Borg Borïgm, enfin !
La vedette !
Borg Borïgm l’insaisissable. The mysterious.
Ce qu’il m’a démangé de lui parler au cours de ces dernières heures. Mais c’était une denrée interdite, réservée. Il appartenait au Vieux. Et voici que le Vioque l’entreprend. J’ai que le droit d’assister. Figurant muet. Un chef, faut lui céder la priorité. C’est ça, la cheftise : le droit de… De se servir le premier, de décider, de te pisser contre, de baiser la plus belle. Le droit d’avoir le droit, d’avoir tous les droits.
Il entre en claudiquant, bicause son talon de botte arraché. Sa barbe blonde a poussé. Il a le regard de Van Gogh, après que celui-ci se soit cisaillé l’éventail à moustiques. Des yeux pâles, enfoncés, fixes, mauvais. On devine toutes les turpitudes du monde sur cette face de carême.
Je le pousse dans le fauteuil.
Mon Dabe, je crois pas me gourer si je t’affirme que c’est la first fois que je le vois interroger un mecton. Besogne véry trop subalterne pour un gentleman de son acabit. Il questionne par poulaga interposé, lui. Mais là, il entre en lice seul. Gladiateur élégant, dont la calvitie étincelle. Gladiateur manucuré. Cravaté de sombre. Impec.
— Parlez-vous anglais ? demande-t-il à Borïgm.
Lequel rétorque que « yes, il ».
Alors le Dirlo, à Eggkarte :
— Chère jeune fille, vous allez pouvoir vous reposer dans la pièce voisine. On vous a tellement mise à contribution jusqu’à présent.
Elégante façon de la virer, non ?
Nous demeurons trois dans le salon. Les cloches de la chapelle voisine sonnent l’angélus. J’aperçois par la fenêtre la grosse Mercedes noire de l’ambassade de France, au volant de laquelle le chauffeur lit Ici Stockholm ou Suède-Dimanche. Sur les toits d’alentour, la neige étincelle.
Le Boss croise ses bras.
— Monsieur, dit-il, je tiens à vous avertir que je n’ai personnellement aucun grief contre vous. Votre personne ne m’intéresse pas, les crimes que vous avez pu commettre dans ce pays m’indiffèrent. Je n’attends de vous que quelques renseignements à propos de l’Inertium. Lorsque vous me les aurez fournis, vous pourrez filer où bon vous semblera. Je ne lèverai même pas le petit doigt pour prévenir la police. Est-ce bien clair ?
— Je ne sais rien, répond Borg Borïgm d’une voix creuse.
— Ce serait très regrettable. Cher San-Antonio, auriez-vous la complaisance de verser un peu de cette poudre sur la main de monsieur ?
J’hésite. Mais le Vieux me confirme d’un hochement de tête. Alors v’là que je redévisse la fiolette pour saupoudrer la main gauche du sadique.
Il se met à trémousser en criant « Non ! Nein ! No ! »
Un moche cratère creuse sa pogne. Et lui, il est béant de trouille.
— Considérez cela comme une sorte de petit acompte, monsieur Borïgm, l’avertit le Vieux. Si vous ne parlez pas, c’est votre sexe que nous saupoudrerons.
La menace achève de liquéfier Borïgm.
Le Vieux va appeler Bérurier. Il demande à Eggkarte de bien vouloir surveiller la compagnie pendant l’absence du gros Médor.
— Mon cher Bérurier, dit-il, voulez-vous avoir l’amabilité de déculotter monsieur Borïgm, je vous prie ?
— Ah oui ? bégaie l’Enflure.
— Oui, oui, s’impatiente le Patron.
Et je réalise brusquement son déterminisme. Je sais qu’il le fera, qu’il VA le faire.
Le Mastar délie l’hémisphère sud de Borïgm. Avec des gestes empêtrés (il a davantage d’expérience avec les dames, pour le dessapage), il dénude la partie inférieure de notre prisonnier.
— J’attends, monsieur Borïgm, annonce mon Vénérable.
L’interpellé n’en mène pas large.
Il en mène si peu large qu’il passerait par le chas d’une aiguille sans la toucher.
— Je vais vous dire ce que je peux vous dire, hoquette le tanticide.
— J’espère que je n’aurai pas à vous en demander davantage, riposte le Vieux.
Il se tient immobile devant sa victime. Maintenant, il garde ses mains dans le dos, comme le prince Philippe quand il visite une manufacture de tire-bouchons sur les talons de sa bergère.
— Cela s’est passé peu de temps après que j’hérite de l’Institut Bhézodröm, commence Borg.
— Donc, son ancien propriétaire était mort ?
— Oui, depuis plusieurs mois.
— Je suppose que vous l’aviez quelque peu aidé à quitter ce monde ?
Borïgm a un signe d’acquiescement. Il entend, par cet aveu spontané, nous prouver qu’il dit la vérité. Il compte sur lui pour nous faire admettre ses prochaines lacunes.
— Continuez, monsieur.
— Un matin, comme je prenais mon rasoir, dans le placard métallique de ma salle de bains, j’ai trouvé ce flacon de métal posé en évidence sur un rayon. Je ne l’y avais jamais vu auparavant et j’ai toujours ignoré qui l’avait placé là. Mais quelque chose d’étonnant s’est opéré en moi. Une espèce d’hypnose. Toujours est-il que j’ai pris ce flacon, l’ai ouvert et que j’ai commencé de verser son contenu dans l’eau de mon bain. Elle s’est immédiatement congelée. Alors j’ai remisé soigneusement la bouteille.
— Vous avez essayé de savoir qui l’avait placée dans votre placard ?
— Naturellement. Une vieille gouvernante faisait le ménage. Elle a juré sur la Bible tout ignorer de ce flacon. Elle exceptée, personne n’avait accès à ma salle de bains.
— Ensuite ?
Il secoue la tête.
— Rien.
— Qu’entendez-vous par « rien » ?
— Je n’ai jamais eu l’explication de ce mystère. L’on m’a déjà torturé, vous savez, je n’ai pas pu dire autre chose, puisque c’est la vérité ! Un jour, il y a eu ce flacon sous ma main, et puis voilà.
— Vous avez bien dû vous forger une opinion, monsieur Borïgm ?
J’ai échafaudé beaucoup d’hypothèses, pas une n’était vraiment réaliste. Même si vous êtes sceptique, vous devez convenir qu’il s’agit de « magie ».
— Je suis trop sceptique pour en convenir, riposte le Vieux.
Il ajoute :
— Il semblerait que vous n’ayez pas fait grand usage d’une découverte aussi prodigieuse.
— Deux fois.
— La première, après que vous ayez trucidé ces jeunes filles de l’institut. Vous les avez jetées dans le lac et vous avez versé de l’Inertium dans l’eau. Une petite banquise s’est constituée autour d’elles. La seconde fois, à l’hôtel de Milsabör…
— En effet.
— Pourquoi ce double meurtre, je parle de celui des filles ?
— Sexuel, répondit Borg Borïgm.
Un moment de creux détend l’atmosphère. Le Vieux médite, les paupières à demi fermées. J’attends en caressant la terrible fiole. Quant à Bérurier, tu ne le reconnaîtrais pas, tant son visage a changé. On dirait que sa tête s’est allongée. Et aussi qu’il écoute des bruits indiscernables par nos oreilles humaines.
Tu vois, je peux me tromper. Tout le monde se trompe, et les gens mariés plus que les autres, mais j’ai la conviction qu’il est « en vision », le Gros. Qu’il ne s’appartient plus.
Ah ! fasse le ciel qu’il n’appartienne à personnel ! Nous appartenons tellement à tout le monde, tous, et de si honteuse façon… Nous sommes tellement soumis, enrôlés de force par le système, en butte à toutes les vilenies : aux écoutes téléphoniques, aux délations, aux sondages d’opinion, aux pilonnages publicitaires. Duperies ! Duperies ! Erreurs !
— Monsieur Borïgm.
L’autre relève la tête. Il regardait misérablement le trou à sa main. Il attendait « la suite ». Se disant que ce jour d’hui n’est pas « son » jour. Que son destin se grippe.
— Monsieur Borïgm, j’ai le regret de vous informer que vos déclarations ne me satisfont pas. Hélas pour vous, je suis un incrédule. La magie est un conte de fées et les contes de fées ne s’adressent qu’aux enfants ou aux débiles mentaux.
Le dirluche toussote dans son creux de main.
— Je vous ai menacé d’un très dur sévice, monsieur Borïgm. Je perdrais tout crédit à mes propres yeux si je ne le mettais pas à exécution. Une dernière fois, voulez-vous me révéler la provenance de ce produit ?
— J’ai tout dit, tout dit, tout dit, croasse l’autre.
Son regard se révulse.
— Alors, dit le Vieux, à mon grand regret…
Il se tourne vers moi.
— Agissez, San-Antonio.
Dis, il me prend pour quoi t’est-ce, Césarin ? J’ai trop le respect du sexe pour écouiller un gus, fût-il le pire des sadiques. La vie d’un niard, bon, y a des cas où. Mais ses roustons, c’est sacré ! Car ses roustons c’est plus que « sa » vie. C’est « LA » vie !
T’es pas d’avis ?
Je vais donc pour rebeller, mais je n’en ai pas le temps. Un incident imprévu, fantastique, prodigieux, attends que je te déboule ma boîte à synonymes superlatifeurs : inouï, dément, ahurissant, époustouflant (ça te suffit ?) se produit.
Bérurier, pardon : le mage Nostrabérus me repousse d’une main ferme. Il a un couteau à la main.
Pour trancher les liens de Borïgm.
Il sort son feu de sa vague.
Pour le lui tendre.
« Va-t’en ! » il dit d’un ton comme ceux qui te parviennent des autres cabines d’une poste pendant que tu formes ton numéro dans la tienne.
Et Borg Borïgm s’en va.
Je veux le flinguer, mais le Gros, toujours lui, me remonte le bras de sa poigne d’acier.
La porte claque.
Galopade…
Je fonce à la fenêtre.
Borg Borïgm est déjà à la Mercedes. Il en vire le chauffeur.
Prend sa place…
J’ouvre la fenêtre.
Le moteur ronfle. Le pavillon français, accroché à la petite hampe de l’aile avant droite, se met à palpiter.
J’enjambe la fenêtre.
L’auto tourne le coin de la ruelle.
La première tire qui me tombe sous la main, c’est la nôtre.
Jamais une marche arrière n’a été opérée à aussi vive allure. La route vient à ma rencontre comme si je la matais à travers un zoom.
Dérapage sur la neige durcie. Mon pare-chocs arrière embugne le coin de la chapelle. Excusez-moi, mon Dieu ! Je passe en seconde d’un coup de psaume, pardon : d’un coup de paume, champignonne sec…
Le ciel est noir, la terre est blanche.
Tout de suite après l’agglomération, la route devient rectiligne. Je vois, au loin, la Mercedes qui flotte un peu sur la route glacée, bordée de congères… Comment qu’il y va à la manœuvre, mister Borïgm. On sent qu’il joue son va-tout.
J’ai beau appuyer, je ne lui reprends que peu de terrain. Et pourtant je suis un crack du volant, soit dit entre nous.
Quand une courbe s’amorce, le cul de sa pompe trémousse comme le fion d’une danseuse berbère. Un instant on peut croire qu’il va tirer à la ligne dans la rase cambrousse, et puis non, son carrosse se rétablit et il appuie de plus belle.
On se respire une douzaine de kilbus, ainsi. Et puis alors, il s’opère un truc plaisant. La route quitte la forêt pour s’engager sur un pont jeté sur une zone marécageuse (en été). Là, le vent du nord souffle comme un perdu. Voilà que le pavillon français est arraché de sa hampe. Il tournoie et se plaque sur le pare-brise, pile devant le nez du conducteur. Brutalement privé de visibilité, Borïgm perd le contrôle de son véhicule. La Mercedes percute le parapet fluet du pont et s’en va valdinguer dans le marécage, en contrebas. Je freine progressivement, stoppe au niveau de la brèche et déboule de ma tire en catastrophe.
Un regard suffit. Borg Borïgm a été éjecté au moment de l’impact. Sa portière s’est ouverte et s’est plantée sur lui comme un monstrueux hachoir. Il est pratiquement coupé en deux au niveau du thorax. Mort sur le coup, tu penses !
Je considère l’affreux spectacle avec hébétude. Tout ce sang mousseux sur la neige. Cette énorme auto à demi démantelée, funèbre dans la blancheur ambiante. Le drapeau français est demeuré plaqué sur le pare-brise intact.
Alors, me revient en mémoire la malédiction pesant sur les Borïgm. Ils clamsent dès qu’ils se risquent hors des frontières suédoises. Or, l’automobile d’un ambassadeur jouit, comme l’ambassade elle-même, de l’extra-territorialité puisqu’une voiture est un domicile. En roulant à son bord, Borg se trouvait en territoire français.
Tu ne trouves pas ça fantastique, toi ? Moi aussi. Faut pas rigoler avec une malédiction, mon pote ! A preuve.
Je fais demi-tour pour rejoindre mes compagnons. Borg Borïgm mort, c’est la fin de l’enquête.
Peu importe, puisqu’il n’avait plus rien à nous dire. Car je suis persuadé, moi, qu’il ne mentait pas. Qu’il ignorait bel et bien la provenance de la fameuse fiole d’Inertium. Magie noire ! Toute cette histoire ne baigne-t-elle pas dans l’occultisme ?
Je crois trouver le Vieux en plein savonnage. M’attends à ce qu’il houspille le Gros avec une sévérité très extrême.
Lui réclame sa démission.
Le menace de poursuites.
Le mette aux arrêts de vigueur.
Au lieu de cela, on dirait qu’il est en train de le sacraliser. Il l’écoute, pensivement, et on voit de l’admiration dans sa prunelle à moins dix degrés. On le devine bouleversé, le Scalpé.
A peine apparais-je, qu’il me dit :
— Alors, il paraît que c’est affreux ?
J’acquiesce.
— Coupé en deux par la portière, prétend ce cher Bérurier ?
— Oui, dis-je dans un souffle.
Le Gravos est assis dans le fauteuil qu’occupait naguère Borg Borïgm. Il a l’air tout ratatiné, tout vieux, malade. Il parle en chevrotant, un peu comme Pinuche.
— Il fallait, dit-il. C’était l’obscurcissement. La nuit. On pouvait pas en sortir. Son cerveau gênait parce que son cerveau captait pas. A présent ça s’éclaircit. Dedieu ce que ça s’éclaire bien… Y’ m’ faisait du brouillage, vot’ tocard. C’tait un médium à la graisse d’oie mécanique. Un lavedu de l’encultisme. Biscotte cézigue, je pataugeais dans la purée. Tout ce que je captais, c’était la migraine… V’là pourquoi j’ai eu besoin qu’y se taille. Sur le coup je pensais pas qu’y se buterait, j’avais seulement le désir qu’y s’en aille. A peine parti, v’là qu’un cinoche m’a démarré… J’ai vu l’accident, le pont, le drapeau envolé…
Mais attendez… Attendez… le flacon… Donnez que j’y touche. Merci, Patron… Ouais, je vois, j’aspers-je. Un vieux… Des lunettes, une barbe… Très vieux, ce vieux. Vachement savant. Y dirige un pensionnat plein de petites gonzesses choucardes. Il a des mœurs équinoxes. Se fait des jules. Du moins, il les papouille. Mais son vrai vice, c’est de ligoter des vieux bouquins. Pas des bouquins, des papelards en rouleaux, durs comme cuir. Attendez, y z’ont un nom… Ça ressemble à rhume. Des… Merde, faut que je trouve. Runes. Des runes ? Ça existe, ça, Patron ? Oui, gigot ! Des runes qu’il a trouvées dans une grotte, à Cervò, au nord du pays. Alors il se dépatouille avec ces runes de Cervó, pendant des années.
Vous verriez c’ t’ écriture bizarre. Comment qu’il arrive à comprendre, je comprends pas. Tu parles d’un charabia ! Mais il pige, le vieux, il pige… C’est rapport à un métallorite qu’est chu du ciel, y a des millions d’années… Enorme. Une vraie montagne… Verte ! Merde, vous entendez ce que je cause ? Une montagne verte ! Elle s’est plantée dans le sol, que toute la Terre en a tremblé à l’époque. Au gros machin, comment, déjà… Le Gros and lent ? Ça existe ? Vous dites, Boss ? Groenland ! D’accord. Au nord estrême du Groenland. Chplaoff ! Dedieu, c’te bouse de vache ! A l’époque y’avait des bananiers et des cocotiers, au gros and lent. Des orchites de toutes les couleurs, de la vigne. Mais ce machin qu’a chu, bordel, v’là que ç’a amené le froid. C’était du froid en poudre, si vous préféreriez. Une montagne de froid qu’a tout refroidi c’te partie du monde. Ça s’est mis à cailler, à geler. La végétation a disparu. A la place des champs de fleurs, la banquise, mes drôles. Putain, quelle calamité !
Le vieux, avec ses runes, y n’en revenait pas. Voulait pas croire. Craignait qu’on le crusse pincecorné de la touffe. Une année, profitant des vacances, il a frétillé une espédition au gros and lent. Il a retrouvé l’endroit supposé du métallurgiste tombé du ciel. Il a espliqué à des Esquimaux qu’y fallait creuser beaucoup, profond, très loin. Leur a laissé du fric, des indications. Leur a conseillé de se gaffer quand c’est qu’ils approcheraient la montagne verte enterrée. Leur a dit que sitôt qu’ils auraient découvert la découverte, faudrait lui amener dare-dare un échantillon dans la petite boutanche en plomb et nickel. Qu’autrement sinon, y aurait de la méchante » malédiction sur la tribu. Y t’nait farouche à son idée. L’était sûr de lui, ce pékin. La découvrance du siècle, et même plus : de l’univers quasiment pour dire. L’est rentré dans son pensionnat.
Des années ont écoulé. Il est mort. Dedieu, le salaud ! Borïgm qui l’a assaisonné ! Brèfle, ça n’ concerne pas la drogue, comment qu’ vous l’appelez déjà, Patron ? De l’Inertium ! Les Esquimaux ont creusé, creusé… Des années, creuse que je te creuse ! Des vraies taupes. Y z’ont trouvé la montagne. Une chiée en sont clamsés. Vous parlez d’une malédiction. Y z’ont cru conjuguer le mauvais sort en apportant l’échantillon au vieux, comme promis. Un des leurs, plus dégourdoche, s’est mis en route… L’a pris un barlu pour la Norvège, puis il s’est pointé à pince jusqu’au lac Vättern. Des semaines à arquer dans la forêt…
Bon, y déboule à l’institut, un matin. L’avait été rancardé par des bûcherons sur la mort du vieux. S’est dit qu’il fallait tout de même apporter le flacon chez lui, pisque c’était juré promis, que ça leur conjuguerait tout de même le vilain sort. Y s’est introduit par une fenêtre. A déposé la boutanche et il est reparti. Et si je vous disais que ce con-là, le lendemain, s’est fait rectifier par un train en traversant la voie ferrée ? Dedieu de fend de pute, j’y vois comme en plein jour… La montagne verte, dans la terre. Y a des travaux pour la dégager. Des gonzes, en ce moment, drôle d’équipement ! C’est plus des Esquimaux pour le coup ! Vous parlez d’un outillage. Y vois le drapeau amerlock, dessus ! Y disent qu’y font du forage pour chercher de l’essence, mais mon zob, oui ! Y récupèrent de la poudre à gel. Leur intention c’est de s’en servir pour fabriquer des frigos. Plus besoin d’électrac. D’ailleurs, c’t’ une source d’énergie, ce froid en poudre… On va en causer, dans le monde, très bientôt, sitôt que les Ricains l’auront fait breveter, qu’y z’auront la licence, l’esclusivité d’exploitation pleine et entière.
Dites, je vois bien… Jamais mes visions ont été aussi limpides. On dirait que mon cerveau s’envole. J’aurais pas de la température, selon vous ? C’t’ inimaginable ce qui m’arrive. Bougez pas que je visionne Pantruche. Chez moi. Nom de Dieu ! Berthe ! Salope ! Non mais, regardez-moi ça, pendant que sa nièce est à l’école ! Boug’ de dégoûtante ! Un homme comme moi ! L’enviander avec un homme comme lui. Appelle-moi-la au téléphone, Sana. Demande à Eggkarte, je veux y causer dans la foulée. Vite ! Sinon je risque de faire une infrastructure du myocarde ! Appelle, bordel ! J’ai le droit, non, depuis le temps que je me pète les durites du caberluche pour vous arranger les bidons. J’en ai ma claque de voir pour tout le monde ! Je veux regarder pour moi aussi. Appelle ou je fais un malheur. Je tue quelqu’un ! Moi, ou n’importe qui. La vache vachante, depuis le temps que j’ai envie d’y dire son fait, d’y faire sa fête ! Le bignou, tonnerre de merde !
Le Vieux me fait signe d’accéder à son désir.
Eggkarte, toujours à disposition, se met à solliciter les standardistes suédoises.
Pendant qu’elle s’active, on conciliabule, le Dirlo et moi.
— Vous croyez à ce qu’il a dit, San-Antonio ? murmure le Vieux.
Je hausse les épaules.
— Pourquoi douterions-nous ? Il nous a déjà donné tant de preuves de sa voyance. De toute manière, Patron, maintenant que Borïgm est mort, toute piste est coupée. Nous n’avons que les visions du Gros à quoi nous raccrocher.
— J’informerai les hautes instances de chez nous. J’aimerais assez qu’on envoie une mission d’étude au Groenland, histoire de vérifier.
— J’aimerais également, monsieur le directeur…
Eggkarte entrouvre la porte.
— Madame Bérurier au téléphone, annonce-t-elle.
Pour lors, mon cher grand Gros s’arrache de son fauteuil et passe dans la pièce voisine où les deux jeunes mariés se font des mamours attendrissantes.
Il cramponne le combiné.
— Berthe ?
Sa voix est sèche, péremptoire.
— Ici, Alexandre-Benoît, ma vache… Ta gueule, je cause ! Je veux te dire une chose : j’ai beau z’être au nord de la Suède, je te vois. Parfaitement ! J’ai un don. T’es avec Alfred, bougresse. Y te calce dans ma propre chambre à coucher. Quoi ? Non, c’est pas la concierge qui m’a prévenu. Je vous vois, je te dis. J’ai un don ! J’sus devenu visionneur en Suède. Un don, ça s’explique pas. Tu veux que j’ te dise, Berthe ? J’imaginais pas ça. J’ sus déçu. Naturliche je me savais cornard.
Depuis des années j’ sais qu’Alfred t’embourbe, mais je disais trop rien parce que j’espérais qu’y te réussissait, l’apôtre. J’ me disais : du moment qu’elle se le fait avec persévérance, c’est qu’y doit avoir quéque chose que je dispose pas. J’ me prêchais le calme : Béru, t’es qu’un p’tit paysan dégrossi. Alfred, lui, est un coiffeur de la ville, qu’a reçu des instructions, des éducations. Y doit lui pratiquer des séances mémorables que je sus incapable de rivaliser avec. J’en prenais mes parties, quoi ! J’étais modeste. Et v’là que grâce à mon don, j’ vous vois bouillaver, les deux. Quelle misère ! C’est ça qu’il appelle baiser, ton Alfred ? Dis, il a un bistouri de renard, ce con ? Et y s’en sert comme un vitrier de son couteau à mastique. J’ vous regardais faire et la honte m’en venait pour lui. Quel minable ! Dis, la Mère, tu préfères ses petites singeries de garenne à mes envolées majestueuses ? Allons, allons, allons, de qui se moque-t-on ? Un coup de rein de ramoneur, et j’ te connais bien ! Ma pauv’ fille. Tu te rappelles pas les tringlées monstres au camarade Béru, dis, Poulette ? La manière caressante qu’il te fignole l’œil de bronze en brossant ? Evidemment, c’est pas Alfred qui peut te réussir un encerclement pareil avec ses brandillons de pingouin ! Et quand je te fais mon solo de flûte de Pan à moustaches, que t’en renverses not’ lampe de chevet à force d’estase, hein ? Non mais, non mais…
Se faire encorner par cette petite vermine frisottée, je te jure, y a de quoi se couper les burniches au sécateur ! Sérieusement, ça te donne pas le fou rire, ses espiègleries à ce mal queuté ? Toc, toc, le petit ouistiti du zoho ! Dis, faut qu’y se parfume pour que tu le sentes ! Merde, je parie que c’est ça, hein ? Il te chambre à l’odeur. T’es une reniflante, Berthy. Tu me doubles avec l’œillet fané de Grenoville. Je sus pas cocu par un chibre, mais par un flacon ! Quand je pense que juste avant de partir je t’ai fait la sentinelle polissonne debout dans notre vestibule pendant que Marie-Marie regardait « Des chiffres et des lettres » à la téloche. Que je t’ai coltinée sur au moins cinq mètres en tringlant, pisque t’aimes coïter en marchant ! Boug’ de grosse punaise, va ! Demande à ton Alfred d’en faire autant. Même à l’aide d’une brouette y y’arriverait pas, ce nœud flasque, avec ses biceps d’aiguille à tricoter !
Non, je te jure, les gonzesses, y a des moments, tu comprends plus. T’as beau chercher des hypothèses, des escuses, faire ton propre m’éencule pas, c’est le blagoute complet. Dedieu, et la semaine dernière, quand la digue m’a emparé dans notre bagnole en allant chez Pinaud bouffer. Que je t’ai fait la chevauchée héroïque dans notre 4L qu’à présent la banquette avant n’a plus de dossier. Même qu’a fallu que je sorte engueuler la populace voyeuse quand on a eu terminé. Et l’été dernier, chez ton cousin, à la campagne ? Tu te la rappelles la monumentale tringlerie dont je t’ai fait l’avantage sur la table de la ferme, pendant que Germaine traisait les vaches ? Tellement que la grand-mère en a pissé dans son fauteuil, d’émotion, la pauv’ femme.
« Tout ça pour te laisser culbuter par un merlan pas frais. C’est ben pour le plaisir, hein ? Dedieu, attends seulement que je rentre à tome. Tu vas mordre le topo. Je lui montrerai la manière de s’en servir, de la Berthe. Je veux qu’il apprenne qu’un instrument pareil, c’est pas seulement pour faire du bruit. On lui produira la toute grande séance de gala. Le pouce majuscule pour commencer. Le doigt dans le judas. La bébête qui monte, le pou nerveux, le signe du cancer. Toute la lyre. Et l’enfourchement en voltige. Le pas des lanciers. Le cosaque en folie. On purge B.B. Lartilleur de Metz. Faut pas qu’y meure idiot, cet homme. On lui apprendra tout ce dont il a raté. En attendant, dis-y qu’y saute dans son futal, puis dans sa chignole et qu’il aille se faire beurrer le trésor chez les Grecs, c’est tout ce qu’il mérite. »
Il raccrocha, ayant maigri de trois bons kilogrammes à gesticuler.
Un peu plus tard, nous prîmes congé des deux tantes nouvelles mariées. Elles nous suppliaient de prolonger notre séjour chez elles, mais nous refusâmes et atténuâmes leur déception en leur promettant des cartes postales de Paris.