Chapitre X

Le Grand Hôtel martien n’abritait maintenant pas moins de deux clients, ce qui imposait un effort sévère à son personnel de fortune. Les compagnons de Jimmy s’étaient arrangés pour être hébergés chez des amis, mais comme lui-même ne connaissait personne à Port Lowell, il avait dû se résigner à accepter l’hospitalité officielle. Gibson se demandait si cela irait sans inconvénient. En effet, il ne désirait pas forcer une amitié qui, malgré tout, était encore fragile et provisoire. Or, si Jimmy demeurait en contact permanent avec lui, les résultats pouvaient être désastreux. L’écrivain se souvenait d’une épigramme composée un jour par un de ses ennemis et qui disait : « Martin est le meilleur garçon du monde, à condition que vous ne le voyiez pas trop souvent. » Il y avait assez de vérité là-dedans pour le blesser, et Gibson se souciait peu de refaire une expérience de ce genre.

Peu à peu, sa vie avait adopté une routine assez stable. Le matin était consacré au travail. C’était le moment où il jetait sur le papier ses impressions sur Mars, non sans présomption d’ailleurs, puisqu’il n’avait vu jusque-là qu’une bien minime partie de la planète. L’après-midi était réservé aux tours d’inspection et aux interviews des habitants.

Jimmy l’accompagnait parfois dans ces visites, et une fois même, tout l’équipage de l’Arès s’était rendu avec lui à l’hôpital pour voir où en étaient le docteur Scott et ses collègues dans leur lutte contre la fièvre martienne. Il était encore trop tôt pour tirer des conclusions, mais Scott semblait assez optimiste :

— Ce qu’il nous faudrait, disait-il en se frottant les mains avec nervosité, c’est une bonne épidémie qui permettrait d’essayer convenablement notre remède. Nous n’avons pas assez de cas en ce moment.

Jimmy avait deux raisons pour suivre le romancier dans ses démarches. Tout d’abord, son ami pouvait pénétrer à peu près partout où il le désirait, et c’était pour le jeune homme l’occasion de voir des endroits intéressants qu’il n’eût jamais connus sans cela. Le deuxième motif, purement intime celui-là, était son intérêt croissant pour le singulier caractère de Martin Gibson.

Ce dernier n’avait jamais repris leur premier entretien, en dépit de rapports devenus très étroits. Jimmy sentait que le romancier était soucieux de s’attirer son amitié et de lui faire oublier ses erreurs du passé. L’étudiant était très capable d’accepter son offre, car il réalisait assez bien que Martin pouvait lui être extrêmement utile dans sa carrière. Comme beaucoup de jeunes gens ambitieux, il calculait froidement ses intérêts et composait son attitude en conséquence. Gibson eût été passablement consterné d’apprendre certains calculs de son protégé au sujet d’avantages que pouvait valoir son patronage.

Toutefois, il eût été injuste de prétendre que l’esprit de Jimmy n’était occupé que par ces considérations matérielles. À certains moments, il comprenait la solitude intérieure de son ami, la solitude du célibataire qui prend de l’âge. Peut-être réalisait-il aussi, encore inconsciemment, qu’il commençait à représenter pour lui le fils que Gibson n’avait jamais eu. Il n’était pas bien sûr de désirer ce rôle, mais il se sentait quelquefois plein de compassion pour Martin, et il éprouvait alors le besoin de lui être agréable. Après tout, il est difficile de ne pas ressentir une certaine affection pour quelqu’un qui vous aime.

L’incident qui introduisit un élément nouveau et tout à fait inattendu dans la vie du jeune garçon fut vraiment très banal. Jimmy était sorti seul un après-midi et, comme la fantaisie l’avait pris d’aller boire quelque chose, il avait pénétré dans le petit café situé en face du bâtiment de l’administration. Malheureusement, il avait mal choisi son heure, car le local fut subitement envahi alors qu’il sirotait tranquillement une tasse de thé. La pause de vingt minutes qui interrompait toute activité sur Mars venait de commencer. C’était une règle que l’administrateur avait imposée dans l’intérêt de la productivité, encore que chacun eût préféré s’en passer et terminer le travail un peu plus tôt.

Jimmy fut très vite entouré par une armée de jeunes femmes qui se mirent à le lorgner avec une candeur alarmante et un manque total de retenue. Une demi-douzaine d’hommes étaient entrés avec la bande, mais ils se réunirent autour d’une même table pour s’assurer une mutuelle protection. D’ailleurs, à en juger par leur air absorbé, ils continuaient à se battre mentalement avec les dossiers qu’ils avaient laissés sur leurs bureaux.

Une femme à l’aspect sévère, qui devait approcher de la quarantaine — probablement une secrétaire en chef — était assise juste en face de Jimmy et conversait avec une toute jeune fille. Il décida de finir sa consommation aussi vite que possible et de s’en aller.

Comme il se frayait à grand-peine un passage, il trébucha soudain sur une jambe étendue. S’agrippant à la table, il réussit à éviter le pire, mais au prix d’un douloureux choc au coude. Sur le coup, il oublia qu’il n’était plus à bord de l’Arès et manifesta ses sentiments par quelques mots bien choisis puis, rouge jusqu’aux oreilles, il s’enfuit vers la liberté. Toutefois, il avait eu le temps de remarquer que la femme d’un certain âge s’efforçait de retenir son rire, tandis que la plus jeune n’essayait même pas d’en faire autant.

Il oublia bientôt cette petite mésaventure.

Ce fut Gibson qui la lui rappela le lendemain, tout à fait incidemment, tandis qu’ils conversaient tous les deux. Ils en étaient venus à parler de l’évolution rapide de la cité au cours des dernières années, en se demandant si elle se poursuivrait au même rythme dans l’avenir. Le romancier faisait remarquer la répartition normale des âges, qui était due au fait qu’aucune personne de moins de vingt et un ans n’avait été admise à émigrer sur Mars. Il existait de la sorte une brèche complète entre dix et vingt et un ans, un trou que le taux de natalité élevé de la colonie ne tarderait pas à combler. Jimmy écoutait sans trop d’intérêt quand cette réflexion de son ami le fit sursauter.

— C’est drôle, lâcha-t-il, hier, j’ai aperçu une jeune fille qui avait à peine dix-huit ans.

Il se tut brusquement. Comme une bombe à retardement, le souvenir du rire moqueur qui avait accompagné sa fuite hors du café venait d’éclater dans sa mémoire.

Il n’entendit pas Gibson lui rétorquer qu’il avait dû se tromper. L’idée venait de s’imposer à lui qu’il devait revoir cette fille, qui qu’elle fût ou d’où qu’elle vînt.

Dans une agglomération comme Port Lowell, tout le monde se rencontrait tôt ou tard, au hasard d’une promenade. Mais comme Jimmy n’avait pas l’intention d’attendre une entrevue problématique, il s’installa dès le lendemain devant une tasse de thé, à la même table du petit bar, juste avant la pause de l’après-midi.

Ce comportement peu subtil lui avait causé une certaine angoisse. Sa présence n’allait-elle pas paraître trop manifestement intéressée ? Mais, après tout, n’était-ce pas son droit de se rafraîchir, comme les employés du service administratif ? Bien sûr, il y avait aussi la débâcle de la veille. Pour se réconforter, Jimmy évoqua une citation où il était question de cœurs courageux et de belles dames.

Ses scrupules étaient superflus. Bien qu’il eût attendu jusqu’à ce que le café se vidât de tous ses clients, il ne vit aucune trace de la belle ni de sa compagne. Elles avaient dû aller ailleurs.

Pour un jeune homme débrouillard comme lui, ce n’était qu’un échec, gênant peut-être, mais provisoire. La jeune fille devait certainement travailler dans le bâtiment de l’administration et l’on pouvait invoquer d’innombrables prétextes pour le visiter. Jimmy pouvait, par exemple, demander quelques renseignements sur ses appointements, mais il réfléchit et se dit que cela ne le conduirait pas dans les bureaux du classement ou des sténodactylos, où elle était probablement employée.

Il valait mieux surveiller l’édifice aux heures d’entrée et de sortie du personnel. Avant que Jimmy ne tentât de résoudre ses difficultés, le destin entra de nouveau en jeu sous les traits de Martin Gibson qui arrivait, passablement essoufflé.

— Je te cherche partout, Jimmy ! Dépêche-toi d’aller t’habiller ; tu ne sais donc pas qu’il y a un spectacle ce soir ? Nous sommes tous invités chez l’administrateur avant la séance. Il nous reste deux heures …

— Quelle est la tenue de rigueur pour un dîner officiel, ici ?

— Short noir et cravate blanche, je pense, dit Gibson, en hésitant un peu. Ou bien le contraire. De toute façon, on nous le dira à l’hôtel. J’espère qu’on trouvera quelque chose à ma taille.

On trouva, mais de justesse. Sur Mars, où les vêtements sont réduits à leur plus simple expression par suite du conditionnement de l’air, la tenue de soirée consistait simplement en une chemise de soie blanche à deux rangées de boutons de nacre, une cravate noire et un short de satin noir comportant une ceinture de larges anneaux d’aluminium montés sur un support élastique. Le tout avait meilleure allure qu’on aurait pu le croire, mais ainsi accoutré, Gibson représentait une sorte de compromis entre un boy-scout et un page. Par contre, Norden et Hilton portaient beau. Mackay et Scott étaient moins élégants ; quant à Bradley, il ne s’en préoccupait pas le moins du monde et ça se voyait.

La résidence de l’administrateur était la demeure privée la plus vaste de la planète, encore qu’elle eût semblé très modeste sur Terre. Les invités se réunirent dans le salon d’attente où on leur servit l’apéritif — un véritable, celui-là — avant de passer à la salle à manger.

En tant que second en grade après Hadfield, le maire Whittaker avait été également invité. En écoutant la conversation des deux hommes avec Norden, Gibson nota, pour la première fois, le respect dont les colons entouraient les hommes qui assuraient la liaison avec la Terre.

Hadfield ne tarissait pas d’éloges sur l’Arès et devenait presque lyrique lorsqu’il vantait sa vitesse, sa capacité de transport et les heureux effets qui en découlaient pour l’économie de Mars.

— Avant d’aller plus loin, déclara-t-il, une fois l’apéritif vidé, je serais heureux de vous présenter ma fille, qui s’occupe en ce moment des préparatifs. Je vous prie de m’excuser, je cours la chercher …

Il ne fut absent que quelques secondes.

— Voici Irène, annonça-t-il, en cherchant vainement à ne pas laisser transparaître de fierté dans sa voix.

Il la présenta à chacun de ses invités, un par un, et arriva finalement devant Jimmy.

La jeune fille regarda ce dernier avec un charmant sourire.

— Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, n’est-ce pas ? dit-elle.

Les joues du jeune stagiaire s’empourprèrent, mais il ne perdit pas pied et lui retourna son sourire.

— C’est exact, répondit-il.

C’était tout de même stupide de sa part de n’y avoir pas songé. En réfléchissant un tant soit peu, il aurait dû deviner qui elle était. Sur Mars, le seul homme qui pouvait se permettre d’enfreindre les règles était celui qui les instituait !

Jimmy se souvenait d’avoir entendu dire que l’administrateur avait une fille, mais il ne lui était pas venu à l’idée d’associer les deux faits. Tout s’expliquait, à présent : quand Hadfield et sa femme avaient émigré, leur fille unique les accompagnait, ainsi que le prévoyaient les clauses du contrat. Personne d’autre n’avait été autorisé à en faire autant.

Bien qu’excellent, le repas fut un peu pénible pour Jimmy, non faute d’appétit ( ce qui eût été inconcevable ), mais parce que le jeune homme était mal placé et qu’il mangeait d’un air distrait. Assis presque à l’extrémité de la table, il ne pouvait voir Irène qu’en se tordant le cou d’une façon fort peu distinguée, aussi éprouva-t-il un sérieux soulagement quand le dîner fut terminé et quand les invités se levèrent pour le café.

Deux autres habitants de la maison de l’administrateur attendaient déjà au salon : c’était un couple de chats siamois, occupant les meilleurs sièges et contemplant les visiteurs d’un regard impénétrable. Gibson, à qui ils furent présentés comme Topaze et Turquoise, essaya aussitôt de s’en faire des amis.

— Aimez-vous les chats ? demanda Irène à Jimmy.

— Oui, plutôt …, répondit-il, bien qu’il les eût en horreur. Il y a longtemps qu’ils sont ici ?

— Oh, environ un an. Ce n’est qu’un caprice, vous savez. Ils sont les seuls animaux vivant sur cette planète, et je me demande s’ils l’apprécient …

— En tout cas, je suis certain que la planète, elle, les apprécie. Est-ce qu’ils ne sont pas un peu gâtés ?

— Ils sont trop indépendants. Je ne crois pas qu’ils éprouvent réellement de l’affection pour quelqu’un, même pour papa, qui aime pourtant se l’imaginer.

Avec beaucoup de tact, et profitant des bonnes dispositions de la jeune fille qui allait toujours au-devant de ses questions, Jimmy amena la conversation sur des sujets plus personnels. Il apprit ainsi qu’elle travaillait à la section de comptabilité, et qu’elle était également au courant de pas mal d’autres besognes du service administratif, où elle espérait occuper un jour un poste important. Il devina que la situation de son père était plutôt un léger handicap pour Irène. Si cela contribuait à lui rendre la vie plus facile sur certains points, sur d’autres elle constituait un préjudice bien défini, car Port Lowell était férocement démocratique.

Il était très difficile de cantonner Irène au sujet martien, car elle préférait de beaucoup entendre parler de la Terre, qu’elle avait quittée tout enfant et qui revêtait dans son imagination l’aspect fabuleux d’un rêve. Jimmy fit de son mieux pour répondre à sa curiosité, trop heureux de captiver son attention. Il parla des grandes villes du globe, de ses montagnes et de ses océans, de son ciel bleu aux nuages fuyants, de ses rivières et de ses arcs-en-ciel, toutes choses dont Mars était privée. Tout en s’animant, il sombrait de plus en plus sous le charme des yeux rieurs de sa compagne. On ne pouvait les décrire mieux, car Irène paraissait être, à tout moment, sur le point de vous faire partager une plaisanterie secrète.

Se moquait-elle encore de lui ? Jimmy n’en était pas sûr et, d’ailleurs, il ne voulait pas en tenir compte. Qu’il est stupide de croire, se disait-il, que l’on reste bouche cousue en de telles occasions ! Il n’avait jamais été aussi bavard de toute sa vie …

Il réalisa soudain qu’un grand silence s’était fait et que tous les regards étaient braqués sur eux.

— Hum ! toussota Hadfield. Si vous en avez terminé tous les deux, nous pourrions peut-être nous en aller. Le spectacle commence dans dix minutes.

Quelques instants plus tard, ils faisaient leur entrée dans le petit théâtre où la majeure partie de la population de Port Lowell semblait s’être entassée. Whittaker, qui était parti en avant pour prendre certaines dispositions, les accueillit à la porte et les mena aux places réservées qui occupaient presque entièrement la première rangée. Gibson, Hadfield et Irène se trouvaient au centre, flanqués de Norden et de Hilton, au grand désarroi de Jimmy, auquel ne resta plus que la solution de regarder le spectacle.

Comme la plupart des représentations d’amateurs, celle-ci n’était bonne qu’à moitié. Animée par une chanteuse soprano qui pouvait rivaliser avec les meilleures professionnelles terrestres, la partie musicale se révéla excellente. Gibson ne fut pas surpris de voir la mention « ex-chanteuse du Royal Covent Garden Opéra » suivre son nom sur le programme.

Suivit un intermède dramatique qu’une héroïne malheureuse et un vilain moyenâgeux interprétèrent de leur mieux. Le public l’apprécia particulièrement, le fit savoir en applaudissant ou en huant les différents personnages, et en criant des conseils gratuits.

Ensuite se produisit l’un des plus étonnants ventriloques que le romancier eût jamais vus. La démonstration allait se terminer que — le fantaisiste avoua délibérément la supercherie une minute avant la fin — Martin réalisa seulement qu’un récepteur radio était caché à l’intérieur de la poupée, ainsi qu’un acolyte dans la coulisse.

Le morceau suivant, une satire sur la vie de la cité, était tellement rempli d’allusions à la vie locale que l’écrivain n’en comprit que des fragments. En tout cas, les tribulations du personnage principal ( un fonctionnaire tourmenté, visiblement calqué sur le maire Whittaker ) déchaînèrent des tempêtes de rires. L’hilarité augmenta encore quand un individu pittoresque se mit à le harceler de questions saugrenues ( les réponses étant notées sur un petit calepin sans cesse égaré ) et qui prenait des photos de tout ce qu’il apercevait.

Gibson mit plusieurs minutes à comprendre l’allusion faite à sa personne, puis il commença à virer au rouge foncé. Il se dit finalement qu’il ne lui restait qu’une chose à faire : rire plus fort que les autres.

La séance se termina par des chœurs auxquels tous les spectateurs prêtèrent leurs voix. C’était un genre de distraction que Gibson ne prisait guère, mais il y trouva cependant plus de plaisir que d’habitude. Une certaine émotion l’étreignit même alors qu’il entonnait les derniers accents, si bien que son chant s’étrangla dans sa gorge. Il resta silencieux un instant, surpris de ce qui lui arrivait.

La réponse pouvait se lire sur les visages qui l’environnaient. Il y avait là des hommes et des femmes unis dans une même tâche, tendus vers un but unique, chacun et chacune sachant que son travail était vital pour la communauté. Tous étaient conscients de leurs réalisations et ils éprouvaient une satisfaction que bien peu de gens pouvaient s’offrir sur Terre, où toutes les frontières étaient atteintes depuis longtemps déjà. Ce sentiment se trouvait encore intensifié et rendu plus vivace par le fait que Port Lowell était si petit que chacun s’y connaissait.

Bien sûr, c’était trop beau pour durer. Avec l’agrandissement de la colonie, l’esprit d’équipe de ces pionniers disparaîtrait peu à peu. Tout deviendrait trop vaste et trop bien organisé, l’exploitation de la planète ne serait plus qu’un travail comme un autre. Mais pour l’instant, la sensation était merveilleuse et l’homme qui pouvait en connaître une de cette qualité, une fois dans sa vie, avait de la chance. Gibson ne se sentait pas le droit de partager cette joie, car il n’était qu’un étranger. Néanmoins, il commençait à en avoir assez de son rôle de visiteur indépendant. S’il en était encore temps, Martin voulait se joindre aux conquérants de Mars.

Tel fut le moment précis où Martin Gibson troqua son âme terrestre contre une âme martienne. Personne n’en sut jamais rien. Même ceux qui étaient à ses côtés, s’ils remarquèrent quoi que ce soit, crurent simplement qu’il avait interrompu pendant quelques secondes le chant qu’il entonnait maintenant avec une ardeur nouvelle.

Le public se désagrégea par groupes joyeux, de deux ou trois personnes qu’on entendit encore rire, parler et chantonner alors qu’ils s’éloignaient dans la nuit.

Le romancier et ses compagnons reprirent le chemin de l’hôtel après avoir pris congé de l’administrateur et du maire. Les deux hommes qui veillaient pratiquement sur les destinées de la planète les regardèrent partir au long des rues étroites. Alors, Hadfield se tourna vers sa fille et lui murmura :

— Tu peux regagner la maison maintenant, chérie ; Whittaker et moi allons faire un petit tour. Je serai de retour dans une demi-heure.

Répondant de temps à autre à des saluts, ils attendirent que le square fût complètement désert. Whittaker, qui devinait le motif de leur entretien, trépignait d’impatience.

— Rappelez-moi que je dois féliciter George pour son spectacle de ce soir, prononça Hadfield.

— Entendu. Entre parenthèses, j’ai bien aimé l’allusion à Gibson, notre cafard public. Je suppose que vous voulez étudier de près son dernier exploit ?

L’administrateur parut un peu surpris par cette attaque directe.

— Il est un peu tard, et d’ailleurs rien ne prouve que l’irréparable soit accompli. Je suis simplement en train de me demander comment nous pourrions empêcher de pareils accidents dans l’avenir.

— Ce n’est vraiment pas la faute du chauffeur. Il ne savait rien du projet, c’est par un pur hasard qu’il est tombé dessus.

— Croyez-vous que Gibson soupçonne quelque chose ?

— Franchement, je n’en sais rien, mais il est assez malin …

— Pourquoi diable nous ont-ils envoyé un reporter ? Dieu sait si j’ai tout fait pour l’éloigner d’ici ! Il est capable de découvrir ce qui se passe avant longtemps. Je crois qu’il n’y a qu’une solution …

— Laquelle ?

— Le mettre au courant. Ne pas tout lui révéler, peut-être, mais assez pour qu’il se tienne tranquille.

Ils marchèrent en silence pendant quelques instants, puis Hadfield remarqua :

— C’est assez risqué ; cela suppose qu’il soit entièrement digne de notre confiance.

— Je l’ai bien observé, ces dernières semaines. Voyez-vous, en principe, il est de notre côté parce que nous réalisons le genre de choses dont il a parlé toute sa vie dans ses bouquins. Toutefois, il n’est pas encore sûr de son fait ; c’est pourquoi j’estime qu’il serait infiniment dangereux de le renvoyer sur Terre sans qu’il ait appris la nature exacte de ce qu’il soupçonne.

De nouveau, il y eut un long silence. Les deux hommes avaient atteint la limite du dôme ; le paysage martien, faiblement éclairé par la lueur irradiée par la ville, s’offrait à leurs yeux.

— Il faudra que j’y réfléchisse, dit Hadfield en pivotant pour retourner sur ses pas. Tout dépend de la rapidité des événements …

— Vous n’avez encore rien ?

— Non ! Que le diable les emporte ! On ne peut jamais fixer de dates à ces savants !

Un jeune couple passa bras dessus, bras dessous, devant eux, sans les remarquer. Whittaker sourit.

— À propos, Irène semble beaucoup s’intéresser à ce jeune … Comment s’appelle-t-il … Spencer !

— Oh, je n’en sais rien. Il représente surtout un nouveau visage, et puis, le vol interplanétaire est un métier tellement plus romantique que celui que nous avons ici !

— Toutes les jeunes filles en pincent pour les astronautes, hein ? Ne venez pas me dire que je ne vous ai pas prévenu !


Il devint bientôt évident pour Gibson que quelque chose était arrivé à Jimmy, et deux suppositions lui suffirent pour trouver la réponse correcte. Martin approuvait pleinement le choix de son protégé. Irène paraissait être une charmante enfant, d’après le peu qu’il avait vu d’elle. Elle était assez puérile, mais ce n’était pas nécessairement un handicap. Beaucoup plus important était son naturel gai et agréable, bien que l’écrivain lui eût découvert une fois ou deux un air songeur qui, d’ailleurs, ajoutait à son charme. Elle était aussi extrêmement jolie. Si l’âge de Gibson lui permettait de dire que ce n’était pas là un point capital, Jimmy pouvait voir la question d’un œil différent.

Martin résolut d’attendre que le jeune garçon abordât le premier la question. Selon toute probabilité, Jimmy était encore persuadé que personne n’avait rien remarqué. Pourtant, le sang-froid de Gibson l’abandonna quand son protégé lui annonça son intention d’occuper un emploi temporaire à port Lowell. Sa décision n’avait en soi rien d’anormal, elle était même de pratique courante parmi les équipages de fusées en escale, qui ne tardaient pas à ressentir les atteintes de l’ennui s’ils restaient inactifs entre deux voyages. Le travail qu’ils choisissaient était toujours d’ordre technique et se rapportait d’une façon ou d’une autre à leur activité professionnelle. Mackay, par exemple, enseignait les mathématiques aux cours du soir, tandis que l’infortuné Scott avait rallié l’hôpital sans délai, dès son arrivée, sans s’accorder la moindre détente.

Mais Jimmy, semblait-il, voulait du changement. On manquait de personnel à la section de comptabilité et il pensait que ses connaissances en mathématiques pourraient être utiles. Il avança un argument très persuasif que Gibson écouta avec un véritable plaisir.

— Mon cher Jimmy, dit Martin, lorsqu’il eut terminé, pourquoi me dire tout ceci ? Rien ne t’empêche de faire ce que tu veux si tu en as envie.

— Je sais, mais comme vous voyez souvent le maire, j’ai pensé que vous pourriez peut-être lui en toucher un mot pour me faciliter les choses.

J’en parlerai même à l’administrateur, si tu veux …

— Oh, non, je ne … bredouilla-t-il.

Il tenta de réparer sa bévue :

— Ce n’est pas la peine de le déranger pour des vétilles pareilles.

— Écoute, Jimmy, lança Gibson avec une grande fermeté, pourquoi me cacher quelque chose ? Est-ce une idée à toi ou est-ce Irène qui te l’a soufflée ?

Cela valait la peine d’avoir fait le voyage jusqu’à Mars, rien que de voir l’expression du jeune amoureux. On aurait dit un poisson sorti de l’eau depuis un moment et qui venait brusquement de comprendre sa situation.

— Ah ! dit finalement Jimmy. Je ne savais pas que vous étiez au courant. Vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ?

Gibson était sur le point de faire remarquer que ce serait tout à fait superflu, mais il vit dans les yeux de son interlocuteur une lueur qui le fit renoncer à toute velléité d’humour. La roue avait tourné, et il se retrouvait lui-même vingt ans plus tôt, au cours d’un certain printemps. Il savait exactement ce que Jimmy éprouvait en cet instant, comme il savait que rien de ce que l’avenir pourrait lui apporter n’égalerait les émotions que le jeune homme était en train de découvrir, toujours aussi neuves et aussi fraîches qu’au premier matin du monde. Il pourrait connaître d’autres amours plus tard : le souvenir d’Irène continuerait à façonner et à colorer sa vie, car cette jeune fille était l’incarnation d’un idéal qu’il avait emmené avec lui sur ce nouveau monde.

— Je ferai ce que je pourrai, murmura le romancier, en y mettant tout son cœur.

L’histoire se répète, mais jamais d’une façon identique, et une génération profite souvent des erreurs du passé. Bien des éléments échappent aux projets ou aux prévisions, mais Martin ferait tout pour se rendre utile et, cette fois-ci, les résultats seraient peut-être différents.

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