DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER LA NUIT.

I

Huit jours s’écoulèrent. Maintenant que tout cela est passé et que j’en écris la chronique, nous savons de quoi il s’agissait; mais alors nous en étions réduits aux conjectures, et naturellement nous faisions les suppositions les plus étranges. Pendant les premiers temps, Stépan Trophimovitch et moi, nous restâmes enfermés, attendant avec inquiétude ce qui allait arriver. À vrai dire, je sortais encore un peu, et je rapportais à mon malheureux compagnon les nouvelles sans lesquelles il lui aurait été impossible de vivre.


Comme bien on pense, la ville n’avait pas tardé à apprendre le soufflet donné à Nicolas Vsévolodovitch, l’évanouissement d’Élisabeth Nikolaïevna, et les autres incidents survenus dans la journée du dimanche. Mais une chose nous intriguait: par qui tous ces faits avaient-ils pu être portés si vite et si exactement à la connaissance du public? Aucune des personnes qui en avaient été témoins n’avait, semblait-il, le moindre intérêt à les ébruiter. Quant aux domestiques, pas un ne s’était trouvé à cette scène. Lébiadkine seul aurait pu jaser, plutôt parce qu’il ne savait pas retenir sa langue que par esprit de vengeance, car il était sorti alors en proie à une frayeur extrême, et la peur paralyse la rancune. Mais, le lendemain même, Lébiadkine avait brusquement quitté avec sa sœur la maison Philippoff, et l’on ne savait pas ce qu’ils étaient devenus. Chatoff, à qui je voulais demander des nouvelles de Marie Timoféievna, s’était enfermé chez lui, et, pendant ces huit jours, il ne bougea pas de son logement, laissant même en souffrance ses occupations au dehors. Je me rendis à son domicile le mardi et frappai à sa porte. Je n’obtins pas de réponse, mais convaincu, d’après des indices certains, qu’il était chez lui, je cognai une seconde fois. Alors, à ce que je crus remarquer, il sauta en bas de son lit, puis il s’approcha vivement de la porte et me cria de sa voix la plus sonore: «Chatoff est absent!» Là-dessus je m’en allai.


Tout en craignant de porter un jugement téméraire, Stépan Trophimovitch et moi nous nous arrêtâmes finalement à l’idée que le seul auteur des indiscrétions commises devait être Pierre Stépanovitch; pourtant ce dernier, dans un entretien qu’il eut peu après avec son père, lui assura qu’il avait trouvé l’histoire dans toutes les bouches, notamment au club et que la gouvernante et son mari la connaissaient déjà jusque dans ses moindres détails. Voici encore un point à noter: le lundi, c'est-à-dire le lendemain, je rencontrai dans la soirée Lipoutine, et il était déjà parfaitement instruit de tout ce qui s’était passé la veille chez Barbara Pétrovna: donc il avait été informé un des premiers.


Nombre de dames (et des plus mondaines) témoignaient aussi quelque curiosité à l’endroit de l’ «énigmatique boiteuse», comme on appelait Marie Timoféievna. Plusieurs même désiraient vivement la voir et entrer en rapports avec elle; les messieurs qui s’étaient hâtés de faire disparaître les Lébiadkine avaient donc agi avec un à-propos incontestable. Mais ce qui tenait le premier rang dans les préoccupations publiques, c’était l’évanouissement d’Élisabeth Nikolaïevna; tout le monde s’y intéressait par cela seul que cette affaire touchait directement Julie Mikhaïlovna en tant que parente et protectrice de mademoiselle Touchine. Et que ne racontait-on pas? Le mystère même faisait la partie belle au bavardage: les deux maisons ne s’ouvraient plus pour personne; Élisabeth Nikolaïevna, assurait-on, était au lit, en proie à un accès de delirium tremens ; on en disait autant de Nicolas Vsévolodovitch, on ajoutait qu’il avait eu une dent cassée et que sa joue était gonflée par suite d’une fluxion. Bien plus, il se chuchotait dans les coins qu’un assassinat serait peut-être commis chez nous, que Stavroguine n’était pas homme à laisser impuni un tel outrage, et qu’il tuerait Chatoff, mais secrètement, à la façon corse. Cette idée rencontrait beaucoup de faveur; cependant la majorité de notre jeunesse dorée écoutait tout cela avec mépris et d’un air de profonde indifférence; bien entendu, c’était une pose. En général, l’opinion, depuis longtemps hostile à Nicolas Vsévolodovitch, se prononçait vivement contre lui. Les gens de poids eux-mêmes inclinaient à le condamner, sans, du reste, savoir pourquoi. De sourdes rumeurs l’accusaient d’avoir déshonoré Élisabeth Nikolaïevna: on prétendait qu’ils avaient eu ensemble une intrigue en Suisse. Sans doute les hommes sérieux se taisaient, mais ils ne laissaient pas de prêter avidement l’oreille à ce concert de diffamations. Dans un milieu plus restreint circulaient d’autres bruits d’une nature fort étrange: à en croire quelques personnes qui parlaient de cela en fronçant le sourcil, et Dieu sait sur quel fondement, Nicolas Vsévolodovitch remplissait dans notre province une mission particulière, le comte K… l’avait mis en relation à Pétersbourg avec plusieurs sommités du monde politique, et peut-être on l’avait envoyé chez nous comme fonctionnaire en lui donnant certaines instructions spéciales. Les gens raisonnables souriaient, ils faisaient judicieusement remarquer qu’un homme dont la vie n’avait été qu’une suite de scandales, et qui, pour ses débuts chez nous, avait reçu un soufflet, ne répondait guère à l’idée qu’on se fait généralement d’un employé de l’État. À quoi l’on répliquait que la mission de Nicolas Vsévolodovitch n’avait pas, à proprement parler, de caractère officiel, et que, pour un agent secret, le mieux était de ressembler le moins possible à un fonctionnaire public. Cette observation paraissait assez plausible; on savait dans notre ville que le zemstvo [8] de la province était à Pétersbourg l’objet d’une attention particulière. Plusieurs des bruits que je viens de mentionner avaient leur origine dans certains propos obscurs, mais malveillants, tenus au club par Artémi Pétrovitch Gaganoff, ancien capitaine de la garde revenu depuis peu de la capitale. Cet Artémi Pétrovitch, un des plus grands propriétaires de notre province en même temps qu’un des hommes les plus répandus dans la société pétersbourgeoise, était le fils de feu Pierre Pavlovitch Gaganoff, ce respectable vieillard que Nicolas Vsévolodovitch avait si grossièrement insulté quatre ans auparavant.


Il fut bientôt de notoriété publique que Julie Mikhaïlovna avait fait une visite extraordinaire à Barbara Pétrovna, et que, sur le perron de la maison, on lui avait déclaré que la générale Stavroguine «étant malade ne pouvait la recevoir». On sut aussi que, deux jours après, Julie Mikhaïlovna avait envoyé demander des nouvelles de la santé de Barbara Pétrovna. Finalement on la vit «défendre» partout cette dernière. Faisait-on devant elle quelque allusion à l’histoire du dimanche, sa mine devenait froide et sévère, si bien que, les jours suivants, personne n’osa plus mettre, en sa présence, la conversation sur ce sujet. Ainsi s’accrédita partout l’idée que non seulement Julie Mikhaïlovna n’ignorait rien de cette mystérieuse affaire, mais qu’elle en connaissait aussi le sens caché et qu’elle-même était pour quelque chose là dedans. Je noterai à ce propos que la gouvernante commençait à acquérir chez nous cette haute influence, but de tous ses efforts, et que déjà elle se voyait «entourée». Dans le monde beaucoup de gens lui trouvaient de l’esprit pratique et du tact. Par sa protection s’expliquaient pour nous jusqu’à un certain point les rapides succès de Pierre Stépanovitch dans notre société, – succès dont Stépan Trophimovitch était alors très frappé.


Peut-être nous trompions-nous un peu, lui et moi. Quatre jours après son apparition dans notre ville, Pierre Stépanovitch y connaissait déjà à peu près tout le monde. Il était arrivé le dimanche, et le mardi je le rencontrai se promenant en calèche avec Artémi Pétrovitch Gaganoff, homme fier, irascible et d’un commerce assez difficile nonobstant ses façons mondaines. Pierre Stépanovitch était aussi reçu dans la maison du gouverneur, où sa position fut tout de suite celle d’un intime; presque chaque jour il dînait à la table de Julie Mikhaïlovna. Il avait fait en Suisse la connaissance de cette dame, mais il n’en était pas moins singulier qu’un homme considéré naguère, à tort ou à raison, comme un réfugié politique, eût si vite réussi à se faufiler dans l’entourage de Son Excellence. À l’étranger, Pierre Stépanovitch avait pris part à des publications et à des congrès socialistes, «ce qu’on pouvait même prouver par les journaux», comme me le disait avec irritation Alexis Téliatnikoff, ce jeune favori d’Ivan Osipovitch qui, après le départ de son protecteur, avait dû, hélas! quitter le service. Quoi qu’il en soit, une chose était certaine: de retour dans sa chère patrie, l’ancien révolutionnaire, loin d’être inquiété, avait au contraire trouvé en haut lieu des sympathies et des encouragements: donc on s’était peut-être trop pressé de voir en lui un conspirateur ayant des comptes à régler avec la troisième section. Un jour, Lipoutine me parla tout bas d’un bruit qui courait au sujet de Pierre Stépanovitch: rentré en Russie, il avait, disait-on, fait amende honorable de ses erreurs passées, et acheté la faveur du gouvernement en dénonçant plusieurs de ses coreligionnaires politiques. Je rapportai ce vilain propos à Stépan Trophimovitch, et il en fut très préoccupé, bien qu’il ne se trouvât guère alors en état de réfléchir. On découvrit plus tard que Pierre Stépanovitch était arrivé chez nous muni des meilleures références. Du moins, la lettre de recommandation qu’il remit à la gouvernante émanait d’une vieille dame dont le mari comptait parmi les hommes les plus influents de la capitale. Cette vieille dame, marraine de Julie Mikhaïlovna, lui écrivait que le comte K… avait fait, par l’entremise de Nicolas Vsévolodovitch, la connaissance de Pierre Stépanovitch, et qu’il le tenait pour «un jeune homme de mérite malgré ses anciens égarements». Julie Mikhaïlovna mettait tous ses soins à conserver le peu de relations qu’elle avait dans la société dirigeante de Pétersbourg, elle accueillit donc avec une extrême affabilité le nouveau venu recommandé par sa marraine. Je noterai encore, pour mémoire, que le grand écrivain se montra fort aimable à l’égard de Pierre Stépanovitch et lui adressa tout de suite une invitation. Un tel empressement chez un homme aussi infatué de lui-même étonna au plus haut point Stépan Trophimovitch, mais je m’expliquai facilement le fait. Ignorant l’état vrai des choses, M. Karmazinoff croyait l’avenir de la Russie entre les mains de la jeunesse révolutionnaire, et il s’aplatissait d’autant plus devant les nihilistes que ceux-ci ne faisaient aucune attention à lui.

II

Pierre Stépanovitch passa aussi deux fois chez son père, et, malheureusement pour moi, je me trouvai là chaque fois. Sa première visite eut lieu le mercredi, c'est-à-dire quatre jours seulement après leur première rencontre, encore vînt-il pour affaire. Les comptes entre le père et le fils au sujet du bien de ce dernier se réglèrent sans tapage, grâce à l’intervention de Barbara Pétrovna qui se chargea de tous les frais et désintéressa Pierre Stépanovitch, bien entendu en acquérant le domaine. Elle se contenta d’informer Stépan Trophimovitch que tout était terminé et de lui envoyer par son valet de chambre un papier à signer, ce qu’il fit en silence et avec une extrême dignité. Durant ces jours, j’avais peine à reconnaître notre «vieux», tant il était digne, silencieux et calme. Il n’écrivait même pas à Barbara Pétrovna, chose que j’aurais volontiers considérée comme un prodige. Évidemment il avait trouvé quelque idée qui lui procurait une sorte de sérénité, et il s’affermissait dans cette idée. Du reste, au commencement, il fut malade, surtout le lundi: il eut une cholérine. Il ne pouvait pas non plus se passer de nouvelles, mais c’étaient seulement les faits qui l’intéressaient, et, dès que j’abordais le chapitre des conjectures, il me faisait signe de me taire. Ses deux entrevues avec son fils l’affectèrent douloureusement, sans toutefois ébranler sa fermeté. À la suite de chacune d’elles, il passa le reste de la journée couché sur un divan, ayant autour de la tête une compresse imbibée de vinaigre.


Parfois cependant il me laissait parler. Je croyais aussi remarquer de temps en temps que sa mystérieuse résolution semblait l’abandonner, et qu’il commençait à lutter contre la séduction d’une idée nouvelle. Je soupçonnais qu’il aurait bien voulu se rappeler à l’attention, sortir de sa retraite, livrer une dernière bataille.


– Cher, je les écraserais! laissa-t-il échapper le jeudi soir, après la seconde visite de Pierre Stépanovitch, tandis qu’il était étendu sur un divan, la tête entourée d’un essuie-mains.


C’était la première parole qu’il m’adressait depuis le commencement de la journée.


– «Fils, fils chéri», etc., je conviens que toutes ces expressions sont absurdes et empruntées au lexique des cuisinières, je vois même à présent qu’il y a lieu de les laisser de côté. Je ne lui ai donné ni le manger ni le boire; avant même qu’il soit sevré, je l’ai expédié, comme un colis postal, de Berlin dans le gouvernement de ***; allons, oui, je reconnais tout cela… «Tu ne m’as pas nourri, dit-il, tu t’es débarrassé de moi en m’envoyant au loin comme un colis postal, et, qui plus est, ici tu m’as volé.» «Tu parles de colis postal, répliqué-je, mais, malheureux, toute ma vie j’ai eu le cœur malade en pensant à toi!» Il rit. Allons, je conviens qu’il a raison… va pour colis postal! acheva-t-il comme en délire.


– Passons, reprit-il au bout de cinq minutes. – Je ne comprends pas Tourguénieff. Son Bazaroff est un personnage fictif, dépourvu de toute réalité; eux-mêmes, dans le temps, ont été les premiers à le désavouer, comme ne ressemblant à rien. Ce Bazaroff est un mélange obscur de Nozdreff et de Byron, c’est le mot! Observez-les attentivement: ils gambadent et poussent des cris de joie comme les chiens au soleil, ils sont heureux, ils sont vainqueurs! Où y a-t-il là du byronisme?… Et avec cela quelle agitation! Quelle misérable irritabilité d’amour-propre! quelle banale manie de faire du bruit autour de son nom, sans songer que son nom… Ô caricature! «Voyons, lui crié-je, tel que tu es, se peut-il que tu veuilles t’offrir aux hommes pour remplacer le Christ?» Il rit. Il rit beaucoup, il rit trop, son sourire est étrange, sa mère ne souriait pas ainsi. Il rit toujours.


Il y eut de nouveau un silence.


– Ils sont rusés; dimanche ils s’étaient concertés, lâcha-t-il tout à coup.


– Oh! sans doute, répondis-je en dressant l’oreille, – tout cela n’était qu’une comédie arrangée d’avance, comédie fort mal jouée et dont les ficelles sautaient aux yeux.


– Je ne parle pas de cela. Savez-vous qu’ils ont fait exprès de ne pas cacher ces ficelles, pour qu’elles fussent remarquées de ceux… qui devaient les voir? Comprenez-vous?


– Non, je ne comprends pas.


– Tant mieux. Passons. Je suis fort agacé aujourd’hui.


– Mais pourquoi donc avez-vous disputé avec lui, Stépan Trophimovitch? demandai-je d’un ton de reproche.


– Je voulais le convertir. Oui, vous pouvez rire, en effet. Cette pauvre tante, elle entendra de belles choses! Oh! mon ami, le croirez-vous? tantôt j’ai reconnu en moi un patriote! Du reste, je me suis toujours senti Russe… un vrai Russe, d’ailleurs, ne peut pas être autrement que vous et moi. Il y a là dedans quelque chose d’aveugle et de louche.


– Certainement, répondis-je.


– Mon ami, la vérité vraie est toujours invraisemblable, savez-vous cela? Pour rendre la vérité vraisemblable, il faut absolument l’additionner de mensonge. C’est ce que les hommes ont toujours fait. Il y a peut-être ici quelque chose que nous ne comprenons pas. Qu’en pensez-vous? y a-t-il quelque chose d’incompris pour nous dans ce cri de triomphe? Je le voudrais.


Je gardai le silence. Il se tut aussi pendant fort longtemps.


– C’est, dit-on, l’esprit français… fit-il soudain avec véhémence, – mensonge! il en a toujours été ainsi. Pourquoi calomnier l’esprit français? Il n’y a ici que la paresse russe, notre humiliante impuissance à produire une idée, notre dégoûtant parasitisme. Ils sont tout simplement des paresseux, et l’esprit français n’a rien à voir là dedans. Oh! les Russes devraient être exterminés pour le bien de l’humanité comme de malfaisants parasites! Ce n’étaient nullement là nos aspirations; je n’y comprends rien. J’ai cessé de comprendre! «Si chez vous, lui crié-je, on met la guillotine au premier plan, c’est uniquement parce qu’il n’y a rien de plus facile que de couper des têtes, et rien de plus difficile que d’avoir une idée! Vous êtes des paresseux! votre drapeau est une guenille, une impuissance! Ces charrettes qui apportent du blé aux hommes sont, dit-on, plus utiles que la Madone Sixtine. Mais comprends donc que le malheur est tout aussi nécessaire à l’homme que le bonheur!» Il rit. «Toi, dit-il, tu es là à faire des phrases pendant que tu reposes tes membres (il s’est servi d’un terme beaucoup plus cru) sur un confortable divan de velours…» Et remarquez où l’on en arrive avec ce tutoiement que les pères et les fils ont adopté entre eux, c’est très bien quand ils sont d’accord, mais s’ils s’injurient?


La conversation resta de nouveau suspendue durant une minute, puis Stépan Trophimovitch se souleva à demi par un brusque mouvement.


– Cher, acheva-t-il, – savez-vous que cela finira nécessairement par quelque chose?


– Sans doute, dis-je.


– Vous ne comprenez pas. Passons. Mais… d’ordinaire dans le monde rien ne finit, mais ici il y aura nécessairement une fin, nécessairement!


Il se leva, se promena dans la chambre comme un homme très agité, puis, à bout de forces, se recoucha sur le divan.


Le vendredi matin, Pierre Stépanovitch alla quelque part dans le district, et resta absent jusqu’au lundi. J’appris son départ de la bouche de Lipoutine qui, au cours de la conversation, me dit aussi que les Lébiadkine s’étaient transportés de l’autre côté de la rivière, dans le faubourg de la Poterie. «J’ai moi-même fait leur déménagement», ajouta Lipoutine; ensuite, sans transition, il m’annonça qu’Élisabeth Nikolaïevna allait épouser Maurice Nikolaïévitch; les bans n’étaient pas encore publiés, mais les promesses de mariage avaient été échangées, et c’était une affaire finie. Le lendemain, je rencontrai Élisabeth Nikolaïevna qui se promenait à cheval, escortée de Maurice Nikolaïévitch; c’était la première sortie de la jeune fille depuis sa maladie. Elle tourna vers moi des yeux brillants, se mit à rire et me fit de la tête un salut très amical. Je racontai tout cela à Stépan Trophimovitch; il n’accorda une certaine attention qu’à la nouvelle concernant les Lébiadkine.


Maintenant que j’ai décrit notre situation énigmatique durant ces huit jours où nous ne savions encore rien, je passe au récit des événements ultérieurs; je les rapporterai tels qu’ils nous apparaissent aujourd’hui, à la lumière des révélations qui ont surgi dernièrement.


À partir du lundi commença, à proprement parler, une «nouvelle histoire».

III

Il était sept heures du soir. Nicolas Vsévolodovitch se trouvait seul dans son cabinet; cette chambre qui lui avait toujours plu particulièrement était haute de plafond; des meubles assez lourds, d’ancien style, la garnissaient; des tapis couvraient le plancher. Assis sur le coin d’un divan, le jeune homme était habillé comme s’il avait eu à sortir, quoiqu’il ne se proposât d’aller nulle part. Sur la table en face de lui était posée une lampe munie d’un abat-jour. Les côtés et les coins de la vaste pièce restaient dans l’ombre. Le regard de Nicolas Vsévolodovitch avait une expression pensive, concentrée et un peu inquiète; son visage était fatigué et légèrement amaigri. Il souffrait, en effet, d’une fluxion; pour le surplus, la voix publique avait exagéré. La dent prétendument cassée n’avait été qu’ébranlée, et maintenant elle s’était raffermie; la lèvre supérieure avait été fendue intérieurement, mais la plaie s’était cicatrisée. Quant à la fluxion, si elle subsistait encore au bout de huit jours, la faute en était au malade qui se refusait à voir un médecin et préférait attendre du temps seul sa guérison. Non content de repousser les secours de la science, il souffrait à peine que sa mère lui fit chaque jour une visite d’une minute; quand il la laissait entrer dans sa chambre, c’était toujours à l’approche de la nuit et avant qu’on eût apporté la lampe. Il ne recevait pas non plus Pierre Stépanovitch, qui, pourtant, avant son départ, venait deux et trois fois par jour chez Barbara Pétrovna. Le lundi matin, après trois jours d’absence, Pierre Stépanovitch reparut chez nous; il courut toute la ville, dîna chez Julie Mikhaïlovna, et, le soir, se rendit chez Barbara Pétrovna qui l’attendait avec impatience. La consigne fut levée, Nicolas Vsévolodovitch consentit à recevoir le visiteur. La générale conduisit elle-même ce dernier jusqu’à la porte du cabinet de son fils; depuis longtemps elle désirait cette entrevue, et Pierre Stépanovitch lui avait donné sa parole qu’en sortant de chez Nicolas il viendrait la lui raconter. Barbara Pétrovna frappa timidement, et, ne recevant pas de réponse, se permit d’entre-bâiller la porte.


– Nicolas, puis-je introduire Pierre Stépanovitch? demanda-t-elle d’un ton bas en cherchant des yeux le visage de son fils que la lampe lui masquait.


Pierre Stépanovitch fit lui-même la réponse:


– On le peut, on le peut, sans doute! cria-t-il gaiement, et, ouvrant la porte, il entra.


Nicolas Vsévolodovitch n’avait pas entendu cogner à la porte, l’apparition du visiteur le surprit avant qu’il eût pu répondre à la timide question de sa mère. Devant lui se trouvait une lettre qu’il venait de lire et qui l’avait rendu songeur. La voix de Pierre Stépanovitch le fit tressaillir, et il se hâta de fourrer la lettre sous un presse-papier, mais il ne réussit pas à la cacher entièrement: un des coins et presque toute l’enveloppe restaient à découvert.


– J’ai crié exprès le plus haut possible, pour vous donner le temps de prendre vos précautions, fit tout bas Pierre Stépanovitch.


Son premier mouvement avait été de courir vers la table, et il avait tout de suite aperçu le presse papier et le bout de lettre.


– Et sans doute vous avez déjà remarqué qu’à votre arrivée j’ai caché sous un presse-papier une lettre que je venais de recevoir, dit tranquillement Nicolas Vsévolodovitch, sans bouger de sa place.


– Une lettre? Grand bien vous fasse, que m’importe, à moi? s’écria le visiteur, mais… le principal, ajouta-t-il en sourdine, tandis qu’il se tournait du côté de la porte et faisait un signe de tête dans cette direction.


– Elle n’écoute jamais à la porte, observa froidement Nicolas Vsévolodovitch.


– C’est pour le cas où elle écouterait! reprit Pierre Stépanovitch en élevant gaiement la voix, et il s’assit sur un fauteuil. – Je ne blâme pas cela, seulement je suis venu pour causer avec vous en tête à tête… Allons, enfin j’ai pu arriver jusqu’à vous! Avant tout, comment va votre santé? Je vois que vous allez bien, et que demain peut-être vous sortirez, hein?


– Peut-être.


– Faites enfin cesser ma corvée! s’écria-t-il avec une gesticulation bouffonne. – Si vous saviez ce que j’ai dû leur débiter de sottises! Mais, du reste, vous le savez.


Il se mit à rire.


– Je ne sais pas tout. Ma mère m’a seulement dit que vous vous étiez beaucoup… remué.


– C'est-à-dire que je n’ai rien précisé, se hâta de répondre Pierre Stépanovitch, comme s’il eût eu à se défendre contre une terrible accusation, – vous savez, j’ai mis en avant la femme de Chatoff, ou, du moins, les bruits concernant vos relations avec elle à Paris, cela expliquait sans doute l’incident de dimanche… Vous n’êtes pas fâché?


– Je suis sûr que vous avez fait tous vos efforts.


– Allons, voilà ce que je craignais. Qu’est-ce que cela signifie: «vous avez fait tous vos efforts»? C’est un reproche. Du reste, vous y allez carrément. Ma grande crainte en venant ici était que vous ne pussiez vous résoudre à poser franchement la question.


– Je ne mérite pas l’éloge que vous m’adressez, dit Nicolas Vsévolodovitch avec une certaine irritation, mais aussitôt après il sourit.


– Je ne parle pas de cela, je ne parle pas de cela, comprenez-moi bien, il n’en est pas question, reprit en agitant les bras Pierre Stépanovitch qui s’amusait du mécontentement de son interlocuteur. – Je ne vous ennuierai pas avec notre affaire, surtout dans votre situation présente. Ma visite se rapporte uniquement à l’histoire de dimanche, et encore je ne veux vous en parler que dans la mesure la plus strictement indispensable. Il faut que nous ayons ensemble l’explication la plus franche, c’est surtout moi qui en ai besoin et non vous, – ceci soit dit pour rassurer votre amour-propre, et d’ailleurs c’est la vérité. Je suis venu pour être désormais franc.


– Alors vous ne l’étiez pas auparavant?


– Vous le savez vous-même. J’ai rusé plus d’une fois… Vous avez souri, je suis enchanté de ce sourire qui me fournit l’occasion de vous donner un éclaircissement: c’est exprès que je me suis vanté de ma «ruse», je voulais vous mettre en colère. Vous voyez comme je suis devenu sincère à présent! Eh bien, vous plaît-il de m’entendre?


Bien que, par l’effronterie de ses naïvetés préparées d’avance et intentionnellement grossières, le visiteur eût évidemment pris à tâche d’irriter Nicolas Vsévolodovitch, celui-ci l’avait jusqu’alors écouté avec un flegme dédaigneux et même moqueur; à la fin pourtant une curiosité un peu inquiète se manifesta sur son visage.


– Écoutez donc, poursuivit Pierre Stépanovitch en s’agitant de plus en plus: – quand je me suis rendu ici, c'est-à-dire dans cette ville, il y a dix jours, mon intention, sans doute, était de jouer un rôle. Le mieux serait de n’en prendre aucun et d’être soi, n’est-ce pas? Être naturel, c’est le moyen de tromper tout le monde, parce que personne ne croit que vous l’êtes. J’avoue que je voulais d’abord me poser en imbécile, attendu que ce personnage est plus facile à jouer que le mien propre. Mais l’imbécillité est un extrême, et les extrêmes éveillent la curiosité; cette considération m’a décidé en fin de compte à rester moi. Or que suis-je? l’aurea mediocritas, un homme ni bête ni intelligent, passablement incapable, et tombé de la lune, comme disent ici les gens sages, n’est-il pas vrai?


– Peut-être bien, fit avec un léger sourire Nicolas Vsévolodovitch.


– Ah! vous l’admettez – enchanté! Je savais d’avance que c’était votre opinion… Ne vous inquiétez pas, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas fâché, et si tout à l’heure je me suis défini de la sorte, ce n’était nullement pour provoquer de votre part une protestation flatteuse, pour vous faire dire: «Allons donc, vous n’êtes pas incapable, vous êtes intelligent…» Ah! vous souriez encore!… Je n’ai pas rencontré juste. Vous n’auriez pas dit: «vous êtes intelligent», allons, soit, je ne me formalise de rien. Passons, comme dit papa. Entre parenthèses, soyez indulgent pour ma prolixité. Je suis diffus, parce que je ne sais pas parler. Ceux qui savent bien parler sont laconiques. Cela prouve encore mon incapacité, pourquoi n’en pas profiter artificiellement? J’en profite. À la vérité, en venant ici, je pensais d’abord me taire, mais le silence est un grand talent, par conséquent il aurait été déplacé chez moi; de plus, on se défie d’un homme silencieux. J’ai donc jugé décidément que le mieux pour moi était de parler, mais de parler en incapable, c'est-à-dire de bavarder à jet continu, de démontrer et de toujours m’embrouiller à la fin dans mes propres démonstrations, bref de fatiguer la patience de mes auditeurs. Il résulte de là trois avantages: vous faites croire à votre bonhomie, vous assommez votre monde, et vous n’êtes pas compris! Qui donc, après cela, vous soupçonnera de desseins secrets? Si quelqu’un vous en attribuait, il se ferait conspuer. En outre, j’amuse quelque fois les gens, et c’est précieux. À présent ils me pardonnent tout, par cela seul que l’habile agitateur de là-bas s’est montré ici plus bête qu’eux-mêmes. N’est-ce pas vrai? Je vois à votre sourire que vous m’approuvez.


Nicolas Vsévolodovitch ne souriait pas du tout; loin de là, il écoutait d’un air maussade et légèrement impatienté.


– Hein? Quoi? Vous avez dit, je crois: «Cela m’est égal»? reprit Pierre Stépanovitch. (Nicolas Vsévolodovitch n’avait pas prononcé un mot.) – Sans doute, sans doute; ce que j’en dis, je vous l’assure n’est nullement pour vous compromettre dans mes agissements. Mais vous êtes aujourd’hui terriblement ombrageux, je venais chez vous pour causer gaiement, à cœur ouvert, et vous cherchez des arrière-pensées sous mes moindres paroles. Je vous jure qu’aujourd’hui je laisse de côté tout sujet délicat et que je souscris d’avance à toutes vos conditions!


Nicolas Vsévolodovitch gardait un silence obstiné.


– Hein? Quoi? Vous avez dit quelque chose? Je vois que j’ai encore donné une entorse à la vérité, vous n’avez pas posé de conditions et vous n’en poserez pas, je le crois, je le crois, allons, calmez-vous; je sais moi-même que ce n’est pas la peine d’en poser, n’est-ce pas? Je réponds pour vous, et c’est sans doute encore l’effet de mon incapacité; que voulez-vous? quand on est incapable… Vous riez? Hein? Quoi?


– Rien, répondit Nicolas Vsévolodovitch qui finit par sourire, – je viens de me rappeler qu’en effet je vous ai traité d’incapable, mais ce n’était pas en votre présence; on vous a donc rapporté ce propos… Je vous prierais d’arriver un peu plus vite à la question.


– Mais j’y suis en plein, il s’agit précisément de l’affaire de dimanche! Comment me suis-je montré ce jour-là, selon vous? Avec ma précipitation d’incapable, je me suis emparé de la conversation d’une façon fort sotte, de force, pour ainsi dire. Mais on m’a tout pardonné, d’abord parce que je suis un échappé de la lune, c’est maintenant l’opinion universellement admise ici, ensuite parce que j’ai raconté une gentille petite histoire et tiré tout le monde d’embarras, n’est-ce pas?


– C'est-à-dire que votre récit était fait pour donner l’idée d’une entente préalable, d’une connivence entre nous, tandis qu’il n’en existait aucune et que je ne vous avais nullement prié d’intervenir.


– Justement, justement! reprit, comme transporté de joie, Pierre Stépanovitch. – J’ai fait exprès de vous laisser voir tout ce ressort; c’est surtout pour vous que je me suis tant remué: je vous tendais un piège et voulais vous compromettre. Je tenais principalement à savoir jusqu’à quel point vous aviez peur.


– Je serais curieux d’apprendre pourquoi maintenant vous démasquez ainsi vos batteries!


– Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, ne me regardez pas avec des yeux flamboyants… Du reste, vos yeux ne flamboient pas. Vous êtes curieux de savoir pourquoi j’ai ainsi démasqué mes batteries? Mais justement parce que maintenant tout est changé, tout est fini, mort et enterré. J’ai tout d’un coup changé d’idée sur votre compte. À présent j’ai complètement renoncé à l’ancien procédé, je ne vous compromettrai plus jamais par ce moyen, il en faut un nouveau.


– Vous avez modifié votre tactique?


– Il n’y a pas de tactique. Maintenant vous êtes en tout parfaitement libre, c'est-à-dire que vous pouvez à votre gré dire oui ou non. Quant à notre affaire, je n’en soufflerai pas mot avant que vous-même me l’ordonniez. Vous riez? À votre aise; je ris aussi. Mais maintenant je parle sérieusement, très sérieusement, quoique celui qui se presse ainsi soit sans doute un incapable, n’est-il pas vrai? N’importe, va pour incapable, mais je parle sérieusement.


En effet, son ton était devenu tout autre, et une agitation particulière se remarquait en lui; Nicolas Vsévolodovitch le regarda avec curiosité.


– Vous dites que vous avez changé d’idée sur moi? demanda-t-il.


– J’ai changé d’idée sur vous à l’instant où, ayant reçu un soufflet de Chatoff, vous vous êtes croisé les mains derrière le dos. Assez, assez, je vous prie, ne m’interrogez pas, je ne dirai rien de plus.


Le visiteur se leva vivement en agitant les bras comme pour repousser les questions qu’il prévoyait, mais Nicolas Vsévolodovitch ne lui en fit aucune. Alors Pierre Stépanovitch, qui n’avait aucune raison pour s’en aller, se rassit sur son fauteuil et se calma un peu.


– À propos, dit-il précipitamment, – il y a ici des gens qui disent que vous le tuerez, ils en font le pari, si bien que Lembke pensait à mettre la police en mouvement, mais Julie Mikhaïlovna l’en a empêché… Assez, assez là-dessus, c’était seulement pour vous prévenir. Ah! encore une chose: ce jour-là même j’ai fait passer l’eau aux Lébiadkine, vous le savez; vous avec reçu le billet dans lequel je vous donnais leur adresse?


– Oui.


– Ce que j’en ai fait, ce n’est pas par «incapacité», mais par zèle, par un zèle sincère. Il se peut que j’aie été incapable, du moins j’ai agi sincèrement.


– Oui, peut-être qu’il le fallait… dit d’un air pensif Nicolas Vsévolodovitch; – seulement ne m’écrivez plus de lettres, je vous prie.


– Cette fois il n’y avait pas moyen de faire autrement.


– Alors Lipoutine sait?


– Il était impossible de lui cacher la chose; mais Lipoutine, vous le savez vous-même, n’osera pas… À propos, il faudrait aller chez les nôtres, chez eux, veux-je dire, car les nôtres, c’est une expression que vous n’aimez pas. Mais soyez tranquille, il n’est pas question d’y aller tout de suite, rien ne presse. Il va pleuvoir. Je les avertirai, ils se réuniront, et nous nous rendrons là un soir. Ils attendent la bouche ouverte, comme une nichée de choucas, le cadeau que nous allons leur faire. Ce sont des gens pleins d’ardeur, ils se préparent à discuter. Virguinsky est un humanitaire, Lipoutine un fouriériste avec un penchant marqué pour les besognes policières; je vous le dis, c’est un homme précieux sous un rapport, mais qui, sous tous les autres, demande à être sévèrement tenu en bride. Enfin, il y a cet homme aux longues oreilles qui donnera lecture d’un système de son invention. Et, vous savez, ils sont froissés parce que je ne me gêne pas avec eux, hé, hé! Mais il faut absolument leur faire visite.


– Vous m’avez donné là comme un chef? fit d’un ton aussi indifférent que possible Nicolas Vsévolodovitch.


Pierre Stépanovitch jeta sur son interlocuteur un regard rapide.


– À propos, se hâta-t-il de reprendre sans paraître avoir entendu la question qui lui était adressée, – j’ai passé deux ou trois fois chez la très honorée Barbara Pétrovna, et j’ai dû aussi beaucoup parler.


– Je me figure cela.


– Non, ne vous figurez rien, j’ai seulement dit que vous ne tueriez pas Chatoff, et j’ai ajouté d’autres bonnes paroles. Imaginez-vous: le lendemain elle savait déjà que j’avais fait passer la rivière à Marie Timoféievna; c’est vous qui le lui avez dit?


– Je n’y ai même pas pensé.


– Je me doutais bien que ce n’était pas vous, mais alors qui donc a pu le lui dire? C’est curieux.


– Lipoutine, naturellement.


– N-non, ce n’est pas Lipoutine, murmura en fronçant le sourcil Pierre Stépanovitch; – je saurai qui. M’est avis qu’il y a du Chatoff là dedans… Du reste, c’est insignifiant, laissons cela! Si, pourtant, c’est une chose fort importante… À propos, je croyais toujours que votre mère allait tout d’un coup me poser la question principale… Ah! oui, les autres fois elle était très sombre, et aujourd’hui, en arrivant, je l’ai trouvée rayonnante. D’où vient cela?


– C’est que je lui ai donné aujourd’hui ma parole que dans cinq jours je demanderais la main d’Élisabeth Nikolaïevna, répondit avec une franchise inattendue Nicolas Vsévolodovitch.


– Ah! eh bien… oui, sans doute, balbutia d’un air hésitant Pierre Stépanovitch, le bruit court qu’elle est fiancée; – vous savez? Elle l’est certainement. Mais vous avez raison, elle serait sous la couronne qu’elle accourrait au premier appel de vous. Vous n’êtes pas fâché que je parle ainsi?


– Non, je ne suis pas fâché.


– Je remarque qu’aujourd’hui il est extrêmement difficile de vous mettre en colère, et je commence à avoir peur de vous. Je suis bien curieux de voir comment vous vous présenterez demain. Pour sûr, vous avez préparé plus d’un tour. Ce que je vous dis ne vous fâche pas?


Nicolas Vsévolodovitch ne répondit rien, ce qui agaça au plus haut point son interlocuteur.


– À propos, c’est sérieux, ce que vous avez dit à votre maman au sujet d’Élisabeth Nikolaïevna? demanda-t-il.


L’interpellé attacha sur Pierre Stépanovitch un regard froid et pénétrant.


– Ah! Je comprends, vous lui avez dit cela à seule fin de la tranquilliser; allons, oui.


– Et si c’était sérieux? fit d’une voix ferme Nicolas Vsévolodovitch.


– Eh bien, à la grâce de Dieu, comme on dit en pareil cas; cela ne nuira pas à l’affaire (vous voyez, je n’ai pas dit: à notre affaire, notre est un mot qui vous déplaît), et moi… moi, je suis à votre service, vous le savez vous-même.


– Vous pensez?


– Je ne pense rien, reprit en riant Pierre Stépanovitch – car je sais que vous avez d’avance réfléchi à vos affaires et que votre parti est pris. Je me borne à vous dire sérieusement que je suis à votre disposition, toujours, partout, et en toute circonstance, en toute, vous comprenez?


Nicolas Vsévolodovitch bâilla.


– Vous en avez assez de moi, dit le visiteur qui se leva brusquement et prit son chapeau rond tout neuf, comme s’il eût voulu sortir; toutefois il ne s’en alla point et continua à parler, tantôt se tenant debout devant son interlocuteur, tantôt se promenant dans la chambre; quand sa parole s’animait, il frappait sur son genou avec son chapeau.


– Je comptais vous amuser encore un peu en vous parlant des Lembke, dit-il gaiement.


– Non, plus tard. Pourtant comment va la santé de Julie Mikhaïlovna?


– Quel genre mondain vous avez tous! Vous vous souciez de sa santé tout juste autant que de celle d’un chat gris, et cependant vous en demandez des nouvelles. Cela me plaît. Julie Mikhaïlovna va bien, et elle a pour vous une considération que j’appellerai superstitieuse, elle attend beaucoup de choses de vous. Pour ce qui est de l’affaire de dimanche, elle n’en dit rien et elle est sûre que vous n’aurez qu’à paraître pour vaincre. Elle s’imagine, vraiment, que vous pouvez Dieu sait quoi. Du reste, vous êtes maintenant plus que jamais un personnage énigmatique et romanesque, – position extrêmement avantageuse. Vous avez mis ici tous les esprits en éveil; ils étaient déjà fort échauffés quand je suis parti, mais je les ai retrouvés bien plus excités encore. À propos, je vous remercie de nouveau pour la lettre. Ils ont tous peur du comte K… Vous savez, ils vous considèrent, paraît-il, comme un mouchard. Je les confirme dans cette opinion. Vous n’êtes pas fâché?


– Non.


– C’est sans importance, et plus tard cela aura son utilité. Ils ont ici leurs façons de voir. Moi, naturellement, j’abonde dans leur sens, je hurle avec les loups, avec Julie Mikhaïlovna d’abord, et ensuite avec Gaganoff… Vous riez? Mais c’est une tactique de ma part: je débite force inepties, et tout à coup je fais entendre une parole sensée. Ils m’entourent, et je recommence à dire des sottises. Tous désespèrent déjà de faire quelque chose de moi: «Il y a des moyens, disent-ils, mais il est tombé de la lune.» Lembke m’engage à entrer au service pour me réformer. Vous savez, j’en use abominablement avec lui, c'est-à-dire que je le compromets, et il me regarde alors avec de grands yeux. Julie Mikhaïlovna me soutient. Ah! dites donc, Gaganoff vous en veut horriblement. Hier, à Doukhovo, il m’a parlé de vous dans les termes les plus injurieux. Aussitôt je lui ai dit toute la vérité – plus ou moins bien entendu. J’ai passé une journée entière chez lui à Doukhovo. Il a une belle maison, une propriété magnifique.


Nicolas Vsévolodovitch fit un brusque mouvement en avant.


– Est-ce qu’il est maintenant encore à Doukhovo? demanda-t-il.


– Non, il m’a ramené ici ce matin, nous sommes revenus ensemble, répondit Pierre Stépanovitch sans paraître remarquer aucunement l’agitation subite de son interlocuteur. – Tiens, j’ai fait tomber un livre, ajouta-t-il en se baissant pour ramasser un keepsake qu’il venait de renverser. – Les femmes de Balzac, avec des gravures. Je n’ai pas lu cela. Lembke aussi écrit des romans.


– Oui? fit Nicolas Vsévolodovitch avec une apparence d’intérêt.


– Il écrit des romans russes, en secret, bien entendu. Julie Mikhaïlovna le sait et le lui permet. C’est un niais; du reste, il a de la tenue, des manières parfaites, une irréprochable correction d’attitude. Voilà ce qu’il nous faudrait.


– Vous faites l’éloge de l’administration?


– Certainement! Il n’y a que cela de réussi en Russie… Allons, je me tais, adieu; vous avez mauvaise mine.


– J’ai la fièvre.


– On s’en aperçoit, couchez-vous. À propos, il y a des skoptzi ici dans le district, ce sont des gens curieux… Du reste, nous en reparlerons plus tard. Allons, qu’est-ce que je vous dirai encore? La fabrique des Chpigouline est intéressante; elle occupe, comme vous le savez, cinq cents personnes; il y a quinze ans qu’on ne l’a nettoyée, c’est un foyer d’épidémies. Les patrons sont millionnaires, et ils exploitent atrocement leurs ouvriers. Je vous assure que parmi ceux-ci plusieurs ont une idée de l’Internationale. Quoi? Vous souriez? Vous verrez vous-même, seulement donnez-moi un peu de temps, je ne vous en demande pas beaucoup pour vous montrer… pardon, je ne dirai plus rien, ne faites pas la moue. Allons, adieu. Tiens, mais j’oubliais le principal, ajouta Pierre Stépanovitch en revenant tout à coup sur ses pas, – on m’a dit tout à l’heure que notre malle était arrivée de Pétersbourg.


– Eh bien? fit Nicolas Vsévolodovitch qui le regarda sans comprendre.


– Je veux dire votre malle, vos effets. C’est vrai?


– Oui, on me l’a dit tantôt.


– Ah! alors ne pourrais-je pas tout de suite…


– Demandez à Alexis.


– Allons, ce sera pour demain. Avec vos affaires se trouvent là mon veston, mon frac, et les trois pantalons que Charmer m’a faits sur votre recommandation, vous vous rappelez?


– À ce que j’ai entendu dire, vous posez ici pour le gentleman, observa en souriant Nicolas Vsévolodovitch. – Est-ce vrai que vous voulez apprendre à monter à cheval?


Un sourire ou plutôt une grimace désagréable se montra sur les lèvres de Pierre Stépanovitch.


– Vous savez, répliqua-t-il d’une voix tremblante et saccadée, – vous savez, Nicolas Vsévolodovitch, nous laisserons de côté, une fois pour toutes, les personnalités, n’est-ce pas? Libre à vous, sans doute, de me mépriser tant qu’il vous plaira si vous trouvez ma conduite si ridicule, mais pour le moment vous pourriez bien, n’est-ce pas, m’épargner vos moqueries?


– Bien, je ne le ferai plus, dit Nicolas Vsévolodovitch.


Le visiteur sourit, frappa avec son chapeau sur son genou, et ses traits recouvrèrent leur sérénité.


– Ici plusieurs me considèrent même comme votre rival auprès d’Élisabeth Nikolaïevna, comment donc ne soignerais-je pas mon extérieur? fit-il en riant. – Qui pourtant vous a ainsi parlé de moi? Hum. Il est juste huit heures; allons, en route: j’avais promis à Barbara Pétrovna de passer chez elle, mais je lui ferai faux bond. Vous, couchez-vous, et demain vous serez plus dispos. Il pleut et il fait sombre, du reste j’ai pris une voiture parce qu’ici les rues ne sont pas sûres la nuit… Ah! à propos, dans la ville et aux environs rôde à présent un forçat évadé de Sibérie, un certain Fedka; figurez-vous que cet homme est un de mes anciens serfs; il y a quinze ans, papa l’a mis, moyennant finances, à la disposition du ministre de la guerre. C’est une personnalité très remarquable.


Nicolas Vsévolodovitch fixa soudain ses yeux sur Pierre Stépanovitch.


– Vous… lui avez parlé? demanda-t-il.


– Oui. Il ne se cache pas de moi. C’est une personnalité prête à tout; pour de l’argent, bien entendu. Du reste, il a aussi des principes, à sa façon, il est vrai. Ah! oui, dites donc, si vous avez parlé sérieusement tantôt, vous vous rappelez au sujet d’Élisabeth Nikolaïevna, je vous répète encore une fois que je suis moi aussi une personnalité prête à tout, dans tous les genres qu’il vous plaira, et entièrement à votre service… Eh bien, vous prenez votre canne? Ah! non, vous ne la prenez pas. Figurez-vous, il m’avait semblé que vous cherchiez une canne.


Nicolas Vsévolodovitch ne cherchait rien et ne disait mot, mais il s’était brusquement levé à demi, et son visage avait pris une expression étrange.


– Si, en ce qui concerne M. Gaganoff, vous avez aussi besoin de quelque chose, lâcha tout à coup Pierre Stépanovitch en montrant d’un signe de tête le presse-papier, – naturellement je puis tout arranger et je suis convaincu que vous ne me tromperez pas.


Il sortit sans laisser à Nicolas Vsévolodovitch le temps de lui répondre; mais avant de s’éloigner définitivement, il entrebâilla la porte et cria par l’ouverture:


– Je dis cela, parce que Chatoff, par exemple, n’avait pas non plus le droit de risquer sa vie le dimanche où il s’est porté à une voie de fait sur vous, n’est-il pas vrai? Je désirerais appeler votre attention là-dessus.


Il disparut sans attendre la réponse à ces paroles.

IV

Peut-être pensait-il que Nicolas Vsévolodovitch, laissé seul, allait frapper le mur à coups de poing, et sans doute il aurait été bien aise de s’en assurer si cela avait été possible; mais son attente aurait été trompée: Nicolas Vsévolodovitch conserva son calme. Pendant deux minutes il garda la position qu’il occupait tout à l’heure debout devant la table et parut très songeur; mais bientôt un vague et froid sourire se montra sur ses lèvres. Il reprit lentement son ancienne place sur le coin du divan et ferma les yeux comme par l’effet de la fatigue. Une partie de la lettre, incomplètement cachée sous le presse-papier, était toujours en évidence; il ne fit rien pour la dérober à la vue.


Le sommeil ne tarda pas à s’emparer de lui. Après le départ de Pierre Stépanovitch qui, contrairement à sa promesse, s’était retiré sans voir Barbara Pétrovna, celle-ci, fort tourmentée depuis quelques jours, ne put y tenir et prit sur elle de se rendre auprès de son fils, bien qu’elle ne fût pas autorisée à pénétrer en ce moment dans la chambre du jeune homme. «Ne me dira-t-il pas enfin quelque chose de définitif?» se demandait-elle. Comme tantôt, elle frappa doucement à la porte et, ne recevant pas de réponse, se hasarda à ouvrir. À la vue de Nicolas assis et absolument immobile, elle s’approcha avec précaution du divan. Son cœur battait très fort. C’était pour Barbara Pétrovna une chose surprenante que son fils eût pu s’endormir si vite et d’un sommeil si profond dans une position à demi verticale. Sa respiration était presque imperceptible; son visage était pâle et sévère, mais complètement inanimé; ses sourcils étaient quelque peu froncés; dans cet état il ressemblait tout à fait à une figure de cire. La générale, retenant son souffle, resta penchée au-dessus de lui pendant trois minutes; puis, saisie de peur, elle s’éloigna sur la pointe des pieds; avant de quitter la chambre, elle fit le signe de la croix sur le dormeur, et se retira sans avoir été remarquée, emportant de ce spectacle une nouvelle sensation d’angoisse.


Pendant longtemps, pendant plus d’une heure, Nicolas Vsévolodovitch demeura plongé dans ce lourd sommeil; pas un muscle de son visage ne remuait, pas le moindre trace d’activité motrice ne se manifestait dans toute sa personne, ses sourcils étaient toujours rapprochés, donnant ainsi à sa figure une expression de dureté. Si Barbara Pétrovna était restée encore trois minutes, il est probable qu’elle n’aurait pu supporter la terrifiante impression de cette immobilité léthargique et qu’elle aurait réveillé son fils. Tout à coup celui-ci ouvrit les yeux, mais durant dix minutes il ne fit aucun mouvement; il semblait considérer avec une curiosité obstinée un objet placé dans un coin de la chambre, quoiqu’il n’y eût là rien de nouveau, rien qui dût attirer particulièrement son attention.


À la fin retentit le timbre d’une horloge sonnant un coup. Nicolas Vsévolodovitch tourna la tête avec une certaine inquiétude pour regarder l’heure au cadran, mais presque aussitôt s’ouvrit la porte de derrière, qui donnait accès dans le corridor, et le valet de chambre Alexis Égorovitch se montra. Il tenait d’une main un paletot chaud, une écharpe et un chapeau, de l’autre une petite assiette d’argent sur laquelle se trouvait une lettre.


– Il est neuf heures et demie, dit-il à voix basse, et, après avoir déposé sur une chaise dans un coin les vêtements qu’il avait apportés, il présenta l’assiette à son maître. La lettre n’était pas cachetée et ne contenait que deux lignes écrites au crayon. Quand Nicolas Vsévolodovitch les eut lues, il prit aussi un crayon sur la table, écrivit deux mots au bas du billet et replaça celui-ci sur l’assiette.


– Tu remettras cela dès que je serai sorti, habille-moi, dit-il et il se leva.


Remarquant qu’il avait sur lui un léger veston de velours, il réfléchit un instant et se fit donner une redingote de drap, vêtement plus convenable pour les visites du soir. Lorsque sa toilette fut entièrement terminée, il ferma la porte par laquelle était entrée Barbara Pétrovna, prit la lettre cachetée sous le presse-papier, et, sans mot dire, passa dans le corridor en compagnie d’Alexis Égorovitch. Puis tous deux descendirent l’étroit escalier de derrière et débouchèrent dans le vestibule conduisant au jardin. Une petite lanterne et un grand parapluie avaient été déposés d’avance dans un coin de ce vestibule.


– Avec cette pluie, la boue rend les rues impraticables, observa le domestique.


C’était une dernière et timide tentative qu’il faisait pour décider son barine à ne pas sortir. Mais, ouvrant le parapluie, Nicolas Vsévolodovitch pénétra silencieusement dans le vieux jardin alors humide et noir comme une cave. Le vent mugissait et secouait les cimes des arbres à demi dépouillés, les petits chemins sablés étaient fangeux et glissants. Alexis Égorovitch, en habit et sans chapeau, précédait son maître à la distance de trois pas pour l’éclairer avec la lanterne.


– Ne remarquera-t-on rien? demanda brusquement Nicolas Vsévolodovitch.


– Des fenêtres on ne verra rien, d’ailleurs toutes les précautions ont été prises d’avance, répondit d’un ton bas et mesuré le domestique.


– Ma mère est couchée?


– Elle s’est retirée dans sa chambre à neuf heures précises, selon son habitude depuis quelques jours, et il lui est impossible maintenant de rien savoir. À quelle heure faut-il vous attendre? se permit-il ensuite de demander.


– Je rentrerai à une heure ou une heure et demie, en tout cas avant deux heures.


– Bien.


S’engageant dans des sentiers sinueux, ils firent le tour du jardin que tous deux connaissaient très bien, et arrivèrent à l’angle du mur d’enceinte où se trouvait une petite porte donnant issue dans une étroite ruelle. Cette porte était presque toujours fermée, mais Alexis Égorovitch en avait maintenant la clef dans ses mains.


– Ne va-t-elle pas crier quand on l’ouvrira? observa Nicolas Vsévolodovitch.


Le valet de chambre répondit que, la veille encore, il y avait mis de l’huile «de même qu’aujourd’hui». Il était déjà tout trempé. Après avoir ouvert la porte, il tendit la clef à son maître.


– Si vous allez loin, je dois vous prévenir que je n’ai aucune confiance dans la populace d’ici; c’est dans les impasses en particulier que les mauvaises rencontres sont à craindre, surtout de l’autre côté de l’eau, ne put s’empêcher de faire remarquer Alexis Égorovitch.


C’était un vieux serviteur qui avait été jadis le diadka [9] de Nicolas Vsévolodovitch; homme sérieux et rigide, il aimait à entendre et à lire la parole de Dieu.


– Ne t’inquiète pas, Alexis Égorovitch.


– Dieu vous bénisse, monsieur, si toutefois vous ne projetez que de bonnes actions.


– Comment? fit en s’arrêtant Nicolas Vsévolodovitch qui était déjà sorti du jardin.


Alexis Égorovitch renouvela d’une voix ferme le souhait qu’il venait de formuler. Jamais auparavant il ne se serait permis de tenir un tel langage devant son maître.


Nicolas Vsévolodovitch ferma la porte, mit la clef dans sa poche et s’engagea dans le péréoulok, où, à chaque pas, il enfonçait dans la boue jusqu’au-dessus de la cheville. À la fin il arriva à une rue pavée, longue et déserte. Il connaissait la ville comme ses cinq doigts, mais la rue de l’Épiphanie était encore loin. Il était plus de dix heures quand il s’arrêta devant la porte fermée de la vieille et sombre maison Philippoff. Au rez-de-chaussée, où plus personne n’habitait depuis le départ des Lébiadkine, les fenêtres étaient condamnées, mais on apercevait de la lumière dans la mezzanine, chez Chatoff. Comme il n’y avait pas de sonnette, Nicolas Vsévolodovitch frappa à la porte. Une petite fenêtre s’ouvrit, et Chatoff se pencha à la croisée pour regarder dans la rue. L’obscurité était telle que, pendant une minute, il ne put rien distinguer.


– C’est vous? demanda-t-il tout à coup.


– Oui, répondit le visiteur.


Chatoff ferma la fenêtre et alla ouvrir la grand’porte. Nicolas Vsévolodovitch franchit le seuil, et, sans dire un mot, se dirigea vers le pavillon occupé par Kiriloff.

V

Là, tout était ouvert. L’obscurité régnait dans le vestibule et dans les deux premières pièces, mais la dernière, où Kiriloff buvait son thé, était éclairée, des rires et des cris étranges s’y faisaient entendre. Nicolas Vsévolodovitch alla du côté où il apercevait la lumière; toutefois, avant d’entrer, il s’arrêta sur le seuil. Le thé se trouvait sur la table. La parente du propriétaire était debout au milieu de la chambre. Tête nue, sans bas à ses pieds chaussés de savates, la vieille n’avait pour tout vêtement qu’un jupon et une sorte de mantelet en peau de lièvre. Elle tenait dans ses bras un enfant de dix-huit mois. Le baby, en chemise et les pieds nus, venait d’être retiré de son berceau. Il avait les joues très colorées, et ses petits cheveux blancs étaient ébouriffés. Sans doute il avait pleuré un peu auparavant, car on voyait encore des traces de larmes au-dessous de ses yeux, mais en ce moment il tendait ses petits bras, frappait ses mains l’une contre l’autre et riait avec des sanglots comme cela arrive aux enfants de cet âge. Devant lui Kiriloff jetait par terre une grosse balle élastique qui rebondissait jusqu’au plafond pour retomber ensuite sur le plancher, le baby criait: «Balle, balle!» Kiriloff rattrapait la balle et la lui donnait, alors l’enfant la lançait lui-même avec ses petites mains maladroites, et de nouveau Kiriloff courait la ramasser. À la fin, la balle alla rouler sous une armoire. «Balle, balle!» cria le moutard. Kiriloff se baissant jusqu’à terre étendit le bras sous l’armoire pour tâcher de trouver la balle. Nicolas Vsévolodovitch entra dans la chambre. À la vue du visiteur, l’enfant se mit à pousser des cris et se serra contre la vieille qui se hâta de l’emporter.


Kiriloff se releva, la balle en main.


– Stavroguine? dit-il sans paraître aucunement surpris de cette visite inattendue. – Voulez-vous du thé?


– Je ne refuse pas, s’il est chaud, répondit Nicolas Vsévolodovitch; – Je suis tout trempé.


– Il est chaud, bouillant même, reprit avec satisfaction Kiriloff, – asseyez-vous; vous êtes sale, cela ne fait rien; tout à l’heure je mouillerai un torchon et je laverai le parquet.


Nicolas Vsévolodovitch s’assit et vida presque d’un seul trait la tasse de thé que lui avait versée l’ingénieur.


– Encore? demanda celui-ci.


– Merci.


Kiriloff, qui jusqu’alors était resté debout, s’assit en face du visiteur.


– Qu’est-ce qui vous amène? voulut-il savoir.


– Je suis venu pour affaire. Tenez, lisez cette lettre que j’ai reçue de Gaganoff; vous vous rappelez, je vous ai parlé de lui à Pétersbourg.


Kiriloff prit la lettre, la lut, puis la posa sur la table et regarda son interlocuteur comme un homme qui attend une explication.


– Ainsi que vous le savez, commença Nicolas Vsévolodovitch, – j’ai rencontré il y a un mois à Pétersbourg ce Gaganoff que je n’avais jamais vu de ma vie. Trois fois le hasard nous a mis dans le monde en présence l’un de l’autre. Sans entrer en rapport avec moi, sans m’adresser la parole, il a trouvé moyen d’être très insolent. Je vous l’ai dit alors; mais voici ce que vous ignorez: à la veille de quitter Pétersbourg d’où il est parti avant moi, il m’a tout à coup écrit une lettre, moins grossière que celle-ci, mais cependant des plus inconvenantes, et ce qu’il y a d’étrange, c’est que, dans cette lettre, il ne m’expliquait nullement à quel propos il m’écrivait ainsi. Je lui ai sur le champ répondu, par écrit aussi, et avec la plus grande franchise: je lui déclarais que, sans doute, il m’en voulait de ma manière d’agir à l’égard de son père ici, au club, il y a quatre ans, et que, de mon côté, j’étais prêt à lui faire toutes les excuses possibles pour un acte non prémédité et commis dans un état de maladie. Je le priais de prendre mes excuses en considération. Il n’a pas répondu et est parti; mais voici que maintenant je le retrouve ici absolument enragé. On m’a rapporté certains propos tout à fait injurieux qu’il a publiquement tenus sur mon compte en les accompagnant d’accusations étonnantes. Enfin aujourd’hui arrive cette lettre. Assurément personne n’en a jamais reçu une pareille. Elle contient des grossièretés ignobles, il se sert d’expressions comme «votre tête à claques». Je suis venu dans l’espoir que vous ne refuserez pas d’être mon témoin.


– Vous avez dit que personne n’avait jamais reçu une pareille lettre, observa Kiriloff: – cela est arrivé plus d’une fois. Quand on est furieux, que n’écrit-on pas? Vous connaissez la lettre de Pouchkine à Heeckeren. C’est bien. J’irai. Donnez-moi vos instructions.


Nicolas Vsévolodovitch dit à l’ingénieur qu’il désirait terminer cette affaire dans les vingt-quatre heures; pour commencer, il voulait absolument renouveler ses excuses et même s’engager à écrire une seconde lettre dans ce sens; mais, de son côté, Gaganoff promettrait de ne plus lui adresser de lettres; quant à celle qu’il avait écrite, elle serait considérée comme non avenue.


– C’est beaucoup trop de concessions, et elles ne le satisferont pas, répondit Kiriloff.


– Avant tout j’étais venu vous demander si vous consentiriez à lui porter ces conditions.


– Je les lui porterai. C’est votre affaire. Mais il ne les acceptera pas.


– Je le sais bien.


– Il veut se battre. Dites-moi comment vous entendez que le duel ait lieu.


– Je tiens beaucoup à ce que tout soit fini demain. Allez chez lui à neuf heures. Vous lui ferez part de mes propositions, il les repoussera et vous abouchera avec son témoin, – il sera alors onze heures, je suppose. Vous confèrerez avec ce témoin, et, à une heure ou à deux heures, tout le monde pourra se trouver sur le terrain. Je vous en prie, tâchez d’arranger les choses de la sorte. L’arme sera, naturellement, le pistolet. Les deux barrières seront séparées par un espace de dix pas, vous placerez chacun de nous à dix pas de sa barrière, et, au signal donné, nous marcherons l’un contre l’autre. Chacun devra nécessairement s’avancer jusqu’à sa barrière, mais il pourra tirer avant d’y être arrivé. Voilà tout, je pense.


– Dix pas entre les deux barrières, c’est une bien petite distance, objecta Kiriloff.


– Allons, mettons-en douze, mais pas plus, vous comprenez qu’il veut un duel sérieux. Vous savez charger un pistolet?


– Oui. J’ai des pistolets; je donnerai ma parole que vous ne vous en êtes pas servi. Son témoin en fera autant pour ceux qu’il aura apportés, et le sort décidera avec quelle paire de pistolets on se battra.


– Très bien.


– Voulez-vous voir mes pistolets?


– Soit.


La malle de Kiriloff était dans un coin, il ne l’avait pas encore défaite, mais il en retirait ses affaires au fur et à mesure qu’il en avait besoin.


L’ingénieur y prit une boîte en bois de palmier, capitonnée de velours à l’intérieur, et contenant une paire de pistolets superbes.


– Tout est là: poudre, balles, cartouches. J’ai aussi un revolver; attendez.


Il fouilla de nouveau dans sa malle et en sortit une autre boîte qui renfermait un revolver américain à six coups.


– Vous n’avez pas mal d’armes, et elles sont d’une grande valeur.


– D’une grande valeur.


Pauvre, presque indigent, Kiriloff, qui, du reste, ne s’apercevait jamais de sa misère, était évidemment bien aise d’exhiber aux yeux du visiteur ces armes de luxe dont l’achat avait sans doute entraîné pour lui bien des sacrifices.


– Vous êtes toujours dans les mêmes idées? demanda Stavroguine après une minute de silence.


Nonobstant le vague de cette question, au ton dont elle était faite l’ingénieur devina immédiatement à quoi elle se rapportait.


– Oui, répondit-il laconiquement tandis qu’il serrait les armes étalées sur la table.


– Quand donc? reprit en termes plus vagues encore Nicolas Vsévolodovitch après un nouveau silence.


Pendant ce temps, Kiriloff avait remis les deux boîtes dans la malle et s’était rassis à son ancienne place.


– Cela ne dépend pas de moi, comme vous savez; quand on me le dira, marmotta-t-il entre ses dents; cette question semblait le contrarier un peu, mais en même temps il paraissait disposé à répondre à toutes les autres. Ses yeux noirs et ternes restaient figés sur le visage de Stavroguine, leur regard tranquille était bon et affable.


Nicolas Vsévolodovitch se tut pendant trois minutes.


– Sans doute je comprends qu’on se brûle la cervelle, commença-t-il ensuite en fronçant légèrement les sourcils, – parfois moi-même j’ai songé à cela, et il m’est venu une idée nouvelle: si l’on commet un crime, ou pire encore, un acte honteux, déshonorant et… ridicule, un acte destiné à vous couvrir de mépris pendant mille ans, on peut se dire: «Un coup de pistolet dans la tempe, et plus rien de tout cela n’existera.» Qu’importent alors les jugements des hommes et leur mépris durant mille ans, n’est-il pas vrai?


– Vous appelez cela une idée nouvelle? demanda Kiriloff songeur…


– Je… je ne l’appelle pas ainsi… mais une fois, en y pensant, je l’ai sentie toute nouvelle.


– Vous l’avez «sentie»? reprit l’ingénieur, – c’est bien dire. Il y a beaucoup d’idées qu’on a toujours eues, et qui, à un moment donné, paraissent tout d’un coup nouvelles. C’est vrai. À présent je vois bien des choses comme pour la première fois.


Sans l’écouter, Stavroguine poursuivit le développement de sa pensée:


– Mettons que vous ayez vécu dans la lune, c’est là, je suppose, que vous avez commis toutes ces vilenies ridicules… Ici vous savez, à n’en pas douter, que là on se moquera de vous pendant mille ans, que pendant toute l’éternité toute la lune crachera sur votre mémoire. Mais maintenant vous êtes ici, et c’est de la terre que vous regardez la lune: peu vous importent, n’est-ce pas, les sottises que vous avez faites dans cet astre, et il vous est parfaitement égal d’être pendant un millier d’années en butte au mépris de ses habitants?


– Je ne sais pas, répondit Kiriloff, – je n’ai pas été dans la lune, ajouta-t-il sans ironie, simplement pour constater un fait.


– À qui est cet enfant que j’ai vu ici tout à l’heure?


– La belle-mère de la vieille est arrivée; c'est-à-dire, non, sa belle-fille… cela ne fait rien. Il y a trois jours. Elle est malade, avec un enfant; la nuit il crie beaucoup, il a mal au ventre. La mère dort, et la vieille apporte l’enfant ici; je l’amuse avec une balle. Cette balle vient de Hambourg. Je l’y ai achetée, pour la lancer et la rattraper; cela fortifie le dos. C’est une petite fille.


– Vous aimez les enfants?


– Je les aime, dit Kiriloff d’un ton assez indifférent, du reste.


– Alors vous aimez aussi la vie?


– Oui, j’aime aussi la vie, cela vous étonne?


– Mais vous êtes décidé à vous brûler la cervelle?


– Eh bien? Pourquoi mêler deux choses qui sont distinctes l’une de l’autre? La vie existe et la mort n’existe pas.


– Vous croyez maintenant à la vie éternelle dans l’autre monde?


– Non, mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments où le temps s’arrête tout d’un coup pour faire place à l’éternité.


– Vous espérez arriver à un tel moment?


– Oui.


– Je doute que dans notre temps ce soit possible.


Ces mots furent dits par Nicolas Vsévolodovitch sans aucune intention ironique; il les prononça lentement et d’un air pensif.


– Dans l’Apocalypse, l’ange jure qu’il n’y aura plus de temps, observa-t-il ensuite.


– Je le sais. C’est très vrai. Quand tout homme aura atteint le bonheur, il n’y aura plus de temps parce qu’il ne sera plus nécessaire. C’est une pensée très juste.


– Où donc le mettra-t-on?


– On ne le mettra nulle part. le temps n’est pas un objet, mais une idée. Cette idée s’effacera de l’esprit.


– Ce sont de vieilles rengaines philosophiques, toujours les mêmes depuis le commencement des siècles, grommela Stavroguine avec une pitié méprisante.


– Oui, les mêmes depuis le commencement des siècles, et il n’y en aura jamais d’autres! reprit l’ingénieur dont les yeux s’illuminèrent comme si l’affirmation de cette idée eût été pour lui une sorte de victoire.


– Vous paraissez fort heureux, Kiriloff?


– Je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.


– Mais, il n’y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine?


– Hum, à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j’étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d’arbre?


– Oui.


– Dernièrement j’en ai vu une: elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte, les bords étaient pourris. Le vent l’emportait. Quand j’avais dix ans, il m’arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J’ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c’était beau, je les refermais encore.


– Qu’est-ce que cela signifie? C’est une figure?


– N-non… pourquoi? Je ne fais point d’allégorie. Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien.


– Tout?


– Oui. L’homme est malheureux parce qu’il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. C’est tout, tout! Celui qui saura qu’il est heureux le deviendra tout de suite, à l’instant même. Cette belle-mère mourra et la petite fille restera. Tout est bien. J’ai découvert cela brusquement.


– Et si l’on meurt de faim, et si l’on viole une petite fille, – c’est bien aussi?


– Oui. Tout est bien pour quiconque sait que tout est tel. Si les hommes savaient qu’ils sont heureux, ils le seraient, mais, tant qu’ils ne le sauront pas, ils seront malheureux. Voilà toute l’idée, il n’y en a pas d’autre!


– Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur?


– Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.


– À quelle occasion?


– Je ne me le rappelle pas; c’est arrivé par hasard. Je me promenais dans ma chambre… cela ne fait rien. J’ai arrêté la pendule, il était deux heures trente-sept.


– Une façon emblématique d’exprimer que le temps doit s’arrêter?


Kiriloff ne releva pas cette observation.


– Ils ne sont pas bons, reprit-il tout à coup, – parce qu’ils ne savent pas qu’ils le sont. Quand ils l’auront appris, ils ne violeront plus de petites filles. Il faut qu’ils sachent qu’ils sont bons, et instantanément ils le deviendront tous jusqu’aux dernier.


– Ainsi vous qui savez cela, vous êtes bon?


– Oui.


– Là-dessus, du reste, je suis de votre avis, murmura en fronçant les sourcils Stavroguine.


– Celui qui apprendra aux hommes qu’ils sont bons, celui-là finira le monde.


– Celui qui le leur a appris, ils l’ont crucifié.


– Il viendra, et son nom sera: l’homme-dieu.


– Le dieu-homme?


– L’homme-dieu, il y a une différence.


– C’est vous qui avez allumé la lampe devant l’icône?


– Oui.


– Vous êtes devenu croyant?


– La vieille aime à allumer cette lampe… mais aujourd’hui elle n’a pas eu le temps, murmura Kiriloff.


– Mais vous-même, vous ne priez pas encore?


– Je prie tout. Vous voyez cette araignée qui se promène sur le mur, je la regarde et lui suis reconnaissant de se promener ainsi.


Ses yeux brillèrent de nouveau; ils étaient obstinément fixés sur le visage de Stavroguine. Ce dernier semblait considérer son interlocuteur avec une sorte de dégoût, mais son regard n’avait aucune expression moqueuse.


Il se leva et prit son chapeau.


– Je parie, dit-il, que quand je reviendrai, vous croirez en Dieu.


– Pourquoi? demanda l’ingénieur en se levant à demi.


– Si vous saviez que vous croyez en Dieu, vous y croiriez, mais comme vous ne savez pas encore que vous croyez en Dieu, vous n’y croyez pas, répondit en souriant Nicolas Vsévolodovitch.


– Ce n’est pas cela, reprit Kiriloff pensif, – vous avez parodié mon idée. C’est une plaisanterie d’homme du monde. Rappelez-vous que vous avez marqué dans ma vie, Stavroguine.


– Adieu, Kiriloff.


– Venez la nuit; quand?


– Mais n’avez-vous pas oublié notre affaire de demain?


– Ah! je l’avais oubliée, soyez tranquille, je serai levé à temps; à neuf heures je serai là. Je sais m’éveiller quand je veux. En me couchant, je dis: à sept heures, et je m’éveille à sept heures, à dix heures – et je m’éveille à dix heures.


– Vous possédez des qualités remarquables, dit Nicolas Vsévolodovitch en examinant le visage pâle de Kiriloff.


– Je vais aller vous ouvrir la porte.


– Ne vous dérangez pas, Chatoff me l’ouvrira.


– Ah! Chatoff. Bien, adieu!

VI

Le perron de la maison vide où logeait Chatoff était ouvert, mais quand Stavroguine en eut monté les degrés, un vestibule complètement sombre s’offrit à lui, et il dut chercher à tâtons l’escalier conduisant à la mezzanine. Soudain en haut s’ouvrit une porte, et il vit briller de la lumière; Chatoff n’alla pas lui-même au devant du visiteur, il se contenta d’ouvrir sa porte. Lorsque Nicolas Vsévolodovitch se trouva sur le seuil, il aperçut dans un coin le maître du logis qui l’attendait debout près d’une table.


– Je viens chez vous pour affaire, voulez-vous me recevoir? demanda Stavroguine avant de pénétrer dans la chambre.


– Entrez et asseyez-vous, répondit Chatoff, – fermez la porte; non, laissez, je ferai cela moi-même.


Il ferma la porte à la clef, revint près de la table et s’assit en face de Nicolas Vsévolodovitch. Durant cette semaine il avait maigri, et en ce moment il semblait être dans un état fiévreux.


– Vous m’avez beaucoup tourmenté, dit-il à voix basse et sans lever les yeux, – je me demandais toujours pourquoi vous ne veniez pas.


– Vous étiez donc bien sûr que je viendrais?


– Oui, attendez, j’ai rêvé… je rêve peut-être encore maintenant… Attendez.


Il se leva à demi, et sur le plus haut des trois rayons qui lui servaient de bibliothèque, il prit quelque chose, c’était un revolver.


– Une nuit j’ai rêvé que vous viendriez me tuer, et le lendemain matin j’ai dépensé tout ce qui me restait d’argent pour acheter un revolver à ce coquin de Liamchine; je voulais vendre chèrement ma vie. Ensuite j’ai recouvré le bon sens… Je n’ai ni poudre, ni balles; depuis ce temps l’arme est toujours restée sur ce rayon. Attendez…


En parlant ainsi, il se disposait à ouvrir le vasistas; Nicolas Vsévolodovitch l’en empêcha.


– Ne le jetez pas, à quoi bon? il coûte de l’argent, et demain les gens diront qu’on trouve des revolvers traînant sous la fenêtre de Chatoff. Remettez-le en place; là, c’est bien, asseyez-vous. Dites-moi, pourquoi me racontez-vous, comme un pénitent à confesse, que vous m’avez supposé l’intention de venir vous tuer? En ce moment même je ne viens pas me réconcilier avec vous, mais vous parler de choses urgentes. D’abord, j’ai une explication à vous demander, ce n’est pas à cause de ma liaison avec votre femme que vous m’avez frappé?


– Vous savez bien que ce n’est pas pour cela, répondit Chatoff, les yeux toujours baissés.


– Ni parce que vous avez cru à la stupide histoire concernant Daria Pavlovna?


– Non, non, assurément non! C’est une stupidité! Dès le commencement ma sœur me l’a dit… répliqua Chatoff avec impatience et même en frappant légèrement du pied.


– Alors j’avais deviné et vous avez deviné aussi, poursuivit d’un ton calme Stavroguine, – vous ne vous êtes pas trompé: Marie Timoféievna Lébiadkine est ma femme légitime, je l’ai épousée à Pétersbourg il y a quatre ans et demi. C’est pour cela que vous m’avez donné un soufflet, n’est-ce pas?


Chatoff stupéfait écoutait en silence.


– Je l’avais deviné, mais je ne voulais pas le croire, balbutia-t-il enfin en regardant Stavroguine d’un air étrange.


– Et pourtant vous m’avez frappé?


Chatoff rougit et bégaya quelques mots presque incohérents:


– C’était pour votre chute… pour votre mensonge. En m’avançant vers vous, je n’avais pas l’intention de vous punir; au moment où je me suis approché, je ne savais pas que je frapperais… J’ai fait cela parce que vous avez compté pour beaucoup dans ma vie… Je…


– Je comprends, je comprends, épargnez les paroles. Je regrette que vous soyez si agité; l’affaire qui m’amène est des plus urgentes.


– Je vous ai attendu trop longtemps, reprit Chatoff qui tremblait de tout son corps, et il se leva à demi; – dites votre affaire, je parlerai aussi… après…


Il se rassit.


– Cette affaire est d’un autre genre, commença Nicolas Vsévolodovitch en considérant son interlocuteur avec curiosité; – certaines circonstances m’ont forcé à choisir ce jour et cette heure pour me rendre chez vous; je viens vous avertir que peut-être on vous tuera.


Chatoff le regarda d’un air intrigué.


– Je sais qu’un danger peut me menacer, dit-il posément, – mais vous, vous, comment pouvez-vous savoir cela?


– Parce que, comme vous, je leur appartiens, comme vous, je fais partie de leur société.


– Vous… vous êtes membre de la société?


– Je vois à vos yeux que vous attendiez tout de moi, excepté cela, fit avec un léger sourire Nicolas Vsévolodovitch, – mais permettez, ainsi vous saviez déjà qu’on doit attenter à vos jours?


– Je me refusais à le croire. Et maintenant encore, malgré vos paroles, je ne le crois pas, pourtant… pourtant qui donc, avec ces imbéciles-là, peut répondre de quelque chose! vociféra-t-il furieux en frappant du poing sur la table. – Je ne les crains pas! J’ai rompu avec eux. Cet homme est passé quatre fois chez moi, et il m’a dit que je le pouvais… mais, ajouta-t-il en fixant les yeux sur Stavroguine, que savez-vous au juste?


– Soyez tranquille, je ne vous tromperai pas, reprit assez froidement Nicolas Vsévolodovitch, comme un homme qui accomplit seulement un devoir. – Vous me demandez ce que je sais? Je sais que vous êtes entré dans cette société à l’étranger, il y a quatre ans, avant qu’elle eût été reconstituée sur de nouvelles bases; vous étiez alors à la veille de partir pour les États-Unis, et nous venions, je crois, d’avoir ensemble notre dernière conversation, celle dont il est si longuement question dans la lettre que vous m’avez écrite d’Amérique. À propos, pardonnez-moi de ne vous avoir pas répondu et de m’être borné…


– À un envoi d’argent, attendez, interrompit Chatoff qui prit vivement dans le tiroir de sa table un billet de banque couleur d’arc-en-ciel; – tenez, voilà les cent roubles que vous m’avez envoyés; sans vous je serai mort là-bas. Je ne vous aurais pas remboursé de sitôt, si votre mère ne m’était venue en aide. C’est elle qui m’a donné ces cent roubles il y a neuf mois pour soulager ma misère au moment où je relevais de maladie. Mais continuez, je vous prie…


Il étouffait.


– En Amérique, vos idées se sont modifiées, et, revenu en Suisse, vous avez voulu vous retirer de la société. Ils ne vous ont pas répondu, mais vous ont chargé de recevoir ici, en Russie, des mains de quelqu’un, un matériel typographique, et de le garder jusqu’au jour où un tiers viendrait chez vous de leur part pour en prendre livraison. Vous avez consenti, espérant ou ayant mis pour condition que ce serait leur dernière exigence, et qu’à l’avenir ils vous laisseraient tranquille. Tout cela, vrai ou faux, ce n’est pas d’eux que je le tiens, le hasard seul me l’a appris. Mais voici une chose que, je crois, vous ignorez encore: ces messieurs n’entendent nullement se séparer de vous.


– C’est absurde! cria Chatoff, – j’ai loyalement déclaré que j’étais en désaccord avec eux sur tous les points! C’est mon droit, le droit de la conscience et de la pensée… Je ne souffrirai pas cela! Il n’y a pas de force qui puisse…


– Vous savez, ne criez pas, observa très sérieusement Nicolas Vsévolodovitch, – ce Verkhovensky est un gaillard capable de nous entendre en ce moment; qui sait s’il n’a pas dans votre vestibule son oreille ou celle d’un de ses affidés? Il se peut que cet ivrogne de Lébiadkine ait été lui-même chargé de vous surveiller, comme peut-être vous l’aviez sous votre surveillance, n’est-ce pas? Dites-moi plutôt ceci: est-ce que Verkhovensky s’est rendu à vos raisons?


– Il s’y est rendu, il a reconnu que je pouvais me retirer, que j’en avais le droit…


– Eh bien, alors il vous trompe. Je sais que Kiriloff lui-même, qui est à peine des leurs, a fourni sur vous des renseignements; ils ont beaucoup d’agents, et, parmi ceux-ci, plusieurs les servent sans le savoir. On a toujours eu l’œil sur vous; Verkhovensky, notamment, est venu ici pour régler votre affaire, et il a de pleins pouvoirs pour cela: on veut, à la première occasion favorable, se débarrasser de vous parce que vous savez trop de choses et que vous pouvez faire des révélations. Je vous répète que c’est certain; permettez-moi de vous le dire, ils sont absolument convaincus que vous êtes un espion et que, si vous ne les avez pas encore dénoncés, vous comptez le faire. Est-ce vrai?


À cette question qui lui était adressée du ton le plus ordinaire, Chatoff fit une grimace.


– Quand même je serais un espion, à qui les dénoncerais-je? répliqua-t-il avec colère, sans répondre directement. – non, laissez-moi, que le diable m’emporte! s’écria-t-il, revenant soudain à sa première idée qui, évidemment, le préoccupait cent fois plus que la nouvelle de son propre danger: – Vous, vous, Stavroguine, comment avez-vous pu vous fourvoyer dans cette sotte et effrontée compagnie de laquais? Vous êtes entré dans leur société! Est-ce là un exploit digne de Nicolas Stavroguine?


Il prononça ces mots avec une sorte de désespoir, en frappant ses mains l’une contre l’autre; rien, semblait-il ne pouvait lui causer un plus cruel chagrin qu’une révélation pareille.


– Pardon, fit Stavroguine étonné, – mais vous avez l’air de me considérer comme un soleil auprès duquel vous ne seriez, vous, qu’un petit scarabée. J’ai déjà remarqué cela dans la lettre que vous m’avez écrite d’Amérique.


– Vous… vous savez… Ah! ne parlons plus de moi, plus du tout! reprit vivement Chatoff. – Si vous pouvez me donner quelque explication en ce qui vous concerne, expliquez-vous… Répondez à ma question! ajouta-t-il avec véhémence.


– Volontiers. Vous me demandez comment j’ai pu me fourvoyer dans un pareil milieu? Après la communication que je vous ai faite, je me crois tenu de vous répondre sur ce point avec une certaine franchise. Voyez-vous, dans le sens strict du mot, je n’appartiens point à cette société, et je suis beaucoup plus que vous en droit de la quitter, attendu que je n’y suis pas entré. J’ai même eu soin de leur déclarer dès le début que je n’étais pas leur associé, et que si je leur rendais par hasard quelque service, c’était seulement pour tuer le temps. J’ai pris une certaine part à la réorganisation de la société sur un plan nouveau, voilà tout. Mais maintenant ils se sont ravisés et ont décidé à part eux qu’il était dangereux de me rendre ma liberté; bref, je suis aussi condamné, paraît-il.


– Oh! les condamnations à mort ne leur coûtent rien à prononcer, ils sont là trois hommes et demi qui ont vite fait de libeller des sentences capitales sur des papiers revêtus de cachets. Et vous croyez qu’ils sont capables de les mettre à exécution!


– Il y a du vrai et du faux dans votre manière de voir répondit Nicolas Vsévolodovitch sans se départir de son ton flegmatique et indifférent. – Certes, la fantaisie joue ici un grand rôle comme dans tous les cas semblables: le groupe exagère son importance. Si vous voulez, je dirai même qu’à mon avis il tient tout entier dans la personne de Pierre Verkhovensky. Ce dernier est vraiment trop bon de ne se considérer que comme l’agent de sa société. Du reste, l’idée fondamentale n’est pas plus bête que les autres du même genre. Ils sont en relation avec l’Internationale, ils ont réussi à recruter des adeptes en Russie, et ils ont même trouvé une manière assez originale… mais, bien entendu, c’est seulement théorique. Quant à ce qu’ils veulent faire ici, le mouvement de notre organisation russe est une chose si obscure et presque toujours si inattendue que, chez nous, on peut en effet tout entreprendre. Remarquez que Verkhovensky est un homme opiniâtre.


– Cette punaise, cet ignorant, ce sot qui ne comprend rien à la Russie! protesta avec irritation Chatoff.


– Vous ne le connaissez pas bien. C’est vrai que tous, en général, ils ne comprennent guère la Russie, mais sous ce rapport, vous et moi, nous sommes à peine un peu plus intelligents qu’eux; en outre Verkhovensky est un enthousiaste.


– Verkhovensky un enthousiaste?


– Oh! oui. Il y a un point où il cesse d’être un bouffon pour devenir un… demi-fou. Je vous prie de vous rappeler une de vos propres paroles: «Savez-vous comment un seul homme peut être fort?» Ne riez pas, s’il vous plaît, il est très capable de presser la détente d’un pistolet. Ils sont persuadés que je suis aussi un mouchard. Comme ils ne savent pas mener leur affaire, ils ont une tendance à voir partout des espions.


– Mais vous n’avez pas peur?


– N-non… Je n’ai pas fort peur… Mais votre cas est bien différent du mien. Je vous ai prévenu pour que vous vous teniez sur vos gardes. Selon moi, vous auriez tort de mépriser le danger, sous prétexte que ce sont des imbéciles; il ne s’agit pas ici de leur intelligence, et, du reste, leur main s’est déjà levée sur d’autres gens que vous et moi. Mais il est onze heures et quart, ajouta-t-il en regardant sa montre et en se levant; – je désirerais vous adresser une question qui n’a aucunement trait à ce sujet.


– Pour l’amour de Dieu! s’écria Chatoff, et il quitta précipitamment sa place.


– C'est-à-dire? demanda le visiteur en interrogeant des yeux le maître du logis.


– Faites, faites votre question, pour l’amour de Dieu, répéta Chatoff en proie à une agitation indicible, – mais vous me permettrez de vous en faire une à mon tour. Je vous en supplie… je ne puis… faites votre question.


Après un moment de silence, Stavroguine commença:


– J’ai entendu dire que vous aviez ici une certaine influence sur Marie Timoféievna, qu’elle vous voyait et vous écoutait volontiers. Est-ce vrai?


– Oui… elle m’écoutait… répondit Chatoff un peu troublé.


– Je compte d’ici à quelques jours rendre public mon mariage avec elle.


– Est-ce possible? murmura Chatoff, la consternation peinte sur le visage.


– Dans quel sens l’entendez-vous? Cette affaire ne souffrira aucune difficulté; les témoins du mariage sont ici. Tout cela s’est fait à Pétersbourg dans les formes les plus régulières et les plus légales; si la chose n’a pas été connue jusqu’à présent, c’est uniquement parce que les deux seuls témoins du mariage, Kiriloff et Pierre Verkhovensky, et enfin Lébiadkine lui-même (dont j’ai maintenant la satisfaction d’être le beau-frère), s’étaient engagés sur l’honneur à garder le silence.


– Je ne parlais pas de cela… Vous vous exprimez avec un tel calme… mais continuez! Écoutez, est-ce qu’on ne vous a pas forcé à contracter ce mariage?


– Non, personne ne m’a forcé, répondit Nicolas Vsévolodovitch que la supposition de Chatoff fit sourire.


– Mais elle prétend qu’elle a eu un enfant? reprit avec vivacité Chatoff.


– Elle prétend qu’elle a eu un enfant? Bah! Je ne le savais pas, c’est vous qui me l’apprenez. Elle n’a pas eu d’enfant et n’a pu en avoir. Marie Timoféievna est vierge.


– Ah! C’est aussi ce que je pensais! Écoutez!


– Qu’est-ce que vous avez, Chatoff?


Chatoff couvrit son visage de ses mains et se détourna, mais tout à coup il saisit avec force Stavroguine par l’épaule.


– Savez-vous, savez-vous, du moins, cria-t-il, – pourquoi vous avez fait tout cela, et pourquoi vous vous infligez maintenant une telle punition?


– Laissons cela… nous en parlerons plus tard, attendez un peu; parlons de l’essentiel, de la question principale: je vous ai attendu pendant deux ans.


– Oui?


– Je vous ai attendu trop longtemps, je pensais sans cesse à vous. Vous êtes le seul homme qui puisse… Déjà je vous ai écrit d’Amérique à ce sujet.


– Je me souviens très bien de votre longue lettre.


– Trop longue pour être lue entièrement? J’en conviens; six feuilles de papier de poste. Taisez-vous, taisez-vous! Dites-moi: pouvez-vous m’accorder encore dix minutes, mais maintenant, tout de suite… Je vous ai attendu trop longtemps.


– Soit, je vous accorderai une demi-heure, mais pas plus, si cela ne vous gêne pas.


– Et vous prendrez aussi un autre ton, répliqua avec irritation Chatoff. – Écoutez, j’exige quand je devrais prier… Comprenez-vous ce que c’est qu’exiger alors qu’on devrait recourir à la prière?


– Je comprends que de la sorte vous vous mettez au-dessus de tous les usages, en vue de buts plus élevés, – répondit avec une nuance de raillerie Nicolas Vsévolodovitch; – Je vois aussi avec peine que vous avez la fièvre.


– Je vous prie de me respecter! cria Chatoff, – j’exige votre respect! Je le réclame non pour ma personnalité, – je m’en moque! – mais pour autre chose, durant les quelques instants que durera notre entretien… Nous sommes deux êtres qui se sont rencontrés dans l’infini… qui se voient pour la dernière fois. Laissez ce ton et prenez celui d’un homme! Parlez au moins une fois dans votre vie un langage humain. Ce n’est pas pour moi, c’est pour vous que je vous demande cela. Comprenez-vous que vous devez me pardonner ce coup de poing qui vous a fourni l’occasion de connaître votre immense force… Voilà encore sur vos lèvres ce dédaigneux sourire de l’homme du monde. Oh! quand me comprendrez-vous? Dépouillez donc le baritch [10]! Comprenez donc que j’exige cela, je l’exige, sinon je me tais, je ne parlerai pour rien au monde!


Son exaltation touchait aux limites du délire. Nicolas Vsévolodovitch fronça le sourcil et devint plus sérieux.


– Si j’ai consenti à rester encore une demi-heure chez vous alors que le temps est si précieux pour moi, dit-il gravement, – croyez que j’ai l’intention de vous écouter à tout le moins avec intérêt et… et je suis sûr d’entendre sortir de votre bouche beaucoup de choses nouvelles.


Il s’assit sur une chaise.


– Asseyez-vous! cria Chatoff qui lui-même prit brusquement un siège.


– Permettez-moi pourtant de vous rappeler, reprit Stavroguine, – que j’avais commencé à vous parler de Marie Timoféievna, je voulais vous adresser, à son sujet, une demande qui, pour elle du moins, est fort importante…


– Eh bien? fit Chatoff avec une mauvaise humeur subite; il avait l’air d’un homme qu’on a interrompu tout à coup à l’endroit le plus intéressant de son discours, et qui, tout en tenant ses yeux fixés sur vous, n’a pas encore eu le temps de comprendre votre question.


– Vous ne m’avez pas laissé achever, répondit en souriant Nicolas Vsévolodovitch.


– Eh! cela ne signifie rien, plus tard! répliqua Chatoff avec un geste méprisant, et il aborda aussitôt le thème qui pour lui était le principal.

VII

Le corps penché en avant, l’index de la main droite levé en l’air par un mouvement évidemment machinal, Chatoff dont les yeux étincelaient commença d’une voix presque menaçante:


– Savez-vous quel est à présent dans l’univers entier le seul peuple «déifère», appelé à renouveler le monde et à le sauver par le nom d’un Dieu nouveau, le seul qui possède les clefs de la vie et de la parole nouvelle… Savez-vous quel est ce peuple et comment il se nomme?


– D’après la manière dont vous posez la question, je dois forcément conclure et, je crois, le plus vite possible, que c’est le peuple russe…


– Et vous riez, ô quelle engeance! vociféra Chatoff.


– Calmez-vous, je vous prie; au contraire, j’attendais précisément quelque chose dans ce genre.


– Vous attendiez quelque chose dans ce genre? Mais vous-même ne connaissez-vous pas ces paroles?


– Je les connais très bien; je ne vois que trop où vous voulez en venir. Toute votre phrase, y compris le mot de peuple «déifère», n’est que la conclusion de l’entretien que nous avons eu ensemble à l’étranger il y a plus de deux ans, un peu avant votre départ pour l’Amérique… autant du moins que je puis m’en souvenir à présent.


– Cette phrase est tout entière de vous et non de moi. Ce que vous appelez «notre» entretien n’en était pas un. Il y avait en face l’un de l’autre un maître prononçant de graves paroles et un disciple ressuscité d’entre les morts. J’étais ce disciple, vous étiez le maître.


– Mais, si je me rappelle bien, vous êtes entré dans cette société précisément après avoir entendu mes paroles, et c’est ensuite seulement que vous êtes allé en Amérique.


– Oui, et je vous ai écrit d’Amérique à ce propos; je vous ai tout raconté. Oui, je n’ai pas pu me détacher immédiatement des convictions qui s’étaient enracinées en moi depuis mon enfance… Il est difficile de changer de dieux. Je ne vous ai pas cru alors, parce que je n’ai pas voulu vous croire, et je me suis enfoncé une dernière fois dans ce cloaque… Mais la semence est restée et elle a germé. Sérieusement, répondez-moi la vérité, vous n’avez pas lu jusqu’au bout la lettre que je vous ai adressée d’Amérique? Peut-être n’en avez-vous pas lu une ligne?


– J’en ai lu trois pages, les deux premières et la dernière, de plus j’ai jeté un rapide coup d’œil sur le milieu. Du reste, je me proposais toujours…


– Eh! qu’importe? laissez-là ma lettre, qu’elle aille au diable! répliqua Chatoff en agitant la main. – Si vous rétractez aujourd’hui ce que vous disiez alors du peuple, comment avez-vous pu tenir alors ce langage?… Voilà ce qui m’oppresse maintenant.


– Je ne vous ai pas mystifié à cette époque-là; en essayant de vous persuader, peut-être cherchais-je plus encore à me convaincre moi-même, répondit évasivement Stavroguine.


– Vous ne m’avez pas mystifié! En Amérique j’ai couché durant trois mois sur la paille, côte à côte avec un… malheureux, et j’ai appris de lui que dans le temps même où vous implantiez les idées de Dieu et de patrie dans mon cœur, vous empoisonniez l’âme de cet infortuné, de ce maniaque, de Kiriloff… Vous avez fortifié en lui l’erreur et le mensonge, vous avez exalté son intelligence jusqu’au délire… Regardez-le maintenant, c’est votre œuvre… Du reste, vous l’avez vu.


– D’abord je vous ferai remarquer que Kiriloff lui-même vient de me dire tout à l’heure qu’il est heureux et qu’il est bon. Vous ne vous êtes guère trompé en supposant que tout cela a eu lieu dans un seul et même temps, mais que concluez-vous de cette simultanéité? Je le répète, je ne me suis joué ni de vous ni de lui.


– Vous êtes athée maintenant?


– Oui.


– Et alors?


– C’était exactement la même chose.


– Ce n’est pas pour moi que je vous ai demandé du respect au début de cet entretien; avec votre intelligence vous auriez pu le comprendre, grommela Chatoff indigné.


– Je ne me suis pas levé dès votre premier mot, je n’ai pas coupé court à la conversation, je ne me suis pas retiré; au contraire, je reste là, je réponds avec douceur à vos questions et… à vos cris, par conséquent je ne vous ai pas encore manqué de respect.


Chatoff fit avec le bras un geste violent.


– Vous rappelez-vous vos expressions: «Un athée ne peut pas être Russe», «un athée cesse à l’instant même d’être Russe», vous en souvenez-vous?


– J’ai dit cela? questionna Nicolas Vsévolodovitch.


– Vous le demandez? Vous l’avez oublié? Pourtant vous signaliez là avec une extrême justesse un des traits les plus caractéristiques de l’esprit russe. Il est impossible que vous ayez oublié cela! Je vous citerai d’autres de vos paroles, – vous disiez aussi dans ce temps-là: «Celui qui n’est pas orthodoxe ne peut pas être Russe.»


– Je suppose que c’est une idée slavophile.


– Non, les slavophiles actuels la répudient. Ils sont devenus des gens éclairés. Mais vous alliez plus loin encore: vous croyiez que le catholicisme romain n’était plus le christianisme. Selon vous, Rome prêchait un Christ qui avait cédé à la troisième tentation du diable. En déclarant au monde entier que le Christ ne peut se passer d’un royaume terrestre, le catholicisme, disiez-vous, a par cela même proclamé l’Antéchrist et perdu tout l’Occident. Si la France souffre, ajoutiez-vous, la faute en est uniquement au catholicisme, car elle a repoussé l’infect dieu de Rome sans en chercher un nouveau. Voilà ce que vous avez pu dire alors! Je me rappelle vos conversations.


– Si je croyais, sans doute je répèterais encore cela aujourd’hui; je ne mentais pas quand je tenais le langage d’un croyant, reprit très sérieusement Nicolas Vsévolodovitch. – Mais je vous assure qu’il m’est fort désagréable de m’entendre rappeler mes idées d’autrefois. Ne pourriez-vous pas cesser?


– Si vous croyiez? vociféra Chatoff sans s’inquiéter aucunement du désir exprimé par son interlocuteur. – Mais ne m’avez-vous pas dit que si l’on vous prouvait mathématiquement que la vérité est en dehors du Christ, vous consentiriez plutôt à rester avec le Christ qu’avec la vérité? M’avez-vous dit cela? L’avez-vous dit?


– Permettez-moi à la fin de vous demander, répliquant Stavroguine en élevant la voix, – à quoi tend tout cet interrogatoire passionné et… malveillant?


– Cet interrogatoire n’est qu’un accident fugitif qui passera sans laisser aucune trace dans votre souvenir.


– Vous insistez toujours sur cette idée que nous sommes en dehors de l’espace et du temps…


– Taisez-vous! cria soudain Chatoff, – je suis gauche et bête, mais que mon nom sombre dans le ridicule! Me permettez-vous de reproduire devant vous ce qui était alors votre principale théorie… Oh! rien que dix lignes, la conclusion seulement.


– Soit, si c’est seulement la conclusion…


Stavroguine voulut regarder l’heure à sa montre, mais il se retint.


De nouveau Chatoff se pencha en avant et leva le doigt en l’air…


– Pas une nation, commença-t-il, comme s’il eût lu dans un livre, et en même temps il continuait à regarder son interlocuteur d’un air menaçant, – pas une nation ne s’est encore organisée sur les principes de la science et de la raison; le fait ne s’est jamais produit, sauf momentanément dans une minute de stupidité. Le socialisme, au fond, doit être l’athéisme, car dès le premier article de son programme, il s’annonce comme faisant abstraction de la divinité, et il n’entend reposer que sur des bases scientifiques et rationnelles. De tout temps la science et la raison n’ont joué qu’un rôle secondaire dans la vie des peuples, et il en sera ainsi jusqu’à la fin des siècles. Les nations se forment et se meuvent en vertu d’une force maîtresse dont l’origine est inconnue et inexplicable. Cette force est le désir insatiable d’arriver au terme, et en même temps elle nie le terme. C’est chez un peuple l’affirmation constante infatigable de son existence et la négation de la mort. «L’esprit de vie», comme dit l’Écriture, les «courants d’eau vive» dont l’Apocalypse prophétise le dessèchement, le principe esthétique ou moral des philosophes, la «recherche de Dieu», pour employer le mot le plus simple. Chez chaque peuple, à chaque période de son existence, le but de tout le mouvement national est seulement la recherche de Dieu, d’un Dieu à lui, à qui il croie comme au seul véritable. Dieu est la personnalité synthétique de tout un peuple, considéré depuis ses origines jusqu’à sa fin. On n’a pas encore vu tous les peuples ou beaucoup d’entre eux se réunir dans l’adoration commune d’un même Dieu, toujours chacun a eu sa divinité propre. Quand les cultes commencent à se généraliser, la destruction des nationalités est proche. Quand les dieux perdent leur caractère indigène, ils meurent, et avec eux les peuples. Plus une nation est forte, plus son dieu est distinct des autres. Il ne s’est encore jamais rencontré de peuple sans religion, c'est-à-dire sans la notion du bien et du mal. Chaque peuple entend ces mots à sa manière. Les idées de bien et de mal viennent-elles à être comprises de même chez plusieurs peuples, ceux-ci meurent, et la différence même entre le mal et le bien commence à s’effacer et à disparaître. Jamais la raison n’a pu définir le mal et le bien, ni même les distinguer, ne fût-ce qu’approximativement, l’un de l’autre; toujours au contraire elle les a honteusement confondus; la science a conclu en faveur de la force brutale. Par là surtout s’est distinguée la demi-science, ce fléau inconnu à l’humanité avant notre siècle et plus terrible pour elle que la mer, la famine et la guerre. La demi-science est un despote comme on n’en avait jamais vu jusqu’à notre temps, un despote qui a ses prêtres et ses esclaves, un despote devant lequel tout s’incline avec un respect idolâtrique, tout, jusqu’à la vraie science elle-même qui lui fait bassement la cour. Voilà vos propres paroles, Stavroguine, sauf les mots concernant la demi-science qui sont de moi, car je ne suis moi-même que demi-science, c’est pourquoi je la hais particulièrement. Mais vos pensées et même vos expressions, je les ai reproduites fidèlement, sans y changer un iota.


– J’en doute, observa Stavroguine; – vous avez accueilli mes idées avec passion, et, par suite, vous les avez modifiées à votre insu. Déjà ce seul fait que pour vous Dieu se réduit à un simple attribut de la nationalité…


Il se mit à examiner Chatoff avec un redoublement d’attention, frappé moins de son langage que de sa physionomie en ce moment.


– Je rabaisse Dieu en le considérant comme un attribut de la nationalité? cria Chatoff, – au contraire j’élève le peuple jusqu’à Dieu. Et quand en a-t-il été autrement? Le peuple, c’est le corps de Dieu. Une nation ne mérite ce nom qu’aussi longtemps qu’elle a son dieu particulier et qu’elle repousse obstinément tous les autres; aussi longtemps qu’elle compte avec son dieu vaincre et chasser du monde toutes les divinités étrangères. Telle a été depuis le commencement des siècles la croyance de tous les grands peuples, de tous ceux, du moins, qui ont marqué dans l’histoire, de tous ceux qui ont été à la tête de l’humanité. Il n’y a pas à aller contre un fait. Les Juifs n’ont vécu que pour attendre le vrai Dieu, et ils ont laissé le vrai Dieu au monde. Les Grecs ont divinisé la nature, et ils ont légué au monde leur religion, c'est-à-dire la philosophie de l’art. Rome a divinisé le peuple dans l’État, et elle a légué l’État aux nations modernes. La France, dans le cours de sa longue histoire, n’a fait qu’incarner et développer en elle l’idée de son dieu romain; si à la fin elle a précipité dans l’abîme son dieu romain, si elle a versé dans l’athéisme qui s’appelle actuellement chez elle le socialisme, c’est seulement parce que, après tout, l’athéisme est encore plus sain que le catholicisme de Rome. Si un grand peuple ne croit pas qu’en lui seul se trouve la vérité, s’il ne se croit pas seul appelé à ressusciter et à sauver l’univers par sa vérité, il cesse immédiatement d’être un grand peuple pour devenir une matière ethnographique. Jamais un peuple vraiment grand ne peut se contenter d’un rôle secondaire dans l’humanité, un rôle même important ne lui suffit pas, il lui faut absolument le premier. La nation qui renonce à cette conviction renonce à l’existence. Mais la vérité est une, par conséquent un seul peuple peut posséder le vrai Dieu. Le seul peuple «déifère», c’est le peuple russe et… et… se peut-il que vous me croyiez assez bête, Stavroguine, fit-il soudain d’une voix tonnante, – pour rabâcher simplement une rengaine du slavophilisme moscovite?… Que m’importe votre rire en ce moment? Qu’est-ce que cela me fait d’être absolument incompris de vous? Oh! que je méprise vos airs dédaigneux et moqueurs.


Il se leva brusquement, l’écume aux lèvres.


– Au contraire, Chatoff, au contraire, reprit du ton le plus sérieux Nicolas Vsévolodovitch qui était resté assis, – vos ardentes paroles ont réveillé en moi plusieurs souvenirs très puissants. Pendant que vous parliez, je reconnaissais la disposition d’esprit dans laquelle je me trouvais il y a deux ans, et maintenant je ne vous dirai plus, comme tout à l’heure, que vous avez exagéré mes idées d’alors. Il me semble même qu’elles étaient encore plus exclusives, encore plus absolues, et je vous assure pour la troisième fois que je désirerais vivement confirmer d’un bout à l’autre tout ce que vous venez de dire, mais…


– Mais il vous faut un lièvre?


– Quo-oi?


Chatoff se rassit.


– Je fais allusion, répondit-il avec un rire amer, – à la phrase ignoble que vous avez prononcée, dit-on, à Pétersbourg: «Pour faire un civet de lièvre, il faut un lièvre; pour croire en Dieu, il faut un dieu.»


– À propos, permettez-moi, à mon tour, de vous adresser une question, d’autant plus qu’à présent, me semble-t-il, j’en ai bien le droit. Dites-moi: votre lièvre est-il pris ou court-il encore?


– N’ayez pas l’audace de m’interroger dans de pareils termes, exprimez-vous autrement! répliqua Chatoff tremblant de colère.


– Soit, je vais m’exprimer autrement, poursuivit Nicolas Vsévolodovitch en fixant un œil sévère sur son interlocuteur; – je voulais seulement vous demander ceci: vous-même, croyez-vous en Dieu, oui ou non?


– Je crois à la Russie, je crois à son orthodoxie… Je crois au corps du Christ… Je crois qu’un nouvel avènement messianique aura lieu en Russie… Je crois… balbutia Chatoff qui dans son exaltation ne pouvait proférer que des paroles entrecoupées.


– Mais en Dieu? En Dieu?


– Je… je croirai en Dieu.


Stavroguine resta impassible. Chatoff le regarda avec une expression de défi, ses yeux lançaient des flammes.


– Je ne vous ai donc pas dit que je ne crois pas tout à fait! s’écria-t-il enfin; je ne suis qu’un pauvre et ennuyeux livre, rien de plus, pour le moment, pour le moment… Mais périsse mon nom! Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, c’est de vous. Moi, je suis un homme sans talent, pas autre chose; comme tel, je ne puis donner que mon sang; eh bien, qu’il soit versé! Je parle de vous, je vous ai attendu ici deux ans… Voilà une demi-heure que je danse tout nu pour vous. Vous, vous seul pourriez lever ce drapeau!…


Il n’acheva pas; comme pris de désespoir, il s’accouda contre la table et laissa tomber sa tête entre ses mains.


– C’est une chose étrange, observa tout à coup Stavroguine, – que tout le monde me presse de lever un drapeau quelconque! D’après les paroles qu’on m’a rapportées de lui, Pierre Stépanovitch est persuadé que je pourrais «lever le leur». Il s’est mis dans la tête que je tiendrais avec succès chez eux le rôle de Stenka Razine, grâce à ce qu’il appelle mes «rares dispositions pour le crime».


– Comment? demanda Chatoff, – «grâce à vos rares dispositions pour le crime»?


– Précisément.


– Hum! Est-il vrai que le marquis de Sade aurait pu être votre élève? Est-il vrai que vous séduisiez et débauchiez des enfants? Parlez, ne mentez pas, cria-t-il hors de lui, – Nicolas Stavroguine ne peut pas mentir devant Chatoff qui l’a frappé au visage! Dites tout, et, si c’est vrai, je vous tuerai sur place à l’instant même!


– J’ai dit ces paroles, mais je n’ai pas outragé d’enfants, déclara Nicolas Vsévolodovitch, seulement cette réponse ne vint qu’après un trop long silence. Il était pâle, et ses yeux jetaient des flammes.


– Mais vous l’avez dit! poursuivit d’un ton de maître Chatoff qui fixait toujours sur lui un regard brûlant. – Est-il vrai que vous assuriez ne voir aucune différence de beauté entre la farce la plus grossièrement sensuelle et l’action la plus héroïque, fût-ce celle de sacrifier sa vie pour l’humanité? Est-il vrai que vous trouviez dans les deux extrémités une beauté et une jouissance égales?


– Il est impossible de répondre à de pareilles questions… Je refuse de répondre, murmura Stavroguine; il aurait fort bien pu se lever et sortir, mais il n’en fit rien.


– Moi non plus je ne sais pas pourquoi le mal est laid et pourquoi le bien est beau, continua Chatoff tout tremblant, – mais je sais pourquoi le sentiment de cette différence se perd chez les Stavroguine. Savez-vous pourquoi vous avez fait un mariage si honteux et si lâche? Justement parce que la honte et la stupidité de cet acte vous paraissent être du génie! Oh! vous ne flânez pas au bord de l’abîme, vous vous y jetez hardiment la tête la première!… Il y avait là un audacieux défi au sens commun, c’est ce qui vous a séduit! Stavroguine épousant une mendiante boiteuse et idiote! Quand vous avez mordu l’oreille du gouverneur, avez-vous senti une jouissance? En avez-vous senti? Petit aristocrate désœuvré, en avez-vous senti?


– Vous êtes un psychologue, – répondit Stavroguine de plus en plus pâle, – quoique vous vous soyez mépris en partie sur les causes de mon mariage… Qui, du reste, peut vous avoir donné tous ces renseignements? ajouta-t-il avec un sourire forcé, – serait-ce Kiriloff? Mais il ne prenait point part…


– Vous pâlissez?


– Que voulez-vous donc? répliqua Nicolas Vsévolodovitch élevant enfin la voix, – depuis une demi-heure je subis votre knout, et vous pourriez au moins me congédier poliment… si en effet vous n’avez aucun motif raisonnable pour en user ainsi avec moi.


– Aucun motif raisonnable?


– Sans doute. À tout le moins vous deviez m’expliquer enfin votre but. J’attendais toujours que vous le fissiez, mais au lieu de l’explication espérée, je n’ai trouvé chez vous qu’une colère folle. Ouvrez-moi la porte, je vous prie.


Il se leva pour sortir. Chatoff furieux s’élança sur ses pas.


– Baisez la terre, arrosez-la de vos larmes, demandez pardon! cria-t-il en saisissant le visiteur par l’épaule.


– Pourtant je ne vous ai pas tué… ce matin-là… j’ai retiré mes mains qui vous avaient déjà empoigné… fit presque douloureusement Stavroguine en baissant les yeux.


– Achevez, achevez! vous êtes venu m’informer du danger que je cours, vous m’avez laissé parler, vous voulez demain rendre public votre mariage!… Est-ce que je ne lis pas sur votre visage que vous êtes vaincu par une nouvelle et terrible pensée?… Stavroguine, pourquoi suis-je condamné à toujours croire en vous? Est-ce que j’aurais pu parler ainsi à un autre? J’ai de la pudeur et je n’ai pas craint de me mettre tout nu, parce que je parlais à Stavroguine. Je n’ai pas eu peur de ridiculiser, en me l’appropriant, une grande idée, parce que Stavroguine m’entendait… Est-ce que je ne baiserai pas la trace de vos pieds, quand vous serez parti? Je ne puis vous arracher de mon cœur, Nicolas Stavroguine!


– Je regrette de ne pouvoir vous aimer, Chatoff, dit froidement Nicolas Vsévolodovitch.


– Je sais que cela vous est impossible, vous ne mentez pas. Écoutez, je puis remédier à tout: je vous procurerai le lièvre!


Stavroguine garda le silence.


– Vous êtes athée, parce que vous êtes un baritch, le dernier baritch. Vous avez perdu la distinction du bien et du mal, vous avez cessé de connaître votre peuple… Il viendra une nouvelle génération, sortie directement des entrailles du peuple, et vous ne la reconnaîtrez pas, ni vous, ni les Verkhovensky, père et fils, ni moi, car je suis aussi un baritch, quoique fils de votre serf, le laquais Pachka… Écoutez, cherchez Dieu par le travail; tout est là; sinon, vous disparaîtrez comme une vile pourriture; cherchez Dieu par le travail.


– Par quel travail?


– Celui du moujik. Allez, abandonnez vos richesses… Ah! vous riez, vous trouvez le moyen un peu roide?


Mais Stavroguine ne riait pas.


– Vous supposez qu’on peut trouver Dieu par le travail et, en particulier, le travail du moujik? demanda-t-il en réfléchissant, comme si en effet cette idée lui eût paru valoir la peine d’être examinée. – À propos, continua-t-il, – savez-vous que je ne suis pas riche du tout, de sorte que je n’aurai rien à abandonner? J’ai à peine le moyen d’assurer l’existence de Marie Timoféievna… Voici encore une chose: j’étais venu vous prier de conserver, si cela vous est possible, votre intérêt à Marie Timoféievna, attendu que vous seul pouvez avoir une certaine influence sur son pauvre esprit… Je dis cela à tout hasard.


Chatoff qui, d’une main, tenait une bougie agita l’autre en signe d’impatience.


– Bien, bien, vous parlez de Marie Timoféievna, bien, plus tard… Écoutez, allez voir Tikhon.


– Qui?


– Tikhon. C’est un ancien évêque, il a du quitter ses fonctions pour cause de maladie, et il habite ici en ville, au monastère de Saint-Euthyme.


– À quoi cela ressemblera-t-il?


– Laissez-donc, c’est la chose la plus simple du monde. Allez-y, qu’est-ce que cela vous fait?


– C’est la première fois que j’entends parler de lui et… je n’ai encore jamais fréquenté cette sorte de gens. Je vous remercie, j’irai.


Chatoff éclaira le visiteur dans l’escalier et ouvrit la porte de la rue.


– Je ne viendrai plus chez vous, Chatoff, dit à voix basse Stavroguine au moment où il mettait le pied dehors.


L’obscurité était toujours aussi épaisse, et la pluie n’avait rien perdu de sa violence.

CHAPITRE II LA NUIT (suite).

I

Il suivit toute la rue de l’Épiphanie et atteignit enfin le bas de la montagne. Il trottait dans la boue, soudain s’offrit à lui comme un espace large et vide, à demi caché par le brouillard, – c’était la rivière. Les maisons n’étaient plus que des masures, la rue faisait mille tours et détours parmi lesquels il était difficile de se reconnaître. Néanmoins Nicolas Vsévolodovitch trouvait son chemin sans presque y songer. De tout autres pensées l’occupaient, et il ne fut pas peu surpris quand, sortant de sa rêverie et levant les yeux, il se vit tout à coup au milieu du pont. Pas une âme ne se montrait aux alentours. Grand fut donc l’étonnement de Stavroguine lorsqu’il s’entendit interpeller avec une familiarité polie par une voix qui semblait venir de dessous son coude. La voix, assez agréable du reste, avait ces inflexions douces qu’affectent chez nous les bourgeois trop civilisés et les élégants commis de magasin.


– Voulez-vous me permettre, monsieur, de profiter de votre parapluie?


En effet, une forme humaine se glissait ou faisait semblant de se glisser sous le parapluie de Nicolas Vsévolodovitch. Celui-ci ralentit le pas et se pencha pour examiner, autant que l’obscurité le permettait, le promeneur nocturne qui s’était mis à marcher côte à côte avec lui. Cet homme était de taille peu élevée et avait l’air d’un petit bourgeois, il n’était ni chaudement ni élégamment vêtu. Une casquette de drap toute mouillée que la visière menaçait d’abandonner bientôt coiffait sa tête noire et crépue. Ce devait être un individu de quarante ans, brun, maigre, robuste; ses grands yeux noirs et brillants avaient un reflet jaune pareil à celui qu’on remarque chez les Tziganes. Il ne paraissait pas ivre.


– Tu me connais? demanda Nicolas Vsévolodovitch.


– Monsieur Stavroguine, Nicolas Vsévolodovitch: il y a eu dimanche huit jours on vous a montré à moi à la station, aussitôt que le train s’est arrêté. D’ailleurs, j’avais déjà beaucoup entendu parles de vous.


– Par Pierre Stépanovitch? Tu… tu es Fedka le forçat?


– On m’a baptisé Fédor Fédorovitch; j’ai encore ma mère qui habite dans ce pays-ci; la bonne femme prie pour moi jour et nuit afin de ne pas perdre son temps sur le poêle où elle est continuellement couchée.


– Tu t’es évadé du bagne?


– J’ai changé de carrière. J’ai renoncé aux affaires ecclésiastiques, parce qu’on en attrape pour trop longtemps quand on est placé; j’avais déjà pris cette résolution étant au bagne.


– Qu’est-ce que tu fais ici?


– Vous voyez, je me promène nuit et jour. Mon oncle est mort la semaine dernière dans la prison de la ville, il avait été arrêté comme faux-monnayeur; voulant faire dire une messe à son intention, j’ai jeté une vingtaine de pierres à des chiens: voilà toute mon occupation pour le moment. En dehors de cela, Pierre Stépanovitch doit me procurer un passeport de marchand que me permettra de voyager dans toute la Rassie, j’attends cet effet de sa bonté. Autrefois, dit-il, papa t’a risqué comme enjeu d’une parte de cartes au Club Aglois [11] et t’a perdu; je trouve sa manière d’agir injuste et inhumaine. Vous devriez bien, monsieur, me donner trois roubles pour que je puisse me réchauffer avec un peu de thé.


– Ainsi tu t’étais posté sur ce pont pour m’attendre, je n’aime pas cela. Qui te l’avait ordonné?


– Personne, seulement je connaissais votre générosité que nul n’ignore. Dans notre métier, vous le savez vous-même, il y a des hauts et des bas. Tenez, vendredi, je me suis fourré du pâté jusque-là, mais depuis trois jours je me brosse le ventre… Votre Grâce ne me fera-t-elle pas quelque largesse? Justement j’ai, pas loin d’ici, une commère qui m’attend, seulement on ne peut pas se présenter chez elle quand on n’a pas de roubles.


– Pierre Stépanovitch t’a promis quelque chose de ma part?


– Ce n’est pas qu’il m’ait promis quelque chose, il m’a dit que dans tel cas donné je pourrais être utile à Votre Grâce, mais de quoi s’agit-il au juste? Il ne me l’a pas expliqué nettement, car Pierre Stépanovitch n’a aucune confiance en moi.


– Pourquoi donc?


– Pierre Stépanovitch est astrolome et il connaît toutes les planèdes de Dieu, mais cela ne l’empêche pas d’avoir aussi ses défauts. Je vous le dis franchement, monsieur, parce que j’ai beaucoup entendu parler de vous, et je sais que vous et Pierre Stépanovitch, ça fait deux. Lui, quand il a dit de quelqu’un: C’est un lâche, il ne sait plus rien de cet homme sinon que c’est un lâche. A-t-il décidé qu’un tel est un imbécile, il ne veut plus voir en lui que l’imbécillité. Mais je puis n’être un imbécile que le mardi et le mercredi, tandis que le jeudi je serai peut-être plus intelligent que lui-même. Par exemple, il sait qu’en ce moment je soupire après un passeport, – vu qu’en Rassie il faut absolument en avoir un, – et il croit par là me tenir tout à fait entre ses mains. Pierre Stépanovitch, je vous le dis, monsieur, se la coule fort douce, parce qu’il se représente l’homme à sa façon et ensuite ne démord plus de son idée. Avec cela, il est terriblement avare. Il pense que je n’oserai pas vous déranger avant qu’il m’en ait donné l’ordre, eh bien, vrai comme devant Dieu, monsieur, voilà déjà la quatrième nuit que j’attends Votre Grâce sur ce pont, car je n’ai pas besoin de Pierre Stépanovitch pour trouver mon chemin. Il vaut mieux, me suis-je dit, saluer une botte qu’une chaussure de tille [12].


– Mais qui t’a dit que je passerais nuitamment sur ce pont?


– Je l’ai appris indirectement, surtout grâce à la bêtise du capitaine Lébiadkine qui ne sait rien garder pour lui… Ainsi Votre Grâce me donnera, par exemple, trois roubles pour les trois jours et les trois nuits que je me suis morfondu à l’attendre. Je ne parle pas de mes vêtements qui ont été tout trempés par la pluie, c’est un détail que je laisse de côté par délicatesse.


– Je vais à gauche et toi à droite, nous voici arrivés au bout du pont. Écoute, Fédor, j’aime que l’on comprenne mes paroles une fois pour toutes: je ne te donnerai pas un kopek, à l’avenir que je ne te rencontre plus ici ni ailleurs, je n’ai pas besoin de toi et n’en aurai jamais besoin. Si tu ne tiens pas compte de cet avertissement, je te garrotterai et te livrerai à la police. Décampe!


– Eh! donnez-moi au moins quelque chose pour vous avoir tenu compagnie, j’ai égayé votre promenade.


– File!


– Mais connaissez-vous votre chemin par ici? Il y a tant de ruelles qui s’entrecroisent… Je pourrais vous guider, car cette ville, on dirait vraiment que le diable la portait dans un panier et qu’il l’a éparpillée ensuite sur le sol.


– Attends, je vais te garrotter! dit Nicolas Vsévolodovitch en se retournant vers Fedka d’un air menaçant.


– Oh! monsieur, vous n’aurez pas le courage de faire du mal à un orphelin.


– Tu parais compter beaucoup sur toi!


– Ce n’est pas sur moi que je compte, monsieur, c’est sur vous.


– Je n’ai aucun besoin de toi, te dis-je!


– Mais moi, monsieur, j’ai besoin de vous, voilà! Vous me retrouverez quand vous repasserez, je vous attendrai.


– Je te donne ma parole d’honneur que, si je te rencontre, je te garrotterai.


– Eh bien! en ce cas, j’aurai soin de me munir d’une courroie. Bon voyage, monsieur; en somme, vous avez abrité l’orphelin sous votre parapluie, rien que pour cela je vous serai reconnaissant jusqu’au tombeau.


Il s’éloigna. Nicolas Vsévolodovitch poursuivit son chemin en s’abandonnant à ses réflexions. Cet homme tombé du ciel avait la conviction qu’il lui était nécessaire, et il s’était empressé de le lui déclarer sans y mettre aucunes formes. En général, on ne se gênait guère avec lui. Mais peut-être tout n’était-il pas mensonges dans les paroles du vagabond, peut-être en effet avait-il offert ses services de lui-même et à l’insu de Pierre Stépanovitch; en ce cas, la chose était encore plus étrange.

II

La maison où se rendait Nicolas Vsévolodovitch était située dans un coin perdu, tout à l’extrémité de la ville; complètement isolée, elle n’avait dans son voisinage que des jardins potagers. C’était une petite maisonnette en bois qui venait à peine d’être construite et n’avait pas encore son revêtement extérieur. À l’une des fenêtres on avait laissé exprès les volets ouverts, et sur l’appui de la croisée était placée une bougie évidemment destinée à guider le visiteur attendu à cette heure tardive. Nicolas Vsévolodovitch se trouvait encore à trente pas de la maison quand il aperçut, debout sur le perron, un homme de haute taille, sans doute le maître du logis, qui était sorti pour jeter un coup d’œil sur le chemin.


– C’est vous? Vous! cria ce personnage avec un mélange d’impatience et de timidité.


Nicolas Vsévolodovitch ne répondit que quand il fut tout près du perron.


– C’est moi, fit-il tandis qu’il fermait son parapluie.


– Enfin! reprit en s’empressant autour du visiteur le maître de la maison qui n’était autre que le capitaine Lébiadkine; donnez-moi votre parapluie; il est tout mouillé, je vais l’étendre ici sur le parquet dans un coin; entrez, je vous prie, entrez.


La porte du vestibule, grande ouverte, donnait accès dans une chambre éclairée par deux bougies.


– J’avais votre parole, sans cela, j’aurais désespéré de votre visite.


Nicolas Vsévolodovitch regarda sa montre.


– Minuit trois quarts, dit-il en pénétrant dans la chambre.


– Et puis la pluie, la distance qui est si longue… Je n’ai pas de montre, et de la fenêtre on n’aperçoit que des jardins, de sorte que… on est en retard sur les événements… mais je ne murmure pas, je ne voudrais pas me permettre; seulement, depuis huit jours, je suis dévoré d’impatience, il me tarde d’arriver enfin… à une solution.


– Comment?


– D’entendre l’arrêt qui décidera de mon sort, Nicolas Vsévolodovitch. Je vous en prie…


Il s’inclina en indiquant un siège à Stavroguine.


Ce dernier parcourut des yeux la chambre; petite et basse, elle ne contenait en fait de meubles que le strict nécessaire: des chaises et un divan en bois, tout nouvellement fabriqués, sans garnitures et sans coussins; deux petites tables de tilleul, l’une près du divan, l’autre dans un coin; celle-ci, couverte d’une nappe, était chargée de choses sur lesquelles on avait étendu une serviette fort propre. Du reste, toute la chambre paraissait tenue très proprement. Depuis huit jours la capitaine ne s’était pas enivré; il avait le visage enflé et jaune; son regard était inquiet, curieux et évidemment indécis; on voyait que Lébiadkine ne savait pas encore quel ton il devait prendre et quelle attitude servirait le mieux ses intérêts.


– Voilà, dit-il en promenant le bras autour de lui, – je vis comme un Zosime. Sobriété, solitude et pauvreté: les trois vœux des anciens chevaliers.


– Vous supposez que les anciens chevaliers faisaient de tels vœux?


– Je me suis peut-être trompé! Hélas, je n’ai pas d’instruction! J’ai tout perdu! Le croirez-vous, Nicolas Vsévolodovitch? ici, pour la première fois, j’ai secoué le joug des passions honteuses – pas un petit verre, pas une goutte! J’ai un gîte, et depuis six jours je goûte les joies de la conscience. Ces murs mêmes ont une bonne odeur de résine qui rappelle la nature. Mais qu’étais-je? Qu’étais-je?


«N’ayant point d’abri pour la nuit,

pendant le jour tirant la langue»,


selon l’expression du poète! Mais… vous êtes tout trempé… Voulez-vous prendre du thé?


– Ne vous dérangez pas.


– Le samovar bouillait avant huit heures, mais… il est refroidi… comme tout dans le monde. Le soleil même, dit-on se refroidira à son tour… Du reste, s’il le faut, je vais donner des ordres à Agafia, elle n’est pas encore couchée.


– Dites-moi, Marie Timoféievna…


– Elle est ici, elle est ici, répondit aussitôt à voix basse Lébiadkine, – voulez-vous la voir? ajouta-t-il en montrant une porte à demi fermée.


– Elle ne dort pas?


– Oh! non, non, est-ce possible? Au contraire, elle vous attend depuis le commencement de la soirée, et, dès qu’elle a su que vous deviez venir, elle s’est empressée de faire toilette, reprit le capitaine; en même temps il voulut esquisser un sourire jovial, mais il s’en tint à l’intention.


– Comment est-elle en général? demanda Nicolas Vsévolodovitch dont les sourcils se froncèrent.


Le capitaine leva les épaules en signe de compassion.


– En général? vous le savez vous-même, mais maintenant… maintenant elle se tire les cartes.


– Bien, plus tard; d’abord il faut en finir avec vous.


Nicolas Vsévolodovitch s’assit sur une chaise.


Le capitaine n’osa pas s’asseoir sur le divan, il se hâta de prendre une autre chaise, et, anxieux, se prépara à entendre ce que Stavroguine avait à lui dire.


Soudain l’attention de celui-ci fut attirée par la table placée dans le coin.


– Qu’est-ce qu’il y a sous cette nappe? demanda-t-il.


– Cela? fit Lébiadkine en se retournant vers l’objet indiqué, – cela provient de vos libéralités: je voulais, pour ainsi dire, pendre ma crémaillère, et l’idée m’était venue aussi qu’après une si longue course vous auriez besoin de vous restaurer, acheva-t-il avec un petit rire; puis il se leva, s’approcha tout doucement de la table et enleva la nappe avec précaution. Alors apparut une collation très proprement servie et offrant un coup d’œil fort agréable: il y avait là du jambon, du veau, des sardines, du fromage, un petit carafon verdâtre et une longue bouteille de bordeaux.


– C’est vous qui vous êtes occupé de cela?


– Oui. Depuis hier je n’ai rien négligé pour faire honneur… Sur ce chapitre, vous le savez vous-même, Marie Timoféievna est fort indifférente. Mais, je le répète, tout cela provient de vos libéralités, tout cela est à vous, car vous êtes ici le maître, et moi, je ne suis en quelque sorte que votre employé; néanmoins, Nicolas Vsévolodovitch, néanmoins, d’esprit je suis indépendant! Ne m’enlevez pas ce dernier bien, le seul qui me reste! ajouta-t-il d’un ton pathétique.


– Hum!… vous devriez vous asseoir.


– Re-con-nais-sant, reconnaissant et indépendant! (Il s’assit.) Ah! Nicolas Vsévolodovitch, ce cœur est si plein que je me demandais s’il n’éclaterait pas avant votre arrivée! Voilà que maintenant vous allez décider mon sort et… celui de cette malheureuse; et là… là, comme autrefois, comme il y a quatre ans, je m’épancherai avec vous! Dans ce temps-là vous daigniez m’entendre, vous lisiez mes strophes… Alors vous m’appeliez votre Falstaff, mais qu’importe? vous avez tant marqué dans ma vie!… J’ai maintenant de grandes craintes, de vous seul j’attends un conseil, une lumière. Pierre Stépanovitch me traite d’une façon effroyable!


Stavroguine l’écoutait avec curiosité et fixait sur lui un regard sondeur. Évidemment le capitaine Lébiadkine, quoiqu’il eût cessé de s’enivrer, était loin d’avoir recouvré la plénitude de ses facultés mentales. Les gens qui se sont adonnés à la boisson durant de longues années conservent toujours quelque chose d’incohérent, de trouble et de détraqué; du reste, cette sorte de folie ne les empêche pas de se montrer rusés au besoin et de tromper leur monde presque aussi bien que les autres.


– Je vois que vous n’avez pas du tout changé, capitaine, depuis plus de quatre ans, observa d’un ton un peu plus affable Nicolas Vsévolodovitch. – Cela prouve que la seconde partie de la vie humaine se compose exclusivement des habitudes contractées pendant la première.


– Grande parole qui tranche le nœud gordien de la vie! s’écria Lébiadkine avec une admiration moitié hypocrite, moitié sincère, car il aimait beaucoup les belles sentences. – Parmi toutes vos paroles, Nicolas Vsévolodovitch, il en est une surtout que je me rappelle, vous l’avez prononcée à Pétersbourg: «Il faut être un grand homme pour savoir résister au bon sens.» Voilà!


– Un grand homme ou un imbécile.


– C’est juste, mais vous, pendant toute votre vie, vous avez semé l’esprit à pleines mains, tandis qu’eux? Que Lipoutine, que Pierre Stépanovitch émettent donc quelque pensée semblable! Oh! comme Pierre Stépanovitch a été dur pour moi!…


– Mais vous-même, capitaine, comment vous êtes-vous conduit?


– J’étais en état d’ivresse; de plus, j’ai une foule d’ennemis! Mais maintenant c’est fini, je vais changer de peau comme le serpent. Nicolas Vsévolodovitch, savez-vous que je fais mon testament? je l’ai même déjà écrit.


– C’est curieux. Quel héritage laissez-vous donc et à qui?


– À la patrie, à l’humanité et aux étudiants. Nicolas Vsévolodovitch, j’ai lu dans les journaux la biographie d’un Américain. Il a légué toute son immense fortune aux fabriques et aux sciences positives, son squelette à l’académie de la ville où il résidait, et sa peau pour faire un tambour, à condition que nuit et jour on exécuterait sur ce tambour l’hymne national de l’Amérique. Hélas! nous sommes des pygmées comparativement aux citoyens des États-unis; la Russie est un jeu de la nature et non de l’esprit. J’ai eu l’honneur de servir, au début de ma carrière, dans le régiment d’infanterie Akmolinsky: si je m’avisais de lui léguer ma peau sous forme de tambour à condition que chaque jour l’hymne national russe fût exécuté sur ce tambour devant le régiment, on verrait là du libéralisme, on interdirait ma peau… c’est pourquoi je me suis borné aux étudiants. Je veux léguer mon squelette à une académie, mais en stipulant toutefois que sur son front sera collé un écriteau sur lequel on lira dans les siècles des siècles: «Libre penseur repentant.» Voilà!


Le capitaine avait parlé avec chaleur; bien entendu, il trouvait fort beau le testament de l’Américain, mais c’était aussi un fin matois, et son principal but avait été de faire rire Nicolas Vsévolodovitch, près de qui il avait longtemps tenu l’emploi de bouffon. Cet espoir fut trompé. Stavroguine ne sourit même pas.


– Vous avez sans doute l’intention de faire connaître, de votre vivant, vos dispositions testamentaires, afin d’obtenir une récompense? demanda-t-il d’un ton quelque peu sévère.


– Et quand cela serait, Nicolas Vsévolodovitch, quand cela serait? répondit Lébiadkine. – Voyez quelle est ma situation! J’ai même cessé de faire des vers, autrefois les productions de ma muse vous amusaient, Nicolas Vsévolodovitch, vous vous souvenez de certaine pièce sur une bouteille? Mais j’ai déposé la plume. Je n’ai écrit qu’une poésie, qui est pour moi le chant du cygne, comme l’a été pour Gogol sa Dernière Nouvelle. À présent, c’est fini.


– Quelle est donc cette poésie?


– «Dans le cas où elle se casserait la jambe!»


– Quo-oi?


C’était ce qu’attendait le capitaine. Il avait la plus grande admiration pour ses poésies, mais le poète était chez lui doublé d’un parasite; aussi livrait-il volontiers ses vers à la risée de Nicolas Vsévolodovitch qui d’ordinaire, à Pétersbourg, ne pouvait les entendre sans pouffer. Dans la circonstance présente Lébiadkine poursuivait un autre but d’une nature fort délicate. En donnant à la conversation cette tournure, il comptait se justifier sur un point qui l’inquiétait on ne peut plus, et où il se sentait très coupable.


– «Dans le cas où elle se casserait la jambe», c'est-à-dire dans le cas d’une chute de cheval. C’est une fantaisie, Nicolas Vsévolodovitch, un délire, mais un délire de poète: un jour, sur mon chemin, j’ai rencontré une amazone et je me suis posé la question: «Qu’arriverait-il alors?» – c'est-à-dire dans ce cas. La chose est claire: tous les soupirants s’éclipseraient aussitôt, seul le poète, le cœur brisé, resterait immuablement fidèle. Nicolas Vsévolodovitch, un ver même pourrait être amoureux, les lois ne le lui défendent pas. Pourtant la personne s’est offensée et de la lettre et des vers. On dit que vous vous êtes fâché aussi, c’est désolant, je ne voulais même pas le croire. Voyons, à qui pourrai-je faire du tort par une simple imagination? Et puis, je le jure sur l’honneur, c’est Lipoutine qui est cause de tout: «Envoie donc, envoie, ne cessait-il de me dire, le droit d’écrire appartient à tout homme.» Je n’ai fait que suivre ses conseils.


– Il paraît que vous avez fait une demande en mariage?


– Mes ennemis, mes ennemis, toujours mes ennemis!…


– Récitez vos vers! interrompit durement Nicolas Vsévolodovitch.


– C’est un délire, il ne faut pas considérer la chose autrement.


Néanmoins il se redressa, tendit le bras en avant et commença:


La beauté des beautés, par un destin fatal,

Las! s’est estropiée en tombant de cheval,

Et son adorateur, depuis qu’elle est boiteuse

A senti redoubler son ardeur amoureuse.


– Allons, assez, fit Nicolas Vsévolodovitch avec un geste d’impatience.


Sans transition, Lébiadkine mit la conversation sur un autre sujet.


– Je rêve de Piter [13], j’aspire à me régénérer… Mon bienfaiteur! Puis-je espérer que vous ne me refuserez pas les moyens de faire ce voyage? Je vous ai attendu toute cette semaine comme un soleil.


– Non, pardonnez-moi, il ne me reste presque plus d’argent, et, d’ailleurs, pourquoi vous en donnerais-je?


Cet appel de fonds semblait avoir irrité soudain Nicolas Vsévolodovitch. Sèchement, en peu de mots, il énuméra tous les méfaits du capitaine: son ivrognerie, ses sottises, sa conduite à l’égard de Marie Timoféievna dont il avait gaspillé la pension et qu’il avait fait sortir du couvent; ses tentatives de chantage, sa manière d’agir avec Daria Pavlovna, etc., etc. Le capitaine s’agitait, gesticulait, essayait de répondre, mais, chaque fois, Nicolas Vsévolodovitch lui imposait silence.


– Permettez-moi d’ajouter un dernier mot, acheva-t-il, – dans toutes vos lettres vous parlez de «déshonneur domestique». Quel déshonneur y a-t-il donc pour vous dans le mariage de votre sœur avec Stavroguine?


– Mais ce mariage est ignoré, Nicolas Vsévolodovitch, personne ne le connaît, c’est un secret fatal. Je reçois de l’argent de vous, et tout à coup on me demande: À quel titre touchez-vous cet argent? Je suis lié, je ne veux pas répondre, cela porte préjudice à la réputation de ma sœur, à l’honneur de mon nom.


Le capitaine avait élevé le ton: il aimait ce thème dont il attendait un effet sûr. Hélas! quelle déception lui était réservée! Tranquillement, comme s’il se fût agi de la chose la plus simple du monde, Nicolas Vsévolodovitch lui apprit que sous peu de jours, peut-être demain ou après-demain, il avait l’intention de porter son mariage à la connaissance «de la police aussi bien que de la société», ce qui trancherait du même coup et la question de l’honneur domestique et celle des subsides. Le capitaine écarquillait les yeux; dans le premier moment il ne comprit pas, Nicolas Vsévolodovitch dut lui expliquer ses paroles.


– Mais c’est une… aliénée?


– Je prendrai mes dispositions en conséquence.


– Mais… que dira votre mère?


– Elle dira ce qu’elle voudra.


– Et vous introduirez votre femme dans votre maison?


– Oui, peut-être. Du reste, cela ne vous regarde pas.


– Comment, cela ne me regarde pas? s’écria le capitaine; – mais moi, quelle sera donc ma situation?


– Eh bien, naturellement, vous n’entrerez pas chez moi.


– Je suis pourtant un parent.


– Les parents comme vous, on les fuit. Pourquoi vous donnerais-je alors de l’argent? Jugez-en vous-même.


– Nicolas Vsévolodovitch, Nicolas Vsévolodovitch, c’est impossible, vous réfléchirez peut-être encore, vous ne voudrez pas attenter… que pensera-t-on, que dira-t-on dans le monde?


– J’ai bien peur de votre monde. J’ai épousé votre sœur parce qu’après un dîner, étant pris de vin, j’avais parié que je l’épouserais, et maintenant je le ferai savoir publiquement… si cela me plaît.


Il prononça ces mots avec une sorte de colère. Lébiadkine commença à croire que c’était sérieux, et l’épouvante s’empara de lui.


– Mais moi, voyons, le principal ici, c’est moi!… Vous plaisantez peut-être, Nicolas Vsévolodovitch!


– Non, je ne plaisante pas.


– Vous êtes libre, Nicolas Vsévolodovitch, mais je ne vous crois pas… alors je porterai plainte.


– Vous êtes terriblement bête, capitaine.


– Soit, mais c’est tout ce qu’il me reste à faire, – répliqua Lébiadkine qui ne savait plus ce qu’il disait; – autrefois, à Pétersbourg, quand elle servait dans les maisons meublées, on nous donnait du moins le logement. Mais maintenant que deviendrai-je si vous m’abandonnez?


– Ne voulez-vous donc pas vous rendre à Pétersbourg pour commencer une carrière nouvelle? À propos, d’après ce que j’ai entendu dire, vous vous proposez d’aller faire des dénonciations, dans l’espoir d’obtenir votre pardon en signalant tous les autres?


Le capitaine resta bouche béante, regardant avec de grands yeux son interlocuteur.


Nicolas Vsévolodovitch se pencha vers la table.


– Écoutez, capitaine, reprit-il tout à coup d’un ton extrêmement sérieux. Jusqu’alors il avait parlé d’une façon assez équivoque, si bien que Lébiadkine habitué au rôle de bouffon avait pu se demander si son barine était réellement fâché ou s’il voulait rire, s’il songeait pour tout de bon à rendre son mariage public ou si c’était seulement une plaisanterie. Maintenant il n’y avait plus à s’y méprendre: le visage de Nicolas Vsévolodovitch était tellement sévère qu’un frisson parcourut l’épine dorsale du capitaine. – Écoutez et dites la vérité, Lébiadkine: avez-vous révélé quelque chose ou ne l’avez-vous pas encore fait? N’êtes-vous pas déjà entré dans la voie des dénonciations? N’avez-vous point, par bêtise, écrit quelque lettre?


– Non, je n’ai rien fait encore, et… je ne pensais même pas à cela, répondit le capitaine qui tenait toujours ses yeux fixés sur Stavroguine.


– Eh bien, vous mentez quand vous dites que vous ne pensiez pas à cela. C’est même dans cette intention que vous voulez aller à Pétersbourg. Si vous n’avez pas écrit, n’avez-vous pas lâché un mot de trop en causant ici avec quelqu’un? Répondez franchement, j’ai entendu parler de quelque chose.


– J’ai causé avec Lipoutine, étant ivre. Lipoutine est un traître. Je lui ai ouvert mon cœur, murmura le capitaine devenu pâle.


– Il n’est pas défendu d’ouvrir son cœur, mais il ne faut pas être un sot. Si vous aviez cette idée, vous auriez dû la garder pour vous. Aujourd’hui les hommes intelligents se taisent au lieu de bavarder.


– Nicolas Vsévolodovitch! dit en tremblant Lébiadkine; – personnellement vous n’avez pris part à rien, je ne vous ai pas…


– Oh! je sais bien que vous n’oseriez pas dénoncer votre vache à lait.


– Nicolas Vsévolodovitch, jugez, jugez!… Et désespéré, les larmes aux yeux, le capitaine fit le récit de sa vie depuis quatre ans. C’était la stupide histoire d’un imbécile qui, l’ivrognerie et la fainéantise aidant, se fourre dans une affaire pour laquelle il n’est pas fait et dont, jusqu’au dernier moment, il comprend à peine la gravité. Il raconta qu’à Pétersbourg il s’était laissé entraîner d’abord simplement par l’amitié, comme un brave étudiant, quoiqu’il ne fût pas étudiant: sans rien savoir, «le plus innocemment du monde», il semait divers papiers dans les escaliers, les déposait par paquets de dix sous les portes, les accrochait aux cordons des sonnettes, les distribuait en guise de journaux, les glissait, au théâtre, dans les chapeaux et dans les poches des spectateurs. Ensuite on lui avait donné de l’argent pour faire cette besogne qu’il avait acceptée «parce qu’il fallait vivre!» Dans deux provinces il avait colporté de district en district «toutes sortes de vilenies». Ô Nicolas Vsévolodovitch, s’écria-t-il, rien ne me révoltait comme ces attaques dirigées contre les lois civiles et surtout celles de la patrie. «Prenez des fourches, lisait-on dans ces papiers, songez que celui qui, le matin, sortira pauvre de chez lui pourra, le soir, y rentrer riche.» «Fermez au plus tôt les églises, était-il dit dans une proclamation de cinq ou six lignes adressée à toute la Russie, anéantissez Dieu, abolissez le mariage, supprimez le droit d’hériter, prenez des couteaux.» Le diable sait ce qu’il y avait ensuite. Ces horreurs me faisaient frissonner, mais je les distribuais tout de même. Un jour il faillit m’en cuire: je fus surpris par des officiers au moment où j’essayais d’introduire dans une caserne cette proclamation de cinq lignes, heureusement ils se contentèrent de me rosser, après quoi ils me laissèrent partir: que Dieu les en récompense! Ici, l’an dernier, je fus sur le point d’être arrêté quand je remis à Korovaïeff de faux assignats fabriqués en France, mais, grâce à Dieu, sur ces entrefaites Korovaïeff, étant ivre, se noya dans un étang, et l’on ne put rien prouver contre moi. Ici j’ai proclamé chez Virguinsky la liberté de la femme sociale. Au mois de juin j’ai de nouveau répandu différents papiers dans le district de ***. Il paraît qu’on veut encore m’y forcer… Pierre Stépanovitch me donne à entendre que je dois obéir. Depuis longtemps déjà il me menace. Et comme il m’a traité l’autre dimanche! Nicolas Vsévolodovitch, je suis un esclave, je suis un ver, mais non un Dieu, par là seulement je me distingue de Derjavine. Vous voyez quelle est ma détresse.


Stavroguine l’écouta avec curiosité jusqu’au bout.


– Je ne savais pas tout cela, dit-il; – naturellement, à un homme comme vous tout peut arriver… Écoutez, poursuivit-il après avoir réfléchi un instant, – si vous voulez, dites-leur, dites à qui vous savez, que les propos de Lipoutine sont des contes et que vos menaces de dénonciation ne visaient que moi, parce que, me croyant compromis aussi, vous comptiez de la sorte m’extorquer plus d’argent… Vous comprenez?


– Nicolas Vsévolodovitch, mon cher, se peut-il donc que je sois exposé à un pareil danger? Il me tardait de vous voir pour vous questionner.


Le visiteur sourit.


– À coup sûr on ne vous laissera pas aller à Pétersbourg, quand même je vous donnerais de l’argent pour faire ce voyage… Mais il est temps que je voie Marie Timoféievna.


Il se leva.


– Nicolas Vsévolodovitch, – et quelles sont vos intentions par rapport à Marie Timoféievna?


– Je vous les ai dites.


– Est-il possible que ce soit vrai?


– Vous ne le croyez pas encore?


– Ainsi vous allez me planter là comme une vieille botte hors d’usage?


– Je verrai, répondit en riant Nicolas Vsévolodovitch, – allons, introduisez-moi.


– Voulez-vous que j’aille sur le perron?… ici je pourrais, sans le faire exprès, entendre votre conversation… parce que les chambres sont toutes petites.


– Soit; allez sur le perron. Prenez le parapluie.


– Le vôtre? Suis-je digne de m’abriter dessous?


– Tout le monde est digne d’un parapluie.


– Vous déterminez du coup le minimum des droits de l’homme.


Mais le capitaine prononça ces mots machinalement: il était écrasé, anéanti par les nouvelles qu’il venait d’apprendre. Et pourtant, à peine arrivé sur le perron, cet homme aussi roué qu’inconsistant se reprit à espérer, l’idée lui revint que Nicolas Vsévolodovitch cherchait à lui donner le change par des mensonges; s’il en était ainsi, ce n’était pas à lui d’avoir peur, puisqu’on le craignait.


– «S’il ment, s’il ruse, quel est son but?» se demandait Lébiadkine. La publication du mariage lui paraissait une absurdité: «Il est vrai que de la part d’un tel monstre rien ne doit étonner; il ne vit que pour faire du mal aux gens. Mais qui sait si lui-même n’a pas peur, depuis l’affront inouï qu’il a reçu l’autre jour? Il craint que je ne révèle son mariage, voilà pourquoi il s’est empressé de venir me dire qu’il allait lui-même le faire connaître. Holà, ne va pas te blouser, Lébiadkine! Et pourquoi venir la nuit, en cachette, quand lui-même désire la publicité? Mais s’il a peur, évidemment c’est depuis peu, son inquiétude doit être toute récente…Eh! gare aux bévues, Lébiadkine!…


«Il m’effraye avec Pierre Stépanovitch. Oh! voilà ce qu’il y a de terrible! Et pourquoi ai-je fait des confidences à Lipoutine? Le diable sait ce que manigancent ces démons, jamais je n’ai pu y voir clair. Ils recommencent à s’agiter comme il y a cinq ans. À qui, il est vrai, les dénoncerais-je? «N’avez-vous pas écrit à quelqu’un par bêtise?» Hum. Ainsi l’on pourrait écrire comme par bêtise? N’est-ce pas un conseil qu’il me donne? «Vous allez pour cela à Pétersbourg.» Le coquin! cette idée ne m’est pas plutôt venue à l’esprit qu’il l’a devinée! On dirait que lui-même, sans en avoir l’air, me pousse à aller là-bas. Il n’y a ici que deux suppositions possibles: ou bien, je le répète, il a peur, parce qu’il s’est mis dans un mauvais cas, ou… ou il ne craint rien pour lui, et il m’excite sourdement à les dénoncer tous! Oh! la conjoncture est délicate, Lébiadkine, prends garde de faire une boulette!…»


Il était si absorbé dans ses réflexions qu’il ne pensa même pas à se mettre aux écoutes. Du reste, il lui aurait été difficile d’entendre la conversation: la porte était massive et à un seul battant; d’autre part, on n’élevait guère la voix; le capitaine ne percevait que des sons indistincts. Il lança un jet de salive et retourna siffler sur le perron.

III

Deux fois plus grande que la pièce occupée par le capitaine, la chambre de Marie Timoféievna ne renfermait pas un mobilier plus élégant; mais la table qui faisait face au divan était couverte d’une nappe de couleur, sur tout le parquet s’étendait un beau tapis, et le lit était masqué par un long rideau vert qui coupait la chambre en deux; il y avait en outre près de la table un grand et moelleux fauteuil sur lequel pourtant Marie Timoféievna n’était pas assise. Ici comme dans le logement de la rue de l’Épiphanie une lampe brûlait dans un coin devant une icône, et sur la table se retrouvaient aussi les mêmes objets: jeu de cartes, miroir, chansonnier, tout jusqu’au petit pain blanc; de plus, on y voyait un album de photographies et deux livres avec des gravures coloriées: l’un était une relation de voyage arrangée à l’usage de la jeunesse, l’autre un recueil d’histoires morales et pour la plupart chevaleresques. Ainsi que l’avait dit le capitaine, sans doute Marie Timoféievna avait attendu le visiteur, mais quand celui-ci entra chez elle, elle dormait, à demi couchée sur le divan. Nicolas Vsévolodovitch ferma sans bruit la porte derrière lui, et, sans bouger de place, se mit à considérer la dormeuse.


Le capitaine avait menti en disant que sa sœur avait fait toilette. Elle portait la robe de couleur sombre que nous lui avons vue chez Barbara Pétrovna. Maintenant comme alors son long cou décharné était à découvert, et ses cheveux étaient réunis sur sa nuque en un chignon minuscule. Le châle noir donné par Barbara Pétrovna était plié soigneusement et reposait sur le divan. Cette fois encore Marie Timoféievna était grossièrement fardée de blanc et de rouge. Moins d’une minute après l’apparition de Nicolas Vsévolodovitch, elle se réveilla soudain comme si elle eût senti son regard sur elle, ouvrit les yeux et se redressa vivement. Mais il est probable que le visiteur éprouvait lui-même une impression étrange: toujours debout près de la porte, il ne proférait pas un mot et ses yeux restaient obstinément fixés sur le visage de Marie Timoféievna. Peut-être avaient-ils quelque chose de particulièrement dur, peut-être exprimaient-ils le dégoût, même une joie maligne de la frayeur ressentie par la folle, ou bien cette dernière, mal éveillée, crut-elle seulement lire cela dans le regard de Nicolas Vsévolodovitch? Quoi qu’il en soit, au bout d’un moment les traits de la pauvre femme prirent une expression de terreur extraordinaire; des convulsions parcoururent son visage, elle leva les bras, les agita, et tout à coup fondit en larmes comme un enfant épouvanté; encore un instant, et elle aurait crié. Mais le visiteur s’arracha à la contemplation, un brusque changement s’opéra dans sa physionomie, et ce fut avec le sourire le plus gracieux qu’il s’approcha de la table:


– Pardon, je vous ai fait peur, Marie Timoféievna, dit-il en lui tendant la main, – j’ai eu tort de venir vous surprendre ainsi au moment de votre réveil.


L’aménité de ce langage produisit son effet. La frayeur de Marie Timoféievna se dissipa, quoiqu’elle continuât à regarder Stavroguine avec appréhension, en faisant de visibles efforts pour comprendre. Elle tendit craintivement sa main. À la fin, un timide sourire se montra sur ses lèvres.


– Bonjour, prince, dit-elle à voix basse, tout en considérant d’un air étrange Nicolas Vsévolodovitch.


– Sans doute vous avez fait un mauvais rêve? reprit-il avec un sourire de plus en plus aimable.


– Mais vous, comment savez-vous que j’ai rêvé de cela?


Et soudain son tremblement de tout à l’heure la ressaisit, elle se rejeta en arrière et leva le bras devant elle comme pour se protéger, peu s’en fallut qu’elle ne fondit de nouveau en larmes.


– Remettez-vous, de grâce; pourquoi avoir peur? Est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas? ne cessait de répéter Nicolas Vsévolodovitch, mais, cette fois, il fut longtemps sans pouvoir la rassurer; elle le regardait silencieusement, en proie à une cruelle incertitude, et l’on voyait qu’elle faisait de pénibles efforts pour concentrer sa pauvre intelligence sur une idée. Tantôt elle baissait les yeux, tantôt elle les relevait brusquement et enveloppait le visiteur d’un regard rapide. À la fin, elle parut, sinon se calmer, du moins prendre un parti.


– Asseyez-vous, je vous prie, à côté de moi, afin que plus tard je puisse vous examiner, dit-elle d’une voix assez ferme; il était clair qu’une nouvelle pensée venait de se faire jour dans son esprit. – Mais, pour le moment, ne vous inquiétez pas, moi-même je ne vous regarderai pas, je tiendrai les yeux baissés. Ne me regardez pas non plus jusqu’à ce que je vous le demande. Asseyez-vous donc, ajouta-t-elle avec impatience.


Elle était visiblement dominée de plus en plus par une impression nouvelle.


Nicolas Vsévolodovitch s’assit et attendit; il y eut un assez long silence.


– Hum! je trouve tout cela étrange, murmura-t-elle tout à coup d’un ton presque méprisant; sans doute je fais beaucoup de mauvais rêves; seulement pourquoi vous ai-je vu en songe sous ce même aspect?


– Allons, laissons là les rêves, répliqua le visiteur impatienté, et, malgré la défense qu’elle lui en avait faite, il se retourna vers elle. Peut-être ses yeux avaient-ils la même expression que tantôt. À plusieurs reprises il remarqua que Marie Timoféievna aurait bien voulu le regarder, qu’elle en avait grande envie, mais que, se roidissant contre son désir, elle s’obstinait à contempler le parquet.


– Écoutez, prince, écoutez, dit-elle en élevant soudain la voix, – écoutez, prince…


– Pourquoi vous êtes-vous détournée? Pourquoi ne me regardez-vous pas? À quoi bon cette comédie? interrompit-il violemment.


Mais elle n’eut pas l’air de l’avoir entendu; sa physionomie était soucieuse et maussade.


– Écoutez, prince, répéta-t-elle pour la troisième fois d’un ton ferme; – quand, l’autre jour, dans la voiture vous m’avez dit que vous feriez connaître notre mariage, je me suis effrayée à la pensée que notre secret serait rendu public. Maintenant je ne sais pas, j’ai beaucoup réfléchi, et je vois clairement que je ne suis bonne à rien. Je sais m’habiller, à la rigueur je saurais aussi recevoir: il n’est pas bien difficile d’offrir une tasse de thé aux gens, surtout quand on a des domestiques. Mais, n’importe, on me regardera de travers. Dimanche, lors de ma visite dans cette maison-là, j’ai observé bien des choses. Cette jolie demoiselle m’a examinée tout le temps, surtout à partir du moment où vous êtes entré. C’est vous, n’est-ce pas, qui êtes entré alors? Sa mère, cette vieille dame du monde, est simplement ridicule. Mon Lébiadkine s’est distingué aussi; pour ne pas éclater de rire, j’ai toujours regardé le plafond, il est orné de belles peintures. Sa mère à lui pourrait être supérieure d’un couvent; j’ai peur d’elle, quoiqu’elle m’ait fait cadeau d’un châle noir. Toutes ces personnes ont dû donner un triste témoignage de moi, je ne leur en veux pas, seulement je me disais alors en moi-même: Quelle parente suis-je pour elles? Sans doute on n’exige d’une comtesse que les qualités morales, – celles d’une femme de ménage ne lui sont pas nécessaires, car elle a une foule de laquais, – mettons qu’il lui faut aussi un peu de coquetterie mondaine pour être en état de recevoir les étrangers de distinction, voilà tout! Mais, n’importe, dimanche on me regardait d’un air de désolation. Dacha seule est un ange. J’ai bien peur qu’on ne l’ait chagrinée en lui tenant des propos inconsidérés sur mon compte.


– N’ayez pas peur et ne vous tourmentez pas, dit Nicolas Vsévolodovitch avec un sourire qu’il ne réussit pas à rendre agréable.


– Du reste, quand même il serait un peu honteux de moi, cela ne me ferait rien, car il aura toujours plus de compassion que de honte; j’en juge, naturellement, d’après le cœur humain. Il sait que c’est plutôt à moi de plaindre ces gens-là qu’à eux d’avoir pitié de moi.


– Vous avez été, paraît-il très blessée de leur manière d’être, Marie Timoféievna?


– Qui? Moi? Non, répondit-elle en souriant avec bonhomie. – Pas du tout. Je vous regardais tous alors; vous étiez tous fâchés, vous vous disputiez, ils se réunissent et ils ne savent pas rire de bon cœur. Tant de richesses et si peu de gaieté, cela me paraît horrible. Du reste, à présent je ne plains plus personne, je garde pour moi toute ma pitié.


– J’ai entendu dire qu’avec votre frère vous aviez la vie dure avant mon arrivée?


– Qui est-ce qui vous a dit cela? C’est absurde. Je suis bien plus malheureuse à présent. Je fais maintenant de mauvais rêves, et c’est parce que vous êtes arrivé. Pourquoi êtes-vous venu? dites-le, je vous prie.


– Mais ne voulez-vous pas retourner au couvent?


– Allons, je m’en doutais, qu’il allait encore me proposer cela! Un beau venez-y voir que votre couvent! Et pourquoi y retournerai-je? Avec quoi maintenant y rentrerais-je? Je suis toute seule à présent! Il est trop tard pour commencer une troisième vie.


– Pourquoi vous emportez-vous ainsi? N’avez-vous pas peur que je cesse de vous aimer?


– Je ne m’inquiète pas du tout de vous. Je crains moi-même de ne plus guère aimer quelqu’un.


Elle eut un sourire de mépris.


– Je dois m’être donné envers lui un tort grave, ajouta-t-elle soudain comme se parlant à elle-même, – seulement voilà, je ne sais pas en quoi consiste ce tort, et c’est ce qui fait mon éternel tourment. Depuis cinq ans je ne cessais de me dire nuit et jour que j’avais été coupable à son égard. Je priais, je priais, et toujours je pensais à ma grande faute envers lui. Et voilà qu’il s’est trouvé que c’était vrai.


– Mais quoi?


– Toute ma crainte, c’est qu’il ne soit mêlé à cela, poursuivit-elle sans répondre à la question qu’elle n’avait même pas entendue. – Pourtant il ne peut pas s’être associé de nouveau à ces petites gens. La comtesse me mangerait volontiers, quoiqu’elle m’ait fait asseoir à côté d’elle dans sa voiture. Ils ont tous formé un complot – se peut-il qu’il y soit entré aussi? Se peut-il que lui aussi soit un traître? (Un tremblement agita ses lèvres et son menton.) Écoutez, vous: avez-vous lu l’histoire de Grichka Otrépieff qui a été maudit dans sept cathédrales?


Nicolas Vsévolodovitch garda le silence.


– Mais, du reste, je vais maintenant me retourner vers vous et vous regarder, décida-t-elle subitement – tournez-vous aussi de mon côté et regardez-moi, mais plus fixement. Je veux enfin éclaircir mes doutes.


– Je vous regarde depuis longtemps déjà.


– Hum, fit Marie Timoféievna en observant attentivement le visiteur, – vous avez beaucoup engraissé…


La folle voulait encore dire quelque chose, mais soudain la terreur qu’elle avait éprouvée tantôt se peignit pour la troisième fois sur son visage, de nouveau elle recula en projetant le bras devant elle.


– Qu’avez-vous donc? cria avec une sorte de rage Nicolas Vsévolodovitch.


Mais la frayeur de Marie Timoféievna ne dura qu’un instant; un sourire sceptique et désagréable fit grimacer ses lèvres.


– Prince, levez-vous, je vous prie, et entrez, dit-elle tout à coup d’un ton ferme et impérieux.


– Comment, entrez? Où voulez-vous que j’entre?


– Pendant ces cinq années, je n’ai fait que me représenter de quelle manière il entrerait. Levez-vous tout de suite et retirez-vous derrière la porte, dans l’autre chambre. Je serai assise ici comme si je ne m’attendais à rien, j’aurai un livre dans les mains, et tout à coup vous apparaîtrez après cinq ans d’absence. Je veux voir cette scène.


Nicolas Vsévolodovitch grinçait des dents et grommelait à part soi des paroles inintelligibles.


– Assez, dit-il en frappant sur la table. – Je vous prie de m’écouter, Marie Timoféievna. Tâchez, s’il vous plaît, de me prêter toute votre attention. Vous n’êtes pas tout à fait folle! laissa-t-il échapper dans un mouvement d’impatience. – Demain je rendrai public notre mariage. Jamais vous n’habiterez un palais, détrompez-vous à cet égard. Voulez-vous passer toute votre vie avec moi? seulement ce sera fort loin d’ici. Nous irons demeurer dans les montagnes de la Suisse, il y a là un endroit… Soyez tranquille, je ne vous abandonnerai jamais et ne vous mettrai pas dans une maison de santé. J’ai assez d’argent pour vivre sans rien demander à personne. Vous aurez une servante; vous ne vous occuperez d’aucun travail. Tous vos désirs réalisables seront satisfaits. Vous prierez, vous irez où vous voudrez, et vous ferez ce que bon vous semblera. Je ne vous toucherai pas. Je ne bougerai pas non plus du lieu où nous serons fixés. Si vous voulez, je ne vous adresserai jamais la parole. Vous pourrez, si cela vous plaît, me raconter chaque soir vos histoires, comme autrefois à Pétersbourg. Je vous ferai des lectures si vous le désirez. Mais aussi vous devrez passer toute votre vie dans le même endroit, et c’est un pays triste. Vous consentez? Vous ne regretterez pas votre résolution, vous ne m’infligerez pas le supplice de vos malédictions et de vos larmes?


Elle avait écouté avec une attention extraordinaire et réfléchit longtemps en silence.


– Tout cela me paraît invraisemblable, dit-elle enfin d’un ton sarcastique. – Ainsi je passerai peut-être quarante ans dans ces montagnes.


Elle se mit à rire.


– Eh bien, oui, nous y passerons quarante ans, répondit en fronçant le sourcil Nicolas Vsévolodovitch.


– Hum… pour rien au monde je n’irai là.


– Même avec moi?


– Mais qui êtes-vous donc pour que j’aille avec vous? Quarante années durant être perchée sur une montagne avec lui – il me la baille belle! Et quels gens patients nous avons aujourd’hui en vérité! Non, il ne se peut pas que le faucon soit devenu un hibou. Ce n’est pas là mon prince! déclara-t-elle en relevant fièrement la tête.


Le visage de Nicolas Vsévolodovitch s’assombrit.


– Pourquoi m’appelez-vous prince et… et pour qui me prenez-vous? demanda-t-il vivement.


– Comment? Est-ce que vous n’êtes pas prince?


– Je ne l’ai même jamais été.


– Ainsi vous-même, vous avouez carrément devant moi que vous n’êtes pas prince!


– Je vous répète que je ne l’ai jamais été.


Elle frappa ses mains l’une contre l’autre.


– Seigneur! Je m’attendais à tout de la part de ses ennemis, mais je n’aurais jamais cru possible une pareille insolence! Vit-il encore? vociféra-t-elle hors d’elle-même en s’élançant sur Nicolas Vsévolodovitch, – tu l’as tué, n’est-ce pas? Avoue!


Stavroguine fit un saut en arrière.


– Pour qui me prends-tu? dit-il; ses traits étaient affreusement altérés, mais il était difficile en ce moment de faire peur à Marie Timoféievna, elle poursuivit avec un accent de triomphe:


– Qui le connaît? Qui sait ce que tu es et d’où tu sors? Mais durant ces cinq années mon cœur a pressenti toute l’intrigue! Je m’étonnais aussi, je me disais: Qu’est ce que c’est que ce chat-huant? Non, mon cher, tu es un mauvais acteur, pire même que Lébiadkine. Présente mes hommages à la comtesse et dis-lui que je la prie d’envoyer quelqu’un de plus propre. Elle t’a payé, parle! Tu es employé comme marmiton chez elle! j’ai percé à jour votre imposture, je vous comprends tous, jusqu’au dernier!


Il la saisit avec force par le bras; elle lui rit au nez:


– Quant à lui ressembler, ça, oui, tu lui ressembles beaucoup, tu pourrais même être son parent, – homme fourbe! Mais le mien est un faucon à l’œil perçant et un prince, tandis que toi tu es une chouette et un marchand! Le mien ne se laisse pas marcher sur le pied; toi, Chatouchka (il est bien gentil, je l’aime beaucoup!), Chatouchka t’a donné un soufflet, mon Lébiadkine me l’a raconté. Et pourquoi avais-tu peur, ce jour-là, quand tu es entré? Qui est-ce qui t’avait effrayé? Quand j’ai vu ton bas visage, au moment où je suis tombée et où tu m’as relevée, j’ai senti comme un ver qui se glissait dans mon cœur: Ce n’est pas lui, me suis-je dit, ce n’est pas lui! Mon faucon n’aurait jamais rougi de moi devant une demoiselle du grand monde! Ô Seigneur! Pendant cinq années entières, mon seul bonheur a été de penser que mon faucon était quelque part, là-bas derrière les montagnes, qu’il vivait, qu’il volait en regardant le soleil… Parle, imposteur, as-tu reçu une grosse somme pour jouer ce rôle? T’as-t-on payé cher? Moi, je ne t’aurais pas donné un groch [14]. Ha, ha, ha! Ha, ha, ha!…


– Oh! Idiote, fit en grinçant des dents Nicolas Vsévolodovitch qui lui serrait toujours le bras.


– Hors d’ici, imposteur! ordonna-t-elle, je suis la femme de mon prince, je n’ai pas peur de ton couteau!


– De mon couteau?


– Oui, de ton couteau. Tu as un couteau dans ta poche. Tu pensais que je dormais, mais je l’ai vu: quand tu es entré tout à l’heure, tu as tiré un couteau!


– Que dis-tu, malheureuse? De quels rêves es-tu le jouet cria Nicolas Vsévolodovitch, et il repoussa Marie Timoféievna d’une façon si rude que la tête et les épaules de la folle heurtèrent violemment contre le divan. Il s’enfuit, mais elle courut après lui et, tout en boitant, le poursuivit jusque sur le perron. Lébiadkine, effrayé, la ramena de force dans la maison; toutefois, avant que le visiteur eût disparu, elle put encore lui jeter à travers les ténèbres cette apostrophe accompagnée d’un rire strident:


– Grichka Ot-rep-ieff, a-na-thème!

IV

– «Un couteau! un couteau!» répétait Nicolas Vsévolodovitch en proie à une indicible colère, tandis qu’il marchait à grands pas dans la boue et dans les flaques d’eau sans remarquer où il posait ses pieds. Par moments, à la vérité, il éprouvait une violente envie de rire bruyamment, furieusement, mais il la refoulait en lui. Il ne recouvra un peu de sang-froid que quand il fut arrivé sur le pont, à l’endroit même où tantôt il avait fait la rencontre de Fedka. Cette fois encore le vagabond l’attendait; en l’apercevant, il ôta sa casquette, découvrit gaiement ses mâchoires, et avec un joyeux sans gêne engagea la conversation. D’abord, Nicolas Vsévolodovitch passa son chemin, et même pendant un certain temps il n’entendit point le rôdeur qui s’était mis à lui emboîter le pas. Tout à coup il songea avec surprise qu’il l’avait complètement oublié, et cela alors même qu’il ne cessait de se répéter: «Un couteau! un couteau!» Il saisit le vagabond, et, de toute sa force que doublait la colère amassée en lui, l’envoya rouler sur le pont. L’idée d’une lutte traversa l’esprit de Fedka, mais presque aussitôt il comprit qu’il n’aurait pas le dessus, en conséquence il se tint coi et n’essaya même aucune résistance. À genoux, le corps incliné vers la terre, les coudes saillant derrière le dos, le rusé personnage attendit tranquillement l’issue de cette aventure qui ne semblait pas du tout l’inquiéter.


L’événement lui donna raison. Le premier mouvement de Nicolas Vsévolodovitch avait été d’ôter son cache-nez pour lier les mains de son prisonnier, mais il lâcha brusquement ce dernier et le repoussa loin de lui. En un clin d’œil Fedka fut debout, il se détourna, et, tout à coup, un couteau à la lame courte mais large brilla dans sa main.


– À bas le couteau, cache-le, cache-le tout de suite, ordonna avec un geste impatient Nicolas Vsévolodovitch, et le couteau disparut aussi vite qu’il s’était montré.


Stavroguine continua sa marche en silence et sans se retourner, mais l’obstiné vaurien ne le quitta point; maintenant, il est vrai, il ne lui parlait plus et même le suivait respectueusement à un pas de distance. Tous deux traversèrent ainsi le pont, puis prirent à gauche et s’engagèrent dans un long et obscur péréoulok; pour aller dans le centre de la ville, on avait plus court par là que par la rue de l’Épiphanie.


– Dernièrement, dit-on, tu as dévalisé une église ici dans le district, est-ce vrai? demanda à brûle-pourpoint Nicolas Vsévolodovitch.


– C'est-à-dire que j’étais d’abord entré là pour prier, répondit le vagabond d’un ton grave et poli, comme si rien ne se fût passé entre lui et son interlocuteur; il était même plus que grave, il était digne. La familiarité «amicale» de tantôt avait disparu. Fedka offrait maintenant tous les dehors d’un homme sérieux, injustement offensé, il est vrai, mais sachant oublier une offense.


– Quand le Seigneur m’eut conduit dans cette église, poursuivit-il, je me dis: «Eh! c’est un bienfait du Ciel!» Je fus amené à cela par ma situation d’orphelin, car dans notre condition on ne peut pas se passer de secours. Eh bien, Dieu m’a puni de mes péchés: les objets que j’ai pris ne m’ont rapporté en tout que douze roubles. J’ai même dû donner par-dessus le marché la mentonnière en argent de saint-Nicolas, on m’a dit que c’était du faux.


– Tu as assassiné le gardien?


– C'est-à-dire que ce gardien et moi, nous avions fait la chose ensemble, mais le matin, près de la rivière, nous nous sommes disputés sur la question de savoir qui porterait le sac, et, dans la discussion, il a reçu un mauvais coup.


– Continue à tuer et à voler.


– C’est mot pour mot le conseil que me donne aussi Pierre Stépanovitch, parce qu’il est extraordinairement avare et dur à la détente. En dehors de cela, il n’a pas pour un groch de foi au Créateur céleste qui a fait l’homme avec de la terre, il dit que la nature seule a tout organisé, jusqu’à la dernière bête. De plus, il ne comprend pas que dans notre position on ne peut se passer d’un secours bienfaisant. Vous voulez le lui faire comprendre, il vous regarde comme un mouton regarde l’eau. Tenez, quand le capitaine Lébiadkine, que vous êtes allé voir tout à l’heure, demeurait chez Philippoff, une fois sa porte est restée grande ouverte toute une nuit, lui-même était couché par terre ivre-mort, et sur le parquet traînait quantité d’argent qu’il avait laissé tomber de ses poches. J’ai eu l’occasion de le voir de mes yeux parce que, dans notre position, quand on n’est pas secouru, il faut pourtant vivre…


– Comment, de tes yeux? Tu es donc entré chez lui pendant la nuit?


– Peut-être, seulement personne ne le sait.


– Pourquoi ne l’as-tu pas assassiné?


– Je m’en suis abstenu par calcul. Pourquoi, me suis-je dit, prendre maintenant cent cinquante roubles quand, en attendant un peu, je puis en prendre quinze cents? Le capitaine Lébiadkine, en effet (je l’ai entendu de mes oreilles), a toujours beaucoup compté pour vous: il n’est pas de traktir, pas de cabaret où, étant ivre, il ne l’ait déclaré hautement; ce que voyant, j’ai, moi aussi, mit tout mon espoir dans Votre Altesse. Je vous parle, monsieur, comme à un père ou à un frère, car jamais je ne dirai cela ni à Pierre Stépanovitch, ni à personne. Ainsi Votre Altesse aura-t-elle la bonté de me donner trois petits roubles? Vous devriez bien, monsieur, me fixer, c'est-à-dire me faire connaître la vérité vraie, vu que nous ne pouvons nous passer de secours.


Nicolas Vsévolodovitch partit d’un bruyant éclat de rire, et, tirant de sa poche son porte-monnaie qui contenait environ cinquante roubles en petites coupures, il jeta successivement quatre assignats au vagabond. Celui-ci les saisit au vol ou les ramassa dans la boue en criant: «Eh! eh!» Nicolas Vsévolodovitch finit par lui jeter tout le paquet, et, riant toujours, poursuivit son chemin. Cette fois Fedka le laissa aller seul; il se traînait sur le sol boueux pour chercher les assignats tombés dans les flaques d’eau, et, pendant une heure encore, on put l’entendre proférer au milieu de l’obscurité son petit cri: «Eh! eh!»

CHAPITRE III LE DUEL.

I

Le lendemain, à deux heures de l’après-midi, eut lieu le duel projeté. Le violent désir qu’Artémii Pétrovitch Gaganoff éprouvait de se battre coûte que coûte contribua à la prompte issue de l’affaire. Il ne comprenait pas la conduite de son adversaire, et il était furieux. Depuis un mois, il l’insultait impunément sans pouvoir lui faire perdre patience. Cependant il fallait que la provocation vînt de Nicolas Vsévolodovitch, car tout prétexte plausible pour envoyer un cartel manquait à Gaganoff. La vraie cause de sa haine maladive contre Stavroguine, c’était l’offense faite à son père quatre ans auparavant, et lui-même sentait qu’il ne pouvait décemment alléguer un pareil motif, surtout après les humbles excuses déjà présentées à deux reprises par Nicolas Vsévolodovitch. Il considérait ce dernier comme un poltron éhonté et trouvait incompréhensible sa longanimité à l’égard de Chatoff; c’est pourquoi, de guerre lasse, il se résolut à lui adresser la lettre outrageante qui décida enfin Nicolas Vsévolodovitch à proposer une rencontre. Après avoir envoyé cette lettre, Artémii Pétrovitch passa le reste de la journée à se demander anxieusement si elle aurait le résultat souhaité; à tout hasard il se munit le soir même d’un témoin et fit choix de Maurice Nikolaïévitch Drozdoff, son ancien camarade d’école, qu’il estimait particulièrement. Aussi Kiriloff trouva-t-il le terrain tout préparé quand, le lendemain, à neuf heures du matin, il se présenta comme mandataire de son ami. Gaganoff le laissa à peine s’expliquer et repoussa avec une irritation extraordinaire toutes les excuses, toutes les concessions de Nicolas Vsévolodovitch. Elles étaient pourtant d’une nature telle que Maurice Nikolaïévitch en fut stupéfait: il voulut parler dans le sens de la conciliation, mais remarquant qu’Artémii Pétrovitch avait deviné son intention et s’agitait sur sa chaise, il garda le silence. Sans la parole donnée à son ami, il se serait retiré sur le champ, et s’il ne renonça pas à sa mission, ce fut seulement dans l’espoir qu’au dernier moment son intervention pourrait être utile. Kiriloff transmit, au nom de son client, la demande d’une réparation par les armes; toutes les conditions de la rencontre, telles qu’elles avaient été fixées par Stavroguine furent acceptées aussitôt sans le moindre débat. Gaganoff n’y fit qu’une addition, destinée, du reste, à rendre le duel plus meurtrier encore: il exigea l’échange de trois balles. Kiriloff eut beau protester, il se heurta à une résolution inébranlable, et tout ce qu’il put obtenir fut qu’en aucun cas le chiffre de trois balles ne serait dépassé. La rencontre ainsi réglée eut lieu à deux heures de l’après-midi dans le petit bois de Brykovo situé entre le domaine de Skvorechniki et la fabrique des Chpigouline. La pluie avait complètement cessé, mais le temps était humide, et il faisait beaucoup de vent. Dans le ciel froid flottaient de petits nuages gris; la cime des arbres s’agitait bruyamment; la journée avait quelque chose de lugubre.


Gaganoff et Maurice Nikolaïévitch arrivèrent sur le terrain dans un élégant break attelé de deux chevaux et conduit par Artémii Pétrovitch; avec eux se trouvait un laquais. Presque au même instant parurent trois cavaliers: c’étaient Nicolas Vsévolodovitch et Kiriloff accompagnés d’un domestique. Kiriloff, qui montait à cheval pour la première fois de sa vie, avait en selle une attitude très crâne; il tenait dans sa main droite sa lourde boîte de pistolets qu’il n’avait pas voulu confier au domestique et dans sa main gauche les rênes de sa monture, mais, par suite de son inexpérience, il les tirait sans cesse; aussi le cheval secouait la tête et manifestait l’envie de se cabrer, ce qui, du reste, n’effrayait nullement l’ingénieur. Ombrageux et facilement irritable, Gaganoff vit dans l’arrivée des cavaliers une nouvelle insulte pour lui: ses ennemis se croyaient donc bien sûrs du succès puisqu’ils avaient même négligé de se munir d’une voiture pour ramener le blessé, le cas échéant! Il mit pied à terre, livide de rage, et sentit que ses mains tremblaient, ce dont il fit l’observation à Maurice Nikolaïévitch. Nicolas Vsévolodovitch le salua, il ne lui rendit point son salut et lui tourna le dos. Le sort consulté sur le choix des armes décida en faveur des pistolets de Kiriloff. Après avoir fixé la barrière, les témoins mirent en place les combattants, puis ordonnèrent aux laquais de se porter à trois cents pas plus loin avec le break et les chevaux. Ensuite on chargea les pistolets et on les remit aux adversaires.


Durant tous ces préparatifs, Maurice Nikolaïévitch était sombre et soucieux. Par contre, Kiriloff avait l’air parfaitement calme et indifférent. Il remplissait les obligations de son mandat avec le soin le plus minutieux, mais sans trahir la moindre inquiétude; la perspective d’un dénouement fatal ne semblait pas l’émouvoir. Nicolas Vsévolodovitch, plus pâle que de coutume, était assez légèrement vêtu: il portait un paletot et un chapeau de castor blanc. Il paraissait très fatigué, fronçait le sourcil de temps à autre, et ne cherchait pas du tout à cacher le sentiment désagréable qu’il éprouvait. Mais de tous le plus remarquable en ce moment était Artémii Pétrovitch, attendu qu’il n’offrait rien de particulier à signaler.

II

Je n’ai pas encore parlé de son extérieur. C’était un homme de trente-trois ans, grand et assez gros, «bien nourri», comme dit le peuple. Il avait le teint blanc, les cheveux blonds et rares; ses traits ne manquaient pas de distinction. Artémii Pétrovitch avait quitté la carrière des armes avec le grade de colonel; s’il eût continué à servir, il est très possible qu’il serait devenu un de nos bons généraux.


La principale cause pour laquelle il avait donné sa démission était l’idée fixe que son nom était déshonoré depuis l’insulte que Nicolas Vsévolodovitch avait faite à son père. Il croyait positivement qu’il ne pouvait plus rester dans l’armée, et que sa présence au régiment était une honte pour ses camarades, quoique aucun d’eux n’eût connaissance du fait. En ce moment, debout à sa place, il était en proie à une inquiétude extrême. Il lui semblait toujours que le duel n’aurait pas lieu, le moindre retard l’exaspérait. Une sensation maladive se manifesta sur son visage lorsque Kiriloff, au lieu de donner le signal du combat, adressa aux deux adversaires la question accoutumée:


– C’est seulement pour la forme; maintenant que les pistolets sont en main et qu’on va commander le feu, une dernière fois voulez-vous vous réconcilier? J’accomplis mon devoir de témoin.


Maurice Nikolaïévitch saisit la balle au bond: jusqu’alors il était resté silencieux, mais, depuis la veille, il s’en voulait de sa condescendance.


– Je m’associe complètement aux paroles de M. Kiriloff… Cette idée qu’on ne peut se réconcilier sur le terrain est un préjugé bon pour les Français… D’ailleurs, il y a longtemps que je voulais le dire, je ne vois point ici de motif à une rencontre… Car toutes les excuses sont offertes, n’est-ce pas?


Il prononça ces mots le visage couvert de rougeur. Il n’avait pas l’habitude de parler aussi longtemps, et il était fort agité.


– Je renouvelle mon offre de présenter toutes les excuses possibles, répondit avec un empressement extraordinaire Nicolas Vsévolodovitch.


– Est-ce que c’est possible? cria Gaganoff furieux (il s’adressait à Maurice Nikolaïévitch et trépignait de colère); – si vous êtes mon témoin et non mon ennemi, Maurice Nikolaïévitch, expliquez à cet homme (il montra avec son pistolet Nicolas Vsévolodovitch) – que de pareilles concessions ne font qu’aggraver l’offense! Il se juge au-dessus de mes insultes!… Sur le terrain même il ne voit aucun déshonneur à refuser un duel avec moi! Pour qui donc me prend-il après cela? je vous le demande. Et vous êtes mon témoin! Vous ne faites que m’irriter pour que je le manque.


De nouveau il frappa du pied, l’écume blanchissait ses lèvres.


– Les pourparlers sont terminés. Attention au commandement! cria de toute sa force Kiriloff. – Un! Deux! Trois!


Au mot trois, Gaganoff et Stavroguine se dirigèrent l’un vers l’autre. Le premier leva aussitôt son pistolet, et, après avoir fait cinq ou six pas, tira. Durant une seconde il s’arrêta, puis, convaincu que son adversaire n’avait pas été atteint, il s’approcha rapidement de la barrière. Nicolas Vsévolodovitch s’avança aussi, leva son pistolet, mais fort haut, et tira presque sans viser. Ensuite il prit son mouchoir dont il entoura le petit doigt de sa main droite. Alors seulement on s’aperçut qu’Artémii Pétrovitch n’avait pas tout à fait manqué son ennemi, mais la balle ayant simplement frôlé les parties molles du doigt sans toucher l’os, il n’en était résulté pour Nicolas Vsévolodovitch qu’une égratignure insignifiante. Kiriloff déclara immédiatement que si les adversaires n’étaient pas satisfaits, le duel allait continuer.


Gaganoff s’adressa à Maurice Nikolaïévitch:


– Je déclare, fit-il d’une voix rauque (les mots avaient peine à sortir de sa gorge desséchée), – que cet homme (ce disant, il montrait encore Stavroguine avec son pistolet) a tiré en l’air exprès… de propos délibéré… C’est une nouvelle offense! Il veut rendre le duel impossible!


– J’ai le droit de tirer comme je veux, pourvu que je me conforme aux règlements, – observa d’un ton ferme Nicolas Vsévolodovitch.


– Non, il ne l’a pas! Faites-le-lui comprendre! cria Gaganoff.


– Je partage tout à fait l’opinion de Nicolas Vsévolodovitch, dit à haute voix Kiriloff.


– Pourquoi m’épargne-t-il? vociféra Artémii Pétrovitch, qui n’avait pas écouté l’ingénieur. – Je méprise sa clémence… Je crache dessus… Je…


– Je vous donne ma parole que je n’ai nullement voulu vous offenser, dit avec impatience Stavroguine, – j’ai tiré en l’air, parce que je ne veux plus tuer personne, pas plus vous qu’un autre; ma résolution n’a rien qui vous soit personnel. Il est vrai que je ne me considère pas comme insulté, et je regrette que cela vous fâche. Mais je ne permets à personne de s’immiscer dans mon droit.


– S’il n’a pas peur de verser le sang, demandez-lui pourquoi il m’a appelé sur le terrain! cria Gaganoff s’adressant comme toujours à Maurice Nikolaïévitch.


Ce fut Kiriloff qui répondit:


– Il fallait bien qu’il vous y appelât! Vous ne vouliez rien entendre, comment donc se serait-il débarrassé de vous?


– Je me bornerai à une observation, dit Maurice Nikolaïévitch qui avait suivi la discussion avec un effort pénible: – si l’un des adversaires déclare d’avance qu’il tirera en l’air, le duel en effet ne peut continuer… pour des raisons délicates et… faciles à comprendre.


– Je n’ai nullement déclaré que je tirerais en l’air chaque fois! cria Stavroguine poussé à bout. – Vous ne savez pas du tout quelles sont mes intentions, et comment je tirerai tout à l’heure… Je n’empêche le duel en aucune façon.


– S’il en est ainsi, la rencontre peut continuer, dit Maurice Nikolaïévitch à Gaganoff.


À la reprise du combat, les mêmes incidents se reproduisirent; la balle de Gaganoff s’égara encore, et celle de Stavroguine passa à une archine au-dessus du chapeau d’Artémii Pétrovitch. Cette fois, pour éviter de nouvelles récriminations, Nicolas Vsévolodovitch, bien que décidé à épargner son adversaire, avait feint de le viser, mais celui-ci ne s’y trompa point:


– Encore! hurla-t-il en grinçant des dents; – n’importe, j’ai été provoqué, et j’entends user des avantages de ma position. Je réclame l’échange d’une troisième balle.


– C’est votre droit, déclara Kiriloff.


Maurice Nikolaïévitch ne dit rien. Les combattants se remirent en place. Quand le signal fut donné, Gaganoff s’avança jusqu’à la barrière et là, c'est-à-dire à douze pas de distance, commença à coucher en joue Stavroguine. Ses mains tremblaient trop pour lui permettre de bien tirer. Nicolas Vsévolodovitch, le pistolet baissé, attendait immobile le feu de son adversaire.


– C’est trop longtemps viser! cria violemment Kiriloff; – tirez! tirez!


Au même instant une détonation retentit, et le chapeau de castor blanc de Nicolas Vsévolodovitch roula à terre. L’ingénieur le ramassa et le tendit à son ami. Le coup n’avait pas été mal dirigé, la coiffe était percée fort près de la tête, il s’en fallait de quatre verchoks que la balle n’eût atteint le crâne. Pendant que Stavroguine examinait son chapeau avec Kiriloff, il semblait avoir oublié Artémii Pétrovitch.


– Tirez, ne retenez pas votre adversaire! cria Maurice Nikolaïévitch excessivement agité.


Nicolas Vsévolodovitch frissonna, il regarda Gaganoff, se détourna, et, cette fois, sans aucune cérémonie, lâcha son coup de pistolet dans le bois. Le duel était fini. Gaganoff resta comme écrasé. Maurice Nikolaïévitch s’approcha de lui et se mit à lui parler; mais Artémii Pétrovitch n’eut pas l’air de comprendre. En s’en allant, Kiriloff ôta son chapeau et salua d’un signe de tête Maurice Nikolaïévitch. Quant à Stavroguine, il ne se piqua plus de courtoisie; après avoir tiré comme je l’ai dit, il ne se retourna même pas vers la barrière, rendit son arme à Kiriloff et se dirigea à grand pas vers l’endroit où se trouvaient les chevaux. Son visage respirait la colère, il gardait le silence, Kiriloff se taisait aussi. Tous deux montèrent à cheval et partirent au galop.

III

Au moment où il approchait de sa demeure, Nicolas Vsévolodovitch interpella Kiriloff avec impatience:


– Pourquoi vous taisez-vous?


– Qu’est-ce qu’il vous faut? répliqua l’ingénieur.


Sa monture se cabrait, et il avait fort à faire pour n’être pas désarçonné.


Stavroguine se contint.


– Je ne voulais pas offenser ce… cet imbécile, et je l’ai encore offensé, dit-il en baissant le ton.


– Oui, vous l’avez encore offensé, répondit Kiriloff; – et, d’ailleurs, ce n’est pas un imbécile.


– J’ai pourtant fait tout ce que j’ai pu.


– Non.


– Qu’est-ce qu’il fallait donc faire?


– Ne pas le provoquer.


– Supporter encore un soufflet?


– Oui.


– Je commence à n’y rien comprendre! reprit avec colère Nicolas Vsévolodovitch, – pourquoi tous attendent-ils de moi ce qu’ils n’attendent pas des autres? Pourquoi souffrirais-je ce que personne ne souffre, et me chargerais-je de fardeaux que personne ne peut supporter?


– Je pensais que vous-même cherchiez ces fardeaux?


– Je les cherche?


– Oui.


– Vous… vous vous en êtes aperçu?


– Oui.


– Cela se remarque donc?


– Oui.


Ils gardèrent le silence pendant une minute. Stavroguine avait l’air très préoccupé.


– Si je n’ai pas tiré sur lui, c’est uniquement parce que je ne voulais pas le tuer; je vous assure que je n’ai pas eu une autre intention, dit Nicolas Vsévolodovitch avec l’empressement inquiet de quelqu’un qui cherche à se justifier.


– Il ne fallait pas l’offenser.


– Comment devais-je faire alors?


– Vous deviez le tuer.


– Vous regrettez que je ne l’aie pas tué?


– Je ne regrette rien. Je croyais que vous vouliez le tuer. Vous ne savez pas ce que vous cherchez.


– Je cherche des fardeaux, fit en riant Stavroguine.


– Puisque vous-même ne vouliez pas verser son sang, pourquoi vous êtes-vous mis dans le cas d’être tué par lui.


– Si je ne l’avais pas provoqué, il m’aurait tué comme un chien.


– Ce n’est pas votre affaire. Il ne vous aurait peut-être pas tué.


– Il m’aurait seulement battu?


– Ce n’est pas votre affaire. Portez votre fardeau. Autrement il n’y a pas de mérite.


– Foin de votre mérite! je ne tiens à en acquérir aux yeux de personne.


– Je croyais le contraire, observa froidement Kiriloff.


Les deux cavaliers entrèrent dans la cour de la maison.


– Voulez-vous venir chez moi? proposa Nicolas Vsévolodovitch.


– Non, je vais rentrer, adieu, dit Kiriloff.


Il descendit de cheval et mit sous son bras la boîte qui contenait ses pistolets.


– Du moins vous n’êtes pas fâché contre moi? reprit Stavroguine qui tendit la main à l’ingénieur.


– Pas du tout! répondit celui-ci en revenant sur ses pas pour serrer la main de son ami. – Si je porte facilement mon fardeau, c’est parce que ma nature s’y prête; la vôtre vous rend peut-être votre charge plus pénible. Il n’y a pas à rougir de cela.


– Je sais que je n’ai pas de caractère, aussi je ne me donne pas pour un homme fort.


– Vous faites bien. Allez boire du thé.


Nicolas Vsévolodovitch rentra chez lui fort troublé.

IV

Fort contente d’apprendre que son fils s’était décidé à faire une promenade à cheval, Barbara Pétrovna avait elle-même donné l’ordre d’atteler, et elle était allée «comme autrefois respirer l’air pur»: telle fut la nouvelle qu’Alexis Égorovitch s’empressa de communiquer à son barine.


– Est-elle sortie seule ou avec Daria Pavlovna? demanda aussitôt Nicolas Vsévolodovitch.


Sa mine se renfrogna lorsque le domestique répondit que Daria Pavlovna se sentant indisposée avait refusé d’accompagner la générale et se trouvait maintenant dans sa chambre.


– Écoute, vieux, commença Stavroguine, comme s’il eût pris une résolution subite, – tiens-toi aux aguets pendant toute cette journée et, si tu t’aperçois qu’elle se rend chez moi, empêche-la d’entrer; dis-lui que d’ici à quelques jours je ne pourrai la recevoir, que je la prie de suspendre ses visites… et que je l’appellerai moi-même quand le moment sera venu, tu entends?


– Je le lui dirai, fit Alexis Égorovitch.


Il baissait les yeux, et son chagrin semblait prouver que cette commission ne lui plaisait guère.


– Mais dans le cas seulement où tu la verrais prête à entrer chez moi.


– Soyez tranquille, il n’y aura pas d’erreur. C’est par mon entremise que ses visites ont eu lieu jusqu’à présent; dans ces occasions, elle s’est toujours adressée à moi.


– Je le sais; mais, je le répète, pas avant qu’elle vienne elle-même. Apporte-moi vite du thé.


Le vieillard venait à peine de sortir quand la porte se rouvrit; sur le seuil se montra Daria Pavlovna. Elle avait le visage pâle, quoique son regard fût calme.


– D’où venez-vous? s’écria Stavroguine.


– J’étais là, et j’attendais pour entrer qu’Alexis Égorovitch vous eût quitté. J’ai entendu ce que vous lui avez dit, et, quand il est sorti tout à l’heure, je me suis dissimulée derrière le ressaut, il ne m’a pas remarquée.


– Depuis longtemps je voulais rompre avec vous, Dacha… en attendant… ce temps-là. Je n’ai pas pu vous recevoir cette nuit, malgré votre lettre. Je voulais moi-même vous répondre, mais je ne sais pas écrire, ajouta-t-il avec une colère mêlée de dégoût.


– J’étais moi-même d’avis qu’il fallait rompre. Barbara Pétrovna soupçonne trop nos relations.


– Libre à elle.


– Il ne faut pas qu’elle s’inquiète. Ainsi maintenant c’est jusqu’à la fin?


– Vous l’attendez donc toujours?


– Oui, je suis certaine qu’elle viendra.


– Dans le monde rien ne finit.


– Ici il y aura une fin. Alors vous m’appellerez, je viendrai. Maintenant, adieu.


– Et quelle sera la fin? demanda en souriant Nicolas Vsévolodovitch.


– Vous n’êtes pas blessé et… vous n’avez pas versé le sang? demanda à son tour la jeune fille sans répondre à la question qui lui était faite.


– Ç’a été bête; je n’ai tué personne, rassurez-vous. Du reste, vous apprendrez tout aujourd’hui même par la voix publique. Je suis un peu souffrant.


– Je m’en vais. Vous ne déclarerez pas votre mariage aujourd’hui! ajouta-t-elle avec hésitation.


– Ni aujourd’hui, ni demain; après-demain, je ne sais pas, peut-être que nous serons tous morts, et ce sera tant mieux. Laissez-moi, laissez-moi enfin.


– Vous ne perdrez pas l’autre… folle?


– Je ne perdrai ni l’une ni l’autre des deux folles, mais celle qui est intelligente, je crois que je la perdrai: je suis si lâche et si vil, Dacha, que peut-être en effet je vous appellerai quand arrivera la «fin», comme vous dites, et malgré votre intelligence vous viendrez. Pourquoi vous perdez-vous vous-même?


– Je sais qu’à la fin je resterai seule avec vous et… j’attends ce moment.


– Mais si alors je ne vous appelle pas, si je vous fuis?


– C’est impossible, vous m’appellerez.


– Il y a dans cette conviction beaucoup de mépris pour moi.


– Vous savez qu’il n’y a pas que du mépris.


– C’est donc qu’il y en a tout de même?


– Je n’ai pas dit cela. Dieu m’en est témoin, je souhaiterais on ne peut plus que vous n’eussiez jamais besoin de moi.


– Une phrase en vaut une autre. De mon côté, je désirerais ne point vous perdre.


– Jamais vous ne pourrez me perdre, et vous-même vous le savez mieux que personne, se hâta de répondre Daria Pavlovna qui mit dans ces paroles une énergie particulière. – Si je ne reste pas avec vous, je me ferai Sœur de la Miséricorde, garde-malade, ou colporteuse d’évangiles. J’y suis bien décidée. Je ne puis pas me marier pour tomber dans la misère, je ne puis pas non plus vivre dans des maisons comme celle-ci. Je ne le veux pas… Vous savez tout.


– Non, je n’ai jamais pu savoir ce que vous voulez; votre sympathie pour moi me paraît ressembler à l’intérêt que certaines vieilles infirmières portent sans motif à tels ou tels malades plutôt qu’aux autres. Ou mieux, vous me rappelez ces vieilles dévotes, habituées à assister aux enterrements, qui manifestent des préférences pour certains cadavres. Pourquoi me regardez-vous d’un air si étrange?


Elle le considéra attentivement.


– Vous êtes fort malade? demanda-t-elle d’un ton affectueux. – Mon Dieu! et cet homme veut se passer de moi!


– Écoutez, Dacha, maintenant je vois toujours des apparitions. Hier, sur le pont, un petit diable m’a offert d’assassiner Lébiadkine et Marie Timoféievna, ce qui trancherait la question de mon mariage légal. Il m’a demandé trois roubles d’arrhes, mais il a laissé clairement entendre que l’opération tout entière ne coûterait pas moins de quinze cents roubles. Voilà un diable qui sait compter! Un teneur de livres! Ha, ha!


– Mais vous êtes bien sûr que c’était une apparition?


– Oh! non, ce n’était pas une apparition! C’était tout bonnement Fedka le forçat, un brigand qui s’est évadé du bagne. Mais là n’est pas la question; que croyez-vous que j’aie fait? Je lui ai donné tout l’argent contenu dans mon porte-monnaie, et il est maintenant persuadé qu’il a reçu de moi des arrhes.


– Vous l’avez rencontré cette nuit, et il vous a fait une pareille proposition? Ne voyez-vous pas qu’ils tendent leurs filets autour de vous?


– Eh bien, qu’ils les tendent! Mais, vous savez, il y a une question que vous avez envie de me faire, je le vois dans vos yeux, dit avec un mauvais sourire Nicolas Vsévolodovitch.


Dacha eut peur.


– Je ne songe à aucune question et je n’ai aucun doute, vous feriez mieux de vous taire! répliqua-t-elle d’une voix inquiète.


– C'est-à-dire que vous sûre que je ne ferai pas marché avec Fedka?


– Oh! mon Dieu! s’écria la jeune fille en frappant ses mains l’une contre l’autre, – pourquoi me tourmentez-vous ainsi?


– Allons, pardonnez-moi mon stupide badinage, sans doute je prends avec eux de mauvaises manières. Vous savez, depuis la nuit dernière j’ai une terrible envie de rire, c’est un besoin d’hilarité prolongée, continuelle; je suis comme bourré de rire… Chut! Ma mère est revenue; je reconnais le bruit de sa voiture.


Dacha prit la main de Nicolas Vsévolodovitch.


– Que Dieu vous garde de votre démon, et… appelez-moi, appelez-moi le plus tôt possible!


– Mon démon, dites-vous! Ce n’est qu’un pauvre petit diablotin scrofuleux, enrhumé, un malchanceux. Eh bien, Dacha, vous n’osez toujours pas me faire votre question?


Elle le regarda avec une expression de douloureux reproche et se dirigea vers la porte.


Un sourire acerbe parut sur les lèvres de Stavroguine.


– Écoutez! cria-t-il. – Si… eh bien, en un mot, si… vous comprenez, allons, si je traitais avec Fedka et qu’ensuite je vous appelasse, viendriez-vous tout de même?


Elle sortit sans se retourner et sans répondre, le visage caché dans ses mains.


Stavroguine resta songeur.


– Elle viendra même après cela! murmura-t-il avec un sentiment de dégoût. – Une garde-malade! Hum!… Du reste, j’en ai peut-être besoin.

CHAPITRE IV TOUT LE MONDE DANS L’ATTENTE.

I

L’histoire du duel ne tarda pas à se répandre dans la société et y produisit une impression tout à l’avantage de Nicolas Vsévolodovitch. Nombre de ses anciens ennemis se déclarèrent hautement en sa faveur. Quelques mots prononcés au sujet de cette affaire par une personne qui jusqu’alors avait réservé son jugement ne contribuèrent pas peu à ce revirement inattendu de l’esprit public. Voici ce qui arriva: le lendemain de la rencontre, toute la ville s’était rendue chez la femme du maréchal de la noblesse, dont on célébrait justement la fête ce jour-là. Dans l’assistance se remarquait Julie Mikhaïlovna venue avec Élisabeth Touchine; la jeune fille était rayonnante de beauté et se montrait fort gaie, ce qui dès l’abord parut très louche à beaucoup de nos dames. Je dois dire que ses fiançailles avec Maurice Nikolaïévitch ne pouvaient plus être mises en doute. En réponse à une question badine d’un général retiré du service, mais encore important, Élisabeth Nikolaïevna déclara elle-même ce soir-là qu’elle était fiancée. Néanmoins pas une de nos dames ne voulait le croire. Toutes persistaient à supposer un roman, une aventure mystérieuse qui aurait eu lieu en Suisse et à laquelle on mêlait obstinément, – je ne sais pourquoi, – Julie Mikhaïlovna. Dès qu’elle entra, tous les regards se portèrent curieusement vers elle. Il est à noter que jusqu’à cette soirée le duel n’était l’objet que de commentaires très discrets: l’événement était très récent; d’ailleurs on ignorait encore les mesures prises par l’autorité. Autant qu’on pouvait le savoir, celle-ci n’avait pas inquiété les deux duellistes. Par exemple, il était de notoriété publique que le lendemain matin Artémii Pétrovitch avait librement regagné son domaine de Doukhovo. Comme de juste, tous attendaient avec impatience que quelqu’un se décidât à aborder ouvertement la grosse question du jour, et l’on comptait surtout pour cela sur le général dont j’ai parlé tout à l’heure.


Ce personnage, un des membres les plus qualifiés de notre club, avait, en effet, l’habitude d’attacher le grelot. C’était là, pour ainsi dire, sa spécialité dans le monde. Le premier il portait au grand jour de la discussion publique les choses dont les autres ne s’entretenaient encore qu’à voix basse.


Dans la circonstance présente le général avait une compétence particulière. Il était parent éloigné d’Artémii Pétrovitch, quoiqu’il fût en querelle et même en procès avec lui; de plus, il avait eu lui-même deux affaires d’honneur dans sa jeunesse, et l’un de ces duels lui avait valu d’être envoyé comme simple soldat au Caucase. Quelqu’un vint à parler de Barbara Pétrovna qui, depuis deux jours, s’était remise à sortir, et à ce propos vanta son magnifique attelage provenant du haras des Stavroguine. Sur quoi le général observa brusquement qu’il avait rencontré dans la journée «le jeune Stavroguine» à cheval… Un vif mouvement d’attention se produisit aussitôt dans l’assistance. Le général poursuivit en tournant entre ses doigts une tabatière en or qui lui avait été donnée par le Tzar:


– Je regrette de ne pas m’être trouvé ici il y a quelques années… j’étais alors à Karlsbad… Hum. Ce jeune homme m’intéresse fort, j’ai tant entendu parler de lui à cette époque… Hum. Est-il vrai qu’il soit fou? Quelqu’un l’a dit alors. L’autre jour on me racontait qu’outragé devant sa cousine par un étudiant, il s’était fourré sous la table, et, hier, Stépan Vysotzky m’apprend que Stavroguine s’est battu en duel avec ce… Gaganoff. Il a galamment risqué sa vie, paraît-il, à seule fin de mettre un terme aux persécutions de cet enragé. Hum. C’était dans les mœurs de la garde il y a cinquante ans. Il fréquente ici chez quelqu’un?


Le général se tut comme s’il eût attendu une réponse.


– Quoi de plus simple? répliqua soudain en élevant la voix Julie Mikhaïlovna qui était vexée de voir tous les yeux se tourner vers elle comme par l’effet d’un mot d’ordre. – Peut-on s’étonner que Stavroguine se soit battu avec Gaganoff et qu’il ait dédaigné l’injure de l’étudiant? Il ne pouvait pas appeler sur le terrain un homme qui avait été son serf!


L’idée était claire et simple, mais personne n’y avait encore songé. Ces paroles eurent un grand retentissement et retournèrent l’opinion de fond en comble. Les scandales, les commérages passèrent dès lors à l’arrière-plan. Nicolas Vsévolodovitch apparut comme un homme que l’on avait méconnu et qui possédait une sévérité de principes presque idéale. Mortellement outragé par un étudiant, c'est-à-dire par un individu qui avait reçu de l’éducation et qui était émancipé du servage, il méprisait l’offense, parce que l’offenseur était un de ses anciens serfs. La société frivole tient en mésestime l’homme qui se laisse souffleter impunément: il bravait les préjugés d’un monde peu éclairé.


On se rappela les relations de Nicolas Vsévolodovitch avec le comte K…, et l’on en conclut fort légèrement qu’il était fiancé à une des filles de ce haut fonctionnaire. Quant à sa prétendue intrigue en Suisse avec Élisabeth Nikolaïevna, les dames elles-mêmes cessèrent d’en parler. Prascovie Ivanovna et sa fille venaient enfin de se mettre en règle avec l’étiquette provinciale: elles avaient fait leurs visites. Tout le monde trouvait que mademoiselle Touchine était une jeune fille des plus ordinaires qui profitait seulement de ses nerfs malades pour se rendre intéressante. Sa syncope, le jour de l’arrivée de Nicolas Vsévolodovitch, n’était plus attribuée maintenant qu’à la frayeur que la brutale conduite de l’étudiant avait dû lui causer. On exagérait même le prosaïsme des circonstances qu’on s’était plu d’abord à présenter sous des couleurs si fantastiques. De la boiteuse il n’était plus du tout question, un détail si insignifiant ne valait pas la peine qu’on en parlât. «Et quand il y aurait cent boiteuses? Qui est-ce qui n’a pas été jeune?» On s’étendait sur le respect de Nicolas Vsévolodovitch pour sa mère, on s’ingéniait à lui découvrir différentes vertus, on vantait l’instruction qu’il avait acquise par quatre années d’études dans les universités allemandes. La manière d’agir d’Artémii Pétrovitch était unanimement considérée comme un manque de tact, et tous s’accordaient à reconnaître chez Julie Mikhaïlovna une pénétration remarquable.


Aussi, lorsque enfin Nicolas Vsévolodovitch se montra, on l’accueillit de l’air le plus naïvement sérieux, et il put lire dans tous les yeux avec quelle impatience il était attendu. Il n’ouvrit pas la bouche, et son silence le servit mieux que ne l’eussent fait les plus belles paroles. En un mot, tout lui réussit, il fut à la mode. En province, si quelqu’un est allé une fois dans le monde, il est forcé d’y retourner. Nicolas Vsévolodovitch se prêta scrupuleusement à tout ce que les convenances exigeaient de lui. On ne le trouva pas gai: «C’est un homme qui a souffert», dit-on, «un homme qui n’est pas ce que sont les autres, il a beaucoup à penser.» On allait maintenant jusqu’à lui savoir gré de cette humeur fière et hautaine qui lui avait fait tant d’ennemis quatre ans auparavant.


Barbara Pétrovna était radieuse. Je ne puis dire si elle regrettait beaucoup l’évanouissement de ses rêves au sujet d’Élisabeth Nikolaïevna. Ici sans doute lui vint en aide l’orgueil familial. Chose étrange, Barbara Pétrovna croyait fermement que Nicolas, en effet, «avait choisi» chez le comte K…, et le plus singulier, c’est qu’elle croyait à cela, comme tout le monde, sur la foi des bruits parvenus à ses oreilles; elle-même n’osait adresser aucune question directe à Nicolas Vsévolodovitch. Deux ou trois fois pourtant la curiosité l’emporta sur la crainte, et la mère, d’un ton enjoué, reprocha à son fils de faire le cachottier avec elle. Le jeune homme sourit et continua à se taire. Son silence fut interprété comme une réponse affirmative. Eh bien, avec tout cela, Barbara Pétrovna n’oubliait jamais la boiteuse: alors même qu’elle rêvait au prochain mariage de son fils avec une des filles du comte K…, la pensée de Marie Timoféievna pesait toujours sur son cœur comme une pierre, comme un cauchemar, et l’inquiétait étrangement pour l’avenir.


Inutile de dire que la générale Stavroguine avait retrouvé dans la société la considération et les égards respectueux auxquels elle était accoutumée autrefois, mais elle ne profitait guère de cet avantage, allant fort peu dans le monde. Elle fit cependant une visite solennelle à la gouvernante. Naturellement personne n’avait été plus ravi que Barbara Pétrovna du langage tenu par Julie Mikhaïlovna chez la maréchale de la noblesse: ces paroles avaient ôté de son cœur un gros chagrin et tranché du coup plusieurs des questions qui la tourmentaient si fort depuis ce malheureux dimanche. «Je ne comprenais pas cette femme!» décida-t-elle, et, franchement, avec sa spontanéité ordinaire, elle déclara à Julie Mikhaïlovna qu’elle était venue la remercier. La gouvernante fut flattée, mais se tint sur la réserve. Elle commençait à avoir le sentiment de son importance peut-être même l’avait-elle déjà un peu trop. Par exemple, elle observa, dans le cours de la conversation, qu’elle n’avait jamais entendu parler du mérite scientifique de Stépan Trophimovitch.


– Sans doute je reçois le jeune Verkhovensky et je m’intéresse à lui. Il est étourdi, mais on peut passer cela à son âge; d’ailleurs il possède un solide savoir, et, après tout, ce n’est pas un critique fourbu.


Barbara Pétrovna se hâta de répondre que Stépan Trophimovitch n’avait jamais été critique, et qu’au contraire il avait passé toute sa vie chez elle. Dans la première partie de sa carrière, des circonstances «trop connues de tout le monde» avaient appelé l’attention sur lui, et il s’était signalé dans ces derniers temps par des travaux sur l’histoire de l’Espagne. À présent, il se proposait d’écrire quelque chose sur la situation actuelle des universités allemandes, il songeait aussi à faire un article sur la Madone de Dresde. Bref, Barbara Pétrovna ne négligea rien pour relever Stépan Trophimovitch aux yeux de la gouvernante.


– Sur la Madone de Dresde? Il s’agit de la Madame Sixtine? Chère Barbara Pétrovna, j’ai passé deux heures devant cette toile, et je suis partie désenchantée. Je n’y ai rien compris, et j’étais stupéfaite. Karmazinoff dit aussi qu’il est difficile d’y comprendre quelque chose. À présent tous, Russes et Anglais, déclarent ne rien trouver dans ce tableau si admiré de l’ancienne génération.


– C’est une nouvelle mode, alors?


– Je pense qu’il ne faut pas faire fi de notre jeunesse. On crie qu’elle est communiste, mais, à mon avis, on doit l’entourer d’égards et de sympathie. À présent, je lis tout, je reçois tous les journaux, je vois tout ce qui s’écrit sur l’organisation de la commune, les sciences naturelles et le reste, parce qu’il faut enfin savoir où l’on vit et à qui l’on a affaire. On ne peut passer toute sa vie dans les hautes régions de la fantaisie. Je me suis fait une règle d’être aimable avec les jeunes gens pour les arrêter sur la pente du précipice. Croyez-le, Barbara Pétrovna, c’est nous, la société, qui pouvons seul, par notre bienfaisante influence et notamment par des procédés gracieux, les retenir au bord de l’abîme où les pousse l’intolérance de toutes ces vieilles perruques. Du reste, je suis bien aise que vous m’ayez parlé de Stépan Trophimovitch. Vous m’avez donné une idée: il pourra prendre part à notre séance littéraire. J’organise, vous savez, une fête par souscription au profit des institutrices pauvres de notre province. Elles sont dispersées dans toute la Russie; on en compte jusqu’à six qui sont originaire de ce district; il y a en outre deux télégraphistes, deux étudiantes en médecine et plusieurs qui voudraient aussi étudier, mais qui n’en ont pas le moyen. Le sort de la femme russe est terrible, Barbara Pétrovna! On fait maintenant de cela une question universitaire, et même le conseil de l’Empire s’en est occupé dans une de ses séances. Dans notre étrange Russie on peut faire tout ce que l’on veut. Aussi, je le répète, si la société voulait, elle pourrait, rien que par des gentillesses et des procédés aimables, diriger dans la bonne voie ce grand mouvement des esprits. Oh! mon Dieu, sont-ce les personnalités éclairées qui nous manquent? Assurément non, mais elles sont isolées. Unissons-nous donc, et nous serons plus forts. En un mot, j’aurai d’abord une matinée littéraire, puis un léger déjeuner et le soir un bal. Nous voulions commencer la soirée par des tableaux vivants, mais il paraît que cela entraînerait beaucoup de frais; aussi, pour le public, il y aura un ou deux quadrilles dansés par des masques qui auront des costumes de caractère et représenteront certaines tendances de la littérature. C’est Karmazinoff qui a suggéré l’idée de ce divertissement; il m’est d’un grand secours. Vous savez, il nous lira sa dernière production que personne ne connaît encore. Il dépose la plume et renonce désormais à écrire; cet article est son adieu au public. Une petite chose charmante intitulée «Merci ». Un titre français, mais il trouve cela plus piquant et même plus fin. Je suis aussi de cet avis, et c’est même sur mon conseil qu’il s’est décidé en faveur de ce titre. Stépan Trophimovitch pourrait aussi, je pense, faire une lecture, s’il a quelque chose de court et… qui ne soit pas trop scientifique. Pierre Stépanovitch prendra part également, je crois, à la matinée littéraire, et nous aurons peut-être encore un autre lecteur. Pierre Stépanovitch passera chez vous pour vous communiquer le programme; ou plutôt, si vous voulez bien le permettre, je vous l’apporterai moi-même.


– De mon côté, je vous demande la permission de m’inscrire sur votre liste. Je ferai part de votre désir à Stépan Trophimovitch, et je tâcherai d’obtenir son consentement.


Barbara Pétrovna revint chez elle définitivement enchantée de Julie Mikhaïlovna et – je ne sais pourquoi – très fâchée contre Stépan Trophimovitch.


– Je suis amoureuse d’elle, je ne comprends pas comment j’ai pu me tromper ainsi sur cette femme, dit-elle à son fils et à Pierre Stépanovitch qui vint dans la soirée.


– Il faut pourtant vous réconcilier avec le vieux, conseilla Pierre Stépanovitch, – il est au désespoir. Sa disgrâce est complète. Hier il a rencontré votre voiture, il a salué, et vous vous êtes détournée. Vous savez, nous allons le produire, j’ai certaines vues sur lui, et il peut encore être utile.


– Oh! Il lira.


– Je ne parle pas seulement de cela. Mais je voulais justement passer chez lui aujourd’hui. Ainsi je lui ferai la commission?


– Si vous voulez. Je ne sais pas, du reste, comment vous arrangerez cela, dit Barbara Pétrovna avec hésitation. – Je comptais m’expliquer moi-même avec lui, je voulais lui fixer un rendez-vous, ajouta-t-elle, et son visage se renfrogna.


– Ce n’est pas la peine de lui donner un rendez-vous. Je lui dirai la chose tout bonnement.


– Soit, dites-la-lui. Mais ne manquez pas de lui dire aussi que je le verrai certainement un de ces jours.


Pierre Stépanovitch sortit en souriant. Autant que je me souviens, il était alors d’une humeur massacrante, et presque personne n’était à l’abri de ses boutades. Chose étrange, tout le monde les lui pardonnait, bien qu’elles passassent souvent toutes les bornes. L’idée s’était généralement répandue qu’il ne fallait pas le juger comme on aurait jugé un autre. Je noterai que le duel de Nicolas Vsévolodovitch l’avait mis dans une colère extrême. Cet événement fut pour lui une surprise, et il devint vert quand on le lui raconta. C’était peut-être son amour-propre qui souffrait: il n’avait appris l’affaire que le lendemain, alors qu’elle était déjà connue de toute la ville.


– Vous n’aviez pas le droit de vous battre, dit-il tout bas à Stavroguine qu’il aperçut par hasard au club cinq jours après. Il est à remarquer que durant tout ce temps ils ne s’étaient rencontrés nulle part, quoique Pierre Stépanovitch fût venu presque chaque jour chez Barbara Pétrovna.


Nicolas Vsévolodovitch le regarda silencieusement et d’un air distrait, comme s’il n’eût pas compris de quoi il s’agissait, mais il ne s’arrêta point et passa dans la grande salle pour se rendre au buffet.


Pierre Stépanovitch s’élança à sa suite et, comme par distraction, lui saisit l’épaule:


– Vous êtes allé aussi chez Chatoff… vous voulez rendre public votre mariage avec Marie Timoféievna.


Nicolas Vsévolodovitch se dégagea par un mouvement brusque, et, le visage menaçant, se retourna soudain vers Pierre Stépanovitch. Celui-ci le considéra en souriant d’une façon étrange. Cette scène ne dura qu’un instant. Stavroguine s’éloigna.

II

En sortant de chez Barbara Pétrovna, Pierre Stépanovitch alla aussitôt voir le «vieux». S’il se pressait tant, c’était uniquement parce qu’il avait hâte de se venger d’une injure que j’ignorais encore. Dans leur dernière entrevue qui remontait au jeudi précédent, le père et le fils s’étaient pris de querelle. Après avoir lui-même entamé la dispute, Stépan Trophimovitch la termina en s’armant d’un bâton pour mettre Pierre Stépanovitch à la porte. Il m’avait caché ce fait, mais au moment où Pétroucha entra avec son sourire présomptueux et son regard fureteur, Stépan Trophimovitch me fit signe de ne pas quitter la chambre. Je fus ainsi édifié sur leurs véritables relations, car j’assistai à tout l’entretien qu’ils eurent ensemble.


Stépan Trophimovitch était assis sur une couchette. Depuis la dernière visite de son fils, il avait maigri et jauni. Pierre Stépanovitch s’assit le plus familièrement du monde à côté de lui, croisa ses jambes à la turque sans la moindre cérémonie, et prit sur la couchette beaucoup plus de place qu’il n’aurait dû en occuper, s’il eût eu quelque souci de ne point gêner son père. Celui-ci ne dit rien et se rangea d’un air digne.


Un livre était ouvert sur la table. C’était le roman Que faire? Hélas! je dois avouer une étrange faiblesse de notre ami. L’idée qu’il devait sortir de sa retraite et livrer une suprême bataille séduisait de plus en plus son imagination. Je devinais pourquoi il s’était procuré l’ouvrage de Tchernychevsky: prévoyant les violentes protestations que son langage ne manquerait pas de soulever parmi les nihilistes, il étudiait leur catéchisme pour pouvoir en faire devant elle une triomphante réfutation. Oh! que ce livre le désolait! Parfois il le jetait avec désespoir, se levait vivement et arpentait la chambre en proie à une sorte d’exaltation:


– Je reconnais que l’idée fondamentale de l’auteur est vraie, me disait-il fiévreusement, – mais voilà ce qu’il y a de plus terrible! Cette idée nous appartient, c’est nous qui les premiers l’avons semée et fait éclore; – d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils auraient pu dire de nouveau, après nous? Mais, mon Dieu, comme tout cela est altéré, faussé, gâté! s’écriait-il en frappant avec ses doigts sur le livre. – Était-ce à de pareilles conclusions que nous voulions aboutir? Qui peut reconnaître là l’idée primitive?


Pierre Stépanovitch prit le volume et en lut le titre.


– Tu t’éclaires? fit-il avec un sourire. – Il est plus que temps. Si tu veux, je t’apporterai mieux que cela.


Stépan Trophimovitch resta silencieux et digne. Je m’assis dans un coin sur un divan.


Pierre Stépanovitch s’empressa de faire connaître l’objet de sa visite. Naturellement, Stépan Trophimovitch l’apprit avec une stupéfaction extrême. Pendant que son fils parlait, la frayeur et l’indignation se partageaient son âme.


– Et cette Julie Mikhaïlovna compte que j’irai lire chez elle!


– C'est-à-dire qu’elle n’a aucun besoin de toi. Au contraire, elle n’agit ainsi que par amabilité à ton égard et pour faire une lèche à Barbara Pétrovna. Mais il est clair que tu n’oseras pas refuser. D’ailleurs toi-même, je pense, tu ne demandes pas mieux que de faire cette lecture, ajouta en souriant Pierre Stépanovitch, – vous autres vieux, vous avez tous un amour-propre d’enfer. Pourtant, écoute, il ne faut pas que ce soit trop ennuyeux. Tu t’occupes de l’histoire de l’Espagne, n’est-ce pas? L’avant-veille tu me montreras la chose, j’y jetterai un coup d’œil. Autrement, tu endormiras ton auditoire.


La grossièreté de ces observations était évidemment préméditée. Pierre Stépanovitch avait l’air de croire qu’il était impossible de parler plus poliment quand on s’adressait à Stépan Trophimovitch. Celui-ci feignait toujours de ne point remarquer les insolences de son fils, mais il était de plus en plus agité par les nouvelles qu’il venait d’apprendre.


– Et c’est elle, elle-même, qui me fait dire cela par… vous? demanda-t-il en pâlissant.


– C'est-à-dire, vois-tu? elle veut te donner un rendez-vous pour avoir une explication avec toi, c’est un reste de vos habitudes sentimentales. Tu as coqueté avec elle pendant vingt ans, et tu l’as accoutumée aux procédés les plus ridicules. Mais sois tranquille, maintenant ce n’est plus cela du tout; elle-même répète sans cesse que maintenant seulement elle commence à «voir clair». Je lui ai nettement fait comprendre que toute votre amitié n’était qu’un mutuel épanchement d’eau sale. Elle m’a raconté beaucoup de choses, mon ami; fi! quel emploi de laquais tu as rempli pendant tout ce temps. J’en ai même rougi pour toi.


– J’ai rempli un emploi de laquais?


– Pire que cela. Tu as été un parasite, c'est-à-dire un laquais bénévole. Nous sommes paresseux, mais si nous n’aimons pas le travail, nous aimons bien l’argent. À présent elle-même comprend tout cela; du moins elle m’en a terriblement raconté sur toi. Ce que j’ai ri, mon cher, en lisant les lettres que tu lui écrivais! C’est vilain sans doute. Mais c’est que vous êtes si corrompus, si corrompus! Il y a dans l’aumône quelque chose qui déprave à tout jamais, – tu en es un frappant exemple!


– Elle t’a montré mes lettres!


– Toutes. Sans cela, comment donc les aurais-je lues? Oh! combien de papier tu as noirci! Je crois que j’ai bien vu là plus de deux mille lettres… Mais sais-tu, vieux? Je pense qu’il y a eu un moment où elle t’aurait volontiers épousé. Tu as fort bêtement laissé échapper l’occasion! Sans doute je parle en me plaçant à ton point de vue, mais après tout cela eût encore mieux valu que de consentir pour de l’argent à épouser les «péchés d’autrui».


– Pour de l’argent! Elle-même dit que c’était pour de l’argent! fit douloureusement Stépan Trophimovitch.


– Et pour quoi donc aurait-ce été? En lui disant cela, je t’ai défendu, car tu n’as pas d’autre excuse. Elle a compris elle-même qu’il te fallait de l’argent comme à tout le monde, et qu’à ce point de vue, dame! tu avais raison. Je lui ai prouvé clair comme deux et deux font quatre, que vos relations étaient de part et d’autre fondées exclusivement sur l’intérêt: tu avais en elle une capitaliste, et elle avait en toi un bouffon sentimental. Du reste, ce n’est pas pour l’argent qu’elle est fâchée, quoique tu l’aies effrontément exploitée. Si elle t’en veut, c’est seulement parce que vingt années durant elle a cru en toi, parce que tu l’as prise au piège de ta prétendue noblesse et fait mentir pendant si longtemps. Elle n’avouera jamais qu’elle-même ait menti, mais tu n’en seras pas plus blanc, au contraire…Comment n’as-tu pas prévu qu’un jour ou l’autre il te faudrait régler tes comptes? Tu n’étais pourtant pas sans quelque intelligence autrefois. Je lui ai conseillé hier de te mettre dans un hospice, sois tranquille, dans un établissement convenable, cela n’aura rien de blessant; je crois qu’elle s’y décidera. Tu te rappelles ta dernière lettre, celle que tu m’as écrite il y a trois semaines, quand j’étais dans le gouvernement de Kh…?


Stépan Trophimovitch se leva brusquement.


– Est-il possible que tu la lui aies montrée? demanda-t-il épouvanté.


– Comment donc! certainement; je n’ai rien eu de plus pressé. C’est la lettre où tu m’informes qu’elle t’exploite et qu’elle est jalouse de ton talent; tu parles aussi là des «péchés d’autrui». À propos, mon ami, quel amour-propre tu as pourtant! J’ai joliment ri. En général, tes lettres sont fort ennuyeuses, tu as un style terrible; souvent je m’abstenais de les lire, il y en a encore une qui traîne chez moi et que je n’ai pas décachetée; je te l’enverrai demain. Mais celle-là, la dernière, c’est le comble de la perfection! Comme j’ai ri! comme j’ai ri!


– Scélérat! monstre! vociféra le père.


– Ah! diable, avec toi il n’y a pas moyen de causer. Écoute, tu vas encore te fâcher comme jeudi dernier?


Stépan Trophimovitch se redressa d’un air menaçant:


– Comment oses-tu me tenir un pareil langage?


– Que reproches-tu à mon langage? N’est-il pas simple et clair?


– Mais dis-moi donc enfin, monstre, si tu es ou non mon fils?


– Tu dois savoir cela mieux que moi. Il est vrai que sur ce point tout père est porté à s’aveugler…


– Tais-toi! tais-toi! interrompit tout tremblant Stépan Trophimovitch.


– Vois-tu, tu cries et tu m’invectives, comme jeudi dernier tu as voulu lever ta canne, mais j’ai découvert alors un document. Par curiosité, j’ai passé toute la soirée à fouiller dans la malle. À la vérité, il n’y a rien de précis, tu peux te tranquilliser. C’est seulement une lettre de ma mère à ce Polonais. Mais à en juger par son caractère…


– Encore un mot, et je te donne un soufflet.


– Voilà les gens! observa Pierre Stépanovitch en s’adressant tout à coup à moi. – Vous voyez, ce sont là les rapports que nous avons ensemble depuis jeudi. Je suis bien aise qu’aujourd’hui, du moins, vous soyez ici, vous pourrez juger en connaissance de cause. D’abord il y a un fait: il me reproche la manière dont je parle de ma mère, mais n’est-ce pas lui qui m’a poussé à cela? À Pétersbourg, quand j’étais encore au gymnase, ne me réveillait-il pas deux fois par nuit pour m’embrasser en pleurant comme une femme et me raconter quoi? des anecdotes graveleuses sur le compte de ma mère. Il est le premier par qui je les ai apprises.


– Oh! je parlais de cela alors dans un sens élevé! Oh! tu ne m’as pas compris, pas du tout!


– Mais tu en disais beaucoup plus que je n’en dis, conviens-en. Vois-tu, si tu veux, cela m’est égal. Je me place à ton point de vue; quant à ma manière de voir, sois tranquille: je n’accuse pas ma mère; que je sois ton fils ou le fils du Polonais, peu m’importe. Ce n’est pas ma faute si vous avez fait un si sot ménage à Berlin, mais pouvait-on attendre autre chose de vous? Eh bien, n’êtes-vous pas des gens ridicules, après tout? Et ne t’est-il pas égal que je sois ou non ton fils? Écoutez, continua-t-il en s’adressant de nouveau à moi, – depuis que j’existe, il n’a pas dépensé un rouble pour moi; jusqu’à l’âge de seize ans, j’ai vécu sans le connaître; plus tard, il a ici dilapidé mon avoir; et maintenant il proteste qu’il m’a toujours porté dans son cœur, il joue devant moi la comédie de l’amour paternel. Mais je ne suis pas Barbara Pétrovna pour donner dans de pareils godans!


Il se leva et prit son chapeau.


– Je te maudis! fit en étendant la main au-dessus de son fils Stépan Trophimovitch pâle comme la mort.


– Peut-on être aussi bête que cela! reprit d’un air étonné Pierre Stépanovitch; – allons, adieu, vieux, je ne viendrai plus jamais chez toi. Quant à ton article, n’oublie pas de me l’envoyer au préalable, et tâche, si faire se peut, d’éviter les fadaises: des faits, des faits, des faits, mais surtout sois bref. Adieu.

III

Pierre Stépanovitch avait en effet certaines vues sur son père. Je crois qu’il voulait le pousser à bout et l’amener ainsi à faire quelque scandale. Il avait besoin de cela pour les buts qu’il poursuivait et dont il sera parlé plus loin. Parmi les autres personnages que Pierre Stépanovitch entendait faire servir, à leur insu, au succès de ses combinaisons, il y en avait un sur qui il comptait particulièrement: c’était M. Von Lembke lui-même.


André Antonovitch Von Lembke appartenait à cette bienheureuse race germanique qui fournit tant d’employés à la Russie. Quoique assez médiocrement apparenté (un de ses oncles était lieutenant-colonel du génie et un autre boulanger), il eut la chance de faire son éducation dans une de ces écoles aristocratiques dont l’accès n’est ouvert qu’aux jeunes gens issus de familles riches ou possédant des relations influentes. Presque aussitôt après avoir terminé leurs études, les élèves de cet établissement obtenaient, dans le service public, des emplois relativement considérables. André Antonovitch ne brilla point par ses succès scolaires, mais il était d’un caractère gai, et il se fit aimer de tous ses camarades. Dans les classes supérieures où bon nombre de jeunes gens ont coutume de discuter si ardemment les grosses questions du jour, notre futur gouverneur continua à s’adonner aux plus innocentes farces d’écolier. Il amusait tout le monde par des facéties plus cyniques, il est vrai, que spirituelles. En classe, quand le professeur lui adressait une question, il se mouchait d’une façon étonnante, ce qui faisait rire tous les élèves et le professeur lui-même. Au dortoir, il représentait, au milieu des applaudissements universels, quelque tableau vivant d’un genre fort risqué. Parfois il exécutait sur le piano, rien qu’avec son nez, l’ouverture de Fra Diavolo, et il s’en tirait assez habilement. Pendant sa dernière année de lycée, il se mit à composer des vers russes. Quant à sa langue maternelle, Von Lembke, comme beaucoup de ses congénères, n’en avait qu’une connaissance fort imparfaite.


Au service, où il eut toujours pour chefs des Allemands, il franchit assez vite les premiers échelons de la hiérarchie bureaucratique. Du reste, à ses débuts, le jeune employé n’était guère ambitieux: il ne rêvait qu’une petite situation officielle bien sûre et comportant quelques profits indirects. Dans les loisirs que lui laissaient ses fonctions, il fabriquait divers ouvrages en papier d’un travail fort ingénieux: tantôt une salle de spectacle, tantôt une gare de chemin de fer, etc. Il lui arriva aussi d’écrire une nouvelle et de l’envoyer à une revue pétersbourgeoise, mais elle ne fut pas insérée.


Il était parvenu à l’âge de trente-huit ans lorsque sa bonne mine et sa belle prestance séduisirent Julie Mikhaïlovna qui avait déjà giflé la quarantaine. À partir de ce moment, la fortune d’André Antonovitch prit un rapide essor. Outre une dot évaluée, suivant l’ancienne estimation, à deux cents âmes, Julie Mikhaïlovna apportait à son mari une protection puissante. Von Lembke sentit qu’à présent l’ambition lui était permise. Peu après son mariage, il reçut plusieurs distinctions honorifiques, puis fut nommé gouverneur de notre province.


Dès son arrivée chez nous, Julie Mikhaïlovna s’efforça d’agir sur son époux. Selon elle, ce n’était pas un homme sans moyens: il savait se présenter, faire figure, écouter d’un air profond et garder un silence plein de dignité; bien plus, il pouvait au besoin prononcer un discours, possédait quelques bribes d’idées, et avait acquis ce léger vernis de libéralisme indispensable à un administrateur moderne. Mais ce qui désolait la gouvernante, c’était de trouver chez son mari si peu de ressort et d’initiative: maintenant qu’il était arrivé, il ne semblait plus éprouver que le besoin du repos. Tandis qu’elle voulait lui infuser son ambition, il s’amusait à confectionner avec du papier un intérieur de temple protestant: le pasteur était en chaire, les fidèles l’écoutaient les mains jointes, une dame s’essuyait les yeux, un vieillard se mouchait, etc. Julie Mikhaïlovna n’eut pas plutôt appris l’existence de ce joli travail qu’elle s’empressa de le confisquer et de le serrer dans un meuble de son appartement. Pour dédommager Von Lembke, elle lui permit d’écrire un roman, à condition qu’il s’adonnerait en secret à cette occupation littéraire. Dès lors la gouvernante ne compta plus que sur elle-même pour imprimer une direction à la province. Quoique la mesure fît défaut à son imagination échauffée par un célibat trop prolongé, tout alla bien durant les deux ou trois premiers mois, mais, avec l’apparition de Pierre Stépanovitch, les choses changèrent de face.


Le fait est que tout d’abord le jeune Verkhovensky se montra fort irrespectueux à l’égard d’André Antonovitch et prit avec lui les libertés les plus étranges; Julie Mikhaïlovna, toujours si jalouse du prestige de son mari, ne voulait pas remarquer cela, ou du moins n’y attachait pas d’importance. Elle avait fait du nouveau venu son favori; il mangeait et buvait dans la maison, on pouvait presque dire qu’il y couchait. André Antonovitch essayait de se défendre, mais sans succès; c’était en vain que, devant le monde, il appelait Verkhovensky «jeune homme», et lui frappait sur l’épaule d’un air protecteur: Pierre Stépanovitch semblait toujours se moquer de Son Excellence, même quand il affectait de parler sérieusement, et il lui tenait en public les propos les plus extraordinaires. Un jour, Von Lembke, en rentrant chez lui, trouva le jeune homme endormi sur un divan dans son cabinet où il avait pénétré sans se faire annoncer. Pierre Stépanovitch expliqua qu’il était venu voir le gouverneur et que, celui-ci étant absent, il avait «profité de l’occasion pour faire un petit somme». Von Lembke, blessé, se plaignit de nouveau à sa femme; celle-ci railla la susceptibilité de son mari et observa malignement que sans doute lui-même ne savait pas se tenir sur un pied convenable; «Du moins avec moi», dit-elle, «ce garçon ne se permet jamais de familiarités; c’est du reste une nature franche et naïve à qui manque seulement l’usage du monde.» Von Lembke fit la moue. Cette fois Julie Mikhaïlovna réconcilia les deux hommes. Pierre Stépanovitch ne s’excusa point et se tira d’affaire par une grossière plaisanterie qui aurait pu passer pour une nouvelle insulte, mais qu’on voulut bien considérer comme l’expression d’un regret. Par malheur, André Antonovitch avait dès le début donné barre sur lui; il avait commis la faute de confier son roman à Pierre Stépanovitch peu de jours après avoir fait la connaissance de ce dernier qu’il prenait pour un esprit poétique. Von Lembke, depuis longtemps désireux d’avoir un auditeur, s’était empressé de lui lire un soir deux chapitres de son ouvrage. Le jeune homme écouta sans cacher son ennui, bâilla impoliment et ne loua pas une seule fois l’écrivain, mais, au moment de se retirer, il demanda la permission d’emporter le manuscrit, voulant, dit-il, le lire chez lui à tête reposée pour pouvoir s’en faire une idée plus exacte. Von Lembke y consentit. Depuis lors, bien que les visites de Pierre Stépanovitch fussent quotidiennes, il oubliait toujours de rapporter le roman et se contentait de rire quand on lui en demandait des nouvelles; à la fin il déclara l’avoir perdu dans la rue le jour même où le gouverneur le lui avait prêté. En apprenant cela, Julie Mikhaïlovna se fâcha sérieusement contre son mari.


– Est-ce que tu ne lui as pas aussi laissé emporter ton temple en papier? fit-elle avec une sorte d’inquiétude.


Von Lembke commença à devenir soucieux, ce qui nuisait à sa santé et lui était défendu par les médecins. Outre que, comme administrateur, il avait de graves sujets de préoccupation, ainsi que nous le verrons plus loin, – comme homme privé, il souffrait cruellement: en épousant Julie Mikhaïlovna, il n’avait pas prévu que la discorde pût jamais régner dans son intérieur, et il se sentait incapable de tenir tête aux orages domestiques. Sa femme s’expliqua enfin franchement avec lui.


– Tu ne peux pas te fâcher pour cela, dit-elle, – parce que tu es trois fois plus raisonnable que lui et infiniment plus haut placé sur l’échelle sociale. Ce jeune homme a conservé beaucoup de l’ancien bousingot, et, à mon avis, sa façon d’agir est une simple gaminerie; mais c’est peu à peu et non tout d’un coup que nous le corrigerons. Nous devons traiter notre jeunesse avec bienveillance; je la prends par les procédés aimables et je la retiens sur le penchant de l’abîme.


– Mais il dit le diable sait quoi, répliqua Von Lembke. – Je ne puis rester impassible, lorsque devant les gens et en ma présence il déclare que le gouvernement encourage l’ivrognerie exprès pour abrutir le peuple et l’empêcher de se soulever. Représente-toi mon rôle quand je suis forcé d’entendre publiquement tenir ce langage.


En parlant ainsi, le gouverneur songeait à une conversation qu’il avait eue récemment avec Pierre Stépanovitch. Depuis 1859, Von Lembke, mû, non par une curiosité d’amateur, mais par un intérêt politique, avait recueilli toutes les proclamations lancées par les révolutionnaires russes tant chez nous qu’à l’étranger. Il s’avisa de montrer cette collection à Pierre Stépanovitch, dans l’espoir naïf de le désarmer par son libéralisme. Devinant la pensée d’André Antonovitch, le jeune homme n’hésita pas à affirmer qu’une seule ligne de certaines proclamations renfermait plus de bon sens que n’importe quelle chancellerie prise dans son ensemble, «je n’excepte pas même la vôtre», ajouta-t-il.


La mine de Lembke s’allongea.


– Mais nous ne sommes pas encore mûrs pour cela, chez nous c’est prématuré, observa-t-il d’une voix presque suppliante en indiquant du geste les proclamations.


– Non, ce n’est pas prématuré, et la preuve, c’est que vous avez peur.


– Mais pourtant, tenez, par exemple, cette invitation à détruire les églises?


– Pourquoi pas? Vous, personnellement, vous êtes un homme intelligent et sans doute vous ne croyez pas, mais vous comprenez trop bien que la foi vous est nécessaire pour abrutir le peuple. La vérité est plus honorable que le mensonge.


– Je l’admets, je l’admets, je suis tout à fait de votre avis, mais chez nous il est encore trop tôt, reprit le gouverneur en fronçant le sourcil.


– S’il n’y a que la question d’opportunité qui nous divise, si, à cela près, vous êtes d’avis de brûler les églises et de marcher avec des piques sur Pétersbourg, eh bien, quel fonctionnaire du gouvernement êtes-vous donc?


Pris à un piège aussi grossier, Lembke éprouva une vive souffrance d’amour-propre.


– Ce n’est pas cela, répondit-il avec animation; – vous vous trompez parce que vous êtes un jeune homme et surtout parce que vous n’êtes pas au courant de nos buts. Voyez-vous, très cher Pierre Stépanovitch, vous nous appelez fonctionnaires du gouvernement: c’est vrai, nous le sommes, mais, permettez, quelle est notre tâche? Nous avons une responsabilité, et, au bout du compte, nous servons la chose publique aussi bien que vous. Seulement nous soutenons ce que vous ébranlez et ce qui sans nous tomberait en dissolution. Nous ne sommes pas vos ennemis, pas du tout; nous vous disons: Allez de l’avant, ouvrez la voie au progrès, ébranlez même, j’entends, ébranlez tout ce qui est suranné, tout ce qui appelle une réforme, mais, quand il le faudra, nous vous retiendrons dans les limites nécessaires, car, sans nous, vous ne feriez que bouleverser la Russie. Pénétrez-vous de cette idée que vous, et nous avons besoin les uns des autres. En Angleterre, les whigs et les tories se font mutuellement contre-poids. Eh bien, nous sommes les tories et vous êtes les whigs, c’est ainsi que je comprends la chose.


André Antonovitch s’emballait. Déjà, à Pétersbourg, il aimait à parler en homme intelligent et libéral; maintenant il le faisait d’autant plus volontiers que personne n’était aux écoutes. Pierre Stépanovitch se taisait et paraissait plus sérieux que de coutume. Ce fut un nouveau stimulant pour l’orateur.


– Savez-vous quelle est ma situation à moi «administrateur de la province»? poursuivit-il en se promenant dans son cabinet. – J’ai trop d’obligations pour pouvoir en remplir une seule, et en même temps je puis dire, avec non moins de vérité, que je n’ai rien à faire. Tout le secret, c’est que mon action est entièrement subordonnée aux vues du gouvernement. Mettons que par politique, ou pour calmer les passions, le gouvernement établisse là-bas la république, par exemple, et que, d’un autre côté, parallèlement, il accroisse les pouvoirs des gouverneurs; nous autres gouverneurs, nous avalerons la république; que dis-je? nous avalerons tout ce que vous voudrez, moi, du moins, je me sens capable d’avaler n’importe quoi… En un mot, que le gouvernement me télégraphie de déployer une activité dévorante, je déploie une activité dévorante. J’ai dit ici, ouvertement, devant tout le monde: «Messieurs, pour la postérité de toutes les institutions provinciales, une chose est nécessaire: l’extension des pouvoirs conférés au gouverneur.» Voyez-vous, il faut que toutes ces institutions, soit territoriales, soit juridiques, vivent, pour ainsi dire, d’une vie double, c'est-à-dire, il faut qu’elles existent (j’admets cette nécessité), et il faut d’autre part qu’elles n’existent pas. Toujours suivant que le gouvernement le juge bon. Tel cas se produit où le besoin des institutions se fait sentir, à l’instant les voilà debout dans ma province; cessent-elles d’être nécessaires? à l’instant je les fais disparaître, et vous n’en trouvez plus trace. Voilà comme je comprends l’activité dévorante, mais elle est impossible si l’on n’augmente pas nos pouvoirs. Nous causons entre quatre yeux. Vous savez, j’ai déjà signalé à Pétersbourg la nécessité pour le gouverneur d’avoir un factionnaire particulier à sa porte. J’attends la réponse.


– Il vous en faut deux, dit Pierre Stépanovitch.


– Pourquoi deux? demanda Von Lembke en s’arrêtant devant lui.


– Parce que ce n’est pas assez d’un seul pour vous faire respecter. Il vous en faut absolument deux.


André Antonovitch fit une grimace.


– Vous… Dieu sait ce que vous vous permettez, Pierre Stépanovitch. Vous abusez de ma bonté pour me décocher des sarcasmes, et vous vous posez en bourru bienfaisant…


– Allons, c’est possible, murmura entre ses dents Pierre Stépanovitch, – mais avec tout cela vous nous frayez le chemin et vous préparez notre succès.


– «Nous» qui? Et de quel succès parlez-vous? questionna Von Lembke en regardant avec étonnement son interlocuteur, mais il n’obtint pas de réponse.


Le compte-rendu de cet entretien mit Julie Mikhaïlovna de très mauvaise humeur.


André Antonovitch essaya de se justifier:


– Mais je ne puis le prendre sur un ton d’autorité avec ton favori, surtout dans une conversation en tête-à-tête… Je me suis peut-être imprudemment épanché… parce que j’ai bon cœur.


– Trop bon cœur. Je ne te connaissais pas ce recueil de proclamations, fais-moi le plaisir de me le montrer.


– Mais… mais il m’a prié de le lui prêter pour vingt-quatre heures.


– Et vous le lui avez encore laissé emporter! s’écria avec colère Julie Mikhaïlovna; – quel manque de tact!


– Je vais tout de suite l’envoyer reprendre chez lui.


– Il ne le rendra pas.


– Je l’exigerai! répliqua avec force le gouverneur qui se leva brusquement. – Qui est-il pour être si redouté, et qui suis-je pour n’oser rien faire?


– Asseyez-vous et soyez calme, je vais répondre à votre première question: il m’est recommandé dans les termes les plus chaleureux, il a des moyens et dit parfois des choses extrêmement intelligentes. Karmazinoff m’assure qu’il a des relations presque partout et qu’il possède une influence extraordinaire sur la jeunesse de la capitale. Si, par lui, je les attire et les groupe tous autour de moi, je les arracherai à leur perte en montrant une nouvelle route à leur ambition. Il m’est entièrement dévoué et suit en tout mes conseils.


– Mais, balbutia Von Lembke, – pendant qu’on les caresse, ils peuvent… le diable sait ce qu’ils peuvent faire. Sans doute c’est une idée, mais… tenez, j’apprends qu’il circule des proclamations dans le district de ***.


– Ce bruit courait déjà l’été dernier, on parlait de placards séditieux, de faux assignats, que sais-je? pourtant jusqu’à présent on n’en a pas trouvé un seul. Qui est-ce qui vous a dit cela?


– Je l’ai su par Von Blumer.


– Ah! laissez-moi tranquille avec votre Blumer et ne prononcez plus jamais son nom devant moi!


La colère obligea Julie Mikhaïlovna à s’interrompre pendant une minute. Von Blumer qui servait à la chancellerie du gouverneur était la bête noire de la gouvernante.


– Je t’en prie, ne t’inquiète pas de Verkhovensky, acheva-t-elle; – s’il fomentait des désordres quelconques, il ne parlerait pas comme il parle, et à toi, et à tout le monde ici. Les phraseurs ne sont pas dangereux. Je dirai plus: s’il arrivait quelque chose, j’en serais la première informée par lui. Il m’est fanatiquement dévoué, fanatiquement!


Devançant les événements, je remarquerai que sans l’ambition de Julie Mikhaïlovna et sa présomptueuse confiance en elle-même, ces mauvaises petites gens n’auraient pu faire chez nous tout ce qu’ils y ont fait. La gouvernante a ici une grande part de responsabilité.

CHAPITRE V AVANT LA FÊTE.

I

Plusieurs fois la fête au profit des institutrices de notre province fut annoncée pour tel jour, puis renvoyée à une date ultérieure. Outre Pierre Stépanovitch, Julie Mikhaïlovna avait en permanence autour d’elle le petit employé Liamchine, dont elle goûtait le talent musical, Lipoutine désigné pour être le rédacteur en chef d’un journal indépendant qu’elle se proposait de fonder, quelques dames et demoiselles, enfin Karmazinoff lui-même. Ce dernier se remuait moins que les autres, mais il déclarait d’un air satisfait qu’il étonnerait agréablement tout le monde quand commencerait le quadrille de la littérature. Dons et souscriptions affluaient, toute la bonne société s’inscrivait; du reste, on acceptait aussi le concours pécuniaire de gens qui étaient loin d’appartenir à l’élite sociale. Julie Mikhaïlovna trouvait qu’il fallait parfois admettre le mélange des classes; «sans cela, disait-elle, comment les éclairerait-on?» Le comité organisateur qui se réunissait chez elle avait résolu de donner à la fête un caractère démocratique. Le prodigieux succès de la souscription était une invite à la dépense; on voulait faire des merveilles, de là tous ces ajournements. On n’avait pas encore décidé où aurait lieu le bal: serait-il donné chez la maréchale de la noblesse qui offrait sa vaste maison, ou chez Barbara Pétrovna, à Skvorechniki? Une objection s’élevait contre ce dernier choix: Skvorechniki était un peu loin, mais plusieurs membres du comité faisaient observer que là on serait «plus libre». Barbara Pétrovna elle-même désirait vivement obtenir la préférence pour sa maison. Il serait difficile de dire comment cette femme orgueilleuse en était venue presque à rechercher les bonnes grâces de Julie Mikhaïlovna. Apparemment elle était bien aise de voir que de son côté la gouvernante se confondait en politesses vis-à-vis de Nicolas Vsévolodovitch et le traitait avec une considération tout à fait exceptionnelle. Je le répète encore une fois: grâce aux demi-mots sans cesse chuchotés par Pierre Stépanovitch, toute la maison du gouverneur était persuadée que le jeune Stavroguine tenait par les liens les plus intimes au monde le plus mystérieux, et qu’assurément il avait été envoyé chez nous avec quelque mission.


L’état des esprits était alors étrange. Dans la société régnait une légèreté extraordinaire, un certain dévergondage d’idées qui avait quelque chose de drôle, sans être toujours agréable. Ce phénomène s’était produit brusquement. On eût dit qu’un vent de frivolité avait tout d’un coup soufflé sur la ville. Plus tard, quand tout fut fini, on accusa Julie Mikhaïlovna, son entourage et son influence. Mais il est douteux qu’elle ait été la seule coupable. Au début, la plupart louaient à l’envi la nouvelle gouvernante qui savait réunir les divers éléments sociaux et rendait ainsi l’existence plus gaie. Il y eut même quelques faits scandaleux dont Julie Mikhaïlovna fut, du reste, complètement innocente; loin de s’en émouvoir, le public se contenta d’en rire. Les rares personnes qui avaient échappé à la contagion générale, si elles n’approuvaient pas, s’abstenaient de protester, du moins dans les commencements; quelques-unes souriaient.


Dans la ville arriva une colporteuse de livres qui vendait l’Évangile; c’était une femme considérée, quoiqu’elle fût de condition bourgeoise. Liamchine s’avisa de lui jouer un tour pendable. Il s’entendit avec un séminariste qui battait le pavé en attendant une place de professeur dans un collège; puis tous deux allèrent trouver la marchande sous prétexte de lui acheter des livres, et, sans qu’elle s’en aperçût, ils glissèrent dans son sac tout un lot de photographies obscènes que leur avait données expressément pour cet objet, comme on le sut plus tard, un vieux monsieur très respecté dont je tairai le nom. Ce vieillard, décoré d’un ordre des plus honorifiques, aimait, selon son expression, «le rire sain et les bonnes farces». Quand la pauvre femme se mit en devoir d’exhiber au bazar sa pieuse marchandise, les photographies sortirent du sac mêlées aux évangiles. Ce furent d’abord des rires, puis des murmures; un rassemblement se forma, et aux injures allaient succéder les coups, lorsque la police intervint. On emmena la colporteuse au poste, et, le soir seulement, elle fut relâchée grâce aux démarches de Maurice Nikolaïévitch qui avait appris avec indignation les détails intimes de cette vilaine histoire. Julie Mikhaïlovna voulut alors interdire à Liamchine l’accès de sa demeure, mais, le même soir, toute la bande des nôtres le lui amena et la conjura d’entendre une nouvelle fantaisie pour piano que le Juif venait de composer sous ce titre: «la Guerre franco-prussienne.» C’était une sorte de pot pourri où les motifs patriotiques de la Marseillaise alternaient avec les notes égrillardes de Mein lieber Augustin. Cette bouffonnerie obtint un succès de fou rire, et Liamchine rentra en faveur auprès de la gouvernante…


S’il faut en croire la voix publique, ce drôle prit part aussi à un autre fait non moins révoltant, que ma chronique ne peut passer sous silence.


Un matin, la population de notre ville apprit à son réveil qu’une odieuse profanation avait été commise chez nous. À l’entrée de notre immense marché est située la vieille église de la Nativité de la Vierge, l’un des monuments les plus anciens que possède notre cité. Dans le mur extérieur, près de la porte, existe une niche qui depuis un temps immémorial renferme un grand icône représentant la Mère de Dieu. Or, une nuit, quelqu’un pratiqua une brèche dans le grillage placé devant la niche, brisa la vitre, et enleva plusieurs des perles et des pierres précieuses dont l’icône était orné. Avaient-elles une grande valeur? Je l’ignore, mais au vol se joignait ici une dérision sacrilège: derrière la vitre brisée on trouva, dit-on, le matin, une souris vivante. Aujourd’hui, c'est-à-dire quatre mois après l’événement, on a acquis la certitude que le voleur fut le galérien Fedka, mais on ajoute que Liamchine participa à ce méfait. Alors personne ne parla de lui et ne songea à le soupçonner; à présent tout le monde assure que c’est lui qui a déposé la souris dans la niche. Je me rappelle que sur le moment toutes nos autorités perdirent quelque peu la tête. Le peuple se rassembla aussitôt sur les lieux, et pendant toute la matinée une centaine d’individus ne cessa de stationner en cet endroit; ceux qui s’en allaient était immédiatement remplacés par d’autres, les nouveaux venus faisaient le signe de la croix, baisaient l’icône, et déposaient une offrande sur un plateau près duquel se tenait un moine. Il était trois heures de l’après-midi quand l’administration se douta enfin qu’on pouvait interdire l’attroupement et obliger les curieux à circuler, une fois leur piété satisfaite. Cette malheureuse affaire produisit sur Von Lembke l’impression la plus déplorable. À ce que dit plus tard Julie Mikhaïlovna, c’est à partir de ce jour-là qu’elle commença à remarquer chez son mari cet étrange abattement qui ne l’a point quitté jusqu’à présent.


Vers deux heures, je passai sur la place du marché; la foule était silencieuse, les visages avaient une expression grave et morne; arriva en drojki un marchand gras et jaune; descendu de voiture, il se prosterna jusqu’à terre, baisa l’icône et mit un rouble sur le plateau; ensuite il remonta en soupirant dans son drojki et s’éloigna. Puis je vis s’approcher une calèche où se trouvaient deux de nos dames en compagnie de deux de nos polissons. Les jeunes gens (dont l’un n’était plus tout jeune) descendirent aussi de voiture et s’avancèrent vers l’icône en se frayant avec assez de sans-gêne un chemin à travers la cohue. Ni l’un ni l’autre ne se découvrit, et l’un d’eux mit son pince-nez. La foule manifesta son mécontentement par un sourd murmure. Le jeune homme au pince-nez tira de sa poche un porte-monnaie bourré de billets de banque et y prit un kopek qu’il jeta sur le plateau; après quoi ces deux messieurs, riant et parlant très haut, regagnèrent la calèche. Soudain arriva au galop Élisabeth Nikolaïevna qu’escortait Maurice Nikolaïévitch. Elle mit pied à terre, jeta les rênes à son compagnon resté à cheval sur son ordre, et s’approcha de l’obraz. À la vue du don dérisoire que venait de faire le monsieur au pince-nez, la jeune fille devint rouge d’indignation; elle ôta son chapeau rond et ses gants, s’agenouilla sur le trottoir boueux en face de l’image, et à trois reprises se prosterna contre le sol. Ensuite elle ouvrit son porte-monnaie; mais comme il ne contenait que quelques grivas [15], elle détacha aussitôt ses boucles d’oreilles en diamant et les déposa sur le plateau.


– On le peut, n’est-ce pas? C’est pour la parure de l’icône? demanda-t-elle au moine d’une voix agitée.


– On le peut, tout don est une bonne œuvre.


La foule muette assista à cette scène sans exprimer ni blâme, ni approbation; Élisabeth Nikolaïevna, dont l’amazone était toute couverte de boue, remonta à cheval et disparut.

II

Deux jours après, je la rencontrai en nombreuse compagnie: elle faisait partie d’une société qui remplissait trois voitures autour desquelles galopaient plusieurs cavaliers. Dès qu’elle m’eût aperçu, elle m’appela d’un geste, fit arrêter la calèche et exigea absolument que j’y prisse place. Ensuite elle me présenta aux dames élégantes qui l’accompagnaient, et m’expliqua que leur promenade avait un but fort intéressant. Élisabeth Nikolaïevna riait et paraissait extrêmement heureuse. Dans ces derniers temps, elle était devenue d’une pétulante gaieté. Il s’agissait en effet d’une partie de plaisir assez excentrique: tout ce monde se rendait de l’autre côté de la rivière, chez le marchant Sévostianoff qui, depuis dix ans, donnait l’hospitalité à Sémen Iakovlévitch, iourodivii [16] renommé pour sa sainteté et ses prophéties non seulement dans notre province, mais dans les gouvernements voisins et même dans les deux capitales. Quantité de gens allaient se prosterner devant ce fou et tâchaient d’obtenir une parole de lui; les visiteurs apportaient avec eux des présents souvent considérables. Quand il n’appliquait pas à ses besoins les offrandes qu’il recevait, il en faisait don à une église, d’ordinaire au monastère de Saint-Euthyme; aussi un moine de ce couvent était-il à demeure dans le pavillon occupé par l’iourodivii. Tous se promettaient beaucoup d’amusement. Personne dans cette société n’avait encore vu Sémen Iakovlévitch; Liamchine seul était déjà allé chez lui auparavant: il racontait que le fou l’avait fait mettre à la porte à coups de balai et lui avait lancé de sa propre main deux grosses pommes de terre bouillies. Parmi les cavaliers je remarquai Pierre Stépanovitch; il avait loué un cheval de Cosaque et se tenait très mal sur sa monture. Dans la cavalcade figurait aussi Stavroguine. Lorsque dans son entourage on organisait une partie de plaisir, il consentait parfois à en être et avait toujours, en pareil cas, l’air aussi gai que le voulaient les convenances, mais, selon son habitude, il parlait peu.


Au moment où la caravane arrivait vis-à-vis de l’hôtel qui se trouve près du pont, quelqu’un observa brusquement qu’un voyageur venait de se tirer un coup de pistolet dans cette maison, et qu’on attendait la police. Un autre proposa aussitôt d’aller voir le cadavre. Cette idée fut accueillie avec d’autant plus d’empressement que nos dames n’avaient jamais vu de suicidé. «On s’ennuie tant, dit l’une d’elles, qu’il ne faut pas être difficile en fait de distractions.» Deux ou trois seulement restèrent à la porte, les autres envahirent toutes ensembles le malpropre corridor, et parmi elles je ne fus pas peu surpris de remarquer Élisabeth Nikolaïevna elle-même. La chambre où gisait le corps était ouverte, et, naturellement, on n’osa pas nous en refuser l’entrée. Le défunt était un tout jeune homme, on ne lui aurait pas donné plus de dix-neuf ans; avec ses épais cheveux blonds, son front pur et l’ovale régulier de son visage il avait dû être très beau. Ses membres étaient déjà roides, et sa face blanche semblait de marbre. Sur la table se trouvait un billet qu’il avait laissé pour qu’on n’accusât personne de sa mort. Il se tuait, écrivait-il, parce qu’il avait boulotté (sic) quatre cents roubles. Ces quelques lignes contenaient quatre fautes de grammaire. Un gros propriétaire qui, apparemment, connaissait le suicidé et occupait dans l’hôtel une chambre voisine, se penchait sur le cadavre en poussant force soupirs. Il nous apprit que ce jeune homme était le fils d’une veuve qui habitait la campagne; il avait été envoyé dans notre ville par sa famille, c'est-à-dire par sa mère, ses tantes et ses sœurs, pour acheter le trousseau d’une de celles-ci qui allait se marier prochainement; une parente domiciliée ici devait le guider dans ces emplettes. On lui avait confié quatre cents roubles, les économies de dix années, et on ne l’avait laissé partir qu’après lui avoir prodigué les recommandations et avoir passé à son cou toutes sortes d’objets bénits. Jusqu’alors il avait toujours été un garçon très rangé.


Arrivé à la ville, au lieu d’aller chez sa parente, le jeune homme descendit à l’hôtel, puis se rendit droit au club où il comptait trouver quelque étranger qui consentît à tailler une banque avec lui. Son espoir ayant été trompé, il revint vers minuit à l’hôtel, se fit donner du champagne, des cigares de la Havane, et demanda un souper de six ou sept plats. Mais le champagne l’enivra et le tabac lui causa des nausées; bref, il ne put toucher au repas qu’on lui servit, et il se coucha presque sans connaissance. Le lendemain, il se réveilla frais comme une pomme et n’eut rien de plus pressé que d’aller chez des tsiganes dont il avait entendu parler au club. Pendant deux jours on ne le revit point à l’hôtel. Hier seulement, à cinq heures de l’après-midi, il était rentré ivre, s’était mis au lit et avait dormi jusqu’à dix heures du soir. À son réveil il avait demandé une côtelette, une bouteille de château-yquem, du raisin, tout ce qu’il faut pour écrire, enfin sa note. Personne n’avait rien remarqué de particulier en lui; il était calme, doux et affable. Le suicide avait sans doute eu lieu vers minuit, quoique, chose étrange, on n’eût entendu aucune détonation d’arme à feu. C’était seulement aujourd’hui, à une heure de l’après-midi, que les gens de l’établissement avaient été pris d’inquiétude; ils étaient allés frapper chez le voyageur, et, ne recevant pas de réponse, avaient enfoncé la porte. La bouteille de château-yquem était encore à moitié pleine; il restait aussi une demi-assiette de raisin. Le jeune homme s’était servi d’un petit revolver à trois coups pour se loger une balle dans le cœur. La blessure saignait à peine; les doigts du suicidé avaient laissé échapper l’arme qui était tombée sur le tapis. Le corps était à demi couché sur un divan. La mort avait dû être instantanée. Aucune trace de souffrance n’apparaissait sur le visage, dont l’expression était calme, presque heureuse, comme si la vie ne l’eût pas quitté. Toute notre société considérait le cadavre avec une curiosité avide. Qui que nous soyons, il y a en général dans le malheur d’autrui quelque chose qui réjouit nos yeux. Les dames regardaient en silence; les messieurs faisaient de fines observations qui témoignaient d’une grande liberté d’esprit. L’un d’eux remarqua que c’était la meilleure issue, et que le jeune homme ne pouvait rien imaginer de plus sage. La conclusion d’un autre fut que du moins pendant un moment il avait bien vécu. Un troisième se demanda pourquoi les suicides étaient devenus si fréquents chez nous; «il semble, dit-il, que le sol manque sous nos pieds». Ce raisonneur n’obtint aucun succès. Liamchine qui mettait sa gloire à jouer le rôle de bouffon, prit sur l’assiette une petite grappe de raisin; un autre l’imita en riant, et un troisième avançait le bras vers la bouteille de château-yquem, quand survint le maître de police qui fit «évacuer» la chambre. Comme nous n’avions plus rien à voir, nous nous retirâmes aussitôt, bien que Liamchine essayât de parlementer avec le magistrat. La route s’acheva deux fois plus gaiement qu’elle n’avait commencé.


Il était juste une heure de l’après-midi lorsque nous arrivâmes à la maison du marchand Sévostianoff. On nous dit que Sémen Iakovlévitch était en train de dîner, mais qu’il recevrait néanmoins. Nous entrâmes tous à la fois. La chambre où le bienheureux prenait ses repas et donnait ses audiences était assez spacieuse, percée de trois fenêtres et coupée en deux parties égales par un treillage en bois qui s’élevait jusqu’à mi-corps. Le commun des visiteurs restait en deçà de cette clôture; l’iourodivii se tenait de l’autre côté et ne laissait pénétrer auprès de lui que certains privilégiés; il les faisait asseoir tantôt sur des fauteuils de cuir, tantôt sur un divan; lui-même occupait un vieux voltaire dont l’étoffe montrait la corde. Âgé de cinquante-cinq ans, Sémen Iakovlévitch était un homme assez grand, aux petits yeux étroits, au visage rasé, jaune et bouffi; sa tête presque entièrement chauve ne conservait plus que quelques cheveux blonds; il avait la joue droite enflée, la bouche un peu déjetée et une grosse verrue près de la narine gauche. Sa physionomie était calme, sérieuse, presque somnolente. Vêtu, à l’allemande, d’une redingote noire, il ne portait ni gilet, ni cravate. Sous son vêtement se laissait voir une chemise propre mais d’une toile assez grossière. Ses pieds qui paraissaient malades étaient chaussés de pantoufles. C’était, disait-on, un ancien fonctionnaire, et il possédait un tchin. En ce moment il venait de manger une soupe au poisson et attaquait son second plat, – des pommes de terre en robe de chambre. À cela se réduisait invariablement sa nourriture, mais il aimait beaucoup le thé et en faisait une grande consommation. Autour de lui allaient et venaient trois domestiques gagés par le marchand; l’un d’eux était en frac, un autre ressemblait à un artelchtchik [17], le troisième avait l’air d’un rat d’église; il y avait encore un garçon de seize ans qui se remuait beaucoup. Indépendamment des laquais, là se trouvait aussi, un tronc dans la main, un moine du couvent de Saint-Euthyme, homme à cheveux blancs et d’un extérieur respectable, malgré un embonpoint peut-être excessif. Sur une table bouillait un énorme samovar, à côté d’un plateau contenant environ deux douzaines de grands verres. En face, sur une autre table, s’étalaient les offrandes: quelques pains de sucre et quelques livres de la même denrée, deux livres de thé, une paire de pantoufles brodées, un foulard, une pièce de drap, une pièce de toile, etc. Les dons en argent entraient presque tous dans le tronc du moine. Il y avait beaucoup de monde dans la chambre, les visiteurs seuls se trouvaient au nombre d’une douzaine; deux d’entre eux avaient pris place derrière le treillage, près de Sémen Iakovlévitch: l’un, vieux pèlerin aux cheveux blancs, était à coup sûr un homme du peuple; l’autre, petit et maigre, était un religieux de passage dans notre ville; assis modestement, il tenait ses yeux baissés. Le reste de l’assistance, debout devant le treillage, se composait presque exclusivement de moujiks; on remarquait toutefois dans ce public un propriétaire, une vieille dame noble et pauvre, enfin un gros marchand venu d’une ville de district; ce dernier était porteur d’une grande barbe et habillé à la russe, mais on lui connaissait une fortune de cent mille roubles. Tous attendaient leur bonheur en silence. Quatre individus s’étaient mis à genoux; l’un d’eux occupait une place plus en vue que les autres et attirait particulièrement l’attention; c’était le propriétaire, gros homme de quarante-cinq ans, qui restait pieusement agenouillé tout contre le grillage jusqu’à ce qu’il plût à Sémen Iakovlévitch d’honorer d’un regard ou d’une parole. Il était là depuis environ une heure, et le bienheureux n’avait pas encore semblé s’apercevoir de sa présence.


Nos dames, qui chuchotaient gaiement, allèrent s’entasser contre la clôture, obligeant tous les autres visiteurs à s’effacer derrière elles; seul le propriétaire ne se laissa pas déloger de sa place et même se cramponna des deux mains au treillage. Des regards badins se portèrent sur l’iourodivii; les uns l’examinèrent avec leur monocle, les autres avec leur pince-nez; Liamchine braqua même sur lui une lorgnette de théâtre. Sans s’émouvoir de la curiosité dont il était l’objet, Sémen Iakovlévitch promena ses petits yeux sur tout notre monde.


– Charmante société! Charmante société! fit-il d’une voix de basse assez forte.


Toute notre bande se mit à rire: «Qu’est-ce que cela veut dire?» Mais le bienheureux n’ajouta rien et continua à manger ses pommes de terre; quand il eut fini, il s’essuya la bouche, et on lui apporta son thé.


D’ordinaire, il ne le prenait pas seul et en offrait aux visiteurs, non à tous, il est vrai, mais à ceux qui lui paraissaient dignes d’un tel honneur. Ces choix avaient toujours beaucoup d’imprévu. Tantôt, négligeant les hauts dignitaires et les gens riches, il régalait un moujik ou quelque vieille bonne femme; tantôt, au contraire, c’était à un gros marchand qu’il donnait la préférence sur les pauvres diables. Il s’en fallait aussi que tous fussent servis de la même façon: pour les uns on sucrait le thé, à d’autres on donnait un morceau de sucre à sucer, d’autres enfin n’avaient de sucre sous aucune forme. Dans la circonstance présente, les favorisés furent le religieux étranger et le vieux pèlerin. Le premier eut un verre de thé sucré, le second n’eut pas de sucre du tout. Le gros moine du couvent de Saint-Euthyme, qui jusqu’à ce jour-là n’avait jamais été oublié, dut cette fois se contenter de voir boire les autres.


– Sémen Iakovlévitch, dites-moi quelque chose; je désirais depuis longtemps faire votre connaissance, dit avec un sourire et un clignement d’yeux la dame élégante qui avait déclaré qu’il ne fallait pas être difficile en fait de distractions. L’iourodivii ne la regarda même pas. Le propriétaire, agenouillé poussa un profond et bruyant soupir.


– Donnez-lui du thé sucré! dit soudain Sémen Iakovlévitch en montrant le riche marchand.


Celui-ci s’approcha et vint se placer à côté du propriétaire.


– Encore du sucre à lui! ordonna le bienheureux après qu’on eût versé le verre de thé. – On obéit. – Encore, encore à lui! – On remit du sucre à trois reprises. Le marchand but son sirop sans murmurer.


– Seigneur! chuchota l’assistance en se signant. Le propriétaire poussa un second soupir, non moins profond que le premier.


– Batuchka! Sémen Iakovlévitch! cria tout à coup d’une voix dolente mais en même temps très aigre la dame pauvre, que les nôtres avaient écartée du treillage. – Depuis une grande heure, mon bon ami, j’attends un mot de toi. Parle-moi, donne un conseil à l’orpheline.


– Interroge-là, dit Sémen Iakovlévitch au rat d’église. Celui-ci s’avança vers elle.


– Avez-vous fait ce que Sémen Iakovlévitch vous a ordonné la dernière fois? demanda-t-il à la veuve d’un ton bas et mesuré.


– Que faire avec eux, Sémen Iakovlévitch? glapit la vieille dame; – ce sont des anthropophages; ils portent plainte contre moi devant le tribunal de l’arrondissement; ils me menacent du sénat: voilà comme ils traitent leur mère!…


– Donne-lui! dit l’iourodivii en montrant un pain de sucre.


Le jeune garçon s’élança aussitôt vers l’objet indiqué, le prit et l’apporta à la veuve.


– Oh! batuchka, tu es trop bon! Que ferai-je de tout cela? reprit-elle.


– Encore! encore! ordonna Sémen Iakovlévitch.


Un nouveau pain de sucre fut offert à la veuve.


– Encore! encore! répéta le bienheureux.


On apporta un troisième et, enfin, un quatrième pain de sucre; la visiteuse en avait de tous les côtés. Le moine de notre couvent soupira: tout cela aurait pu aller au monastère comme les autres fois.


– C’est beaucoup trop pour moi; qu’ai-je besoin d’en avoir autant? observa la veuve, confuse. – Mais est-ce que ce n’est pas une prophétie, batuchka?


– Si, c’est une prophétie, dit quelqu’un dans la foule.


– Qu’on lui en donne encore une livre, encore! poursuivit Sémen Iakovlévitch.


Il restait encore sur la table un pain de sucre entier; mais le bienheureux avait dit de donner une livre, et l’on donna une livre.


– Seigneur! Seigneur! soupiraient les gens du peuple en faisant le signe de la croix, c’est une évidente prophétie.


– Adoucissez d’abord votre cœur par la bonté et la miséricorde, et ensuite venez vous plaindre de vos enfants, l’os de vos os, voilà probablement ce que signifie cet emblème remarqua à voix basse, mais d’un air très satisfait de lui-même le gros moine, à qui on avait oublié d’offrir du thé et dont l’amour-propre blessé cherchait une consolation.


– Mais quoi, batuchka! reprit soudain la veuve en colère, – quand le feu a pris chez les Verkhichine, ils m’ont passé un nœud coulant autour du corps pour me traîner dans les flammes. Ils ont fourré un chat mort dans mon coffre. C'est-à-dire qu’ils sont capables de toutes les vilenies…


– Qu’on la mette à la porte! cria Sémen Iakovlévitch en agitant les bras.


Le rat d’église et le jeune gars s’élancèrent de l’autre côté du grillage. Le premier prit la veuve par le bras; elle ne fit pas de résistance, et se laissa conduire vers la porte en se retournant pour considérer les pains de sucre que le jeune domestique portait derrière elle.


– Reprends-lui en un! ordonna l’iourodivii à l’artelchtchik resté près de lui. Le laquais courut sur les pas de ceux qui venaient de sortir, et, quelque temps après, les trois domestiques revinrent, rapportant un des pains de sucre qui avaient été donnés à la veuve; les trois autres demeurèrent en sa possession.


– Sémen Iakovlévitch, pourquoi donc ne m’avez-vous rien répondu? il y a si longtemps que vous m’intéressez, dit celle de nos dames qui avait déjà pris la parole.


Le bienheureux ne l’écouta point, et s’adressa au moine de notre monastère:


– Interroge-le! ordonna-t-il en lui montrant le propriétaire agenouillé.


Le moine s’approcha gravement du propriétaire.


– Quelle faute avez-vous commise? Ne vous avait-on pas ordonné quelque chose?


– De ne pas me battre, de m’abstenir de voies de fait, répondit d’une voix enrouée l’interpellé.


– Avez-vous obéi à cet ordre? reprit le moine.


– Je ne puis pas; c’est plus fort que moi.


Sémen Iakovlévitch agita les bras.


– Chasse-le, chasse-le! Mets-le à la porte avec un balai!


Sans attendre que les faits suivissent les paroles, le propriétaire s’empressa de détaler.


– Il a laissé une pièce d’or à l’endroit où il était, dit le moine en ramassant sur le parquet une demi-impériale.


– Voilà à qui il faut la donner, fit Sémen Iakovlévitch; et il indiqua du geste le riche marchand, qui n’osa pas refuser ce don.


– L’eau va toujours à la rivière, ne put s’empêcher d’observer le moine.


– À celui-ci du thé sucré, ordonna brusquement Sémen Iakovlévitch en montrant Maurice Nikolaïévitch.


Un domestique remplit un verre et l’offrit par erreur à un élégant qui avait un binocle sur le nez.


– Au grand, au grand! reprit le bienheureux.


Maurice Nikolaïévitch prit le verre, salua, et se mit à boire. Tous les nôtres partirent d’un éclat de rire, je ne sais pourquoi.


– Maurice Nikolaïévitch! dit soudain Élisabeth Nikolaïevna, – le monsieur qui était à genoux là tout à l’heure est parti; mettez-vous à genoux à sa place.


Le capitaine d’artillerie la regarda d’un air ahuri.


– Je vous en prie; vous me ferez un grand plaisir. Écoutez, Maurice Nikolaïévitch, poursuivit-elle avec un entêtement passionné, – il faut absolument que vous vous mettiez à genoux; je tiens à voir comment vous serez. Si vous refusez, tout est fini entre nous. Je le veux absolument, je le veux!…


Je ne sais quelle était son intention, mais elle exigeait d’une façon pressante, implacable, on aurait dit qu’elle avait une attaque nerveuse. Ces caprices cruels qui depuis quelque temps surtout se renouvelaient avec une fréquence particulière, Maurice Nikolaïévitch se les expliquait comme des mouvements de haine aveugle, et il les attribuait non à la méchanceté, – il savait que la jeune fille avait pour lui de l’estime, de l’affection et du respect, – mais à une sorte d’intimité inconsciente dont par moments elle ne pouvait triompher.


Il remit silencieusement son verre à une vieille femme qui se trouvait derrière lui, ouvrit la porte du treillage et pénétra, sans y être invité, dans la partie de la chambre réservée à Sémen Iakovlévitch; puis, en présence de tout le monde, il se mit à genoux. Je crois que son âme, simple et délicate, avait été très péniblement affectée par la brutale incartade que Lisa venait de se permettre en public. Peut-être pensait-il qu’en voyant l’humiliation à laquelle elle l’avait condamné, elle aurait honte de sa conduite. Certes, il fallait être aussi naïf que Maurice Nikolaïévitch pour se flatter de corriger une femme par un tel moyen. À genoux, avec son grand corps dégingandé et son visage d’un sérieux imperturbable, il était fort drôle; cependant aucun de nous ne rit; au contraire, ce spectacle inattendu produisit une sensation de malaise. Tous les yeux se tournèrent vers Lisa.


– Esprit-Saint, Esprit-Saint! murmura Sémen Iakovlévitch.


Lisa pâlit tout à coup, poussa un cri, et s’élança de l’autre côté du treillage. Là eut lieu une subite scène d’hystérie: la jeune fille saisit Maurice Nikolaïévitch par les avant-bras et le tira de toutes ses forces pour le relever.


– Levez-vous! levez-vous! criait-elle comme hors d’elle-même. Levez-vous tout de suite! Comment avez-vous osé vous mettre à genoux?


Maurice Nikolaïévitch obéit. Elle lui empoigna les bras au-dessus du coude, et le regarda en plein visage avec une expression de frayeur.


– Charmante société! Charmante société! répéta encore une fois le fou.


Lisa ramena enfin Maurice Nikolaïévitch dans l’autre partie de la chambre. Toute notre société était fort agitée. La dame dont j’ai déjà parlé voulut sans doute tenter une diversion, et, pour la troisième fois, s’adressa en minaudant à l’iourodivii:


– Eh bien, Sémen Iakovlévitch, est-ce que vous ne me direz pas quelque chose? Je comptais tant sur vous.


– Va te faire f…! lui répondit le bienheureux.


Ces mots, prononcés très distinctement et avec un accent de colère, provoquèrent chez les hommes un rire homérique; quant aux dames, elles s’enfuirent en poussant de petits cris effarouchés. Ainsi se termina notre visite à Sémen Iakovlévitch.


Si je l’ai racontée avec tant de détails, c’est surtout, je l’avoue, à cause d’un incident très énigmatique qui se serait produit, dit-on, au moment de la sortie.


Tandis que tous se retiraient précipitamment, Lisa, qui donnait le bras à Maurice Nikolaïévitch, se rencontra soudain dans l’obscurité du corridor avec Nicolas Vsévolodovitch. Il faut dire que, depuis l’évanouissement de la jeune fille, ils s’étaient revus plus d’une fois dans le monde, mais sans jamais échanger une parole. Je fus témoin de leur rencontre près de la porte; à ce qu’il me sembla, ils s’arrêtèrent pendant un instant et se regardèrent d’un air étrange. Mais il se peut que la foule m’ait empêché de bien voir. On assura, au contraire, qu’en apercevant Nicolas Vsévolodovitch, Lisa avait tout à coup levé la main, et qu’elle l’aurait certainement souffleté, s’il ne s’était écarté à temps. Peut-être avait-elle surpris une expression de moquerie sur le visage de Stavroguine, surtout après l’épisode dont Maurice Nikolaïévitch avait été le triste héros. J’avoue que moi-même je ne remarquai rien; mais, en revanche, tout le monde prétendit avoir vu la chose, quoique, en tenant pour vrai le geste attribué à Élisabeth Nikolaïevna, peu de personnes seulement, dans la confusion du départ, eussent pu en être témoins. Je refusai alors d’ajouter foi à ces racontars. Je me rappelle pourtant qu’au retour Nicolas Vsévolodovitch fut un peu pâle.

III

Le même jour eut lieu à Skvorechniki l’entrevue que Barbara Pétrovna se proposait depuis longtemps d’avoir avec Stépan Trophimovitch. La générale arriva fort affairée à sa maison de campagne; la veille, on avait définitivement décidé que la fête au profit des institutrices pauvres serait donnée chez la maréchale de la noblesse. Mais, avec sa promptitude de résolution, Barbara Pétrovna s’était dit tout de suite que rien ne l’empêchait, après cette fête, d’en donner à son tour une chez elle et d’y inviter toute la ville. La société pourrait alors juger en connaissance de cause qu’elle était des deux maisons la meilleure, celle où l’on savait le mieux recevoir et donner un bal avec le plus de goût. Barbara Pétrovna n’était plus à reconnaître. L’altière matrone qui, naguère encore, vivait dans une retraite si profonde, semblait maintenant passionnée pour les distractions mondaines. Du reste, ce changement était peut-être plus apparent que réel.


Son premier soin, en arrivant à Skvorechniki, fut de visiter toutes les chambres de la maison en compagnie du fidèle Alexis Égorovitch et de Fomouchka, qui était un habile décorateur. Alors commencèrent de graves délibérations: quels meubles, quels tableaux, quels bibelots ferait-on venir de la maison de ville? Où les placerait-on? Comment utiliserait-on le mieux l’orangerie et les fleurs? Où poserait-on des tentures neuves? En quel endroit le buffet serait-il installé? N’y en aurait-il qu’un ou bien en organiserait-on deux? etc., etc. Et voilà qu’au milieu de ces préoccupations l’idée vint tout à coup à Barbara Pétrovna d’envoyer sa voiture chercher Stépan Trophimovitch.


Celui-ci, depuis longtemps prévenu que son ancienne amie désirait lui parler, attendait de jour en jour cette invitation. Lorsqu’il monta en voiture, il fit le signe de la croix: son sort allait se décider. Il trouva Barbara Pétrovna dans la grande salle; assise sur un petit divan, en face d’un guéridon de marbre, elle avait à la main un crayon et un papier; Fomouchka mesurait avec un mètre la hauteur des fenêtres et de la tribune; la générale inscrivait les chiffres et faisait des marques sur le parquet. Sans interrompre sa besogne, elle inclina la tête du côté de Stépan Trophimovitch, et, quand ce dernier balbutia une formule de salutation, elle lui tendit vivement la main; puis, sans le regarder, elle lui indiqua une place à côté d’elle.


Je m’assis et j’attendis pendant cinq minutes, «en comprimant les battements de mon cœur», me raconta-t-il ensuite. – J’avais devant moi une femme bien différente de celle que j’avais connue durant vingt ans. La profonde conviction que tout était fini me donna une force dont elle-même fut surprise. Je vous le jure, je l’étonnai par mon stoïcisme à cette heure dernière.


Barbara Pétrovna posa soudain son crayon sur la table et se tourna brusquement vers le visiteur.


– Stépan Trophimovitch, nous avons à parler d’affaires. Je suis sûre que vous avez préparé toutes vos phrases ronflantes et quantité de mots à effet; mais il vaut mieux aller droit au fait, n’est-ce pas?


Il se sentit fort mal à l’aise. Un pareil début n’avait rien de rassurant.


– Attendez, taisez-vous, laissez-moi parler; vous parlerez après, quoique, à vrai dire, j’ignore ce que vous pourriez me répondre, poursuivit rapidement Barbara Pétrovna. – Je considère comme un devoir sacré de vous servir, votre vie durant, vos douze cent roubles de pension; quand je dis «devoir sacré», je m’exprime mal; disons simplement que c’est une chose convenue entre nous, ce langage sera beaucoup plus vrai, n’est-ce pas? Si vous voulez, nous mettrons cela par écrit. Des dispositions particulières ont été prises pour le cas où je viendrais à mourir. Mais, en sus de votre pension, vous recevez actuellement de moi le logement, le service et tout l’entretien. Nous convertirons cela en argent, ce qui fera quinze cents roubles, n’est-ce pas? Je mets en outre trois cents roubles pour les frais imprévus, et vous avez ainsi une somme ronde de trois mille roubles. Ce revenu annuel vous suffira-t-il? Il me semble que c’est assez pour vivre. Du reste, dans le cas de dépenses extraordinaires, j’ajouterai encore quelque chose. Eh bien, prenez cet argent, renvoyez-moi mes domestiques et allez demeurer où vous voudrez, à Pétersbourg, à Moscou, à l’étranger; restez même ici, si bon vous semble, mais pas chez moi. Vous entendez?


– Dernièrement, une autre mise en demeure non moins péremptoire et non moins brusque m’a été signifiée par ces mêmes lèvres, dit d’une voix lente et triste Stépan Trophimovitch. – Je me suis soumis et… j’ai dansé la cosaque pour vous complaire. – Oui, ajouta-t-il en français, la comparaison peut être permise: c’était comme un petit cosaque de Don qui sautait sur sa propre tombe. Maintenant…


– Cessez, Stépan Trophimovitch. Vous êtes terriblement verbeux. Vous n’avez pas dansé; vous êtes venu chez moi avec une cravate neuve, du linge frais, des gants; vous vous étiez pommadé et parfumé. Je vous assure que vous-même aviez grande envie de vous marier. Cela se lisait sur votre visage, et, croyez-le, ce n’était pas beau à voir. Si je ne vous en ai pas fait alors l’observation, ç’a été par pure délicatesse. Mais vous désiriez, vous désiriez ardemment vous marier, malgré les ignominies que vous écriviez confidentiellement sur moi et sur votre future. À présent, il ne s’agit plus de cela. Et que parlez-vous de cosaque du Don sautant sur sa tombe? Je ne saisis pas la justesse de cette comparaison. Au contraire, ne mourez pas, vivez; vivez le plus longtemps possible, j’en serai enchantée.


– Dans un hospice?


– Dans un hospice? On ne va pas à l’hospice avec trois mille roubles de revenu. Ah! je me rappelle, fit-elle avec un sourire; – en effet, une fois, par manière de plaisanterie, Pierre Stépanovitch m’a parlé d’un hospice. Au fait, il s’agit d’un hospice particulier qui n’est pas à dédaigner. C’est un établissement où ne sont admis que le gens les plus considérés; il y a là des colonels, et même en ce moment un général y postule une place. Si vous entrez là avec tout votre argent, vous trouverez le repos, le confort, un nombreux domestique. Vous pourrez, dans cette maison, vous occuper de sciences, et, quand vous voudrez jouer aux cartes, les partenaires ne vous feront pas défaut…


– Passons.


– Passons! répéta avec une grimace Barbara Pétrovna. – Mais, en ce cas, c’est tout; vous êtes averti, dorénavant nous vivrons complètement séparés l’un de l’autre.


– Et c’est tout, tout ce qui reste de vingt ans? C’est notre dernier adieu?


– Vous êtes fort pour les exclamations, Stépan Trophimovitch. Cela est tout à fait passé de mode aujourd’hui. On parle grossièrement, mais simplement. Vous en revenez toujours à vos vingt ans! ç’a été de part et d’autre vingt années d’amour-propre, et rien de plus. Chacune des lettres que vous m’adressiez était écrite non pour moi, mais pour la postérité. Vous êtes un styliste et non un ami; l’amitié n’est qu’un beau mot pour désigner un mutuel épanchement d’eau sale…


– Mon Dieu, que de paroles qui ne sont pas de vous! Ce sont des leçons apprises par cœur! Et déjà ils vous ont fait revêtir leur uniforme! Vous aussi, vous êtes dans la joie; vous aussi, vous êtes au soleil. Chère, chère, pour quel plat de lentilles vous leur avez vendu votre liberté!


– Je ne suis pas un perroquet pour répéter les paroles d’autrui, reprit avec colère Barbara Pétrovna. Soyez sûr que mon langage m’appartient. – Qu’avez-vous fait pour moi durant ces vingt ans? Vous me refusiez jusqu’aux livres que je faisais venir pour vous, et dont les pages ne seraient pas encore coupées si on ne les avait donnés à relier. Quelles lectures me recommandiez-vous, quand, dans les premières années, je sollicitais vos conseils? Capefigue, toujours Capefigue. Mon développement intellectuel vous faisait ombrage, et vous preniez vos mesures en conséquence. Mais cependant on rit de vous. Je l’avoue, je ne vous ai jamais considéré que comme un critique, pas autre chose. Pendant notre voyage à Pétersbourg, quand je vous ai déclaré que je me proposais de fonder un recueil périodique et de consacrer toute ma vie à cette publication, vous m’avez aussitôt regardée d’un air moqueur et vous êtes devenu tout d’un coup très arrogant.


– Ce n’était pas cela; vous vous êtes méprise… nous craignions alors des poursuites…


– Si, c’était bien cela, car, à Pétersbourg, vous ne pouviez craindre aucune poursuite. Plus tard, en février, lorsque se répandit le bruit de la prochaine apparition de cet organe, vous vîntes me trouver tout effrayé et vous exigeâtes de moi une lettre certifiant que vous étiez tout à fait étranger à la publication projetée, que les jeunes gens se réunissaient chez moi et non chez vous, qu’enfin vous n’étiez qu’un simple précepteur à qui je donnais le logement dans ma maison pour lui compléter ses honoraires. Est-ce vrai? Vous rappelez-vous cela? Vous vous êtes toujours signalé par votre héroïsme, Stépan Trophimovitch.


– Ce n’a été qu’une minute de pusillanimité, une minute d’épanchement en tête-à-tête, gémit le visiteur; – mais se peut-il qu’une rupture complète résulte d’un ressentiment aussi mesquin? Est-ce là, vraiment, le seul souvenir que vous aient laissé tant d’années passées ensemble?


– Vous êtes un terrible calculateur; vous voulez toujours me faire croire que c’est moi qui reste en dette avec vous. À votre retour de l’étranger, vous m’avez regardée du haut de votre grandeur, vous ne m’avez pas laissée placer un mot; et quand moi-même, après avoir visité l’Europe, j’ai voulu vous parler de l’impression que j’avais gardée de la Madone Sixtine, vous ne m’avez pas écoutée, vous avez dédaigneusement souri dans votre cravate, comme si je ne pouvais pas avoir tout comme vous des sensations artistiques.


– Ce n’était pas cela; vous devez vous être trompée… J’ai oublié…


– Si, c’était bien cela; mais vous n’aviez pas besoin de tant vous poser en esthéticien devant moi, car vous ne disiez que de pures billevesées. Personne, aujourd’hui, ne perd son temps à s’extasier devant la Madone, personne ne l’admire, sauf de vieux encroûtés. C’est prouvé.


– Ah! c’est prouvé?


– Elle ne sert absolument à rien. Ce gobelet est utile, parce qu’on peut y verser de l’eau; ce crayon est utile, parce qu’on peut s’en servir pour prendre des notes; mais un visage de femme peint ne vaut aucun de ceux qui existent dans la réalité. Essayez un peu de dessiner une pomme, et mettez à côté une vraie pomme, – laquelle choisirez-vous? Je suis sûre que vous ne vous tromperez pas. Voilà comment on juge à présent toutes vos théories; le premier rayon de libre examen a suffi pour en montrer la fausseté.


– Oui, oui.


– Vous souriez ironiquement. Et que me disiez-vous, par exemple, de l’aumône? Pourtant, le plaisir de faire la charité est un plaisir orgueilleux et immoral; le riche le tire de sa fortune et de la comparaison qu’il établit entre son importance et l’insignifiance du pauvre. L’aumône déprave à la fois et le bienfaiteur et l’obligé; de plus, elle n’atteint pas son but, car elle ne fait que favoriser la mendicité. Les paresseux qui ne veulent pas travailler se rassemblent autour des gens charitables comme les joueurs qui espèrent gagner se rassemblent autour du tapis vert. Et cependant les misérables grochs qu’on leur jette ne soulagent pas la centième partie de leur misère. Avez-vous donné beaucoup d’argent dans votre vie? Pas plus de huit grivnas, souvenez-vous en. Tâchez un peu de vous rappeler la dernière fois que vous avez fait l’aumône; c’était il y a deux ans, je me trompe, il va y en avoir quatre. Vous criez, et vous faites plus de mal que de bien. L’aumône, dans la société moderne, devrait même être interdite par la loi. Dans l’organisation nouvelle il n’y aura plus du tout de pauvres.


– Oh! quel flux de paroles recueillies de la bouche d’autrui! Ainsi vous en êtes déjà venue à rêver d’une organisation nouvelle! Malheureuse, que Dieu vous assiste!


– Oui, j’en suis venue là, Stépan Trophimovitch; vous me cachiez soigneusement toutes les idées nouvelles qui sont maintenant tombées dans le domaine public, et vous faisiez cela uniquement par jalousie, pour avoir une supériorité sur moi. Maintenant, il n’est pas jusqu’à cette Julie qui ne me dépasse de cent verstes. Mais, à présent, moi aussi, je vois clair. Je vous ai défendu autant que je l’ai pu, Stépan Trophimovitch: décidément tout le monde vous condamne.


– Assez! dit-il en se levant, – assez! Quels souhaits puis-je encore faire pour vous, à moins de vous souhaiter le repentir?


– Asseyez-vous une minute, Stépan Trophimovitch; j’ai encore une question à vous adresser. Vous avez été invité à prendre part à la matinée littéraire; cela s’est fait par mon entremise. Dites-moi, que comptez-vous lire?


– Eh bien, justement, quelque chose sur cette reine des reines, sur cet idéal de l’humanité, la Madone Sixtine, qui, à vos yeux, ne vaut pas un verre ou un crayon.


– Ainsi vous ne ferez pas une lecture historique? reprit avec un pénible étonnement Barbara Pétrovna. – Mais on ne vous écoutera pas. Vous en tenez donc bien pour cette Madone? Allons, pourquoi voulez-vous endormir tout votre auditoire? Soyez sûr, Stépan Trophimovitch, que je parle uniquement dans votre intérêt. Qu’est-ce qui vous empêche d’emprunter au moyen âge ou à l’Espagne une petite historiette, courte mais attachante, une anecdote, si vous voulez, que vous trufferiez de petits mots spirituels? Il y avait là des cours brillantes, de belles dames, des empoisonnements. Karmazinoff dit qu’il serait étrange qu’on ne trouvât pas dans l’histoire de l’Espagne le sujet d’une lecture intéressante.


– Karmazinoff, ce sot, ce vidé, cherche des thèmes pour moi!


– Karmazinoff est presque une intelligence d’homme d’État; vous ne surveillez pas assez vos expressions, Stépan Trophimovitch.


– Votre Karmazinoff est une vieille pie-grièche! Chère, chère, depuis quand, ô Dieu! vous ont-ils ainsi transformée?


– Maintenant encore je ne puis souffrir ses airs importants; mais je rends justice à son intelligence. Je le répète, je vous ai défendu de toutes mes forces, autant que je l’ai pu. Et pourquoi tenir absolument à être ridicule et ennuyeux? Au contraire, montez sur l’estrade avec le sourire grave d’un représentant du passé et racontez trois anecdotes avec tout votre sel, comme vous seul parfois savez raconter. Soit, vous êtes un vieillard, un ci-devant, un arriéré; mais vous-même vous commencerez par le reconnaître en souriant, et tout le monde verra que vous êtes un bon, aimable et spirituel débris… En un mot, un homme d’autrefois, mais dont l’esprit est assez ouvert pour comprendre toute la laideur des principes qui l’ont inspiré jusqu’à présent. Allons, faites-moi ce plaisir, je vous prie.


– Chère, assez! N’insistez pas, c’est impossible. Je lirai mon étude sur la Madone, mais je soulèverai un orage qui crèvera sur eux tous, ou dont je serai la seule victime!


– Cette dernière conjecture est la plus probable, Stépan Trophimovitch.


– Eh bien, que mon destin s’accomplisse! Je flétrirai le lâche esclave, le laquais infect et dépravé qui le premier se hissera sur un échafaudage pour mutiler avec des ciseaux la face divine du grand idéal, au nom de l’égalité, de l’envie et… de la digestion. Je ferai entendre une malédiction suprême, quitte ensuite à…


– À entrer dans une maison de fous?


– Peut-être. Mais, en tout cas, vainqueur ou vaincu, le même soir je prendrai ma besace, ma besace de mendiant, j’abandonnerai tout ce que je possède, tout ce que je tiens de votre libéralité, je renoncerai à toutes vos pensions, à tous les biens promis par vous, et je partirai à pied pour achever ma vie comme précepteur chez un marchand, ou mourir de faim au pied d’un mur. J’ai dit. Alea jacta est!


Il se leva de nouveau.


Barbara Pétrovna, les yeux étincelants de colère, se leva aussi.


– J’en étais sûre! dit-elle; – depuis des années déjà j’étais convaincue que vous gardiez cela en réserve, que, pour finir, vous vouliez me déshonorer, moi et ma maison, par la calomnie! Que signifie cette résolution d’entrer comme précepteur chez un marchand ou d’aller mourir de faim au pied d’un mur? C’est une méchanceté, une façon de me noircir, et rien de plus!


– Vous m’avez toujours méprisé; mais je finirai comme un chevalier fidèle à sa dame, car votre estime m’a toujours été plus chère que tout le reste. À partir de ce moment je n’accepterai plus rien, et mon culte sera désintéressé.


– Comme c’est bête!


– Vous ne m’avez jamais estimé. J’ai pu avoir une foule de faiblesses. Oui, je vous ai grugée; je parle la langue du nihilisme; mais vous gruger n’a jamais été le principe suprême de mes actes. Cela est arrivé ainsi, par hasard, je ne sais comment… J’ai toujours pensé qu’entre nous il y avait quelque chose de plus haut que la nourriture, et jamais, jamais je n’ai été un lâche! Eh bien, je pars pour réparer ma faute! Je me mets en route tardivement; l’automne est avancé, le brouillard s’étend sur les plaines, le givre couvre mon futur chemin et le vent gémit sur une tombe qui va bientôt s’ouvrir… Mais en route, en route, partons:


«Plein d’un amour pur,

«Fidèle au doux rêve…»


– Oh! adieu, mes rêves! Vingt ans! Alea jacta est!


Des larmes jaillirent brusquement de ses yeux et inondèrent son visage. Il prit son chapeau.


Je ne comprends pas le latin, dit Barbara Pétrovna, se roidissant de toutes ses forces contre elle-même.


– Qui sait? peut-être avait-elle aussi envie de pleurer; mais l’indignation et le caprice l’emportèrent encore une fois sur l’attendrissement.


– Je ne sais qu’une chose, c’est qu’il n’y a rien de sérieux dans tout cela. Jamais vous ne serez capable de mettre à exécution vos menaces, dictées par l’égoïsme. Vous n’irez nulle part, chez aucun marchand, mais vous continuerez à vivre bien tranquillement à mes crochets, recevant une pension et réunissant chez vous, tous les mardis, vos amis, qui ne ressemblent à rien. Adieu, Stépan Trophimovitch.


Alea jacta est! répéta-t-il; puis il s’inclina profondément et revint chez lui plus mort que vif.

CHAPITRE VI PIERRE STEPANOVITCH SE REMUE.

I

Le jour de la fête avait été définitivement fixé, mais Von Lembke allait s’assombrissant de plus en plus. Il était rempli de pressentiments étranges et sinistres, ce qui inquiétait fort Julie Mikhaïlovna. À la vérité, tout ne marchait pas le mieux du monde. Notre ancien gouverneur, l’aimable Ivan Osipovitch, avait laissé l’administration dans un assez grand désordre; en ce moment on redoutait le choléra; la peste bovine faisait de grands ravages dans certaines localités; pendant tout l’été les villes et les villages avaient été désolés par une foule d’incendies où le peuple s’obstinait à voir la main d’une bande noire; le brigandage avait pris des proportions vraiment anormales. Mais tout cela, bien entendu, était trop ordinaire pour troubler la sérénité d’André Antonovitch, s’il n’avait eu d’autres et plus sérieux sujets de préoccupation.


Ce qui frappait surtout Julie Mikhaïlovna, c’était la taciturnité croissante de son mari, qui, chose singulière, devenait de jour en jour plus dissimulé. Pourtant qu’avait-il à cacher? Il est vrai qu’il faisait rarement de l’opposition à sa femme, et que la plupart du temps il lui obéissait en aveugle. Ce fut, par exemple, sur les instances de Julie Mikhaïlovna qu’on prit deux ou trois mesures très risquées et presque illégales qui tendaient à augmenter le pouvoir du gouverneur. On fit dans le même but plusieurs compromis fâcheux. On porta pour des récompenses telles gens qui méritaient de passer en jugement et d’être envoyés en Sibérie, on décida systématiquement d’écarter certaines plaintes, de jeter au panier certaines réclamations. Tous ces faits, aujourd’hui connus, furent dus à l’action prédominante de Julie Mikhaïlovna. Lembke non seulement signait tout, mais ne discutait même pas le droit de sa femme à s’immiscer dans l’exercice de ses fonctions. Parfois, en revanche, à propos de «pures bagatelles», il se rebellait d’une façon qui étonnait la gouvernante. Sans doute, après des jours de soumission, il sentait le besoin de se dédommager par de petits moments de révolte. Malheureusement, Julie Mikhaïlovna, malgré toute sa pénétration, ne pouvait comprendre ces résistances inattendues. Hélas! elle ne s’en inquiétait pas, et il résulta de là bien des malentendus.


Je ne m’étendrai pas sur le chapitre des erreurs administratives, tel n’est pas l’objet que je me suis proposé en commençant cette chronique, mais il était nécessaire de donner quelques éclaircissements à ce sujet pour l’intelligence de ce qui va suivre. Je reviens à Julie Mikhaïlovna.


La pauvre dame (je la plains fort) aurait pu atteindre tout ce qu’elle poursuivait avec tant d’ardeur (la gloire et le reste), sans se livrer aux agissements excentriques par lesquels elle se signala dès son arrivée chez nous. Mais, soit surabondance de poésie, soit effet des longs et cruels déboires dont avait été remplie sa première jeunesse, toujours est-il qu’en changeant de fortune elle se crut soudain une mission, elle se figura qu’une «langue de feu» brillait sur sa tête. Par malheur, quand une femme s’imagine avoir ce rare chignon, il n’est pas de tâche plus ingrate que de la détromper, et au contraire rien n’est plus facile que de la confirmer dans son illusion. Tout le monde flatta à l’envi celle de Julie Mikhaïlovna. La pauvrette se trouva du coup le jouet des influences les plus diverses, alors même qu’elle pensait être profondément originale. Pendant le peu de temps que nous l’eûmes pour gouvernante, nombre d’aigrefins surent exploiter sa naïveté au mieux de leurs intérêts. Et, déguisé sous le nom d’indépendance, quel incohérent pêle-mêle d’inclinations contradictoires! Elle aimait à la fois la grande propriété, l’élément aristocratique, l’accroissement des pouvoirs du gouverneur, l’élément démocratique, les nouvelles institutions, l’ordre, la libre pensée, les idées sociales, l’étiquette sévère d’un salon du grand monde et le débraillé des jeunes gens qui l’entouraient. Elle rêvait de donner le bonheur et de concilier les inconciliables, plus exactement, de réunir tous les partis dans la commune adoration de sa personne. Elle avait aussi des favoris; Pierre Stépanovitch qui l’accablait des plus grossières flatteries était vu par elle d’un très bon œil. Mais il lui plaisait encore pour une autre raison fort bizarre, et ici se montrait bien le caractère de la pauvre dame; elle espérait toujours qu’il lui révèlerait un vaste complot politique! Quelque étrange que cela puisse paraître, il en était ainsi. Il semblait, je ne sais pourquoi, à Julie Mikhaïlovna que dans la province se tramait une conspiration contre la sûreté de l’État. Pierre Stépanovitch, par son silence dans certains cas et par de petits mots énigmatiques dans d’autres, contribuait à enraciner chez elle cette singulière idée. Elle le supposait en relation avec tous les groupes révolutionnaires de la Russie, mais en même temps dévoué à sa personne jusqu’au fanatisme. Découvrir un complot, mériter la reconnaissance de Pétersbourg, procurer de l’avancement à son mari, «caresser» la jeunesse pour la retenir sur le bord de l’abîme, telles étaient les chimères dont se berçait l’esprit fanatique de la gouvernante. Puisqu’elle avait sauvé et conquis Pierre Stépanovitch (à cet égard elle n’avait pas le moindre doute), elle sauverait tout aussi bien les autres. Aucun d’eux ne périrait, elle les préserverait tous de leur perte, elle les remettrait dans la bonne voie, elle appellerait sur eux la bienveillance du gouvernement, elle agirait en s’inspirant d’une justice supérieure, peut-être même l’histoire et tout le libéralisme russe béniraient son nom; et cela n’empêcherait pas le complot d’être découvert. Tous les profits à la fois.


Mais il était nécessaire qu’au moment de la fête André Antonovitch eût un visage un peu plus riant. Il fallait absolument lui rendre le calme et la sérénité. À cette fin, Julie Mikhaïlovna envoya à son mari Pierre Stépanovitch, espérant que ce dernier, par quelque moyen connu de lui, peut-être même par quelque confidence officieuse, saurait triompher de l’abattement de gouverneur. Elle avait toute confiance dans l’habileté du jeune homme. Depuis longtemps Pierre Stépanovitch n’avait pas mis le pied dans le cabinet de Von Lembke. Lorsqu’il y entra, sa victime ordinaire était justement de fort mauvaise humeur.

II

Une complication avait surgi qui causait le plus grand embarras à M. Von Lembke. Dans un district (celui-là même que Pierre Stépanovitch avait visité dernièrement) un sous-lieutenant avait reçu devant toute sa compagnie un blâme verbal de son supérieur immédiat. L’officier, récemment arrivé de Pétersbourg, était un homme jeune encore; toujours silencieux et morose, il ne laissait pas d’avoir un aspect assez imposant, quoiqu’il fût petit, gros et rougeaud. S’entendant réprimander, il avait poussé un cri qui avait stupéfié toute la compagnie, s’était jeté tête baissée sur son chef et l’avait furieusement mordu à l’épaule, on n’avait pu qu’à grand’peine lui faire lâcher prise. À n’en pas douter, ce sous-lieutenant était fou; du moins l’enquête révéla que depuis quelques temps il faisait des choses fort étranges. Ainsi il avait jeté hors de son logement deux icônes appartenant à son propriétaire et brisé l’un d’eux à coups de hache; dans sa chambre il avait placé sur trois supports disposés en forme de lutrins les ouvrages de Vogt, de Moleschott et de Buchner; devant chacun de ces lutrins il brûlait des bougies de cire comme on en allume dans les églises. Le nombre des livres trouvés chez lui donnait lieu de penser que cet homme lisait énormément. S’il avait eu cinquante mille francs, il se serait peut-être embarqué pour les îles Marquises, comme ce «cadet» dont M. Hertzen raconte quelque part l’histoire avec une verve si humoristique. Quand on l’arrêta, on saisit sur lui et dans son logement quantité de proclamations des plus subversives.


En soi cette découverte ne signifiait rien, et, à mon avis, elle ne méritait guère qu’on s’en préoccupât. Était-ce la première fois que nous voyions des écrits séditieux? Ceux-ci, d’ailleurs, n’étaient pas nouveaux: c’étaient, comme on le dit plus tard, les mêmes qui avaient été répandus récemment dans la province de K…, et Lipoutine assurait avoir vu de petites feuilles toutes pareilles à celles-là pendant un voyage qu’il avait fait dans un gouvernement voisin six semaines auparavant. Mais il se produisit une coïncidence dont André Antonovitch fut très frappé: dans le même temps en effet l’intendant des Chpigouline apporta à la police deux ou trois liasses de proclamations qu’on avait introduites de nuit dans la fabrique, et qui étaient identiques avec celles du sous-lieutenant. Les paquets n’avaient pas encore été défaits, et aucun ouvrier n’en avait pris connaissance. La chose était sans importance, néanmoins elle parut louche au gouverneur et le rendit très soucieux.


Alors venait de commencer cette «affaire Chpigouline» dont on a tant parlé chez nous et que les journaux de la capitale ont racontée avec de telles variantes. Trois semaines auparavant, le choléra asiatique avait fait invasion parmi les ouvriers de l’usine; il y avait eu un décès et plusieurs cas. L’inquiétude s’empara de notre ville, car le choléra sévissait déjà dans une province voisine. Je ferai remarquer qu’en prévision de l’arrivée du fléau notre administration avait pris des mesures prophylactiques aussi satisfaisantes que possible. Mais les Chpigouline étant millionnaires et possédant de hautes relations, on avait négligé d’appliquer à leur fabrique les règlements sanitaires. Soudain des plaintes universelles s’élevèrent contre cette usine qu’on accusait d’être un foyer d’épidémie: elle était si mal tenue, disait-on, les locaux affectés aux ouvriers, notamment, étaient si sales, que cette malpropreté devait suffire, en l’absence de toute autre cause, pour engendrer le choléra. Des ordres furent immédiatement donnés en conséquence, et André Antonovitch veilla à ce qu’ils fussent promptement exécutés. Pendant trois semaines on nettoya la fabrique, mais les Chpigouline, sans qu’on sût pourquoi, y arrêtèrent le travail. L’un des deux frères résidait constamment à Pétersbourg; l’autre, à la suite des mesures de désinfection prises par l’autorité, se rendit à Moscou. L’intendant chargé de régler les comptes vola effrontément les ouvriers; ceux-ci commencèrent à murmurer, voulurent toucher ce qui leur était dû et allèrent bêtement se plaindre à la police; du reste, ils ne criaient pas trop et présentaient leurs réclamations avec assez de calme. Ce fut sur ces entrefaites qu’on remit au gouvernement les proclamations trouvées par l’intendant.


Pierre Stépanovitch ne se fit point annoncer et pénétra dans le cabinet d’André Antonovitch avec le sans façon d’un ami, d’un intime; d’ailleurs, en ce moment, c’était Julie Mikhaïlovna qui l’avait envoyé. En l’apercevant, Von Lembke laissa voir un mécontentement très marqué, et, au lieu d’aller au devant de lui, s’arrêta près de la table. Avant l’arrivée du visiteur, il se promenait dans la chambre, où il s’entretenait en tête-à-tête avec un employé de sa chancellerie, un gauche et maussade Allemand du nom de Blum, qu’il avait amené de Pétersbourg, malgré la très vive opposition de Julie Mikhaïlovna. À l’apparition de Pierre Stépanovitch, l’employé se dirigea vers la porte, mais il ne sortit pas. Le jeune homme crut même remarquer qu’il échangeait un regard d’intelligence avec son supérieur.


– Oh! oh! je vous y prends, administrateur sournois! cria gaiement Pierre Stépanovitch, et il couvrit avec sa main une proclamation qui se trouvait sur la table, – cela va augmenter votre collection, hein?


André Antonovitch rougit, et sa physionomie prit une expression de mauvaise humeur plus accentuée encore.


– Laissez, laissez cela tout de suite! cria-t-il tremblant de colère, – et ne vous avisez pas, monsieur…


– Qu’est-ce que vous avez? On dirait que vous êtes fâché?


– Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, que désormais je suis décidé à ne plus tolérer votre sans façon, je vous prie de vous en souvenir…


– Ah! diable, c’est qu’il est fâché en effet!


– Taisez-vous donc, taisez-vous! vociféra Von Lembke en frappant du pied, – n’ayez pas l’audace…


Dieu sait quelle tournure les choses menaçaient de prendre. Hélas! il y avait ici une circonstance ignorée de Pierre Stépanovitch et de Julie Mikhaïlovna elle-même. Depuis quelques jours, le malheureux André Antonovitch avait l’esprit si dérangé qu’il en était venu à soupçonner in petto Pierre Stépanovitch d’être l’amant de sa femme. Lorsqu’il se trouvait seul, la nuit surtout, cette pensée le faisait cruellement souffrir.


– Je pensais que quand un homme vous retient deux soirs de suite jusqu’après minuit pour vous lire son roman en tête-à-tête, il oublie lui-même la distance qui le sépare de vous… Julie Mikhaïlovna me reçoit sur un pied d’intimité; comment vous déchiffrer? répliqua non sans dignité Pierre Stépanovitch. – À propos, voici votre roman, ajouta-t-il en déposant sur la table un gros cahier roulé en forme de cylindre et soigneusement enveloppé dans un papier bleu.


Lembke rougit et se troubla.


– Où donc l’avez-vous trouvé? demanda-t-il aussi froidement qu’il le put, mais sa joie était visible malgré tous les efforts qu’il faisait pour la cacher.


– Figurez-vous qu’il avait roulé derrière la commode. Quand je suis rentré l’autre jour, je l’aurai jeté trop brusquement sur ce meuble. C’est avant-hier seulement qu’on l’a retrouvé, en lavant les parquets, mais vous m’avez donné bien de l’ouvrage.


Le gouverneur, voulant conserver un air de sévérité, baissa les yeux.


– Vous êtes cause que depuis deux nuits je n’ai pas dormi. – Voilà déjà deux jours que le manuscrit est retrouvé; si je ne vous l’ai pas rendu tout de suite, c’est parce que je tenais à le lire d’un bout à l’autre, et, comme je n’ai pas le temps pendant la journée, j’ai dû y consacrer mes nuits. Eh bien, je suis mécontent de ce roman: l’idée ne me plaît pas. Peu importe après tout, je n’ai jamais été un critique; d’ailleurs, quoique mécontent, batuchka, je n’ai pas pu m’arracher à cette lecture! Les chapitres IV et V, c’est… c’est… le diable sait quoi! Et que d’humour vous avez fourré là-dedans! j’ai bien ri. Comme vous savez pourtant provoquer l’hilarité sans que cela paraisse! Dans les chapitres IX et X il n’est question que d’amour, ce n’est pas mon affaire, mais cela produit tout de même de l’effet. Pour ce qui est de la fin, oh! je vous battrais volontiers. Voyons, quelle est votre conclusion? Toujours l’éternelle balançoire, la glorification du bonheur domestique: vos personnages se marient, ont beaucoup d’enfants et font bien leurs affaires! Vous enchantez le lecteur, car moi-même, je le répète, je n’ai pas pu m’arracher à votre roman, mais vous n’en êtes que plus coupable. Le public est bête, les hommes intelligents devraient l’éclairer, et vous au contraire… Allons, assez, adieu. Une autre fois ne vous fâchez pas; j’étais venu pour vous dire deux petits mots urgents; mais vous êtes si mal disposé…


André Antonovitch, pendant ce temps, avait serré son manuscrit dans une bibliothèque en bois de chêne et fait signe à Blum de se retirer. L’employé obéit d’un air de chagrin.


– Je ne suis pas mal disposé, seulement… j’ai toujours des ennuis, grommela le gouverneur.


Quoiqu’il eût prononcé ces mots en fronçant les sourcils, sa colère avait disparu; il s’assit près de la table.


– Asseyez-vous, continua-t-il, – et dites-moi vos deux mots. Je ne vous avais pas vu depuis longtemps, Pierre Stépanovitch; seulement, à l’avenir, n’entrez plus brusquement comme cela… on est quelquefois occupé…


– C’est une habitude que j’ai…


– Je le sais et je crois que vous n’y mettez aucune mauvaise intention, mais parfois on a des soucis… Asseyez-vous donc.


Pierre Stépanovitch s’assit à la turque sur le divan.

III

– Ainsi vous avez des soucis; est-il possible que ce soit à cause de ces niaiseries? dit-il en montrant la proclamation. – Je vous apporterai de ces petites feuilles autant que vous en voudrez, j’ai fait connaissance avec elles dans le gouvernement de Kh…


– Pendant que vous étiez là?


– Naturellement, ce n’était pas en mon absence. Elle a aussi une vignette, une hache est dessinée au haut de la page. Permettez (il prit la proclamation); en effet, la hache y est bien, c’est exactement la même.


– Oui, il y a une hache. Vous voyez la hache.


– Eh bien, c’est là ce qui vous fait peur?


– Il ne s’agit pas de la hache… du reste, je n’ai pas peur, mais cette affaire… c’est une affaire telle, il y a ici des circonstances…


– Lesquelles? Parce que cela a été apporté à la fabrique? Hé, hé. Mais, vous savez, bientôt les ouvriers de cette fabrique rédigeront eux-mêmes des proclamations.


– Comment cela? demanda sévèrement Von Lembke.


– C’est ainsi. Ayez l’œil sur eux. Vous êtes un homme trop mou, André Antonovitch; vous écrivez des romans. Or, ici, il faudrait procéder à l’ancienne manière.


– Comment, à l’ancienne manière? Que me conseillez-vous? On a nettoyé la fabrique, j’ai donné des ordres, et ils ont été exécutés.


– Mais les ouvriers s’agitent. Vous devriez les faire fustiger tous, ce serait une affaire finie.


– Ils s’agitent? C’est une absurdité; j’ai donné des ordres, et l’on a désinfecté la fabrique.


– Eh! André Antonovitch, vous êtes un homme mou!


– D’abord je suis loin d’être aussi mou que vous le dites, et ensuite… répliqua Von Lembke froissé. Il ne se prêtait à cette conversation qu’avec répugnance et seulement dans l’espoir que le jeune homme lui dirait quelque chose de nouveau.


– A-ah! encore une vieille connaissance! interrompit Pierre Stépanovitch en dirigeant ses regards vers un autre document placé sous un presse-papier; c’était une petite feuille qui ressemblait aussi à une proclamation et qui avait été évidemment imprimée à l’étranger, mais elle était en vers; – celle-là, je la sais par cœur: Une personnalité éclairée! Voyons un peu; en effet, c’est la Personnalité éclairée. J’étais encore à l’étranger quand j’ai fait la connaissance de cette personnalité. Où l’avez-vous dénichée?


– Vous dites que vous l’avez vue à l’étranger? demanda vivement Von Lembke.


– Oui, il y a de cela quatre mois, peut-être même cinq.


– Que de choses vous avez vues à l’étranger! observa avec un regard sondeur André Antonovitch.


Sans l’écouter, le jeune homme déplia le papier et lut tout haut la poésie suivante:


UNE PERSONNALITÉ ÉCLAIRÉE.


Issu d’une obscure origine,

Au milieu du peuple il grandit;

Sur lui le tyran et le barine

Firent peser leur joug maudit.


Mais, bravant toutes les menaces

D’un gouvernement détesté,

Cet homme fut parmi les masses

L’apôtre de la liberté.


Dès le début de sa carrière,

Pour se dérober au bourreau,

Il dut sur la terre étrangère

Aller planter son fier drapeau.


Et le peuple rempli de haines

Depuis Smolensk jusqu’à Tachkent,

Attendait pour briser ses chaînes

Le retour de l’étudiant.


La multitude impatiente

N’attendait de lui qu’un appel

Pour engager la lutte ardente,

Renverser le trône et l’autel,


Puis, en tout lieu, village ou ville,

Abolir la propriété,

Le mariage et la famille,

Ces fléaux de l’humanité!


– Sans doute on a pris cela chez l’officier, hein? demanda Pierre Stépanovitch.


– Vous connaissez aussi cet officier?


– Certainement. J’ai banqueté avec lui pendant deux jours. Il faut qu’il soit devenu fou.


– Il n’est peut-être pas fou.


– Comment ne le serait-il pas, puisqu’il s’est mis à mordre?


– Mais, permettez, si vous avez vu ces vers à l’étranger et qu’ensuite on les trouve ici chez cet officier…


– Eh bien? C’est ingénieux! Il me semble, André Antonovitch, que vous me faites subir un interrogatoire? Écoutez, commença soudain Pierre Stépanovitch avec une gravité extraordinaire. – Ce que j’ai vu à l’étranger, je l’ai fait connaître à quelqu’un lorsque je suis rentré en Russie, et mes explications ont été jugées satisfaisantes, autrement votre ville n’aurait pas en ce moment le bonheur de me posséder. Je considère que mon passé est liquidé et que je n’ai de compte à rendre à personne. Je l’ai liquidé non en me faisant dénonciateur, mais en agissant comme ma situation me forçait d’agir. Ceux qui ont écrit à Julie Mikhaïlovna connaissent la chose, et ils m’ont représenté à elle comme un honnête homme… Allons, au diable tout cela! J’étais venu pour vous entretenir d’une affaire sérieuse, et vous avez bien fait de renvoyer votre ramoneur. L’affaire a de l’importance pour moi, André Antonovitch; j’ai une prière instante à vous adresser.


– Une prière? Hum, parlez, je vous écoute, et, je l’avoue, avec curiosité. Et j’ajoute qu’en général vous m’étonnez passablement, Pierre Stépanovitch.


Von Lembke était assez agité. Pierre Stépanovitch croisa ses jambes l’une sur l’autre.


– À Pétersbourg, commença-t-il, – j’ai été franc sur beaucoup de choses, mais sur d’autres, celle-ci, par exemple (il frappa avec son doigt sur la Personnalité éclairée), j’ai gardé le silence, d’abord parce que ce n’était pas la peine d’en parler, ensuite parce que je me suis borné à donner les éclaircissements qu’on m’a demandés. Je n’aime pas, en pareil cas, à aller moi-même au devant des questions; c’est, à mes yeux, ce qui fait la différence entre le coquin et l’honnête homme obligé de céder aux circonstances… Eh bien, en un mot, laissons cela de côté. Mais maintenant… maintenant que ces imbéciles… puisque aussi bien cela est découvert, qu’ils sont dans vos mains et que, je le vois, rien ne saurait vous échapper, – car vous êtes un homme vigilant, – je… je… eh bien, oui, je… en un mot, je suis venu vous demander la grâce de l’un d’eux, un imbécile aussi, disons même un fou; je vous la demande au nom de sa jeunesse, de ses malheurs, au nom de votre humanité… Ce n’est pas seulement dans vos romans que vous êtes humain, je suppose! acheva-t-il avec une sorte d’impatience brutale.


Bref, le visiteur avait l’air d’un homme franc, mais maladroit, inhabile, trop exclusivement dominé par des sentiments généreux et par une délicatesse peut-être excessive; surtout il paraissait borné: ainsi en jugea tout de suite Von Lembke. Depuis longtemps, du reste, c’était l’idée qu’il se faisait de Pierre Stépanovitch, et, durant ces derniers huit jours notamment, il s’était maintes fois demandé avec colère, dans la solitude de son cabinet, comment un garçon si peu intelligent avait pu si bien réussir auprès de Julie Mikhaïlovna.


– Pour qui donc intercédez-vous, et que signifient vos paroles? questionna-t-il en prenant un ton majestueux pour cacher la curiosité qui le dévorait.


– C’est… c’est… diable… Ce n’est pas ma faute si j’ai confiance en vous! Ai-je tort de vous considérer comme un homme plein de noblesse, et surtout sensé… je veux dire capable de comprendre… diable…


Le malheureux, évidemment, avait bien de la peine à accoucher.


– Enfin comprenez, poursuivit-il, – comprenez qu’en vous le nommant, je vous le livre; c’est comme si je le dénonçais, n’est-ce pas? N’est-il pas vrai?


– Mais comment puis-je deviner, si vous ne vous décidez pas à parler plus clairement?


– C’est vrai, vous avez toujours une logique écrasante, diable… eh bien, diable… cette «personnalité éclairée», cet «étudiant», c’est Chatoff… vous savez tout!


– Chatoff? Comment, Chatoff?


– Chatoff, c’est l’ «étudiant» dont, comme vous voyez, il est question dans cette poésie. Il demeure ici; c’est un ancien serf; tenez, c’est lui qui a donné un soufflet…


– Je sais, je sais! fit le gouverneur en clignant les yeux, – mais, permettez, de quoi donc, à proprement parler, est-il accusé, et quel est l’objet de votre démarche?


– Eh bien, je vous prie de le sauver, comprenez-vous? Il y a huit ans que je le connais, et j’ai peut-être été son ami, répondit avec véhémence Pierre Stépanovitch. – Mais je n’ai pas à vous rendre compte de ma vie passée, poursuivit-il en agitant le bras, – tout cela est insignifiant, ils sont au nombre de trois et demi, et en y ajoutant ceux de l’étranger, on n’arriverait pas à la dizaine. L’essentiel, c’est que j’ai mis mon espoir dans votre humanité, dans votre intelligence. Vous comprendrez la chose et vous la présenterez sous son vrai jour, comme le sot rêve d’un insensé… d’un homme égaré par le malheur, notez, par de longs malheurs, et non comme une redoutable conspiration contre la sûreté de l’État!…


Il étouffait presque.


– Hum. Je vois qu’il est coupable des proclamations qui portent une hache en frontispice, observa presque majestueusement André Antonovitch; – permettez pourtant, s’il est seul, comment a-t-il pu les répandre tant ici que dans les provinces et même dans le gouvernement de Kh…? Enfin, ce qui est le point le plus important, où se les est-il procurées?


– Mais je vous dis que, selon toute apparence, ils se réduisent à cinq, mettons dix, est-ce que je sais?


– Vous ne le savez pas?


– Comment voulez-vous que je le sache, le diable m’emporte?


– Cependant vous savez que Chatoff est un des conjurés?


– Eh! fit Pierre Stépanovitch avec un geste de la main comme pour détourner le coup droit que lui portait Von Lembke; – allons, écoutez, je vais vous dire toute la vérité: pour ce qui est des proclamations, je ne sais rien, c'est-à-dire absolument rien, le diable m’emporte, vous comprenez ce qui signifie le mot rien?… Eh bien, sans doute, il y a ce sous-lieutenant et un ou deux autres… peut-être aussi Chatoff et encore un cinquième, voilà tout, c’est une misère… Mais c’est pour Chatoff que je suis venu vous implorer, il faut le sauver parce que cette poésie est de lui, c’est son œuvre personnelle, et il l’a fait imprimer à l’étranger; voilà ce que je sais de science certaine. Quant aux proclamations, je ne sais absolument rien.


– Si les vers sont de lui, les proclamations en sont certainement aussi. Mais sur quelles données vous fondez-vous pour soupçonner M. Chatoff?


Comme un homme à bout de patience, Pierre Stépanovitch tira vivement de sa poche un portefeuille et y prit une lettre.


– Voici mes données! cria-t-il en la jetant sur la table.


Le gouverneur la déplia; c’était un simple billet écrit six mois auparavant et adressé de Russie à l’étranger; il ne contenait que les deux lignes suivantes:


– «Je ne puis imprimer ici la Personnalité éclairée, pas plus qu’autre chose; imprimez à l’étranger.


«Iv. Chatoff.»


Von Lembke regarda fixement Pierre Stépanovitch. Barbara Pétrovna avait dit vrai: les yeux du gouverneur ressemblaient un peu à ceux d’un mouton, dans certains moments surtout.


– C'est-à-dire qu’il a écrit ces vers ici il y a six mois, se hâta d’expliquer Pierre Stépanovitch, – mais qu’il n’a pu les y imprimer clandestinement, voilà pourquoi il demande qu’on les imprime à l’étranger… Est-ce clair?


– Oui, c’est clair, mais à qui demande-t-il cela? Voilà ce qui n’est pas encore clair, observa insidieusement Von Lembke.


– Mais à Kiriloff donc, enfin; la lettre a été adressée à Kiriloff à l’étranger… Est-ce que vous ne le saviez pas? Tenez, ce qui me vexe, c’est que peut-être vous faites l’ignorant vis-à-vis de moi, alors que vous êtes depuis longtemps instruit de tout ce qui concerne ces vers! Comment donc se trouvent-ils sur votre table? Vous avez bien su vous les procurer! Pourquoi me mettez-vous à la question, s’il en est ainsi?


Il essuya convulsivement avec son mouchoir la sueur qui ruisselait de son front.


– Je sais peut-être bien quelque chose… répondit vaguement André Antonovitch; – mais qui donc est ce Kiriloff?


– Eh bien! mais c’est un ingénieur arrivé depuis peu ici, il a servi de témoin à Stavroguine, c’est un maniaque, un fou; dans le cas de votre sous-lieutenant il n’y a peut-être, en effet, qu’un simple accès de fièvre chaude, mais celui-là, c’est un véritable aliéné, je vous le garantis. Eh! André Antonovitch, si le gouvernement savait ce que sont ces gens, il ne sévirait pas contre eux. Ce sont tous autant d’imbéciles: j’ai eu l’occasion de les voir en Suisse et dans les congrès.


– C’est de là qu’ils dirigent le mouvement qui se produit ici?


– Mais à qui donc appartient cette direction? Ils sont là trois individus et demi. Rien qu’à les voir, l’ennui vous prend. Et qu’est-ce que ce mouvement d’ici? Il se réduit à des proclamations, n’est-ce pas? Quant à leurs adeptes, quels sont-ils? Un sous-lieutenant atteint de delirium tremens et deux ou trois étudiants! Vous êtes un homme intelligent, voici une question que je vous soumets: Pourquoi ne recrutent-ils pas des individualités plus marquantes? Pourquoi sont-ce toujours des jeunes gens qui n’ont pas atteint leur vingt-deuxième année? Et encore sont-ils nombreux? Je suis sûr qu’on a lancé à leurs trousses un million de limiers, or combien en a-t-on découvert? Sept. Je vous le dis, c’est ennuyeux.


Lembke écoutait attentivement, mais l’expression de son visage pouvait se traduire par ces mots: «On ne nourrit pas un rossignol avec des fables.»


– Permettez, pourtant: vous affirmez que le billet a été envoyé à l’étranger, mais il n’y a pas ici d’adresse, comment donc savez-vous que le destinataire était M. Kiriloff, que le billet a été adressé à l’étranger et… et… qu’il a été écrit en effet par M. Chatoff?


– Vous n’avez qu’à comparer l’écriture de ce billet avec celle de M. Chatoff. Quelque signature de lui doit certainement se trouver parmi les papiers de votre chancellerie. Quant à ce fait que le billet était adressé à Kiriloff, je n’en puis douter, c’est lui-même qui me l’a montré.


– Alors vous-même…


– Eh! oui, moi-même… On m’a montré bien des choses pendant mon séjour là-bas. Pour ce qui est de ces vers, ils sont censés avoir été adressés par feu Hertzen à Chatoff, lorsque celui-ci errait à l’étranger. Hertzen les aurait écrits soit en mémoire d’une rencontre avec lui, soit par manière d’éloge, de recommandations, que sais-je? Chatoff lui-même répand ce bruit parmi les jeunes gens: Voilà, dit-il, ce que Hertzen pensait de moi.


La lumière se fit enfin dans l’esprit du gouverneur.


– Te-te-te, je me disais: Des proclamations, cela se comprend, mais des vers, pourquoi?


– Eh! qu’y a-t-il là d’étonnant pour vous? Et le diable sait pourquoi je me suis mis à jaser ainsi! Écoutez, accordez-moi la grâce de Chatoff, et que le diable emporte tous les autres, y compris même Kiriloff qui, maintenant, se tient caché dans la maison Philippoff où Chatoff habite aussi. Ils ne s’aiment pas, parce que je suis revenu… mais promettez-moi le salut de Chatoff, et je vous les servirai tous sur la même assiette. Je vous serai utile, André Antonovitch! J’estime que ce misérable petit groupe se compose de neuf ou dix individus. Moi-même, je les recherche, c’est une enquête que j’ai entreprise de mon propre chef. Nous en connaissons déjà trois: Chatoff, Kiriloff et le sous-lieutenant. Pour les autres, je n’ai encore que des soupçons… du reste, je ne suis pas tout à fait myope. C’est comme dans le gouvernement de Kh…: les propagateurs d’écrits séditieux qu’on a arrêtés étaient deux étudiants, un collégien, deux gentilshommes de douze ans, un professeur de collège, et un ancien major, sexagénaire abruti par la boisson; voilà tout, et croyez bien qu’il n’y en avait pas d’autres; on s’est même étonné qu’ils fussent si peu nombreux… Mais il faut six jours. J’ai déjà tout calculé: six jours, pas un de moins. Si vous voulez arriver à un résultat, laissez-les tranquilles encore pendant six jours, et je vous les livrerai tous dans le même paquet; mais si vous bougez avant l’expiration de ce délai, la nichée s’envolera. Seulement donnez-moi Chatoff. Je m’intéresse à Chatoff… Le mieux serait de le faire venir secrètement ici, dans votre cabinet, et d’avoir avec lui un entretien amical; vous l’interrogeriez, vous lui déclareriez que vous savez tout… À coup sûr, lui-même se jettera à vos pieds en pleurant! C’est un homme nerveux, accablé par le malheur; sa femme s’amuse avec Stavroguine. Caressez-le, et il vous fera les aveux les plus complets, mais il faut six jours… Et surtout, surtout pas une syllabe à Julie Mikhaïlovna. Le secret. Pouvez-vous me promettre que vous vous tairez?


– Comment? fit Von Lembke en ouvrant de grands yeux, – mais est-ce que vous n’avez rien… révélé à Julie Mikhaïlovna?


– À elle? Dieu m’en préserve! E-eh, André Antonovitch! Voyez-vous, j’ai pour elle une grande estime, j’apprécie fort son amitié… tout ce que vous voudrez… mais je ne suis pas un niais. Je ne la contredis pas, car il est dangereux de la contredire, vous le savez vous-même. Je lui ai peut-être dit un petit mot, parce qu’elle aime cela; mais quant à m’ouvrir à elle comme je m’ouvre maintenant à vous, quant à lui confier les noms et les circonstances, pas de danger, batuchka! Pourquoi en ce moment m’adressé-je à vous? Parce que, après tout, vous êtes un homme, un homme sérieux et possédant une longue expérience du service. Vous avez appris à Pétersbourg comment il faut procéder dans de pareilles affaires. Mais si, par exemple, je révélais ces ceux noms à Julie Mikhaïlovna, elle se mettrait tout de suite à battre la grosse caisse… Elle veut esbroufer la capitale. Non, elle est trop ardente, voilà!


– Oui, il y a en elle un peu de cette fougue… murmura non sans satisfaction André Antonovitch, mais en même temps il trouvait de fort mauvais goût la liberté avec laquelle ce malappris s’exprimait sur le compte de Julie Mikhaïlovna. Cependant Pierre Stépanovitch jugea sans doute qu’il n’en avait pas encore dit assez, et qu’il devait insister davantage sur ce point pour achever la conquête de Lembke.


– Oui, comme vous le dites, elle a trop de fougue, reprit-il; – qu’elle soit une femme de génie, une femme littéraire, c’est possible, mais elle effraye les moineaux. Elle ne pourrait attendre, je ne dis pas six jours, mais six heures. E-eh! André Antonovitch, gardez-vous d’imposer à une femme un délai de six jours! Voyons, vous me reconnaissez quelque expérience, du moins dans ces affaires-là; je sais certaines choses, et vous-même n’ignorez pas que je puis les savoir. Si je vous demande six jours, ce n’est point par caprice, mais parce que la circonstance l’exige.


– J’ai ouï dire… commença avec hésitation le gouverneur, – j’ai ouï dire qu’à votre retour de l’étranger vous aviez témoigné à qui de droit… comme un regret de vos agissements passés?


– Eh bien?


– Naturellement, je n’ai pas la prétention de m’immiscer… mais il m’a toujours semblé qu’ici vous parliez dans un tout autre style, par exemple, sur la religion chrétienne, sur les institutions sociales, et, enfin, sur le gouvernement…


– Eh! j’ai dit bien des choses! Je suis toujours dans les mêmes idées, seulement je désapprouve la manière dont ces imbéciles les appliquent, voilà tout. Cela a-t-il le sens commun de mordre les gens à l’épaule? Réserve faite de la question d’opportunité, vous avez reconnu vous-même que j’étais dans le vrai.


– Ce n’est pas sur ce point proprement dit que je suis tombé d’accord avec vous.


– Vous pesez chacune de vos paroles, hé, hé! Homme circonspect! observa gaiement Pierre Stépanovitch. – Écoutez, mon père, il fallait que j’apprisse à vous connaître, eh bien, voilà pourquoi je vous ai parlé dans mon style. Ce n’est pas seulement avec vous, mais avec bien d’autres que j’en use ainsi. J’avais peut-être besoin de connaître votre caractère.


– Pourquoi?


– Est-ce que je sais pourquoi? répondit avec un nouveau rire le visiteur. – Voyez-vous, cher et très estimé André Antonovitch, vous êtes rusé, mais pas encore assez pour deviner cela, comprenez-vous? Peut-être que vous comprenez? Quoique, à mon retour de l’étranger, j’aie donné des explications à qui de droit (et vraiment je ne sais pourquoi un homme dévoué à certaines idées ne pourrait pas agir dans l’intérêt de ses convictions…), cependant personne ne m’a encore chargé d’étudier votre caractère, et je n’ai encore reçu de là aucune mission semblable. Examinez vous-même: au lieu de réserver pour vous la primeur de mes révélations, n’aurais-je pas pu les adresser directement , c'est-à-dire aux gens à qui j’ai fait mes premières déclarations? Certes, si j’avais en vue un profit pécuniaire ou autre, ce serait de ma part un bien sot calcul que d’agir comme je le fais, car, maintenant, c’est à vous et non à moi qu’on saura gré en haut lieu de la découverte du complot. Je ne me préoccupe ici que de Chatoff, ajouta noblement Pierre Stépanovitch, – mon seul motif est l’intérêt que m’inspire un ancien ami… Mais n’importe, quand vous prendrez la plume pour écrire , eh bien, louez-moi, si vous voulez… je ne vous contredirai pas, hé, hé! Adieu pourtant, je me suis éternisé chez vous, et je n’aurais pas dû tant bavarder, s’excusa-t-il non sans grâce.


En achevant ces mots, il se leva.


– Au contraire, je suis enchanté que l’affaire soit, pour ainsi dire, précisée, répondit d’un air non moins aimable Von Lembke qui s’était levé aussi; les dernières paroles de son interlocuteur l’avaient visiblement rasséréné. – J’accepte vos services avec reconnaissance, et soyez sûr que de mon côté je ne négligerai rien pour appeler sur votre zèle l’attention du gouvernement…


– Six jours, l’essentiel, c’est ce délai de six jours; durant ce laps de temps ne bougez pas, voilà ce qu’il me faut.


– Bien.


– Naturellement, je ne vous lie pas les mains, je ne me le permettrais pas. Vous ne pouvez vous dispenser de faire des recherches; seulement n’effrayez pas la nichée avant le moment voulu, je compte pour cela sur votre intelligence et votre habileté pratique. Mais vous devez avoir un joli stock de mouchards et de limiers de toutes sortes, hé, hé! remarqua d’un ton badin Pierre Stépanovitch.


– Pas tant que cela, dit agréablement le gouverneur. – C’est un préjugé chez les jeunes gens de croire que nous en avons une si grande quantité… Mais, à propos, permettez-moi une petite question: si ce Kiriloff a été le témoin de Stavroguine, alors M. Stavroguine se trouve aussi dans le même cas…


– Pourquoi Stavroguine?


– Puisqu’ils sont si amis?


– Eh! non, non, non! Ici vous faites fausse route, tout malin que vous êtes. Et même vous m’étonnez. Je pensais que sur celui-là vous n’étiez pas sans renseignements… Hum, Stavroguine, c’est tout le contraire, je dis: tout le contraire… Avis au lecteur.


– Vraiment! Est-ce possible? fit Von Lembke d’un ton d’incrédulité. – Julie Mikhaïlovna m’a dit avoir reçu de Pétersbourg des informations donnant à croire qu’il a été envoyé ici, pour ainsi dire, avec certaines instructions…


– Je ne sais rien, rien, absolument rien. Adieu. Avis au lecteur!


Sur ce, le jeune homme s’élança vers la porte.


– Permettez, Pierre Stépanovitch, permettez, cria le gouverneur, – deux mots encore au sujet d’une niaiserie, ensuite je ne vous retiens plus.


Il ouvrit un des tiroirs de son bureau et y prit un pli.


– Voici un petit document qui se rapporte à la même affaire; je vous prouve par cela même que j’ai en vous la plus grande confiance. Tenez, vous me direz votre opinion.


Ce pli était à l’adresse de Von Lembke qui l’avait reçu la veille, et il contenait une lettre anonyme fort étrange. Pierre Stépanovitch lut avec une extrême colère ce qui suit:


«Excellence!


«Car votre tchin vous donne droit à ce titre. Par la présente je vous informe d’un attentat tramé contre la vie des hauts fonctionnaires et de la patrie, car cela y mène directement. Moi-même j’en ai distribué pendant une multitude d’années. C’est aussi de l’impiété. Un soulèvement se prépare, et il y a plusieurs milliers de proclamations, chacune d’elles mettra en mouvement cent hommes tirant la langue, si l’autorité ne prend des mesures, car on promet une foule de récompenses, et la populace est bête, sans compter l’eau-de-vie. Si vous voulez une dénonciation pour le salut de la patrie ainsi que des églises et des icônes, seul je puis la faire. Mais à condition que seul entre tous je recevrai immédiatement de la troisième section mon pardon par le télégraphe; quant aux autres, qu’ils soient livrés à la justice. Pour signal, mettez chaque soir, à sept heures, une bougie à la fenêtre de la loge du suisse. En l’apercevant, j’aurai confiance et je viendrai baiser la main miséricordieuse envoyée de la capitale, mais à condition que j’obtiendrai une pension, car autrement avec quoi vivrai-je? Vous n’aurez pas à vous en repentir, vu que le gouvernement vous donnera une plaque. Motus, sinon ils me tordront le cou.


«L’homme lige de Votre Excellence, qui baise la trace de vos pas, le libre penseur repentant,


«INCOGNITO.»


Von Lembke expliqua que la lettre avait été déposée la veille dans la loge en l’absence du suisse.


– Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez? demanda presque brutalement Pierre Stépanovitch.


– J’incline à la considérer comme l’œuvre d’un mauvais plaisant, d’un farceur anonyme.


– C’est la conjecture la plus vraisemblable. On ne vous monte pas le coup.


– Ce qui me fait croire cela, c’est surtout la bêtise de cette lettre.


– Vous en avez déjà reçu de semblables depuis que vous êtes ici?


– J’en ai reçu deux, également sans signature.


– Naturellement, les auteurs de ces facéties ne tiennent pas à se faire connaître. D’écritures et de styles différents?


– Oui.


– Et bouffonnes comme celles-ci?


– Oui, bouffonnes, et, vous savez… dégoûtantes.


– Eh bien, puisque ce n’est pas la première fois qu’on vous adresse pareilles pasquinades, cette lettre doit sûrement provenir d’une officine analogue.


– D’autant plus qu’elle est idiote. Ces gens-là sont instruits, et, à coup sûr, ils n’écrivent pas aussi bêtement.


– Sans doute, sans doute.


– Mais si cette lettre émanait en effet de quelqu’un qui offrit réellement ses services comme dénonciateur?


– C’est invraisemblable, répliqua sèchement Pierre Stépanovitch. – Ce pardon que la troisième section doit envoyer par le télégraphe, cette demande d’une pension, qu’est-ce que cela signifie? La mystification est évidente.


– Oui, oui, reconnut Von Lembke honteux de la supposition qu’il venait d’émettre.


– Savez-vous ce qu’il faut faire? Laissez-moi cette lettre. Je vous en découvrirai certainement l’auteur. Je le trouverai plus vite qu’aucun de vos agents.


– Prenez-là, consentit André Antonovitch, non sans quelque hésitation, il est vrai.


– Vous l’avez montrée à quelqu’un?


– À personne; comment donc?


– Pas même à Julie Mikhaïlovna?


– Ah! Dieu m’en préserve! Et, pour l’amour de Dieu, ne la lui montrez pas non plus! s’écria Von Lembke effrayé. – Elle serait si agitée… et elle se fâcherait terriblement contre moi.


– Oui, vous seriez le premier à avoir sur les doigts, elle dirait que si l’on vous écrit ainsi, c’est parce que vous l’avez mérité. Nous connaissons la logique des femmes. Allons, adieu. D’ici à trois jours peut-être j’aurai découvert votre correspondant anonyme. Surtout n’oubliez pas de quoi nous sommes convenus!

IV

Pierre Stépanovitch n’était peut-être pas bête, mais Fedka l’avait bien jugé en disant qu’il «se représentait l’homme à sa façon, et qu’ensuite il ne démordait plus de son idée». Le jeune homme quitta le gouverneur, persuadé qu’il l’avait pleinement mis en repos au moins pour six jours, délai dont il avait absolument besoin. Or il se trompait, et cela parce que dès l’abord il avait décidé une fois pour toutes qu’André Antonovitch était un fieffé nigaud.


Comme tous les martyrs du soupçon, André Antonovitch croyait toujours volontiers dans le premier moment ce qui semblait de nature à fixer ses incertitudes. La nouvelle tournure des choses commença par s’offrir à lui sous un aspect assez agréable, malgré certaines complications qui ne laissaient pas de le préoccuper. Du moins ses anciens doutes s’évanouirent. D’ailleurs, depuis quelques jours il était si las, il sentait un tel accablement qu’en dépit d’elle-même, son âme avait soif de repos. Mais, hélas! il n’était pas encore tranquille. Un long séjour à Pétersbourg avait laissé dans son esprit des traces ineffaçables. L’histoire officielle et même secrète de la «jeune génération» lui était assez connue, – c’était un homme curieux, et il collectionnait les proclamations, – mais jamais il n’en avait compris le premier mot. À présent il était comme dans un bois: tous ses instincts lui faisaient pressentir dans les paroles de Pierre Stépanovitch quelque chose d’absurde, quelque chose qui était en dehors de toutes les formes et de toutes les conventions, – «pourtant le diable sait ce qui peut arriver dans cette «nouvelle génération», et comment s’y font les affaires», se disait-il fort perplexe.


Sur ces entrefaites, Blum qui avait guetté le départ de Pierre Stépanovitch rentra dans le cabinet de son patron. Ce Blum appartenait à la catégorie, fort restreinte en Russie, des Allemands qui n’ont pas de chance. Parent éloigné et ami d’enfance de Von Lembke, il lui avait voué un attachement sans bornes. Du reste, André Antonovitch était le seul homme au monde qui aimât Blum; il l’avait toujours protégé, et, quoique d’ordinaire très soumis aux volontés de son épouse, il s’était toujours refusé à lui sacrifier cet employé qu’elle détestait. Dans les premiers temps de son mariage Julie Mikhaïlovna avait eu beau jeter feu et flamme, recourir même à l’évanouissement, Von Lembke était resté inébranlable.


Physiquement, Blum était un homme roux, grand, voûté, à la physionomie maussade et triste. Il joignait à une extrême humilité un entêtement de taureau. Chez nous il vivait fort retiré, ne faisait point de visites et ne s’était lié qu’avec un pharmacien allemand. Depuis longtemps Von Lembke l’avait mis dans la confidence de ses peccadilles littéraires. Durant des six heures consécutives le pauvre employé était condamné à entendre la lecture du roman de son supérieur, il suait à grosses gouttes, luttait de son mieux contre le sommeil et s’efforçait de sourire; puis, de retour chez lui, il déplorait avec sa grande perche de femme la malheureuse faiblesse de leur bienfaiteur pour la littérature russe.


Lorsque Blum entra, André Antonovitch le regarda d’un air de souffrance.


– Je te prie, Blum, de me laisser en repos, se hâta-t-il de lui dire, voulant évidemment l’empêcher de reprendre la conversation que l’arrivée de Pierre Stépanovitch avait interrompue.


– Et pourtant cela pourrait se faire de la façon la plus discrète, sans attirer aucunement l’attention; vous avez de pleins pouvoirs, insista avec une fermeté respectueuse l’employé qui, l’échine courbée, s’avançait à petits pas vers le gouverneur.


– Blum, tu m’es tellement dévoué que ton zèle m’épouvante.


– Vous dites toujours des choses spirituelles, et, satisfait de vos paroles, vous vous endormez tranquillement, mais par cela même vous vous nuisez.


– Blum, je viens de me convaincre que ce n’est pas du tout cela, pas du tout.


– N’est-ce pas d’après les paroles de ce jeune homme fourbe et dépravé que vous-même soupçonnez? Il vous a amadoué en faisant l’éloge de votre talent littéraire.


– Blum, tu dérailles; ton projet est une absurdité, te dis-je. Nous ne trouverons rien, nous provoquerons un vacarme terrible, ensuite on se moquera de nous, et puis Julie Mikhaïlovna…


L’employé, la main droite appuyée sur son cœur, s’approcha d’un pas ferme de Von Lembke.


– Nous trouverons incontestablement tout ce que nous cherchons, répondit-il; – la descente se fera à l’improviste, de grand matin; nous aurons tous les ménagements voulus pour la personne, et nous respecterons strictement les formes légales. Des jeunes gens qui sont allés là plus d’une fois, Liamchine et Téliatnikoff, assurent que nous y trouverons tout ce que nous désirons. Personne ne s’intéresse à M. Verkhovensky. La générale Stavroguine lui a ouvertement retiré sa protection, et tous les honnêtes gens, si tant est qu’il en existe dans cette ville de brutes, sont convaincus que là s’est toujours cachée la source de l’incrédulité et du socialisme. Il a chez lui tous les livres défendus, les Pensées de Ryléieff [18], les œuvres complètes de Hertzen… À tout hasard j’ai un catalogue approximatif…


– Ô mon Dieu, ces livres sont dans toutes les bibliothèques; que tu es simple, mon pauvre Blum!


– Et beaucoup de proclamations, continua l’employé sans écouter son supérieur. – Nous finirons par découvrir infailliblement l’origine des écrits séditieux qui circulent maintenant ici. Le jeune Verkhovensky me paraît très sujet à caution.


– Mais tu confonds le père avec le fils. Ils ne s’entendent pas; le fils se moque du père au vu et au su de tout le monde.


– Ce n’est qu’une frime.


– Blum, tu as juré de me tourmenter! songes-y, c’est un personnage en vue ici. Il a été professeur, il est connu, il criera, les plaisanteries pleuvront sur nous, et nous manquerons tout… pense un peu aussi à l’effet que cela produira sur Julie Mikhaïlovna!


Blum ne voulut rien entendre.


– Il n’a été que docent, rien que docent, et il a quitté le service sans autre titre que celui d’assesseur de collège, répliqua-t-il en se frappant la poitrine, – il ne possède aucune distinction honorifique, on l’a relevé de ses fonctions parce qu’on le soupçonnait de nourrir des desseins hostiles au gouvernement. Il a été sous la surveillance de la police, et il est plus que probable qu’il y est encore. En présence des désordres qui se produisent aujourd’hui, vous avez incontestablement le devoir d’agir. Au contraire, vous manqueriez aux obligations de votre charge si vous vous montriez indulgent pour le vrai coupable.


– Julie Mikhaïlovna! Décampe, Blum! cria tout à coup Von Lembke qui avait entendu la voix de sa femme dans la pièce voisine.


Blum frissonna, mais il tint bon.


– Autorisez-moi donc, autorisez-moi, insista-t-il en pressant ses deux mains contre sa poitrine.


– Décampe! répéta en grinçant des dents André Antonovitch, – fais ce que tu veux… plus tard… Ô mon Dieu!


La portière se souleva, et Julie Mikhaïlovna parut. Elle s’arrêta majestueusement à la vue de Blum qu’elle toisa d’un regard dédaigneux et offensé, comme si la seule présence de cet homme en pareil lieu eût été une insulte pour elle. Sans rien dire, l’employé s’inclina profondément devant la gouvernante; puis, le corps plié en deux, il se dirigea vers la porte en marchant sur la pointe des pieds et en écartant un peu les bras.


Blum interpréta-t-il comme une autorisation formelle la dernière parole échappée à l’impatience de Von Lembke, ou bien ce trop zélé serviteur crut-il pouvoir prendre sous sa propre responsabilité une mesure qui lui paraissait impérieusement recommandée par l’intérêt de son patron? quoi qu’il en soit, comme nous le verrons plus loin, de cet entretien du gouverneur avec son subordonné résulta une chose fort inattendue qui fit scandale, suscita maintes railleries et exaspéra Julie Mikhaïlovna, bref, une chose qui eut pour effet de dérouter définitivement André Antonovitch, en le jetant, au moment le plus critique, dans la plus lamentable irrésolution.

V

Pierre Stépanovitch se donna beaucoup de mouvement durant cette journée. À peine eut-il quitté Von Lembke qu’il se mit en devoir d’aller rue de l’Épiphanie, mais, en passant rue des Bœufs devant la demeure où logeait Karmazinoff, il s’arrêta brusquement, sourit et entra dans la maison. On lui répondit qu’il était attendu, ce qui l’étonna fort, car il n’avait nullement annoncé sa visite.


Mais le grand écrivain l’attendait en effet et même depuis l’avant-veille. Quatre jours auparavant il lui avait confié son Merci (le manuscrit qu’il se proposait de lire à la matinée littéraire), et cela par pure amabilité, convaincu qu’il flattait agréablement l’amour-propre de Pierre Stépanovitch en lui donnant la primeur d’une grande chose. Depuis longtemps le jeune homme s’était aperçu que ce monsieur vaniteux, gâté par le succès et inabordable pour le commun des mortels, cherchait, à force de gentillesses, à s’insinuer dans ses bonnes grâces. Il avait fini, je crois, par se douter que Karmazinoff le considérait sinon comme le principal meneur de la révolution russe, du moins comme une des plus fortes têtes du parti et un des guides les plus écoutés de la jeunesse. Il n’était pas sans intérêt pour Pierre Stépanovitch de savoir ce que pensait «l’homme le plus intelligent de la Russie», mais jusqu’alors, pour certains motifs, il avait évité toute explication avec lui.


Le grand écrivain logeait chez sa sœur qui avait épousé un chambellan et qui possédait des propriétés dans notre province. Le mari et la femme étaient pleins de respect pour leur illustre parent, mais, quand il vint leur demander l’hospitalité, tous deux, à leur extrême regret, se trouvaient à Moscou, en sorte que l’honneur de le recevoir échut à une vieille cousine du chambellan, une parente pauvre qui depuis longtemps remplissait chez les deux époux l’office de femme de charge. Tout le monde dans la maison marchait sur la pointe du pied depuis l’arrivée de M. Karmazinoff. Presque chaque jour la vieille écrivait à Moscou pour faire savoir comment il avait passé la nuit et ce qu’il avait mangé; un fois elle télégraphia qu’après un dîner chez le maire de la ville, il avait dû prendre une cuillerée d’un médicament. Elle se permettait rarement d’entrer dans la chambre de son hôte, il était cependant poli avec elle, mais il lui parlait d’un ton sec et seulement dans les cas de nécessité. Lorsque entra Pierre Stépanovitch, il était en train de manger sa côtelette du matin avec un demi-verre de vin rouge. Le jeune homme était déjà allé chez lui plusieurs fois et l’avait toujours trouvé à table, mais jamais Karmazinoff ne l’avait invité à partager son repas. Après la côtelette, on apporta une toute petite tasse de café. Le domestique qui servait avait des gants, un frac et des bottes molles dont on n’entendait pas le bruit.


– A-ah! fit Karmazinoff qui se leva, s’essuya avec sa serviette et, de la façon la plus cordiale en apparence, s’apprêta à embrasser le visiteur. Mais celui-ci savait par expérience que, quand le grand écrivain embrassait quelqu’un, il avait coutume de présenter la joue et non les lèvres [19]; aussi lui-même, dans la circonstance présente, en usa de cette manière: le baiser se borna à une rencontre des deux joues. Sans paraître remarquer cela, Karmazinoff reprit sa place sur le divan et indiqua aimablement à Pierre Stépanovitch un fauteuil en face de lui. Le jeune homme s’assit sur le siège qu’on lui montrait.


– Vous ne… Vous ne voulez pas déjeuner? demanda le romancier contrairement à son habitude, toutefois on voyait bien qu’il comptait sur un refus poli. Son attente fut trompée: Pierre Stépanovitch s’empressa de répondre affirmativement. L’expression d’une surprise désagréable parut sur le visage de Karmazinoff, mais elle n’eut que la durée d’un éclair; il sonna violemment, et, malgré sa parfaite éducation, ce fut d’un ton bourru qu’il ordonna au domestique de dresser un second couvert.


– Que prendrez-vous: une côtelette ou du café? crut-il devoir demander.


– Une côtelette et du café, faites aussi apporter du vin, j’ai une faim canine, répondit Pierre Stépanovitch qui examinait tranquillement le costume de son amphitryon. M. Karmazinoff portait une sorte de jaquette en ouate à boutons de nacre, mais trop courte, ce qui faisait un assez vilain effet, vu la rotondité de son ventre. Quoiqu’il fît chaud dans la chambre, sur ses genoux était déployé un plaid en laine, d’une étoffe quadrillée, qui traînait jusqu’à terre.


– Vous êtes malade? observa Pierre Stépanovitch.


– Non, mais j’ai peur de le devenir dans ce climat, répondit l’écrivain de sa voix criarde; du reste, il scandait délicatement chaque mot et susseyait à la façon des barines; – je vous attendais déjà hier.


– Pourquoi donc? je ne vous avais pas promis ma visite.


– C’est vrai, mais vous avez mon manuscrit. Vous… l’avez lu?


– Un manuscrit? Comment?


Cette question causa le plus grand étonnement à Karmazinoff; son inquiétude fut telle qu’il en oublia sa tasse de café.


– Mais pourtant vous l’avez apporté avec vous? reprit-il en regardant Pierre Stépanovitch d’un air épouvanté.


– Ah! c’est de ce Bonjour que vous parlez, sans doute…


– Merci.


– N’importe. Je l’avais tout à fait oublié et je ne l’ai pas lu, je n’ai pas le temps. Vraiment, je ne sais ce que j’en ai fait, il n’est pas dans mes poches… je l’aurai laissé sur ma table. Ne vous inquiétez pas, il se retrouvera.


– Non, j’aime mieux envoyer tout de suite chez vous. Il peut se perdre ou être volé.


– Allons donc, qui est-ce qui le volerait? Mais pourquoi êtes-vous si inquiet? Julie Mikhaïlovna prétend que vous avez toujours plusieurs copies de chaque manuscrit: l’une est déposée chez un notaire à l’étranger, une autre est à Pétersbourg, une troisième à Moscou; vous envoyez aussi un exemplaire à une banque…


– Mais Moscou peut brûler, et avec elle mon manuscrit. Non, il vaut mieux que je l’envoie chercher tout de suite.


– Attendez, le voici! dit Pierre Stépanovitch, et il tira d’une poche de derrière un rouleau de papier à lettres de petit format, – il est un peu chiffonné. Figurez-vous que depuis le jour où vous me l’avez donné, il est resté tout le temps dans ma poche avec mon mouchoir; je n’y avais plus pensé du tout.


Karmazinoff saisit d’un geste rapide son manuscrit, l’examina avec sollicitude, s’assura qu’il n’y manquait aucune page, puis le déposa respectueusement sur une table particulière, mais assez près de lui pour l’avoir à chaque instant sous les yeux.


– À ce qu’il paraît, vous ne lisez pas beaucoup? remarqua-t-il d’une voix sifflante.


– Non, pas beaucoup.


– Et en fait de littérature russe, – rien?


– En fait de littérature russe? Permettez, j’ai lu quelque chose… Le long du chemin… ou En chemin… ou Au passage, je ne me rappelle plus le titre. Il y a longtemps que j’ai lu cela, cinq ans. Je n’ai pas le temps de lire.


La conversation fut momentanément suspendue.


– À mon arrivée ici, j’ai assuré à tout le monde que vous étiez un homme extrêmement intelligent, et maintenant, paraît-il, toute la ville raffole de vous.


– Je vous remercie, répondit froidement le visiteur.


On apporta le déjeuner. Pierre Stépanovitch ne fit qu’une bouchée de sa côtelette; quant au vin et au café, il n’en laissa pas une goutte.


– «Sans doute ce malappris a senti toute la finesse du trait que je lui ai décoché», se disait Karmazinoff en le regardant de travers; «je suis sûr qu’il a dévoré avec avidité mon manuscrit, seulement il veut se donner l’air de ne l’avoir pas lu. Mais il se peut aussi qu’il ne mente pas, et qu’il soit réellement bête. J’aime chez un homme de génie un peu de bêtise. Au fait, parmi eux n’est-ce pas un génie? Du reste, que le diable l’emporte!»


Il se leva et commença à se promener d’un bout de la chambre à l’autre, exercice hygiénique auquel il se livrait toujours après son déjeuner.


Pierre Stépanovitch ne quitta point son fauteuil et alluma une cigarette.


– Vous n’êtes pas ici pour longtemps? demanda-t-il.


– Je suis venu surtout pour vendre un bien, et maintenant je dépends de mon intendant.


– Il paraît que vous êtes revenu en Russie parce que vous vous attendiez à voir là-bas une épidémie succéder à la guerre?


– N-non, ce n’est pas tout à fait pour cela, répondit placidement M. Karmazinoff qui, à chaque nouveau tour dans la chambre, brandillait son pied droit d’un air gaillard. – Le fait est que j’ai l’intention de vivre le plus longtemps possible ajouta-t-il avec un sourire fielleux. – Dans la noblesse russe il y a quelque chose qui s’use extraordinairement vite sous tous les rapports. Mais je veux m’user le plus tard possible, et maintenant je vais me fixer pour toujours à l’étranger; le climat y est meilleur et l’édifice plus solide. L’Europe durera bien autant que moi, je pense. Quel est votre avis?


– Je n’en sais rien.


– Hum. Si là-bas, en effet, Babylone s’écroule, sa chute sera un grand événement (là-dessus je suis entièrement d’accord avec vous, quoique je ne voie pas la chose si prochaine); mais ici, en Russie, ce qui nous menace, ce n’est même pas un écroulement, c’est une dissolution. La sainte Russie est le pays du monde qui offre le moins d’éléments de stabilité. Le populaire reste encore plus ou moins attaché au dieu russe, mais, aux dernières nouvelles, le dieu russe était bien malade, à peine s’il a pu résister à l’affranchissement des paysans, du moins il a été fort ébranlé. Et puis les chemins de fer, et puis vous… je ne crois plus du tout au dieu russe.


– Et au dieu européen?


– Je ne crois à aucun dieu. On m’a calomnié auprès de la jeunesse russe. J’ai toujours été sympathique à chacun de ses mouvements. On m’a montré les proclamations qui circulent ici. Leur forme effraye le public, mais il n’est personne qui, sans oser se l’avouer, ne soit convaincu de leur puissance; depuis longtemps la société périclite, et depuis longtemps aussi elle sait qu’elle n’a aucun moyen de salut. Ce qui me fait croire au succès de cette propagande clandestine, c’est que la Russie est maintenant dans le monde entier la nation où un soulèvement rencontrerait le moins d’obstacles. Je comprends trop bien pourquoi tous les Russes qui ont de la fortune filent à l’étranger, et pourquoi cette émigration prend d’année en année des proportions plus considérables. Il y a là un simple instinct. Quand un navire va sombrer, les rats sont les premiers à le quitter. La sainte Russie est un pays plein de maisons de bois, de mendiants et… de dangers, un pays où les hautes classes se composent de mendiants vaniteux et où l’immense majorité de la population crève de faim dans des chaumières. Qu’on lui montre n’importe quelle issue, elle l’accueillera avec joie, il suffit de la lui faire comprendre. Seul le gouvernement veut encore résister, mais il brandit sa massue dans les ténèbres et frappe sur les siens. Ici tout est condamné. La Russie, telle qu’elle est, n’a pas d’avenir. Je suis devenu Allemand, et je m’en fais honneur.


– Non, mais tout à l’heure vous parliez des proclamations, dites-moi ce que vous en pensez.


– On en a peur, cela prouve leur puissance. Elles déchirent tous les voiles et montrent que chez nous on ne peut s’appuyer sur rien. Elles parlent haut dans le silence universel. En laissant de côté la forme, ce qui doit surtout leur assurer la victoire, c’est l’audace, jusqu’ici sans précédent, avec laquelle leurs auteurs envisagent en face la vérité. C’est là un trait qui n’appartient qu’à la génération contemporaine. Non, en Europe on n’est pas encore aussi hardi, l’autorité y est solidement établie, il y a encore là des éléments de résistance. Autant que j’en puis juger, tout le fond de l’idée révolutionnaire russe consiste dans la négation de l’honneur. Je suis bien aise que ce principe soit aussi crânement affirmé. En Europe, ils ne comprendront pas encore cela, mais chez nous rien ne réussira mieux que cette idée. Pour le Russe l’honneur n’est qu’un fardeau superflu, et il en a toujours été ainsi à tous les moments de son histoire. Le plus sûr moyen de l’entraîner, c’est de revendiquer carrément le droit au déshonneur. Moi, je suis un homme de l’ancienne génération, et, je l’avoue, je tiens encore pour l’honneur, mais c’est seulement par habitude. Je garde un reste d’attachement aux vieilles formes; mettons cela, si vous voulez, sur le compte de la pusillanimité; à mon âge on ne renonce pas facilement à des préjugés invétérés.


Il s’arrêta tout à coup.


– «Je parle, je parle», pensa-t-il, «et il écoute toujours sans rien dire. J’ai pourtant une question à lui adresser, c’est pour cela qu’il est venu. Je vais la lui faire.»


– Julie Mikhaïlovna m’a prié de vous interroger adroitement afin de savoir quelle est la surprise que vous préparez pour le bal d’après-demain, fit soudain Pierre Stépanovitch.


– Oui, ce sera en effet une surprise, et j’étonnerai…; répondit Karmazinoff en prenant un air de dignité, – mais je ne vous dirai pas mon secret.


Pierre Stépanovitch n’insista pas.


– Il y a ici un certain Chatoff, poursuivit le grand écrivain, – et, figurez-vous, je ne l’ai pas encore vu.


– C’est un fort brave homme. Eh bien?


– Oh! rien; il parle ici de certaines choses. C’est lui qui a donné un soufflet à Stavroguine?


– Oui.


– Et Stavroguine, qu’est-ce que vous pensez de lui?


– Je ne sais pas, c’est un viveur.


Karmazinoff haïssait Nicolas Vsévolodovitch, parce que ce dernier avait pris l’habitude de ne faire aucune attention à lui.


– Si ce qu’on prêche dans les proclamations se réalise un jour chez nous, observa-t-il en riant, – ce viveur sera sans doute le premier pendu à une branche d’arbre.


– Peut-être même le sera-t-il avant, dit brusquement Pierre Stépanovitch.


– C’est ce qu’il faudrait, reprit Karmazinoff, non plus en riant, mais d’un ton très sérieux.


– Vous avez déjà dit cela, et, vous savez, je le lui ai répété.


– Vraiment, vous le lui avez répété? demanda avec un nouveau rire Karmazinoff.


– Il a dit que si on le pendait à un arbre, vous, ce serait assez de vous fesser, non pas, il est vrai, pour la forme, mais vigoureusement, comme on fesse un moujik.


Pierre Stépanovitch se leva et prit son chapeau. Karmazinoff lui tendit ses deux mains.


– Dites-moi donc, commença-t-il tout à coup d’une voix mielleuse et avec une intonation particulière, tandis qu’il tenait les mains du visiteur dans les siennes, – si tout ce qu’on… projette est destiné à se réaliser, eh bien… quand cela pourra-t-il avoir lieu?


– Est-ce que je sais? répondit d’un ton un peu brutal Pierre Stépanovitch.


Tous deux se regardèrent fixement.


– Approximativement? À peu près? insista Karmazinoff de plus en plus câlin.


– Vous aurez le temps de vendre votre bien et de filer, grommela le jeune homme avec un accent de mépris.


Les deux interlocuteurs attachèrent l’un sur l’autre un regard pénétrant. Il y eut une minute de silence.


– Cela commencera dans les premiers jours de mai, et pour la fête de l’Intercession [20] tout sera fini, déclara brusquement Pierre Stépanovitch.


– Je vous remercie sincèrement, dit d’un ton pénétré Karmazinoff en serrant les mains du visiteur.


– «Tu auras le temps de quitter le navire, rat!» pensa Pierre Stépanovitch quand il fut dans la rue. «Allons, si cet «homme d’État» est si soucieux de connaître le jour et l’heure, si le renseignement que je lui ai donné lui a fait autant de plaisir, nous ne pouvons plus, après cela, douter de nous. (Il sourit.) Hum. Au fait, il compte parmi leurs hommes intelligents, et… il ne songe qu’à déguerpir; ce n’est pas lui qui nous dénoncera!»


Il courut à la maison de Philippoff, rue de l’Épiphanie.

VI

Pierre Stépanovitch passa d’abord chez Kiriloff. Celui-ci, seul comme de coutume, faisait cette fois de la gymnastique au milieu de la chambre, c'est-à-dire qu’il écartait les jambes et tournait les bras au-dessus de lui d’une façon particulière. La balle était par terre. Le déjeuner n’avait pas encore été desservi, et il restait du thé froid sur la table. Avant d’entrer, Pierre Stépanovitch s’arrêta un instant sur le seuil.


– Tout de même vous vous occupez beaucoup de votre santé, dit-il d’une voix sonore et gaie en pénétrant dans la chambre; – quelle belle balle! oh! comme elle rebondit! c’est aussi pour faire de la gymnastique?


Kiriloff mit sa redingote.


– Oui, c’est pour ma santé, murmura-t-il d’un ton sec; – asseyez-vous.


– Je ne resterai qu’une minute. Du reste, je vais m’asseoir, reprit Pierre Stépanovitch; puis, sans transition, il passa à l’objet de sa visite: – C’est bien de soigner sa santé, mais je suis venu vous rappeler notre convention. L’échéance approche «en un certain sens».


– Quelle convention?


– Comment, quelle convention? fit le visiteur inquiet.


– Ce n’est ni une convention, ni un engagement, je ne me suis pas lié, vous vous trompez.


– Écoutez, que comptez-vous donc faire? demanda en se levant brusquement Pierre Stépanovitch.


– Ma volonté.


– Laquelle?


– L’ancienne.


– Comment dois-je comprendre vos paroles? C'est-à-dire que vous êtes toujours dans les mêmes idées?


– Oui. Seulement il n’y a pas de convention et il n’y en a jamais eu, je ne me suis lié par rien. Maintenant, comme autrefois, je n’entends faire que ma volonté.


Kiriloff donna cette explication d’un ton roide et méprisant.


Pierre Stépanovitch se rassit satisfait.


– Soit, soit, dit-il, – faites votre volonté, du moment que cette volonté n’a pas varié. Vous vous fâchez pour un mot. Vous êtes devenu fort irascible depuis quelque temps. C’est pour cela que j’évitais de venir vous voir. Du reste, j’étais bien sûr que vous ne trahiriez pas.


– Je suis loin de vous aimer, mais vous pouvez être parfaitement tranquille, quoique pourtant je trouve les mots de trahison et de non-trahison tout à fait déplacés dans la circonstance.


– Cependant, répliqua Pierre Stépanovitch de nouveau pris d’inquiétude, – il faudrait préciser pour éviter toute erreur. C’est une affaire où l’exactitude est nécessaire, et votre langage m’abasourdit positivement. Voulez-vous me permettre de parler?


– Parlez! répondit l’ingénieur en regardant dans le coin.


– Depuis longtemps déjà vous avez résolu de vous ôter la vie… c'est-à-dire que vous aviez cette idée. Est-ce vrai? N’y a-t-il pas d’erreur dans ce que je dis?


– J’ai toujours la même idée.


– Très bien. Remarquez, en outre, que personne ne vous y a forcé.


– Il ne manquerait plus que cela! quelle bêtise vous dites!


– Soit, soit! Je me suis fort bêtement exprimé. Sans doute il aurait été très bête de vous forcer à cela. Je continue: Vous avez fait partie de la société dès sa fondation, et vous vous êtes ouvert de votre projet à un membre de la société.


– Je ne me suis pas ouvert, j’ai dit cela tout bonnement. Très bien.


– Non, ce n’est pas très bien, car je n’aime pas à vous voir éplucher ainsi mes actions. Je n’ai pas de compte à vous rendre, et vous ne pouvez comprendre mes desseins. Je veux m’ôter la vie parce que c’est mon idée, parce que je n’admets pas la peur de la mort, parce que… vous n’avez pas besoin de savoir pourquoi… Qu’est-ce qu’il vous faut? Vous voulez boire du thé? Il est froid. Laissez, je vais vous donner un autre verre.


Pierre Stépanovitch avait, en effet, saisi la théière et cherchait dans quoi il pourrait se verser à boire. Kiriloff alla à l’armoire et en rapporta un verre propre.


– J’ai déjeuné tout à l’heure chez Karmazinoff, et ses discours m’ont fait suer, observa le visiteur; – ensuite j’ai couru ici, ce qui m’a de nouveau mis en sueur, je meurs de soif.


– Buvez. Le thé froid n’est pas mauvais.


Kiriloff reprit sa place et se remit à regarder dans le coin.


– La société a pensé, poursuivit-il du même ton, – que mon suicide pourrait être utile, et que, quand vous auriez fait ici quelques sottises dont on rechercherait les auteurs, si tout à coup je me brûlais la cervelle en laissant une lettre où je me déclarerais coupable de tout, cela vous mettrait à l’abri du soupçon pendant toute une année.


– Du moins pendant quelques jours; en pareil cas c’est déjà beaucoup que d’avoir vingt-quatre heures devant soi.


– Bien. On m’a donc demandé si je ne pouvais pas attendre. J’ai répondu que j’attendrais aussi longtemps qu’il plairait à la société, vu que cela m’était égal.


– Oui, mais rappelez-vous que vous avez pris l’engagement de rédiger de concert avec moi la lettre dont il s’agit, et de vous mettre, dès votre arrivée en Russie, à ma… en un mot, à ma disposition, bien entendu pour cette affaire seulement, car, pour tout le reste, il va de soi que vous êtes libre, ajouta presque aimablement Pierre Stépanovitch.


– Je ne me suis pas engagé, j’ai consenti parce que cela m’était égal.


– Très bien, très bien, je n’ai nullement l’intention de froisser votre amour-propre, mais…


– Il n’est pas question ici d’amour-propre.


– Mais souvenez-vous qu’on vous a donné cent vingt thalers pour votre voyage, par conséquent vous avez reçu de l’argent.


– Pas du tout, répliqua en rougissant Kiriloff, – l’argent ne m’a pas été donné à cette condition. On n’en reçoit pas pour cela.


– Quelquefois.


– Vous mentez. J’ai écrit de Pétersbourg une lettre très explicite à cet égard, et à Pétersbourg même je vous ai remboursé les cent vingt thalers, je vous les ai remis en mains propres… et ils ont reçu cet argent, si toutefois vous ne l’avez pas gardé dans votre poche.


– Bien, bien, je ne conteste rien, je leur ai envoyé l’argent. L’essentiel, c’est que vous soyez toujours dans les mêmes dispositions qu’auparavant.


– Mes dispositions n’ont pas changé. Quand vous viendrez me dire: «Il est temps», je m’exécuterai. Ce sera bientôt?


– Le jour n’est plus fort éloigné… Mais rappelez-vous que nous devons faire la lettre ensemble la veille au soir.


– Quand ce serait le jour même? Il faudra que je me déclare l’auteur des proclamations?


– Et de quelques autres choses encore.


– Je ne prendrai pas tout sur moi.


– Pourquoi donc? demanda Pierre Stépanovitch alarmé de ce refus.


– Parce que je ne veux pas; assez. Je ne veux plus parler de cela.


Ces mots causèrent une vive irritation à Pierre Stépanovitch, mais il se contint et changea la conversation.


– Ma visite a encore un autre objet, reprit-il, – vous viendrez ce soir chez les nôtres? C’est aujourd’hui la fête de Virguinsky, ils se réuniront sous ce prétexte.


– Je ne veux pas.


– Je vous en prie, venez. Il le faut. Nous devons imposer et par le nombre et par l’aspect… Vous avez une tête… disons le mot, une tête fatale.


– Vous trouvez? dit en riant Kiriloff, – c’est bien, j’irai; mais je ne poserai pas pour la tête. Quand?


– Oh! de bonne heure, à six heures et demie. Vous savez, vous pouvez entrer, vous asseoir et ne parler à personne, quelque nombreuse que soit l’assistance. Seulement n’oubliez pas de prendre avec vous un crayon et un morceau de papier.


– Pourquoi?


– Cela vous est égal, et je vous le demande instamment. Vous n’aurez qu’à rester là sans parler à personne, vous écouterez et, de temps à autre, vous ferez semblant de prendre des notes; libre à vous, d’ailleurs, de crayonner des croquis sur votre papier.


– Quelle bêtise! À quoi bon?


– Mais puisque cela vous est égal? Vous ne cessez de dire que tout vous est indifférent.


– Non, je veux savoir pourquoi.


– Eh bien, voici: le membre de la société qui remplit la fonction de réviseur s’est arrêté à Moscou, et j’ai fait espérer sa visite à quelques uns des nôtres; ils penseront que vous êtes ce réviseur; or, comme vous vous trouvez ici déjà depuis trois semaines, l’effet sera encore plus grand.


– C’est de la farce. Vous n’avez aucun réviseur à Moscou.


– Allons, soit, nous n’en avons pas, mais qu’est-ce que cela vous fait, et comment ce détail peut-il vous arrêter? Vous-même êtes membre de la société.


– Dites-leur que je suis le réviseur; je m’assiérai et je me tiendrai coi, mais je ne veux ni papier ni crayon.


– Mais pourquoi?


– Je ne veux pas.


Pierre Stépanovitch blêmit de colère; néanmoins cette fois encore il se rendit maître de lui, se leva et prit son chapeau.


– L’homme est chez vous? demanda-t-il soudain à demi-voix.


– Oui.


– C’est bien. Je ne tarderai pas à vous débarrasser de lui, soyez tranquille.


– Il ne me gêne pas. Je ne l’ai que la nuit. La vieille est à l’hôpital, sa belle-fille est morte; depuis deux jours je suis seul. Je lui ai montré l’endroit de la cloison où il y a une planche facile à déplacer; il s’introduit par là, personne ne le voit.


– Je le retirerai bientôt de chez vous.


– Il dit qu’il ne manque pas d’endroits où il peut aller coucher.


– Il ment, on le cherche, et ici, pour le moment, il est en sûreté. Est-ce que vous causez avec lui?


– Oui, tout le temps. Il dit beaucoup de mal de vous. La nuit dernière, je lui ai lu l’Apocalypse et lui ai fait boire du thé. Il a écouté attentivement, fort attentivement même, toute la nuit.


– Ah! diable, mais vous allez le convertir à la religion chrétienne!


– Il est déjà chrétien. Ne vous inquiétez pas, il tuera. Qui voulez-vous faire assassiner?


– Non, ce n’est pas pour cela que j’ai besoin de lui… Chatoff sait-il que vous donnez l’hospitalité à Fedka?


– Je ne vois pas Chatoff, et nous n’avons pas de rapports ensemble.


– Vous êtes fâchés l’un contre l’autre?


– Non, nous ne sommes pas fâchés, mais nous ne nous parlons pas. Nous avons couché trop longtemps côte à côte en Amérique.


– Je passerai chez lui tout à l’heure.


– Comme vous voudrez.


– Vers les dix heures, en sortant de chez Virguinsky, je viendrai peut-être chez vous avec Stavroguine.


– Venez.


– Il faut que j’aie un entretien sérieux avec lui… Vous savez, donnez-moi donc votre balle; quel besoin en avez-vous maintenant? Je fais aussi de la gymnastique. Si vous voulez, je vous l’achèterai.


– Prenez-là, je vous la donne.


Pierre Stépanovitch mit la balle dans sa poche.


– Mais je ne vous fournirai rien contre Stavroguine, murmura Kiriloff en reconduisant le visiteur, qui le regarda avec étonnement et ne répondit pas.


Les dernières paroles de l’ingénieur agitèrent extrêmement Pierre Stépanovitch; il y réfléchissait encore en montant l’escalier de Chatoff, quand il songea qu’il devait donner à son visage mécontent une expression plus avenante. Chatoff se trouvait chez lui; un peu souffrant, il était couché, tout habillé, sur son lit.


– Quel guignon! s’écria en entrant dans la chambre Pierre Stépanovitch; – vous êtes sérieusement malade?


Ses traits avaient tout à coup perdu leur amabilité d’emprunt, un éclair sinistre brillait dans ses yeux.


Chatoff sauta brusquement à bas de son lit.


– Pas du tout, répondit-il d’un air effrayé, – je ne suis pas malade, j’ai seulement un peu mal à la tête…


L’apparition inattendue d’un tel visiteur l’avait positivement effrayé.


– Je viens justement pour une affaire qui n’admet pas la maladie, commença d’un ton presque impérieux Pierre Stépanovitch; – permettez-moi de m’asseoir (il s’assit), et vous, reprenez place sur votre lit, c’est bien. Aujourd’hui une réunion des nôtres aura lieu chez Virguinsky sous prétexte de fêter l’anniversaire de sa naissance; les mesures sont prises pour qu’il n’y ait pas d’intrus. Je viendrai avec Nicolas Stavroguine. Sans doute, connaissant vos opinions actuelles, je ne vous inviterais pas à assister à cette soirée… non que nous craignions d’être dénoncés par vous, mais pour vous épargner un ennui. Cependant votre présence est indispensable. Vous rencontrerez là ceux avec qui nous déciderons définitivement de quelle façon doit s’opérer votre sortie de la société, et entre quelles mains vous aurez à remettre ce qui se trouve chez vous. Nous ferons cela sans bruit, je vous emmènerai à l’écart, dans quelque coin; l’assistance sera nombreuse, et il n’est pas nécessaire d’initier tout le monde à ces détails. J’avoue que j’ai eu beaucoup de peine à triompher de leur résistance; mais maintenant, paraît-il, ils consentent, à condition, bien entendu, que vous vous dessaisirez de l’imprimerie et de tous les papiers. Alors vous serez parfaitement libre de vos agissements.


Tandis que Pierre Stépanovitch parlait, Chatoff l’écoutait les sourcils froncés. Sa frayeur de tantôt avait disparu pour faire place à la colère.


– Je ne me crois aucunement tenu de rendre des comptes le diable sait à qui, déclara-t-il tout net; – je n’ai besoin de l’agrément de personne pour reprendre ma liberté.


– Ce n’est pas tout à fait exact. On vous a confié beaucoup de secrets. Vous n’aviez pas le droit de rompre de but en blanc. Et, enfin, vous n’avez jamais manifesté nettement l’intention de vous retirer, de sorte que vous les avez mis dans une fausse position.


– Dès mon arrivée ici j’ai fait connaître mes intentions par une lettre fort claire.


– Non, pas fort claire, contesta froidement Pierre Stépanovitch; – par exemple, je vous ai envoyé, pour les imprimer ici, la Personnalité éclairée, ainsi que deux proclamations. Vous m’avez retourné le tout avec une lettre équivoque, ne précisant rien.


– J’ai carrément refusé d’imprimer.


– Vous avez refusé, mais pas carrément. Vous avez répondu: «Je ne puis pas», sans expliquer pour quel motif. Or «je ne sais pas» n’a jamais voulu dire «je ne veux pas». On pouvait supposer que vous étiez simplement empêché par des obstacles matériels, et c’est ainsi que votre lettre a été comprise. Ils ont cru que vous n’aviez pas rompu vos liens avec la société, dès lors ils ont pu vous continuer leur confiance et par suite se compromettre. Ici l’on croit que vous vous êtes servi avec intention de termes vagues: vous vouliez, dit-on, tromper vos coassociés, pour les dénoncer quand vous auriez reçu d’eux quelque communication importante. Je vous ai défendu de toutes mes forces, et j’ai montré comme pièce à l’appui de votre innocence les deux lignes de réponse que vous m’avez adressées. Mais j’ai dû moi-même reconnaître, après les avoir relues, que ces deux lignes ne sont pas claires et peuvent induire en erreur.


– Vous aviez conservé si soigneusement cette lettre par devers vous?


– Qu’est-ce que cela fait que je l’aie conservée? elle est encore chez moi.


– Peu m’importe! cria Chatoff avec irritation. – Libre à vos imbéciles de croire que je les ai dénoncés, je m’en moque! Je voudrais bien voir ce que vous pouvez me faire!


– On vous noterait, et, au premier succès de la révolution, vous seriez pendu.


– Quand vous aurez conquis le pouvoir suprême et que vous serez les maîtres de la Russie?


– Ne riez pas. Je le répète, j’ai pris votre défense. Quoi qu’il en soit, je vous conseille de venir aujourd’hui à la réunion. À quoi bon de vaines paroles dictées par un faux orgueil? Ne vaut-il pas mieux se séparer amicalement? En tout cas, il faut que vous rendiez le matériel typographique, nous aurons aussi à parler de cela.


– J’irai, grommela Chatoff, qui, la tête baissée, semblait absorbé dans ses réflexions. Pierre Stépanovitch le considérait d’un œil malveillant.


– Stavroguine y sera? demanda tout à coup Chatoff en relevant la tête.


– Il y sera certainement.


– Hé, hé!


Il y eut une minute de silence. Un sourire de colère et de mépris flottait sur les lèvres de Chatoff.


– Et votre misérable Personnalité éclairée dont j’ai refusé l’impression ici, elle est imprimée?


– Oui.


– On fait croire aux collégiens que Hertzen lui-même a écrit cela sur votre album?


– Oui, c’est Hertzen lui-même.


Ils se turent encore pendant trois minutes. À la fin, Chatoff quitta son lit.


– Allez-vous-en loin de moi, je ne veux pas me trouver avec vous.


Pierre Stépanovitch se leva aussitôt.


– Je m’en vais, dit-il avec une sorte de gaieté, – un mot seulement: Kiriloff, à ce qu’il paraît, est maintenant tout seul dans le pavillon, sans servante?


– Il est tout seul. Allez-vous-en, je ne puis rester dans la même chambre que vous.


– «Allons, tu es très bien maintenant!» pensa joyeusement Pierre Stépanovitch quand il fut hors de la maison; «tu seras aussi très bien ce soir, j’ai justement besoin que tu sois comme cela, et je ne pourrais rien désirer de mieux! Le dieu russe lui-même me vient en aide!»

VII

Il fit beaucoup de courses durant cette journée et sans doute ne perdit pas ses peines, car sa figure était rayonnante quand le soir, à six heures précises, il se présenta chez Nicolas Vsévolodovitch. On ne l’introduisit pas tout de suite: Stavroguine se trouvait dans son cabinet en tête-à-tête avec Maurice Nikolaïévitch qui venait d’arriver. Cette nouvelle intrigua Pierre Stépanovitch. Il s’assit tout près de la porte du cabinet pour attendre le départ du visiteur. De l’antichambre on entendait le bruit de la conversation, mais sans pouvoir rien saisir des paroles prononcées. La visite ne dura pas longtemps; bientôt retentit une voix extraordinairement forte et vibrante, immédiatement après la porte s’ouvrit, et Maurice Nikolaïévitch sortit avec un visage livide. Il ne remarqua pas Pierre Stépanovitch et passa rapidement à côté de lui. Le jeune homme s’élança aussitôt dans la chambre.


Je me crois obligé de raconter en détail l’entrevue fort courte des deux «rivaux», – entrevue que tout semblait devoir rendre impossible, et qui eut lieu néanmoins.


Après son dîner, Nicolas Vsévolodovitch sommeillait sur une couchette dans son cabinet, lorsque Alexis Égorovitch lui annonça l’arrivée de Maurice Nikolaïévitch. À ce nom, Stavroguine tressaillit, il croyait avoir mal entendu. Mais bientôt se montra sur ses lèvres un sourire de triomphe hautain en même temps que de vague surprise. En entrant, Maurice Nikolaïévitch fut sans doute frappé de ce sourire du moins il s’arrêta tout à coup au milieu de la chambre et parut se demander s’il ferait un pas de plus en avant ou s’il se retirerait sur l’heure. À l’instant même la physionomie de Nicolas Vsévolodovitch changea d’expression, d’un air sérieux et étonné il s’avança vers le visiteur. Ce dernier ne prit pas la main qui lui était tendue, et, sans dire un mot, il s’assit avant que le maître de la maison lui en eût donné l’exemple ou lui eût offert un siège. Nicolas Vsévolodovitch s’assit sur le bord de sa couchette et attendit en silence, les yeux fixés sur Maurice Nikolaïévitch.


– Si vous le pouvez, épousez Élisabeth Nikolaïevna, commença brusquement le capitaine d’artillerie, et le plus curieux, c’est qu’on n’aurait pu deviner, d’après l’intonation de la voix, si ces mots étaient une prière, une recommandation, une concession ou un ordre.


Nicolas Vsévolodovitch resta silencieux, mais le visiteur, ayant dit évidemment tout ce qu’il avait à dire, le regardait avec persistance, dans l’attente d’une réponse.


– Si je ne me trompe (du reste, ce n’est que trop vrai), Élisabeth Nikolaïevna est votre fiancée, observa enfin Stavroguine.


– Oui, elle est ma fiancée, déclara d’un ton ferme le visiteur.


– Vous… vous êtes brouillés ensemble?… Excusez-moi, Maurice Nikolaïévitch.


– Non, elle m’ «aime» et m’ «estime», dit-elle. Ses paroles sont on ne peut plus précieuses pour moi.


– Je n’en doute pas.


– Mais, sachez-le, elle serait sous la couronne et vous l’appelleriez, qu’elle me planterait là, moi ou tout autre, pour aller à vous.


– Étant sous la couronne?


– Et après la couronne.


– Ne vous trompez-vous pas?


– Non. Sous la haine incessante, sincère et profonde qu’elle vous témoigne, perce à chaque instant un amour insensé, l’amour le plus sincère, le plus excessif et… le plus fou! Par contre, sous l’amour non moins sincère qu’elle ressent pour moi perce à chaque instant la haine la plus violente! Je n’aurais jamais pu imaginer auparavant toutes ces… métamorphoses.


– Mais je m’étonne pourtant que vous veniez m’offrir la main d’Élisabeth Nikolaïevna! En avez-vous le droit? Vous y a-t-elle autorisé?


Maurice Nikolaïévitch fronça le sourcil et pendant une minute baissa la tête.


– De votre part ce ne sont là que des mots, dit-il brusquement, – des mots où éclate la rancune triomphante; je suis sûr que vous savez lire entre les lignes, et se peut-il qu’il y ait place ici pour une vanité mesquine? N’êtes-vous pas assez victorieux? Faut-il donc que je mette les points sur les i? Soit, je les mettrai, si vous tenez tant à m’humilier: j’agis sans droit, je ne suis aucunement autorisé; Élisabeth Nikolaïevna ne sait rien, mais son fiancé a complètement perdu la raison, il mérite d’être enfermé dans une maison de fous, et, pour comble, lui-même vient vous le déclarer. Seul dans le monde entier vous pouvez la rendre heureuse, et moi je ne puis que faire son malheur. Vous la lutinez, vous la pourchassez, mais, – j’ignore pourquoi, – vous ne l’épousez pas. S’il s’agit d’une querelle d’amoureux née à l’étranger, et si, pour y mettre fin, mon sacrifice est nécessaire, – immolez-moi. Elle est trop malheureuse, et je ne puis supporter cela. Mes paroles ne sont ni une permission ni une injonction, par conséquent elles n’ont rien d’offensant pour votre amour-propre. Si vous voulez prendre ma place sous la couronne, vous n’avez nul besoin pour cela de mon consentement, et, sans doute, il était inutile que je vinsse étaler ma folie à vos yeux. D’autant plus qu’après ma démarche actuelle notre mariage est impossible. Si à présent je la conduisais à l’autel, je serais un misérable. L’acte que j’accomplis en vous la livrant, à vous peut-être son plus irréconciliable ennemi, est, à mon point de vue, une infamie dont certainement je ne supporterai pas le fardeau.


– Vous vous brûlerez la cervelle, quand on nous mariera?


– Non, beaucoup plus tard. À quoi bon mettre une éclaboussure de sang sur sa robe nuptiale? Peut-être même ne me brûlerai-je la cervelle ni maintenant ni plus tard.


– Vous dites cela, sans doute, pour me tranquilliser?


– Vous? Ma mort doit vous être bien indifférente.


Un silence d’une minute suivit ces paroles. Maurice Nikolaïévitch était pâle, et ses yeux étincelaient.


– Pardonnez-moi les questions que je vous ai adressées, dit Stavroguine; – plusieurs d’entre elles étaient fort indiscrètes, mais il est une chose que j’ai, je pense, parfaitement le droit de vous demander: pour que vous ayez pris sur vous de venir me faire une proposition aussi… risquée, il faut que vous soyez bien convaincu de mes sentiments à l’égard d’Élisabeth Nikolaïevna; or, quelles données vous ont amené à cette conviction?


– Comment? fit avec un léger frisson Maurice Nikolaïévitch; – est-ce que vous n’avez pas prétendu à sa main? N’y prétendez-vous pas maintenant encore?


– En général, je ne puis parler à un tiers de mes sentiments pour une femme; excusez-moi, c’est une bizarrerie d’organisation. Mais, pour le reste, je vous dirai toute la vérité: je suis marié, il ne m’est donc plus possible ni d’épouser Élisabeth Nikolaïevna, ni de «prétendre à sa main».


Maurice Nikolaïévitch fut tellement stupéfait qu’il se renversa sur le dossier de son fauteuil; pendant un certain temps ses yeux ne quittèrent pas le visage de Stavroguine.


– Figurez-vous que cette idée ne m’était pas venue, balbutia-t-il; – vous avez dit l’autre jour que vous n’étiez pas marié… je croyais que vous ne l’étiez pas…


Il pâlit affreusement et soudain déchargea un violent coup de poing sur la table.


– Si, après un tel aveu, vous ne laissez pas tranquille Élisabeth Nikolaïevna, si vous la rendez vous-même malheureuse, je vous tuerai à coups de bâton comme un chien!


Sur ce, il sortit précipitamment de la chambre. Pierre Stépanovitch, qui y entra aussitôt après, trouva le maître du logis dans une disposition d’esprit fort inattendue.


– Ah! c’est vous! fit Stavroguine avec un rire bruyant qui semblait n’avoir pour cause que la curiosité empressée de Pierre Stépanovitch. – Vous écoutiez derrière la porte? Attendez, pourquoi êtes-vous venu? Je vous avez promis quelque chose… Ah, bah! je me rappelle: la visite «aux nôtres»? Partons, je suis enchanté, vous ne pouviez rien me proposer de plus agréable en ce moment.


Il prit son chapeau, et tous deux sortirent immédiatement.


– Vous riez d’avance à l’idée de voir «les nôtres»? observa avec enjouement Pierre Stépanovitch qui tantôt s’efforçait de marcher à côté de son compagnon sur l’étroit trottoir pavé en briques, tantôt descendait sur la chaussée et trottait en pleine boue, parce que Stavroguine, sans le remarquer, occupait à lui seul toute la largeur du trottoir.


– Je ne ris pas du tout, répondit d’une voix sonore et gaie Nicolas Vsévolodovitch; – au contraire, je suis convaincu que je trouverai là les gens les plus sérieux.


– De «mornes imbéciles», comme vous les avez appelés un jour.


– Rien n’est parfois plus amusant qu’un morne imbécile.


– Ah! vous dites cela à propos de Maurice Nikolaïévitch! Je suis sûr qu’il est venu tout à l’heure vous offrir sa fiancée, hein? Figurez-vous, c’est moi qui l’ai poussé indirectement à faire cette démarche. D’ailleurs, s’il ne la cède pas, nous la lui prendrons nous-mêmes, pas vrai?


Sans doute Pierre Stépanovitch savait qu’il jouait gros jeu en mettant la conversation sur ce sujet; mais lorsque sa curiosité était vivement excitée, il aimait mieux tout risquer que de rester dans l’incertitude. Nicolas Vsévolodovitch se contenta de sourire.


– Vous comptez toujours m’aider? demanda-t-il.


– Si vous faites appel à mon aide. Mais vous savez qu’il n’y a qu’un bon moyen.


– Je connais votre moyen.


– Non, c’est encore un secret. Seulement rappelez-vous que ce secret coûte de l’argent.


– Je sais même combien il coûte, grommela à part soi Stavroguine.


Pierre Stépanovitch tressaillit.


– Combien? Qu’est-ce que vous avez dit?


– J’ai dit: Allez-vous-en au diable avec votre secret! Apprenez-moi plutôt qui nous verrons là. Je sais que Virguinsky reçoit à l’occasion de sa fête, mais quels sont ses invités?


– Oh! il y aura là une société des plus variées! Kiriloff lui-même y sera.


– Tous membres de sections?


– Peste, comme vous y allez! Jusqu’à présent il n’existe pas encore ici une seule section organisée.


– Comment donc avez-vous fait pour répandre tant de proclamations?


– Là où nous allons, il n’y aura en tout que quatre sectionnaires. En attendant, les autres s’espionnent à qui mieux mieux, et chacun d’eux m’adresse des rapports sur ses camarades. Ces gens-là donnent beaucoup d’espérances. Ce sont des matériaux qu’il faut organiser. Du reste, vous-même avez rédigé le statut, il est inutile de vous expliquer les choses.


– Eh bien, ça ne marche pas? Il y a du tirage?


– Ça marche on ne peut mieux. Je vais vous faire rire: le premier moyen d’action, c’est l’uniforme. Il n’y a rien de plus puissant que la livrée bureaucratique. J’invente exprès des titres et des emplois: j’ai des secrétaires, des émissaires secrets, des caissiers, des présidents, des registrateurs; ce truc réussit admirablement. Vient ensuite, naturellement, la sentimentalité, qui chez nous est le plus efficace agent de la propagande socialiste. Le malheur, ce sont ces sous-lieutenants qui mordent. Et puis il y a les purs coquins; ces derniers sont parfois fort utiles, mais avec eux on perd beaucoup de temps, car ils exigent une surveillance continuelle. Enfin la principale force, le ciment qui relie tout, c’est le respect humain, la peur d’avoir une opinion à soi. Oui, c’est justement avec de pareilles gens que le succès est possible. Je vous le dis, ils se jetteraient dans le feu à ma voix: je n’aurai qu’à leur dire qu’ils manquent de libéralisme. Des imbéciles me blâment d’avoir trompé tous mes associés d’ici en leur parlant de comité central et de «ramifications innombrables». Vous-même vous m’avez une fois reproché cela, mais où est la tromperie? Le comité central, c’est moi et vous; quant aux ramifications, il y en aura autant qu’on voudra.


– Et toujours de la racaille semblable?


– Ce sont des matériaux. Ils sont bons tout de même.


– Vous n’avez pas cessé de compter sur moi?


– Vous serez le chef, la force dirigeante; moi, je ne serai que votre second, votre secrétaire. Vous savez, nous voguerons portés sur un esquif aux voiles de soie, aux rames d’érable; à la poupe sera assise une belle demoiselle, Élisabeth Nikolaïevna… est-ce qu’il n’y a pas une chanson comme cela?…


Stavroguine se mit à rire.


– Non, je préfère vous donner un bon conseil. Vous venez d’énumérer les procédés dont vous vous servez pour cimenter vos groupes, ils se réduisent au fonctionnarisme et à la sentimentalité, tout cela n’est pas mauvais comme clystère, mais il y a quelque chose de meilleur encore: persuadez à quatre membres d’une section d’assassiner le cinquième sous prétexte que c’est un mouchard, et aussitôt le sang versé les liera tous indissolublement à vous. Ils deviendront vos esclaves, ils n’oseront ni se mutiner, ni vous demander des comptes. Ha, ha, ha!


– «Toi pourtant, il faudra que tu me payes cela», pensa à part soi Pierre Stépanovitch, «et pas plus tard que ce soir. Tu te permets beaucoup trop.»


Voilà ou à peu près ce que dut se dire Pierre Stépanovitch. Du reste, ils approchaient déjà de la maison de Virguinsky.


– Vous m’avez probablement fait passer auprès d’eux pour quelque membre arrivé de l’étranger, en rapport avec l’Internationale, pour un réviseur? demanda tout à coup Stavroguine.


– Non, le réviseur, ce sera un autre; vous, vous êtes un des membres qui ont fondé la société à l’étranger, et vous connaissez les secrets les plus importants – voilà votre rôle. Vous parlerez sans doute?


– Où avez-vous pris cela?


– Maintenant vous êtes tenu de parler.


Dans son étonnement, Nicolas Vsévolodovitch s’arrêta au milieu de la rue, non loin d’un réverbère. Pierre Stépanovitch soutint avec une tranquille assurance le regard de son compagnon. Celui-ci lança un jet de salive et se remit en marche.


– Et vous, est-ce que vous prendrez la parole? demanda-t-il brusquement à Pierre Stépanovitch.


– Non, je vous écouterai.


– Que le diable vous emporte! Au fait, vous me donnez une idée.


– Laquelle? fit vivement Pierre Stépanovitch.


– Soit, je parlerai peut-être là, mais ensuite je vous flanquerai une rossée, et, vous savez, une rossée sérieuse.


– Dites-donc, tantôt j’ai répété à Karmazinoff le propos que vous avez tenu sur son compte, à savoir qu’il faudrait le fesser, non pas seulement pour la forme, mais vigoureusement, comme on fesse un moujik.


– Mais je n’ai jamais dit cela, ha, ha!


– N’importe. Se non è vero…


– Eh bien, merci, je vous suis très obligé.


– Savez-vous ce que dit Karmazinoff? D’après lui, notre doctrine est, au fond, la négation de l’honneur, et affirmer franchement le droit au déshonneur, c’est le plus sûr moyen d’avoir les Russes pour soi.


– Paroles admirables! Paroles d’or! s’écria Stavroguine; – il a dit le vrai mot! Le droit au déshonneur, – mais, avec cela, tout le monde viendra à nous, il ne restera plus personne dans l’autre camp! Écoutez pourtant, Verkhovensky, vous ne faites pas partie de la haute police, hein?


– Celui qui se pose de pareilles questions les garde généralement pour lui.


– Sans doute, mais nous sommes entre nous.


– Non, jusqu’à présent je ne sers pas dans la haute police. Assez, nous voici arrivés. Composez votre physionomie, Stavroguine; moi, j’ai toujours soin de me faire une tête quand je vais chez eux. Il faut se donner un air un peu sombre, voilà tout; ce n’est pas bien malin.

CHAPITRE VII CHEZ LES NÔTRES.

I

Virguinsky demeurait rue de la Fourmi, dans une maison à lui, ou plutôt à sa femme. C’était une construction en bois, à un seul étage, où n’habitaient que l’employé et sa famille. Une quinzaine de personnes s’étaient réunies là sous couleur de fêter le maître du logis; mais la soirée ne ressemblait pas du tout à celles qu’on a coutume de donner en province à l’occasion d’un anniversaire de naissance. Dès les premiers temps de leur mariage, les époux Virguinsky avaient décidé d’un commun accord, une fois pour toutes, que c’était une grande sottise de recevoir en pareille circonstance, vu qu’il n’y avait pas là de quoi se réjouir. En quelques années ils avaient réussi à s’isoler complètement de la société. Quoique Virguinsky ne manquât pas de moyens et fût loin d’être ce qu’on appelle un «pauvre homme», il faisait à tout le monde l’effet d’un original, aimant la solitude et, de plus, parlant «avec hauteur». Quant à madame Virguinsky, son métier de sage-femme suffisait pour la placer au plus bas degré de l’échelle sociale, au-dessous même d’une femme de pope, nonobstant la position que son mari occupait dans le service. Il est vrai que si sa profession était humble, on ne pouvait en dire autant de son caractère. Depuis sa liaison stupide et affichée effrontément (par principe) avec un coquin comme le capitaine Lébiadkine, les plus indulgentes de nos dames l’avaient elles-mêmes mise à l’index et ne lui cachaient pas leur mépris. Mais tout cela était bien égal à madame Virguinsky. Chose à noter, les dames même les plus prudes, quand elles se trouvaient dans une position intéressante, s’adressaient de préférence à Arina Prokhorovna (madame Virguinsky), bien que notre ville possédât trois autres accoucheuses. Dans tout le district, les femmes des propriétaires ruraux la faisaient demander, tant elle était renommée pour son habileté professionnelle. Comme elle aimait beaucoup l’argent, elle avait fini par limiter sa clientèle aux personnes les plus riches. Se sentant nécessaire, elle ne se gênait pas du tout, et, dans les maisons les plus aristocratiques, elle semblait faire exprès d’agiter les nerfs délicats de ses clientes par un grossier oubli de toutes les convenances ou par des railleries sur les choses saintes. Notre chirurgien-major Rosanoff racontait à ce propos un fait curieux: un jour qu’une femme en couches invoquait avec force gémissements le secours divin, Arina Prokhorovna avait tout à coup lâché une grosse impiété qui, en épouvantant la malade, avait eu pour effet d’activer puissamment sa délivrance. Mais, quoique nihiliste, madame Virguinsky savait fort bien, lorsque ses intérêts le lui commandaient, transiger avec les préjugés vulgaires. Ainsi, elle ne manquait jamais d’assister au baptême des nouveaux-nés dont elle avait facilité la venue au monde; dans ces occasions-là, elle se coiffait avec goût et mettait une robe de soie verte à traîne, alors qu’en tout autre temps sa mise était extrêmement négligée. Pendant la cérémonie religieuse, elle conservait «l’air le plus effronté», au point de scandaliser les ministres du culte; mais, après le baptême, elle offrait toujours du champagne, et il n’aurait pas fallu, en prenant un verre de Cliquot, oublier les épingles de l’accoucheuse.


La société (presque exclusivement masculine) réunie cette fois chez Virguinsky présentait un aspect assez exceptionnel. Il n’y avait pas de collation, et l’on ne jouait pas aux cartes. Au milieu d’un spacieux salon dont les murs étaient garnis d’une vieille tapisserie bleue, se trouvaient deux tables rapprochées l’une de l’autre de façon à n’en former qu’une seule; une grande nappe, d’ailleurs d’une propreté douteuse, couvrait ces deux tables sur lesquelles bouillaient deux samovars; au bout étaient placés un vaste plateau chargé de vingt-cinq verres et une corbeille contenant du pain blanc coupé par tranches, comme cela se pratique dans les pensionnats. Le thé était versé par la sœur d’Arina Prokhorovna, une fille de trente ans, blonde et privée de sourcils. Cette créature, taciturne et venimeuse, partageait les idées nouvelles; Virguinsky lui-même, dans son ménage, avait grand’peur d’elle. Trois dames seulement se trouvaient dans la chambre: la maîtresse de la maison, sa sœur dont je viens de parler, et la sœur de Virguinsky, étudiante nihiliste, tout récemment arrivée de Pétersbourg. Arina Prokhorovna, belle femme de vingt-sept ans, n’avait pas fait toilette pour la circonstance; elle portait une robe de laine d’une nuance verdâtre, et le regard hardi qu’elle promenait sur l’assistance semblait dire: «Voyez comme je me moque de tout.» On remarquait à côté d’elle sa belle-sœur qui n’était pas mal non plus; petite et grassouillette, avec des joues très colorées, mademoiselle Virguinsky était encore, pour ainsi dire, en tenue de voyage; elle avait à la main un rouleau de papier, et ses yeux allaient sans cesse d’un visiteur à l’autre. Ce soir-là, Virguinsky se sentait un peu souffrant; néanmoins il avait quitté sa chambre, et maintenant il était assis sur un fauteuil devant la table autour de laquelle tous ses invités avaient pris place sur des chaises dans un ordre qui faisait prévoir une séance. En attendant, on causait à haute voix de choses indifférentes. Lorsque parurent Stavroguine et Verkhovensky, le silence s’établit soudain.


Mais je demande la permission de donner quelques explications préalables. Je crois que tous ces messieurs s’étaient réunis dans l’espoir d’apprendre quelque chose de particulièrement curieux. Ils représentaient la fine fleur du libéralisme local, et Virguinsky les avait triés sur le volet en vue de cette «séance». Je remarquerai encore que plusieurs d’entre eux (un très petit nombre, du reste) n’étaient jamais allés chez lui auparavant. Sans doute la plupart ne se rendaient pas un compte bien clair de l’objet pour lequel on les avait convoqués. À la vérité, tous prenaient alors Pierre Stépanovitch pour un émissaire arrivé de l’étranger et muni de pleins pouvoirs; dès le début, cette idée s’était enracinée dans leur esprit, et naturellement les flattait. Mais, parmi les citoyens rassemblés en ce moment chez Virguinsky sous prétexte de fêter l’anniversaire de sa naissance, il s’en trouvait quelques uns à qui des ouvertures précises avaient été faites. Pierre Stépanovitch avait réussi à créer chez nous un «conseil des cinq» à l’instar des quinquévirats déjà organisés par lui à Moscou, et (le fait est maintenant prouvé) parmi les officiers de notre district. On prétend qu’il en avait aussi institué un dans le gouvernement de Kh… Assis à la table commune, les quinquévirs mettaient tous leurs soins à dissimuler leur importance, en sorte que personne n’aurait pu les reconnaître. À présent, leurs noms ne sont plus un mystère: c’étaient d’abord Lipoutine, ensuite Virguinsky lui-même, puis Chigaleff, le frère de madame Virguinsky, Liamchine, et enfin un certain Tolkatchenko. Ce dernier, déjà quadragénaire, passait pour connaître à fond le peuple, surtout les filous et les voleurs de grand chemin, qu’il allait étudier dans les cabarets (du reste, il ne s’y rendait pas que pour cela). Avec sa mise incorrecte, ses bottes de roussi, ses clignements d’yeux malicieux et les phrases populaires dont il panachait sa conversation, Tolkatchenko était un type à part au milieu des nôtres. Une ou deux fois Liamchine l’avait mené aux soirées de Stépan Trophimovitch, mais il n’y avait pas produit beaucoup d’effet. On le voyait en ville de temps à autre, surtout quand il se trouvait sans place; il était employé de chemin de fer. Ces cinq hommes d’action avaient constitué leur groupe, pleinement convaincus que celui-ci n’était qu’une unité parmi des centaines et des milliers d’autres quinquévirats semblables disséminés sur toute la surface de la Russie, et dépendant d’un mystérieux comité central en rapport lui-même avec la révolution européenne universelle. Malheureusement, je dois avouer que des froissements avaient déjà commencé à se manifester entre eux et Pierre Stépanovitch. Le fait est qu’ils l’avaient attendu depuis le printemps, sa prochaine arrivée leur ayant été annoncée d’abord par Tolkatchenko et ensuite par Chigaleff; vu la haute opinion qu’ils se faisaient de lui, tous s’étaient docilement groupés à son premier appel; mais à peine le quinquévirat venait-il d’être organisé, que la discorde éclatait dans son sein. Je suppose que ces messieurs regrettaient d’avoir donné si vite leur adhésion. Bien entendu, ils avaient cédé, dans cette circonstance, à un généreux sentiment de honte; ils avaient craint qu’on ne les accusât plus tard d’avoir cané. Mais Pierre Stépanovitch aurait dû apprécier leur héroïsme et les en récompenser par quelque confidence importante. Or, loin de songer à satisfaire la légitime curiosité de ses associés, Verkhovensky les traitait en général avec une sévérité remarquable, et même avec mépris. C’était vexant, on en conviendra; aussi le membre Chigaleff poussait ses collègues à «réclamer des comptes», pas maintenant, il est vrai, car il y avait en ce moment trop d’étrangers chez Virguinsky.


Si je ne me trompe, les quinquévirs déjà nommés soupçonnaient vaguement que parmi ces étrangers se trouvaient des membres d’autres groupes inconnus d’eux et secrètement organisés dans la ville par le même Verkhovensky; aussi tous les visiteurs s’observaient-ils les uns les autres d’un air défiant, ce qui donnait à la réunion une physionomie fort énigmatique et jusqu’à un certain point romanesque. Du reste, il y avait aussi là des gens à l’abri de tout soupçon, par exemple, un major, proche parent de Virguinsky; cet homme parfaitement inoffensif n’avait même pas été invité, mais il était venu de son propre mouvement fêter le maître de la maison, en sorte qu’il avait été impossible de ne pas le recevoir. Virguinsky savait, d’ailleurs, qu’il n’y avait à craindre aucune délation de la part du major, car ce dernier, tout bête qu’il était, avait toujours aimé à fréquenter les libéraux avancés; sans sympathiser personnellement avec eux, il les écoutait très volontiers. Bien plus, lui-même avait été compromis: on s’était servi de lui pour répandre des ballots de proclamations et de numéros de la Cloche ; il n’aurait pas osé jeter le moindre coup d’œil sur ces écrits, mais refuser de les distribuer lui eût paru le comble de la lâcheté. Encore à présent il ne manque pas en Russie de gens qui ressemblent à ce major. Les autres visiteurs offraient le type de l’amour-propre aigri ou de l’exaltation juvénile: c’étaient deux ou trois professeurs et un nombre égal d’officiers. Parmi les premiers se faisait surtout remarquer un boiteux âgé de quarante-cinq ans qui enseignait au gymnase; cet homme était extrêmement venimeux et d’une vanité peu commune. Dans le groupe des officiers je dois signaler un très jeune enseigne d’artillerie sorti récemment de l’école militaire et arrivé depuis peu dans notre ville où il ne connaissait encore personne. Durant cette soirée il avait un crayon à la main, ne prenait presque aucune part à la conversation, et écrivait à chaque instant quelque chose sur son carnet. Tout le monde voyait cela, mais on feignait de ne pas s’en apercevoir. Au nombre des invités de Virguinsky figurait aussi le séminariste désœuvré qui, conjointement avec Liamchine, avait joué un si vilain tour à la colporteuse d’évangiles; ce gros garçon, aux manières très dégagées, montrait dans toute sa personne la conscience qu’il avait de son mérite supérieur. À cette réunion assistait également, je ne sais pourquoi, le fils de notre maire, jeune homme prématurément usé par le vice, et dont le nom avait déjà été mêlé à des aventures scandaleuses. Il ne dit pas un mot de toute la soirée. Enfin, je ne puis passer sous silence un collégien de dix-huit ans qui paraissait très échauffé; ce morveux, – on l’apprit plus tard avec stupéfaction, – était à la tête d’un groupe de conspirateurs recrutés parmi les grands du gymnase. Chatoff dont je n’ai pas encore parlé était assis à un coin de la table, un peu en arrière des autres; silencieux, les yeux fixés à terre, il refusa de prendre du thé et garda tout le temps sa casquette à la main, comme pour montrer qu’il n’était pas venu en visiteur, mais pour affaire, et qu’il s’en irait quand il voudrait. Non loin de lui avait pris place Kiriloff; muet aussi, l’ingénieur tenait son regard terne obstinément attaché sur chacun de ceux qui prenaient la parole, et il écoutait tout sans donner la moindre marque d’émotion ou d’étonnement. Plusieurs des invités, qui ne l’avaient jamais vu auparavant, l’observaient à la dérobée d’un air soucieux. Madame Virguinsky connaissait-elle l’existence du quinquévirat? Je suppose que son mari ne lui avait rien laissé ignorer. L’étudiante, naturellement, était étrangère à tout cela, mais elle avait aussi sa tâche; elle comptait ne rester chez nous qu’un jour ou deux, ensuite son intention était de se rendre successivement dans toutes les villes universitaires pour «prendre part aux souffrances des pauvres étudiants et susciter chez eux l’esprit de protestation». Dans ce but, elle avait rédigé un appel qu’elle avait fait lithographier à quelques centaines d’exemplaires. Chose curieuse, le collégien et l’étudiante qui ne s’étaient jamais rencontrés jusqu’alors se sentirent, à première vue, des plus mal disposés l’un pour l’autre. Le major était l’oncle de la jeune fille, et il ne l’avait pas vue depuis dix ans. Quand entrèrent Stavroguine et Verkhovensky, mademoiselle Virguinsky était rouge comme un coquelicot; elle venait d’avoir une violente dispute avec son oncle au sujet de la question des femmes.

II

Sans presque dire bonjour à personne, Verkhovensky alla s’asseoir fort négligemment au haut bout de la table. Un insolent dédain se lisait sur son visage. Stavroguine s’inclina poliment. On n’attendait qu’eux; néanmoins, comme si une consigne avait été donnée dans ce sens, tout le monde feignait de remarquer à peine leur arrivée. Dès que Nicolas Vsévolodovitch se fut assis, la maîtresse de la maison s’adressa à lui d’un ton sévère:


– Stavroguine, voulez-vous du thé?


– Oui répondit-il.


– Du thé à Stavroguine, ordonna madame Virguinsky. – Et vous, est-ce que vous en voulez? (Ces derniers mots étaient adressés à Verkhovensky.)


– Sans doute; qui est-ce qui demande cela à ses invités? Mais donnez aussi de la crème, ce qu’on sert chez vous sous le nom de thé est toujours quelque chose de si infect; et un jour de fête encore…


– Comment, vous aussi vous admettez les fêtes? fit en riant l’étudiante; – on parlait de cela tout à l’heure.


– Vieillerie! grommela le collégien à l’autre bout de la table.


– Qu’est-ce qui est une vieillerie? Fouler aux pieds les préjugés, fussent-ils les plus innocents, n’est pas une vieillerie; au contraire, il faut le dire à notre honte, c’est jusqu’à présent une nouveauté, déclara aussitôt la jeune fille qui, en parlant, gesticulait avec véhémence. – D’ailleurs, il n’y a pas de préjugés innocents, ajouta-t-elle d’un ton aigre.


– J’ai seulement voulu dire, répliqua avec agitation le collégien, – que, quoique les préjugés soient sans doute des vieilleries et qu’il faille les extirper, cependant, en ce qui concerne les anniversaires de naissance, la stupidité de ces fêtes est trop universellement reconnue pour perdre un temps précieux et déjà sans cela perdu par tout le monde, en sorte qu’on pourrait employer son esprit à traiter un sujet plus urgent…


– Vous n’en finissez plus, on ne comprend rien, cria l’étudiante.


– Il me semble que chacun a le droit de prendre la parole, et si je désire exprimer mon opinion, comme tout autre…


– Personne ne vous conteste le droit de prendre la parole, interrompit sèchement la maîtresse de la maison, – on vous invite seulement à ne pas mâchonner, attendu que personne ne peut vous comprendre.


– Pourtant permettez-moi de vous faire observer que vous me témoignez peu d’estime; si je n’ai pas pu achever ma pensée, ce n’est pas parce que je n’ai pas d’idées, mais plutôt parce que j’en ai trop… balbutia le pauvre jeune homme qui pataugeait de plus en plus.


– Si vous ne savez pas parler, eh bien, taisez-vous, lui envoya l’étudiante.


À ces mots, le collégien se leva soudain, comme mû par un ressort.


– Je voulais seulement dire, vociféra-t-il rouge de honte et sans oser regarder autour de lui, – que si vous êtes tant pressée de montrer votre esprit, c’est tout bonnement parce que M. Stavroguine vient d’arriver – voilà!


– Votre idée est ignoble et immorale, elle prouve combien vous êtes peu développé. Je vous prie de ne plus m’adresser la parole, repartit violemment la jeune fille.


– Stavroguine, commença la maîtresse de la maison, – avant votre arrivée, cet officier (elle montra le major, son parent) parlait ici des droits de la famille. Sans doute, je ne vous ennuierai pas avec une sottise si vieille et depuis longtemps percée à jour. Mais, pourtant, où a-t-on pu prendre les droits et les devoirs de la famille, entendus dans le sens que le préjugé courant donne à ces mots? Voilà la question. Quel est votre avis?


– Comment, où l’on a pu les prendre? demanda Nicolas Vsévolodovitch.


– Nous savons, par exemple, que le préjugé de Dieu est venu du tonnerre et de l’éclair, s’empressa d’ajouter l’étudiante en dardant ses yeux sur Stavroguine; – personne n’ignore que les premiers hommes, effrayés par la foudre, ont divinisé l’ennemi invisible devant qui ils sentaient leur faiblesse. Mais d’où est né le préjugé de la famille? D’où a pu provenir la famille elle-même?


– Ce n’est pas tout à fait la même chose…, voulut faire observer madame Virguinsky.


– Je suppose que la réponse à une telle question serait indécente, dit Stavroguine.


– Allons donc! protesta l’étudiante.


Dans le groupe des professeurs éclatèrent des rires auxquels firent écho, à l’autre bout de la table, Liamchine et le collégien; le major pouffait.


– Vous devriez écrire des vaudevilles, remarqua la maîtresse de la maison en s’adressant à Stavroguine.


– Cette réponse ne vous fait guère honneur; je ne sais comment on vous appelle, déclara l’étudiante positivement indignée.


– Mais, toi, ne saute pas comme cela! cria le major à sa nièce, – tu es une demoiselle, tu devrais avoir un maintien modeste, et l’on dirait que tu es assise sur une aiguille.


– Veuillez vous taire et ne pas m’interpeller avec cette familiarité, épargnez-moi vos ignobles comparaisons. Je vous vois pour la première fois, et ne veux pas savoir si vous êtes mon parent.


– Mais, voyons, je suis ton oncle; je t’ai portée dans mes bras quand tu n’étais encore qu’un enfant à la mamelle!


– Et quand même vous m’auriez portée dans vos bras, voilà-t-il pas une affaire! Je ne vous l’avais pas demandé; si donc vous l’avez fait, monsieur l’officier impoli, c’est que cela vous plaisait. Et permettez-moi de vous faire observer que vous ne devez pas me tutoyer, si ce n’est par civisme; autrement je vous le défends une fois pour toutes.


Le major frappa du poing sur la table.


– Voilà comme elles sont toutes! dit-il à Stavroguine assis en face de lui. – Non, permettez, j’aime le libéralisme et les idées modernes, je goûte fort les propos intelligents, mais, entendons-nous, ils ne me plaisent que dans la bouche des hommes, et le libéralisme en jupons fait mon supplice! Ne te tortille donc pas ainsi! cria-t-il à la jeune fille qui se démenait sur sa chaise. – Non, je demande aussi la parole, je suis offensé.


– Vous ne faites que gêner les autres, et vous-même vous ne savez rien dire, bougonna la maîtresse de la maison.


– Si, je vais m’expliquer, reprit en s’échauffant le major. – Je m’adresse à vous, monsieur Stavroguine, parce que vous venez d’arriver, quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître. Sans les hommes, elles ne peuvent rien, – voilà mon opinion. Toute leur question des femmes n’est qu’un emprunt qu’elles nous ont fait; je vous l’assure, c’est nous autres qui la leur avons inventée et qui nous sommes bêtement mis cette pierre au cou. Si je remercie Dieu d’une chose, c’est d’être resté célibataire! Pas le plus petit grain d’originalité; elles ne sont même pas capables de créer une façon de robe, il faut que les hommes inventent des patrons pour elles! Tenez, celle-ci, je l’ai portée dans mes bras, j’ai dansé la mazurka avec elle quand elle avait dix ans; aujourd’hui elle arrive de Pétersbourg, naturellement je cours l’embrasser, et quelle est la seconde parole qu’elle me dit? «Dieu n’existe pas!» Si encore ç’avait été la troisième; mais non, c’est la seconde, la langue lui démangeait! Allons, lui dis-je, j’admets que les hommes intelligents ne croient pas, cela peut tenir à leur intelligence; mais toi, tête vide, qu’est-ce que tu comprends à la question de l’existence de Dieu? Tu répètes ce qu’un étudiant t’a seriné; s’il t’avait dit d’allumer des lampes devant les icônes, tu en allumerais.


– Vous mentez toujours, vous êtes un fort méchant homme, et tout à l’heure je vous ai péremptoirement démontré votre insolvabilité, répondit l’étudiante d’un ton dédaigneux, comme si elle trouvait au-dessous d’elle d’entrer dans de longues explications avec un pareil interlocuteur. – Tantôt je vous ai dit notamment qu’au catéchisme on nous avait à tous enseigné ceci: «Si tu honores ton père et tes parents, tu vivras longtemps, et la richesse te sera donnée.» C’est dans les dix commandements. Si Dieu a cru nécessaire de promettre à l’amour filial une récompense, alors votre Dieu est immoral. Voilà dans quels termes je me suis exprimée tantôt, et ce n’a pas été ma seconde parole; c’est vous qui, en parlant de vos droits, m’avez amenée à vous tenir ce langage. À qui la faute si vous êtes bouché et si vous ne comprenez pas encore? Cela vous vexe, et vous vous fâchez, – Voilà le mot de toute votre génération.


– Sotte! proféra le major.


– Vous, vous êtes un imbécile.


– C’est cela, injurie-moi!


– Mais permettez, Kapiton Maximovitch, vous m’avez dit vous-même que vous ne croyez pas en Dieu, cria du bout de la table Lipoutine.


– Qu’importe que j’aie dit cela? moi, c’est autre chose! Peut-être même que je crois, seulement ma foi n’est pas entière. Mais, quoique je ne croie pas tout à fait, je ne dis pas qu’il faille fusiller Dieu. Déjà, quand je servais dans les hussards, cette question me préoccupait fort. Pour tous les poètes il est admis que le hussard est un buveur et un noceur. En ce qui me concerne, je n’ai peut-être pas fait mentir la légende; mais, le croirez-vous? je me relevais la nuit et j’allais m’agenouiller devant un icône, demandant à Dieu avec force signes de croix qu’il voulût bien m’envoyer la foi, tant j’étais, dès cette époque, tourmenté par la question de savoir si, oui ou non, Dieu existe. Le matin venu, sans doute, vous avez des distractions, et les sentiments religieux s’évanouissent; en général, j’ai remarqué que la foi est toujours plus faible pendant la journée.


Pierre Stépanovitch bâillait à se décrocher la mâchoire.


– Est-ce qu’on ne va pas jouer aux cartes? demanda-t-il à madame Virguinsky.


– Je m’associe entièrement à votre question! déclara l’étudiante qui était devenue pourpre d’indignation en entendant les paroles du major.


– On perd un temps précieux à écouter des conversations stupides, observa la maîtresse de la maison, et elle regarda sévèrement son mari.


– Je me proposais, dit mademoiselle Virguinsky, – de signaler à la réunion les souffrances et les protestations des étudiants; mais, comme le temps se passe en conversations immorales…


– Rien n’est moral, ni immoral! interrompit avec impatience le collégien.


– Je savais cela, monsieur le gymnasiste, longtemps avant qu’on vous l’ait enseigné.


– Et moi, j’affirme, répliqua l’adolescent irrité, – que vous êtes un enfant venu de la capitale pour nous éclairer tous, alors que nous en savons autant que vous. Depuis Biélinsky, nul n’ignore en Russie l’immoralité du précepte: «Honore ton père et ta mère», que, par parenthèses, vous avez cité en l’estropiant.


– Est-ce que cela ne finira pas? dit résolument Arina Prokhorovna à son mari.


Comme maîtresse de maison, elle rougissait de ces conversations insignifiantes, d’autant plus qu’elle remarquait des sourires et même des marques de stupéfaction parmi les invités qui n’étaient pas des visiteurs habituels.


Virguinsky éleva soudain la voix:


– Messieurs, si quelqu’un a une communication à faire ou désire traiter un sujet se rattachant plus directement à l’œuvre commune, je l’invite à commencer sans retard.


– Je prendrai la liberté de faire une question, dit d’une voix douce le professeur boiteux, qui jusqu’alors n’avait pas prononcé un mot et s’était distingué par sa bonne tenue: – je désirerais savoir si nous sommes ici en séance, ou si nous ne formons qu’une réunion de simples mortels venus en visite. Je demande cela plutôt pour l’ordre, et afin de ne pas rester dans l’incertitude.


Cette «malicieuse» question produisit son effet; tous se regardèrent les uns les autres, chacun paraissant attendre une réponse de son voisin; puis, brusquement, comme par un mot d’ordre, tous les yeux se fixèrent sur Verkhovensky et sur Stavroguine.


– Je propose simplement de voter sur la question de savoir si nous sommes, oui ou non, en séance, déclara madame Virguinsky.


– J’adhère complètement à la proposition, dit Lipoutine, – quoiqu’elle soit un peu indéterminée.


– Moi aussi, moi aussi, entendit-on de divers côtés.


– Il me semble en effet que ce sera plus régulier, approuva à son tour Virguinsky.


– Ainsi aux voix! reprit Arina Prokhorovna. – Liamchine, mettez-vous au piano, je vous prie; cela ne vous empêchera pas de voter au moment du scrutin.


– Encore! cria Liamchine; – j’ai déjà fait assez de tapage comme cela.


– Je vous en prie instamment, jouez; vous ne voulez donc pas être utile à l’œuvre commune?


– Mais je vous assure, Arina Prokhorovna, que personne n’est aux écoutes. C’est seulement une idée que vous avez. D’ailleurs, les fenêtres sont hautes, et lors même que quelqu’un chercherait à nous entendre, cela lui serait impossible.


– Nous ne nous entendons pas nous-mêmes, grommela un des visiteurs.


– Et moi, je vous dis que les précautions sont toujours bonnes. Pour le cas où il y aurait des espions, expliqua-t-elle à Verkhovensky, – il faut que nous ayons l’air d’être en fête et que la musique s’entende de la rue.


– Eh, diable! murmura Liamchine avec colère, puis il s’assit devant le piano, et commença à jouer une valse en frappant sur les touches comme s’il eût voulu les briser.


– J’invite ceux qui désirent qu’il y ait séance à lever la main droite, proposa madame Virguinsky.


Les uns firent le mouvement indiqué, les autres s’en abstinrent. Il y en eut qui, ayant levé la main, la baissèrent aussitôt après; plusieurs qui l’avaient baissée la relevèrent ensuite.


– Oh! diable! Je n’ai rien compris! cria un officier.


– Moi non plus, ajouta un autre.


– Si, moi, je comprends, fit un troisième; – si c’est oui, on lève la main.


– Mais qu’est-ce que signifie oui?


– Cela signifie la séance.


– Non, cela signifie qu’on n’en veut pas.


– J’ai voté la séance, cria le collégien à madame Virguinsky.


– Alors, pourquoi n’avez-vous pas levé la main?


– Je vous ai regardée tout le temps, vous n’avez pas levé la main, je vous ai imitée.


– Que c’est bête! C’est moi qui ai fait la proposition, par conséquent je ne pouvais pas lever la main. Messieurs, je propose de recommencer l’épreuve inversement: que ceux qui veulent une séance restent immobiles, et que ceux qui n’en veulent pas lèvent la main droite.


– Qui est-ce qui ne veut pas? demanda le collégien.


– Vous le faites exprès, n’est-ce pas? répliqua avec irritation madame Virguinsky.


– Non, permettez, qui est-ce qui veut et qui est-ce qui ne veut pas? Il faut préciser cela un peu mieux, firent deux ou trois voix.


– Celui qui ne veut pas ne veut pas.


– Eh! oui, mais qu’est-ce qu’il faut faire si l’on ne veut pas? Doit-on lever la main ou ne pas la lever? cria un officier.


– Eh! nous n’avons pas encore l’habitude du régime parlementaire! observa le major.


– Monsieur Liamchine, ne faites pas tant de bruit, s’il vous plaît, on ne s’entend pas ici, dit le professeur boiteux.


Liamchine quitta brusquement le piano.


– En vérité, Arina Prokhorovna, il n’y a aucun espion aux écoutes, et je ne veux plus jouer! C’est comme visiteur et non comme pianiste que je suis venu chez vous!


– Messieurs, proposa Virguinsky, – répondez tous verbalement: sommes-nous, oui ou non, en séance?


– En séance, en séance! cria-t-on de toutes parts.


– En ce cas, il est inutile de voter, cela suffit. N’est-ce pas votre avis, messieurs? Faut-il encore procéder à un vote?


– Non, non, c’est inutile, on a compris!


– Peut-être quelqu’un est-il contre la séance?


– Non, non, nous la voulons tous!


– Mais qu’est-ce que c’est qu’une séance? cria un des assistants. Il n’obtint pas de réponse.


– Il faut nommer un président, firent un grand nombre de voix.


– Le maître de la maison, naturellement, le maître de la maison!


Élu par acclamation, Virguinsky prit la parole:


– Messieurs, puisqu’il en est ainsi, je renouvelle ma proposition primitive: si quelqu’un a une communication à faire ou désire traiter un sujet se rapportant plus directement à l’œuvre commune, qu’il commence sans perdre de temps.


Silence général. Tous les regards se portèrent de nouveau sur Stavroguine et Pierre Stépanovitch.


– Verkhovensky, vous n’avez rien à déclarer? demanda carrément Arina Prokhorovna.


L’interpellé s’étira sur sa chaise.


– Absolument rien, répondit-il en bâillant. – Du reste, je désirerais un verre de cognac.


– Et vous, Stavroguine?


– Je vous remercie, je ne boirai pas.


– Je vous demande si vous désirez parler, et non si vous voulez du cognac.


– Parler? Sur quoi? Non, je n’y tiens pas.


– On va vous apporter du cognac, répondit madame Virguinsky à Pierre Stépanovitch.


L’étudiante se leva. Depuis longtemps on voyait qu’elle attendait avec impatience le moment de placer un discours.


– Je suis venue faire connaître les souffrances des malheureux étudiants et les efforts tentés partout pour éveiller en eux l’esprit de protestation…


Force fut à mademoiselle Virguinsky d’en rester là, car à l’autre bout de la salle surgit un concurrent qui attira aussitôt l’attention générale. Sombre et morne comme toujours, Chigaleff, l’homme aux longues oreilles, se leva lentement, et, d’un air chagrin, posa sur la table un gros cahier tout couvert d’une écriture extrêmement fine. Il ne se rassit point et garda le silence. Plusieurs jetaient des regards inquiets sur le volumineux manuscrit; au contraire, Lipoutine, Virguinsky et le professeur boiteux paraissaient éprouver une certaine satisfaction.


– Je demande la parole, fit d’une voix mélancolique, mais ferme, Chigaleff.


– Vous l’avez, répondit Virguinsky.


L’orateur s’assit, se recueillit pendant une demi-minute et commença gravement:


– Messieurs…


– Voilà le cognac! dit d’un ton méprisant la demoiselle sans sourcils qui avait servi le thé; en même temps, elle plaçait devant Pierre Stépanovitch un carafon de cognac et un verre à liqueur qu’elle avait apportés sans plateau ni assiette, se contentant de les tenir à la main.


L’orateur interrompu attendit silencieux et digne.


– Cela ne fait rien, continuez, je n’écoute pas, cria Verkhovensky en se versant un verre de cognac.


– Messieurs, reprit Chigaleff, – en m’adressant à votre attention, et, comme vous le verrez plus loin, en sollicitant le secours de vos lumières sur un point d’une importance majeure, je dois commencer par une préface…


– Arina Prokhorovna, n’avez-vous pas des ciseaux? demanda à brûle-pourpoint Pierre Stépanovitch.


Madame Virguinsky le regarda avec de grands yeux.


– Pourquoi vous faut-il des ciseaux? voulu-t-elle savoir.


– J’ai oublié de me couper les ongles, voilà trois jours que je me propose de le faire, répondit-il tranquillement, les yeux fixés sur ses ongles longs et sales.


Arina Prokhorovna rougit de colère, mais mademoiselle Virguinsky parut goûter ce langage.


– Je crois en avoir vu tout à l’heure sur la fenêtre, dit-elle; ensuite, quittant sa place, elle alla chercher les ciseaux et les apporta à Verkhovensky. Sans même accorder un regard à la jeune fille, il les prit et commença à se couper les ongles.


Arina Prokhorovna comprit que c’était du réalisme en action, et elle eut honte de sa susceptibilité. Les assistants se regardèrent en silence. Quant au professeur boiteux, il observait Pierre Stépanovitch avec des yeux où se lisaient la malveillance et l’envie. Chigaleff poursuivit son discours:


– Après avoir consacré mon activité à étudier la question de savoir comment doit être organisée la société qui remplacera celle d’aujourd’hui, je me suis convaincu que tous les créateurs de systèmes sociaux, depuis les temps les plus reculés jusqu’à la présente année 187., ont été des rêveurs, des songe-creux, des niais, des esprits en contradiction avec eux-mêmes, ne comprenant absolument rien ni aux sciences naturelles, ni à cet étrange animal qu’on appelle l’homme. Platon, Rousseau, Fourier sont des colonnes d’aluminium; leurs théories peuvent être bonnes pour des moineaux, mais non pour la société humaine. Or, comme il est nécessaire d’être fixé sur la future forme sociale, maintenant surtout que tous nous sommes enfin décidés à passer de la spéculation à l’action, je propose mon propre système concernant l’organisation du monde. Le voici. (Ce disant, il frappa avec un doigt sur son cahier). J’aurais voulu le présenter à la réunion sous une forme aussi succincte que possible; mais je vois que, loin de comporter des abréviations, mon livre exige encore une multitude d’éclaircissements oraux; c’est pourquoi l’exposé demandera au moins dix soirées, d’après le nombre de chapitres que renferme l’ouvrage. (Des rires se firent entendre.) De plus, j’avertis que mon système n’est pas achevé. (Nouveaux rires.). Je me suis embarrassé dans mes propres données, et ma conclusion est en contradiction directe avec mes prémisses. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité. J’ajoute pourtant qu’aucune solution du problème social ne peut exister en dehors de la mienne.


L’hilarité redoubla, mais les auditeurs qui riaient étaient surtout les plus jeunes et, pour ainsi dire, les profanes. Arina Prokhorovna, Lipoutine et le professeur boiteux laissaient voir sur leurs visages une certaine colère.


– Si vous-même n’avez pas su coordonner votre système, et si vous êtes arrivé au désespoir, qu’est-ce que nous y ferons? se hasarda à observer un des militaires.


Chigaleff se tourna brusquement vers l’interrupteur.


– Vous avez raison, monsieur l’officier, d’autant plus raison que vous parlez de désespoir. Oui, je suis arrivé au désespoir. Néanmoins, je défie qui que ce soit de remplacer ma solution par aucune autre: on aura beau chercher, on ne trouvera rien. C’est pourquoi, sans perdre de temps, j’invite toute la société à émettre son avis, lorsqu’elle aura écouté durant dix soirées la lecture de mon livre. Si les membres refusent de m’entendre, nous nous séparerons tout de suite, – les hommes pour aller à leur bureau, les femmes pour retourner à leur cuisine, car, du moment que l’on repousse mon système, il faut renoncer à découvrir une autre issue, il n’en existe pas!


L’auditoire commençait à devenir tumultueux: «Qu’est-ce que c’est que cet homme-là? Un fou, sans doute?» se demandait-on à haute voix.


– En résumé, il ne s’agit que du désespoir de Chigaleff, conclut Liamchine, – toute la question est celle-ci: le désespoir de Chigaleff est-il ou non fondé?


– Le désespoir de Chigaleff est une question personnelle, déclara le collégien.


– Je propose de mettre aux voix la question de savoir jusqu’à quel point le désespoir de Chigaleff intéresse l’œuvre commune; le scrutin décidera en même temps si c’est, ou non, la peine de l’entendre, opina un loustic dans le groupe des officiers.


– Il y a ici autre chose, messieurs, intervint le boiteux; un sourire équivoque errait sur ses lèvres, en sorte qu’on ne pouvait pas trop savoir s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement. – Ces lazzis sont déplacés ici. M. Chigaleff a étudié trop consciencieusement son sujet et, de plus, il est trop modeste. Je connais son livre. Ce qu’il propose comme solution finale de la question, c’est le partage de l’espèce humaine en deux groupes inégaux. Un dixième seulement de l’humanité possèdera les droits de la personnalité et exercera une autorité illimitée sur les neuf autres dixièmes. Ceux-ci perdront leur personnalité, deviendront comme un troupeau; astreints à l’obéissance passive, ils seront ramenés à l’innocence première, et, pour ainsi dire, au paradis primitif, où, du reste, ils devront travailler. Les mesures proposées par l’auteur pour supprimer le libre arbitre chez les neuf dixièmes de l’humanité et transformer cette dernière en troupeau par de nouvelles méthodes d’éducation, – ces mesures sont très remarquables, fondées sur les données des sciences naturelles, et parfaitement logiques. On peut ne pas admettre certaines conclusions, mais il est difficile de contester l’intelligence et le savoir de l’écrivain. C’est dommage que les circonstances ne nous permettent pas de lui accorder les dix soirées qu’il demande, sans cela nous pourrions entendre beaucoup de choses curieuses.


Madame Virguinsky s’adressa au boiteux d’un ton qui trahissait une certaine inquiétude:


– Parlez-vous sérieusement? Est-il possible que cet homme, ne sachant que faire des neuf dixièmes de l’humanité, les réduise en esclavage? Depuis longtemps je le soupçonnais.


– C’est de votre frère que vous parlez ainsi? demanda le boiteux.


– La parenté? Vous moquez-vous de moi, oui ou non?


– D’ailleurs, travailler pour des aristocrates et leur obéir comme à des dieux, c’est une lâcheté! observa l’étudiante irritée.


– Ce que je propose n’est point une lâcheté, j’offre en perspective le paradis, un paradis terrestre, et il ne peut pas y en avoir un autre sur la terre, répliqua d’un ton d’autorité Chigaleff.


– Moi, cria Liamchine, – si je ne savais que faire des neuf dixièmes de l’humanité, au lieu de leur ouvrir le paradis, je les ferais sauter en l’air, et je ne laisserais subsister que le petit groupe des hommes éclairés, qui ensuite se mettraient à vivre selon la science.


– Il n’y a qu’un bouffon qui puisse parler ainsi! fit l’étudiante pourpre d’indignation.


– C’est un bouffon, mais il est utile, lui dit tout bas madame Virguinsky.


Chigaleff se tourna vers Liamchine.


– Ce serait peut-être la meilleure solution du problème! répondit-il avec chaleur; – sans doute, vous ne savez pas vous-même, monsieur le joyeux personnage, combien ce que vous venez de dire est profond. Mais comme votre idée est presque irréalisable, il faut se borner au paradis terrestre, puisqu’on a appelé cela ainsi.


– Voilà passablement d’absurdités! laissa, comme par mégarde, échapper Verkhovensky. Du reste, il ne leva pas les yeux et continua, de l’air le plus indifférent, à se couper les ongles.


Le boiteux semblait n’avoir attendu que ces mots pour empoigner Pierre Stépanovitch.


– Pourquoi donc sont-ce des absurdités? demanda-t-il aussitôt. – M. Chigaleff est jusqu’à un certain point un fanatique de philanthropie; mais rappelez-vous que dans Fourier, dans Cabet surtout, et jusque dans Proudhon lui-même, on trouve quantité de propositions tyranniques et fantaisistes au plus haut degré. M. Chigaleff résout la question d’une façon peut-être beaucoup plus raisonnable qu’ils ne le font. Je vous assure qu’en lisant son livre il est presque impossible de ne pas admettre certaines choses. Il s’est peut-être moins éloigné de la réalité qu’aucun de ses prédécesseurs, et son paradis terrestre est presque le vrai, celui-là même dont l’humanité regrette la perte, si toutefois il a jamais existé.


– Allons, je savais bien que j’allais m’ennuyer ici, murmura Pierre Stépanovitch.


– Permettez, reprit le boiteux en s’échauffant de plus en plus, – les entretiens et les considérations sur la future organisation sociale sont presque un besoin naturel pour tous les hommes réfléchis de notre époque. Hertzen ne s’est occupé que de cela toute sa vie. Biélinsky, je le tiens de bonne source, passait des soirées entières à discuter avec ses amis les détails les plus minces, les plus terre-à-terre, pourrait-on dire, du futur ordre des choses.


– Il y a même des gens qui en deviennent fous, observa brusquement le major.


– Après tout, on arrive peut-être encore mieux à un résultat quelconque par ces conversations que par un majestueux silence du dictateur, glapit Lipoutine osant enfin ouvrir le feu.


– Le mot d’absurdité ne s’appliquait pas, dans ma pensée, à Chigaleff, dit en levant à peine les yeux Pierre Stépanovitch. – Voyez-vous, messieurs, continua-t-il négligemment, – à mon avis, tous ces livres, les Fourier, les Cabet, tous ces «droits au travail», le Chigalévisme, ce ne sont que des romans comme on peut en écrire des centaines de mille. C’est un passe-temps esthétique. Je comprends que vous vous ennuyiez dans ce méchant petit trou, et que, pour vous distraire, vous vous précipitiez sur le papier noirci.


– Permettez, répliqua le boiteux en s’agitant sur sa chaise, – quoique nous ne soyons que de pauvres provinciaux, nous savons pourtant que jusqu’à présent il ne s’est rien produit de si nouveau dans le monde que nous ayons beaucoup à nous plaindre de ne l’avoir pas vu. Voici que de petites feuilles clandestines imprimées à l’étranger nous invitent à former des groupes ayant pour seul programme la destruction universelle, sous prétexte que tous les remèdes sont impuissants à guérir le monde, et que le plus sûr moyen de franchir le fossé, c’est d’abattre carrément cent millions de têtes. Assurément l’idée est belle, mais elle est pour le moins aussi incompatible avec la réalité que le «chigavélisme» dont vous parliez tout à l’heure en termes si méprisants.


– Eh bien, mais je ne suis pas venu ici pour discuter, lâcha immédiatement Verkhovensky, et, sans paraître avoir conscience de l’effet que cette parole imprudente pouvait produire, il approcha de lui la bougie afin d’y voir plus clair.


– C’est dommage, grand dommage que vous ne soyez pas venu pour discuter, et il est très fâcheux aussi que vous soyez en ce moment si occupé de votre toilette.


– Que vous importe ma toilette?


Lipoutine vint de nouveau à la rescousse du boiteux:


– Abattre cent millions de têtes n’est pas moins difficile que de réformer le monde par la propagande; peut-être même est-ce plus difficile encore, surtout en Russie.


– C’est sur la Russie que l’on compte à présent, déclara un des officiers.


– Nous avons aussi entendu dire que l’on comptait sur elle, répondit le professeur. – Nous savons qu’un doigt mystérieux a désigné notre belle patrie comme le pays le plus propice à l’accomplissement de la grande œuvre. Seulement voici une chose: si je travaille à résoudre graduellement la question sociale, cette tâche me rapporte quelques avantages personnels; j’ai le plaisir de bavarder, et je reçois du gouvernement un tchin en récompense de mes efforts pour le bien public. Mais si je me rallie à la solution rapide, à celle qui réclame cent millions de têtes, qu’est-ce que j’y gagne personnellement? Dès que vous vous mettez à faire de la propagande, on vous coupe la langue.


– À vous on la coupera certainement, dit Verkhovensky.


– Vous voyez. Or, comme, en supposant les conditions les plus favorables, un pareil massacre ne sera pas achevé avant cinquante ans, n’en mettons que trente si vous voulez (vu que ces gens-là ne sont pas des moutons et ne se laisseront pas égorger sans résistance), ne vaudrait-il pas mieux prendre toutes ses affaires et se transporter dans quelque île de l’océan Pacifique pour y finir tranquillement ses jours? Croyez-le, ajouta-t-il en frappant du doigt sur la table, – par une telle propagande vous ne ferez que provoquer l’émigration, rien de plus!


Le boiteux prononça ces derniers mots d’un air triomphant. C’était une des fortes têtes de la province. Lipoutine souriait malicieusement, Virguinsky avait écouté avec une certaine tristesse; tous les autres, surtout les dames et les officiers, avaient suivi très attentivement la discussion. Chacun comprenait que l’homme aux cent millions de têtes était collé au mur, et l’on se demandait ce qui allait résulter de là.


– Au fait, vous avez raison, répondit d’un ton plus indifférent que jamais, et même avec une apparence d’ennui, Pierre Stépanovitch. – L’émigration est une bonne idée. Pourtant, si, malgré tous les désavantages évidents que vous prévoyez, l’œuvre commune recrute de jour en jour un plus grand nombre de champions, elle pourra se passer de votre concours. Ici, batuchka, c’est une religion nouvelle qui se substitue à l’ancienne, voilà pourquoi les recrues sont si nombreuses, et ce fait a une grande importance. Émigrez. Vous savez, je vous conseillerais de vous retirer à Dresde plutôt que dans une île de l’océan Pacifique. D’abord, c’est une ville qui n’a jamais vu aucune épidémie, et, en votre qualité d’homme éclairé, vous avez certainement peur de la mort; en second lieu, Dresde n’étant pas loin de la frontière russe, on peut recevoir plus vite les revenus envoyés de la chère patrie; troisièmement, il y a là ce qu’on appelle des trésors artistiques, et vous êtes un esthéticien, un ancien professeur de littérature, si je ne me trompe; enfin le paysage environnant est une Suisse en miniature qui vous fournira des inspirations poétiques, car vous devez faire des vers. En un mot, cette résidence vous offrira tous les avantages réunis.


Un mouvement se produisit dans l’assistance, surtout parmi les officiers. Un moment encore, et tout le monde aurait parlé à la fois. Mais, sous l’influence de l’irritation, le boiteux donna tête baissée dans le traquenard qui lui était tendu:


– Non, dit-il, – peut-être n’abandonnons-nous pas encore l’œuvre commune, il faut comprendre cela…


– Comment, est-ce que vous entreriez dans la section, si je vous le proposais? répliqua soudain Verkhovensky, et il posa les ciseaux sur la table.


Tous eurent comme un frisson. L’homme énigmatique se démasquait trop brusquement, il n’avait même pas hésité à prononcer le mot de «section».


Le professeur essaya de s’échapper par la tangente.


– Chacun se sent honnête homme, répondit-il, – et reste attaché à l’œuvre commune, mais…


– Non, il ne s’agit pas de mais, interrompit d’un ton tranchant Pierre Stépanovitch: – je déclare, messieurs, que j’ai besoin d’une réponse franche. Je comprends trop qu’étant venu ici et vous ayant moi-même rassemblés, je vous dois des explications (nouvelle surprise pour l’auditoire), mais je ne puis en donner aucune avant de savoir à quel parti vous vous êtes arrêtés. Laissant de côté les conversations, – car voilà trente ans qu’on bavarde, et il est inutile de bavarder encore pendant trente années, – je vous demande ce qui vous agrée le plus: êtes-vous partisans de la méthode lente qui consiste à écrire des romans sociaux et à régler sur le papier à mille ans de distance les destinées de l’humanité, alors que dans l’intervalle, le despotisme avalera les bons morceaux qui passeront à portée de votre bouche et que vous laisserez échapper? Ou bien préférez-vous la solution prompte qui, n’importe comment, mettra enfin l’humanité à même de s’organiser socialement non pas sur le papier, mais en réalité? On fait beaucoup de bruit à propos des «cent millions de têtes»; ce n’est peut-être qu’une métaphore, mais pourquoi reculer devant ce programme si, en s’attardant aux rêveries des barbouilleurs de papier, on permet au despotisme de dévorer durant quelques cent ans non pas cent millions de têtes, mais cinq cents millions? Remarquez encore qu’un malade incurable ne peut être guéri, quelques remèdes qu’on lui prescrive sur le papier; au contraire, si nous n’agissons pas tout de suite, la contagion nous atteindra nous-mêmes, elle empoisonnera toutes les forces fraîches sur lesquelles on peut encore compter à présent, et enfin c’en sera fait de nous tous. Je reconnais qu’il est extrêmement agréable de pérorer avec éloquence sur le libéralisme, et qu’en agissant on s’expose à recevoir des horions… Du reste, je ne sais pas parler, je suis venu ici parce que j’ai des communications à faire; en conséquence, je prie l’honorable société, non pas de voter, mais de déclarer franchement et simplement ce qu’elle préfère: marcher dans le marais avec la lenteur de la tortue, ou le traverser à toute vapeur.


– Je suis positivement d’avis qu’on le traverse à toute vapeur! cria le collégien dans un transport d’enthousiasme.


– Moi aussi, opina Liamchine.


– Naturellement le choix ne peut être douteux, murmura un officier; un autre en dit autant, puis un troisième. L’assemblée, dans son ensemble, était surtout frappée de ce fait que Verkhovensky avait promis des «communications».


– Messieurs, je vois que presque tous se décident dans le sens des proclamations, dit-il en parcourant des yeux la société.


– Tous, tous! crièrent la plupart des assistants.


– J’avoue que je suis plutôt partisan d’une solution humaine, déclara le major, – mais comme l’unanimité est acquise à l’opinion contraire, je me range à l’avis de tous.


Pierre Stépanovitch s’adressa au boiteux:


– Alors, vous non plus, vous ne faites pas d’opposition?


– Ce n’est pas que je… balbutia en rougissant l’interpellé, – mais si j’adhère maintenant à l’opinion qui a rallié tous les suffrages, c’est uniquement pour ne pas rompre…


– Voilà comme vous êtes tous! Des gens qui discuteraient volontiers six mois durant pour faire de l’éloquence libérale, et qui, en fin de compte, votent avec tout le monde! Messieurs, réfléchissez pourtant, est-il vrai que vous soyez tous prêts?


(Prêts à quoi? la question était vague, mais terriblement captieuse.)


– Sans doute, tous…


Du reste, tout en répondant de la sorte, les assistants ne laissaient pas de se regarder les uns les autres.


– Mais peut-être qu’après vous m’en voudrez d’avoir obtenu si vite votre consentement? C’est presque toujours ainsi que les choses se passent avec vous.


L’assemblée était fort émue, et des courants divers commençaient à s’y dessiner. Le boiteux livra un nouvel assaut à Verkhovensky.


– Permettez-moi, cependant, de vous faire observer que les réponses à de semblables questions sont conditionnelles. En admettant même que nous ayons donné notre adhésion, remarquez pourtant qu’une question posée d’une façon si étrange…


– Comment, d’une façon étrange?


– Oui, ce n’est pas ainsi qu’on pose de pareilles questions.


– Alors, apprenez-moi, s’il vous plaît, comment on les pose. Mais, vous savez, j’étais sûr que vous vous rebifferiez en premier.


– Vous avez tiré de nous une réponse attestant que nous sommes prêts à une action immédiate. Mais, pour en user ainsi, quels droits aviez-vous? Quels pleins pouvoirs vous autorisaient à poser de telles questions?


– Vous auriez dû demander cela plus tôt. Pourquoi donc avez-vous répondu? Vous avez consenti, et maintenant vous vous ravisez.


– La franchise étourdie avec laquelle vous avez posé votre principale question me donne à penser que vous n’avez ni droits, ni pleins pouvoirs, et que vous avez simplement satisfait une curiosité personnelle.


– Mais qu’est-ce qui vous fait dire cela? Pourquoi parlez-vous ainsi? répliqua Pierre Stépanovitch, qui, semblait-il, commençait à être fort inquiet.


– C’est que, quand on pratique des affiliations, quelles qu’elles soient, on fait cela du moins en tête-à-tête et non dans une société de vingt personnes inconnues les unes aux autres! lâcha tout net le professeur. Emporté par la colère, il mettait les pieds dans le plat. Verkhovensky, l’inquiétude peinte sur le visage, se retourna vivement vers l’assistance:


– Messieurs, je considère comme un devoir de déclarer à tous que ce sont là des sottises, et que notre conversation a dépassé la mesure. Je n’ai encore affilié absolument personne, et nul n’a le droit de dire que je pratique des affiliations, nous avons simplement exprimé des opinions. Est-ce vrai? Mais, n’importe, vous m’alarmez, ajouta-t-il en s’adressant au boiteux: – je ne pensais pas qu’ici le tête-à-tête fût nécessaire pour causer de choses si innocentes, à vrai dire. Ou bien craignez-vous une dénonciation? Se peut-il que parmi nous il y ait en ce moment un mouchard?


Une agitation extraordinaire suivit ces paroles; tout le monde se mit à parler en même temps.


– Messieurs, s’il en est ainsi, poursuivit Pierre Stépanovitch, – je me suis plus compromis qu’aucun autre; par conséquent, je vous prie de répondre à une question, si vous le voulez bien, s’entend. Vous êtes parfaitement libres.


– Quelle question? quelle question? cria-t-on de toutes parts.


– Une question après laquelle on saura si nous devons rester ensemble ou prendre silencieusement nos chapkas et aller chacun de son côté.


– La question, la question?


– Si l’un de vous avait connaissance d’un assassinat politique projeté, irait-il le dénoncer, prévoyant toutes les conséquences, ou bien resterait-il chez lui à attendre les événements? Sur ce point les manières de voir peuvent être différentes. La réponse à la question dira clairement si nous devons nous séparer ou rester ensemble, et pas seulement durant cette soirée. Permettez-moi de m’adresser d’abord à vous, dit-il au boiteux.


– Pourquoi d’abord à moi?


– Parce que c’est vous qui avez donné lieu à l’incident. Je vous en prie, ne biaisez pas, ici les faux-fuyants seraient inutiles. Mais, du reste, ce sera comme vous voudrez; vous êtes parfaitement libre.


– Pardonnez-moi, mais une semblable question est offensante.


– Permettez, ne pourriez-vous pas répondre un peu plus nettement?


– Je n’ai jamais servi dans la police secrète, dit le boiteux, cherchant toujours à éviter une réponse directe.


– Soyez plus précis, je vous prie, ne me faites pas attendre.


Le boiteux fut si exaspéré qu’il cessa de répondre. Silencieux, il regardait avec colère par-dessous ses lunettes le visage de l’inquisiteur.


– Un oui ou un non? Dénonceriez-vous ou ne dénonceriez-vous pas? cria Verkhovensky.


– Naturellement je ne dénoncerais pas! cria deux fois plus fort le boiteux.


– Et personne ne dénoncera, sans doute, personne! firent plusieurs voix.


– Permettez-moi de vous interroger, monsieur le major, dénonceriez-vous ou ne dénonceriez-vous pas? poursuivit Pierre Stépanovitch. – Et, remarquez, c’est exprès que je m’adresse à vous.


– Je ne dénoncerais pas.


– Mais si vous saviez qu’un autre, un simple mortel, fût sur le point d’être volé et assassiné par un malfaiteur, vous préviendriez la police, vous dénonceriez?


– Sans doute, parce qu’ici ce serait un crime de droit commun, tandis que dans l’autre cas, il s’agirait d’une dénonciation politique. Je n’ai jamais été employé dans la police secrète.


– Et personne ici ne l’a jamais été, déclarèrent nombre de voix. – Inutile de questionner, tous répondront de même. Il n’y a pas ici de délateurs!


– Pourquoi ce monsieur se lève-t-il? cria l’étudiante.


– C’est Chatoff. Pourquoi vous êtes-vous levé, Chatoff? demanda madame Virguinsky.


Chatoff s’était levé en effet, il tenait sa chapka à la main et regardait Verkhovensky. On aurait dit qu’il voulait lui parler, mais qu’il hésitait. Son visage était pâle et irrité. Il se contint toutefois, et, sans proférer un mot, se dirigea vers la porte.


– Cela ne sera pas avantageux pour vous, Chatoff! lui cria Pierre Stépanovitch.


Chatoff s’arrêta un instant sur le seuil:


– En revanche, un lâche et un espion comme toi en fera son profit! vociféra-t-il en réponse à cette menace obscure, après quoi il sortit.


Ce furent de nouveaux cris et des exclamations.


– L’épreuve est faite!


– Elle n’était pas inutile!


– N’est-elle pas venue trop tard?


– Qui est-ce qui l’a invité? – Qui est-ce qui l’a laissé entrer? – Qui est-il? – Qu’est-ce que ce Chatoff? – Dénoncera-t-il ou ne dénoncera-t-il pas?


On n’entendait que des questions de ce genre.


– S’il était un dénonciateur, il aurait caché son jeu au lieu de s’en aller, comme il l’a fait, en lançant un jet de salive, observa quelqu’un.


– Voilà aussi Stavroguine qui se lève. Stavroguine n’a pas répondu non plus à la question, cria l’étudiante.


Effectivement, Stavroguine s’était levé, et aussi Kiriloff, qui se trouvait à l’autre bout de la table.


– Permettez, monsieur Stavroguine, dit d’un ton roide Arina Prokhorovna, – tous ici nous avons répondu à la question, tandis que vous vous en allez sans rien dire?


– Je ne vois pas la nécessité de répondre à la question qui vous intéresse, murmura Nicolas Vsévolodovitch.


– Mais nous nous sommes compromis, et vous pas, crièrent quelques uns.


– Et que m’importe que vous vous soyez compromis? répliqua Stavroguine en riant, mais ses yeux étincelaient.


– Comment, que vous importe? Comment, que vous importe? s’exclama-t-on autour de lui. Plusieurs se levèrent précipitamment.


– Permettez, messieurs, permettez, dit très haut le boiteux, – M. Verkhovensky n’a pas répondu non plus à la question, il s’est contenté de la poser.


Cette remarque produisit un effet extraordinaire. Tout le monde se regarda. Stavroguine éclata de rire au nez du boiteux et sortit, Kiriloff le suivit. Verkhovensky s’élança sur leurs pas et les rejoignit dans l’antichambre.


– Que faites-vous de moi? balbutia-t-il en saisissant la main de Nicolas Vsévolodovitch qu’il serra de toutes ses forces. Stavroguine ne répondit pas et dégagea sa main.


– Allez tout de suite chez Kiriloff, j’irai vous y retrouver… Il le faut pour moi, il le faut!


– Pour moi ce n’est pas nécessaire, répliqua Stavroguine.


– Stavroguine y sera, décida Kiriloff. – Stavroguine, cela est nécessaire pour vous. Je vous le prouverai quand vous serez chez moi.


Ils sortirent.

CHAPITRE VIII LE TZAREVITCH IVAN.

Le premier mouvement de Pierre Stépanovitch fut de retourner à la «séance» pour y rétablir l’ordre, mais, jugeant que cela n’en valait pas la peine, il planta là tout, et, deux minutes après, il volait sur les traces de ceux qui venaient de partir. En chemin il se rappela un péréoulok qui abrégeait de beaucoup sa route; enfonçant dans la boue jusqu’aux genoux, il prit cette petite rue et arriva à la maison Philippoff au moment même où Stavroguine et Kiriloff pénétraient sous la grand’porte.


– Vous êtes déjà ici? observa l’ingénieur; – c’est bien. Entrez.


– Comment donc disiez-vous que vous viviez seul? demanda Stavroguine qui, en passant dans le vestibule, avait remarqué un samovar en train de bouillir.


– Vous verrez tout à l’heure avec qui je vis, murmura Kiriloff, – entrez.


– Dès qu’ils furent dans la chambre, Verkhovensky tira de sa poche la lettre anonyme qu’il avait emportée tantôt de chez Lembke, et la mit sous les yeux de Stavroguine. Tous trois s’assirent. Nicolas Vsévolodovitch lut silencieusement la lettre.


– Eh bien? demanda-t-il.


– Ce que ce gredin écrit, il le fera, expliqua Pierre Stépanovitch. – Puisqu’il est dans votre dépendance, apprenez-lui comment il doit se comporter. Je vous assure que demain peut-être il ira chez Lembke.


– Eh bien, qu’il y aille.


– Comment, qu’il y aille? Il ne faut pas tolérer cela, surtout si l’on peut l’empêcher.


– Vous vous trompez, il ne dépend pas de moi. D’ailleurs, cela m’est égal; moi, il ne me menace nullement, c’est vous seul qui êtes visé dans sa lettre.


– Vous l’êtes aussi.


– Je ne crois pas.


– Mais d’autres peuvent ne pas vous épargner, est-ce que vous ne comprenez pas cela? Écoutez, Stavroguine, c’est seulement jouer sur les mots. Est-il possible que vous regardiez à la dépense?


– Est-ce qu’il faut de l’argent?


– Assurément, deux mille roubles ou, au minimum, quinze cents. Donnez-les moi demain ou même aujourd’hui, et demain soir je vous l’expédie à Pétersbourg; du reste, il a envie d’y aller. Si vous voulez, il partira avec Marie Timoféievna, notez cela.


Pierre Stépanovitch était fort troublé, il ne surveillait plus son langage, et des paroles inconsidérées lui échappaient. Stavroguine l’observait avec étonnement.


– Je n’ai pas de raison pour éloigner Marie Timoféievna.


– Peut-être même ne voulez-vous pas qu’elle s’en aille? dit avec un sourire ironique Pierre Stépanovitch.


– Peut-être que je ne le veux pas.


Verkhovensky perdit patience et se fâcha.


– En un mot, donnerez-vous l’argent ou ne le donnerez-vous pas? demanda-t-il en élevant la voix comme s’il eût parlé à un subordonné. Nicolas Vsévolodovitch le regarda sérieusement.


– Je ne le donnerai pas.


– Eh! Stavroguine! Vous savez quelque chose, ou vous avez déjà donné de l’argent! Vous… vous amusez!


Le visage de Pierre Stépanovitch s’altéra, les coins de sa bouche s’agitèrent, et tout à coup il partit d’un grand éclat de rire qui n’avait aucune raison d’être.


– Vous avez reçu de votre père de l’argent pour votre domaine, observa avec calme Nicolas Vsévolodovitch. – Maman vous a versé six ou huit mille roubles pour Stépan Trophimovitch. Eh bien, payez ces quinze cents roubles de votre poche. Je ne veux plus payer pour les autres, j’ai déjà assez déboursé comme cela, c’est ennuyeux à la fin… acheva-t-il en souriant lui-même de ses paroles.


– Ah! vous commencez à plaisanter…


Stavroguine se leva, Verkhovensky se dressa d’un bond et machinalement se plaça devant la porte comme s’il eût voulu en défendre l’approche. Nicolas Vsévolodovitch faisait déjà un geste pour l’écarter, quand soudain il s’arrêta.


– Je ne vous cèderai pas Chatoff, dit-il.


Pierre Stépanovitch frissonna; ils se regardèrent l’un l’autre.


– Je vous ai dit tantôt pourquoi vous avez besoin du sang de Chatoff, poursuivit Stavroguine dont les yeux lançaient des flammes. – C’est le ciment avec lequel vous voulez rendre indissoluble l’union de vos groupes. Tout à l’heure vous vous y êtes fort bien pris pour expulser Chatoff: vous saviez parfaitement qu’il se refuserait à dire: «Je ne dénoncerai pas», et qu’il ne s’abaisserait point à mentir devant nous. Mais moi, pour quel objet vous suis-je nécessaire maintenant? Depuis mon retour de l’étranger, je n’ai pas cessé d’être en butte à vos obsessions. Les explications que jusqu’à présent vous m’avez données de votre conduite sont de pures extravagances. En ce moment vous insistez pour que je donne quinze cents roubles à Lébiadkine, afin de fournir à Fedka l’occasion de l’assassiner. Je le sais, vous supposez que je veux en même temps me débarrasser de ma femme. En me liant par une solidarité criminelle, vous espérez prendre de l’empire sur moi, n’est-ce pas? Vous comptez me dominer? Pourquoi y tenez-vous? À quoi, diable, vous suis-je bon? Regardez-moi bien une fois pour toutes: est-ce que je suis votre homme? Laissez-moi en repos.


– Fedka lui-même est allé vous trouver? articula avec effort Pierre Stépanovitch.


– Oui, je l’ai vu; son prix est aussi quinze cents roubles… Mais, tenez, il va lui-même le confirmer, il est là… dit en tendant le bras Nicolas Vsévolodovitch.


Pierre Stépanovitch se retourna vivement. Sur le seuil émergeait de l’obscurité une nouvelle figure, celle de Fedka. Le vagabond était vêtu d’une demi-pelisse, mais sans chapka, comme un homme qui est chez lui; un large rire découvrait ses dents blanches et bien rangées; ses yeux noirs à reflet jaune furetaient dans la chambre et observaient les «messieurs». Il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas; évidemment Kiriloff était allé le chercher tout à l’heure; Fedka l’interrogeait du regard et restait debout sur le seuil qu’il semblait ne pouvoir se résoudre à franchir.


– Sans doute il ne se trouve pas ici par hasard: vous vouliez qu’il nous entendît débattre notre marché, ou même qu’il me vît vous remettre l’argent, n’est-ce pas? demanda Stavroguine, et, sans attendre la réponse, il sortit. En proie à une sorte de folie, Verkhovensky se mit à sa poursuite et le rejoignit sous la porte cochère.


– Halte! Pas un pas! cria-t-il en lui saisissant le coude.


Stavroguine essaya de se dégager par une brusque saccade, mais il n’y réussit point. La rage s’empara de lui: avec sa main gauche il empoigna Pierre Stépanovitch par les cheveux, le lança de toute sa force contre le sol et s’éloigna. Mais il n’avait pas fait trente pas que son persécuteur le rattrapait de nouveau.


– Réconcilions-nous, réconcilions-nous, murmura Pierre Stépanovitch d’une voix tremblante.


Nicolas Vsévolodovitch haussa les épaules, mais il continua de marcher sans retourner la tête.


– Écoutez, demain je vous amènerai Élisabeth Nikolaïevna, voulez-vous? Non? Pourquoi donc ne répondez-vous pas? Parlez, ce que vous voudrez, je le ferai. Écoutez: je vous accorderai la grâce de Chatoff, voulez-vous?


– C’est donc vrai que vous avez résolu de l’assassiner? s’écria Nicolas Vsévolodovitch.


– Eh bien, que vous importe Chatoff? De quel intérêt est-il pour vous? répliqua Verkhovensky d’une voix étranglée; il était hors de lui, et, probablement sans le remarquer, avait saisi Stavroguine par le coude. – Écoutez, je vous le cèderai, réconcilions-nous. Votre compte est fort chargé, mais… réconcilions-nous!


Nicolas Vsévolodovitch le regarda enfin et resta stupéfait. Combien Pierre Stépanovitch différait maintenant de ce qu’il avait toujours été, de ce qu’il était tout à l’heure encore dans l’appartement de Kiriloff! Non seulement son visage n’était plus le même, mais sa voix aussi avait changé; il priait, implorait. Il ressemblait à un homme qui vient de se voir enlever le bien le plus précieux et qui n’a pas encore eu le temps de reprendre ses esprits.


– Mais qu’avez-vous? cria Stavroguine.


Pierre Stépanovitch ne répondit point, et continua à le suivre en fixant sur lui son regard suppliant, mais en même temps inflexible.


– Réconcilions-nous! répéta-t-il de nouveau à voix basse. – Écoutez, j’ai, comme Fedka, un couteau dans ma botte, mais je veux me réconcilier avec vous.


– Mais pourquoi vous accrochez-vous ainsi à moi, à la fin, diable? vociféra Nicolas Vsévolodovitch aussi surpris qu’irrité. – Il y a là quelque secret, n’est-ce pas? Vous avez trouvé en moi un talisman?


– Écoutez, nous susciterons des troubles, murmura rapidement et presque comme dans un délire Pierre Stépanovitch. – Vous ne croyez pas que nous en provoquions? Nous produirons une commotion qui fera trembler jusque dans ses fondements tout l’ordre de choses. Karmazinoff a raison de dire qu’on ne peut s’appuyer sur rien. Karmazinoff est fort intelligent. Que j’aie en Russie seulement dix sections comme celle-ci, et je suis insaisissable.


– Ces sections seront toujours composées d’imbéciles comme ceux-ci, ne put s’empêcher d’observer Stavroguine.


– Oh! soyez vous-même un peu plus bête, Stavroguine! Vous savez, vous n’êtes pas tellement intelligent qu’il faille vous souhaiter cela; vous avez peur, vous ne croyez pas, les dimensions vous effrayent. Et pourquoi sont-ils des imbéciles? Ils ne le sont pas tant qu’il vous plait de le dire; à présent chacun pense d’après autrui, les esprits individuels sont infiniment rares. Virguinsky est un homme très pur, dix fois plus pur que les gens comme nous. Lipoutine est un coquin, mais je sais par où le prendre. Il n’y a pas de coquin qui n’ait son côté faible. Liamchine seul n’en a point; en revanche, il est à ma discrétion. Encore quelques groupes pareils, et je suis en mesure de me procurer partout des passeports et de l’argent; c’est toujours cela. Et des places de sûreté qui me rendront imprenable. Brûlé ici, je me réfugie là. Nous susciterons des troubles… Croyez-vous, vraiment, que ce ne soit pas assez de nous deux?


– Prenez Chigaleff, et laissez-moi tranquille…


– Chigaleff est un homme de génie! Savez-vous que c’est un génie dans le genre de Fourier, mais plus hardi, plus fort que Fourier? Je m’occuperai de lui. Il a inventé l’ «égalité»!


Pierre Stépanovitch avait la fièvre et délirait; quelque chose d’extraordinaire se passait en lui; Stavroguine le regarda encore une fois. Tous deux marchaient sans s’arrêter.


– Il y a du bon dans son manuscrit, poursuivit Verkhovensky, – il y a l’espionnage. Dans son système, chaque membre de la société a l’œil sur autrui, et la délation est un devoir. Chacun appartient à tous, et tous à chacun. Tous sont esclaves et égaux dans l’esclavage. La calomnie et l’assassinat dans les cas extrêmes, mais surtout l’égalité. D’abord abaisser le niveau de la culture des sciences et des talents. Un niveau scientifique élevé n’est accessible qu’aux intelligences supérieures, et il ne faut pas d’intelligences supérieures! Les hommes doués de hautes facultés se sont toujours emparés du pouvoir, et ont été des despotes. Ils ne peuvent pas ne pas être des despotes, et ils ont toujours fait plus de mal que de bien; on les expulse ou on les livre au supplice. Couper la langue à Cicéron, crever les yeux à Copernic, lapider Shakespeare, voilà le chigalévisme! Des esclaves doivent être égaux; sans despotisme il n’y a encore eu ni liberté ni égalité, mais dans un troupeau doit régner l’égalité, et voilà le chigalévisme! Ha, ha, ha! vous trouvez cela drôle? Je suis pour le chigalévisme!


Stavroguine hâtait le pas, voulant rentrer chez lui au plus tôt. «Si cet homme est ivre, où donc a-t-il pu s’enivrer?» se demandait-il; «serait-ce l’effet du cognac qu’il a bu chez Virguinsky?»


– Écoutez, Stavroguine: aplanir les montagnes est une idée belle, et non ridicule. Je suis pour Chigaleff! À bas l’instruction et la science! Il y en a assez comme cela pour un millier d’années; mais il faut organiser l’obéissance, c’est la seule chose qui fasse défaut dans le monde. La soif de l’étude est une soif aristocratique. Avec la famille ou l’auteur apparaît le désir de la propriété. Nous tuerons ce désir: nous favoriserons l’ivrognerie, les cancans, la délation; nous propagerons une débauche sans précédents, nous étoufferons les génies dans leur berceau. Réduction de tout au même dénominateur, égalité complète. «Nous avons appris un métier et nous sommes d’honnêtes gens, il ne nous faut rien d’autre», voilà la réponse qu’ont faites dernièrement les ouvriers anglais. Le nécessaire seul est nécessaire, telle sera désormais la devise du globe terrestre. Mais il faut aussi des convulsions; nous pourvoirons à cela, nous autres gouvernants. Les esclaves doivent avoir des chefs. Obéissance complète, impersonnalité complète, mais, une fois tous les trente ans, Chigaleff donnera le signal des convulsions, et tous se mettront subitement à se manger les uns les autres, jusqu’à un certain point toutefois, à seule fin de ne pas s’ennuyer. L’ennui est une sensation aristocratique; dans le chigalévisme il n’y aura pas de désirs. Nous nous réserverons le désir et la souffrance, les esclaves auront le chigalévisme.


– Vous vous exceptez? laissa échapper malgré lui Nicolas Vsévolodovitch.


– Et vous aussi. Savez-vous, j’avais pensé à livrer le monde au pape. Qu’il sorte pieds nus de son palais, qu’il se montre à la populace en disant: «Voilà à quoi l’on m’a réduit!» et tout, même l’armée, se prosternera à ses genoux. Le pape en haut, nous autour de lui, et au-dessous de nous le chigalévisme. Il suffit que l’Internationale s’entende avec le pape, et il en sera ainsi. Quant au vieux, il consentira tout de suite; c’est la seule issue qui lui reste ouverte. Vous vous rappellerez mes paroles, ha, ha, ah! C’est bête? Dites, est-ce bête, oui ou non?


– Assez, grommela avec colère Stavroguine.


– Assez! écoutez, j’ai lâché le pape! Au diable le chigalévisme! Au diable le pape! Ce qui doit nous occuper, c’est le mal du jour, et non le chigalévisme, car ce système est un article de bijouterie, un idéal réalisable seulement dans l’avenir. Chigaleff est un joaillier et il est bête comme tout philanthrope. Il faut faire le gros ouvrage, et Chigaleff le méprise. Écoutez: à l’Occident il y aura le pape, et ici, chez nous, il y aura vous!


– Laissez-moi, homme ivre! murmura Stavroguine, et il pressa le pas.


– Stavroguine, vous êtes beau! s’écria avec une sorte d’exaltation Pierre Stépanovitch, – savez-vous que vous êtes beau? Ce qu’il y a surtout d’exquis en vous, c’est que parfois vous l’oubliez. Oh! je vous ai bien étudié! Souvent je vous observe du coin de l’œil, à la dérobée! Il y a même en vous de la bonhomie. J’aime la beauté. Je suis nihiliste, mais j’aime la beauté. Est-ce que les nihilistes ne l’aiment pas? Ce qu’ils n’aiment pas, c’est seulement les idoles; eh bien, moi, j’aime les idoles; vous êtes la mienne! Vous n’offensez personne, et vous êtes universellement détesté; vous considérez tous les hommes comme vos égaux, et tous ont peur de vous; c’est bien. Personne n’ira vous frapper sur l’épaule. Vous êtes un terrible aristocrate, et, quand il vient à la démocratie, l’aristocrate est un charmeur! Il vous est également indifférent de sacrifier votre vie et celle d’autrui. Vous êtes précisément l’homme qu’il faut. C’est de vous que j’ai besoin. En dehors de vous je ne connais personne. Vous êtes un chef, un soleil; moi, je ne suis à côté de vous qu’un ver de terre…


Tout à coup il baisa la main de Nicolas Vsévolodovitch. Ce dernier sentit un froid lui passer dans le dos; effrayé, il retira vivement sa main. Les deux hommes s’arrêtèrent.


– Insensé! fit à voix basse Stavroguine.


– Je délire peut-être, reprit aussitôt Verkhovensky, – oui, je bats peut-être la campagne, mais j’ai imaginé de faire le premier pas. C’est une idée que Chigaleff n’aurait jamais eue. Il ne manque pas de Chigaleffs! Mais un homme, un seul homme en Russie s’est avisé de faire le premier pas, et il sait comment s’y prendre. Cet homme, c’est moi. Pourquoi me regardez-vous? Vous m’êtes indispensable; sans vous, je suis un zéro, une mouche, je suis une idée dans un flacon, un Colomb sans Amérique.


Stavroguine regardait fixement les yeux égarés de son interlocuteur.


– Écoutez, nous commencerons par fomenter le désordre, poursuivit avec une volubilité extraordinaire Pierre Stépanovitch, qui, à chaque instant, prenait Nicolas Vsévolodovitch par la manche gauche de son vêtement. – Je vous l’ai déjà dit: nous pénètrerons dans le peuple même. Savez-vous que déjà maintenant nous sommes terriblement forts? Les nôtres ne sont pas seulement ceux qui égorgent, qui incendient, qui font des coups classiques ou qui mordent. Ceux-là ne sont qu’un embarras. Je ne comprends rien sans discipline. Moi, je suis un coquin et non un socialiste, ha, ha! Écoutez, je les ai tous comptés. Le précepteur qui se moque avec les enfants de leur dieu et de leur berceau, est des nôtres. L’avocat qui défend un assassin bien élevé en prouvant qu’il était plus instruit que ses victimes et que, pour se procurer de l’argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est des nôtres. Les écoliers qui, pour éprouver une sensation, tuent un paysan, sont des nôtres. Les jurés qui acquittent systématiquement tous les criminels sont des nôtres. Le procureur qui, au tribunal, tremble de ne pas se montrer assez libéral, est des nôtres. Parmi les administrateurs, parmi les gens de lettres un très grand nombre sont des nôtres, et ils ne le savent pas eux-mêmes! D’un côté, l’obéissance des écoliers et des imbéciles a atteint son apogée; chez les professeurs la vésicule biliaire a crevé; partout une vanité démesurée, un appétit bestial, inouï… Savez-vous combien nous devrons rien qu’aux théories en vogue? Quand j’ai quitté la Russie, la thèse de Littré qui assimile le crime à une folie faisait fureur; je reviens, et déjà le crime n’est plus une folie, c’est le bon sens même, presque un devoir, à tout le moins une noble protestation. «Eh bien, comment un homme éclairé n’assassinerait-il pas, s’il a besoin d’argent?» Mais ce n’est rien encore. Le dieu russe a cédé la place à la boisson. Le peuple est ivre, les mères sont ivres, les enfants sont ivres, les églises sont désertes, et, dans les tribunaux, on n’entend que ces mots: «Deux cents verges, ou bien paye un védro [21].» Oh! laissez croître cette génération! Il est fâcheux que nous ne puissions pas attendre, ils seraient encore plus ivres! Ah! quel dommage qu’il n’y ait pas de prolétaires! Mais il y en aura, il y en aura, le moment approche…


– C’est dommage aussi que nous soyons devenus stupides, murmura Stavroguine, et il se remit en marche.


– Écoutez, j’ai vu moi-même un enfant de six ans qui ramenait au logis sa mère ivre, et elle l’accablait de grossières injures. Vous pensez si cela m’a fait plaisir? Quand nous serons les maîtres, eh bien, nous les guérirons… si besoin est, nous les relèguerons pour quarante ans dans une Thébaïde… Mais maintenant la débauche est nécessaire pendant une ou deux générations, – une débauche inouïe, ignoble, sale, voilà ce qu’il faut! Pourquoi riez-vous? Je ne suis pas en contradiction avec moi-même, mais seulement avec les philanthropes et le chigalévisme. Je suis un coquin, et non un socialiste. Ha, ha, ha! C’est seulement dommage que le temps nous manque. J’ai promis à Karmazinoff de commencer en mai et d’avoir fini pour la fête de l’Intercession. C’est bientôt? Ha, ha! Savez-vous ce que je vais vous dire, Stavroguine? jusqu’à présent le peuple russe, malgré la grossièreté de son vocabulaire injurieux, n’a pas connu le cynisme. Savez-vous que le serf se respectait plus que Karmazinoff ne se respecte? Battu, il restait fidèle à ses dieux, et Karmazinoff a abandonné les siens.


– Eh bien, Verkhovensky, c’est la première fois que je vous entends, et votre langage me confond, dit Nicolas Vsévolodovitch; – ainsi, réellement, vous n’êtes pas un socialiste, mais un politicien quelconque… un ambitieux?


– Un coquin, un coquin. Vous désirez savoir qui je suis? Je vais vous le dire, c’est à cela que je voulais arriver. Ce n’est pas pour rien que je vous ai baisé la main. Mais il faut que le peuple croie que nous seuls avons conscience de notre but, tandis que le gouvernement «agite seulement une massue dans les ténèbres et frappe sur les siens». Eh! si nous avions le temps! Le malheur, c’est que nous sommes pressés. Nous prêcherons la destruction… cette idée est si séduisante! Nous appellerons l’incendie à notre aide… Nous mettrons en circulation des légendes… Ces «sections» de rogneux auront ici leur utilité. Dès qu’il y aura un coup de pistolet à tirer, je vous trouverai dans ces mêmes «sections» des hommes de bonne volonté qui même me remercieront de les avoir désignés pour cet honneur. Eh bien, le désordre commencera! Ce sera un bouleversement comme le monde n’en a pas encore vu… La Russie se couvrira de ténèbres, la terre pleurera ses anciens dieux… Eh bien, alors nous lancerons… qui?


– Qui?


– Le tzarévitch Ivan.


– Qui?


– Le tzarévitch Ivan; vous, vous!


Stavroguine réfléchit une minute.


– Un imposteur? demanda-t-il tout à coup en regardant avec un profond étonnement Pierre Stépanovitch. – Eh! ainsi voilà enfin votre plan!


– Nous dirons qu’il «se cache», susurra d’une voix tendre Verkhovensky dont l’aspect était, en effet, celui d’un homme ivre. – Comprenez-vous la puissance de ces trois mots: «il se cache»? Mais il apparaîtra, il apparaîtra. Nous créerons une légende qui dégotera celle des Skoptzi [22]. Il existe, mais personne ne l’a vu. Oh! quelle légende on peut répandre! Et, surtout, ce sera l’avènement d’une force nouvelle dont on a besoin, après laquelle on soupire. Qu’y a-t-il dans le socialisme? Il a ruiné les anciennes forces, mais il ne les a pas remplacées. Ici il y aura une force, une force inouïe même! Il nous suffit d’un levier pour soulever la terre. Tout se soulèvera!


– Ainsi c’est sérieusement que vous comptiez sur moi? fit Stavroguine avec un méchant sourire.


– Pourquoi cette amère dérision? Ne m’effrayez pas. En ce moment je suis comme un enfant, c’est assez d’un pareil sourire pour me causer une frayeur mortelle. Écoutez, je ne vous montrerai à personne: il faut que vous soyez invisible. Il existe mais personne ne l’a vu, il se cache. Vous savez, vous pourrez vous montrer, je suppose, à un individu sur cent mille. «On l’a vu, on l’a vu», se répétera-t-on dans tout le pays. Ils ont bien vu «de leurs propres yeux» Ivan Philippovitch [23], le dieu Sabaoth, enlevé au ciel dans un char. Et vous, vous n’êtes pas Ivan Philippovitch, vous êtes un beau jeune homme, fier comme un dieu, ne cherchant rien pour lui, paré de l’auréole du sacrifice, «se cachant». L’essentiel, c’est la légende! Vous les fascinerez, un regard de vous fera leur conquête. Il apporte une vérité nouvelle et «il se cache». Nous rendrons deux ou trois jugements de Salomon dont le bruit se répandra partout. Avec des sections et des quinquévirats, pas besoin de journaux! Si, sur dix mille demandes, nous donnons satisfaction à une seule, tout le monde viendra nous solliciter. Dans chaque canton, chaque moujik saura qu’il y a quelque part un endroit écarté où les suppliques sont bien accueillies. Et la terre saluera l’avènement de la «nouvelle loi», de la «justice nouvelle», et la mer se soulèvera, et la baraque s’écroulera, et alors nous aviserons au moyen d’élever un édifice de pierre, – le premier! c’est nous qui le construirons, nous, nous seuls!


– Frénésie! dit Stavroguine.


– Pourquoi, pourquoi ne voulez-vous pas? Vous avez peur? C’est parce que vous ne craignez rien que j’ai jeté les yeux sur vous. Mon idée vous paraît absurde, n’est-ce pas? Mais, pour le moment, je suis encore un Colomb sans Amérique: est-ce qu’on trouvait Colomb raisonnable avant que le succès lui eût donné raison?


Nicolas Vsévolodovitch ne répondit pas. Arrivés à la maison Stavroguine, les deux hommes s’arrêtèrent devant le perron.


– Écoutez, fit Verkhovensky en se penchant à l’oreille de Nicolas Vsévolodovitch: – je vous servirai sans argent: demain j’en finirai avec Marie Timoféievna… sans argent, et demain aussi je vous amènerai Lisa. Voulez-vous Lisa, demain?


Stavroguine sourit: «Est-ce que réellement il serait devenu fou?» pensa-t-il.


Les portes du perron s’ouvrirent.


– Stavroguine, notre Amérique? dit Verkhovensky en saisissant une dernière fois la main de Nicolas Vsévolodovitch.


– À quoi bon? répliqua sévèrement celui-ci.


– Vous n’y tenez pas, je m’en doutais! cria Pierre Stépanovitch dans un violent transport de colère. – Vous mentez, aristocrate vicieux, je ne vous crois pas, vous avez un appétit de loup!… Comprenez donc que votre compte est maintenant trop chargé et que je ne puis vous lâcher! Vous n’avez pas votre pareil sur la terre! Je vous ai inventé à l’étranger; c’est en vous considérant que j’ai songé à ce rôle pour vous. Si je ne vous avais pas vu, rien ne me serait venu à l’esprit!…


Nicolas Vsévolodovitch monta l’escalier sans répondre.


– Stavroguine! lui cria Verkhovensky, – je vous donne un jour… deux… allons, trois; mais je ne puis vous accorder un plus long délai, il me faut votre réponse d’ici à trois jours!

CHAPITRE IX [24] UNE PERQUISITION CHEZ STEPAN TROPHIMOVITCH.

Sur ces entrefaites se produisit un incident qui m’étonna, et qui mit sens dessus dessous Stépan Trophimovitch. À huit heures du matin, Nastasia accourut chez moi et m’apprit qu’une perquisition avait eu lieu dans le domicile de son maître. D’abord je ne pus rien comprendre aux paroles de la servante, sinon que des employés étaient venus saisir des papiers, qu’un soldat en avait fait un paquet et l’avait «emporté dans une brouette». Je me rendis aussitôt chez Stépan Trophimovitch.


Je le trouvai dans un singulier état: il était défait et agité, mais en même temps son visage offrait une incontestable expression de triomphe. Sur la table, au milieu de la chambre, bouillait le samovar à côté d’un verre de thé auquel on n’avait pas encore touché. Stépan Trophimovitch allait d’un coin à l’autre sans se rendre compte de ses mouvements. Il portait sa camisole rouge accoutumée, mais, en m’apercevant, il se hâta de passer son gilet et sa redingote, ce qu’il ne faisait jamais quand un de ses intimes le surprenait en déshabillé. Il me serra chaleureusement la main.


– Enfin un ami! (il soupira profondément.) Cher, je n’ai envoyé que chez vous, personne ne sait rien. Il faut dire à Nastasia de fermer la porte et de ne laisser entrer personne, excepté, bien entendu, ces gens-là… Vous comprenez?


Il me regarda d’un œil inquiet, comme s’il eût attendu une réponse. Naturellement, je m’empressai de le questionner; son récit incohérent, souvent interrompu et rempli de détails inutiles, m’apprit tant bien que mal qu’à sept heures du matin était «brusquement» arrivé chez lui un employé du gouverneur…


– Pardon, j’ai oublié son nom. Il n’est pas du pays, mais il paraît que Lembke l’a amené avec lui; quelque chose de bête et d’allemand dans la physionomie. Il s’appelle Rosenthal.


– N’est-ce pas Blum?


– Blum. En effet, c’est ainsi qu’il s’est nommé. Vous le connaissez? Quelque chose d’hébété et de très content dans la figure, pourtant très sévère, roide et sérieux. Un type de policier subalterne, je m’y connais. Je dormais encore, et, figurez-vous, il a demandé à «jeter un coup d’œil» sur mes livres et sur mes manuscrits, oui, je m’en souviens, il a employé ces mots. Il ne m’a pas arrêté, il s’est borné à saisir des livres… Il se tenait à distance, et, quand il s’est mis à m’expliquer l’objet de sa visite, il paraissait craindre que je… enfin il avait l’air de croire que je tomberais sur lui immédiatement, et que je commencerais à le battre comme plâtre. Tous ces gens de bas étage sont comme ça, quand ils ont affaire à un homme comme il faut. Il va de soi que j’ai tout compris aussitôt. Voilà vingt ans que je m’y prépare. Je lui ai ouvert tous mes tiroirs et lui ai remis toutes mes clefs; je les lui ai données moi-même, je lui ai tout donné. J’étais digne et calme. En fait de livres, il a pris les ouvrages de Hertzen publiés à l’étranger, un exemplaire relié de la «Cloche», quatre copies de mon poème, et enfin tout ça. Ensuite, des papiers, des lettres, et quelques unes de mes ébauches historiques, critiques et politiques. Ils se sont emparés de tout cela. Nastasia dit que le soldat a chargé sur une brouette les objets saisis et qu’on a mis dessus la couverture du traîneau; oui, c’est cela, la couverture.


C’était une hallucination. Qui pouvait y comprendre quelque chose? De nouveau je l’accablai de questions: Blum était-il venu seul ou avec d’autres? Au nom de qui avait-il agi? De quel droit? Comment s’était-il permis cela? Quelles explications avait-il données?


– Il était seul, bien seul; du reste, il y avait encore quelqu’un dans l’antichambre, oui, je m’en souviens, et puis… Du reste, il me semble qu’il y avait encore quelqu’un, et que dans le vestibule se tenait un garde. Il faut demander à Nastasia; elle sait tout cela mieux que moi. J’étais surexcité, voyez-vous. Il parlait, parlait… un tas de choses; du reste, il a très peu parlé, et c’est moi qui ai parlé tout le temps… J’ai raconté ma vie, naturellement, à ce seul point de vue… J’étais surexcité, mais digne, je vous l’assure. Cependant je crois avoir pleuré, j’en ai peur. La brouette, ils l’ont prise chez un boutiquier, ici, à côté.


– Oh! Seigneur, comment tout cela a-t-il pu se faire! Mais, pour l’amour de Dieu, soyez plus précis, Stépan Trophimovitch; voyons, c’est un rêve, ce que vous racontez là!


– Cher, je suis moi-même comme dans un rêve… Savez-vous, il a prononcé le nom de Téliatnikoff, et je pense que celui-là était aussi caché dans le vestibule. Oui, je me rappelle, il a parlé du procureur et, je crois, de Dmitri Mitritch… qui me doit encore quinze roubles que je lui ai gagnées au jeu, soit dit en passant. Enfin je n’ai pas trop compris. Mais j’ai été plus rusé qu’eux, et que m’importe Dmitri Mitritch? Je crois que je l’ai instamment prié de ne pas ébruiter l’affaire, je l’ai sollicité à plusieurs reprises, je crains même de m’être abaissé, comment croyez-vous? Enfin il a consenti… Oui, je me rappelle, c’est lui-même qui m’a demandé cela: il m’a dit qu’il valait mieux tenir la chose secrète, parce qu’il était venu seulement pour «jeter un coup d’œil» et rien de plus…et que si l’on ne trouvait rien, il n’y aurait rien… Si bien que nous avons tout terminé en amis, je suis tout à fait content.


– Ainsi, il vous avait offert les garanties d’usage en pareil cas, et c’est vous-même qui les avez refusées! m’écriai-je dans un accès d’amicale indignation.


– Oui, l’absence de garanties est préférable. Et pourquoi faire du scandale? Jusqu’à présent, nous avons procédé en amis, cela vaut mieux… Vous savez, si l’on apprend dans notre ville… mes ennemis… et puis à quoi bon ce procureur, ce cochon de notre procureur, qui deux fois m’a manqué de politesse et qu’on a rossé à plaisir l’autre année chez cette charmante et belle Nathalie Pavlovna, quand il se cacha dans son boudoir? Et puis, mon ami, épargnez-moi vos observations et ne me démoralisez pas, je vous prie, car, quand un homme est malheureux, il n’y a rien de plus insupportable pour lui que de s’entendre dire par cent amis qu’il a fait une sottise. Asseyez-vous pourtant, et buvez une tasse de thé; j’avoue que je suis fort fatigué… si je me couchais pour un moment et si je m’appliquais autour de la tête un linge trempé dans du vinaigre, qu’en pensez-vous?


– Vous ferez très bien, répondis-je, – vous devriez même vous mettre de la glace sur la tête. Vous avez les nerfs très agités, vous êtes pâle, et vos mains tremblent. Couchez-vous, reposez-vous un peu, vous reprendrez votre récit plus tard. Je resterai près de vous en attendant.


Il hésitait à suivre mon conseil, mais j’insistai. Nastasia apporta une tasse remplie de vinaigre, je mouillai un essuie-mains et j’en entourai la tête de Stépan Trophimovitch. Ensuite Nastasia monta sur la table et se mit en devoir d’allumer une lampe dans le coin devant l’icône. Le fait m’étonna, car rien de semblable n’avait jamais eu lieu dans la maison.


– J’ai donné cet ordre tantôt, immédiatement après leur départ, murmura Stépan Trophimovitch en me regardant d’un air fin: – quand on a de ces choses là dans sa chambre et qu’on vient vous arrêter, cela impose, et ils doivent rapporter ce qu’ils ont vu…


Lorsqu’elle eut allumé la lampe, la servante appuya sa main droite sur sa joue, et, debout sur le seuil, se mit à considérer son maître d’un air attristé…


Il m’appela d’un signe près du divan sur lequel il était couché:


– Éloignez-là sous un prétexte quelconque; je ne puis souffrir cette pitié russe, et puis ça m’embête.


Mais Nastasia se retira sans qu’il fût besoin de l’inviter à sortir. Je remarquai qu’il avait toujours les yeux fixés sur la porte et qu’il prêtait l’oreille au moindre bruit arrivant de l’antichambre.


– Il faut être prêt, voyez-vous, me dit-il avec un regard significatif, – chaque moment… on vient, on vous prend, et ff…uit – voilà un homme disparu!


– Seigneur! Qui est-ce qui viendra? Qui est-ce qui peut vous prendre?


– Voyez-vous, mon cher, quand il est parti, je lui ai carrément demandé ce qu’on allait faire de moi.


– Vous auriez mieux fait de lui demander où l’on vous déportera! répliquai-je ironiquement.


– C’est aussi ce qui était sous-entendu dans ma question, mais il est parti sans répondre. Voyez-vous: en ce qui concerne le linge, les effets et surtout les vêtements chauds, c’est comme ils veulent: ils peuvent vous les laisser prendre ou vous emballer vêtu seulement d’un manteau de soldat. Mais, ajouta-t-il en baissant tout à coup la voix et en regardant vers la porte par où Nastasia était sortie, – j’ai glissé secrètement trente-cinq roubles dans la doublure de mon gilet, tenez, tâtez… Je pense qu’ils ne me feront pas ôter mon gilet; pour la frime j’ai laissé sept roubles dans mon porte-monnaie, et il y a là, sur la table, de la monnaie de cuivre bien en évidence; ils croiront que c’est là tout ce que je possède, et ils ne devineront pas que j’ai caché de l’argent. Dieu sait où je coucherai la nuit prochaine.


Je baissai la tête devant une telle folie. Évidemment on ne pouvait opérer ni perquisition ni saisie dans des conditions semblables, et à coup sûr il battait la campagne. Il est vrai que tout cela se passait avant la mise en vigueur de la législation actuelle. Il est vrai aussi (lui-même le reconnaissait) qu’on lui avait offert de procéder plus régulièrement; mais, «par ruse», il avait repoussé cette proposition… Sans doute, il n’y a pas encore bien longtemps, le gouverneur avait le droit, dans les cas urgents, de recourir à une procédure expéditive… Mais, encore une fois, quel cas urgent pouvait-il y avoir ici? Voilà ce qui me confondait.


– On aura certainement reçu un télégramme de Pétersbourg, dit soudain Stépan Trophimovitch.


– Un télégramme? À votre sujet? À cause de votre poème et des ouvrages de Hertzen? Vous êtes fou: est-ce que cela peut motiver une arrestation?


Je prononçai ces mots avec une véritable colère. Il fit la grimace, évidemment je l’avais blessé en lui disant qu’il n’y avait pas de raison pour l’arrêter.


– À notre époque on peut être arrêté sans savoir pourquoi, murmura-t-il d’un air mystérieux.


Une supposition saugrenue me vint à l’esprit.


– Stépan Trophimovitch, parlez-moi comme à un ami, criai-je, – comme à un véritable ami, je ne vous trahirai pas: oui ou non, appartenez-vous à quelque société secrète?


Grande fut ma surprise en constatant l’embarras dans lequel le jeta cette question: il n’était pas bien sûr de ne pas faire partie d’une société secrète.


– Cela dépend du point de vue où l’on se place, voyez-vous…


– Comment, «cela dépend du point de vue»?


– Quand on appartient de tout son cœur au progrès et… qui peut répondre… on croit ne faire partie de rien, et, en y regardant bien, on découvre qu’on fait partie de quelque chose.


– Comment est-ce possible? On est d’une société secrète ou l’on n’en est pas!


– Cela date de Pétersbourg, du temps où elle et moi nous voulions fonder là une revue. Voilà le point de départ. Alors nous leur avons glissé dans les mains, et ils nous ont oubliés; mais maintenant ils se souviennent. Cher, cher, est-ce que vous ne savez pas? s’écria-t-il douloureusement: – on nous rendra à notre tour, on nous fourrera dans une kibitka, et en route pour la Sibérie; ou bien on nous oubliera dans une casemate…


Et soudain il fondit en larmes. Portant à ses yeux son foulard rouge, il sanglota convulsivement pendant cinq minutes. J’éprouvai une sensation pénible. Cet homme, depuis vingt ans notre prophète, notre oracle, notre patriarche, ce fier vétéran du libéralisme devant qui nous nous étions toujours inclinés avec tant de respect, voilà qu’à présent il sanglotait comme un enfant qui craint d’être fouetté par son précepteur en punition de quelque gaminerie. Il me faisait pitié. Nul doute qu’il ne crût à la «kibitka» aussi fermement qu’à ma présence auprès de lui; il s’attendait à être transporté ce matin même, dans un instant, et tout cela à cause de son poème et des ouvrages de Hertzen! Si touchante qu’elle fût, cette phénoménale ignorance de la réalité pratique avait quelque chose de crispant.


À la fin il cessa de pleurer, se leva et recommença à se promener dans la pièce en s’entretenant avec moi, mais à chaque instant il regardait par la fenêtre et tendait l’oreille dans la direction de l’antichambre. Nous causions à bâtons rompus. En vain je m’évertuais à lui remonter le moral, autant eût valu jeter des pois contre un mur. Quoi qu’il ne m’écoutât guère, il avait pourtant un besoin extrême de m’entendre lui répéter sans cesse des paroles rassurantes. Je voyais qu’en ce moment il ne pouvait se passer de moi, et que pour rien au monde il ne m’aurait laissé partir. Je prolongeai ma visite, et nous restâmes plus de deux heures ensemble. Au cours de la conversation, il se rappela que Blum avait emporté deux proclamations trouvées chez lui.


– Comment, des proclamations? m’écriai-je pris d’une sotte inquiétude: – est-ce que vous…


– Eh! on m’en a fait parvenir dix, répondit-il d’un ton vexé (son langage était tantôt dépité et hautain, tantôt plaintif et humble à l’excès), – mais huit avaient déjà trouvé leur emploi, et Blum n’en a saisi que deux…


La rougeur de l’indignation colora tout à coup son visage.


– Vous me mettez avec ces gens là? Pouvez-vous supposer que je sois avec ces drôles, avec ces folliculaires, avec mon fils Pierre Stépanovitch, avec ces esprits forts de la lâcheté? Ô Dieu!


– Bah, mais ne vous aurait-on pas confondu… Du reste, c’est absurde, cela ne peut pas être? observai-je.


– Savez-vous, éclata-t-il brusquement, – il y a des minutes où je sens que je ferai là-bas quelque esclandre. Oh! ne vous en allez pas, ne me laissez pas seul! Ma carrière est finie aujourd’hui, je le sens. Vous savez, quand je serai là, je m’élancerai peut-être sur quelqu’un et je le mordrai, comme ce sous-lieutenant…


Il fixa sur moi un regard étrange où se lisaient à la fois la frayeur et le désir d’effrayer. À mesure que le temps s’écoulait sans qu’on vît apparaître la «kibitka», son irritation grandissait de plus en plus et devenait même de la fureur. Tout à coup un bruit se produisit dans l’antichambre: c’était Nastasia qui, par mégarde, avait fait tomber un portemanteau. Stépan Trophimovitch trembla de tous ses membres et pâlit affreusement; mais, quand il sut à quoi se réduisait le fait qui lui avait causé une telle épouvante, peu s’en fallut qu’il ne renvoyât brutalement la servante à la cuisine. Cinq minutes après il reprit la parole en me regardant avec une expression de désespoir.


– Je suis perdu! gémit-il, et il s’assit soudain à côté de moi; cher, je ne crains pas la Sibérie, oh! je vous le jure, ajouta-t-il les larmes aux yeux, – c’est autre chose qui me fait peur…


Je devinai à sa physionomie qu’une confidence d’une nature particulièrement pénible allait s’échapper de ses lèvres.


– Je crains la honte, fit-il à voix basse.


– Quelle honte? Mais, au contraire, soyez persuadé, Stépan Trophimovitch, que tout cela s’éclaircira aujourd’hui même, et que cette affaire se terminera à votre avantage…


– Vous êtes si sûr qu’on me pardonnera?


– Que vient faire ici le mot «pardonner»? Quelle expression! De quoi êtes-vous coupable pour qu’on vous pardonne? Je vous assure que vous n’êtes coupable de rien!


– Qu’en savez-vous? Toute ma vie a été… cher… Ils se rappelleront tout, et s’ils ne trouvent rien, ce sera encore pire, ajouta-t-il brusquement.


– Comment, encore pire?


– Oui.


– Je ne comprends pas.


– Mon ami, mon ami, qu’on m’envoie en Sibérie, à Arkhangel, qu’on me prive de mes droits civils, soit – s’il faut périr, j’accepte ma perte! Mais… c’est autre chose que je crains, acheva-t-il en baissant de nouveau la voix.


– Eh bien, quoi, quoi?


– On me fouettera, dit-il, et il me considéra d’un air égaré.


– Qui vous fouettera? Où? Pourquoi? répliquai-je, me demandant avec inquiétude s’il n’avait pas perdu l’esprit.


– Où? Eh bien, là… où cela se fait.


– Mais où cela se fait-il?


– Eh! cher, répondit-il d’une voix qui s’entendait à peine, – une trappe s’ouvre tout à coup sous vos pieds et vous engloutit jusqu’au milieu du corps… Tout le monde sait cela.


– Ce sont des fables! m’écriai-je, – se peut-il que jusqu’à présent vous ayez cru à ces vieux contes?


Je me mis à rire.


– Des fables! Pourtant il n’y a pas de fumée sans feu; un homme qui a été fouetté ne va pas le raconter. Dix mille fois je me suis représenté cela en imagination!


– Mais vous, vous, pourquoi vous fouetterait-on? Vous n’avez rien fait.


– Tant pis, on verra que je n’ai rien fait, et l’on me fouettera.


– Et vous êtes sûr qu’on vous emmènera ensuite à Pétersbourg?


– Mon ami, j’ai déjà dit que je ne regrettais rien, ma carrière est finie. Depuis l’heure où elle m’a dit adieu à Skvorechniki, j’ai cessé de tenir à la vie… mais la honte, le déshonneur, que dira-t-elle, si elle apprend cela?


Le pauvre homme fixa sur moi un regard navré. Je baissai les yeux.


– Elle n’apprendra rien, parce qu’il ne vous arrivera rien. En vérité, je ne vous reconnais plus, Stépan Trophimovitch, tant vous m’étonnez ce matin.


– Mon ami, ce n’est pas la peur. Mais en supposant même qu’on me pardonne, qu’on me ramène ici et qu’on ne me fasse rien, – je n’en suis pas moins perdu. Elle me soupçonnera toute sa vie… moi, moi, le poète, le penseur, l’homme qu’elle a adoré pendant vingt-deux ans!


– Elle n’en aura même pas l’idée.


– Si, elle en aura l’idée, murmura-t-il avec une conviction profonde. – Elle et moi nous avons parlé de cela plus d’une fois à Pétersbourg pendant le grand carême, à la veille de notre départ, quand nous craignions tous deux… Elle me soupçonnera toute sa vie… et comment la détromper? D’ailleurs, ici, dans cette petite ville, qui ajoutera foi à mes paroles? Tout ce que je pourrai dire paraîtra invraisemblable… Et puis les femmes… Cela lui fera plaisir. Elle sera désolée, très sincèrement désolée, comme une véritable amie, mais au fond elle sera bien aise… Je lui fournirai une arme contre moi pour toute la vie. Oh! c’en est fait de mon existence! Vingt ans d’un bonheur si complet avec elle… et voilà!


Il couvrit son visage de ses mains.


– Stépan Trophimovitch, si vous faisiez savoir tout de suite à Barbara Pétrovna ce qui s’est passé? conseillai-je.


Il se leva frissonnant.


– Dieu m’en préserve! Pour rien au monde, jamais, après ce qui a été dit au moment des adieux à Skvorechniki, jamais!


Ses yeux étincelaient.


Nous restâmes encore une heure au moins dans l’attente de quelque chose. Il se recoucha sur le divan, ferma les yeux, et durant vingt minutes ne dit pas un mot; je crus même qu’il s’était endormi. Tout à coup il se souleva sur son séant, arracha la compresse nouée autour de sa tête et courut à une glace. Ses mains tremblaient tandis qu’il mettait sa cravate. Ensuite, d’une voix de tonnerre, il cria à Nastasia de lui donner son paletot, son chapeau et sa canne.


– Je ne puis plus y tenir, prononça-t-il d’une voix saccadée, – je ne le puis plus, je ne le puis plus!… J’y vais moi-même.


– Où? demandai-je en me levant aussi.


– Chez Lembke. Cher, je le dois, j’y suis tenu. C’est un devoir. Je suis un citoyen, un homme, et non un petit copeau, j’ai des droits, je veux mes droits… Pendant vingt ans je n’ai pas réclamé mes droits, toute ma vie je les ai criminellement oubliés… mais maintenant je les revendique. Il faut qu’il me dise tout, tout. Il a reçu un télégramme. Qu’il ne s’avise pas de me faire languir dans l’incertitude, qu’il me mette plutôt en état d’arrestation, oui, qu’il m’arrête, qu’il m’arrête!


Il frappait du pied tout en proférant ces exclamations.


– Je vous approuve, dis-je aussi tranquillement que possible, quoique son état m’inspirât de vives inquiétudes, – après tout, cela vaut mieux que de rester dans une pareille angoisse, mais je n’approuve pas votre surexcitation; voyez un peu à qui vous ressemblez et comment vous irez là. Il faut être digne et calme avec Lembke. Réellement vous êtes capable à présent de vous précipiter sur quelqu’un et de le mordre.


– J’irai me livrer moi-même. Je me jetterai dans la gueule du lion.


– Je vous accompagnerai.


– Je n’attendais pas moins de vous, j’accepte votre sacrifice, le sacrifice d’un véritable ami, mais jusqu’à la maison seulement, je ne souffrirai pas que vous alliez plus loin que la porte: vous ne devez pas, vous n’avez pas le droit de vous compromettre davantage dans ma compagnie. Oh! croyez-moi, je serai calme! Je me sens en ce moment à la hauteur de ce qu’il y a de plus sacré…


– Peut-être entrerai-je avec vous dans la maison, interrompis-je. – Hier, leur imbécile de comité m’a fait savoir par Vysotzky que l’on comptait sur moi et que l’on me priait de prendre part à la fête de demain en qualité de commissaire: c’est ainsi qu’on appelle les six jeunes gens désignés pour veiller au service des consommations, s’occuper des dames et placer les invités; comme marque distinctive de leurs fonctions, ils porteront sur l’épaule gauche un nœud de rubans blancs et rouges. Mon intention était d’abord de refuser, mais maintenant cela me fournit un prétexte pour pénétrer dans la maison: je dirai que j’ai à parler à Julie Mikhaïlovna… Comme cela, nous entrerons ensemble.


Il m’écouta en inclinant la tête, mais sans paraître rien comprendre. Nous nous arrêtâmes sur le seuil.


– Cher, dit-il en me montrant la lampe allumée dans le coin, cher, je n’ai jamais cru à cela, mais… soit, soit! (Il se signa.) Allons.


– «Au fait, cela vaut mieux», pensai-je, comme nous nous approchions du perron, – «l’air frais lui fera du bien, il se calmera un peu, rentrera chez lui et se couchera…»


Mais je comptais sans mon hôte. En chemin nous arriva une aventure qui acheva de bouleverser mon malheureux ami…

CHAPITRE X LES FLIBUSTIERS. UNE MATINÉE FATALE.

I

Une heure avant que je sortisse avec Stépan Trophimovitch, on vit non sans surprise défiler dans les rues de notre ville une bande de soixante-dix ouvriers au moins, appartenant à la fabrique de Chpigouline, qui en comptait environ neuf cents. Ils marchaient en bon ordre, presque silencieusement. Plus tard on a prétendu que ces soixante-dix hommes étaient les mandataires de leurs camarades, qu’ils avaient été choisis pour aller trouver le gouverneur et lui demander justice contre l’intendant qui, en l’absence des patrons, avait fermé l’usine et volé effrontément le personnel congédié. D’autres chez nous se refusent à admettre que les soixante-dix aient été délégués par l’ensemble des travailleurs de la fabrique, ils soutiennent qu’une députation comprenant soixante-dix membres n’aurait pas eu le sens commun. À en croire les partisans de cette opinion, la bande se composait tout bonnement des ouvriers qui avaient le plus à se plaindre de l’intendant, et qui s’étaient réunis pour porter au gouverneur leurs doléances particulières et non celles de toute l’usine. Dans l’hypothèse que je viens d’indiquer, la «révolte» générale de la fabrique, dont on a tant parlé depuis, n’aurait été qu’une intervention de nouvellistes. Enfin, suivant une troisième version, il faudrait voir dans la manifestation ouvrière non le fait de simples tapageurs, mais un mouvement politique provoqué par des écrits clandestins. Bref, on ne sait pas encore au juste si les excitations des nihilistes ont été pour quelque chose dans cette affaire. Mon sentiment personnel est que les ouvriers n’avaient pas lu les proclamations, et que, les eussent-ils lues, ils n’en auraient pas compris un mot, attendu que les rédacteurs de ces papiers, nonobstant la crudité de leur style, écrivent d’une façon extrêmement obscure. Mais les ouvriers de la fabrique se trouvant réellement lésés, et la police à qui ils s’étaient adressés d’abord refusant d’intervenir en leur faveur, il est tout naturel qu’ils aient songé à se rendre en masse auprès du «général lui-même» pour lui exposer respectueusement leurs griefs. Selon moi, on n’avait affaire ici ni à des séditieux, ni même à une députation élue, mais à des gens qui suivaient une vieille tradition russe: de tout temps, en effet, notre peuple a aimé les entretiens avec le «général lui-même», bien qu’il n’ait jamais retiré aucun avantage de ces colloques.


Des indices sérieux donnent à penser que Pierre Stépanovitch, Lipoutine et peut-être encore un autre, sans compter Fedka, avaient cherché au préalable à se ménager des intelligences dans l’usine; mais je tiens pour certain qu’ils ne s’abouchèrent pas avec plus de deux ou trois ouvriers, mettons cinq, si l’on veut, et que ces menées n’aboutirent à aucun résultat. La propagande des agitateurs ne pouvait guère être comprise dans un pareil milieu. Fedka, il est vrai, semble avoir mieux réussi que Pierre Stépanovitch. Il est prouvé aujourd’hui que deux hommes de la fabrique prirent part, conjointement avec le galérien, à l’incendie de la ville survenu trois jours plus tard; un mois après, on a aussi arrêté dans le district trois anciens ouvriers de l’usine sous l’inculpation d’incendie et de pillage. Mais ces cinq individus paraissent être les seuls qui aient prêté l’oreille aux instigations de Fedka.


Quoi qu’il en soit, arrivés sur l’esplanade qui s’étend devant la maison du gouverneur, les ouvriers se rangèrent silencieusement vis-à-vis du perron; ensuite ils attendirent bouche béante. On m’a dit qu’à peine en place ils avaient ôté leurs bonnets, et cela avant l’apparition de Von Lembke, qui, comme par un fait exprès, ne se trouvait pas chez lui en ce moment. La police se montra bientôt, d’abord par petites escouades, puis au grand complet. Comme toujours, elle commença par sommer les manifestants de se disperser. Ils n’en firent rien, et répondirent laconiquement qu’ils avaient à parler au «général lui-même»; leur attitude dénotait une résolution énergique; le calme dont ils ne se départaient point, et qui semblait l’effet d’un mot d’ordre, inquiéta l’autorité. Le maître de police crut devoir attendre l’arrivée de Von Lembke. Les faits et gestes de ce personnage ont été racontés de la façon la plus fantaisiste. Ainsi, il est absolument faux qu’il ait fait venir la troupe baïonnette au fusil, et qu’il ait télégraphié quelque part pour demander de l’artillerie et des Cosaques. Ce sont des fables dont se moquent à présent ceux même qui les ont inventées. Non moins absurde est l’histoire des pompes à incendie, avec lesquelles on aurait douché la foule. Ce qui a pu donner naissance à ce bruit, c’est qu’Ilia Ilitch, fort échauffé, criait aux ouvriers: «Pas un de vous ne sortira sec de l’eau [25].» De là sans doute la légende des pompes à incendie, qui a trouvé un écho dans les correspondances adressées aux journaux de la capitale. En réalité, le maître de police se borna à faire cerner le rassemblement par tout ce qu’il avait d’hommes disponibles, et à dépêcher au gouverneur le commissaire du premier arrondissement; celui-ci monta dans le drojki d’Ilia Ilitch et partit en tout hâte pour Skvorechniki, sachant qu’une demi-heure auparavant Von Lembke s’était mis en route dans cette direction…


Mais un point, je l’avoue, reste encore obscur pour moi: comment transforma-t-on tout d’abord une paisible réunion de solliciteurs en une émeute menaçante pour l’ordre social? Comment Lembke lui-même, qui arriva au bout de vingt minutes, adopta-t-il d’emblée cette manière de voir? Je présume (mais c’est encore une opinion personnelle) qu’Ilia Ilitch, acquis aux intérêts de l’intendant, présenta exprès au gouverneur la situation sous un jour faux pour l’empêcher d’examiner sérieusement les réclamations des ouvriers. L’idée de donner le change à son supérieur fut sans doute suggérée au maître de police par André Antonovitch lui-même. La veille et l’avant-veille, dans deux entretiens confidentiels que ce dernier avait eus avec son subordonné, il s’était montré fort préoccupé des proclamations et très disposé à admettre l’existence d’un complot tramé par les nihilistes avec les ouvriers de l’usine Chpigouline; il semblait même que Son Excellence aurait été désolée si l’événement avait donné tort à ses conjectures. «Il veut attirer sur lui l’attention du ministère», se dit notre rusé Ilia Ilitch en sortant de chez le gouverneur; «eh bien cela tombe à merveille.»


Mais je suis persuadé que le pauvre André Antonovitch n’aurait pas désiré une émeute, même pour avoir l’occasion de se distinguer. C’était un fonctionnaire extrêmement consciencieux, et jusqu’à son mariage il avait été irréprochable. Était-ce même sa faute, à cet Allemand simple et modeste, si une princesse quadragénaire l’avait élevé jusqu’à elle? Je sais à peu près positivement que de cette matinée fatale datent les premiers symptômes irrécusables du dérangement intellectuel pour lequel l’infortuné Von Lembke suit aujourd’hui un traitement dans un établissement psychiatrique de la Suisse; mais on peut supposer que, la veille déjà, l’altération de ses facultés mentales s’était manifestée par certains signes. Je tiens de bonne source que la nuit précédente, à trois heures du matin, il se rendit dans l’appartement de sa femme, la réveilla et la somma d’entendre «son ultimatum». Il parlait d’un ton si impérieux que Julie Mikhaïlovna dut obéir; elle se leva indignée, s’assit sur une couchette sans prendre le temps de défaire ses papillotes, et s’apprêta à écouter d’un air sarcastique. Alors, pour la première fois, elle comprit dans quel état d’esprit se trouvait André Antonovitch, et elle s’en effraya à part soi. Mais, au lieu de rentrer en elle-même, de s’humaniser, elle affecta de se montrer plus intraitable que jamais. Chaque femme a sa manière de mettre son mari à la raison. Le procédé de Julie Mikhaïlovna consistait dans un dédaigneux silence qu’elle observait pendant une heure, deux heures, vingt-quatre heures, parfois durant trois jours; André Antonovitch pouvait dire ou faire tout ce qu’il voulait, menacer même de se jeter par la fenêtre d’un troisième étage, sa femme n’ouvrait pas la bouche, – pour un homme sensible il n’y a rien d’insupportable comme un pareil mutisme! La gouvernante était-elle fâchée contre un époux qui, non content d’accumuler depuis quelques jours bévues sur bévues, prenait ombrage des capacités administratives de sa femme? Avait-elle sur le cœur les reproches qu’il lui avait adressés au sujet de sa conduite avec les jeunes gens et avec toute notre société, sans comprendre les hautes et subtiles considérations politiques dont elle s’inspirait? Se sentait-elle offensée de la sotte jalousie qu’il témoignait à l’égard de Pierre Stépanovitch? Quoi qu’il en soit, maintenant encore Julie Mikhaïlovna résolut de tenir rigueur à son mari, nonobstant l’agitation inaccoutumée à laquelle elle le voyait en proie.


Tandis qu’il arpentait de long en large le boudoir de sa femme, Von Lembke se répandit en récriminations aussi décousues que violentes. Il commença par déclarer que tout le monde se moquait de lui et le «menait par le nez». – «Qu’importe la vulgarité de l’expression! vociféra-t-il en surprenant un sourire sur les lèvres de sa femme, – le mot n’y fait rien, la vérité est qu’on me mène par le nez!…Non, madame, le moment est venu; sachez qu’à présent il ne s’agit plus de rire et que les manèges de la coquetterie féminine ne sont plus de saison. Nous ne sommes pas dans le boudoir d’une petite-maîtresse, nous sommes en quelque sorte deux êtres abstraits se rencontrant en ballon pour dire la vérité.» (Comme on le voit, le trouble de ses idées se trahissait dans l’incohérence de ses images.) «C’est vous, vous, madame, qui m’avez fait quitter mon ancien poste: je n’ai accepté cette place que pour vous, pour satisfaire votre ambition… Vous souriez ironiquement? Ne vous hâtez pas de triompher. Sachez, madame, sachez que je pourrais, que je saurais me montrer à la hauteur de cette place, que dis-je? de dix places semblables à celle-ci, car je ne manque pas de capacités; mais avec vous, madame, c’est impossible, attendu que vous me faites perdre tous mes moyens. Deux centres ne peuvent coexister, et vous en avez organisé deux: l’un chez moi, l’autre dans votre boudoir, – deux centres de pouvoir, madame, mais je ne permets pas cela, je ne le permets pas! Dans le service comme dans le ménage l’autorité doit être une, elle ne peut se scinder… Comment m’avez-vous récompensé? s’écria-t-il ensuite, – quelle a été notre vie conjugale? Sans cesse, à tout heure, vous me démontriez que j’étais un être nul, bête et même lâche; moi, j’étais réduit à la nécessité de vous démontrer sans cesse, à toute heure, que je n’étais ni une nullité, ni un imbécile, et que j’étonnais tout le monde par ma noblesse: – eh bien, n’était-ce pas une situation humiliante de part et d’autre?» En prononçant ces mots, il frappait du pied sur le tapis. Julie Mikhaïlovna se redressa d’un air de dignité hautaine. André Antonovitch se calma aussitôt; mais sa colère fit place à un débordement de sensibilité. Pendant cinq minutes environ, il sanglota (oui, il sanglota) et se frappa la poitrine: le silence obstiné de sa femme le mettait hors de lui. À la fin, il s’oublia au point de laisser percer sa jalousie à l’endroit de Pierre Stépanovitch; puis, sentant combien il avait été bête, il entra dans une violente colère. «Je ne permettrai pas la négation de Dieu, cria-t-il, – je fermerai votre salon aussi antinational qu’antireligieux; croire en Dieu est une obligation pour un gouverneur, et par conséquent aussi pour sa femme; je ne souffrirai plus de jeunes gens autour de vous… Par dignité personnelle, vous auriez dû, madame, vous intéresser à votre mari et ne pas laisser mettre en doute son intelligence, lors même qu’il aurait été un homme de peu de moyens (ce qui n’est pas du tout mon cas; or vous êtes cause, au contraire, que tout le monde ici me méprise; c’est vous qui avez ainsi disposé l’esprit public… Je supprimerai la question des femmes, poursuivit-il avec véhémence, – je purifierai l’atmosphère de ce miasme; demain, je vais interdire la sotte fête au profit des institutrices (que le diable les emporte!). Gare à la première qui se présentera demain matin, je la ferai reconduire à la frontière de la province par un Cosaque! Exprès, exprès! Savez-vous, savez-vous que vos vauriens fomentent le désordre parmi les ouvriers de l’usine, et que je n’ignore pas cela? Savez-vous qu’ils distribuent exprès des proclamations, exprès? Savez-vous que je connais les noms de quatre de ces vauriens, et que je perds la tête; je la perds définitivement, définitivement!!!…»


À ces mots, Julie Mikhaïlovna, sortant soudain de son mutisme, déclara sèchement qu’elle-même était depuis longtemps instruite des projets de complot, et que c’était une bêtise à laquelle André Antonovitch attachait trop d’importance; quant aux polissons, elle connaissait non-seulement ces quatre-là, mais tous les autres (en parlant ainsi, elle mentait); du reste, elle comptait bien ne pas perdre l’esprit à propos de cela; au contraire, elle était plus sûre que jamais de son intelligence, et avait le ferme espoir de tout terminer heureusement, grâce à l’application de son programme: témoigner de l’intérêt aux jeunes gens, leur faire entendre raison, les surprendre en leur prouvant tout d’un coup qu’on a éventé leurs desseins, et ensuite offrir à leur activité un objectif plus sage.


Oh! que devint en ce moment André Antonovitch! Ainsi il avait encore été berné par Pierre Stépanovitch; ce dernier s’était grossièrement moqué de lui, il n’avait révélé quelque chose au gouverneur qu’après avoir fait des confidences beaucoup plus détaillées à la gouvernante, et enfin ce même Pierre Stépanovitch était peut-être l’âme de la conspiration! Cette pensée exaspéra Von Lembke. «Sache, femme insensée mais venimeuse, répliqua-t-il avec fureur, – sache que je vais faire arrêter à l’instant même ton indigne amant; je le chargerai de chaînes et je l’enverrai dans un ravelin, à moins que… à moins que moi-même, sous tes yeux, je ne me jette par la fenêtre!» Julie Mikhaïlovna, blême de colère, accueillit cette tirade par un rire sonore et prolongé, comme celui qu’on entend au Théâtre-Français, quand une actrice parisienne, engagée aux appointements de cent mille roubles pour jouer les grandes coquettes, rit au nez du mari qui ose suspecter sa fidélité. André Antonovitch fit mine de s’élancer vers la fenêtre, mais il s’arrêta soudain comme cloué sur place; une pâleur cadavérique couvrit son visage, il croisa ses bras sur sa poitrine, et regardant sa femme d’un air sinistre: «Sais-tu, sais-tu, Julie… proféra-t-il d’une voix étouffée et suppliante, – sais-tu, que dans l’état où je suis, je puis tout entreprendre?» À cette menace, l’hilarité de la gouvernante redoubla, ce que voyant, Von Lembke serra les lèvres et s’avança, le poing levé vers la rieuse. Mais, au moment de frapper, il sentit ses genoux se dérober sous lui, s’enfuit dans son cabinet et se jeta tout habillé sur son lit. Pendant deux heures, le malheureux resta couché à plat ventre, ne dormant pas, ne réfléchissant à rien, hébété par l’écrasant désespoir qui pesait sur son cœur comme une pierre. De temps à autre, un tremblement fiévreux secouait tout son corps. Des idées incohérentes, tout à fait étrangères à sa situation, traversaient son esprit: tantôt il se rappelait la vieille pendule qu’il avait à Pétersbourg quinze ans auparavant, et dont la grande aiguille était cassée; tantôt il songeait au joyeux employé Millebois, avec qui il avait un jour attrapé des moineaux dans le parc Alexandrovsky: pendant que les deux fonctionnaires s’amusaient de la sorte, ils avaient observé en riant que l’un d’eux était assesseur de collège. À sept heures, André Antonovitch s’endormit, et des rêves agréables le visitèrent durant son sommeil. Il était environ dix heures quand il s’éveilla; il sauta brusquement à bas de son lit, se rappela soudain tout ce qui s’était passé et se frappa le front avec force. On vint lui dire que le déjeuner était servi; successivement se présentèrent Blum, le maître de police, et un employé chargé d’annoncer à Son Excellence que telle assemblée l’attendait. Le gouverneur ne voulut point déjeuner, ne reçut personne, et courut comme un fou à l’appartement de sa femme. Là, Sophie Antropovna, vieille dame noble, qui depuis longtemps déjà demeurait chez Julie Mikhaïlovna, lui apprit que celle-ci, à dix heures, était partie en grande compagnie pour Skvorechniki: il avait été convenu avec Barbara Pétrovna qu’une seconde fête serait donnée dans quinze jours chez cette dame, et l’on était allé visiter la maison pour prendre sur les lieux les dispositions nécessaires. Cette nouvelle impressionna André Antonovitch; il rentra dans son cabinet, et commanda aussitôt sa voiture. À peine même put-il attendre que les chevaux fussent attelés. Son âme avait soif de Julie Mikhaïlovna; – s’il pouvait seulement la voir, passer cinq minutes auprès d’elle! Peut-être qu’elle lui accorderait un regard, qu’elle remarquerait sa présence, lui sourirait comme autrefois, lui pardonnerait – o-oh! «Mais pourquoi faire atteler?» Machinalement il ouvrit un gros volume placé sur la table (parfois il cherchait des inspirations dans un livre en l’ouvrant au hasard, et en lisant les trois premières lignes de la page de droite). C’étaient les Contes de Voltaire qui se trouvaient sur la table. «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles…» lut le gouverneur. Il lança un jet de salive, et se hâta de monter en voiture. «À Skvorechniki!» Le cocher raconta que pendant toute la route le barine s’était montré fort impatient d’arriver, mais qu’au moment où l’on approchait de la maison de Barbara Pétrovna, il avait brusquement donné l’ordre de le ramener à la ville. «Plus vite, je te prie, plus vite! ne cessait-il de répéter. Nous n’étions plus qu’à une petite distance du rempart quand il fit arrêter, descendit et prit un chemin à travers champs. Ensuite, il s’arrêta et se mit à examiner de petites fleurs. Il les contempla si longtemps que je me demandai même ce que cela voulait dire.» Tel fut le récit du cocher. Je me rappelle le temps qu’il faisait ce jour-là; c’était par une matinée de septembre, froide et claire, mais venteuse; devant André Antonovitch s’étendait un paysage d’un aspect sévère; la campagne, d’où l’on avait depuis longtemps enlevé les récoltes, n’offrait plus que quelques petites fleurs jaunes dont le vent agitait les tiges… Le gouverneur comparaît-il mentalement sa destinée à celle de ces pauvres plantes flétries par le froid de l’automne? Je ne le crois pas. Les objets qu’il avait sous les yeux étaient, je suppose, fort loin de son esprit, nonobstant le témoignage du cocher et celui du commissaire de police, qui déclara plus tard avoir trouvé Son Excellence tenant à la main un petit bouquet de fleurs jaunes. Ce commissaire, Basile Ivanovitch Flibustiéroff, était arrivé depuis peu chez nous; mais il avait déjà su se distinguer par l’intempérance de son zèle. Lorsqu’il eut mis pied à terre, il ne douta point, en voyant ce à quoi s’occupait le gouverneur, que celui-ci ne fût fou; néanmoins, il lui annonça de but en blanc que la ville n’était pas tranquille.


– Hein? Quoi? fit Von Lembke en tournant vers le commissaire de police un visage sévère, mais sans manifester le moindre étonnement; il semblait se croire dans son cabinet, et avoir perdu tout souvenir de la voiture et du cocher.


– Le commissaire de police du premier arrondissement, Flibustiéroff, Excellence. Il y a une émeute en ville.


– Des flibustiers? demanda André Antonovitch songeur.


– Précisément, Excellence. Les ouvriers de la fabrique des Chpigouline sont en insurrection.


– Les ouvriers des Chpigouline!


Ces mots parurent lui rappeler quelque chose. Il frissonna même et porta le doigt à son front: «Les ouvriers des Chpigouline!» Silencieux, mais toujours songeur, il regagna lentement sa calèche, y monta et se fit conduire à la ville. Le commissaire de police le suivit en drojki.


J’imagine que nombre de choses fort intéressantes se présentèrent, durant la route, à la pensée du gouverneur, toutefois c’est bien au plus s’il avait pris une décision quelconque lorsqu’il arriva sur la place située devant sa demeure. Mais tout son sang reflua vers son cœur dès qu’il eût vu le groupe résolu des «émeutiers», le cordon des sergents de ville, le désarroi (peut-être plus apparent que réel) du maître de police, enfin l’attente qui se lisait dans tous les regards fixés sur lui. Il était livide en descendant de voiture.


– Découvrez-vous! dit-il d’une voix étranglée et presque inintelligible. – À genoux! ajouta-t-il avec un emportement qui fut une surprise pour tout le monde et peut-être pour lui-même. Toute sa vie André Antonovitch s’était distingué par l’égalité de son caractère, jamais on ne l’avait vu tempêter contre personne, mais ces gens calmes sont les plus à craindre, si par hasard quelque chose les met hors des gonds. Tout commençait à tourner autour de lui.


– Flibustiers! vociféra-t-il; après avoir proféré cette exclamation insensée, il se tut et resta là, ignorant encore ce qu’il ferait, mais sachant et sentant dans tout son être qu’il allait immédiatement faire quelque chose.


– «Seigneur!» entendit-on dans la foule. Un gars se signa, trois ou quatre hommes voulurent se mettre à genoux, mais tous les autres firent trois pas en avant et soudain remplirent l’air de leurs cris: «Votre Excellence… on nous a engagés à raison de quarante… l’intendant… tu ne peux pas dire…» etc., etc. Il était impossible de découvrir un sens à ces clameurs confuses.


D’ailleurs, André Antonovitch n’aurait rien pu y comprendre: le malheureux avait toujours les fleurs dans ses mains. L’émeute était évidente pour lui comme la kibitka l’avait été tout à l’heure pour Stépan Trophimovitch. Et dans la foule des «émeutiers» qui le regardaient en ouvrant de grands yeux il croyait voir aller et venir le «Boute-en-train» du désordre, Pierre Stépanovitch dont la pensée ne l’avait pas quitté un seul instant depuis la veille, – l’exécré Pierre Stépanovitch…


– Des verges! cria-t-il brusquement.


Ces mots furent suivis d’un silence de mort.


La relation qui a précédé a été écrite d’après les informations les plus exactes. Pour la suite, mes renseignements ne sont pas aussi précis. Cependant on possède certains faits.


D’abord, les verges firent leur apparition trop vite; évidemment elles avaient été tenues en réserve, à tout hasard, par le prévoyant maître de police. Du reste, on ne fouetta pas plus de deux ou trois ouvriers. J’insiste sur ce point, car le bruit a couru que tous les manifestants ou du moins la moitié d’entre eux avaient été fustigés. Ce n’est pas le seul canard qui, de notre ville, se soit envolé dans les gazettes pétersbourgeoises. On a beaucoup parlé chez nous de l’aventure prétendument arrivée à une pensionnaire d’un hospice, Avdotia Pétrovna Tarapyguine: cette dame, pauvre, mais noble, était sortie, disait-on, pour aller faire des visites; en passant sur la place elle se serait écrié avec indignation: «Quelle honte!» sur quoi, on l’aurait arrêtée et fouettée. Non seulement l’histoire a été mise dans les journaux, mais encore on a organisé en ville une souscription au profit de la victime pour protester contre les agissements de la police. J’ai moi-même souscrit pour vingt kopeks. Eh bien, il est prouvé maintenant que cette dame Tarapyguine est un mythe! Je suis allé m’informer à l’hospice où elle était censée habiter, et l’on m’a répondu que l’établissement n’avait jamais eu aucune pensionnaire de ce nom.


Dès que nous fûmes arrivés sur la place, Stépan Trophimovitch échappa, je ne sais comment, à ma surveillance. Ne pressentant rien de bon, je voulais l’empêcher de traverser la foule, et mon intention était de le conduire chez le gouverneur en lui faisant faire le tour de la place. Mais, poussé par la curiosité, je m’arrêtai une minute pour questionner un badaud, et quand ensuite je promenai mes yeux autour de moi, je n’aperçus plus Stépan Trophimovitch. Instinctivement je me mis tout de suite à le chercher dans l’endroit le plus dangereux; je devinais que lui aussi était hors de ses gonds. Je le découvris en effet au beau milieu de la bagarre. Je me rappelle que je le saisis par le bras, mais il me regarda avec une dignité calme et imposante:


– Cher, dit-il d’une voix où vibrait une corde prête à se briser, – si, ici, sur la place, devant nous, ils procèdent avec un tel sans gêne, qu’attendre de ce… dans le cas où il agirait sans contrôle?


Et, tremblant d’indignation, il montra avec un geste de défi le commissaire de police qui, debout à deux pas, nous faisait de gros yeux.


– De ce! s’écria Flibustiéroff, ivre de colère. – Ce, quoi? Et toi, qui es-tu? En prononçant ces mots, il fermait les poings et s’avançait vers nous. – Qui es-tu? répéta-t-il avec rage. (Je noterai que le visage de Stépan Trophimovitch était loin de lui être inconnu.) Encore un moment, et sans doute il aurait pris au collet mon audacieux compagnon; par bonheur, Lembke tourna la tête de notre côté en entendant crier le commissaire de police. Le gouverneur attacha sur Stépan Trophimovitch un regard indécis, mais attentif, comme s’il eût cherché à recueillir ses idées, puis il fit tout à coup un geste d’impatience. Flibustiéroff ne dit plus mot. J’entraînai Stépan Trophimovitch hors de la foule. Du reste, lui-même peut-être avait envie de battre en retraite.


– Rentrez chez vous, rentrez chez vous, insistai-je, – si l’on ne nous a pas battus, c’est sans doute grâce à Lembke.


– Allez-vous en, mon ami, je me reproche de vous faire courir des dangers. Vous êtes jeune, vous avez de l’avenir; moi, mon heure a sonné.


Il monta d’un pas ferme le perron de la maison du gouverneur. Le suisse me connaissait, je lui dis que nous nous rendions tous deux chez Julie Mikhaïlovna. Nous attendîmes dans le salon de réception. Je ne voulais pas abandonner mon ami, mais je jugeais inutile de lui faire encore des observations. Il avait l’air d’un homme qui se prépare à accomplir le sacrifice de Décius. Nous nous assîmes non à côté l’un de l’autre, mais chacun dans un coin différent, moi tout près de la porte d’entrée, lui du côté opposé. Tenant dans sa main gauche son chapeau à larges bords, il inclinait pensivement la tête et appuyait ses deux mains sur la pomme de sa canne. Nous restâmes ainsi pendant dix minutes.

II

Tout à coup Lembke accompagné du maître de police entra d’un pas rapide; il nous regarda à peine, et, sans faire attention à nous, se dirigea vers son cabinet, mais Stépan Trophimovitch se campa devant lui pour lui barrer le passage. La haute mine de cet homme qui ne ressemblait pas au premier venu produisit son effet: Lembke s’arrêta.


– Qui est-ce? murmura-t-il d’un air étonné; quoique cette question parut s’adresser au maître de police, il ne tourna pas la tête vers lui et continua d’examiner Stépan Trophimovitch.


– L’ancien assesseur de collège Stépan Trophimovitch Verkhovensky, Excellence, répondit Stépan Trophimovitch en s’inclinant avec dignité devant le gouverneur qui ne cessait de fixer sur lui un œil du reste complètement atone.


– De quoi? fit avec un laconisme autoritaire André Antonovitch, et il tendit dédaigneusement l’oreille vers Stépan Trophimovitch qu’il avait fini par prendre pour un vulgaire solliciteur.


– Aujourd’hui un employé agissant au nom de Votre Excellence est venu faire une perquisition chez moi; en conséquence je désirerais…


À ces mots, la lumière parut se faire dans l’esprit de Von Lembke.


– Le nom? le nom? demanda-t-il impatiemment.


Stépan Trophimovitch, plus digne que jamais, déclina de nouveau ses noms et qualités.


– A-a-ah! C’est… c’est ce propagateur… Monsieur, vous vous êtes signalé d’une façon qui… Vous êtes professeur? Professeur?


– J’ai eu autrefois l’honneur de faire quelques leçons à la jeunesse à l’université de…


– À la jeunesse! répéta Von Lembke avec une sorte de frisson, mais je parierais qu’il n’avait pas encore bien compris de quoi il s’agissait, ni même peut-être à qui il avait affaire.


– Monsieur, je n’admets pas cela, poursuivit-il pris d’une colère subite. – Je n’admets pas la jeunesse. Ce sont toujours des proclamations. C’est un assaut livré à la société, monsieur, c’est du flibustiérisme… Qu’est-ce que vous sollicitez?


– C’est, au contraire, votre épouse qui m’a sollicité de faire une lecture demain à la fête organisée par elle. Moi, je ne sollicite rien, je viens réclamer mes droits…


– À la fête? Il n’y aura pas de fête! J’interdirai votre fête! Des leçons? Des leçons? vociféra furieusement le gouverneur.


– Je vous prierais, Excellence, de me parler plus poliment, sans frapper du pied et sans faire la grosse voix comme si vous vous adressiez à un domestique.


– Savez-vous à qui vous parlez? demanda Von Lembke devenu pourpre.


– Parfaitement, Excellence.


– Je fais à la société un rempart de mon corps, et vous la battez en brèche. Vous la ruinez!… Vous… Du reste, je n’ignore pas qui vous êtes: c’est vous qui avez été gouverneur dans la maison de la générale Stavroguine?


– Oui, j’ai été… gouverneur… dans la maison de la générale Stavroguine.


– Et durant vingt ans vous avez propagé les doctrines dont nous voyons à présent… les fruits… Je crois vous avoir aperçu tout à l’heure sur la place. Craignez pourtant, monsieur, craignez; votre manière de penser est connue. Soyez sûr que j’ai l’œil sur vous. Je ne puis pas, monsieur, tolérer vos leçons, je ne le puis pas. Ce n’est pas à moi qu’il faut adresser de pareilles demandes.


Pour la seconde fois il voulut passer dans son cabinet.


– Je répète que vous vous trompez, Excellence. C’est votre épouse qui m’a prié de faire non pas une leçon, mais une lecture littéraire à la fête de demain. Maintenant, du reste, j’y renonce. Je vous prie très humblement de m’expliquer, si c’est possible, comment et pourquoi une perquisition a eu lieu aujourd’hui dans mon domicile. On m’a pris des livres, des papiers, des lettres privées auxquelles je tiens; le tout a été emporté dans une brouette…


Lembke tressaillit.


– Qui a fait la perquisition? demanda-t-il, et, tout rouge, il se tourna vivement vers le maître de police. En ce moment parut sur le seuil le personnage voûté, long et disgracieux, qui répondait au nom de Blum.


– Tenez, c’est cet employé, reprit Stépan Trophimovitch en le montrant. Blum s’approcha avec la mine d’un coupable qui ne se repent guère.


– Vous ne faites que des bêtises, dit d’un ton irrité le gouverneur à son âme damnée, et tout à coup un revirement complet s’opéra en lui.


– Excusez-moi… balbutia-t-il confus et rougissant, – tout cela… il n’y a eu dans tout cela qu’un malentendu… un simple malentendu.


– Excellence, repartit Stépan Trophimovitch, – j’ai été témoin dans ma jeunesse d’un fait caractéristique. Un jour, au théâtre, deux spectateurs se rencontrèrent dans un couloir, et, devant tout le public, l’un d’eux donna à l’autre un retentissant soufflet. Aussitôt après, l’auteur de cette voie de fait reconnut qu’il avait commis un regrettable quiproquo, mais en homme qui apprécie trop la valeur du temps pour le perdre en vaines excuses, il se contenta de dire d’un air vexé à sa victime exactement ce que je viens d’entendre de la bouche de Votre Excellence: «Je me suis trompé… pardonnez-moi, c’est un malentendu, un simple malentendu.» Et comme, néanmoins, l’individu giflé continuait à récriminer, le gifleur ajouta avec colère: «Voyons, puisque je vous dis que c’est un malentendu, pourquoi donc criez-vous encore?»


– C’est… c’est sans doute fort ridicule… répondit Von Lembke avec un sourire forcé, – mais… mais est-il possible que vous en voyiez pas combien je suis moi-même malheureux?


Dans cette exclamation inattendue s’exhalait le désespoir d’un cœur navré. Qui sait? encore un moment, et peut-être le gouverneur aurait éclaté en sanglots. Stépan Trophimovitch le considéra d’abord avec stupéfaction; puis il inclina la tête et reprit d’un ton profondément pénétré:


– Excellence, ne vous inquiétez plus de ma sotte plainte; faites-moi seulement rendre mes livres et mes lettres…


En ce moment un brouhaha se produisit dans la salle: Julie Mikhaïlovna arrivait avec toute sa société.

III

À gauche du perron, une entrée particulière donnait accès aux appartements de la gouvernante, mais cette fois toute la bande s’y rendit en traversant la salle, sans doute parce que dans cette pièce se trouvait Stépan Trophimovitch dont on connaissait déjà l’aventure. Le hasard avait voulu que Liamchine n’allât point avec les autres chez Barbara Pétrovna. Grâce à cette circonstance, le Juif apprit avant tout le monde ce qui s’était passé en ville; pressé d’annoncer d’aussi agréables nouvelles, il loua un mauvais cheval de Cosaque et partit à la rencontre de la société qui revenait de Skvorechniki. Je présume que Julie Mikhaïlovna, malgré sa fermeté, se troubla un peu en entendant le récit de Liamchine, mais cette impression dut être très fugitive. Par exemple, le côté politique de la question ne pouvait guère préoccuper la gouvernante: à quatre reprises déjà Pierre Stépanovitch lui avait assuré qu’il n’y avait qu’à fustiger en masse tous les tapageurs de la fabrique, et depuis quelque temps Pierre Stépanovitch était devenu pour elle un véritable oracle. «Mais… n’importe, il me payera cela», pensa-t-elle probablement à part soi: il, c’était à coup sûr son mari. Soit dit en passant, Pierre Stépanovitch ne figurait point dans la suite de Julie Mikhaïlovna lors de l’excursion à Skvorechniki, et durant cette matinée personne ne le vit nulle part. J’ajoute que Barbara Pétrovna, après avoir reçu ses visiteurs, retourna avec eux à la ville, voulant absolument assister à la dernière séance du comité organisateur de la fête. Selon toute apparence, ce ne fut pas sans agitation qu’elle apprit les nouvelles communiquées par Liamchine au sujet de Stépan Trophimovitch.


Le châtiment d’André Antonovitch ne se fit pas attendre. Dès le premier coup d’œil qu’il jeta sur son excellente épouse, le gouverneur sut à quoi s’en tenir. À peine entrée, Julie Mikhaïlovna s’approcha avec un ravissant sourire de Stépan Trophimovitch, lui tendit une petite main adorablement gantée et l’accabla des compliments les plus flatteurs: on aurait dit qu’elle était tout entière au bonheur de le voir enfin chez elle. Pas une allusion à la perquisition du matin, pas un mot, pas un regard à Von Lembke dont elle semblait ne pas remarquer la présence. Bien plus, elle confisqua immédiatement Stépan Trophimovitch et l’emmena au salon comme s’il n’avait pas eu à s’expliquer avec le gouverneur. Je le répète: toute femme de grand ton qu’elle était, je trouve que dans cette circonstance Julie Mikhaïlovna manqua complètement de tact. Karmazinoff rivalisa avec elle (sur la demande de la gouvernante il s’était joint aux excursionnistes; tout au plus pouvait-on appeler cela une visite; néanmoins cette politesse tardive et indirecte n’avait pas laissé de chatouiller délicieusement la petite vanité de Barbara Pétrovna). Entré le dernier, il n’eut pas plus tôt aperçu Stépan Trophimovitch qu’il poussa un cri et courut à lui les bras ouverts en bousculant même Julie Mikhaïlovna.


– Combien d’étés, combien d’hivers! Enfin… Excellent ami!


Il l’embrassa, c'est-à-dire qu’il lui présenta sa joue. Stépan Trophimovitch ahuri dut la baiser.


– Cher, me dit-il le soir en s’entretenant avec moi des incidents de la journée, – je me demandais dans ce moment-là lequel était le plus lâche, de lui qui m’embrassait pour m’humilier, ou de moi, qui, tout en le méprisant, baisais sa joue alors que j’aurais pu m’en dispenser… pouah!


– Eh bien, racontez-donc, racontez tout, poursuivit de sa voix sifflante Karmazinoff.


Prier un homme de faire au pied levé le récit de toute sa vie depuis vingt-cinq ans, c’était absurde, mais cette sottise avait bonne grâce.


– Songez que nous nous sommes vus pour la dernière fois à Moscou, au banquet donné en l’honneur de Granovsky, et que depuis lors vingt-cinq ans se sont écoulés… commença très sensément (et par suite avec fort peu de chic) Stépan Trophimovitch.


– Ce cher homme! interrompit Karmazinoff en saisissant son interlocuteur par l’épaule avec une familiarité qui, pour être amicale, n’en était pas moins déplacée, – mais conduisez-nous donc au plus tôt dans votre appartement, Julie Mikhaïlovna, il s’assiéra là et racontera tout.


Et pourtant je n’ai jamais été intime avec cette irascible femmelette, me fit observer dans la soirée Stépan Trophimovitch qui tremblait de colère au souvenir de son entretien avec Karmazinoff, – déjà quand nous étions jeunes tous deux, nous n’éprouvions que de l’antipathie l’un pour l’autre…


Le salon de Julie Mikhaïlovna ne tarda pas à se remplir. Barbara Pétrovna était dans un état particulier d’excitation, bien qu’elle feignît l’indifférence; à deux ou trois reprises je la vis regarder Karmazinoff avec malveillance et Stépan Trophimovitch avec colère. Cette irritation était prématurée, et elle provenait d’un amour inquiet: si, dans cette circonstance, Stépan Trophimovitch avait été terne, s’il s’était laissé éclipser devant tout le monde par Karmazinoff, je crois que Barbara Pétrovna se serait élancée sur lui et l’aurait battu. J’ai oublié de mentionner parmi les personnes présentes Élisabeth Nikolaïevna; jamais encore je ne l’avais vue plus gaie, plus insouciante, plus joyeuse. Avec Lisa se trouvait aussi, naturellement, Maurice Nikolaïévitch. Puis, dans la foule des jeunes dames et des jeunes gens d’assez mauvais ton qui formaient l’entourage habituel de Julie Mikhaïlovna, je remarquai deux ou trois visages nouveaux: un Polonais de passage dans notre ville, un médecin allemand, vieillard très vert encore, qui riait brusquement à tout propos, et enfin un tout jeune prince arrivé de Pétersbourg, figure automatique engoncée dans un immense faux col. La gouvernante traitait ce dernier visiteur avec une considération visible et même paraissait inquiète de l’opinion qu’il pourrait avoir de son salon…


– Cher monsieur Karmazinoff, dit Stépan Trophimovitch qui s’assit sur un divan dans une attitude pittoresque et qui se mit soudain à susseyer tout comme le grand romancier, – cher monsieur Karmazinoff, la vie d’un homme de notre génération, quand il possède certains principes, doit, même pendant une durée de vingt-cinq ans, présenter un aspect uniforme…


Croyant sans doute avoir entendu quelque chose de fort drôle, l’Allemand partit d’un bruyant éclat de rire. Stépan Trophimovitch le considéra d’un air étonné qui, du reste, ne fit aucun effet sur le vieux docteur. Le prince se tourna aussi vers ce dernier et l’examina nonchalamment avec son pince-nez.


– …Doit présenter un aspect uniforme, répéta exprès Stépan Trophimovitch en traînant négligemment la voix sur chaque mot. – Telle a été ma vie durant tout ce quart de siècle, et comme on trouve partout plus de moines que de raison, la conséquence a été que durant ces vingt-cinq ans je…


– C’est charmant, les moines, murmura la gouvernante en se penchant vers Barbara Pétrovna assise à côté d’elle.


Un regard rayonnant de fierté fut la réponse de la générale Stavroguine. Mais Karmazinoff ne put digérer le succès de la phrase française, et il se hâta d’interrompre Stépan Trophimovitch.


– Quant à moi, dit-il de sa voix criarde, – je ne me tracasse pas à ce sujet, voilà déjà sept ans que j’ai élu domicile à Karlsruhe. Et quand, l’année dernière, le conseil municipal a décidé l’établissement d’une nouvelle conduite d’eau, j’ai senti que cette question des eaux de Karlsruhe me tenait plus fortement au cœur que toutes les questions de ma chère patrie… que toutes les prétendues réformes d’ici.


– On a beau faire, on s’y intéresse malgré soi, soupira Stépan Trophimovitch en inclinant la tête d’un air significatif.


Julie Mikhaïlovna était radieuse; la conversation devenait profonde et manifestait une «tendance».


– Un tuyau d’égout? demanda d’une voix sonore le médecin allemand.


– Une conduite d’eau, docteur, et je les ai même aidés alors à rédiger le projet.


Le vieillard éclata de rire; son exemple trouva de nombreux imitateurs, mais ce fut de lui qu’on rit; du reste, il ne s’en aperçut pas, et l’hilarité générale lui fit grand plaisir.


– Permettez-nous de n’être pas de votre avis, Karmazinoff, s’empressa d’observer Julie Mikhaïlovna. – Il se peut que vous aimiez Karlsruhe, mais vous vous plaisez à mystifier les gens, et cette fois nous ne vous croyons pas. Quel est parmi les écrivains russes celui qui a mis en scène le plus de types contemporains, deviné avec la plus lumineuse prescience les questions actuelles? C’est vous assurément. Et après cela vous viendrez nous parler de votre indifférence à l’endroit de la patrie, vous voudrez nous faire croire que vous ne vous intéressez qu’aux eaux de Karlsruhe! Ha, ha!


– Oui, il est vrai, répondit en minaudant Karmazinoff, – que j’ai incarné dans le personnage de Pogojeff tous les défauts des slavophiles, et dans celui de Nikodimoff tous les défauts des zapadniki [26]


– Oh! il en a bien oublié quelques uns! fit à demi-voix Liamchine.


– Mais je ne m’occupe de cela qu’à mes moments perdus, à seule fin de tuer le temps et… de donner satisfaction aux importunes exigences de mes compatriotes.


– Vous savez probablement, Stépan Trophimovitch, reprit avec enthousiasme Julie Mikhaïlovna, – que demain nous aurons la joie d’entendre un morceau charmant… une des dernières et des plus exquises productions de Sémen Égorovitch, – elle est intitulée Merci. Il déclare dans cette pièce qu’il n’écrira plus, pour rien au monde, lors même qu’un ange du ciel ou, pour mieux dire, toute la haute société le supplierait de revenir sur sa résolution. En un mot, il dépose la plume pour toujours, et ce gracieux Merci est adressé au public dont les ardentes sympathies n’ont jamais fait défaut durant tant d’années à Sémen Égorovitch.


La gouvernante jubilait.


– Oui, je ferai mes adieux; je dirai mon Merci, et puis j’irai m’enterrer là-bas… à Karlsruhe, reprit Karmazinoff dont la fatuité s’épanouissait peu à peu. – Nous autres grands hommes, quand nous avons accompli notre œuvre, nous n’avons plus qu’à disparaître, sans chercher de récompense. C’est ce que je ferai.


– Donnez-moi votre adresse, et j’irai vous voir à Karlsruhe, dans votre tombeau, dit en riant à gorge déployée le docteur allemand.


– À présent on transporte les morts même par les voies ferrées, remarqua à brûle-pourpoint un des jeunes gens sans importance.


Toujours facétieux, Liamchine se récria d’admiration. Julie Mikhaïlovna fronça le sourcil. Entra Nicolas Stavroguine.


– Mais on m’avait dit que vous aviez été conduit au poste? fit-il à haute voix en s’adressant tout d’abord à Stépan Trophimovitch.


– Non, répondit gaiement celui-ci, – ce n’a été qu’un cas particulier [27].


– Mais j’espère qu’il ne vous empêchera nullement d’accéder à ma demande, dit Julie Mikhaïlovna, – j’espère que vous oublierez ce fâcheux désagrément qui est encore inexplicable pour moi; vous ne pouvez pas tromper notre plus chère attente et nous priver du plaisir d’entendre votre lecture à la matinée littéraire.


– Je ne sais pas, je… maintenant…


– Je suis bien malheureuse, vraiment, Barbara Pétrovna… figurez-vous, je me faisais un tel bonheur d’entrer personnellement en rapport avec un des esprits les plus remarquables et les plus indépendants de la Russie, et voilà que tout d’un coup Stépan Trophimovitch manifeste l’intention de nous fausser compagnie.


– L’éloge a été prononcé à si haute voix que sans doute je n’aurais pas dû l’entendre, observa spirituellement Stépan Trophimovitch, – mais je ne crois pas que ma pauvre personnalité soit si nécessaire à votre fête. Du reste, je…


– Mais vous le gâtez! cria Pierre Stépanovitch entrant comme une trombe dans la chambre. – Moi, je lui tenais la main haute, et soudain, dans la même matinée, – perquisition, saisie, un policier le prend au collet, et voilà que maintenant les dames lui font des mamours dans le salon du gouverneur de la province! Je suis sûr qu’en ce moment il est malade de joie; même en rêve il n’avait jamais entrevu pareil bonheur. Et à présent il ira débiner les socialistes!


– C’est impossible, Pierre Stépanovitch. Le socialisme est une trop grande idée pour que Stépan Trophimovitch ne l’admette pas, répliqua avec énergie Julie Mikhaïlovna.


– L’idée est grande, mais ceux qui la prêchent ne sont pas toujours des géants, et laissons là, mon cher, dit Stépan Trophimovitch en s’adressant à son fils.


Alors survint la circonstance la plus imprévue. Depuis quelque temps déjà Von Lembke était dans le salon, mais personne ne semblait remarquer sa présence, quoique tous l’eussent vu entrer. Toujours décidée à punir son mari, Julie Mikhaïlovna ne s’occupait pas plus de lui que s’il n’avait pas été là. Assis non loin de la porte, le gouverneur écoutait la conversation d’un air sombre et sévère. En entendant les allusions aux événements de la matinée, il commença à donner des signes d’agitation et fixa ses yeux sur le prince; son attention était évidemment attirée par le faux col extraordinaire que portait ce visiteur; puis il eut comme un frisson soudain lorsqu’il perçut la voix de Pierre Stépanovitch et qu’il vit le jeune homme s’élancer dans la chambre. Mais Stépan Trophimovitch venait à peine d’achever sa phrase sur les socialistes, que Von Lembke s’avançait brusquement vers lui; il poussa même Liamchine qui se trouvait sur son passage; le Juif se recula vivement, feignit la stupéfaction et se frotta l’épaule, comme si on lui avait fait beaucoup de mal.


– Assez! dit Von Lembke, et, saisissant avec énergie la main de Stépan Trophimovitch effrayé, il la serra de toutes ses forces dans la sienne. – Assez, les flibustiers de notre temps sont connus. Pas un mot de plus. Les mesures sont prises…


Ces mots prononcés d’une voix vibrante retentirent dans tout le salon. L’impression fut pénible. Tout le monde eut le pressentiment d’un malheur. Je vis Julie Mikhaïlovna pâlir. Un sot accident ajouta encore à l’effet de cette scène. Après avoir déclaré que des mesures étaient prises, Von Lembke tourna brusquement les talons et se dirigea vers la porte, mais, au second pas qu’il fit, son pied s’embarrassa dans le tapis, il perdit l’équilibre et faillit tomber. Pendant un instant le gouverneur s’arrêta pour considérer l’endroit du parquet où il avait bronché: «Il faudra changer cela», observa-t-il tout haut, et il sortit. Sa femme se hâta de le suivre. Dès que Julie Mikhaïlovna eût quitté la chambre, la société se mit à commenter l’incident. «Il a un grain», disaient les uns; les autres exprimaient la même idée en portant le doigt à leur front; on se racontait à l’oreille diverses particularités concernant l’existence domestique de Von Lembke. Personne ne prenait son chapeau, tous attendaient. Je ne sais ce que faisait pendant ce temps là Julie Mikhaïlovna, mais elle revint au bout de cinq minutes; s’efforçant de paraître calme, elle répondit évasivement qu’André Antonovitch était un peu agité, mais que ce ne serait rien, qu’il était sujet à cela depuis l’enfance et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, qu’enfin la fête de demain lui fournirait une distraction salutaire. Puis, après avoir encore adressé, mais seulement par convenance, quelques mots flatteurs à Stépan Trophimovitch, elle invita les membres du comité à ouvrir immédiatement la séance. C’était une façon de congédier les autres; ils le comprirent et se retirèrent. Toutefois une dernière péripétie devait clore cette journée déjà si mouvementée…


Au moment même où Nicolas Vsévolodovitch était entré, j’avais remarqué que Lisa avait fixé ses yeux sur lui; elle le considéra si longuement que l’insistance de ce regard finit par attirer l’attention. Maurice Nikolaïévitch qui se tenait derrière la jeune fille se pencha vers elle avec l’intention de lui parler tout bas, mais sans doute il changea d’idée, car presque aussitôt il se redressa et promena autour de lui le regard d’un coupable. Nicolas Vsévolodovitch éveilla aussi la curiosité de l’assistance: son visage était plus pâle que de coutume, et son regard extraordinairement distrait. Il parut oublier Stépan Trophimovitch immédiatement après lui avoir adressé la question qu’on a lue plus haut; je crois même qu’il ne pensa pas à aller saluer la maîtresse de la maison. Quant à Lisa, il ne la regarda pas une seule fois, et ce n’était pas de sa part une indifférence affectée; je suis persuadé qu’il n’avait pas remarqué la présence de la jeune fille. Et tout à coup, au milieu du silence qui succéda aux dernières paroles de Julie Mikhaïlovna, s’éleva la voix sonore d’Élisabeth Nikolaïevna interpellant Stavroguine.


– Nicolas Vsévolodovitch, un certain capitaine, du nom de Lébiadkine, se disant votre parent, le frère de votre femme, m’écrit toujours des lettres inconvenantes dans lesquelles il se plaint de vous, et offre de me révéler divers secrets qui vous concernent. S’il est, en effet, votre parent, défendez-lui de m’insulter et délivrez-moi de cette persécution.


Le terrible défi contenu dans ces paroles n’échappa à personne. Lisa provoquait Stavroguine avec une audace dont elle se serait peut-être effrayée elle-même, si elle avait été en état de la comprendre. Cela ressemblait à la résolution désespérée d’un homme qui se jette, les yeux fermés, du haut d’un toit.


Mais la réponse de Nicolas Vsévolodovitch fut encore plus stupéfiante.


C’était déjà une chose étrange que le flegme imperturbable avec lequel il avait écouté la jeune fille. Ni confusion, ni colère ne se manifesta sur son visage. À la question qui lui était faite, il répondit simplement, d’un ton ferme, et même avec une sorte d’empressement:


– Oui, j’ai le malheur d’être le parent de cet homme. Voilà bientôt cinq ans que j’ai épousé sa sœur, née Lébiadkine. Soyez sûre que je lui ferai part de vos exigences dans le plus bref délai, et je vous réponds qu’à l’avenir il vous laissera tranquille.


Jamais je n’oublierai la consternation dont la générale Stavroguine offrit alors l’image. Ses traits prirent une expression d’affolement, elle se leva à demi et étendit le bras droit devant elle comme pour se protéger. Nicolas Vsévolodovitch regarda à son tour sa mère, Lisa, l’assistance, et tout à coup un sourire d’ineffable dédain se montra sur ses lèvres; il se dirigea lentement vers la porte. Le premier mouvement d’Élisabeth Nikolaïevna fut de courir après lui; au moment où il sortit, tout le monde la vit se lever précipitamment, mais elle se ravisa, et, au lieu de s’élancer sur les pas du jeune homme, elle se retira tranquillement, sans rien dire à personne, sans regarder qui que ce fût. Comme de juste, Maurice Nikolaïévitch s’empressa de lui offrir son bras…


De retour à sa maison de ville, Barbara Pétrovna fit défendre sa porte. Quant à Nicolas Vsévolodovitch, on a dit qu’il s’était rendu directement à Skvorechniki, sans voir sa mère. Stépan Trophimovitch m’envoya le soir demander pour lui à «cette chère amie» la permission de l’aller voir, mais je ne fus pas reçu. Il était profondément désolé: «Un pareil mariage! Un pareil mariage! Quel malheur pour une famille!» ne cessait-il de répéter les larmes aux yeux. Pourtant il n’oubliait pas Karmazinoff, contre qui il se répandait en injures. Il était aussi très occupé de la lecture qu’il devait faire, et – nature artistique! – il s’y préparait devant une glace, en repassant dans sa mémoire pour les servir le lendemain au public tous les calembours et traits d’esprit qu’il avait faits pendant toute sa vie et dont il avait soigneusement tenu registre.


– Mon ami, c’est pour la grande idée, me dit-il en manière de justification. – Mon ami, je sors de la retraite où je vivais depuis vingt-cinq ans. Où vais-je? je l’ignore, mais je pars…

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