Eh bien, oui : c’est de la magie noire (ou en tout cas gris foncé)

On sonne.

C’est pas Grouchy, mais un personnage pareil à un corbeau très myope, en l’occurrence, le pasteur Bôchibrok. Trois lignes pour te le bonnir, après, on causera d’autre chose.

Il est long, d’une maigreur qui inquiéterait un squelette. Il a le visage verdâtre, allongé, de guingois, avec un regard proéminent, qui pend sur les paupières inférieures et que d’énormes verres démesurent.

Il porte un costume noir, une chemise blanche à col, de celluloïd, un manteau d’astrakan, des gants noirs et il tient une mallette également noire à la main.

Il parle peu, il est affairé, distant, pressé.

Tuppud le fait entrer dans un petit salon contigu au living et le prie de s’asseoir. L’autre refuse d’un bref secouement de tronche.

Pose une question sèche.

A laquelle Dukku répond « mais certainement », en suédois moderne.

Tuppud ouvre un secrétaire. Cueille une enveloppe dans un tiroir, la tend au pasteur.

Ce dernier, d’un coup de griffe, éventre l’enveloppe. Il en sort des coupures de la banque de Suède, les compte soigneusement, puis les enfourne dans sa vague intérieure, tout contre son cœur sec. Plus près de toi, mon Dieu ! Pas un muscle de son visage n’a tressailli.

Il déballe de sa valochette une bougie blanche, un bougeoir de cuivre, un gros bouquin à couverture noire que des caractères en gothique dorée sont écrits sur le dos duquel.

Il fiche la bougie dans le bougeoir, ce qui fait glousser Dukku, qu’on devine incorrigible.

L’allume.

Tu mords bien la séance ? Elle le mérite.

Tuppud et Dukku se placent debout de l’autre côté de la table. On dirait deux gentils premiers communiants. Ils se tiennent côte à côte, la tête légèrement inclinée, comme chaque fois que tu t’apprêtes à recevoir un sacrement de qualité.

Le pasteur Bôchibrok ouvre sa bible. Il en lit quelques versets d’une voix toute pareille à celle de Dracula quand il annonce à la pure héroïne qu’il va la débarrasser de son sang avant de lui bouffer le cœur.

Ensuite, il claque son mastar bouquin, roule des châsses et affronte le couple. Gentiment, Eggkarte qui assiste près de moi à la cérémonie, me souffle les questions que se met à poser Bôchibrok et qui sont.

« Charles-Gustave, acceptez-vous de prendre pour époux, Auguste-Adolphe, ici présent ?

A quoi l’interpellé balbutie un « oui » de jeune fille.

Le pasteur reprend :

« Auguste-Adolphe, acceptez-vous de prendre pour époux Charles-Gustave, ici présent ?

Et Tuppud dit également « affirmatif », comme M. Arthur Comte dans ses mémoires.

Alors Bôchibrok les déclare unis par les liens du mariage. Il fait un chouette signe de croix au-dessus de deux anneaux posés sur un plateau d’argent. Les nouveaux mariés se les passent réciproquement à l’annulaire d’un même geste enamouré. Le pasteur éternue, mouche sa chandelle, la remballe, signe la bible d’une autre croix, et la leur tend en leur précisant qu’à cause de la récente pénurie de papier, il est obligé de la facturer en supplément. On le règle. On ouvre une boutanche de champagne japonais, on trinque à la ronde. Tuppud balance une pincée de grains de riz dans la chevelure de son mari, qui en fait autant pour le sien. La bisouille géante. Le pasteur s’en va. Sur le pas de la lourde, il se trouve nez à nez avec le Vieux.

Enfin !

Tu ne peux imaginer ce que ça me fait, de le voir là, le Dabuche. La première fois qu’il se dérange au cours d’une de mes enquêtes. Vient me rejoindre. Inconnu. J’en suis bouleversé. Ce qu’il est impressionnant dans son manteau de vison noir, avec sa toque de fourrure, ses bottes fourrées princesse, ses gants montants de mousquetaire du froid. Sa rosette fait un point quasi lumineux dans la fourrure. On dirait le voyant d’un commutateur, la nuit. Son regard bleu, solide et sûr, nous considère calmement.

Ne voulant pas le « mouiller », je m’abstiens de le présenter à la coterie. Il s’incline devant Eggkarte, lui vote un sourire qui fonce droit à son slip, a un hochement de bouille haultement solennel pour les jeunes mariés.

— Où est l’homme ? me demande-t-il.

Je le guide dans la pièce voisine. Béru, qui mangeait une carcasse de poulet, se dresse précipitamment.

— Enchanté, m’sieur le directeur.

Il tend une main plus grasse que Manouche au Vieux, lequel la néglige pour s’approcher de Borg Borïgm.

Je regarde le Vieux regarder Borïgm. Et une curieuse émotion m’empare. Le Vieux ! Toute cette distance franchie, de nuit, pour une telle rencontre. Son burlingue abandonné. Ses téléphones muselés à cause du gars saucissonné là.

Borïgm le considère avec une indifférence affectée. Il ne le connaît pas, mais l’allure du bonhomme lui en impose. Il sent — qui ne le sentirait d’ailleurs ? — qu’il s’agit d’un monsieur, d’un chef. Il ne trouve pas ça joyce, pressent des complications.

Au bout de son examen, Pépère me prend le bras.

— On peut bavarder dans un endroit tranquille, San-Antonio ?

— Naturellement, monsieur le…

On retourne au salon, où les deux tantoches se font des becs de tourtereaux pour célébrer leur mariage marron. Le Dirluche surmonte sa choquerie. Il n’a pas le temps de laisser libre cours à ses principes. Son éducation grand-bourgeoise, il la remise dans son sac tyrolien.

Tuppud me demande la permission d’aller consommer leur mariage. J’accorde à condition que cela se passe dans le living, sous contrôle béruréen, car je redoute un coup d’arnaque. Ils acceptent et sortent, les spectateurs ne les gênant pas.

— Monsieur le directeur, vous risquez gros en venant ici, attaqué-je, car nous sommes des individus recherchés par la police du pays.

— Je sais.

Il déboutonne sa pelisse de fourrure. Dessous, il est en bleu croisé impec. Le voici qui se pose dans un fauteuil, croise ses jambes et me donne la parole d’un hochement de menton.

Alors j’approche une chaise et je me mets à tout lui bonnir succinctement : Maeleström et sa merderie modèle, son intimité avec Eggkarte, la recherche de Mme Borïgm, les prouesses stupéfiantes du mage Nostrabérus, l’assassinat de Maeleström, le vrai bordel, le faux curé, la vraie vieille dame, la fausse, le meurtre de la taulière par congélation, celui, crapuleux de Stöneschaarden et de sa maman, le kidnapping de notre douce amie, le refuge de chasse sur le ponton, les péripéties ayant motivé notre intrusion chez les tantines, la grenade-surprise dans l’auto, le singulier mariage des deux folles.

Il enregistre, immobile, les mains bellement croisées sur son genou supérieur.

Un temps.

Des bruits d’hôtel de passe nous arrivent du living. Comme ils prennent de l’intensité, le Dabe me jette, d’un ton agacé :

— Allez donc modérer cette porcherie, je vous prie.

Je.

Dans la pièce voisine, Dukku honore Tuppud avec une sombre allégresse, tandis que Béru, outré, les roue de coups de pied en les traitant de noms de terroir. Mais la réaction vertueuse du Gros, loin de freiner les ardeurs de ces chéris, ne fait, dirait-on, que les stimuler.

Je réclame un peu de silence et vais rejoindre mon vénéré Boss.

— Donc, Borïgm ne vous a rien dit ? attaque le cher homme.

— Nous n’avons pas échangé deux mots, monsieur le directeur. Respectueux de vos consignes, je vous ai attendu.

M’en voici remercié d’un battement de cils.

— Il va falloir agir vite, dit le Vieux. Le rêve serait évidemment de pouvoir le transférer à l’Ambassade de France, mais Stockholm est loin et la police s’active. Nous avons été interceptés à deux reprises en venant ici : papiers, fouille du véhicule, ils ne plaisantent pas. Force nous est d’opérer sur place.

— Puis-je me permettre de vous demander ce que vous entendez par « opérer », monsieur le directeur ?

Il a un geste dix-septième de la main.

— Le faire parler, naturellement.

— Pour lui faire dire quel genre de chose ?

Alors là, attache ta ceinture et rentre tes épaules, mon fieux, car si la réponse te fait le même effet qu’à misteur Bibi, tu vas manquer d’air.

— Je l’ignore, mon ami.

Dans ces cas-là, tu la boucles un moment, et tu te files le caberlingue sous un robinet d’eau froide pour lui faire descendre la température.

Seulement, se taire longtemps, quand l’incompréhension te gratouille de partout, hein ? c’est pas réaliste.

— Comment ça, vous l’ignorez ?

— Vous pensez bien que si j’ai fait un tel déplacement, San-Antonio, c’est parce que je ne pouvais vous confier une mission qui repose sur rien. Nous marchons sur un nuage dans cette affaire. Le hic, comprenez-nous, c’est que je ne sais pas ce que cet homme peut m’apprendre.

Il se masse la joue, du bout de ses doigts précieux.

— Mais il y a pire, reprend-il.

— Ah, vraiment ? je braquefonde d’un air gland.

Il est probable qu’il l’ignore également.

Parvenu à ce point de narration, on va faire une pause-café, camarade.

Y en a moi français, donc épris de logique.

Note que j’adore la fabulation, l’affabulation idem. Romantisme, poésie, scaferlati ordinaire, tout, j’ sus preneur. J’aime bien que ça déraille et dérape. Quatre pas dans les nuages, un de trop dans la marge, banco ! Et pourtant, l’esprit cartésien signé Dupont. Péché originel, pas original. J’aime à comprendre. Tu m’annonces une énigme m’ v’là, Maréchal ! Tout de suite, la queue fouettant l’air façon Médor dans garenne’s land.

A cet instant, on toque à notre lourde. Je propose d’entrer, le bide, puis la trogne du Gros s’insinuent successivement dans l’encadrement. Il dit, tout miel, comme un constipé auquel les pilules Miraton auraient réussi :

— C’est juste pour vous prévenir que je viens d’avoir une vision.

Pas encore habitué à ce langage, le Dirlo fronce les sourcils et me groguenosse :

— Que raconte-t-il ?

Comme si Béru avait besoin d’être traduit de l’abscons par un spécialiste.

— Béru, je vous l’ai dit, vient de se découvrir un indéniable don de voyance, Patron.

Sourire causetoujoursmonlapin, du Vioque.

Bérurier fait celui qui ne craint point le scepticisme, cette plaie du monde.

— Voilà, explique-t-il, on creuse un grand trou…

— Moui ?

— Mais alors un super-grand trou.

— Et alors ?

— Et alors tu sais ce qu’on trouve dans ce trou ?

— Dis !

Il a un petit rire timide.

— Une montagne, fait-il.

— C’est tout ?

— Verte.

— Quoi ?

— La montagne. Elle est verte.

— C’est une très jolie couleur pour une montagne ; à part ça ?

Il est conscient du bide qu’il vient de faire et une pourpreur lui monte.

— Je demande pas qu’on me croive, simplement qu’on se paye pas ma frite. Souviens-toi du demi-tour, à la station d’essence, hier soir, Sana. Tu rigolais… Hein ? Souviens-en toi ! Eh ben, on trouvera une montagne verte dans un trou, et ton sourire en coin de fesse n’y changera rien !

Il sort en claquant violemment la porte.

Moi, je commence à devenir mou de la coiffe avec leurs giries au Vieux et à Béru. Les gars qu’on doit faire parler en prétendant qu’ils n’ont rien à dire, et ceux qui déterrent des montagnes vertes, me cavalent sur futur champ de manœuvre de la prostate.

— Bon, attaqué-je, avec un rien de hargne, en somme, vous voulez arracher à Borg Borïgm une vérité qu’il ignore ?

— Positivement.

— Qu’est-ce qui vous a amené à connaître l’existence de Borïgm et son secret ?

Il hoche la tête.

— Un fait divers très banal au demeurant, mon cher.

Il prend du temps, des mines. Un gourmet de l’anecdote, Pépère. Un voluptueux de la confidence. Je l’aurais vu prélat, avec de l’onction, de belles robes moirées, des chaînes d’or et de fumantes bagouzes à faire baiser.

Après avoir chatteminé, il jacte :

— Il y a quelque temps, un individu du nom de Erik Erikson a été agressé dans une rue chaude de Paris. Il allait y lever quelque prostituée, selon son habitude. Il en a abordé une dont les charmes lui convenaient. Elle était en conversation avec un Noir qui n’a pas apprécié le peu de cas qu’Erikson faisait de lui. Cela a commencé par des insultes et s’est achevé par un coup de couteau dans le ventre du Suédois, car j’oubliais de vous préciser que cet Erikson…

— J’avais déjà compris, Patron.

— On a transporté le blessé à l’hôpital. Etat désespéré. Une intervention fut jugée inutile.

Il humecte le bout de son médius pour lisser le coin de sa paupière. C’est sa façon, à ce grave monsieur, de se dérider.

J’ai envie de lui demander s’il compte continuer son récit ou jouer à pigeon vole. Le pigeon, en l’occurrence, se nommant San-Antonio.

— Et après, monsieur le dear recteur (je m’amuse à lui faire des jeux de mots mentaux, sous le manteau, sans qu’il s’en aperçoive).

— Erikson comprit qu’il allait mourir et demanda à me parler.

— A vous ?

— Au chef de la police, ce qui revient au même.

— An nez fait (je continue le jeu), conviens-je. Et vous souscrivîtes à sa requête, Patron ?

— Pas immédiatement. Je lui dépêchai pour commencer Ballamou, mon secrétaire. Et encore, parce que Erikson était suédois, c’est-à-dire ressortissant d’un pays qui, par sa… son… et ses… plochmolles, mérite considération. Erikson refusa de se confier à Ballamou. Il déclara ne vouloir parler qu’à moi seul, et précisa qu’il s’agissait d’un secret d’Etat. Quand j’appris la chose, l’instinct me poussant, je me rendis incognito au chevet du moribond.

Le vieux Nœud laisse égrener des secondes pour que je puisse confortablement prendre la mesure de sa magnanimité.

— Erikson, reprit-il enfin, me révéla qu’il était une espèce de banni. Il dut quitter la Suède voici quelques années à la suite d’une ténébreuse affaire. A l’époque, il travaillait pour les S.S.S. (services secrets suédois). Et savez-vous comment se nommait son chef, mon garçon ?

Son garçon élève son épaule gauche de huit centimètres et la laisse retomber, en signe d’ignorance.

— Maeleström !

Je bondis.

— Couhâ !

Mon Vénérable déguste ma surprise avec une cuiller à sorbets.

— Eh oui… Maeleström, San-Antonio. Le grand patron des S.S.S. Notez que je connaissais son nom tout comme je connais celui des grands patrons du R.A.S., du C.Q.F.D., du P.P.C., du R.A.T.P., du S.M.I.G., du R.S.V.P. et autres… Ben voyons, mon petit ; ben voyons…

— Ben voyons ! reprends-je en écho.

Le Dabe rit radieux.

— Ce serait malheureux, non ?

— Tu parles ! m’oublié-je. Oh, pardon !

Il se marre moins, planque son râtelier et déclare :

— Quand, après ses meurtres, Borg Borïgm fut incarcéré, Maeleström, aidé d’Erikson, le soumit secrètement à de fréquents interrogatoires. Il exigeait du prisonnier de savoir où et comment ce dernier s’était approprié une mystérieuse denrée qu’il appelait « Inertium ». Borïgm jurait qu’il l’ignorait. Erikson le soumit à la torture, au sérum de vérité, on lui fit des promesses mirobolantes, ce fut en vain. De guère lasse, Maeleström chargea son homme de confiance de le faire évader. Son plan consistait, vous pensez bien, à filer le fugitif. Le coup classique. L’évasion s’opéra le mieux du monde, seulement il y eut un hic : Borg Borïgm faussa complètement compagnie à ceux qui lui avaient redonné la clef des champs. C’est l’histoire de la souris dont se joue le chat et qui, brusquement, disparaît par un trou que le raminagrobis n’avait pas prévu. Les recherches pour le retrouver furent vaines. Maeleström chassa Erikson de ses services, dont lui-même démissionna quelques années plus tard. Il n’eut plus qu’une idée : retrouver Borïgm. Il y consacra son temps et son argent, engagea des policiers américains, anglais, en pure perte. Un jour, il eut vent de votre réputation et décida de vous essayer à cette chasse. Il s’y prit par la bande, fit campagne pour vous au Nobel. Vous eûtes le prix. La suite, vous la connaissez mieux que moi.

Un certain désenchantement me parcourt l’épiderme.

— En somme, ce n’est pas les mérites de mon œuvre que l’on a couronnés, Patron. On s’est servi d’elle pour piéger le flic ?

Il me tapote la joue, très Napoléon Ier.

— Pas de crise d’orgueil, mon petit. Si ces mérites n’existaient pas, le piégeage n’aurait pu se perpétrer… Tout est bien ainsi.

Il s’accommode parfaitement de la vanité des autres, le Scalpé. C’est merveilleux, comme on en fait bien son affaire, des autres. De leurs malheurs, de leurs problèmes. On accepte sans mal leurs misères, voire leur disparition. Ils s’en vont, on se referme sur leur départ, pareils à la terre. On les consomme, on les finit, on les oublie. Nos souvenirs ne sont que des rots de l’âme à éventer d’un geste.

Enfin, mon cas doit rester en marge de l’enquête.

— Que savez-vous de l’Inertium, monsieur le directeur ?

— Rien, sinon qu’il s’agit probablement de ce produit capable de muer instantanément l’eau chaude en glace.

— Pourquoi prétendez-vous que Borg Borïgm ignore tout de ce produit alors qu’il l’utilise ?

— Ce n’est pas moi, c’est Erikson qui prétendait, San-Antonio. Il a eu Borïgm à disposition, l’a questionné jusqu’aux limites humaines. Il est certain de deux choses : Borïgm ne sait rien et l’Inertium est l’une des plus grandes découvertes depuis le commencement de notre ère.

— Comment ont-ils découvert son existence ?

Le Vieux sourit.

— J’attendais. Eh bien, c’est à cause du meurtre des jeunes filles, San-Antonio. Le secret a été bien gardé. On les a retrouvées dans un bloc de glace qui dérivait sur le lac Vättern, en été, alors que la température était supérieure à 10 degrés, vous m’entendez ? Elles avaient été violées, égorgées, et puis congelées. C’est cette congélation qui alerta les S.S.S.

Le pâlichon soleil d’hiver, couleur d’œuf en conserve, se hasarde dans la maison. Quelle étrange situation ! Combien saugrenue ! Les deux tantes nouvelles mariées. Borg Borïgm, l’insaisissable, enfin saisi. Sa mignonne gonzesse… Le mage Nostrabérus. Et surtout, ah, oui, surtout, le Vieux, là en position illicite, complice d’un coup de force, piqué au vif par une énigme bizarroïde.

— Bien, mon garçon, s’ébroue-t-il, nous allons attaquer. En somme, nous disposons des principaux éléments. Par quoi commençons-nous ?

Je pris dans ma poche le petit flacon de métal prélevé dans la botte de Borïgm et le déposai sur la table.

Par ça, dis-je.

Nous eûmes alors une curieuse période de prostration. Cette bouteille plate, étincelante, nous fascinait. Nous la regardions, comme des diamantaires regarderaient le « Régent » si un voleur à la tire le déposait devant eux.

— Votre avis ? demanda le Dabe.

— A propos de son contenu ?

Il opina.

— Le même que le vôtre, Patron.

— Ça EN serait ?

— Probablement.

— Que faisons-nous ? Il faudrait confier cela à un laboratoire.

— Bien sûr. Seulement nous ne disposons pas d’un laboratoire.

— Alors ?

— Alors écartez-vous, je vais l’ouvrir.

— C’est très téméraire…

— Je suis très téméraire, sinon vous ne me garderiez pas dans vos services.

Pendant qu’on fait un peu de dialogue on emmerde personne, hein ? Et moi, ça me permet de fortifier l’aimable trouillasse qui me taraude.

Le Vioque eut à cœur de ne pas s’éloigner, voulant prouver qu’à courage, courage et demi, vous comprenez ?

Ce fut moi qui m’écartai de lui. J’assurai le flacon dans ma main gauche et nouai mon pouce et mon index autour du bouchon.

Je dus forcer. Il résista. J’envisageais de faire appel à quelque clé à molette quand il céda à mon ultime sollicitation. Le pas de vis en était très fin et je dus beaucoup tourner pour parvenir à déboucher l’inquiétante fiole. Je dois à la vérité d’avouer que ma main tremblait passablement. Peut-être était-ce ma mort que je débouchais et risquais-je de dévisser à la suite du bouchon.

Je l’ôtai.

On n’entendait que le bruit prudent de nos respirations, au Vieux et à moi. Nul ne jactait.

Comme rien ne se produisait de fâcheux, je m’approchai de la fenêtre et abaissai la bouteille pour essayer d’apercevoir son contenu. Je crus distinguer une poudre couleur de soufre dans le fond du récipient.

J’eus un regard perplexe autour de moi. Je vis une bouteille d’akvavit pleine, en évidence sur la desserte. Je demandai à mon honorable chef de la déboucher, puis je plaçai le goulot de la fiole au niveau de l’autre pour verser un peu de la poudre dans la bouteille d’alcool.

Quelques particules verdâtres churent du flacon de métal. Il y eut immédiatement une petite explosion. La boutanche d’akvavit vola en éclats afin de libérer le bloc de glace qui venait de s’y former.

— Prodigieux, murmura le Tondu.

J’allai alors à la cheminée dans laquelle agonisait un feu de boulets.

Quelques grains infimes de poudre, et il n’y eut plus qu’une masse noirâtre qu’enrobait une pellicule de glace.

M’estimant suffisamment informé, je rebouchai le flacon avec autant de précautions que j’en avais déployées pour l’ouvrir.

Un cri de grande détresse m’échappa. Un trou de la dimension d’une tête d’épingle en verre creusait l’extrémité de mon médius. Propre, net, définitif si j’en jugeais les parois aussi lisses que ma paume.

Je montrai mon doigt légèrement mutilé au Dirlingue. Il sortit un lorgnon de sa poche et le tint devant son nez pour mieux voir.

— Une molécule d’Inertium s’est portée sur votre médius, diagnostiqua-t-il sans trop de mal.

Il remisa le lorgnon, satisfait.

— Vous rendez-vous compte de l’importance d’une telle matière ?

— Très bien, merci.

— Nous pourrions peut-être commencer les interrogatoires ?

Je replaçai le flacon chromé dans ma poche et le suivis. Ce petit trou à mon doigt me donnait envie de vomir et éveillait en moi une fureur dont je décidai que Borg Borïgm ferait les frais.

J’allai empoigner la compagne de Borïgm par ses liens et la traînai sans galanterie jusqu’à notre salon P.C. A ma requête, Eggkarte nous accompagna. Elle commençait de s’ennuyer car l’ambiance de la maison investie devenait comateuse. Les deux tantes frivoles avaient cessé de l’amuser.

Je posai la fille dans un fauteuil.

— Ravissant visage, nota le Vieux, toujours sensible au beau sexe.

A la minute présente, la joliesse de notre prisonnière me laissait… de glace. Mon mécontentement virait au marasme. J’avais envie de tout envoyer péter et de rentrer chez moi. Honnêtement, plus que le trou à mon doigt, celui qu’on avait fait à mon orgueil, en m’apprenant la vérité sur mon prix Nobel, m’endolorait.

— Eggkarte, dis-je, apprends à cette aimable personne que si elle continue d’être la princesse Anne d’Angleterre, il va lui arriver des choses cruelles. Nous allons la questionner et elle va répondre, sinon je lui saupoudre le minois avec le contenu de ce flacon, si bien qu’après ce traitement, la sorcière de Blanche-Neige ressemblera à Blanche-Neige elle-même à côté d’elle.

Pendant la traduction, je brandis tour à tour mon médius et la fiole de métal devant la gosse.

Un changement spectaculaire s’opère. Elle devient blanche comme : une morte, un linge, la neige, un masque de cire, Omo, Ajax ammoniaqué et tutti fourbi.

Des mots, dont je présume d’ores et déjà qu’ils sont affirmatifs, lui coulent des lèvres.

— Elle est d’accord, confirme Eggkarte.

— Parfait. A vous, monsieur le directeur.

— Commencez d’abord, San-Antonio, riposte le vieux madré.

— Comme vous voudrez.

Je continue de jouer avec la petite bouteille plate, la gonzesse ne la quitte pas des yeux.

— Allons-y par le commencement, quel est son nom ?

Bon, je te passe les fastidieuses questions, les réponses traduites, les commentaires qui leur succèdent. Du ronron, tout ça. Rien de plus tartouze qu’un interrogatoire, même s’il te fait progresser. Ça ressemble à du ping-pong verbal. Comme lorsqu’on contrôle un inventaire : « Douze petites cuillers d’argent, style Louis XVI ! » qu’annonce le mec à la liste. « Douze petites cuillers ! » que répond le vérificateur.

T’en as vite rasibus.

Sache pour ta gouverne que cette mignonne se nomme Katarina Dürkönizöb, que c’est une petite vicelarde qui fréquentait l’institut Bhézodröm dirigé par Borg Borïgm, que, perverse à en incendier ses slips, elle devint la maîtresse du maniaque à l’âge de seize ans, qu’ensemble, ils se livrèrent à des orgies dignes de Sade, à des messes noires, qu’ils allèrent jusqu’au meurtre (j’en sais quelque chose).

Te voilà approvisionné en tuyaux, hein, Mec ?

Mais bouge pas, mon grognant, c’est pas fini. Emmagasine et laisse s’épancher la vessie du mérinos.

La demoiselle Dürkürazöb nous apprend qu’après son évasion, Borïgm est allé la trouver, dans la propriété de ses vieux, car le fait divers eut lieu pendant des vacances. Elle sut le cacher dans le parc de son dabe, important chirurgien spécialisé dans la greffe du pénis. Mais, lorsque les classes reprirent, ils durent envisager une autre planque. Borg avait une vieille tante à Milsabör, aimable femme qui l’avait élevé et vivait en compagnie de son fils. Il jura à la brave personne qu’il était innocent. Elle le crut. Les mères croient toujours les enfants et leur pardonnent tout (belle notation, hein ? On jurerait que c’est d’un grand écrivain et on souhaiterait que ça soye repris dans les livres de philo et de siphilo). Une vie bizarre s’organisa. Profitant de sa ressemblance avec tantine, Borïgm se nippa en vieille dame de la petite bourgeoisie. Ils avaient l’un et l’autre la même anomalie nasale. La tante n’avait pas de tache de vin à l’oreille : on lui en fit une. Bref, chacun se mit à la portée de l’autre, ce qui est louable, t’es d’accord ?

L’harmonie familiale, tu veux savoir ? Irremplaçable. Je répète : irremplaçable.

Borïgm voyait beaucoup Katarina. Ils continuaient ensemble d’assouvir leurs instincts dépravés (bien tourné, ça aussi, non ?).

Quelquefois, ils subissaient des alertes, lorsque des inconnus se présentaient à la maison, par exemple, car ils n’ignoraient pas que, malgré sa retraite, Maeleström continuait de faire rechercher Borg.

Et puis tout redevenait normal. Seulement, un beau matin, il y eut l’arrivée de Nostrabérus dont les hauts faits occultes terrifièrent le fugitif. Borïgm comprit que Maeleström ne laisserait pas passer une pareille occasion, lui qui avait tout essayé.

Le reste, t’as dû le tartiner dans les feuillets précédents, à moins que t’en sautes, ce qui ne m’étonnerait pas de toi dont la culture ressemble à un cimetière de voitures.

Elle se tait, hagarde.

— Encore quelques petits renseignements avant de passer à un autre exercice, reprends-je. Que signifiait la grenade dans l’auto ?

Réponse :

— Ce matin Frédérik Stöneschaarden devait conduire sa môman chez le médecin. Borïgm avait décidé d’en terminer avec ce couple, craignant le pire pour sa sécurité. Ils préparèrent donc ce piège. Tantine était coquette et ne manquait jamais de se replâtrer la vitrine avant de descendre de voiture pour rencontrer quelqu’un. Seulement, nous précipitâmes les choses en déboulant chez eux. Ils croyaient avoir tué le mage et décidèrent de liquider d’urgence la famille pour effacer toute piste.

Question de l’éminent San-Antonio :

— Pourquoi vouloir me faire exploser la grenade ?

Réponse :

— J’ai pris peur de me sentir entre vos mains, j’ai préféré la police.

C’est bien ce que le génial commissaire avait pressenti, tu l’admets sans barguigner, mm ?

— Parfait, dernière question : ça !

Et je lui caresse la joue avec le flacon.

Elle a un geste de recul, comme si un fakir approchait son serpent à musique de sa frimousse.

— Oui ? Oui ? halète-t-elle (elle halète en espéranto mais dit oui en scandinave).

— Parlez-nous de ça, ma jolie.

— C’est un produit qui…

— Je sais, interromps-je en considérant mornement le petit trou à mon doigt et le bloc de glace qui se met à fondre doucettement sur la table. Je veux savoir d’où cela provient.

Elle jure l’ignorer. Elle prétend que machin, comment déjà ? Ah oui, Borg Borïgm, ne le sait pas davantage. Un jour il a possédé ce flacon en connaissant les curieux effets de son contenu, mais c’est tout. Magie noire !

J’ai beau menacer, elle hurle de frousse, se tord les bras, s’arrache les cheveux et répète : « magie noire, magie noire ».

Je me tourne vers le Vieux, très avocat américain pendant un procès !

— A vous, monsieur l’attorney général…

Big Boss fait siffler le coin de sa bouche en tirant sa joue sur le côté.

— Pas de questions. Je souhaite entendre maintenant le témoin suivant. Et celui-là, je vais m’en charger personnellement !

Qu’île en soie fête ce long ces dés ire.

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