désert.
« Oh, c’est toi, fit la tortue. Déchire un bout de ta robe et passe-le-moi. »
Comme dans un rêve, Frangin obéit.
« Se retourner au fond de ce truc-là, reprit Om, ce n’est pas de la tarte, c’est moi qui te le dis. »
Il saisit le morceau de robe dans ses mâchoires, opéra un demi-tour prudent et disparut dans le trou. Deux minutes plus tard, il revenait en tirant toujours le tissu.
Un tissu tout mouillé. Frangin laissa le liquide s’égoutter dans sa bouche. Il lui trouva un goût de vase, de sable, de teinture brune bon marché et vaguement de tortue, mais il en aurait bu des litres. Il se serait baigné dans une mare de cette eau-là.
Il déchira un autre morceau de robe pour qu’Om le descende.
Quand la tortue refit surface, Frangin était agenouillé près de Vorbis.
« Une descente de cinq mètres ! Cinq putain de mètres ! s’écria Om. Gâche pas d’eau pour ce type-là ! Il n’est pas encore mort ?
— Il a la fièvre.
— Mets donc fin à ses souffrances.
— On le ramène quand même à Omnia.
— Tu te figures qu’on va y arriver ? Sans rien à manger ? Sans eau ?
— Mais tu en as trouvé, toi. De l’eau dans le désert.
— Rien de miraculeux là-dedans, fit Om. Il y a une saison des pluies près de la côte. Des crues subites. Des oueds. Des lits de rivière à sec. On a des couches aquifères, ajouta-t-il.
— Pour moi, c’est un miracle, croassa Frangin. Tu as beau savoir l’expliquer, n’empêche que ça peut être un miracle quand même.
— Ben, il n’y a pas à manger là-dessous, crois-moi. Rien du tout. Rien dans la mer, si jamais on retrouve la mer. Je le connais, le désert. Des crêtes rocheuses qu’il faut contourner. Tout pour t’écarter de ton chemin. Des dunes qui changent de place pendant la nuit… les lions… d’autres machins… »… des dieux.
« Qu’est-ce que tu veux faire, alors ? demanda Frangin. Il vaut mieux être vivant que mort, tu as dit. Tu veux retourner à Éphèbe ? On serait bien vus là-bas, d’après toi ? »
Om resta silencieux.
Frangin hocha la tête.
« Repars chercher de l’eau, alors. »
C’était plus facile de voyager de nuit, Vorbis sur l’épaule et Om sous le bras.
À cette époque de l’année…
… la lueur dans le ciel là-bas, c’est l’Aurora Corialis, les lumières du Moyeu, où le champ magique du Disque-monde se décharge en permanence parmi les pics de Cori Celesti, la montagne centrale. Et à cette époque de l’année, le soleil se lève au-dessus du désert à Éphèbe et au-dessus de la mer à Omnia, donc il faut garder les lumières du Moyeu sur la gauche et la lueur du soleil couchant dans le dos…
« Tu es déjà allé à Cori Celesti ? » demanda Frangin.
Om, qui s’était assoupi dans le froid, se réveilla en sursaut.
« Hein ?
— C’est là que vivent les dieux.
— Hah ! Je pourrais t’en raconter, fit mystérieusement Om.
— Quoi ?
— Se prennent pour une putain d’élite !
— Tu n’as pas vécu là-haut, alors ?
— Non. Faut être un dieu du tonnerre, quelque chose dans le genre. Faut avoir tout un tas d’adorateurs pour vivre chez les rupins. Faut être une personnification anthropomorphique, un truc comme ça.
— Être un grand dieu, ça ne suffit pas, alors ? »
Bah, on était dans le désert. Et Frangin allait mourir.
« Autant que je te le dise, marmonna Om.Ce n’est pas comme si on allait survivre… Tu vois, chaque dieu est le grand dieu de quelqu’un. Je n’ai jamais voulu être si grand que ça. Une poignée de tribus, une ou deux villes. Ce n’est pas beaucoup demander, hein ?
— Il y a deux millions d’habitants dans l’Empire, dit Frangin.
— Ouais. Pas mal, hein ? Démarrer avec seulement un berger qui entend des voix dans sa tête et finir avec deux millions de fidèles.
— Mais tu n’as jamais rien fait avec eux.
— Comme quoi ?
— Ben… leur dire de ne pas se tuer les uns les autres, ce genre de choses…
— Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Pourquoi j’aurais dû leur dire ça ? »
Frangin chercha une réponse propre à séduire une psychologie divine.
« Ben, si les gens ne se tuaient pas les uns les autres, il y en aurait davantage à croire en toi ? suggéra-t-il.
— C’est un argument, admit Om. Un argument intéressant. Perfide. »
Frangin marchait en silence. De la gelée scintillait sur les dunes.
« As-tu déjà entendu parler d’éthique ? demanda-t-il.
— Quelque part dans les terres d’Howonda, non ?
— Les Ephébiens s’y intéressaient beaucoup.
— Ils comptaient sûrement l’envahir.
— Ils avaient l’air d’y réfléchir souvent.
— Une stratégie à long terme, peut-être.
— Mais je ne crois pas que ce soit une ville ni un pays. Ç’a plutôt rapport avec la vie des gens.
— Quoi ? Se prélasser à longueur de journée pendant que des esclaves font tout le boulot ? Tu peux me croire, chaque fois que tu vois une bande de connards se balader en discutant de la vérité, de la beauté et du meilleur moyen d’attaquer Éthique, tu peux parier tes sandales, c’est parce que des dizaines d’autres pauvres connards font tout le boulot dans le coin pendant que ces types-là vivent comme…
— … des dieux ? » termina Frangin.
Un silence horrible s’ensuivit.
« J’allais dire “des rois”, fit Om d’un ton de reproche.
— Ils me font un peu l’effet de dieux.
— De rois, répliqua Om, catégorique.
— Pourquoi est-ce que les gens ont besoin de dieux ? insista Frangin.
— Oh, faut en avoir, des dieux, répondit Om d’une voix joviale autant que péremptoire.
— Mais ce sont les dieux qui ont besoin des gens. Pour la foi. C’est toi qui l’as dit. »
Om hésita. « Bon, d’accord, fit-il. Mais faut bien que les gens croient en quelque chose. Oui ? Je veux dire, pourquoi, sinon, est-ce qu’il y a du tonnerre ?
— Le tonnerre, fit Frangin dont le regard se voila légèrement, je ne…
» … est dû au choc entre des nuages ; après que la foudre est tombée, il se forme un trou dans l’atmosphère, et le son est alors généré par les nuages qui se précipitent pour combler le trou et qui se percutent, selon les principes stricts de la cumulo-dynamique.
— Tu as une drôle de voix quand tu récites, fit Om. Qu’est-ce que ça veut dire : générer ?
— Je ne sais pas. On ne m’a pas montré de dictionnaire.
— N’importe comment, c’est seulement une explication. Pas une raison.
— D’après ma grand-mère, le tonnerre venait du grand dieu Om qui ôtait ses sandales, fit le novice. Elle était d’une humeur bizarre le jour où elle m’a dit ça. Presque souriante.
— Métaphoriquement juste, fit Om. Mais je n’ai jamais lancé de coups de tonnerre, moi. Question d’attributions, tu vois. C’est ce salaud d’Io l’aveugle avec son gros marteau, là-haut chez les rupins, qui se charge de les lancer tous.
— Je croyais que, d’après toi, il y avait des centaines de dieux du tonnerre.
— Ouais. Et c’est lui à chaque fois. La rationalisation. Quand deux tribus se rassemblent, elles ont l’une et l’autre des dieux du tonnerre, d’accord ? Et les dieux fusionnent, comme qui dirait… Tu sais comment les amibes se divisent ?
— Non.
— Ben, c’est pareil, mais dans l’autre sens.
— Je ne vois toujours pas comment un seul dieu peut être cent dieux du tonnerre. Aucun n’a l’air pareil…
— Des faux nez.
— Quoi ?
— Et des voix différentes. Je sais, figure-toi, qu’Io possède soixante-dix modèles de marteaux. Peu de gens sont au courant. Et c’est la même chose avec les déesses mères. Y en a qu’une. Elle a des tas de perruques, sans compter ce qu’on arrive à faire avec un soutien-gorge rembourré, tu n’imagines pas. »
Tout n’était que silence dans le désert. Les étoiles, légèrement embuées par l’humidité en haute altitude, dessinaient de minuscules rosaces immobiles.
Loin vers ce que l’Église qualifiait de Pôle du Dessus et que Frangin commençait à appeler le Moyeu, le ciel tremblota.
Le novice posa Om et coucha Vorbis sur le sable.
Le silence absolu.
Rien sur des kilomètres en dehors de ce qu’il apportait lui-même. Voilà ce qu’avaient dû ressentir les prophètes, quand ils se rendaient dans le désert pour trouver… ce qu’ils trouvaient, et parler à… ceux auxquels ils parlaient.
Il entendit Om ronchonner. « Faut bien que les gens croient dans quelque chose. Autant que ce soit dans les dieux. Sinon, en quoi croire ? »
Frangin se mit à rire.
« Tu sais, fit-il, j’ai l’impression que je ne crois plus en rien.
— Sauf en moi !
— Oh, ça, je sais que tu existes. » Frangin sentit Om se calmer un peu. « Les tortues, elles ont quelque chose. Les tortues, je peux y croire. Une existence comme concentrée en un seul lieu. C’est avec les dieux en général que j’ai du mal.
— Écoute, si les gens arrêtent de croire aux dieux, ils vont croire en n’importe quoi, dit Om. Ils vont croire dans la boule de vapeur du jeune Tefervoir. N’importe quoi.
— Hmm. »
Une lueur verte dans le ciel signalait que la clarté de l’aube courait frénétiquement après son soleil.
Vorbis gémit. « Je me demande pourquoi il ne se réveille pas, dit Frangin. Je n’ai trouvé aucun os cassé.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Un des rouleaux éphébiens parlait uniquement des os. Tu ne peux rien faire pour lui ?
— Pourquoi ?
— Tu es un dieu.
— Ben, oui. Si j’étais assez costaud, je pourrais sûrement le foudroyer d’un éclair.
— Je croyais que c’était Io qui lançait les éclairs.
— Non, seulement les coups de tonnerre. On a le droit de lancer autant d’éclairs qu’on veut, mais pour le tonnerre il faut passer un contrat. »
L’horizon formait désormais une large bande dorée.
« Et faire tomber la pluie ? demanda Frangin. Quelque chose d’utile, quoi. »
Une ligne argentée apparut à la base de la bande dorée. La lumière du soleil se précipitait vers Frangin.
« Une réflexion très méchante, reprocha la tortue. Une réflexion délibérément blessante. »
Dans la lumière qui grandissait rapidement, Frangin aperçut un des îlots rocheux à peu de distance. Ses piliers décapés par le sable n’offraient que de l’ombre, mais l’ombre, toujours disponible en grande quantité dans les profondeurs de la Citadelle, manquait ici terriblement. « Des cavernes ? fit le novice.
— Des serpents.
— Mais des cavernes quand même ?
— Conjointement avec des serpents.
— Des serpents venimeux ?
— Devine. »
Le Bateau sans nom fendait tranquillement les flots sous la poussée du vent qui gonflait la robe de Tefervoir attachée à un mât bricolé à partir de morceaux de l’armature de la sphère que ligaturaient les lanières des sandales de Simonie.
« Té, je crois que je le sais, ce qui a mal tourné, dit l’apprenti philosophe. Une simple question de vitesse excessive.
— Vitesse excessive ? On a carrément décollé ! fit Simonie.
— Il faut une espèce de mécanisme de limitation, poursuivit Tefervoir en griffonnant un dessin sur le flanc du bateau. Quelque chose qui ouvrirait la soupape quand il y a trop de vapeur. Je crois que je pourrais trouver un système avec deux boules en rotation.
— Té, c’est drôle que tu dises ça, fit Honorbrachios. Au moment où on a décollé et où la sphère a explosé, j’ai nettement senti mes…
— Cette saleté a failli nous tuer ! lança Simonie.
— Donc la prochaine machine sera meilleure », répliqua joyeusement Tefervoir. Il parcourut du regard la côte au loin. « Pourquoi on n’accoste pas quelque part par là ? demanda-t-il.
— La côte du désert ? fit Simonie. Pour quoi faire ? Y a rien à manger, rien à boire, on s’y perd comme de l’dire. La seule destination, avec ce vent, c’est Omnia. On peut débarquer de ce côté-ci de la ville. Je connais des gens. Et ces gens en connaissent d’autres. Dans tout Omnia, y a des gens qui connaissent des gens. Des gens qui croient dans la Tortue.
— Bé, tu sais, j’ai jamais voulu ça, que les gens croient dans la Tortue, fit Honorbrachios d’un air malheureux. C’est qu’une grosse tortue. Elle existe et c’est tout. Ce sont des choses qui arrivent. À mon avis, la Tortue, elle s’en fout. Je me suis juste dit que ce serait peut-être une bonne idée de noter mes réflexions et de donner quelques explications.
— Certains restaient debout toute la nuit à monter la garde pendant que d’autres faisaient des copies, poursuivit Simonie en l’ignorant. Ils se les passaient de main en main ! Chacun faisait une copie et la passait à un autre ! Comme un feu qui se serait propagé sous terre !
— Beaucoup de copies ? s’enquit prudemment Honorbrachios.
— Des centaines ! Des milliers !
— J’imagine que c’est trop tard pour réclamer, disons, cinq pour cent de droits d’auteur ? fit Honorbrachios dont l’espoir éclaira un instant la figure. Non. Sûrement hors de question, je pense. Non. Oublie même que je t’ai demandé ça. »
Quelques poissons volants jaillirent des vagues, poursuivis par un dauphin.
« C’est plus fort que moi, ça me peine un peu pour ce jeune Frangin, reprit Honorbrachios.
— Les prêtres, ça se remplace, fit Simonie. Y en a déjà trop.
— Il avait tous nos livres, dit Tefervoir.
— Bé, il va sans doute flotter, avec tout ce savoir qu’il a en lui, fit remarquer le philosophe.
— Il était fou, de toute façon, dit le sergent. Je l’ai vu parler tout bas à sa tortue.
— Dommage qu’on l’ait perdue. C’est bon à manger, ces trucs-là », soupira Honorbrachios.
Ce n’était pas grand-chose comme caverne, rien qu’une cavité profonde creusée par les vents incessants du désert et même, en un temps reculé, par l’eau. Mais c’était suffisant.
Frangin s’agenouilla sur le sol rocheux et souleva le caillou au-dessus de sa tête.
Ses oreilles bourdonnaient et il avait l’impression d’avoir les globes oculaires enfoncés dans du sable. Pas d’eau depuis le coucher du soleil et rien à manger depuis un siècle. Il devait le faire.
« Pardon », dit-il, puis il abattit le caillou.
Le serpent ne le quittait pas des yeux, mais dans sa torpeur du petit matin il fut trop lent à esquiver. En entendant le craquement qui s’ensuivit, Frangin sut que sa conscience le lui répéterait jusqu’à la fin de ses jours.
« Bien, fit Om à côté de lui. Maintenant tu le dépouilles et tu fais attention de ne pas perdre le jus. Garde aussi la peau.
— Je ne voulais pas le tuer, dit Frangin.
— Il faut voir ça autrement, dit Om. Si je ne t’avais pas prévenu quand tu es entré dans la caverne, tu serais maintenant étalé par terre avec un pied comme une armoire. Fais à autrui avant qu’autrui te le fasse.
— Ce n’est même pas un gros serpent.
— Et pendant que tu te tordrais par terre dans des souffrances indescriptibles, tu imaginerais tout ce que tu aurais fait à cette saleté de serpent si tu avais attaqué le premier. Eh ben, ton vœu a été exaucé. N’en donne pas à Vorbis, ajouta-t-il.
— Il a une mauvaise fièvre. Il n’arrête pas de marmonner.
— Tu t’imagines vraiment que tu vas le ramener à la Citadelle et qu’ils vont te croire ?
— Frère Nonroid répétait que je disais toujours la vérité. » Frangin écrasa le caillou sur la paroi de la caverne afin d’obtenir une arête vaguement coupante et entreprit de dépecer le serpent avec précaution. « De toute façon, je ne peux pas faire grand-chose d’autre. Je ne peux pas l’abandonner.
— Si, tu pourrais, fit Om.
— Le laisser mourir dans le désert ?
— Oui. C’est facile. Beaucoup plus que ne pas le laisser mourir.
— Non.
— C’est comme ça qu’on fait à Éthique, hein ? se moqua Om.
— Je ne sais pas. C’est comme ça que moi, je fais. »
Le Bateau sans nom dansait dans un goulet entre les rochers. Une falaise basse bordait la plage. Simonie la redescendit pour rejoindre les philosophes blottis à l’abri du vent.
« Je connais ce coin, annonça-t-il. On est à quelques kilomètres du village où habite un ami. Tout ce qu’il faut, c’est attendre la nuit.
— Pourquoi vous faites tout ça ? demanda Tefervoir. Je veux dire, à quoi ça vous avance ?
— Vous avez déjà entendu parler d’un pays du nom d’Istancia ? demanda Simonie. Pas très gros, comme pays. Sans rien d’enviable. Un pays où vivre, rien d’autre.
— Omnia l’a conquis y a quinze ans, fit Honorbrachios.
— Exact. Mon pays, dit le soldat. J’étais qu’un gamin à l’époque. Mais j’oublierai pas. Les autres non plus. Y a des tas de gens qui ont des raisons d’en vouloir à l’Église.
— Je vous ai vu rester tout près de Vorbis, dit Tefervoir. J’ai cru que vous le protégiez.
— Oh, je l’protégeais, je l’protégeais. J’ai pas envie qu’un autre le tue avant moi. »
Honorbrachios s’enveloppa dans sa toge et frissonna.
Le soleil était rivé au dôme cuivré du ciel. Frangin somnolait dans la caverne. Dans son coin, Vorbis n’arrêtait pas de se tourner et se retourner.
Om, immobile, attendait à l’entrée de la caverne.
Attendait avec espoir.
Attendait avec crainte.
Et ils arrivèrent.
Ils arrivèrent de sous la pierraille, de fissures dans la roche. Ils filtrèrent du sable, ils s’écoulèrent peu à peu du ciel tremblotant. Leurs voix emplirent l’atmosphère, aussi ténues que des murmures de moucherons.
Om se tendit.
La langue qu’il parlait ne ressemblait pas à celle des dieux de haut rang. C’était à peine une langue. Rien de plus qu’une modulation d’envies et d’appétits, sans noms, avec seulement quelques verbes.
… Veux…
Om répondit : À moi.
Ils se chiffraient par milliers. Lui était plus fort, oui, il avait un fidèle, mais les autres emplissaient le ciel comme des sauterelles. La convoitise lui tomba dessus, lourde comme du plomb fondu. Un seul, un unique avantage en sa faveur : les petits dieux n’avaient aucune idée du travail en commun, ce luxe qui va de pair avec l’évolution.
… Veux…
À moi !
Les pépiements se muèrent en gémissements.
Mais vous pouvez prendre l’autre, dit Om.
… Ennuyeux, dur, barricadé, enfermé…
Je sais, fit Om. Mais celui-là, à moi.
Le cri psychique retentit dans tout le désert. Les petits dieux s’enfuirent.
Sauf un.
Om avait conscience qu’il ne s’était pas mêlé aux autres mais avait voltigé doucement au-dessus d’un bout d’os blanchi au soleil. Sans rien dire.
Om tourna son attention vers lui.
Toi. À moi !
Je sais, fit le petit dieu. Lui connaissait la langue, la vraie langue divine, même s’il parlait en donnant l’impression d’extirper chaque mot du tréfonds de sa mémoire.
Qui es-tu ? demanda Om.
Le petit dieu s’agita.
Il y avait une ville autrefois, dit-il. Mieux qu’une ville. Un empire de villes. Je, je, je me souviens qu’il y avait des canaux, des jardins. Il y avait un lac. Et des jardins flottants sur le lac, je me rappelle. Je, je. Et il y avait des temples. Des temples comme on en rêve. Grands temples en forme de pyramides qui s’élevaient jusqu’au ciel. Des sacrifices par milliers. Pour la plus grande gloire.
Om se sentit malade. Il ne s’agissait pas là d’un banal petit dieu. Mais d’un petit dieu qui n’avait pas toujours été petit…
Qui étais-tu ?
Et il y avait des temples. Je, je, moi. Des temples comme on en rêve. Grands temples en forme de pyramides qui s’élevaient jusqu’au ciel. La gloire de. Des sacrifices par milliers. Moi. Pour la plus grande gloire.
Et il y avait des temples. Moi, moi, moi. Plus grande gloire. Des temples de gloire comme on en rêve. Grands temples de rêve en forme de pyramides qui s’élevaient jusqu’au ciel. Moi, moi. Sacrifices. Rêve. Des sacrifices par milliers. Pour moi la plus grande gloire du ciel.
Tu étais leur dieu ? réussit à placer Om.
Des sacrifices par milliers. Pour la plus grande gloire.
Tu m’entends ?
Sacrifices par milliers plus grande gloire. Moi, moi, moi.
C’était quoi, ton nom ? s’écria Om.
Nom ?
Un vent chaud souffla sur le désert, soulevant quelques grains de sable. Il balaya l’écho d’un dieu qui fit culbute sur culbute avant de disparaître parmi les rochers.
Qui étais-tu ?
Pas de réponse.
Voilà ce qui arrive, se dit Om. La condition de petit dieu n’est pas brillante, sauf que le petit dieu ne le sait guère sur le moment, vu qu’il ne sait pas grand-chose, mais il garde toujours en lui ce qui ressemble à un germe d’espoir, la conscience et la foi qu’un jour sa situation présente s’améliorera.
Mais il est pire d’avoir été dieu et de n’être plus qu’une poignée de souvenirs fumeux balayés à tous vents sur le sable qui reste des pierres effondrées de ses temples…
Om opéra un demi-tour puis, sur ses pattes courtaudes, rentra d’un pas décidé dans la caverne et s’approcha de la tête de Frangin à laquelle il donna un coup de la sienne.
« Cqcst ?
— Voulais juste voir si tu es toujours vivant.
— Fch.
— D’accord. »
Om regagna en titubant son poste de garde à l’entrée de la caverne.
Il y avait, paraît-il, des oasis dans le désert, mais jamais deux fois à la même place. On ne met pas le désert en cartes. Le désert les engloutit, les metteurs en cartes.
Comme les lions. Om se les rappelait. Des bêtes efflanquées, rien à voir avec les lions du veld des terres d’Howonda. Davantage loups que lions, et même davantage hyènes que loups ou lions. Pas courageux mais dotés d’une espèce de lâcheté perverse, effilée, qui se révélait autrement plus dangereuse…
Les lions.
Oh, bon sang…
Il fallait qu’il trouve des lions.
Les lions buvaient.
Frangin se réveilla alors que la lumière de l’après-midi se traînait sur le désert. Il gardait un goût de serpent dans la bouche.
Om lui donnait des coups de tête sur le pied.
« Allez, allez, tu rates le meilleur moment de la journée.
— Il y a de l’eau ? murmura Frangin d’une voix épaisse.
— Il y en aura. À huit kilomètres d’ici, c’est tout. Une chance incroyable. »
Frangin se releva péniblement. Tous ses muscles lui faisaient mal.
« Comment tu le sais ?
— Je la sens. Je suis tout de même un dieu, tu vois.
— Tu disais que tu ne sentais que les esprits. »
Om jura. Frangin n’oubliait rien.
« C’est plus compliqué que ça, mentit Om. Fais-moi confiance. Allez, tant qu’il y a un peu de lumière. Et n’oublie pas monsieur Vorbis. »
Vorbis était tout recroquevillé. Il regarda Frangin d’un œil éteint, parut toujours endormi lorsque le novice l’aida à se mettre debout.
« Je crois qu’il s’est peut-être fait empoisonner, dit Frangin. Il y a des bêtes marines qui ont des dards. Et des coraux venimeux. Il n’arrête pas de remuer les lèvres, mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’il raconte.
— Amène-le avec nous, fit Om. Amène-le. Oh, oui.
— Tu voulais que je l’abandonne, hier soir.
— Ah bon ? s’étonna Om dont même la carapace respirait l’innocence. Ben, je suis peut-être allé à Éthique. J’ai changé d’avis. Je vois à présent une raison pour qu’il nous accompagne. Ce bon vieux Vorbis. Amène-le avec nous. »
Simonie et les deux philosophes, debout en haut de la falaise, regardaient par-delà les terres cultivées desséchées d’Omnia le rocher de la Citadelle au loin. Deux d’entre eux regardaient, en tout cas.
« Donnez-moi un levier et un point d’appui, et j’vous écrase cette ville comme un œuf, dit Simonie en conduisant Honorbrachios pour descendre le sentier étroit.
— Ça m’a l’air grand, fit Tefervoir.
— Voyez le reflet ? C’est les portes.
— Ça m’a l’air massif.
— Je m’demandais, au sujet du bateau. Le système pour le faire avancer. Une chose pareille, ça pourrait enfoncer les portes, non ?
— Bé, il faudrait inonder la vallée.
— Si c’était monté sur roues, j’veux dire.
— Hah, oui », railla Tefervoir. La journée avait été longue. « Oui, si j’avais une forge, une demi-douzaine de forgerons et un coup de main sérieux. Des roues ? Pas de problème. Mais…
— Faudra qu’on voie ce qu’on peut faire », dit Simonie.
Le soleil tutoyait l’horizon lorsque Frangin, le bras autour des épaules de Vorbis, atteignit l’îlot rocheux suivant. Un îlot plus imposant que celui où il avait tué le serpent. Le vent avait sculpté dans la pierre des formes invraisemblables, lugubres, comme des doigts. Des plantes logeaient même dans les crevasses de la roche.
« Il y a de l’eau quelque part, dit Frangin.
— Il y a toujours de l’eau, même dans les pires déserts, fit Om. Vingt, oh, peut-être trente millimètres de pluie par an.
— Je sens quelque chose, annonça Frangin tandis que ses pieds cessaient de fouler du sable pour écraser les éboulis de calcaire autour des rochers. Quelque chose de fétide.
— Lève-moi au-dessus de ta tête. »
Om passa les rochers en revue.
« Bon. Redescends-moi. Et dirige-toi vers ce rocher en forme de… à la forme vraiment inattendue. »
Frangin le contempla. « C’est ma foi vrai, finit-il par croasser. C’est incroyable, quand on pense que c’est le vent qui l’a sculpté.
— Le dieu du vent a le sens de l’humour, dit Om. Mais ce n’est pas d’un très haut niveau. »
Près de la base du rocher, des blocs gigantesques s’étaient écroulés au fil des ans en un tas irrégulier percé, ici et là, d’ouvertures sombres.
« Cette odeur… commença Frangin.
— Sans doute des animaux qui viennent boire de l’eau », fit Om.
Frangin buta contre quelque chose d’un blanc jaunâtre qui rebondit parmi les rochers dans un bruit de sac rempli de noix de coco. Dans le silence suffocant et vide du désert, son écho retentit bruyamment.
« C’était quoi, ça ?
— Sûrement pas un crâne, mentit Om. Ne t’en fais pas…
— Il y a des os partout !
— Ben quoi ? Qu’est-ce que tu crois ? C’est un désert ! Des gens y meurent ! C’est un loisir très couru dans le coin ! »
Frangin ramassa un os. Il était bête, il le savait bien. Mais on ne rongeait pas ses os une fois mort.
« Om…
— Il y a de l’eau ici ! cria Om. On en a besoin ! Mais… il y a peut-être un os ou deux, différents de ceux-là !
— Quel genre d’os ?
— Du genre risques naturels !
— Comme… ?
— Ben, tu connais les lions ? fit Om, au désespoir.
— Y a des lions par ici ?
— Ben… un peu.
— Un peu de lions ?
— Rien qu’un.
— Rien qu’un… »
… généralement un animal solitaire. Les plus dangereux sont les vieux mâles que leurs jeunes rivaux ont chassés dans les territoires les plus inhospitaliers. Ils ont mauvais caractère, sont rusés et ne craignent plus l’homme quand ils sont aux abois…
Le souvenir s’évanouit et rendit ses cordes vocales à Frangin.
« Ce genre-là ? termina le novice.
— Il ne fera pas attention à nous une fois qu’il aura mangé, dit Om.
— Oui ?
— Il ira dormir.
— Une fois qu’il aura mangé… ? »
Frangin se retourna pour regarder Vorbis affaissé contre un rocher.
« Mangé… ? répéta-t-il.
— Ça lui rendra service, dit Om.
— Au lion, oui ! Tu veux que Vorbis serve d’appât ?
— Il ne sortira pas vivant du désert. Et puis il a fait bien pire à des milliers de gens. Il mourra pour une bonne cause.
— Une bonne cause ?
— Moi, je trouve. »
Un feulement s’éleva quelque part dans les rochers. Il n’était pas puissant, mais on le sentait musclé. Frangin recula. « On ne jette pas les gens aux lions !
— Lui, si.
— Oui. Moi, non.
— D’accord, on va grimper en haut d’un bloc et, quand le lion va lui sauter dessus, on l’assommera avec un caillou. Vorbis en sera sans doute quitte pour un bras ou une jambe en moins. Ça ne lui manquera pas.
— Non ! On ne fait pas ça à des malheureux sans défense !
— Tu sais, je ne vois pas de meilleur moment. »
Un autre grondement leur parvint du tas de rochers. Il leur parut plus proche.
Frangin baissa désespérément les yeux sur les ossements éparpillés. Parmi eux, à demi cachée par les débris, il découvrit une épée. Vieille, de mauvaise facture, érodée par le sable. Il la saisit prudemment par la lame. « L’autre bout, fit Om.
— Je sais !
— T’en connais le maniement ?
— Je ne sais pas !
— J’espère vraiment que tu apprends vite. » Le lion apparut lentement.
Le lion du désert, nous l’avons dit, diffère du lion du veld. Autrefois ce n’était pas le cas, lorsque le grand désert était une région boisée verdoyante[8]. Il avait alors le temps de traînasser la majeure partie de la journée, de se composer une allure majestueuse, entre des repas réguliers de chèvre[9]. Mais la région boisée était devenue une brousse, puis la brousse, disons une brousse encore plus chiche, après quoi les chèvres, les habitants et finalement les villes elles-mêmes avaient disparu.
Les lions étaient restés. On trouve toujours à manger quand on a suffisamment faim. Des gens devaient toujours passer par le désert. Il y avait les lézards. Les serpents. Pas fameux comme niche écologique, mais les fauves s’y accrochaient d’arrache-pied, surtout ceux de la plupart des malchanceux qui croisaient leur route.
Quelqu’un avait déjà croisé la route de celui-ci.
Il avait la crinière emmêlée. De vieilles cicatrices lui sillonnaient la fourrure. Il se traîna vers Frangin, les pattes postérieures à la remorque, inutiles.
« Il est blessé, dit le novice.
— Oh, bien. Et il y a de quoi manger sur ces bêtes-là, fit Om. Un peu coriace, mais… »
Le lion s’écroula. Sa poitrine en porte-toasts se soulevait bruyamment. Une lance lui sortait du flanc. Les mouches, qui trouvent toujours à manger dans n’importe quel désert, s’amenèrent par nuées.
Frangin reposa l’épée. Om rentra la tête dans sa carapace.
« Oh, non, murmura-t-il. Vingt millions d’habitants dans ce monde, et le seul qui croit en moi est suicidaire…
— On ne peut pas le laisser comme ça, dit le novice.
— Si, on peut. Si, on peut. C’est un lion. Les lions, on les laisse tout seuls. »
Frangin s’agenouilla. Le lion ouvrit un œil jaune croûteux, trop faible même pour le mordre.
« Tu vas mourir, tu vas mourir. Ce n’est pas ici que je vais retrouver quelqu’un pour croire en moi… »
Les notions de Frangin en anatomie animale étaient rudimentaires. Même si certains inquisiteurs avaient sur les organes internes du corps humain des connaissances enviables dont sont privés ceux qui n’ont pas l’opportunité d’ouvrir les corps pendant qu’ils fonctionnent encore, on désapprouvait la médecine en tant que telle à Omnia. Mais ailleurs, dans chaque village, on trouvait quelqu’un qui, officiellement, ne remettait pas les os en place, ne savait pas une ou deux choses sur certaines plantes et restait hors de portée de la Quisition à cause de la reconnaissance précaire de ses patients. Et chaque paysan acquérait quelques bribes de savoir. Une rage de dents aiguë met tout le monde au martyre en dehors des bienheureux qu’anesthésie une foi profonde.
Frangin empoigna le fût de la lance. Le lion gronda lorsqu’il la bougea.
« Tu ne peux pas lui parler ? fit le novice.
— C’est une bête.
— Toi aussi. Tu pourrais essayer de le calmer. Parce que s’il s’énerve… »
Om se plongea aussi sec en pleine concentration.
L’esprit du lion n’exprimait en fait que douleur, comme une nébuleuse en expansion qui occultait même l’arrière-plan normal de la faim. Om tenta de l’encercler, de la repousser… en évitant de penser à ce qui arriverait s’il y parvenait. Autant qu’il pouvait en juger, le lion n’avait pas mangé depuis des jours.
L’animal grogna lorsque Frangin extirpa le fer de lance.
« Une lance omnienne, dit-il. Elle n’est pas là depuis longtemps. Il a dû tomber sur les soldats qui se rendaient à Éphèbe. Ils sont sûrement passés tout près. » Il déchira un autre morceau de sa robe et s’efforça de nettoyer la blessure.
« On veut le manger, pas le guérir ! cria Om. Où t’as la tête ? Tu crois qu’il va te remercier ?
— Il avait besoin d’aide.
— Et il va bientôt avoir besoin de se nourrir, tu y as pensé ?
— Il me regarde d’un air malheureux.
— Il n’a sans doute encore jamais vu toute une semaine de repas se balader sur deux pattes. »
Ce n’était pas vrai, réfléchit Om. Frangin perdait du poids comme un pain de glace dans ce désert. Ce qui le maintenait en vie ! Ce gamin, c’était un chameau à deux pattes.
Le novice se dirigea vers le tas de rochers en faisant craquer le gravier sous ses pas. Les gros blocs pierreux formaient un dédale de tunnels et de cavernes plus ou moins à ciel ouvert. D’après l’odeur, le lion occupait les lieux depuis longtemps et il était souvent malade.
Frangin contempla un moment la caverne la plus proche.
« Qu’est-ce que tu trouves de si passionnant dans une tanière de lion ? demanda Om.
— Les marches qui descendent dedans, je crois. »
Honorbrachios sentait la foule. Elle emplissait la grange.
« Ils sont combien ? fit-il.
— Des centaines ! le renseigna Tefervoir. Il y en a même qui sont assis sur les chevrons ! Et… maître ?
— Oui ?
— Il y a même un ou deux prêtres ! Et des dizaines de soldats !
— Vous inquiétez pas, fit Simonie en les rejoignant sur la plate-forme de fortune faite de gros tonneaux. C’est des adeptes de la Tortue, tout comme vous. On a des amis là où on s’y attend pas !
— Bé, je suis pas… commença désespérément Honorbrachios.
— Tous ceux qui sont là détestent l’Église de tout leur cœur.
— Bé, c’est pas…
— Ils attendent seulement quelqu’un pour les guider !
— Bé, j’ai jamais…
— Je sais que vous nous laisserez pas tomber. Vous êtes un homme de raison. Tefervoir, venez. Y a un forgeron que j’voudrais vous faire rencontrer… »
Honorbrachios tourna la tête vers la foule. Il sentait le silence moite, étouffé, des regards fixes.
Chaque goutte nécessitait plusieurs minutes.
C’était hypnotique. Frangin, immobile, observait chacune des gouttes qui se formaient. On ne les voyait pas grossir, impossible, pourtant elles gonflaient et tombaient depuis des milliers d’années.
« Comment ça se fait ? demanda Om.
— L’eau s’infiltre après les pluies, expliqua Frangin. Elle se dépose dans la roche. Les dieux ne savent donc pas ça ?
— Pas besoin. » Om regarda autour de lui. « On s’en va. Je n’aime pas du tout ce coin-là.
— Ce n’est qu’un vieux temple. Il n’y a rien ici.
— C’est bien ce que je veux dire. »
Du sable et des gravats le comblaient en partie. Des rais de lumière perçaient à travers le plafond loin au-dessus jusque sur la pente qu’ils venaient de descendre. Frangin se demanda combien de rochers du désert façonnés par le vent avaient autrefois appartenu à des bâtiments. Celui-ci devait être immense, peut-être une grande tour. Puis le désert était venu.
Pas de chuchotements ici. Même les petits dieux se tenaient à l’écart des temples abandonnés, pour la même raison qu’on évite les cimetières. On n’entendait d’autre bruit que le ploc régulier de l’eau.
Elle s’égouttait dans une flaque peu profonde devant ce qui ressemblait à un autel. Elle avait creusé depuis la flaque une rigole dans les dalles jusqu’à un puits circulaire apparemment sans fond. Quelques statues gisaient, toutes renversées ; des statues aux proportions lourdes, dépourvues du moindre détail, comme les figurines d’argile que façonnent les enfants, mais taillées dans le granit. Un genre de bas-relief avait jadis recouvert les murs plus loin, mais il s’était effrité à quelques exceptions près pour laisser apparaître des formes curieuses composées essentiellement de tentacules.
« Qui étaient les gens qui vivaient ici ? demanda Frangin.
— Je ne sais pas.
— Quel dieu ils adoraient ?
— Je ne sais pas.
— Les statues sont en granit, mais il n’y a pas de granit dans la région.
— Ils étaient très dévots, alors. Ils l’ont traîné jusqu’ici.
— Et le bloc de l’autel est tout creusé de sillons.
— Ah. Très dévots, même. C’était sans doute pour que le sang s’écoule.
— Tu crois vraiment qu’ils faisaient des sacrifices humains ?
— Je n’en sais rien ! Je veux m’en aller !
— Pourquoi ? Il y a de l’eau et on est au frais…
— Parce que… un dieu a vécu ici. Un dieu puissant. Des milliers d’adorateurs. Je le sens. Tu comprends ? Ça suinte des murs. Un grand dieu. Formidables étaient ses dominations et superbe sa parole. Des armées se levaient en son nom, conquéraient et massacraient. Ce genre de chose. Et maintenant, personne, ni toi ni moi, ne sait même de qui il s’agit, comment il s’appelait ni à quoi il ressemblait. Les lions boivent dans les lieux saints, et ces petites bestioles visqueuses à huit pattes – comment t’appelles ça, toi ? y en a une près de ton pied – celles qui ont des antennes, elles grouillent sous l’autel. Est-ce que tu comprends, à présent ?
— Non, répondit Frangin.
— Tu ne crains pas la mort ? Tu es un humain ! »
Frangin réfléchit. À quelques pas de là, Vorbis fixait sans un mot le carré de ciel visible.
« Il est réveillé. Il ne parle pas, c’est tout.
— Qu’est-ce qu’on en a à faire ? Il n’est pas question de lui.
— Ben… des fois… quand je travaille aux catacombes… c’est le genre d’endroit où… c’est plus fort que soi… j’veux dire, tous les crânes, ces choses-là… et le Livre dit…
— Voilà, fit Om avec un accent de triomphe amer dans la voix. Tu ne sais pas. C’est ce qui empêche tout le monde de devenir fou, ne pas être sûr, le sentiment que tout va bien se passer en fin de compte. Mais c’est autre chose pour les dieux. Nous, on sait. Tu connais l’histoire du moineau qui vole dans une salle ?
— Non.
— Tout le monde la connaît.
— Pas moi.
— Celle de la vie comme un moineau qui vole dans une salle ? Rien que des ténèbres dehors ? Il vole dans la salle et ce n’est qu’un court instant de chaleur et de lumière ?
— Il y a des fenêtres ouvertes ? demanda Frangin.
— Peux-tu imaginer ce que c’est, être un moineau et savoir qu’il y a les ténèbres ? Savoir qu’ensuite il n’y aura rien à se rappeler, jamais, sinon cet unique instant de lumière ?
— Non.
— Non. Bien sûr. Mais c’est comme ça, être un dieu. Et ce temple… c’est une morgue. »
Frangin regarda autour de lui la vieille bâtisse peuplée d’ombres.
« Ben… et toi, tu sais ce que c’est, être humain ? »
Om rentra sèchement la tête dans sa carapace, ce qu’il obtenait de plus ressemblant à un haussement d’épaules.
« Comparé à un dieu ? Facile. On naît. On obéit à quelques règles. On fait ce que d’autres ordonnent. On meurt. On oublie. »
Frangin le regarda fixement.
« Quelque chose ne va pas ? »
Le novice fit non de la tête. Puis il se leva et s’approcha de Vorbis.
Le diacre avait bu de l’eau dans les mains en coupe de Frangin. Mais on l’aurait dit éteint. Il marchait, il buvait, il respirait. Du moins quelque chose marchait, buvait et respirait. Son corps. Les yeux sombres, pourtant ouverts, paraissaient contempler quelque chose d’invisible à Frangin. À l’évidence, personne ne les habitait. Frangin était sûr, s’il s’éloignait, que Vorbis resterait là, sur les dalles crevassées, et finirait par s’affaisser tout doucement. Le corps du diacre demeurait présent, alors que son esprit n’était localisable sur aucun atlas classique.
Mais là, d’un coup, Frangin se sentait tellement seul que même Vorbis lui était une présence agréable.
« Pourquoi tu t’embêtes avec lui ? Il a fait tuer des tas de gens !
— Oui, mais il a peut-être cru que tu le voulais.
— Je ne l’ai jamais dit.
— Tu t’en fichais, fit le novice.
— Mais je…
— Tais-toi ! »
D’étonnement, la bouche d’Om s’ouvrit.
« Tu aurais pu aider les gens, reprit Frangin. Mais tout ce que tu as fait, c’est taper du pied à droite à gauche, rugir et tenter de faire peur à tout le monde. Comme… comme quand on donne des coups de bâton à un âne. Mais des hommes comme Vorbis ont tellement bien réussi leur affaire qu’à la fin l’âne ne croit plus qu’au bâton.
— Pas terrible comme parabole, fit aigrement Om.
— C’est de la vie réelle que je parle !
— Ce n’est pas ma faute si on emploie mal…
— Si ! Forcément ! Si tu dénatures l’esprit des gens uniquement parce que tu veux qu’ils croient en toi, ce qu’ils font est entièrement de ta faute ! »
Frangin lança un regard noir à la tortue puis s’en fut d’un pas rageur vers le tas de gravats qui dominait une extrémité du temple en ruine. Il farfouilla dedans.
« Qu’est-ce que tu cherches ?
— On a besoin d’emmener de l’eau, répondit le novice.
— Tu ne trouveras rien, fit Om. Tout le monde est parti. Les terres cultivables se sont raréfiées, et les habitants aussi. Ils ont tout emporté avec eux. Pourquoi se fatiguer à chercher ? »
Frangin l’ignora. Il y avait quelque chose sous les rochers et le sable.
« Pourquoi s’embêter avec Vorbis ? gémit Om. De toute façon, dans cent ans il sera mort. On sera tous morts. »
Frangin tira sur le morceau de poterie galbée. Il parvint à l’extraire et découvrit les deux tiers d’une grande jatte cassée dans le sens de la hauteur. Une coupe primitivement aussi large que les bras écartés du novice, mais trop endommagée pour intéresser les pillards.
Elle ne servait à rien. Pourtant elle avait jadis eu son utilité. Des silhouettes en relief en liseraient le bord. Frangin les examina, histoire de se distraire pendant que la voix d’Om continuait sa litanie sous son crâne.
Les silhouettes avaient plus ou moins l’air humaines. Et elles se livraient à des rites religieux. On le devinait à cause des couteaux (ce n’est pas un meurtre quand on le commet pour un dieu). Au centre de la jatte présidait une silhouette plus grande, manifestement importante, une espèce de divinité à laquelle les rites étaient dédiés…
« Quoi ? fit-il.
— Je disais : dans cent ans, on sera tous morts. »
Frangin ne détachait pas les yeux des silhouettes autour de la jatte. Nul ne savait qui était le dieu de ces gens-là, et eux étaient partis. Les lions dormaient dans les lieux saints et…
… Chilopoda aridius, le mille-pattes commun du désert, l’informa la bibliothèque en résidence dans sa mémoire…
… détala sous l’autel.
« Oui, dit Frangin. C’est vrai. » Il leva la jatte au-dessus de lui et se retourna.
Om rentra en vitesse la tête dans sa carapace.
« Mais pour… (Frangin grinça des dents tandis qu’il titubait sous le poids) l’instant… »
Il jeta la coupe qui percuta l’autel. Des éclats de poterie ancienne fusèrent et retombèrent en crépitant. Le fracas se répercuta dans tout le temple.
« … on est vivants ! »
Le novice ramassa Om, complètement retiré dans sa carapace.
« Et on va s’en revenir chez nous. Tous, dit-il. Je le sais.
— C’est écrit, hein ? fit la voix assourdie d’Om.
— Non, c’est dit. Et si tu discutes… une carapace de tortue, ça fait un bon récipient pour l’eau, j’imagine.
— Tu n’oserais pas.
— Va savoir. J’en suis peut-être capable. Dans cent ans, on sera tous morts, tu as dit.
— Oui ! Oui ! reconnut Om au désespoir. Mais pour l’instant…
— Exactement. »
Honorbrachios sourit. Il n’y condescendait pas facilement. Ce n’était pas une nature sombre pour autant, mais il ne voyait pas les sourires de ses interlocuteurs. Un sourire nécessite la mise en œuvre de plusieurs dizaines de muscles, et son investissement n’était pas payé de retour.
Il avait maintes fois parlé en public à Éphèbe, mais il s’agissait invariablement d’un public composé de collègues philosophes dont les cris de « Bougre de couillon ! », « Tu galèjes au fur et à mesure ! » et autres contributions au débat le mettaient toujours à l’aise. En fait, ses auditeurs ne prêtaient pas vraiment attention à ses discours. Ils réfléchissaient seulement à ce qu’ils allaient dire ensuite.
Mais cette foule-ci lui rappela Frangin. Leur écoute évoquait un puits immense attendant que ses paroles le remplissent. L’ennui, c’est qu’il parlait en philosophique mais qu’ils l’écoutaient en charabia.
« Vous pouvez pas croire dans la Grande A’Tuin, dit-il. La Grande A’Tuin, elle existe. Y a pas lieu de croire dans ce qui existe.
— Quelqu’un lève la main, le renseigna Tefervoir.
— Oui ?
— Monsieur, seul ce qui existe mérite qu’on y croie, tout de même ? s’enquit un homme qui portait l’uniforme de sergent de la Sainte Garde.
— Si ça existe, pas besoin d’y croire, répliqua Honorbrachios. C’est là et c’est tout. » Il soupira. « Qu’est-ce que je peux vous dire ? Qu’est-ce que vous voulez entendre ? Moi, j’ai seulement écrit ce que tout le monde sait. Les montagnes, elles s’élèvent et retombent, et la Tortue, elle nage par en dessous. Les hommes vivent et meurent, et la Tortue se meut. Les empires grandissent, s’écroulent, et la Tortue se meut. Les dieux vont et viennent, et la Tortue se meut toujours. La Tortue se meut. »
De l’obscurité parvint une voix : « Et c’est vraiment vrai ? »
Honorbrachios haussa les épaules. « La Tortue, elle existe. Le monde, c’est un disque plat. Que le soleil, il tourne autour une fois par jour en traînant sa lumière derrière lui. Et ça continuera comme ça, même si pour vous c’est pas vrai. C’est la réalité. Je peux pas dire si c’est la vérité. La vérité, c’est beaucoup plus compliqué que ça. À mon avis, la Tortue, elle se fout que ce soit vrai ou pas, en vérité. »
Simonie tira Tefervoir à l’écart tandis que le philosophe poursuivait son exposé. « C’est pas ce qu’ils sont venus entendre ! Vous pouvez rien faire ?
— Pardon ? fit Tefervoir.
— Ils veulent pas de philosophie. Ils veulent une raison pour se dresser contre l’Église ! Tout de suite ! Vorbis est mort, le cénobiarche est gaga, les dignitaires passent leur temps à se poignarder dans l’dos. La Citadelle, c’est une grosse prune pourrie.
— Bé, il reste encore quelques guêpes dedans, objecta Tefervoir. Vous avez seulement le dixième de l’armée, vous disiez.
— Mais c’est des hommes libres. Libres dans leur tête. Ils se battront pour des idéaux plus élevés que cinquante sous par jour. »
Tefervoir baissa les yeux sur ses mains. Il les regardait souvent dans les moments d’incertitude, comme s’il s’agissait des seules choses au monde dont il était sûr.
« Ils vont réduire la cote de dix à trois contre un avant que les autres comprennent ce qui s’passe, reprit Simonie d’un air sombre. Vous avez parlé au forgeron ?
— Oui.
— Vous pourrez l’faire ?
— Bé… je crois. Ce n’est pas ce que je…
— Ils ont torturé son père. Uniquement parce qu’il avait un fer à cheval accroché dans sa forge, alors que les forgerons, on le sait bien, tiennent à leurs petits rituels. Et ils ont enrôlé son fils dans l’armée. Mais y a du monde à lui donner un coup de main. Ils vont travailler toute la nuit. Tout ce que vous avez à faire, c’est leur expliquer ce que vous voulez…
— J’ai fait quelques dessins…
— Bien, dit Simonie. Écoutez, Tefervoir. L’Église est aux mains d’individus comme Vorbis. Ça ne marche pas autrement. Des millions de malheureux sont morts pour… pour des mensonges, rien d’autre. On peut arrêter tout ce… »
Honorbrachios avait cessé de parler.
« Il a raté son coup, dit Simonie. Il aurait pu leur demander n’importe quoi. Et il leur a seulement déballé des faits à la pelle. On stimule pas le peuple avec des faits. Lui faut une cause. Lui faut un symbole. »
Ils quittèrent le temple juste avant le coucher du soleil. Le lion avait rampé à l’ombre de quelques rochers, mais il se redressa sur des pattes flageolantes pour les regarder partir.
« Il va nous suivre à la trace, gémit Om. Ils font ça, les lions. Pendant des kilomètres et des kilomètres.
— On s’en sortira.
— J’aimerais avoir ta confiance.
— Ah, mais j’ai un dieu en qui j’ai foi.
— Il n’y aura plus de temple en ruine.
— On trouvera autre chose.
— Même pas de serpents à manger.
— Mais je marche avec mon dieu.
— Ce n’est pas ça qui va te nourrir. Et puis tu marches dans la mauvaise direction.
— Non. Je m’éloigne toujours de la côte.
— C’est bien ce que je dis.
— Ça peut aller loin, un lion avec une blessure pareille ?
— Qu’est-ce que ç’a à voir ?
— Tout. »
Et une demi-heure plus tard, ils tombèrent sur les traces, vague ligne noire dans le désert argenté au clair de lune.
« Les soldats sont passés par ici. On n’a plus qu’à remonter la piste. Si on prend la direction d’où ils viennent, on arrivera là où nous voulons aller.
— On n’y arrivera jamais !
— Nous, on voyage léger.
— Oh, ouais. Eux étaient encombrés d’eau et de provisions, fit amèrement Om. Une chance pour nous : on n’a rien. »
Frangin jeta un coup d’œil à Vorbis. Il marchait désormais sans aide, il suffisait de le faire gentiment pivoter chaque fois qu’il fallait changer de cap.
Pourtant, même Om devait reconnaître que les traces apportaient un certain réconfort. Par certains côtés, elles étaient vivantes, comme l’est un écho. Quelqu’un était passé par ici il y avait peu. On n’était pas seul au monde. Quelqu’un, quelque part, survivait.
Ou ne survivait pas. Au bout d’une heure à peu près, ils tombèrent sur un monticule à côté de la piste. Un casque le chapeautait et une épée était plantée dans le sable.
« Beaucoup de soldats sont morts en venant ici à marche forcée », fit remarquer Frangin.
Ceux qui avaient pris de leur temps pour enterrer leur mort avaient aussi dessiné un symbole dans le sable du monticule. Frangin s’attendait à moitié à découvrir une tortue marine, mais le vent du désert n’avait pas encore effacé la forme grossière d’une paire de cornes.
« Je ne comprends pas ça, dit Om. Ils ne croient pas vraiment que j’existe, mais ils s’amusent à tracer ce genre de machin sur une tombe.
— C’est dur à expliquer. D’après moi, c’est parce qu’ils croient à leur propre existence, dit Frangin. Parce que ce sont des hommes et que le défunt en était un aussi. »
Il arracha l’épée du sable.
« Tu en as besoin ?
— Ça peut servir.
— Contre qui ?
— Ça peut servir. »
Une heure plus tard, le lion qui clopinait sur les traces de Frangin parvint à son tour à la tombe. Il vivait dans le désert depuis seize ans, et il y vivait depuis si longtemps uniquement parce qu’il n’était pas mort, et il n’était pas mort uniquement parce qu’il n’avait jamais gâché d’utiles protéines. Il creusa.
Les hommes ne cessent de gâcher d’utiles protéines depuis le jour où ils se sont demandé à qui elles appartenaient.
Mais, l’un dans l’autre, il existe de pires tombeaux que l’estomac d’un lion.
Des serpents et des lézards gîtaient dans les îlots rocheux. Des mets sans doute très nourrissants, et chacun fut à sa façon un feu d’artifice gustatif.
Il n’y avait plus d’eau.
Mais il y avait des plantes… plus ou moins. Elles ressemblaient à des ensembles de cailloux, sauf quand certaines se hérissaient en leur centre d’une fleur en épi qui formait une tache brillante rose et violette dans la lumière de l’aube.
« Où est-ce qu’elles trouvent l’eau ?
— Mer fossile.
— De l’eau changée en pierre ?
— Non. De l’eau qui s’est infiltrée il y a des milliers d’années. Jusqu’au soubassement rocheux.
— Tu peux creuser jusque-là ?
— Ne sois pas bête. »
Le regard de Frangin passa d’une fleur à l’îlot rocheux le plus proche.
« Du miel, dit-il.
— Quoi ? »
Les abeilles avaient établi leur ruche très haut sur le flanc d’une aiguille rocheuse. On les entendait bourdonner d’en bas. Aucun moyen d’y accéder.
« Bien essayé », commenta Om. Le soleil était levé. Les rochers étaient déjà chauds au toucher. « Repose-toi, fit gentiment Om. Je monte la garde.
— La garde pour quoi ?
— Je monte la garde et je verrai bien. »
Frangin conduisit Vorbis à l’ombre d’un gros rocher et le força doucement à s’étendre. Puis il s’étendit à son tour.
La soif ne se faisait pas encore trop sentir. Il avait bu à la flaque du temple jusqu’à entendre son ventre clapoter à chacun de ses pas. Plus tard, ils trouveraient peut-être un serpent… Quand on pensait à la condition de certaines personnes dans le monde, on n’allait tout de même pas se plaindre.
Vorbis était étendu sur le côté, ses yeux entièrement noirs perdus dans le vide.
Frangin essaya de dormir.
Il n’avait jamais rêvé. Le fait avait vivement intéressé Honorbrachios. D’après lui, un individu qui se souvenait de tout et ne rêvait pas devait réfléchir lentement. Imagine un cœur[10], disait-il, essentiellement voué à la mémoire et qui n’a quasiment plus de battements à consacrer aux pensées de tous les jours. Ce qui expliquait pourquoi Frangin remuait les lèvres quand il réfléchissait.
Il ne devait donc pas s’agir d’un rêve. Sûrement le soleil.
Il entendit la voix d’Om sous son crâne. On aurait dit que la tortue discutait avec des interlocuteurs qu’il ne captait pas.
À moi !
Allez-vous-en !
Non.
À moi !
Les deux !
À moi !
Frangin tourna la tête. Dans un espace entre deux rochers, la tortue balançait son cou tendu d’un côté puis de l’autre. Il y avait un autre bruit, une sorte de plainte de moucheron, qui s’en venait et repartait… et des promesses dans son esprit.
Des impressions défilèrent comme l’éclair… des visages qui lui parlaient, des formes, des visions de grandeur, des occasions à saisir ; il se sentait soulevé, emporté loin au-dessus du monde, et tout lui appartenait, il pouvait tout faire, il lui suffisait de croire, en moi, en moi, en moi…
Une image se forma devant ses yeux. Là, sur une pierre voisine, trônaient un cochon rôti entouré de fruits et une chope de bière si fraîche que l’air gelait sur les bords.
À moi !
Frangin battit des paupières. Les voix s’estompèrent. Le repas aussi.
Il battit encore des paupières.
Il lui restait d’étranges images résiduelles qu’il voyait moins qu’il ne les sentait. Malgré sa mémoire parfaite, il ne se rappelait pas ce qu’avaient dit les voix ni en quoi consistaient les autres visions. Ne lui restait plus qu’un souvenir de porc rôti et de bière fraîche.
« C’est parce qu’ils ne savent pas quoi t’offrir, fit doucement la voix d’Om. Alors ils essayent n’importe quoi. En général ils commencent par des visions de plaisirs de la table et de la chair.
— Ils ne sont pas allés plus loin que les plaisirs de la table.
— Une chance que j’aie été le plus fort, alors. Sans parler de ce qu’ils auraient pu faire avec un jeune homme comme toi. »
Frangin se souleva sur les coudes.
Vorbis n’avait pas bougé.
« Est-ce qu’ils essayaient de l’influencer, lui aussi ?
— J’imagine. Ça n’a pas dû marcher. Rien n’entre en lui, rien n’en sort. Jamais vu d’esprit aussi replié sur lui-même.
— Ils vont revenir ?
— Oh, oui. Ils n’ont rien d’autre à faire.
— Quand ils reviendront, dit Frangin qui se sentit pris de vertige, est-ce que tu peux attendre qu’ils m’aient donné des visions de plaisirs charnels ?
— Très mauvais pour toi, ça.
— Frère Nonroid leur en voulait beaucoup. Mais je crois qu’on doit connaître ses ennemis, non ? » La voix de Frangin tomba au niveau du croassement. « La vision de bière m’aurait suffi », reprit-il d’un air las.
Les ombres s’étaient allongées. Il regarda autour de lui avec étonnement.
« Ils ont essayé longtemps ?
— Toute la journée. Tenaces, en plus, ces démons-là. Et ça grouillait comme des mouches. »
Frangin apprit pourquoi au coucher du soleil.
Il rencontra saint Ongulent l’anachorète, ami de tous les petits dieux. Partout.
« Bien, bien, bien, fit saint Ongulent. On n’a pas beaucoup de visites, par ici. Pas vrai, Charolet ? »
Il s’adressait au vide à côté de lui.
Frangin s’efforçait de garder son équilibre à cause de la roue de charrette qui oscillait dangereusement au moindre mouvement. Ils avaient laissé Vorbis assis sur le sable du désert sept mètres plus bas, les bras serrés autour des genoux et le regard perdu.
On avait cloué la roue à l’horizontale au sommet d’un poteau étroit. Elle était juste assez large pour qu’une personne s’y allonge mal. Mais saint Ongulent avait l’air conçu pour mal s’allonger. Il était si peu épais que même des squelettes l’auraient trouvé maigre. Il portait une espèce de pagne succinct, à en juger par ce qu’on distinguait sous la barbe et les cheveux.
Il n’avait pas été facile d’ignorer saint Ongulent qui faisait des bonds de cabri en haut de son poteau en criant : « You-hou ! » et « Par ici ! » À quelques pas de lui se dressait un autre poteau légèrement plus petit surmonté d’un cabinet à l’ancienne avec demi-lune découpée dans la porte. Ce n’est pas parce qu’on est anachorète, disait saint Ongulent, qu’il faut se priver de tout.
Frangin avait entendu parler des anachorètes, ces prophètes adeptes de l’aller simple. Ils se rendaient dans le désert mais n’en revenaient pas, préférant une vie d’ermite faite de saleté, de privation, de saleté, de sainte contemplation et de saleté. Nombre d’entre eux aimaient se compliquer davantage encore l’existence en se faisant emmurer dans des cellules ou en se perchant au sommet d’un poteau sur une roue plus ou moins déséquilibrée, un adjectif tout à fait approprié. L’Église omnienne les encourageait, partant du principe qu’il valait mieux éloigner le plus possible les fous là où ils ne risquaient pas de causer d’ennuis et où la communauté les prenait en charge, dans la mesure où la communauté se composait de lions, de buses et de saleté.
« Je pensais ajouter une autre roue par là-bas, reprit saint Ongulent. Pour profiter du soleil le matin, vous voyez. »
Frangin regarda autour de lui. Rien qu’une étendue plate de roc et de sable de tous côtés. « Vous n’avez pas le soleil partout à n’importe quelle heure ? demanda-t-il.
— Mais il y en a beaucoup plus le matin, répondit saint Ongulent. Et puis, d’après Charolet, on devrait avoir un patio.
— Il pourrait y faire des grillades, commenta Om dans la tête du novice.
— Hum, dit Frangin. De quelle… religion… vous êtes un saint, exactement ? »
Une expression d’embarras courut sur le peu de figure visible entre les sourcils et les moustaches de saint Ongulent.
« Euh… aucune, en réalité. Tout ça, c’est comme qui dirait une erreur. Mes parents m’ont appelé Sévrien Thaddée Ongulent, et un jour, comme de juste, très drôle, quelqu’un a fait remarquer les initiales. Après ça, c’était comme qui dirait inévitable. »
La roue gîtait légèrement. La peau de saint Ongulent était presque noire sous le soleil du désert.
« Il a fallu que j’apprenne à ermiter sur le tas, évidemment, reprit-il. Je me suis formé tout seul. Je suis complètement autodidacte. On trouve pas d’ermites pour enseigner l’ermitage, ce ne seraient évidemment plus des ermites, comme qui dirait.
— Euh… mais il y a… Charolet ? fit Frangin en regardant fixement un secteur de roue où il croyait que se tenait ledit Charolet, du moins où il croyait que saint Ongulent croyait qu’il se tenait.
— Il est là maintenant, répliqua sèchement le saint en pointant le doigt vers une autre partie de la roue. Mais il ne fait pas de l’ermitage, lui. Il n’est pas formé pour ça, vous voyez. Il me tient compagnie, c’est tout. Je vous assure, je serais devenu fou s’il ne passait pas son temps à me remonter le moral !
— Oui… j’imagine. » Frangin sourit dans le vide, histoire de montrer sa bonne volonté.
« En fait, c’est une vie agréable. Les heures sont un peu longues mais le boire et le manger valent le détour. »
Frangin sentit clairement qu’il connaissait la suite.
« La bière est assez fraîche ? demanda-t-il.
— Glacée, répondit un saint Ongulent à la face rayonnante.
— Et le cochon rôti ? »
Saint Ongulent eut un sourire dément.
« Bien doré et croustillant sur les bords, oui.
— Mais j’imagine… euh… il vous arrive aussi de manger des lézards et des serpents ?
— C’est drôle que vous me disiez ça. Oui. De temps en temps. Histoire de changer un peu.
— Et aussi des champignons ? lança Om.
— Il y a des champignons dans la région ? » demanda innocemment Frangin.
Saint Ongulent hocha joyeusement la tête.
« Après les pluies annuelles, oui. Rouges avec des points jaunes. Le désert devient vraiment intéressant après la saison des champignons.
— Plein de limaces violettes géantes qui chantent ? Des colonnes de feu qui parlent ? Des girafes qui explosent ? Ce genre de choses ? fit prudemment Frangin.
— Bon sang, oui, reconnut le saint. Je ne sais pas pourquoi. Les champignons les attirent, à mon avis. »
Frangin opina.
« Tu commences à piger, petit, dit Om.
— Et j’imagine que vous buvez parfois… de l’eau ? poursuivit Frangin.
— Vous savez, c’est drôle, ça, répondit saint Ongulent. J’ai toute cette bière merveilleuse à disposition mais de temps en temps je me sens… disons, l’envie, y a pas d’autre mot, de boire quelques gorgées d’eau. Comment vous expliquez ça, vous ?
— Ça ne doit pas être… facile d’en trouver, fit le novice qui continuait de parler avec une extrême prudence comme un pêcheur qui fatigue un poisson de cinquante livres avec une ligne dont le point de rupture est à cinquante et une.
— Très curieux, ça, poursuivit saint Ongulent. Alors qu’on a de la bière bien fraîche tant qu’on en veut.
— Vous la… euh… trouvez où ? L’eau ? demanda Frangin.
— Vous connaissez les plantes cailloux ?
— Celles avec les grosses fleurs ?
— Si on entaille la partie charnue de la feuille, on récupère jusqu’à un quart de litre d’eau. Ç’a goût de pipi, remarquez.
— Je crois qu’on s’en accommodera », dit Frangin à travers des lèvres desséchées. Il recula vers l’échelle de corde, seul lien de l’ermite avec la terre ferme.
« Vous êtes sûr de ne pas vouloir rester ? demanda saint Ongulent. On est mercredi. Le mercredi, c’est cochon de lait avec en garniture la sélection du chef de légumes frais comme la rosée et gorgés de soleil.
— On… euh… on a beaucoup à faire, dit Frangin qui avait déjà descendu la moitié de l’échelle ballottante.
— Un chariot de friandises ?
— Ma foi, peut-être un autre… »
Saint Ongulent regarda d’un air triste Frangin s’éloigner sous lui dans le désert en aidant Vorbis à marcher.
« Et après, il y a sans doute des bonbons à la menthe ! brailla-t-il en mettant ses mains en porte-voix. Non ? »
Les silhouettes ne furent bientôt plus que des points sur le sable.
« Et peut-être des visions de plaisirs sex… non, je raconte des bêtises, ça, c’est le vendredi… » murmura saint Ongulent.
Maintenant que les visiteurs étaient partis, l’atmosphère s’emplit une fois encore des sifflements et des gémissements des petits dieux. Ils se chiffraient par milliards.
Saint Ongulent sourit.
Il était fou, bien entendu. Il s’en était parfois douté. Mais il estimait qu’il ne fallait pas gâcher la folie. Il déjeunait tous les jours des repas des dieux, buvait les millésimes les plus rares, mangeait des fruits non seulement hors de saison mais hors de la réalité. Devoir avaler une gorgée d’eau saumâtre et mâcher une patte de lézard par-ci par-là dans un but médicinal n’était qu’un prix modique à payer.
Il se tourna vers la table couverte de victuailles qui miroitait en l’air. Tout ça… et les petits dieux désiraient seulement quelqu’un qui les reconnaisse, qui croie même à leur existence.
Il y avait aussi de la gelée et de la glace au menu d’aujourd’hui.
« Ça nous en fera plus, hein, Charolet ? »
Oui, répondit Charolet.
Les combats avaient cessé à Éphèbe. Ils n’avaient pas duré longtemps, surtout après que les esclaves s’étaient mis de la partie. Il y avait trop de rues étroites, trop d’embuscades et, surtout, trop de détermination farouche. On prétend souvent que les hommes libres triompheront toujours des esclaves, mais tout dépend peut-être du point de vue où on se place.
Et puis le commandant de la garnison éphébienne avait déclaré un peu nerveusement que l’esclavage serait à l’avenir aboli, ce qui avait rendu les esclaves furieux. À quoi bon économiser pour devenir libre si on ne pouvait plus posséder d’esclaves ensuite ? Et comment ils mangeraient, hein ?
Les Omniens n’arrivaient pas à comprendre, et les soldats dans l’incertitude font de mauvais combattants. De plus, Vorbis était parti. Les certitudes paraissaient moins certaines quand il avait les yeux ailleurs.
On sortit le tyran de sa prison. Il consacra sa première journée de liberté à rédiger soigneusement des messages pour les autres petits pays côtiers.
Il était temps d’agir au sujet d’Omnia.
Frangin se mit à chanter.
Sa voix rebondit en écho sur les rochers. Des volées de pougneux perdirent leurs habitudes pédestres et s’envolèrent frénétiquement en semant des plumes derrière eux dans leur précipitation à prendre l’air. Des serpents filèrent en sinuant dans des fissures de rochers.
On pouvait vivre dans le désert. Ou du moins survivre…
Le retour à Omnia n’était qu’une question de temps. Encore un jour…
Vorbis marchait un peu en arrière. Il ne disait rien et, quand on lui parlait, ne donnait pas l’impression d’avoir compris ce qu’on venait de lui raconter.
Om, bringuebalé dans le sac de Frangin, commençait à ressentir la dépression grave qui gagne insidieusement tout individu réaliste en présence d’un optimiste.
Les derniers accents torturés des Serres de fer lacèrent l’impie moururent. Il y avait une petite traînée d’éboulis à peu de distance.
« On est vivants, dit Frangin.
— Pour l’instant.
— Et on est près de chez nous.
— Oui ?
— J’ai vu une chèvre sauvage sur les rochers là-bas.
— Il y en a encore beaucoup dans le coin.
— Des chèvres ?
— Des dieux. Et ceux qu’on a croisés jusqu’ici, c’étaient les plus minables, je te fais remarquer.
— Comment ça ? »
Om soupira. « Ça tombe sous le sens, non ? Réfléchis. Les plus forts se tiennent en bordure du désert, là où se trouvent les proies… je veux dire les hommes. Les plus faibles sont refoulés dans les secteurs où il n’y a que du sable et où personne ne vient souvent…
— Les dieux les plus forts, répéta Frangin d’un air songeur. Des dieux qui savent ce qu’être fort veut dire.
— Tout juste.
— Et non des dieux qui savent ce qu’éprouvent les faibles…
— Quoi ? Ils ne tiendraient pas cinq minutes. Dans ce monde, les dieux se dévorent entre eux.
— Ça explique peut-être certains aspects de leur nature. La force est héréditaire. Comme le péché. »
Son visage s’assombrit.
« Sauf que… c’est faux. Pour le péché, je veux dire. Je crois que je vais peut-être parler à certaines personnes quand on sera revenus.
— Oh, et on va t’écouter, hein ?
— La sagesse vient du désert, à ce qu’on dit.
— Seulement la sagesse que veut le peuple. Et les champignons. »
Alors que le soleil entamait son ascension, Frangin entreprit de traire une chèvre. Elle se laissa faire patiemment tandis qu’Om lui apaisait l’esprit. Et Om ne proposa pas de la tuer, nota Frangin.
Puis ils retrouvèrent de l’ombre. Des buissons croissaient désormais, à ras du sol, hérissés de piquants, chacune des feuilles barricadée derrière sa couronne d’épines.
Om inspecta un moment les environs, mais les petits dieux de la lisière du désert étaient plus rusés et moins pressés. Ils allaient venir, sans doute à midi, lorsque le soleil transformerait le paysage en enfer aveuglant. Il les entendrait. En attendant, il pouvait manger.
Il rampa à travers les buissons dont les épines lui raclaient la carapace sans lui causer le moindre mal. Il croisa une autre tortue qu’aucun dieu n’habitait et lui lança ce vague regard fixe habituel chez ces bêtes-là quand elles se demandent si ce qu’elles voient relève du repas ou de la copulation, les seules préoccupations à hanter l’esprit du chélonien moyen. Il l’évita et trouva deux feuilles qu’elle avait oubliées.
Régulièrement il revenait à pas pesants sur le terrain caillouteux et surveillait les dormeurs.
Puis il vit Vorbis se redresser sur son séant, promener autour de lui un long regard méthodique, ramasser une pierre, l’examiner attentivement et l’abattre sèchement sur le crâne de Frangin.
Qui ne gémit même pas.
Vorbis se mit debout et se dirigea à grandes enjambées droit vers les buissons qui dissimulaient Om. Il écarta sans ménagement les branches au mépris des épines et en extirpa la tortue qu’Om venait de rencontrer.
Le diacre tint un moment en l’air l’animal dont les pattes gigotaient mollement avant de le balancer d’un grand geste dans les rochers.
Puis il empoigna Frangin au prix d’un certain effort, se le jeta sur l’épaule et se mit en marche vers Omnia.
Le tout n’avait pris que quelques secondes.
Om lutta pour empêcher sa tête et ses pattes de rentrer automatiquement dans sa carapace, réaction instinctive de panique chez les tortues.
Vorbis disparaissait déjà derrière des rochers.
Il disparut complètement.
Om voulut se mettre à son tour en route, mais rétracta aussitôt la tête dans sa carapace lorsqu’une ombre courut sur le sable. Une ombre familière, terrorisante pour les tortues.
L’aigle descendit majestueusement vers les rochers où se débattait la tortue blessée et, quasiment sans ralentir son piqué, saisit le reptile et remonta en flèche dans les cieux à longs coups d’ailes indolents.
Om l’observa jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point puis détourna les yeux lorsqu’un autre point plus petit s’en détacha pour tomber en tournoyant sur lui-même vers les rochers en dessous.
L’aigle redescendit lentement, prêt à consommer son repas.
Un vent fit bruire les buissons épineux et souleva le sable. Om crut entendre les voix moqueuses, persifleuses de tous les petits dieux.
Saint Ongulent fracassa sur ses genoux cagneux la feuille dure et gonflée d’une plante caillou.
Chouette gars, songea-t-il. Parlait beaucoup tout seul, mais fallait s’y attendre. Sur certains, le désert fait cet effet-là, hein, Charolet ?
Oui, répondit Charolet.
Charolet refusa l’eau saumâtre. Ça lui donnait des gaz, expliqua-t-il.
« Comme tu veux ! fit saint Ongulent. Tiens, tiens ! Une petite gâterie. »
On ne trouvait pas souvent de Chilopoda aridius en plein désert, et voilà qu’il venait d’en découvrir trois d’un coup sous le même caillou !
Marrant cette impression d’avoir envie de grignoter quelque chose même après un bon cochon de lait rôti aux pommes de terre nouvelles et légumes du jour, arrosé d’une bière glacée avec assortiment de produits de l’imagination.
Il retirait de sa dent les pattes du deuxième insecte lorsque le lion parvint à pas feutrés au sommet de la dune la plus proche dans son dos.
Le lion éprouvait de curieux sentiments de reconnaissance. Il sentait qu’il devait rattraper le bon repas qui l’avait soigné et, disons, se retenir symboliquement de le manger. Et voici qu’il tombait sur un autre repas qui ne lui prêtait que peu d’attention. Ma foi, il ne lui devait rien, à celui-ci…
Il s’avança à pas de lion puis se mit pesamment au pas de course.
Inconscient du sort qu’on lui réservait, saint Ongulent attaquait son troisième mille-pattes.
Le lion bondit…
Et la suite n’aurait guère souri à saint Ongulent si Charolet n’avait pas flanqué un coup de caillou au fauve juste derrière l’oreille.
Frangin se tenait debout dans le désert, sauf que… le sable était aussi noir que le ciel, il n’y avait pas de soleil, et pourtant tout était brillamment éclairé.
Ah, se dit-il. C’est donc ça, rêver.
Des milliers de gens traversaient le désert. Ils ne s’intéressaient pas à lui. Ils marchaient comme s’ils n’avaient pas conscience de se trouver au milieu d’une foule.
Il voulut leur adresser un signe de la main, mais il restait cloué sur place. Il voulut parler, mais les mots s’évaporèrent dans sa bouche.
Alors il s’éveilla.
La première chose qu’il vit, ce fut la lumière qui tombait en oblique par une fenêtre. Et, devant cette lumière, deux mains levées formant le signe des saintes cornes.
Avec un peu de mal, alors que sa tête lui hurlait sa douleur, Frangin suivit les bras qui prolongeaient les mains jusqu’à leur réunion juste en dessous de la tête inclinée de…
« Frère Nonroid ? »
Le maître des novices redressa la tête.
« Frangin ?
— Oui ?
— Om soit loué ! »
Frangin tendit le cou pour regarder autour de lui.
« Il est là ?
— … là ? Comment tu te sens ?
— Je… »
Son crâne le faisait souffrir, il se sentait le dos en feu et une douleur sourde lui taraudait les genoux.
« Tu as attrapé un mauvais coup de soleil, dit Nonroid. Et tu as reçu un méchant coup sur la tête en tombant.
— En tombant ?
— … tombant. Des rochers. Dans le désert. Tu étais avec le prophète. Tu as marché avec le prophète. Toi, un de mes novices.
— Je me rappelle… le désert… fit Frangin en se tâtant prudemment le crâne. Mais… le… prophète… ?
— … prophète. On dit que tu pourrais être ordonné évêque, peut-être même cémoi. Il existe un précédent, tu sais. Le très bienheureux saint Aliboron a été nommé évêque parce qu’il accompagnait le prophète Ossaire dans le désert, et c’était un âne, lui.
— Mais je ne… me souviens… d’aucun prophète. J’étais tout seul avec… »
Frangin marqua un temps. La figure de Nonroid rayonnait.
« Vorbis ?
— Il a eu la bonté de tout me raconter, dit Nonroid. J’ai eu le privilège de me trouver sur la place des Lamentations quand il est arrivé. Juste après les prières sextines. Le cénobiarche s’en allait… bref, tu connais la cérémonie. Et Vorbis est apparu. Couvert de poussière, et il conduisait un âne. Tu étais allongé en travers de l’âne, j’en ai peur.
— Je ne me rappelle aucun âne.
— … âne. Il l’avait récupéré dans une ferme. Toute une foule le suivait ! »
Nonroid était rouge d’excitation.
« Et il a décrété un mois de Jhaddra, avec double pénitence, le conseil lui a remis le Bourdon et le Licol, et le cénobiarche est parti en ermitage à Skant !
— Vorbis est le huitième prophète, dit Frangin.
— … prophète. Bien entendu.
— Et… est-ce qu’il y avait une tortue ? Il a parlé d’une tortue ?
— … tortue ? Qu’est-ce que les tortues viennent faire là-dedans ? » La figure de Nonroid s’adoucit. « Mais, évidemment, le prophète a dit que le soleil t’avait dérangé. Il a dit que tu divaguais – excuse-moi – à propos de toutes sortes de choses bizarres.
— Ah bon ?
— Il est resté assis à ton chevet pendant trois jours. C’était… inspirant.
— Depuis combien de temps… on est rentrés ?
— … rentrés ? Presque une semaine.
— Une semaine !
— Il a dit que le voyage t’avait complètement épuisé. »
Frangin regarda fixement le mur.
« Et il a laissé des ordres pour qu’on te conduise à lui dès que tu aurais repris entièrement conscience, dit Nonroid. Il a été catégorique là-dessus. » Son ton laissait entendre qu’il n’était pas encore tout à fait sûr de l’état de conscience du jeune homme. « Tu te sens capable de marcher ? Je peux demander à des novices de te porter, si tu préfères.
— Faut que j’aille le voir maintenant ?
— … maintenant. Tout de suite. Tu vas le remercier, j’espère. »
Frangin ne connaissait ces quartiers de la Citadelle que par ouï-dire. Frère Nonroid ne les avait jamais vus non plus. On ne l’avait pas explicitement inclus dans la convocation, mais il était quand même venu et faisait la mouche du coche d’un air important autour de Frangin que deux novices véhiculaient dans une espèce de chaise à porteurs d’ordinaire utilisée par les plus croulants des vieux ecclésiastiques.
Au centre de la Citadelle, derrière le temple, Frangin aperçut un jardin clos. Il l’étudia d’un œil d’expert. Il n’existait pas une once de terreau naturel sur la roche à nu – on avait dû apporter à la main chaque pelletée qui permettait aux arbres ombreux qu’il voyait de se développer.
Vorbis s’y trouvait, entouré d’évêques et de cémois. Il tourna la tête à l’approche de Frangin. « Ah, mon compagnon du désert, fit-il d’une voix aimable. Et frère Nonroid, je crois bien. Mes frères, j’aimerais vous faire part de mon intention d’élever notre Frangin au rang d’archevêque. »
Un léger murmure d’étonnement monta parmi les ecclésiastiques, puis quelqu’un se racla la gorge. Vorbis se tourna vers l’évêque Trime, l’archiviste de la Citadelle.
« Eh bien, techniquement, il n’est même pas encore ordonné, fit l’évêque en hésitant. Mais, évidemment, nous savons tous qu’il y a eu un précédent.
— L’anus d’Ossaire, lâcha aussitôt frère Nonroid avant de rectifier. Euh… l’âne, pardon. » Il porta la main à sa bouche et rougit de honte et de confusion.
Vorbis sourit.
« Le brave frère Nonroid a raison, dit-il. Et l’âne n’avait pas été ordonné non plus, mais on était peut-être moins regardant sur les qualifications en ce temps-là. »
Suivit un chœur de rires nerveux, comme toujours de la part d’individus dont l’emploi voire la vie dépendent du caprice de celui qui vient de sortir une blague pas franchement drôle.
« Mais l’âne n’a été élevé qu’au rang d’évêque, insista l’évêque Trime “le Suicidaire”.
— Une fonction pour laquelle il était hautement qualifié, répliqua sèchement Vorbis. À présent, vous pouvez tous vous retirer. Y compris le sous-diacre Nonroid », ajouta-t-il. Nonroid vira du rouge au blanc à l’annonce de cette promotion soudaine. « Mais l’archevêque Frangin va rester. Nous aimerions discuter. »
Les membres du clergé se retirèrent.
Vorbis s’assit dans un fauteuil de pierre derrière un sureau, un arbre immense et vieux, bien différent de ses congénères à la vie brève plantés à l’extérieur du jardin, dont les baies arrivaient presque à maturité.
Le prophète, les coudes appuyés sur les bras de pierre du fauteuil, les mains entrelacées devant lui, contempla lentement, posément Frangin.
« Tu es… remis ? dit-il enfin.
— Oui, monseigneur, répondit le novice. Mais, monseigneur, je ne peux pas être évêque, je ne peux même pas…
— Je t’assure que le travail ne nécessite pas beaucoup d’intelligence. La preuve, les évêques sont capables de le faire. »
Un autre long silence.
Lorsque Vorbis reprit la parole, on aurait dit chaque mot remonté au treuil depuis une grande profondeur.
« Nous avons en une occasion déjà parlé de la nature de la réalité, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et des circonstances nombreuses où ce qu’on perçoit n’est pas ce qui est fondamentalement vrai ?
— Oui. »
Encore une pause. Haut dans le ciel, un aigle décrivait des cercles, à l’affût de tortues.
« Je suis sûr que tu gardes des souvenirs confus de notre errance dans le désert.
— Non.
— Il fallait s’y attendre. Le soleil, la soif, la faim…
— Non, monseigneur. Ma mémoire ne s’embrouille pas facilement.
— Ah, oui, je me rappelle.
— Moi aussi, monseigneur. »
Vorbis tourna légèrement la tête et jeta un regard en coin à Frangin comme s’il cherchait à se cacher derrière son propre visage.
« Dans le désert, le grand dieu Om m’a parlé.
— Oui, monseigneur. C’est vrai. Tous les jours.
— Ta foi est simple mais forte, Frangin. Quand il s’agit d’hommes, j’ai le jugement sûr.
— Oui, monseigneur. Monseigneur ?
— Oui, mon Frangin ?
— D’après Nonroid, vous m’avez aidé à traverser le désert, monseigneur.
— Tu te souviens de ce que j’ai dit sur la vérité fondamentale, Frangin ? Bien sûr que tu te souviens. Il y avait un désert physique, c’est juste, mais aussi un désert de l’âme. Mon dieu m’a guidé, et moi je t’ai guidé à mon tour.
— Ah. Oui. Je vois. »
Dans le ciel, le point tournoyant qu’était l’aigle parut un instant suspendu, immobile. Puis il replia les ailes et s’abattit…
« On m’a beaucoup donné, dans le désert, Frangin. J’ai beaucoup appris. Il me faut désormais informer le monde. C’est le devoir d’un prophète. Aller là où les autres ne sont pas allés et en rapporter la vérité. »
… plus vite que le vent, son cerveau et son corps réduits à l’état de brouillard autour de la seule volonté d’atteindre son objectif…
« Je n’attendais pas cette tâche si tôt. Mais Om a guidé mes pas. Et maintenant que nous avons la cénobiarchie, nous allons… nous en servir. »
Quelque part plus loin à flanc de coteau, l’aigle piqua, saisit quelque chose et reprit de la hauteur à tire-d’aile…
« Je ne suis qu’un novice, monseigneur Vorbis. Même si tout le monde m’appelle évêque, je n’en suis pas un.
— Tu t’y feras. »
Il fallait parfois un bon moment pour qu’une idée prenne forme sous le crâne de Frangin, mais il lui en venait justement une. Quant à la façon de s’asseoir de Vorbis, à l’accent particulier dans sa voix.
Vorbis avait peur de lui.
Pourquoi de moi ? À cause du désert ? Tout le monde s’en fiche. À ma connaissance, ça s’est toujours passé de cette façon-là : c’est sûrement son âne qui a porté Ossaire dans le désert, qui a trouvé l’eau, qui a tué un lion à coups de sabot.
À cause d’Éphèbe ? Personne n’écouterait. Tout le monde s’en fiche. Il est le prophète et le cénobiarche. Il aurait pu me tuer d’un claquement de doigts. Tout ce qu’il fait est bien. Tout ce qu’il dit est vrai.
Fondamentalement vrai.
« J’ai quelque chose à te montrer qui va peut-être t’amuser, dit Vorbis en se levant. Tu peux marcher ?
— Oh, oui. Nonroid voulait juste se montrer aimable. J’ai surtout des coups de soleil. »
Alors qu’ils s’en repartaient, Frangin nota un détail qui lui avait échappé jusqu’alors. Des soldats de la Sainte Garde, armés d’arcs, étaient postés dans le jardin. Ils se tenaient dans l’ombre des arbres ou parmi les buissons, pas vraiment à découvert mais pas franchement cachés non plus.
Des marches menaient du jardin au dédale de salles et tunnels souterrains qui sous-tendaient le temple et, à vrai dire, l’ensemble de la Citadelle. Sans un bruit, deux gardes leur emboîtèrent le pas à distance respectueuse.
Frangin suivit Vorbis par les tunnels jusqu’aux quartiers des métallurgistes, où forges et ateliers se serraient autour d’un puits de lumière large et profond. Émanations et fumées montaient en volutes le long des parois taillées dans le roc.
Vorbis se rendit directement à une grande alcôve baignant dans la lumière rougeoyante des feux de forge. Plusieurs ouvriers se massaient autour d’un objet large et incurvé.
« Regarde, fit Vorbis. Qu’en penses-tu ? »
C’était une tortue marine.
Les fondeurs avaient réalisé un excellent travail, jusqu’aux motifs de la carapace et aux écailles des pattes. L’animal mesurait près de trois mètres de long.
Frangin entendit un bourdonnement dans ses oreilles tandis que parlait Vorbis.
« Ils racontent tout un charabia pernicieux sur les tortues, non ? Ils croient vivre sur le dos d’une grande tortue. Eh bien, c’est sur une tortue qu’ils vont mourir. »
Frangin voyait à présent les chaînes fixées à chaque patte métallique. Un homme ou une femme pouvait rester étendu dans un grand inconfort sur le dos de la tortue, membres écartés et fermement enchaînés par les poignets et les chevilles.
Il se pencha. Oui, il aperçut le logement pour le feu par en dessous. Dans certains domaines, la Quisition s’en tenait toujours aux mêmes principes.
Il faudrait une éternité pour chauffer tout ce métal jusqu’au seuil de la douleur. Ce qui laissait donc largement le temps de réfléchir…
« Qu’en penses-tu ? » demanda Vorbis.
Une vision de l’avenir fulgura sous le crâne de Frangin.
« Ingénieux, commenta-t-il.
— Et ce sera une leçon salutaire pour quiconque serait tenté de s’écarter du chemin de la vraie connaissance.
— Quand est-ce que vous comptez… euh… l’expérimenter ?
— Je suis sûr que l’occasion se présentera. »
Lorsque Frangin se redressa, Vorbis le fixait avec une telle intensité qu’on l’aurait dit en train de lire les pensées du novice sur sa nuque.
« Et maintenant, retire-toi, je te prie, fit le cénobiarche. Repose-toi autant que tu peux… mon fils. »
Frangin traversa lentement la place, plongé dans des pensées inhabituelles.
« ’jour, mon révérend.
— Vous savez déjà ? »
Plhatah Je-m’tranche-la-main offrit une figure rayonnante au-dessus de son étal de sorbet glacé tiédasse.
« Mon p’tit doigt me l’a dit, fit-il. T’nez, prenez donc un délice klatchien. Gratis. En bâtonnet. »
La place était plus animée que d’habitude. Même les petits pains de Plhatah se vendaient comme des petits pains.
« Du peuple aujourd’hui, fit Frangin sans vraiment penser à ce qu’il disait.
— Le temps du prophète, voyez, expliqua Plhatah, quand le grand dieu s’révèle au monde. Vous trouvez qu’y a du peuple en ce moment, mais on sera serrés comme des harengs d’ici quelques jours.
— Qu’est-ce qui se passe, alors ?
— Z’allez bien ? M’avez pas l’air de tenir la grande forme.
— Qu’est-ce qui se passe, alors ?
— Les Lois. Vous connaissez ça, vous. Le Livre de Vorbis ? J’imagine… » Plhatah se pencha vers Frangin. « Vous auriez pas un tuyau, des fois ? J’imagine que le grand dieu vous a rien dit qui pourrait profiter à l’industrie du plat cuisiné ?
— Je ne sais pas. Il aimerait qu’on cultive davantage de laitues, je crois.
— Vraiment ?
— Ce n’est qu’une supposition. »
Plhatah eut un sourire malveillant. « Ah, oui, mais c’est votre supposition. Pas la peine de m’faire un dessin, j’suis pas sourd, comme on dit. L’plus drôle, c’est que je sais où mettre le grappin sur quelques arpents de terre bien irriguée. Faudrait p’t-être que j’achète maintenant, avant tout le monde ?
— Je ne vois pas de mal à ça, monsieur Plhatah. »
Le commerçant se glissa en crabe plus près du novice. Ça ne lui était pas difficile. Il se glissait en crabe partout. Même les crabes trouvaient qu’il se déplaçait de travers.
« Marrant, ça, fit-il. J’veux dire… Vorbis ?
— Marrant ? s’étonna Frangin.
— Ça donne à réfléchir. Même Ossaire devait être un type comme vous et moi, qui s’baladait à droite à gauche. Il avait du cérumen dans les oreilles comme tout le monde. Marrant, ça.
— Quoi donc ?
— Tout. »
Plhatah gratifia Frangin d’un autre sourire de conspirateur puis vendit un bol d’houmous à un pèlerin aux pieds endoloris qui regretterait son achat.
Frangin regagna sans se presser son dortoir. Lequel était désert à cette heure de la journée : on déconseillait de traîner dans les dortoirs, des fois que la présence des matelas durs comme la pierre donnerait des idées de péché. Ses rares biens avaient disparu de son étagère près de sa couchette. Il disposait sans doute d’une chambre particulière quelque part, mais on avait omis de l’en prévenir.
Frangin se sentait complètement perdu.
Il s’allongea sur la couchette, au cas où, et adressa une prière à Om. Pas de réponse. Il n’en avait jamais reçu durant la majeure partie de son existence, ce qui ne l’avait guère gêné parce qu’il n’en attendait pas. Mais il se consolait en se disant qu’Om écoutait peut-être et ne daignait tout bonnement pas répondre.
Aujourd’hui, il n’y avait rien à entendre.
Autant se parler et s’écouter tout seul.
Comme Vorbis.
Il n’arrivait pas à se défaire de cette idée. Un esprit comme une bille d’acier, avait dit Om. Rien n’y entrait, rien n’en sortait. Le diacre n’entendait donc que les échos lointains de son âme. À partir de ces échos lointains, il allait forger de toutes pièces un Livre de Vorbis, et Frangin croyait déjà en connaître les commandements. Il serait question de guerres saintes et de sang, de croisades et de sang, de piété et de sang.
Frangin se releva en se sentant idiot. Mais impossible de penser à autre chose.
Il était évêque mais il ignorait ce que faisaient les évêques. Il ne les avait aperçus que de loin, qui évoluaient comme des nuages liés à la terre. Il ne voyait qu’une seule chose dans ses cordes.
Un gamin boutonneux sarclait le potager. Il regarda avec étonnement Frangin lui prendre la binette et fut assez bête pour se cramponner un moment à l’outil.
« Je suis évêque, tu sais, dit Frangin. Et puis tu ne t’y prends pas bien. Va t’occuper ailleurs. »
Il porta des coups vicieux aux mauvaises herbes autour des semis. Quelques semaines d’absence seulement, et déjà une ombre verte recouvrait le terreau.
Tu es évêque. Pour tes bonnes actions. Et voici la tortue de fer. Pour tes éventuelles mauvaises actions. Parce que…
… il y avait deux personnes dans le désert, et Om a parlé à l’une d’elles.
Frangin n’avait encore jamais eu d’idées pareilles.
Om lui avait parlé. Il fallait reconnaître que le dieu n’avait rien dit de ressemblant à ce que rapportaient les prophètes. Il n’avait peut-être jamais rien dit de tel…
Il progressa à coups de binette jusqu’au bout du rang. Ensuite il remit de l’ordre dans les plants de haricots.
Lou-tsé observait Frangin d’un œil attentif depuis son cabanon près des tas de détritus.
Encore une grange. Tefervoir voyait beaucoup de granges.
Ils avaient commencé avec une charrette et passé beaucoup de temps à l’alléger au maximum. Les engrenages avaient posé problème. Il y avait longuement réfléchi. La boule voulait tourner beaucoup plus vite que les roues. Sûrement une métaphore de ceci ou cela.
« Et je n’arrive pas à la faire reculer, dit-il.
— Vous inquiétez pas, dit Simonie. Elle aura pas besoin de reculer. Et pour le blindage ? »
Tefervoir agita une main affolée en un geste qui englobait son atelier.
« C’est une forge de village ! dit-il. Cet engin-là fait sept mètres ! Zacharos ne peut pas fabriquer des plaques de plus d’un mètre de large. J’ai essayé de les clouer sur une armature, mais ça s’écroule sous le poids. »
Simonie contempla le squelette de la machine à vapeur et les plaques empilées à côté.
« Déjà participé à une bataille, Tefervoir ? demanda-t-il.
— Non. J’ai les pieds plats. Et je ne suis pas très balèze.
— Vous savez ce que c’est, une tortue ? »
Tefervoir se gratta la tête. « D’accord. La réponse, ce n’est pas un petit reptile dans une carapace, hé ? Parce que vous savez que ça, je le sais.
— Je veux dire une tortue de boucliers. Quand on attaque une forteresse ou un mur et que l’ennemi nous balance dessus tout ce qui lui tombe sous la main, les soldats tiennent leurs boucliers au-dessus de la tête de manière à ce qu’ils s’imbriquent les uns dans les autres. Ça peut supporter de lourdes charges.
— Qui se chevauchent, murmura Tefervoir.
— Comme des écailles », fit Simonie.
Tefervoir observa la charrette d’un air pensif.
« Une tortue, dit-il.
— Et le bouclier ? demanda Simonie.
— Oh, ça, ce n’est pas un problème, répondit distraitement l’apprenti philosophe. Tronc d’arbre boulonné à l’armature. Gros bélier de fer. Des portes de bronze, c’est tout, vous avez dit ?
— Oui. Mais très grosses.
— Bé alors, c’est sûrement creux. Ou alors des plaques de bronze coulées sur du bois. C’est ce que je ferais, moi.
— Pas du bronze massif ? Tout le monde dit que c’est du bronze massif.
— C’est aussi ce que je dirais.
— Excusez-moi, messieurs. »
Un homme de forte carrure s’avança. Il portait l’uniforme des gardes du palais.
« C’est le sergent Fergmen, dit Simonie. Oui, sergent ?
— Ces portes-là, elles sont renforcées d’acier klatchien. À cause de tous les combats qu’ont eu lieu à l’époque du faux prophète Zog. Et elles s’ouvrent que vers le dehors. Comme des portes d’écluse dans un canal, comprenez ? Si vous poussez d’sus, elles se ferment encore plus fort.
— Bé, comment on les ouvre, alors ? demanda Tefervoir.
— Le cénobiarche lève la main, et le souffle de dieu les ouvre, répondit le sergent.
— De manière logique, je voulais dire.
— Oh. Ben, un diacre se faufile derrière un rideau et appuie sur un levier. Mais… des fois, quand j’étais d’garde en bas dans les cryptes, y avait une salle… avec des grincements et des machins… enfin, on entendait de l’eau bouillonner…
— Hydraulique, fit Tefervoir. Je m’en doutais.
— Vous pourrez entrer ? demanda Simonie.
— Dans la salle ? Pourquoi pas ? Personne ne s’y intéresse.
— Il pourrait ouvrir les portes ?
— Hmm ? » fit Tefervoir. Il se frottait le menton avec un marteau. Il avait l’air perdu dans un monde à lui.
« J’ai dit : Est-ce que Fergmen pourrait faire marcher cette hydre au litre ?
— Hmm ? Oh. Bé, je ne crois pas, répondit distraitement Tefervoir.
— Et vous ?
— Quoi ?
— Vous pourriez la faire marcher ?
— Té, sans doute. Ce sont seulement des tuyaux et des pressions, après tout. Hum. »
Tefervoir fixait toujours la charrette à vapeur. Simonie signifia d’un signe de tête entendu au sergent qu’il devait se retirer puis entreprit le voyage interplanétaire mental nécessaire pour atteindre le monde qu’explorait Tefervoir.
Il s’efforça lui aussi de regarder la charrette.
« Vous aurez bientôt terminé ?
— Hmm ?
— Je disais…
— Demain soir, tard. Si on travaille toute la nuit.
— Mais on en aura besoin le lendemain matin à l’aube ! On aura pas le temps d’voir si ça marche !
— Ça marchera du premier coup, lui assura Tefervoir.
— C’est vrai ?
— Té, je l’ai construite, la machine. Je la connais. Vous, vous connaissez les épées, les lances, tout ça. Moi, je connais tout ce qui tourne. Ça marchera du premier coup.
— Bien. Bon, j’ai d’autres choses à faire…
— D’accord. »
Tefervoir se retrouva seul dans la grange. Il contempla d’un air pensif son marteau, puis la charrette métallique.
Ils ne savaient pas couler le bronze correctement dans ce pays. Leur fer faisait peine, oui, vraiment peine. Leur cuivre ? Désastreux. Ils avaient l’air capables de fabriquer de l’acier à voler en éclats au premier choc. Au fil des ans, la Quisition avait éliminé tous les bons forgerons.
Il avait fait de son mieux, mais…
« Mais ne me demandez pas pour le deuxième ou troisième choc », se dit-il tout bas.
Vorbis se tenait assis dans le fauteuil de pierre de son jardin, des papiers étalés autour de lui.
« Eh bien ? »
La silhouette à genoux ne leva pas les yeux. Deux gardes se dressaient au-dessus d’elle, l’épée au clair.
« Les adeptes de la Tortue… ils complotent quelque chose, dit-elle d’une voix perçante de terreur.
— Évidemment qu’ils complotent. Évidemment, dit Vorbis. Et quel est ce complot ?
— Y a une espèce de… quand on vous confirmera cénobiarche… une espèce d’appareil, une machine qui avance toute seule… elle enfoncera les portes du temple… »
La voix mourut.
« Et où est cet appareil en ce moment ? demanda Vorbis.
— J’sais pas. Ils m’ont acheté du fer. C’est tout ce que j’sais.
— Un appareil en fer.
— Oui. » L’homme prit une inspiration profonde – entre l’inspiration et le hoquet. « À ce qu’on dit… les gardes ont dit… vous retenez mon père en prison et vous pourriez… je vous implore… »
Vorbis baissa les yeux sur l’homme.
« Mais vous craignez, fit-il, que je vous expédie vous aussi au cachot. Vous me prêtez ce genre de réaction. Vous craignez que je me dise : cet homme a eu partie liée avec les hérétiques et les blasphémateurs, c’est un de leurs proches… »
L’homme continuait de fixer le sol. Vorbis lui entoura délicatement le menton des doigts et lui releva la tête jusqu’à pouvoir le regarder dans les yeux.
« Vous avez bien agi », dit-il. Il s’adressa à l’un des gardes. « Le père de cet homme vit toujours ?
— Oui, monseigneur.
— Il peut encore marcher ? »
L’inquisiteur haussa les épaules. « Ou-ui, monseigneur.
— Alors relâchez-le sur-le-champ, confiez-le à son fils dévoué et renvoyez-les tous deux dans leur foyer. »
Les armées de l’espoir et de la peur livrèrent bataille dans les yeux de l’indicateur.
« Merci, monseigneur, dit-il.
— Allez en paix. »
Un garde raccompagna l’homme hors du jardin. Vorbis les regarda s’éloigner puis agita vaguement la main à l’adresse d’un des grands inquisiteurs.
« Nous savons où il habite ?
— Oui, monseigneur.
— Bien. »
L’inquisiteur hésita.
« Et cet… appareil, monseigneur ?
— Om m’a parlé. Une machine qui avance toute seule ? Une chose pareille défie la raison. Où sont ses muscles ? Où est son esprit ?
— Oui, monseigneur. »
L’inquisiteur, un diacre du nom de Cuspide, était parvenu à son poste – un poste qu’il n’était pas sûr pour l’instant de vouloir garder – parce qu’il aimait faire souffrir son prochain. Un penchant tout bête qu’il pouvait pleinement satisfaire au sein de la Quisition. Et il comptait au nombre de ceux sur qui Vorbis exerçait une terreur particulière. Faire souffrir autrui parce qu’on aime ça… ça se comprend. Vorbis, lui, faisait souffrir parce qu’il avait décidé la chose nécessaire, sans passion, et même avec une espèce d’amour impitoyable.
Pour ce qu’en savait Cuspide, personne ne racontait de boniments, au bout du compte, pas à un exquisiteur. Évidemment, des appareils qui se déplaçaient tout seuls, ça n’existait pas ; il prit mentalement note toutefois de doubler la garde…
« Mais, fit Vorbis, la cérémonie de demain sera tout de même perturbée.
— Monseigneur ?
— Je… je suis au courant de certaines choses.
— Bien entendu, monseigneur.
— Vous connaissez sûrement le point de rupture des muscles et des tendons, diacre Cuspide. »
Cuspide ne doutait plus que Vorbis était passé sur l’autre versant de la folie. La folie ordinaire, le diacre pouvait s’en accommoder. À sa connaissance, les déments pullulaient dans le monde, et nombre d’entre eux aggravaient encore leur état dans les tunnels de la Quisition. Mais Vorbis avait franchi ce stade pour se forger une espèce de logique de l’autre côté. Des pensées rationnelles composées à partir d’éléments détraqués…
« Oui, monseigneur, dit-il.
— Moi, je connais le point de rupture des hommes. »
Il faisait nuit. Et froid pour la première fois de l’année. Lou-tsé se déplaçait sans bruit dans l’obscurité de la grange et balayait avec ardeur. Parfois il sortait un chiffon des replis de sa robe et astiquait ici et là.
Il fourbit la carrosserie de la Tortue Mobile qui se découpait, tapie, menaçante dans l’ombre.
Puis il se dirigea à coups de balai vers la forge qu’il contempla un moment.
Il faut une concentration extrême pour couler du bon acier. Pas étonnant que les dieux se soient toujours regroupés autour de forges isolées. Tant de détails peuvent tourner mal. Une légère erreur dans le dosage des ingrédients, un instant de défaillance…
Tefervoir, qui dormait presque debout, grogna lorsqu’on le réveilla d’un coup de coude pour lui mettre quelque chose dans les mains.
Une tasse de thé. Il contempla la face ronde de Lou-tsé.
« Oh, dit-il. Merci. Merci beaucoup. »
Hochement de tête, sourire.
« Presque fini, reprit Tefervoir plus ou moins pour lui-même. Il n’y a plus qu’à laisser refroidir, maintenant. Le laisser refroidir, tout doucement. Sinon, hé bé, ça se cristallise, voyez. »
Hochement de tête, sourire, hochement de tête.
Rudement bon, le thé.
« … pas un moulage ’portant, d’toute m’nière, dit Tefervoir en chancelant. Jus’ les l’viers d’contrôle… »
Lou-tsé le saisit délicatement et le guida jusqu’à un siège sur un tas de charbon de bois. Puis il alla observer un instant la forge. La barre d’acier rutilait dans le moule.
Il versa dessus un seau d’eau froide, regarda le gros nuage de vapeur se répandre et se disperser, puis il se jeta le balai sur l’épaule et détala sans demander son reste.
Ceux pour qui Lou-tsé ne représentait qu’une vague silhouette entraperçue derrière un balai indolent auraient été surpris par sa vitesse, surtout pour un vieillard de six mille ans qui ne mangeait que du riz complet et ne buvait que du thé vert additionné d’une noix de beurre rance.
Un peu avant les portes de la Citadelle, il s’arrêta de courir et se remit à balayer. Il balaya jusqu’aux battants, balaya même autour, hocha la tête et sourit à l’adresse d’un soldat qui lui lançait un regard mauvais avant de comprendre qu’il ne s’agissait que du vieux balayeur demeuré, astiqua une poignée de porte et poursuivit son chemin, sans cesser de manier son outil, par des couloirs et des ambulatoires jusqu’au potager de Frangin.
Il distingua une silhouette accroupie parmi les melons.
Lou-tsé dénicha une couverture et revint à pas feutrés dans le jardin où Frangin se tenait assis, le dos voûté, sa binette sur les genoux.
Lou-tsé avait vu beaucoup de figures angoissées au cours de son existence, une existence plus longue que n’en connaissaient la plupart des civilisations. Celle de Frangin les battait toutes. Il tira la couverture sur les épaules de l’évêque.
« Je ne l’entends pas, se lamentait l’ex-novice d’une voix rauque. Ça veut peut-être dire qu’il est trop loin. Je m’accroche à cette idée. Il se trouve peut-être quelque part là-bas. À des kilomètres ! »
Lou-tsé sourit et hocha la tête.
« Tout va recommencer. Il n’a jamais dit à personne de faire quoi que ce soit. Ni de ne pas le faire. Il s’en moquait ! »
Une fois encore, Lou-tsé sourit et hocha la tête. Il avait les dents jaunes. Il en était en fait à sa deux centième dentition.
« Il n’aurait pas dû s’en moquer ! »
Lou-tsé disparut à nouveau dans son petit refuge et en ramena une coupe peu profonde remplie d’une sorte de thé. Il hocha la tête, sourit et tendit le récipient jusqu’à ce que Frangin l’accepte et boive une gorgée. Le breuvage avait goût d’eau chaude agrémentée d’un sachet de lavande.
« Tu ne comprends rien de ce que je te dis, hein ? dit Frangin.
— Pas beaucoup, fit Lou-tsé.
— Tu parles ? »
Lou-tsé se posa un doigt ratatiné sur les lèvres.
« Grand secret », fit-il.
Frangin regarda le petit homme. Que savait-il de lui ? Que savait-on de lui ?
« Toi parler à dieu, dit Lou-tsé.
— Comment tu le sais ?
— Signes. Homme qui parle à dieu avoir vie très dure.
— T’as raison ! » Frangin fixa Lou-tsé par-dessus la coupe. « Pourquoi tu es là ? demanda-t-il. Tu n’es pas omnien. Ni éphébien.
— Grandi près de Moyeu. Y a longtemps. Maintenant Lou-tsé un étranger partout où lui aller. Meilleur moyen. Appris religion dans temple au pays. Maintenant aller là où trouver travail.
— Transporter des détritus et tailler les plantes ?
— Sûr. Jamais été évêque ni gros bonnet. Vie dangereuse. Toujours être homme qui nettoie bancs ou balaye derrière autel. Personne embêter homme utile. Personne embêter petit homme. Personne se rappeler nom.
— C’est ce que j’avais prévu pour moi ! Mais ça ne marche pas.
— Alors trouver autre moyen. Moi apprendre dans temple. Appris avec vieux maître. Quand ennuis, toujours se rappeler paroles sages de vieux maître vénérable.
— C’était quoi ?
— Vieux maître dire : “Garçon là-bas ! Quoi toi manger ? Espère toi apporter assez pour tout le monde !” Vieux maître dire : “Vilain garçon ! Pourquoi pas faire devoirs à la maison ?” Vieux maître dire : “Pourquoi garçon rire ? Si pas dire pourquoi, tout dojo rester en retenue après les cours !” Quand se souvenir toutes ces sages paroles, rien paraître très grave.
— Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne l’entends pas !
— Toi faire ce que dois. Moi compris au moins une chose, ça tu dois faire tout seul. »
Frangin s’étreignait les genoux.
« Mais il ne m’a rien dit ! Elle est où, cette fameuse sagesse ? Tous les autres prophètes sont revenus avec des commandements !
— Où eux les trouver ?
— Je… J’imagine qu’ils les ont inventés.
— Toi les trouver là aussi. »
« Tu appelles ça de la philosophie, toi ? » rugit Honorbrachios en agitant son bâton.
Tefervoir nettoyait le levier, enlevait les morceaux du moule de sable qui restaient.
« Bé… de la physique, que c’est de la philosophie naturelle », dit-il.
Le bâton claqua sur les flancs de la Tortue Mobile.
« Je t’ai jamais appris des choses pareilles, coquin de sort ! s’écria le philosophe. La philosophie, elle est censée rendre la vie meilleure !
— Hé bé, ça va la rendre meilleure pour beaucoup de monde, répliqua calmement Tefervoir. Ça va permettre de renverser un tyran.
— Et après ?
— Et après quoi ?
— Et après tu vas la mettre en morceaux, ta machine, hé ? fit le vieillard. La démolir ? Enlever les roues ? Retirer toutes ces piques ? Brûler les plans ? Hein ? Quand elle aura rempli son office, hé ?
— Bé… commença Tefervoir.
— Aha !
— Aha quoi ? On pourrait la garder, non ? Comme… force de dissuasion contre les autres tyrans !
— Tu crois que les tyrans, ils vont pas en construire eux aussi ?
— Bé… j’en construirai des plus grosses ! » cria Tefervoir.
Honorbrachios s’affaissa. « Oui, fit-il. Sûrement. Tout est bien, alors. Ma parole. Quand je pense que je m’inquiétais. Maintenant… je crois que je vais aller me reposer dans un coin… »
Il parut plus voûté qu’à l’ordinaire et soudain vieux.
« Maître ? fit Tefervoir.
— M’appelle plus maître, vaï, répliqua Honorbrachios en suivant à tâtons la paroi de la grange vers la porte. Je constate que tu connais à présent toutes les saloperies qu’il faut savoir sur la nature humaine. Hah ! »
Le grand dieu Om glissa le long du versant d’un fossé d’irrigation et atterrit sur le dos dans les mauvaises herbes du fond. Il se redressa en agrippant une racine dans son bec et en se retournant à la force des mâchoires.
Les formes des pensées de Frangin lui sillonnaient le cerveau en tremblotant. Il ne distinguait aucun mot précis, mais il n’en avait nul besoin, pas plus qu’on n’a besoin de voir les rides à la surface d’une rivière pour connaître le sens du courant.
De temps en temps, quand il apercevait le point miroitant de la Citadelle dans le crépuscule, il tentait à son tour de transmettre ses propres pensées aussi fort qu’il pouvait :
« Attends ! Attends ! Tu ne vas pas faire ça ! On peut aller à Ankh-Morpork ! Le pays de toutes les chances ! Avec mon cerveau et ton… et toi, le monde nous ouvre les draps ! Pourquoi tout gâcher… »
Puis il glissait dans un autre sillon. Une ou deux fois il aperçut l’aigle qui décrivait des cercles sans relâche.
« Pourquoi mettre la main dans le broyeur ? Ce pays mérite Vorbis ! Les moutons méritent qu’on les mène par le bout du nez ! »
Il avait connu la même situation lorsqu’on avait lapidé à mort son tout premier croyant. Évidemment, il lui en restait une douzaine d’autres à ce moment-là. Mais il en avait ressenti comme un déchirement. De la tristesse. On n’oublie jamais son premier croyant. C’est lui qui donne une forme au dieu.
Les tortues sont mal équipées pour la navigation à travers champs. Il leur faudrait des pattes plus longues ou des fossés moins profonds.
Om estima qu’il ne dépassait pas le trois cents mètres à l’heure en ligne droite, et la Citadelle se trouvait encore au moins à trente kilomètres. Il effectuait parfois entre les arbres d’une oliveraie une pointe de vitesse qui ne compensait pas le retard que lui coûtaient le terrain rocailleux et les murets dans les champs.
Durant tout le temps que ses pattes s’activaient, il entendait bourdonner dans sa tête les pensées de Frangin comme une abeille au loin.
Il tenta encore une fois de crier mentalement.
« Tu as quoi, toi ? Lui dispose d’une armée ! Tu as une armée, toi ? Combien de divisions tu as ? »
Mais de telles pensées demandent de l’énergie, et celle dont dispose une tortue reste limitée. Il trouva une grappe de raisins tombée par terre et avala gloutonnement les grains jusqu’à ce que sa tête baigne dans le jus, mais ça ne changea pas grand-chose.
Puis la nuit tomba. Ici, les nuits étaient moins froides que dans le désert, mais aussi moins chaudes que les journées. Il allait ralentir à mesure que son sang se rafraîchirait. Il ne réfléchirait pas aussi vite. Ne marcherait pas aussi vite non plus.
Il perdait déjà de la chaleur. Chaleur égalait vitesse.
Il se hissa sur une fourmilière…
« Tu vas mourir ! Tu vas mourir ! »
… et glissa en bas de l’autre versant.
Les préparatifs pour l’intronisation du prophète cénobiarche commencèrent bien des heures avant l’aube. Tout d’abord, ce que ne prévoyaient pas les traditions ancestrales, le diacre Cuspide et quelques collègues procédèrent à une fouille minutieuse du temple. On chercha des fils tendus et on tisonna à coups de pique des recoins en mesure de dissimuler des archers. Le diacre Cuspide avait la tête bien vissée sur les épaules, même si c’était à l’envers du filetage. Il dépêcha aussi quelques escouades en ville pour embarquer les suspects habituels. La Quisition recommandait toujours d’en laisser quelques-uns en liberté. On savait alors où les trouver en cas de besoin.
Après quoi une douzaine de prêtres subalternes arrivèrent pour absoudre les lieux et chasser tous les afrites, djinns et démons. Le diacre Cuspide les observa sans un mot. Il n’avait personnellement jamais eu de rapports avec des entités surnaturelles, mais il connaissait les effets d’une flèche bien ajustée dans un ventre qui ne s’y attend pas.
On lui tapota la cage thoracique. Il eut un sursaut lorsque la réalité se connecta soudain au fil de ses pensées et sa main se porta machinalement vers sa dague. « Oh », fit-il.
Lou-tsé hocha la tête et sourit avant d’indiquer de son balai que le diacre Cuspide se tenait sur une portion de dallage qu’il souhaitait balayer.
« Salut, affreux petit crétin jaune », fit le diacre.
Hochement de tête, sourire.
« Tu ne dis jamais un putain de mot, hein ? »
Sourire, sourire.
« Imbécile. »
Sourire. Sourire. Attente.
Tefervoir recula.
« Bon, fit-il, vous êtes sûr d’avoir tout compris, hé ?
— Facile, répondit Simonie qui avait pris place sur la selle de la Tortue.
— Répétez.
— On alimente la boîte à feu, récita le sergent. Puis, quand l’aiguille rouge indique XXVI, on tourne le robinet de cuivre ; quand le sifflet de bronze siffle, on actionne le grand levier. Et on dirige en tirant sur les cordes.
— C’est ça », dit Tefervoir. Mais il restait indécis. « C’est une machine de précision, ajouta-t-il.
— Et moi un soldat de métier, répliqua Simonie. Pas un paysan superstitieux.
— Parfait, parfait. Bé… si vous êtes sûr… »
Ils avaient eu le temps d’apporter quelques finitions à la Tortue Mobile. La carapace se hérissait d’arêtes en dents de scie et les roues de piques. Et, bien entendu, le tuyau de dégagement de la vapeur en excédent… Il se posait des questions sur le tuyau de dégagement de la vapeur en excédent…
« C’est qu’une machine, dit Simonie. Ça me pose pas de problème.
— Donnez-nous une heure, alors. Faudrait que vous arriviez au temple quand on ouvrira les portes.
— D’accord. Compris. Allez-y. Le sergent Fergmen connaît l’chemin. »
Tefervoir observa le tuyau de dégagement de la vapeur et se mordit les lèvres. Je ne sais pas quel effet ça va faire sur l’ennemi, songea-t-il, mais moi, ça me fout la trouille.
Frangin se réveilla, ou du moins cessa de vouloir dormir. Lou-tsé était parti. Sûrement balayer quelque part.
Il erra par les couloirs désertés du quartier des novices. Le nouveau cénobiarche ne serait pas couronné avant des heures. Il fallait d’abord procéder à des dizaines de cérémonies. Toutes les personnalités investiraient la grand-place et les esplanades avoisinantes, de même que la foule encore plus grande des anonymes sans importance. Oubliées les sextines, personne ne psalmodiait les prières interminables. La Citadelle aurait pu passer pour morte sans le formidable rugissement ambiant indéfinissable de dizaines de milliers de gens gardant le silence. La lumière du jour tombait par les puits de lumière.
Frangin ne s’était jamais senti aussi seul. Le désert débordait de joie en comparaison. La veille au soir… la veille au soir, avec Lou-tsé, tout lui avait paru si clair. La veille au soir, il se sentait d’humeur à défier Vorbis, là, tout de suite. La veille au soir, il lui semblait avoir une chance. Tout était possible, la veille au soir. Voilà l’ennui, avec les veilles au soir. Elles sont toujours suivies de ces fichus matins.
Il atteignit d’un pas nonchalant le niveau des cuisines avant d’émerger dans le monde extérieur. Deux ou trois cuisiniers s’affairaient à préparer le repas cérémoniel – viande, pain et sel – mais ils ne lui prêtèrent aucune attention.
Il s’assit devant un des abattoirs. Il y avait, il le savait, une porte de service quelque part dans les parages. Sans doute que personne ne l’arrêterait, aujourd’hui, s’il décidait de sortir. Aujourd’hui, on allait plutôt s’occuper des indésirables qui chercheraient à entrer.
Il lui suffisait de partir. Le désert lui avait paru agréable, en dehors de la soif et de la faim. Saint Ongulent, avec sa folie et ses champignons, vivait exactement comme il fallait. Ce n’est pas grave de s’abuser soi-même du moment qu’on s’arrange pour ne pas le savoir et qu’on le fait bien. La vie était beaucoup plus simple, dans le désert.
Mais une dizaine de gardes se tenaient de faction près de la porte. Il leur trouva la mine patibulaire. Il regagna son siège, à l’abri des regards dans un renfoncement, et contempla les pavés d’un œil morne.
Si Om était en vie, il enverrait un signe, non ?
Une grille près des sandales de Frangin se souleva de quelques centimètres et glissa de côté. L’ex-novice fixa l’ouverture.
Une tête encapuchonnée apparut, fixa à son tour Frangin et disparut. On chuchota sous terre. La tête réapparut, suivie d’un corps. L’inconnu se hissa sur les pavés. Il repoussa son capuchon. Il fit à Frangin un sourire de connivence, se mit un doigt sur les lèvres puis, sans crier gare, se jeta sur lui dans une intention agressive.
Frangin boula sur les pavés et leva les mains frénétiquement en voyant luire une lame. Une main sale se plaqua sur sa bouche. Une lame de couteau forma une image dramatique et définitive dans la lumière…
« Non !
— Pourquoi donc ? On a dit qu’on commencerait par tuer tous les prêtres !
— Pas celui-là ! »
Frangin osa tourner les yeux de côté. La deuxième silhouette qui s’extrayait du trou portait elle aussi une robe sale, mais il n’y avait pas à se tromper sur la coiffure en hérisson.
« Tefervoir ? voulut-il dire.
— La ferme, toi, fit l’autre homme en lui appuyant le couteau sur la gorge.
— Frangin ? dit Tefervoir. Bé, vous êtes vivant ? »
Frangin regarda tour à tour son ravisseur puis Tefervoir d’un air éloquent, espéra-t-il, comme pour dire qu’il était prématuré de statuer sur ce point précis.
« Il est réglo, dit Tefervoir.
— Réglo ? C’est un prêtre !
— Mais il est de notre côté. Pas vrai, Frangin ? »
Frangin s’efforça d’opiner et songea : Je suis du côté de tout le monde. Ce serait bien si, pour une fois, on était du mien.
La main se décolla de sa bouche, mais le couteau garda le contact avec sa gorge. L’esprit de Frangin, d’ordinaire circonspect, réagit comme le vif-argent.
« La Tortue se meut ? » hasarda-t-il.
Le couteau se retira, manifestement à contrecœur.
« J’y fais pas confiance, dit l’homme. On devrait au moins le fourrer dans l’trou.
— Frangin est des nôtres, répéta Tefervoir.
— C’est vrai. C’est vrai, dit Frangin. C’est qui, les vôtres ? »
Tefervoir se pencha plus près.
« Comment elle va, votre mémoire ?
— Bien, hélas.
— Parfait. Parfait. Hum. Ce serait une bonne idée que vous restiez à l’abri, comprenez… on ne sait jamais ce qui peut arriver. Souvenez-vous de la Tortue. Té, évidemment que vous vous en souviendrez.
— Qu’est-ce qui peut arriver ? »
Tefervoir lui tapota l’épaule, ce qui rappela Vorbis à l’ex-novice. Vorbis, qui ne touchait personne dans sa tête, touchait beaucoup avec les mains.
« Bé, vaut mieux que vous ne sachiez pas ce qui se passe, dit Tefervoir.
— Mais je ne sais pas ce qui se passe, répliqua Frangin.
— Parfait. Continuez comme ça. »
Le costaud fit un geste avec son couteau vers les tunnels qui menaient dans la roche.
« On y va ou quoi ? » demanda-t-il.
Tefervoir lui courut après avant de s’arrêter un bref instant pour se retourner.
« Faites attention, dit-il. On a besoin de ce que vous avez dans la tête ! »
Frangin les regarda partir.
« Moi aussi », murmura-t-il.
Et il se retrouva une fois de plus tout seul.
Puis il songea : Doucement. Je ne suis pas obligé de rester ici. Je suis évêque. Je peux au moins regarder. Om est parti et le monde touche à sa fin, alors je peux au moins y assister.
Dans un claquement de sandales, Frangin se mit en marche vers le palais.
Les évêques, comme les fous, se déplacent en diagonale. Voilà pourquoi ils surgissent souvent là où le roi ne les attend pas.
« Espèce de pauvre crétin ! Ne va pas par là ! »
Le soleil culminait désormais au firmament. En fait, il devait même se coucher, si les théories d’Honorbrachios sur la vitesse de la lumière ne se fourvoyaient pas, mais en matière de relativité, le point de vue de l’observateur revêt une grande importance, et, du point de vue d’Om, l’astre du jour était une boule dorée dans un ciel d’un orange flamboyant.
Il se hissa en haut d’une nouvelle côte et contempla d’un œil trouble la Citadelle au loin. Dans son for intérieur, il entendait les voix moqueuses de tous les petits dieux.
Ils n’aimaient pas un dieu qui avait échoué. Ils n’aimaient pas ça du tout. Ils en éprouvaient de la déception. Ça leur rappelait la mortalité. On l’avait rejeté au cœur du désert, là où personne ne passerait. Jamais. Jusqu’à la fin du monde.
Il frissonna dans sa carapace.
Tefervoir et Fergmen suivaient négligemment les tunnels de la Citadelle d’une démarche prétendument dégagée qui, s’il y avait eu un curieux pour s’y intéresser, leur aurait valu dans la seconde une attention aussi vive qu’acérée. Mais les seules personnes présentes dans le voisinage avaient des tâches vitales à effectuer. Et puis ce n’était pas une bonne idée de trop détailler les gardes, ils risquaient de rendre la pareille.
D’après Simonie, Tefervoir avait donné son d’accord. Il n’en conservait pourtant guère le souvenir. Le sergent connaissait un moyen d’entrer dans la Citadelle, c’était commode. Et Tefervoir connaissait les systèmes hydrauliques. Bien. À présent il suivait ces tunnels à sec dans le cliquetis de sa ceinture d’outils. Il existait un rapport logique, mais un autre que lui l’avait fait, ce rapport.
Fergmen tourna un angle et s’arrêta devant une grande grille qui s’élevait du sol au plafond. Une grille très rouillée. Peut-être une ancienne porte : on devinait des gonds rouillés dans la pierre. Tefervoir fouilla les ténèbres des yeux entre les barreaux.
De l’autre côté, il distingua des tuyaux.
« Eurêka, dit-il.
— Vous allez prendre un bain, alors ? fit Fergmen.
— Faites donc le guet. »
Tefervoir choisit un pied-de-biche court dans sa ceinture et l’inséra entre la grille et la maçonnerie. Donnez-moi trente centimètres de bon acier et un mur où mon pied… prend… appui… – la grille s’écarta en grinçant puis sauta avec un claquement sourd de son logement – et je soulève le monde…
Il passa dans la longue salle noire et humide et lâcha un sifflement admiratif.
Personne n’avait entretenu les lieux depuis… disons le temps nécessaire pour que des gonds de fer se transforment en masse de rouille qui s’effrite, mais est-ce que tout ça fonctionnait encore ?
La tête levée, il contempla des pistons de fer et de plomb plus grands que lui et un enchevêtrement de tuyaux de l’épaisseur d’un homme.
Le souffle de dieu.
Le dernier ingénieur à connaître le fonctionnement du système avait sûrement péri sous la torture des années plus tôt.
Voire dès la mise en service. Tuer le créateur restait une méthode traditionnelle de protection d’un brevet.
Il identifia les leviers et, là, suspendus au-dessus de cavités ménagées dans le sol rocheux, les deux jeux de contrepoids. Quelques hectolitres d’eau devaient suffire à faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Évidemment, il fallait la pomper, l’eau…
« Sergent ? »
Fergmen pointa son nez à l’entrée. Il avait l’air nerveux, comme un athée dans un orage.
« Quoi ? »
Tefervoir tendit le doigt.
« Il y a une grande tige métallique qui traverse le mur, là-bas, vous voyez ? Au bas de la chaîne de transmission ?
— La quoi ?
— Les grosses roues pleines de bosses ?
— Oh. Ouais.
— Où elle va, cette tige ?
— Chaispas. Y a l’grand manège de discipline de l’autre côté. »
Ah.
Le souffle de Dieu n’était rien d’autre, en définitive, que la sueur des hommes. Honorbrachios aurait goûté l’humour de la situation, se dit Tefervoir.
Il prit conscience d’un bruit qu’il entendait depuis son entrée dans la salle mais qui n’avait pas franchi la barrière de sa concentration. Un bruit métallique, faible, aux échos nombreux : des voix. Venant des tuyaux.
Le sergent, vu sa mine, les avait lui aussi entendues.
Tefervoir se colla l’oreille contre le métal. Impossible de distinguer les mots, mais le rythme religieux de l’ensemble était familier.
« C’est le service qui se déroule dans le temple, dit-il. Ça doit sûrement résonner sur les portes, et les tuyaux transmettent le son. »
Fergmen n’avait pas l’air rassuré.
« Pas de dieux derrière tout ça », traduisit Tefervoir. Il reporta son attention sur les tuyaux.
« Simple, le principe, fit-il davantage pour lui-même que pour Fergmen. L’eau, elle se déverse dans les réservoirs sur les poids et elle rompt l’équilibre. Une série de poids descend pendant que l’autre soulève la tige dans le mur. La masse de la porte est sans importance. Lorsque les poids du bas descendent, ces godets, ici, ils basculent et se vident de leur eau. Un mécanisme sûrement tout en douceur. Et un équilibre parfait au début comme à la fin du processus. Joliment conçu, té. »
Il vit la mine de Fergmen.
« L’eau, elle va et vient, et les portes, elles s’ouvrent, traduisit-il. Donc, tout ce qu’on a à faire, c’est attendre… C’est quoi, le signal, il a dit ?
— Ils vont souffler dans une trompette quand ils auront passé l’entrée principale, répondit un Fergmen ravi de se rendre utile.
— C’est ça. » Tefervoir étudia les poids et les réservoirs au-dessus. Les tuyaux de bronze, corrodés, suintaient.
« Mais vaudrait peut-être mieux s’assurer qu’on sait ce qu’on fait, reprit-il. Il faut sans doute une ou deux minutes avant que les portes, elles commencent à bouger. » Il farfouilla sous sa robe et sortit un objet qui rappela beaucoup à Fergmen un instrument de torture. Tefervoir dut le sentir car il expliqua très lentement et obligeamment : « C’est une clé à mo-let-te.
— Ah oui ?
— Que ça vous dévisse tout. Les burettes… »
Fergmen opina d’un air pitoyable.
« Ah oui ? répéta-t-il.
— … là, c’est de l’huile pénétrante.
— Ah, bien.
— Faites-moi la courte échelle, vous voulez ? Ça va me prendre du temps de décrocher la timonerie jusqu’à la soupape, alors autant commencer. » Tefervoir se hissa dans l’antique machinerie tandis qu’au-dessus la cérémonie se poursuivait, monotone.
Plhatah Je-m’tranche-la-main était pour les nouveaux prophètes. Et même pour la fin du monde s’il pouvait y gagner le droit de vendre des statues religieuses, des icônes à prix cassés, des confiseries rances, des dattes en fermentation et des olives putrescentes en bâtonnets aux foules de badauds.
Ce qui suit est son témoignage. Il n’y eut jamais de Livre du prophète Frangin, mais un scribe qui ne manquait pas d’initiative, durant ce qu’on allait appeler la Rénovation, rassembla quelques notes, et voici ce que Plhatah eut à dire :
« I. Je m’tenais près de la statue d’Ossaire, voyez, quand je remarque Frangin juste à côté de moi. Tout le monde l’évitait vu que c’était un évêque et qu’on risque gros quand on bouscule un évêque.
» II. J’y dis : Salut, ma seigneurie, et j’lui offre un yaourt quasiment gratuit.
» III. Il me répond : Non.
» IV. J’lui dis : C’est très sain, c’est vivant.
» V. Il me dit qu’oui, il voit ça.
» VI. Il quittait pas les portes des yeux. C’était à peu près au moment du troisième gong, voyez, alors on savait tous qu’on avait encore des heures à attendre. L’avait pas l’air dans son assiette, pourtant il avait pas mangé le yaourt, quoique je reconnais qu’il refoulait un peu, le yaourt, surtout avec la chaleur qu’y faisait. Disons qu’il était plus vivant que d’habitude. J’veux dire, fallait que j’y tape dessus à tout bout d’champ avec une cuiller pour l’empêcher de sortir du… D’accord. J’expliquais juste le coup du yaourt. Oui, d’accord. Enfin quoi, vous voulez y mettre un peu de couleur, non ? Ils aiment ça, les lecteurs, quand y a un peu de couleur. C’était vert.
» VII. Il restait là, les yeux fixes. Alors j’y dis : Y a quelque chose qui va pas, mon révérend ? Sur quoi il condescend à m’répondre : Je l’entends pas. De qui vous causez ? je demande. Et il me répond : S’il était là, il m’enverrait un signe.
» VIII. Y a pas une once de vérité dans la rumeur qui dit que je m’suis sauvé à ce moment-là. C’était uniquement la pression de la foule. J’ai jamais été l’ami de la Quisition. Je leur ai p’t-être vendu à manger, mais j’ies ai toujours fait payer plus cher.
» Bon, bref, le v’là alors qui force le cordon de gardes qui retenait la foule et il s’arrête face à la porte. Les gardes, eux, savaient pas trop comment s’y prendre avec un évêque. Et je l’entends dire un truc du genre : Je t’ai emmené dans le désert, j’ai cru toute ma vie, accorde-moi au moins ça.
» Un truc dans ce goût-là, toujours bien. Un peu de yaourt ? En promotion. En bâtonnet. »
Om franchit un muret couvert de lierre en saisissant des vrilles dans son bec et en se hissant à la force des muscles du cou. Puis il dégringola de l’autre côté. La Citadelle restait toujours aussi loin.
L’esprit de Frangin flamboyait comme un fanal dans celui d’Om. Il existe une tendance à la folie chez qui partage des moments privilégiés avec les dieux, et elle animait désormais le jeune homme.
« C’est trop tôt ! hurla Om. Il te faut des adeptes ! Tu ne peux pas être seul ! Tu n’y arriveras pas tout seul ! Tu dois d’abord trouver des disciples ! »
Simonie se retourna pour regarder la Tortue sur toute sa longueur. Trente hommes se tenaient tapis sous la carapace d’un air craintif.
Un caporal salua.
« L’aiguille est au point voulu, sergent. »
Le sifflet de cuivre stridula.
Simonie empoigna les cordes de direction. Voilà à quoi devrait ressembler la guerre, se dit-il. Plus d’incertitude sur le sort des armes. Quelques autres Tortues comme celle-ci et plus jamais personne ne se battrait.
« Attention », fit-il.
Il tira énergiquement sur le grand levier.
Le métal friable se brisa net dans sa main.
Donnez-moi un levier assez long et je soulève le monde. Ce sont les leviers douteux qui posent un problème.
Dans les profondeurs de la plomberie clandestine du temple, Tefervoir referma solidement les mâchoires de sa clé sur un tuyau de bronze et entreprit de dévisser prudemment l’écrou. Qui résista. Il changea de position et grogna tandis qu’il forçait davantage.
Dans un triste petit bruit métallique, le tuyau se tordit… et céda.
De l’eau jaillit et le frappa en pleine figure. Il lâcha son outil et tenta d’endiguer la fuite avec les doigts, mais l’eau lui coula autour des mains et dévala en gargouillant le conduit vers un des poids.
« Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! cria-t-il.
— Quoi ? fit Fergmen en dessous.
— Arrêtez l’eau.
— Comment ?
— Le tuyau, il est cassé !
— C’est ce qu’on voulait faire, je croyais ?
— Pas encore !
— Criez pas comme ça, monsieur ! Y a des gardes dans l’coin ! »
Tefervoir laissa l’eau se déverser un moment, le temps de se débarrasser tant bien que mal de sa robe. Puis il enfonça le tissu détrempé dans le tuyau. Le bouchon de fortune fut recraché avec force, alla claquer avec un bruit mouillé contre l’entonnoir de plomb et glissa le long de la paroi jusqu’à bloquer le tube qui menait aux poids. L’eau s’accumula à sa suite puis déborda par terre.
Tefervoir jeta un coup d’œil au poids. Il n’avait pas commencé à bouger. Il se détendit un peu. Maintenant, à condition qu’il reste assez d’eau pour faire tomber le poids…
« Vous deux, là… bougez pas. »
Il tourna la tête, l’esprit engourdi.
Un costaud en robe noire se dressait dans l’entrée endommagée. Derrière lui, un garde brandissait une épée éloquente.
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Tefervoir n’hésita qu’un instant.
Il eut un geste avec sa clé à molette.
« Ben, c’est l’point d’attache, dame, fit-il. Z’avez une fuite comac au point d’attache. Pas croyab’ que ça tienne. »
L’homme pénétra dans la salle. Il fixa un moment Tefervoir d’un regard aussi noir qu’indécis puis leva la tête vers le tuyau bouillonnant. Avant de revenir à Tefervoir.
« Mais vous n’êtes pas… » commença-t-il.
Il pivotait lorsque Fergmen frappa violemment le garde avec un tronçon de tuyau. Lorsqu’il se retourna à nouveau, la clé de Tefervoir le percuta en plein dans le ventre. L’apprenti philosophe n’était pas une force de la nature, mais la clé était longue et le principe bien connu du levier fit le reste. L’homme se plia en deux puis s’affaissa en arrière contre un des poids.
Ce qu’il advint ensuite se déroula comme au ralenti. Le diacre Cuspide s’agrippa au poids pour se soutenir. Le poids s’enfonça, lourdement, la masse du diacre s’ajoutant à celle de l’eau. L’homme s’agrippa plus haut. Le poids s’enfonça davantage, disparut sous le bord de la fosse. Cuspide chercha à se rétablir à nouveau, mais cette fois il n’avait rien à quoi s’accrocher et il bascula sur le poids qui chutait. Tefervoir vit son visage levé vers lui tandis que le poids filait dans les ténèbres.
Un levier pouvait soulever le monde. Pas de doute, il l’avait drôlement soulevé pour le diacre Cuspide. Il l’avait mis hors de sa portée.
Fergmen, debout au-dessus du garde, brandissait son tuyau.
« Je l’connais, celui-là, dit-il. J’vais lui flanquer un…
— Surtout pas !
— Mais… »
Au-dessus d’eux une transmission se mit en branle dans un bruit métallique. On entendit au loin grincer du bronze contre du bronze.
« Faut s’esbigner d’ici, dit Tefervoir. Seuls les dieux savent ce qui se passe là-haut. »
Et les coups plurent sur la carapace de la Tortue Mobile immobile.
« Merde ! Merde ! Merde ! braillait Simonie en tapant encore dessus. Avance ! Je t’ordonne d’avancer ! Tu comprends donc pas l’éphébien ! Avance ! »
La machine immobile lâcha de la vapeur et refusa de bouger.
Et Om se hissa au sommet de la pente d’une petite colline. On en était donc là. Il ne lui restait qu’un moyen d’atteindre la Citadelle désormais.
Une chance sur un million, avec de la veine.
Et Frangin se tenait devant les portes gigantesques, indifférent à la foule et aux marmonnements des gardes.
La Quisition pouvait arrêter n’importe qui, mais les gardes ne savaient pas trop ce qu’il en coûtait d’appréhender un archevêque, surtout un archevêque aussi récemment promu par le prophète.
Rien qu’un signe, songea Frangin dans la solitude de ses pensées.
Les portes tremblèrent et pivotèrent lentement.
Frangin s’avança. Il n’était pas entièrement conscient maintenant, n’obéissait à aucune logique accessible au commun des mortels. Il ne restait plus en lui qu’une petite étincelle encore capable de constater l’état de son esprit et de penser : Voilà peut-être ce que les grands prophètes ont éprouvé en permanence.
Les milliers de fidèles présents dans le temple jetaient des coups d’œil circulaires, en pleine confusion. Les chœurs des cémois inférieurs suspendirent leur psalmodie. Frangin remonta l’allée, seul être animé d’un objectif dans la cohue soudain ahurie.
Vorbis se dressait au centre du temple sous la voûte du dôme. Des gardes se précipitèrent vers Frangin, mais Vorbis leva la main en un geste à la fois aimable et péremptoire.
Frangin embrassa alors la scène du regard. Il reconnut le bourdon d’Ossaire, la cape d’Abbysse, les sandales de Céna. Et, soutenant le dôme, les statues massives des quatre premiers prophètes. Il ne les avait jamais vues. Il en avait entendu parler chaque jour de son enfance.
Et à quoi rimaient-elles aujourd’hui ? Elles ne rimaient à rien. Plus rien n’avait de sens si Vorbis était prophète. Plus rien n’avait de sens si le cénobiarche se réduisait à un individu qui n’avait entendu dans l’intimité de son crâne que ses propres pensées.
Il eut conscience que le geste de Vorbis n’avait pas seulement retenu les gardes qui pourtant l’entouraient comme une haie. Il avait aussi imposé le silence à l’ensemble du temple. Un silence que le prélat rompit.
« Ah. Mon cher Frangin. Nous t’avons cherché en vain. Et maintenant, même toi, tu es là… »
Frangin s’arrêta à quelques pas. La force de… il ne savait quoi… qui l’avait poussé à franchir les portes s’était dissipée.
Tout ce qui restait désormais, c’était Vorbis.
Souriant.
Ce qui dans son cerveau restait en mesure de réfléchir songea : Tu ne peux rien dire. Personne n’écoutera. Personne ne s’intéressera à tes histoires. Tu auras beau raconter ce que tu sais sur Éphèbe, le frère Colvert et le désert. Ce ne sera pas fondamentalement vrai.
Fondamentalement vrai. Voilà ce qu’est le monde, et Vorbis l’habite.
« Ça ne va pas ? demanda celui-ci. Tu veux dire quelque chose ? »
Les yeux entièrement noirs emplissaient l’univers comme deux gouffres.
L’esprit de Frangin renonça et son corps prit le relais. Il lui fit ramener la main en arrière et la lever, indifférent à la ruée soudaine des gardes.
Il vit Vorbis tendre la joue et sourire.
Frangin s’arrêta et baissa la main.
« Non, je ne le ferai pas », dit-il.
Il vit alors, pour la première et unique fois, Vorbis en proie à une rage sincère. Il avait déjà connu en plusieurs occasions le diacre en colère, mais il s’agissait alors d’une colère régie par le cerveau qui pouvait l’allumer ou l’éteindre en fonction des besoins. La rage présente était différente, il ne la maîtrisait pas. Et son visage la trahit l’espace d’une seconde.
Alors que les mains des gardes se refermaient sur Frangin, Vorbis s’avança et lui tapota l’épaule. Il le fixa un instant dans les yeux et ordonna d’une voix douce :
« Rossez-le jusqu’à son avant-dernier souffle et gardez-lui le dernier pour le moment où vous le brûlerez. »
Un cémoi voulut parler mais se retint à la vue de la tête de Vorbis.
« Exécution ! »
Un monde de silence. Aucun bruit à cette altitude, hormis la course précipitée du vent dans les plumes.
À cette altitude, le monde est circulaire, bordé d’un ruban de mer. Le panorama s’étend d’un horizon à l’autre, le soleil est plus proche.
Et pourtant, les yeux fixés en bas, en quête de formes…
… en bas, dans les terres cultivées à la limite du désert…
… sur une petite colline…
… un minuscule dôme mobile, ridiculement exposé…
Pas d’autre bruit que la course précipitée dans les plumes tandis que l’aigle ramène ses ailes pour piquer comme une flèche et que le monde tournoie autour de la petite forme mobile, point de mire de toute l’attention du rapace. Il se rapproche et…
… tend les serres…
… les referme…
… et remonte…
Frangin ouvrit les yeux.
Son dos souffrait tout bonnement le martyre. Le jeune homme l’endurait pourtant, car il savait depuis longtemps se déconnecter de la douleur.
Mais il était étendu sur une surface, les membres écartés et enchaînés à quelque chose qu’il ne voyait pas. Le ciel au-dessus. La façade imposante du temple d’un côté.
En tournant un peu la tête, il aperçut la foule silencieuse. Et le métal brun de la tortue de fer. Il sentit de la fumée.
On lui serrait les chaînes de la main. Il jeta un coup d’œil à l’inquisiteur. Voyons, qu’est-ce qu’il devait dire, déjà ? Ah, oui.
La Tortue se meut ? » marmonna-t-il.
L’homme soupira.
« Pas celle-ci, l’ami », dit-il.
Le monde tournoyait sous Om tandis que l’aigle gagnait l’altitude requise pour briser une carapace, et la terreur existentielle de la tortue d’avoir perdu le contact avec le plancher des vaches harcelait l’esprit du dieu. En même temps que les pensées de Frangin, claires et brillantes à l’approche de la mort…
Je suis sur le dos, je chauffe et je vais mourir…
Doucement, doucement. Concentre-toi, concentre-toi. Il va me lâcher d’une seconde à l’autre…
Om sortit son long cou décharné, étudia l’organisme juste au-dessus de lui, détermina ce qu’il espérait le point adéquat, plongea le bec dans les plumes brunes entre les pattes et le referma énergiquement.
L’aigle cligna des yeux. Aucune tortue n’avait jamais fait ça à un aigle dans toute l’histoire des rapaces.
Les pensées d’Om pénétrèrent dans le petit monde argenté de son cerveau :
« Nous n’allons pas nous faire mal l’un l’autre, tout de même ? »
L’aigle cligna encore une fois des yeux.
Les aigles n’ont jamais développé une grande imagination ni beaucoup de prévoyance, en dehors du nécessaire pour savoir qu’une tortue s’écrase quand on la laisse tomber sur un rocher. Mais celui-ci se représentait en pensée ce qui arrive à celui qui lâche une lourde tortue solidement accrochée à ses parties vives.
Ses yeux s’embuèrent.
Une autre pensée s’infiltra dans son cerveau. Si tu joues au… euh… couillon avec moi, moi je joue au… couillon avec toi. Alors on coopère, vu ? C’est important. Voilà ce que je veux que tu fasses… »
L’aigle s’écarta sur un courant ascendant des rochers brûlants et fila vers la Citadelle miroitante au loin.