LE LIVRE DES JEUX

1

Il y avait eu des présages toute l’année, une pluie de sang sur Ni-moya, des grêlons effilés en forme de larme sur trois des cités du Mont du Château, puis une vision véritablement cauchemardesque, un gigantesque quadrupède noir aux yeux de rubis étincelants, avec une corne unique en spirale au milieu du front, qui voguait dans les airs au-dessus de la cité portuaire d’Alaisor, à la tombée du jour. Jamais un animal de cette espèce n’avait été vu sur le sol de Majipoor, et encore moins dans le ciel. Pendant ce temps, dans sa chambre quasi inaccessible, au niveau le plus profond du Labyrinthe, le vieux Pontife Prankipin allait enfin rendre le dernier soupir, entouré de la cohorte de mages, de sorciers et de thaumaturges dont la présence avait adouci les dernières années du vieillard.

Sur toute la surface de la planète, ce n’était que tension et appréhension. Comment savoir quelles transformations, quels périls pouvaient naître de la mort du Pontife ? La stabilité régnait depuis si longtemps : quatre pleines décennies, et plus encore, depuis le dernier changement de monarque sur Majipoor.

Dès que la nouvelle de la maladie du Pontife s’était répandue, les seigneurs, les princes et les ducs de Majipoor avaient commencé à se rassembler dans la vaste capitale souterraine pour le double événement à venir : le décès affligeant d’un empereur illustre et l’aube joyeuse d’un nouveau règne glorieux. Ils attendaient avec une impatience croissante, à peine dissimulée, ce qui, tout le monde le savait, devait se produire sous peu.

Les semaines passaient, mais le vieux Pontife s’accrochait à la vie de toutes les fibres de son être lâchant pied lentement, avec une extrême répugnance. Les médecins impériaux avaient depuis longtemps reconnu le caractère désespéré de son état. Les sorciers et les mages impériaux étaient impuissants à le sauver. De fait, ils avaient prédit l’inéluctable de longs mois auparavant, sans en parler au Pontife, et ils attendaient, comme tout Majipoor, que leur prophétie se réalise.

Le prince Korsibar, le fils de lord Confalume le Coronal, dont la noble prestance suscitait l’admiration universelle fut le premier des grands seigneurs à arriver dans la capitale pontificale. Korsibar chassait dans le désert sinistre qui s’étendait juste au sud du Labyrinthe quand la nouvelle lui parvint que les jours du Pontife étaient comptés. Il était accompagné de sa sœur, la belle lady Thismet aux yeux de jais, et de son entourage habituel de compagnons de chasse ; quelques jours plus tard étaient arrivés le Grand Amiral du royaume, le prince Gonivaul, et le cousin du Coronal, le duc Oljebbin de Stoienzar, qui occupait la charge de Haut Conseiller ; peu après, ce fut le tour du prince Serithorn de Samivole, fabuleusement riche, qui revendiquait dans son ascendance pas moins de quatre Coronals de l’Antiquité.

Le jeune, vigoureux et dynamique prince Prestimion de Muldemar – dont le nom était le plus souvent avancé pour devenir le nouveau Coronal de Majipoor, quand lord Confalume aurait succédé à Prankipin comme Pontife – était arrivé lui aussi ; il avait fait le voyage depuis la résidence du Coronal, au sommet du gigantesque Mont du Château, en compagnie de Serithorn. Prestimion était entouré de ses trois inséparables compagnons – le massif Gialaurys, à l’âme de glace. Septach Melayn, à la délicatesse trompeuse, et l’insaisissable petit duc Svor. D’autres puissants personnages les suivirent de près : Dantirya Sambail, le brusque et imposant Procurateur de Ni-moya, le jovial Kanteverel de Bailemoona et Marcatain, l’envoyée personnelle de la Dame de l’île du Sommeil. Puis lord Confalume en personne fit son apparition : le grand Coronal. D’aucuns affirmaient qu’il était le plus grand de la longue histoire de Majipoor. Au long de plusieurs décennies, il avait présidé en parfaite collaboration avec Prankipin, l’aîné des monarques, à une période de prospérité universelle sans précédent.

Ainsi, tout était en place pour la proclamation de la succession. Et l’arrivée de lord Confalume au Labyrinthe signifiait assurément que la fin de Prankipin était proche : mais l’événement attendu par tout le monde ne venait pas ; jour après jour, semaine après semaine, il ne venait pas.

De tous ces princes brûlant d’impatience, c’est Korsibar, le robuste et énergique fils du Coronal, qui paraissait avoir le plus de mal à supporter l’attente. Korsibar était un homme habitué à vivre au grand air, un chasseur réputé ; il avait des membres longs, des épaules carrées, un visage maigre aux joues creuses, devenu presque noir après une vie passée sous le soleil ardent. Le séjour interminable dans l’immense grotte souterraine qu’était le Labyrinthe l’exaspérait.

Korsibar venait de passer près d’un an à préparer et à monter une ambitieuse expédition de chasse qui devait parcourir l’arc méridional du continent d’Alhanroel. Il en rêvait depuis toujours ou presque – une expédition lointaine, qui aurait couvert des milliers de kilomètres et lui aurait permis de remplir la salle des trophées qu’il se réservait dans le Château de lord Confalume, d’y exhiber des animaux inconnus et merveilleux. Mais, dès le dixième jour de l’expédition, il lui avait fallu renoncer à son projet pour gagner en toute hâte le sombre Labyrinthe où jamais n’entrait l’air pur, ce royaume sans joie, profondément enfoui sous la surface de la planète.

Où, apparemment, il allait être contraint, par égard pour son père et pour son rang éminent, de tuer le temps en rongeant son frein, de tourner en rond pendant des semaines, voire des mois, dans l’infinité des interminables corridors tortueux étagés sur de nombreux niveaux. Sans oser partir, en attendant le moment où le vieux Pontife rendrait le dernier soupir et où lord Confalume lui succéderait sur le trône impérial.

D’autres, pendant ce temps, de moins noble naissance, étaient libres de parcourir tout leur content les terrains de chasse qui s’étendaient au-dessus de sa tête. Korsibar ne pourrait supporter beaucoup plus longtemps cette situation. Il rêvait de chasse ; il rêvait de lever les yeux vers un ciel pur et lumineux, de sentir sur ses joues le souffle doux et frais d’une brise du nord. À mesure que les jours et les nuits de désœuvrement s’accumulaient, son impatience grandissante menaçait d’exploser.

— Rien n’est plus haïssable que l’attente, déclara Korsibar en parcourant du regard le groupe rassemblé dans la vaste antichambre au plafond d’onyx de la Salle du Jugement.

Cette antichambre, trois niveaux au-dessus des appartements impériaux, était devenue le lieu de réunion habituel des nobles venus du Château.

— Cette attente interminable ! poursuivit Korsibar. Par tous les dieux ! Quand se décidera-t-il à mourir ? Que cela se produise, puisque c’est inéluctable ! Que cela se produise et qu’on en finisse !

— Chaque chose vient en son temps, répliqua le duc Oljebbin de Stoienzar avec l’onctuosité ampoulée dont il était coutumier.

— Combien de temps faudra-t-il encore se morfondre ici ? insista Korsibar avec colère. La planète entière est guettée par la paralysie depuis le début de cette affaire.

Le bulletin de santé matinal du Pontife venait d’être affiché. Aucun changement pendant la nuit ; l’état de Sa Majesté demeurait grave, mais elle tenait bon.

— Nous attendons, poursuivit Korsibar en frappant du poing dans la paume de sa main, nous attendons et nous attendons ! Nous ne faisons qu’attendre et rien ne se passe. Serions-nous venus trop tôt ?

— De l’avis du corps médical, Sa Majesté n’avait plus longtemps à vivre, glissa l’élégant Septach Melayn, l’ami le plus proche de Prestimion, un homme grand et svelte aux manières raffinées, mais un redoutable bretteur. Il semblait donc raisonnable de venir à ce moment-là et…

Une formidable éructation, suivie d’un rire tonitruant, l’arrêtèrent net. C’était ce grand costaud de Farholt, un fruste boute-en-train de l’entourage du prince Korsibar, qui faisait remonter son haut lignage à l’époque reculée du Coronal lord Guadeloom.

— L’avis du corps médical ? L’avis du corps médical, dites-vous ? Par les reliques des dieux, que sont les médecins, sinon de faux sorciers dont les sortilèges ne produisent pas l’effet souhaité ?

— Contrairement à ceux des vrais sorciers, c’est bien ce que vous prétendez ? demanda Septach Melayn d’une voix traînante, en prenant son ton le plus goguenard et en considérant le massif Farholt sans cacher la répugnance qu’il lui inspirait. Répondez à ceci, mon bon ami Farholt : imaginons que quelqu’un, lors d’une joute, ait transpercé de sa rapière la partie charnue de votre bras, que vous êtes étendu dans la lice et que vous regardez les flots de sang vermeil jaillir de votre blessure. Préféreriez-vous voir accourir un sorcier marmonnant des incantations ou un bon chirurgien qui suturerait la plaie ?

— Quelqu’un a-t-il jamais plongé sa rapière dans mon bras ou une autre partie de mon corps ? répliqua Farholt, la mine renfrognée et le regard noir.

— Vous ne m’avez pas bien compris, mon cher ami, poursuivit Septach Melayn. Auriez-vous donc l’esprit émoussé ?

— Plus que cette lame qui lui a transpercé le bras, lança le duc Svor, toujours prompt à la repartie.

Après avoir été longtemps un compagnon du prince Korsibar, le rusé et malicieux petit duc comptait maintenant parmi les amis les plus chers de Prestimion.

Des rires ténus s’élevèrent ; Korsibar, avec un roulement d’yeux féroce, leva les bras dans un geste de dégoût.

— Finissons-en une fois pour toutes avec ces bavardages oiseux ! Ne voyez-vous point comme il est stupide de passer nos journées ainsi ? De perdre notre temps dans cette prison souterraine privée d’air, quand nous pourrions être à la surface et vivre comme il sied que nous vivions…

— Bientôt, bientôt, déclara le duc Oljebbin de Stoienzar, avec un geste apaisant de la main. Cela ne peut pas durer beaucoup plus longtemps.

Plus âgé de vingt ans que les autres, une épaisse chevelure de neige et des joues sillonnées de rides profondes trahissant la différence d’âge, il s’exprimait avec le calme de la maturité.

— Une semaine ? lança Korsibar avec feu. Un mois ? Un an ?

— Un oreiller sur le visage et tout serait terminé dès aujourd’hui, marmonna Farholt.

Cela provoqua de nouveaux rires, plus gras cette fois, mais aussi des regards stupéfaits, de Korsibar en particulier, et deux ou trois hoquets de surprise devant tant de rudesse.

— Grossier, Farholt, bien trop grossier, fit le duc Svor avec un petit sourire glacé qui découvrit fugitivement ses petites incisives triangulaires. Il serait plus subtil, si le Pontife continue à traîner de la sorte, de soudoyer un des nécromanciens de son entourage, d’acheter pour vingt royaux quelques incantations et conjurations, en vue de l’expédier enfin dans l’autre monde.

— Qu’est-ce à dire, Svor ? lança une nouvelle voix dans l’antichambre, une voix ample et sonore, que tout le monde reconnut aussitôt. Seraient-ce des idées de trahison ?

C’était le Coronal lord Confalume, qui entrait au bras du prince Prestimion. Les deux hommes donnaient véritablement l’impression d’avoir déjà accédé à leurs nouvelles charges, Confalume le Pontife, Prestimion le Coronal, et remodelé le monde à leur guise en prenant le petit déjeuner. Tous les regards se tournèrent vers eux.

— Mille pardons, monseigneur, répondit benoîtement le petit duc.

Il pivota sur lui-même pour faire face au Coronal, s’inclina un peu sèchement mais avec grâce et forma des cinq doigts écartés d’une main le symbole de la constellation, en signe de respect.

— Ce n’était qu’une plaisanterie stupide, reprit-il. Je ne crois pas non plus que Farholt était sérieux quand il a suggéré d’étouffer le Pontife avec son oreiller.

— L’étiez-vous, Farholt ? demanda le Coronal d’un ton détaché, mais où perçait une menace voilée.

Farholt n’était pas réputé pour sa vivacité d’esprit ; Korsibar ne lui laissa pas le temps de formuler la réponse qu’il préparait laborieusement.

— Rien de sérieux ne s’est dit dans cette salle depuis des semaines, père. La seule chose sérieuse est cette attente interminable. Elle met nos nerfs à rude épreuve.

— Les miens aussi, Korsibar. Nous devons tous faire encore montre d’un peu de patience. Mais il existe peut-être un remède à ton impatience – meilleur que ceux de Svor et de Farholt.

Le Coronal sourit. Il s’avança tranquillement au centre de la salle pour prendre place sous un dais de soie écarlate portant le motif répété de l’emblème pontifical en filigrane d’or et losanges noirs.

La taille de Confalume ne dépassait pas la moyenne, mais il était bâti en force, large de poitrine, puissant de cuisse, digne père de son robuste fils. Il émanait de lui le rayonnement serein de celui qui vit depuis longtemps au sein de la grandeur. Lord Confalume était dans sa quarante-troisième année de règne, un total que bien peu avaient atteint dans l’histoire de la planète. Il semblait pourtant encore dans la force de l’âge. Son regard était vif et sa chevelure châtain bien fournie commençait seulement à grisonner.

Au col de la tunique d’un vert tendre du Coronal était fixée une rohilla, une petite amulette astrologique formée de fils d’or bleu enroulés autour d’un noyau de jade. Il y porta la main à deux reprises, d’un geste fugace, comme pour y puiser de la force. Plusieurs nobles touchèrent aussitôt leur propre amulette, inconsciemment peut-être. Ces dernières années, suivant en cela l’exemple du Pontife, de plus en plus réceptif au surnaturel, le Coronal avait montré une attirance croissante pour les nouvelles et étranges philosophies ésotériques qui avaient fait quantité d’adeptes dans toutes les couches de la société ; la cour lui avait docilement emboîté le pas, à l’exception d’une poignée d’incorrigibles sceptiques.

En parlant, le Coronal semblait accorder en même temps à tout un chacun une attention particulière.

— Prestimion, expliqua-t-il, est venu ce matin me faire une suggestion qui, à mon sens, ne manque pas d’intérêt, il est conscient, comme nous tous, de la tension que provoque cette période d’oisiveté forcée. Le prince Prestimion propose donc qu’au lieu d’attendre que le décès de Sa Majesté donne le signal des traditionnels jeux funéraires, nous nous disposions à organiser sans délai les premières épreuves. Ce sera une manière de passer le temps.

Farholt ne put retenir un grognement de surprise et d’approbation mêlées. Les autres, y compris Korsibar, demeurèrent un moment silencieux.

— Cela serait-il convenable, monseigneur ? demanda très doucement le duc Svor.

— Pour des raisons de précédent ?

— Pour des raisons de bon goût.

— Ne sommes-nous pas les arbitres suprêmes du goût, Svor ? poursuivit le Coronal sans se départir de son amabilité.

Il y eut des frémissements dans le petit groupe des amis du prince Korsibar et de ses compagnons de chasse. Mandrykarn de Stee murmura quelque chose à l’oreille du compte Venta d’Haplior ; Venta prit Korsibar à part pour lui glisser quelques mots. Le prince parut troublé et surpris par les paroles de Venta.

Puis il se tourna vers le Coronal.

— Puis-je donner mon avis, père ? fit-il brusquement.

L’embarras était manifeste sur son visage allongé aux traits vigoureux, au front sillonné de plis profonds ; il tira sur les pointes de sa grosse moustache noire, il posa une main puissante sur sa nuque et serra.

— Je vois les choses de la même manière que Svor : cela me paraît inconvenant. Se lancer dans les jeux funéraires avant même que le Pontife soit descendu dans la tombe…

— Je ne vois rien à y redire, mon cousin, répliqua le duc Oljebbin. Si nous gardons pour plus tard les parades, les banquets et l’ensemble des réjouissances, qu’importe si les épreuves commencent sans tarder ? Prankipin est condamné, c’est indéniable. Les sorciers impériaux ont lu dans l’avenir et annoncé la fin prochaine du Pontife. Ses médecins prédisent la même chose.

— Avec, espérons-le, des preuves plus tangibles que les sorciers, glissa Septach Melayn, qui ne faisait pas mystère du mépris dans lequel il tenait les pratiques magiques de toutes sortes, en ces temps éminemment superstitieux.

Korsibar eut un petit geste irrité de la main, comme pour chasser un moucheron voletant autour de ses oreilles.

— Vous savez tous que nul n’est plus impatient que moi de mettre fin à cette inaction étouffante, mais…

Il s’interrompit, le front de plus en plus creusé, les narines dilatées, comme s’il lui était extrêmement difficile de trouver les mots justes.

— Je prie le grand duc Oljebbin de me pardonner, si je l’offense en étant d’une autre opinion, reprit enfin Korsibar avec un coup d’œil en direction de Mandrykarn et de Venta, comme pour quêter leur soutien. Mais il convient d’observer les bienséances, père ; il y a un comportement de circonstance à respecter. Et puis… oui, par le Divin, Svor a raison… c’est une question de bon goût.

— Tu m’étonnes, Korsibar, fit lord Confalume. Je croyais que tu serais le premier à saisir la balle au bond. Au lieu de quoi, je découvre un esprit tatillon…

— Korsibar, tatillon ? lança une voix rauque et sonore à l’entrée de la salle. Oui, comme l’eau est sèche, comme le feu est froid, comme le miel est aigre. Korsibar ! Tatillon ! Deux mots que je n’aurais jamais cru entendre accouplés dans la même phrase !

C’était Dantirya Sambail, le prince caustique et cruel qui portait le titre de Procurateur de Ni-moya. Il s’avança à grands pas dans l’antichambre, faisant claquer les semelles de ses bottes sur le sol de marbre noir et fut aussitôt le centre de l’attention générale.

Sans un geste d’hommage au Coronal, le Procurateur planta son regard dans celui de lord Confalume.

— Quel est donc, je vous prie, le sujet de cette discussion qui a amené l’improbable juxtaposition de concepts contradictoires ?

— La raison, fit lord Confalume de sa voix la plus suave, en réponse à l’emportement de Dantirya Sambail, en est que votre parent de Muldemar a proposé l’ouverture immédiate des jeux funéraires, puisque nous serons malheureusement tous réduits à l’inaction aussi longtemps que Prankipin s’accrochera à la vie. Mon fils, à ce qu’il semble, s’oppose à cette idée.

— Ah ! fit Dantirya Sambail, avec une apparente fascination. Ah ! répéta-t-il, après un silence.

Le Procurateur s’était planté face à lord Confalume sous le dais central, les jambes écartées dans une attitude caractéristique.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille assez imposante, qui aurait pu être le plus grand de l’assemblée si ses jambes trapues n’avaient été si courtes pour son torse long et puissant ; ce personnage à l’air impérieux ne le cédait qu’à Farholt par la corpulence.

Mais un personnage repoussant. Dantirya Sambail était d’une laideur frappante, presque magnifique. Le gros dôme luisant de sa tête était couronné d’une épaisse tignasse de rudes cheveux orangés ; sa peau était pâle, constellée d’une myriade de taches de son rutilantes ; son nez était bulbeux, sa bouche large et férocement dédaigneuse, ses joues flasques et charnues, son menton en galoche. Dans cette face violente et déplaisante brillaient deux yeux exprimant une sensibilité surprenante, des yeux d’un violet gris tendre, les yeux d’un poète, les yeux d’un amant. Dantirya Sambail était le cousin au troisième degré de Prestimion, du côté de sa mère ; en vertu de l’autorité dont il était investi sur le lointain continent de Zimroel, il ne le cédait, dans la haute noblesse de Majipoor, qu’au Pontife et au Coronal. Il était de notoriété publique que lord Confalume le détestait. Comme quantité de gens. Mais il était trop puissant pour être traité à la légère.

— Et pourquoi donc, demanda-t-il au Coronal, le bon Korsibar s’opposerait-il à l’ouverture des jeux funéraires ? J’aurais cru qu’il serait le plus pressé de nous tous de les voir commencer.

Une lueur de méchanceté traversa brusquement son regard ensorcelant de poète.

— Le problème, ajouta-t-il, ne serait-il pas simplement que l’idée émane de Prestimion ?

Le Coronal lui-même eut le souffle coupé par l’audace de cette remarque.

Au vrai, une tension voilée s’était fait jour ces derniers temps entre Korsibar et Prestimion. D’un côté, Korsibar, le fils unique du Coronal, un homme de noble prestance, respecté et même aimé par toute la planète, qu’une coutume séculaire empêchait de succéder à son père sur le trône ; de l’autre, Prestimion, de bien moins haute naissance et de moindre prestance, qui, selon toute probabilité, serait choisi par le Coronal pour lui succéder. D’aucuns déploraient en privé que des nécessités constitutionnelles interdisent à Korsibar de prendre possession du trône bientôt vacant. Mais personne n’abordait ouvertement le sujet ; personne. Surtout en présence de Korsibar, de Prestimion ou de lord Confalume lui-même.

— Puis-je dire quelque chose, monseigneur ? demanda doucement Prestimion qui, depuis son arrivée, avait gardé le silence.

D’un petit geste de la main gauche, presque distraitement, Confalume lui donna la parole.

Trapu, la taille bien prise, le prince Prestimion, malgré sa stature étonnamment courte était doté d’une force physique et d’une présence hors du commun. Il avait des cheveux dorés, mais sans éclat, qu’il portait courts, contrairement à la mode du moment. Le regard pénétrant de ses yeux d’un bleu vert assez pâle, un soupçon trop rapprochés, peut-être, était d’une rare intensité ; son visage au teint pâle était étroit, ses lèvres minces.

Il était facile, au milieu des grands seigneurs du Mont du Château, de ne pas remarquer Prestimion ; il ne payait pas de mine, mais compensait sa taille modeste par l’agilité, la puissance musculaire, l’énergie et une habileté innée. Dans son enfance et même dans les premiers temps de son âge adulte, nul ne lui aurait prédit de hautes distinctions ; mais petit à petit, ces dernières années, il avait atteint un rang prééminent à la cour du Coronal. Il était maintenant généralement considéré dans l’enceinte du Château comme le Coronal désigné, mais d’une manière officieuse, car il n’eût pas été séant pour lord Confalume de faire connaître officiellement son choix du vivant du vieux Pontife.

Le prince reçut avec calme l’autorisation de parler. Les paroles peu diplomatiques et même carrément provocantes de son cousin de Ni-moya ne semblaient avoir aucunement troublé Prestimion ; à vrai dire, il semblait rarement troublé par quoi que ce fût. Il donnait toujours l’impression d’agir avec préméditation ; un homme dont tous les actes avaient été l’objet de calculs et d’une longue réflexion préalable. Ceux qui ne vouaient pas à Prestimion une admiration sans réserve soupçonnaient même ses mouvements les plus impulsifs – et ils n’étaient pas rares – d’avoir été calculés.

Il adressa un sourire serein à Korsibar, un autre au Procurateur et prit la parole, sans s’adresser à personne en particulier.

— Qu’est-ce, tout bien considéré, que nous commémorons par ces jeux tenus traditionnellement à la mort du Pontife ? La fin de la vie d’un grand monarque, assurément. Mais aussi le commencement d’un nouveau règne, l’accession d’un éminent Coronal à l’autorité suprême du Pontificat, le choix d’un prince prometteur du royaume comme seigneur de la planète. Un cycle qui s’achève, un autre qui s’ouvre. Ces jeux devraient ainsi avoir un double objectif : saluer l’avènement des nouveaux monarques, bien sûr, mais aussi célébrer la vie de celui qui nous quitte. Il me paraît donc juste, convenable et naturel d’ouvrir les jeux tant que Prankipin est encore de ce monde. Ce faisant, nous jetons un pont entre l’ancien règne et le nouveau.

Quand il cessa de parler, un silence absolu s’abattit dans la salle.

Il fut rompu par le battement sonore des mains de Dantirya Sambail.

— Bravo, cousin Muldemar ! Bravo ! Brillante démonstration ! Je vote pour l’ouverture immédiate des jeux ! Qu’en dit le tatillon Korsibar ?

Korsibar fixa sur le Procurateur des yeux étincelants de fureur difficilement contenue.

— J’aurais plaisir à commencer les jeux dès aujourd’hui, si tel est le sentiment général, déclara-t-il d’une voix crispée. Je n’ai jamais formulé d’objection ; j’ai simplement soulevé la question des bienséances. Disons d’une précipitation inconvenante.

— Et cette question a été joliment réglée par le prince Prestimion, fit le duc Oljebbin de Stoienzar. Soit. Je retire mon objection, monseigneur. Je propose en outre de présenter ces jeux aux citoyens du Labyrinthe non comme des jeux funéraires, mais simplement des jeux organisés en l’honneur de notre bien-aimé Pontife.

— D’accord, fit Korsibar.

— Quelqu’un s’y oppose-t-il ? demanda lord Confalume. Non… Bien. Faites vos préparatifs, messieurs, pour ce que nous appellerons les Jeux Pontificaux. Les anciens et traditionnels Jeux Pontificaux. Par le Divin, qui saura qu’ils n’ont jamais existé précédemment ? Plus de quarante années se sont écoulées depuis la mort du dernier Pontife ; qui se rappelle comment les cérémonies sont censées se dérouler et, si quelqu’un s’en souvient, osera-t-il élever la voix ?

Un large sourire aux lèvres, le Coronal laissa son regard se poser successivement sur tous les membres de l’assemblée ; ce n’est qu’en passant sur le visage de Dantirya Sambail que son sourire sembla perdre un peu de sa chaleur. Puis il fit mine de se retirer ; mais, arrivé à la porte de la salle, il se tourna vers son fils.

— Korsibar, veux-tu, je te prie, me rejoindre dans mes appartements, dans dix minutes.

2

Les rumeurs sur l’état critique du Pontife s’étaient répandues dans l’immensité de Majipoor, se propageant de ville en ville et d’une côte à l’autre – des Cinquante Cités du Mont du Château aux confins du gigantesque continent d’Alhanroel, par-dessus les flots de la Mer Intérieure jusqu’à l’île du Sommeil, d’où la Dame bien-aimée envoyait ses rêves apaisants, jusqu’aux cités géantes de Zimroel, le continent occidental, plus jeune et plus sauvage, et jusqu’à la zone torride et les déserts arides de Suvrael, le continent méridional. Le Pontife est mourant ! Le Pontife se meurt ! Rares étaient ceux, parmi les milliards d’habitants de Majipoor, qui n’éprouvaient quelque inquiétude des conséquences de sa mort. Personne ou presque, en effet, n’avait gardé souvenance d’un temps où Prankipin n’occupât l’un ou l’autre des deux trônes de Majipoor ; qui pouvait savoir ce que serait la vie sans lui ?

Au vrai, la crainte était générale par la planète : crainte du démantèlement des hiérarchies, de perturbations de l’ordre, de déchaînement du chaos. Cela faisait si longtemps qu’un changement de gouvernement n’avait eu lieu que le peuple avait oublié la force de la tradition. Tout semblait possible quand le vieil empereur aurait disparu ; on redoutait le pire, une tragique transformation du monde, qui anéantirait la terre et la mer et jusqu’au ciel.

Des sorciers et des mages en nombre étaient prêts à les guider dans cette période difficile. Sous le règne du Pontife Prankipin, la sorcellerie avait connu un grand essor et un développement exubérant sur Majipoor.

Nul n’aurait pu imaginer, quand le jeune et vigoureux duc Prankipin de Halanx était devenu Coronal, que la planète finirait par être submergée par un raz de marée de sorcellerie et de magie. Les sciences occultes avaient toujours constitué un élément important de la vie sur Majipoor, particulièrement dans le domaine de l’interprétation des rêves. Mais jusqu’au règne de Prankipin, seules les classes sociales les plus modestes avaient embrassé les disciplines ésotériques dépassant la simple interprétation des rêves : l’innombrable population de pêcheurs, de tisserands et de ramasseurs de bois, de teinturiers de fabricants de charrettes, de potiers et de maréchaux-ferrants, de vendeurs de saucisses, de barbiers et d’assommeurs, d’acrobates, de jongleurs, de bateliers et de marchands ambulants de chair de dragon de mer séchée, qui constituait la base grouillante de l’économie de la planète géante.

D’étranges cultes s’étaient toujours développés au sein de ce peuple – d’étranges croyances, souvent sauvages et violentes, en des pouvoirs et des forces dépassant l’entendement du commun des mortels. Les adeptes de ces cultes avaient leurs prophètes et leurs chamans, bien sûr, leurs amulettes et leurs talismans, leurs fêtes, leurs rituels et leurs processions ; ceux qui évoluaient dans des sphères plus élevées, les commerçants, les fabricants et, plus haut encore, les membres de l’aristocratie, n’y voyaient pas de mal. Ils estimaient même que cela pouvait être bon pour les petites gens qui avaient ces croyances. Par ailleurs, rares étaient les membres de ces classes aisées qui inclinaient à donner dans ce qu’ils tenaient pour chimères et superstitions populaires.

Mais la politique commerciale éclairée du Coronal lord Prankipin avait conduit Majipoor vers un âge d’or, une expansion économique qui apportait l’abondance dans toutes les couches de la société ; or une richesse croissante s’accompagne fréquemment d’un sentiment d’insécurité accru, de la crainte de perdre ce que l’on a acquis. Ces sentiments engendrent souvent le désir d’une protection surnaturelle. Les richesses nouvelles avaient aussi développé le goût du confort, l’aversion de l’ennui et l’envie, allant jusqu’au désir ardent, d’expérimenter des choses nouvelles et marquantes.

L’accès de la population de Majipoor à cette prospérité nouvelle avait non seulement provoqué l’augmentation de la crédulité, mais développé l’avidité, la malhonnêteté, la paresse, la cruauté, la luxure, le goût des excès et du luxe, et d’autres vices de cette espèce dont la grande planète ne souffrait pas particulièrement auparavant. Cela aussi engendra des changements dans la société de Majipoor.

La fascination de l’occultisme s’étendit donc sous lord Prankipin aux classes possédantes, favorisée par la multitude de Vroons et de Su-Suheris, deux peuples non humains, adonnés à la pratique des présages et de l’art divinatoire qui arrivaient à l’époque sur Majipoor. Les trucs et l’habileté de ces sorciers permirent à ceux qui étaient avides de miracles non seulement d’avoir une idée de ce que l’avenir leur réservait, mais de contempler quantité de merveilles, des gorgones, des salamandres et des serpents ailés, des basilics à plumes crachant des flammes ; il leur fut aussi donné d’apercevoir dans des abîmes de fumée noire et des portes de feu blanc des univers au-delà de l’univers et les royaumes de toutes sortes de dieux, de demi-dieux et de démons. C’est du moins ce qu’il semblait à ceux qui ajoutaient foi à ce qu’ils avaient sous les yeux, malgré les sceptiques qui qualifiaient tout cela d’illusion, de supercherie, d’attrape-nigauds. Mais le nombre de ces grincheux incrédules, au regard critique, allait sans cesse en s’amenuisant.

Partout on portait des amulettes et des talismans, l’odeur de l’encens était omniprésente, le commerce des onguents à appliquer sur les montants et les pas de porte contre les forces du mal était devenu florissant. La mode s’instaura chez certains des nouveaux riches de consulter des devins pour ce qui avait trait à leurs affaires ou à leurs investissements, puis les plus respectables des nouveaux cultes et mystères reçurent la caution des plus cultivés et de la noblesse. Les femmes de l’aristocratie, rapidement imitées par les hommes, commencèrent à engager à leur service des astrologues et des voyants ; lord Prankipin, à son tour, donna sa bénédiction à ces pratiques nouvelles en passant de plus en plus de temps dans la compagnie de mages, de devins, de thaumaturges et autres faiseurs de miracles. Sa cour s’augmenta de sorciers et de magiciens dont la sagesse était régulièrement mise à contribution dans la conduite des affaires du gouvernement.

Quand lord Prankipin s’était retiré dans le Labyrinthe pour assumer les tâches du pontificat et que Confalume lui avait succédé, ces pratiques étaient trop profondément ancrées dans les mœurs pour que quiconque, y compris le nouveau Coronal, s’élève contre elles. Qu’il eût maintenu la suprématie des disciplines occultes par conviction intime ou qu’il eût habilement toléré un état de fait, nul ne l’avait jamais su, même ses plus proches conseillers ; mais, au fil des ans, il était devenu un partisan aussi convaincu des doctrines occultes que Prankipin l’avait jamais été. Avec un Pontife et un Coronal en parfait accord, la sorcellerie était devenue une pratique universelle sur Majipoor.

Ainsi, dans cette période d’indécision, quantité de maîtres des sciences occultes qui eussent autrefois été jugés étranges et bizarres furent en mesure d’offrir d’étranges et bizarres consolations aux millions – aux milliards – de citoyens effrayés dont l’âme s’emplissait d’inquiétude devant les incertitudes de l’avenir.

À Sisivondal, le centre commercial animé que traversaient toutes les caravanes reliant par voie de terre l’ouest d’Alhanroel aux opulentes cités du Mont du Château, le Mystère des Contemplateurs était le nom du rite par lequel les habitants espéraient repousser les démons redoutables qui risquaient d’errer librement à l’heure de la mort du Pontife.

Jamais la beauté ni l’élégance de Sisivondal n’attiraient un visiteur. La cité était posée au milieu d’une plaine dénudée, sans relief. On pouvait, en la quittant, parcourir quinze cents kilomètres dans n’importe quelle direction sans voir autre chose qu’un pays plat, sec et poussiéreux. Une ville morne et plate au cœur d’une morne et plate région, ayant pour seule caractéristique d’être le point de rencontre d’une douzaine de voies importantes.

Comme les rayons d’une roue géante, les larges routes traversant la plaine désolée se croisaient à cet endroit ; l’une arrivait du grand port d’Alaisor, à l’occident, trois venaient du nord, trois du sud et pas moins de cinq reliaient Sisivondal au gigantesque Mont du Château, loin à l’orient. Les boulevards et les avenues de la cité étaient disposés en cercles concentriques permettant une communication facile entre les différentes voies. Les rues courant entre les avenues circulaires étaient bordées d’entrepôts de neuf niveaux au toit plat, construits sur le même modèle, dans lesquels les marchandises destinées à être acheminées vers d’autres régions du continent pouvaient être déposées provisoirement.

C’était une ville sans intérêt mais indispensable, dont l’apparence s’accordait avec la fonction. Située dans une région où il ne pleuvait guère que deux mois dans l’hiver, Sisivondal était privée des luxuriants et magnifiques jardins d’agrément qui étaient la marque de toutes les cités de Majipoor ou presque. La monotonie de ses larges rues, nues et poussiéreuses sous l’œil implacable du soleil vert doré, n’était rompue que de loin en loin par des plantations d’arbres et d’arbustes rustiques et rabougris, le plus souvent disposés en longues rangées régulières le long des trottoirs : camagandas trapus, au tronc épais et aux feuilles tombantes gris-pourpre, sombres buissons de lumma-lumma, qui ressemblaient à des rochers feuillus et dont la croissance était si lente qu’ils auraient pu avoir été taillés dans la pierre, garavedas épineux qui ne fleurissaient qu’une fois tous les cent ans, lançant vers le ciel une unique hampe d’un noir menaçant, haute comme trois fois un homme.

Non, ce n’était pas une jolie ville. Mais c’est là que le culte des Contemplateurs avait vu le jour et les Contemplateurs, lors de la procession de leurs Mystères, apportaient, le temps d’un défilé, une beauté inhabituelle dans les rues mornes de Sisivondal.

Ils avançaient en chantant, en dansant, en psalmodiant le long des hautes façades des entrepôts identiques qui bordaient Grand Alaisor Avenue. En tête du cortège plusieurs dizaines de jeunes femmes en robe d’un blanc immaculé répandaient sur le sol d’éclatants pétales écarlate et or de fleurs d’alabandinas apportées à grands frais du Mont du Château ; des jeunes gens, des miroirs étincelants cousus sur leur pourpoint, les suivaient en dansant et en projetant dans les rues des baumes et des onguents. Ensuite, en rangs serrés, venait le gros des chanteurs, accompagnés des sons aigus des flûtes et des fifres, qui hurlaient à tue-tête : « Place aux objets sacrés ! Place ! Place ! »

Derrière, marchant seule, avançait une géante à l’aspect terrifiant, en hautes bottes rouges, portant un énorme bâton à deux têtes qu’elle tenait à deux mains et levait en cadence au-dessus de sa tête. Sur ses épaules massives était fixée une paire de puissantes ailes noires battant lentement, au rythme du tambour de deux musiciens masqués qui la suivaient à distance respectueuse. Derrière ce groupe venaient les initiés du culte, à six de front, le visage dissimulé par un voile noir flottant, la tête, aussi bien celle des hommes que celle des femmes, rasée de près et enduite de cire, de sorte que le sommet de leur crâne s’élevait au-dessus du voile tournoyant comme un dôme de marbre poli.

Ceux qui ouvraient la marche de ce groupe portaient les sept objets tenus par les Contemplateurs pour leurs possessions les plus sacrées, des objets qu’ils n’exposaient que dans les occasions les plus solennelles. L’un brandissait une lampe de pierre ciselée d’une forme curieuse, d’où une flamme effrayante à la pointe jaune jaillissait vers le ciel ; un autre une palme entrelacée de fils d’or, formant un serpent ondulant, prêt à mordre ; derrière venait l’image géante d’une main humaine, le majeur retourné d’une manière impossible et menaçante ; le quatrième initié tenait une urne d’argent, en forme de sein, d’où il versait dans les rues un flot inépuisable de lait fumant, doré et odorant ; un cinquième balançait d’un côté à l’autre de la rue un énorme éventail en bois, jusqu’au premier rang de la foule, où les spectateurs effrayés bondissaient en arrière. Un sixième portait l’effigie d’une petite divinité replète au teint rose, au visage dépourvu de traits ; un septième enfin avançait en titubant sous le poids d’un monstrueux phallus taillé dans un long bloc incurvé de bois pourpre.

— Contemplez et adorez ! criaient les fidèles.

De la poitrine des spectateurs s’élevait un cri en réponse.

— Nous contemplons ! Nous contemplons !

D’autres danseurs suivaient, aux mouvements frénétiques, saisis d’une fureur extatique, délirante, qui bondissaient d’un côté à l’autre de la rue comme si des langues de feu jaillissaient autour d’eux de la chaussée et poussaient des cris brefs, inarticulés, semblables à des jappements d’animaux affolés. Ils laissèrent la place à une paire d’imposants Skandars à la mine revêche portant entre eux, sur un gros poteau de bois, l’Arche des Mystères, qui passait pour renfermer les plus puissants et les plus sacrés des objets du culte, ceux qui ne devaient être montrés que dans les moments précédant la destruction de la planète.

Enfin, porté à bras d’hommes sur un palanquin resplendissant d’ivoire incrusté d’argent, le grand prêtre à l’aspect terrifiant, le Messager masqué des Mystères fermait le cortège. C’était un homme mince, entièrement nu, d’une taille phénoménale, dont la peau plissée était enduite de peinture noire d’un côté, dorée de l’autre ; son crâne était surmonté d’une tête sculptée de molosse à l’air furieux, aux yeux jaunes, au museau allongé de bête féroce, aux longues oreilles étroites pointant vers le ciel ; il tenait d’une main un bâton fin autour duquel s’entrelaçaient des serpents dorés au cou gonflé, aux yeux rouges et fixes, de l’autre un fouet en cuir.

À son passage, des cris de joie s’élevaient de la foule bordant l’avenue ; il donnait à chaque pas sa bénédiction à la multitude et faisait de loin en loin claquer son fouet vers les spectateurs. Et ils lui emboîtaient le pas, par centaines, par milliers, les citoyens ordinaires de Sisivondal, habituellement sérieux et travailleurs, riant à perdre haleine dans les transports extatiques, gambadant comme des fous, les bras en l’air, la tête rejetée en arrière, implorant des deux vides un signe de miséricorde. La salive coulait de leur bouche. Ils roulaient les yeux et, chez certains, seul le blanc était visible. Ils criaient : « Épargnez-nous ! Épargnez-nous ! » Mais ce qu’ils voulaient qu’on leur épargne ou de qui ils attendaient leur salut, bien peu dans cette foule grouillante amassée le long de Grand Alaisor Avenue eussent été en mesure de le dire. Personne, peut-être.

Le même jour, sur la côte occidentale d’Alhanroel, dans la ville de Sefarad, au sommet d’un promontoire balayé par les vents, un petit groupe de mages en chasuble safran, surplis de soie cramoisie et chaussures jaunes ouvraient la marche d’une procession vers la pointe connue sous le nom de Chaise de lord Zalimox, qui s’avançait en saillie au-dessus des eaux tumultueuses de la Mer Intérieure. Il y avait cinq hommes et trois femmes de l’espèce humaine, grands et hiératiques, au port noble et majestueux. Ils avaient le visage parsemé de taches de poudre bleue, les orbites enduites de peinture écarlate et tenaient de longs bâtons blancs taillés dans des côtes de dragon de mer ; sur toute leur longueur étaient gravés de mystérieux caractères passant pour être l’écriture des Dieux Antiques.

En un long cortège sinueux les habitants de Sefarad suivaient en murmurant des prières à ces anciennes divinités inconnues. En avançant d’un pas régulier vers la mer, ils faisaient sans discontinuer le signe du dragon de mer, imitant des doigts le battement des ailes volumineuses, les poignets fléchis pour reproduire la courbure du cou puissant.

Nombre de ceux qui suivaient les mages vers la Chaise de lord Zalimox étaient des Lii, les plus humbles des habitants de la ville, élancés, la peau gris-noir et grêlée, la tête plate, beaucoup plus large que haute, où trois yeux ronds luisaient comme des braises. Des gens simples, pêcheurs, cultivateurs, balayeurs ou vendeurs de saucisses, qui, depuis des siècles, considéraient les gigantesques dragons ailés des mers de Majipoor comme des êtres semi-divins. Pour eux, les dragons occupaient une place entre la population des mortels et les dieux qui avaient régné sur la planète géante avant de se retirer inexplicablement, il y avait très longtemps ; ils étaient convaincus que le jour viendrait où ces dieux reprendraient possession de ce qui leur appartenait légitimement. Par groupes de cinquante ou cent, les Lii de Sefarad s’empressaient de gagner la côte pour implorer leurs dieux disparus de hâter leur retour.

Mais, ce jour-là, ils étaient loin d’être seuls. La nouvelle s’était propagée qu’une troupe de dragons de mer devait s’approcher du rivage.

Un tel événement était surprenant, car les dragons, dans leur longue migration maritime, n’étaient que très rarement visibles dans ces parages ; l’idée que leur visite soit miraculeuse, que les immenses animaux soient, à leur manière, en mesure d’entrer en communication avec les mystérieuses divinités du passé dont les Lii entretenaient le souvenir s’était répandue comme une traînée de poudre parmi toutes les races de la ville. Humains, Hjorts, Ghayrogs et même une poignée de Vroons et de Su-Suheris, elles étaient toutes représentées dans le groupe de pèlerins qui gravissait la route rocailleuse menant à la plage.

De fait, des formes étaient visibles, au large qui pouvaient être des silhouettes de dragons, mais aussi bien autre chose.

— Je les vois ! s’écriaient les pèlerins, avec un ravissement mêlé d’incrédulité. C’est un miracle ! Les dragons sont là !

Peut-être étaient-ils là. Ces formes grises et arrondies semblables à des tonneaux ventrus flottant sur la mer ? Ces ailes sombres déployées ? Oui, des dragons. Peut-être. Peut-être juste des illusions d’optique causées par le brasillement de la mer et l’éclat du soleil sur la crête écumeuse des vagues.

— Je les vois ! Je les vois ! continuaient à crier les pèlerins, répétant la même phrase à en avoir la voix cassée, chacun cherchant désespérément à en convaincre son voisin.

Tout en haut du promontoire rocheux connu sous le nom de Chaise de lord Zalimox, les mages en chasuble safran et surplis de soie cramoisie levèrent l’un après l’autre leur bâton blanc d’os poli et le tendirent vers la mer en psalmodiant avec la plus grande solennité des mots d’une langue que nul ne comprenait :

Maazmoorn… Seizimoor… Sheitoon… Sepp !

L’assemblée des fidèles réunis au bord de l’eau reprit en chœur les mêmes mots.

— Maazmoorn… Seizimoor… Sheitoon… Sepp !

Et de la mer immuable leur parvenait le grondement cadencé du ressac, portant des sons que les fidèles étaient libres d’interpréter comme bon leur semblait.

À Dulorn, l’éblouissante cité de pierre cristalline, qui avait l’éclat du diamant, bâtie dans l’ouest de Zimroel par les Ghayrogs à l’aspect reptilien, les attractions et les spectacles du Cirque Perpétuel avaient été suspendus en cette période troublée afin que l’énorme édifice cylindrique qui abritait le Cirque soit employé à des activités moins profanes. Tous les bâtiments de Dulorn étaient des constructions arachnéennes, étincelantes, qui frappaient l’imagination ; tous sauf celui-ci.

Mais le bâtiment du Cirque Perpétuel, à la périphérie orientale de la cité, était une sorte de tambour, simple et sans aucun ornement, haut de près de trente mètres et d’un diamètre d’une telle étendue qu’il pouvait aisément contenir un public de plusieurs centaines de milliers de personnes. Comme les Ghayrogs aux cheveux flexueux et à la langue fourchue ne dormaient que quelques mois dans l’année et étaient avides de divertissements le reste du temps, des représentations de spectacles de toutes sortes y avaient lieu : jongleurs, acrobates, troupes de clowns, animaux dressés, prestidigitateurs, lévites, gobeurs d’animaux vivants, tout ce que le public pouvait trouver distrayant ; une douzaine d’attractions ou plus avaient lieu en même temps sur la scène gigantesque, sans aucune interruption, à chaque heure du jour et de la nuit, et chaque jour de l’année.

Mais tout cela avait été momentanément arrêté, pour être remplacé par un cirque d’une tout autre nature. Dans cette cité d’une beauté unique et saisissante, la difformité avait pris depuis peu un caractère sacré et toutes sortes de monstres venus des régions les plus éloignées de Majipoor étaient exhibés sur la scène où la foule, qui leur vouait un culte passionné, les implorait d’intercéder auprès des puissances des ténèbres qui menaçaient la planète.

On y voyait donc, élevés au rang de demi-dieux, des pygmées et des géants, des demeurés et des squelettes humains, des bossus et des gnomes, toutes sortes de ratages génétiques, les tristes produits d’une infinité de naissances malheureuses. Les déformations les plus cauchemardesques s’y exhibaient, des monstres à l’aspect impensable, des êtres si bizarres que nul n’aurait osé les imaginer : humains, Ghayrogs, Skandars, Hjorts, aucune race n’étant épargnée, se serraient les uns contre les autres. Il y avait deux Ghayrogs rattachés l’un à l’autre des épaules au bas du dos, mais en sens inverse, tête-bêche ; une femme dont les bras sans os se tortillaient comme des serpents ; un homme dont la tête rougeoyante portait un bec d’oiseau orange, recourbé comme celui d’un milufta, mais encore plus férocement acéré ; un autre homme, au corps plus large que haut, ayant de petites nageoires fragiles en guise de bras ; un quatuor de Lii décharnés unis les uns aux autres par un long cordon ombilical noir ; un homme montrant un œil géant au centre du front ; un autre qui avait une seule jambe, semblable à un socle, partant des deux hanches ; un autre encore, dont les bras se terminaient par des pieds, et qui avait des mains à la place des pieds…

Ils apparaissaient tous successivement devant chaque secteur de la salle immense, car la scène tout entière flottait sur une nappe de vif-argent et effectuait un lent mouvement de rotation sur un axe invisible, faisant un tour complet en un peu plus d’une heure. Pendant une représentation normale, les spectateurs massés dans les gradins en rangées superposées qui s’élevaient en cercles concentriques jusqu’au plafond n’avaient qu’à rester sur leur siège et tout s’offrait à eux.

Mais il ne s’agissait pas d’une représentation. C’était un sacrement. Le public était donc autorisé à descendre des gradins et à monter sur la scène, ce qui, en temps ordinaire, n’était jamais permis. Une escouade de Skandars maintenait l’ordre, obligeant à coups cinglants de leurs longs bâtons la masse grouillante des adorateurs à former une seule file et les écartant prestement de la scène dès qu’ils avaient reçu la bénédiction de ceux qu’ils étaient venus voir. Lentement, patiemment, le public faisait la queue pour s’agenouiller devant telle ou telle créature difforme, touchant avec solennité qui un genou, qui un orteil, qui le bord d’une robe, avant de laisser la place aux suivants.

En cinq endroits seulement, disposés à équidistance sur la grande scène pour former les pointes d’une étoile géante, il existait un espace dégagé au milieu de la multitude des monstres et de leurs adorateurs. Ces cinq endroits avaient été dégagés pour des êtres sacrés entre tous, des androgynes, qui présentaient des caractères sexuels des deux sexes et symbolisaient ainsi l’unité et l’harmonie du cosmos, que tous les habitants de Majipoor, avec ferveur, souhaitaient préserver.

Nul ne connaissait l’origine des androgynes. D’aucuns prétendaient qu’ils venaient de Triggoin, la cité à demi mythique des confins septentrionaux d’Alhanroel, où ne vivaient que des sorciers. D’autres avaient entendu dire qu’ils venaient de Tilomon, de Narabal, de Ni-moya ou d’une autre cité de Zimroel. Certains disaient qu’ils arrivaient de Natu Gorvinu, au fin fond de Suvrael et d’autres encore affirmaient qu’ils étaient originaires d’une des grandes cités du Mont du Château ; mais, même si leur origine était un sujet de discussions passionnées, on considérait d’un commun accord qu’ils avaient été mis au monde en même temps par une sorcière qui les avait engendrés seule, sans l’aide de quiconque, en jetant simplement un puissant sortilège.

Les androgynes étaient de petits êtres frêles et blafards, pas plus grands que des enfants, mais dont le corps avait atteint son plein développement. Trois d’entre eux avaient un doux visage de femme, une poitrine formée, bien que de petite taille, et un appareil génital mâle bien développé. Les deux autres avaient le buste sec et musclé d’un homme, avec des épaules larges et une poitrine dure et plate, mais leurs larges hanches avaient un galbe féminin, leurs fesses et leurs cuisses étaient pleines et charnues, et il n’y avait pas trace entre leurs jambes des organes de la reproduction masculins.

Nus, impassibles, ils s’exhibaient tout le long du jour et toute la nuit sur les cinq pointes de l’étoile imaginaire qui les reliait sur la scène, protégés des mains avides de la multitude béante par un cercle de feu rouge et froid, une ligne de démarcation que nul n’osait franchir, et, à tout hasard, par des groupes de Skandars revêches armés de bâtons.

Les androgynes regardaient la foule qui défilait devant eux d’un air froid et indifférent ; silencieux distants, on eût dit des visiteurs d’un autre monde. Tout le long du jour et de la nuit, les craintifs habitants de Dulorn défilaient sans interruption au centre de la construction en forme de tambour, rendant hommage par milliers, par centaines de milliers aux monstres sacrés, les mains tendues pour implorer les androgynes insensibles, criant des prières d’une voix saccadée, assez perçante pour s’élever jusqu’au ciel, et le message qu’ils répétaient inlassablement était le même que celui qui, des rues de Sisivondal, s’élevait au firmament : « Épargnez-nous… Épargnez-nous…»

Beaucoup plus au sud, à la pointe méridionale du vaste continent de Zimroel, dans l’humide cité de Narabal, où l’hiver était inconnu et où la végétation se développait avec une folle exubérance dans une chaude atmosphère, lourde et étouffante, le culte des flagellants était prédominant. Des hommes en robe blanche zébrée de larges bandes jaunes parcouraient les rues en bondissant comme des possédés et en brandissant des épées, des massues et des couteaux. De loin en loin, ils s’arrêtaient, lançaient la tête en avant, de sorte que leurs longs cheveux leur couvraient le visage, et se mettaient à danser, d’abord sur un pied puis sur l’autre, tout en faisant pivoter frénétiquement leur cou et en se mordant sauvagement les avant-bras, sans aucunement montrer qu’ils souffraient, comme s’ils étaient insensibles à la douleur. Puis, les yeux illuminés de plaisir, ils lacéraient leur chair à coups de couteau ou présentaient leur dos nu à des femmes qui se jetaient sur eux avec un fouet fait de lianes de thokka entremêlées de chapelets de petits os de blave. Le sang coulait en abondance dans les rues de Narabal et se mélangeait à la pluie fine et continue qui l’entraînait le long des rigoles creusées dans le pavement. « Yamaghai ! Yamagha ! » criaient-ils interminablement. Nul ne savait ce que signifiaient ces mots, mais on leur attribuait un grand pouvoir, puisqu’ils immunisaient celui qui les prononçait contre la douleur de la morsure du couteau et du fouet. « Yamaghai ! Yamagha ! Yamaghai ! Yamagha ! »

C’est avec le sang du bidlak mâle qu’on espérait se purifier dans l’étincelante Ni-moya, la plus importante des cités du continent occidental, à onze mille kilomètres à l’est de la cristalline Dulorn. Les habitants se rassemblaient par centaines dans les sanctuaires souterrains de construction récente, tassés sous les grilles qui couvraient les salles humides et mal aérées, les yeux levés vers les mages en habit rituel de cérémonie, coiffés d’un casque doré surmonté d’une crête de plumes rouges, qui chantaient dans les rues au-dessus d’eux. Les bidlaks au pas lent et aux cuisses puissantes étaient amenés au-dessus des grilles, les grands couteaux jetaient un éclair, le sang coulait en longs filets brillants sur les adorateurs qui se pressaient, se bousculaient rudement dans leur avidité à recevoir le liquide purificateur sur leur visage levé et leur langue tendue, à le recueillir dans leurs mains en coupe pour s’en barbouiller la figure et en imprégner leurs vêtements. Avec des grognements de joie féroce, ils recevaient le sacrement qui leur faisait tourner la tête et les enflammait ; après quoi, ils se retiraient, tantôt en dansant, tantôt en titubant, tandis que d’autres prenaient leur place sous les grilles au-dessus desquelles on poussait de nouveaux bidlaks.

À Sippulgar, la cité dorée d’Alhanroel, sous le soleil de la côte de Stoien, à l’autre bout du monde, c’est vers le Temps, l’impitoyable serpent ailé à la tête de jakkabole vorace, dont le vol ne cesse jamais, que le peuple implorant se tournait. En gémissant, en priant, en chantant, on promenait son image par les rues, sur une plate-forme munie de roues, faite de peaux de volevant fraîchement tannées, tendues sur un cadre de bois de gabela d’un vert vif, avec l’accompagnement d’un tonnerre de timbales, de coups de cymbales assourdissants et du son rauque et perçant des cornes. Derrière les privilégiés qui tiraient la plate-forme du dieu venait la masse des bons citoyens de Sippulgar la dorée, en pagne et sandales, le corps brillant de sueur et de traînées de peintures criardes, le visage tourné fixement vers le ciel.

À Banglecode, sur les hauteurs du Mont du Château, ce que l’on redoutait par-dessus tout était la disparition imaginaire des lunes, plus particulièrement de la Grande Lune. Rares étaient les nuits où quelqu’un n’avait le sentiment que la clarté des lunes allait en s’estompant et ne se précipitait, l’air hagard, dans les rues pour hurler sa terreur contagieuse. Mais il existait à Banglecode des archimages spécialisés dans le soutien aux lunes. Quand la population commençait à envahir les rues en se lamentant sur leur disparition, ces mages apparaissaient dans un fracas de cymbales, avec force sonneries de trompette, en brandissant leur bâton sacré. « Chantez ! » criaient-ils, et le peuple chantait ; et petit à petit, insensiblement, les lunes semblaient retrouver l’éclat qu’on avait cru perdu et la foule s’en retournait, sans cesser de gémir, mais pleine de gratitude et de soulagement. Et la nuit suivante, tout recommencerait.

— C’est une époque troublée de notre histoire, ce temps des mystères et des prodiges, dit Kunigarda, la Dame de l’île du Sommeil.

La hiérarque Thabin Emilda, la plus proche des assistantes de la Dame dans le Temple Intérieur, acquiesça de la tête en soupirant ; ce n’était pas la première fois, depuis quelque temps, qu’elles avaient cette conversation.

La Dame de l’île du Sommeil avait la charge d’apporter chaque nuit le réconfort et la sagesse à des millions d’esprits endormis et il lui avait fallu, ces derniers temps, faire appel à toute la formidable énergie dont elle disposait pour maintenir la paix sur la planète. La Dame et ses acolytes utilisaient les antiques machines installées dans les vastes salles de pierre de l’île pour envoyer des messages apaisants, exhortant au calme, à la patience, à la confiance. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter, faisaient-elles savoir à la population. Bien des Pontifes étaient déjà passés de vie à trépas sur Majipoor. Prankipin avait bien mérité son repos. Le Coronal lord Confalume était prêt à assumer ses nouvelles charges ; un nouveau Coronal le remplacerait, aussi compétent que Confalume l’avait été ; l’harmonie continuerait de régner, comme auparavant et pour toujours, jusqu’à la fin des temps.

Ainsi, nuit après nuit, la Dame Kunigarda s’efforçait de faire partager ce qu’elle savait. Mais tous ses efforts étaient vains, car elle rappelait, par son existence même, les changements à venir et les rêves qu’elle envoyait contribuaient à accroître l’inquiétude, par le simple fait qu’elle y était présente.

Le temps qu’elle avait passé en qualité de Dame de l’île se rapprochait de son terme inéluctable à mesure que la vie se retirait du Pontife. La tradition séculaire voulait que cette dignité revienne à la mère du Coronal, à défaut à son plus proche parent vivant de sexe féminin. La mère de lord Confalume était donc venue s’établir sur l’île du Sommeil dès l’accession de son fils au trône, mais le règne du Pontife Prankipin s’était prolongé si longtemps que la mère de lord Confalume était morte entre-temps et que la charge de Dame de l’île était revenue à Kunigarda, la sœur aînée du Coronal. Kunigarda l’occupait depuis déjà vingt ans. Mais il lui faudrait bientôt laisser la place à la princesse Therissa, la mère de lord Prestimion, le nouveau Coronal, et lui communiquer les secrets des machines de l’île avant de s’établir sur la Terrasse des Ombres, où les anciennes Dames achevaient leur existence. Tout le monde savait cela – c’était une cause supplémentaire d’incertitude et d’appréhension dans la population.

— Une chose est certaine, reprit la Dame en s’adressant à la hiérarque Thabin Emilda, la paix et la vérité l’emporteront. Le vieil empereur partira, le nouveau Coronal arrivera et la nouvelle Dame aussi ; peut-être y aura-t-il des difficultés, mais, à la longue, tout rentrera dans l’ordre. J’en suis convaincue, Thabin Emilda, de toute mon âme.

— Moi aussi, ma Dame, approuva Thabin Emilda.

Mais elle poussa un nouveau soupir et détourna la tête pour que la Dame ne puisse lire la tristesse et le doute dans ses yeux.

Ainsi, il était impossible de lutter contre cette vague de magie et de peur. Dans mille et une cités, des mages prenaient la parole pour déclarer avec assurance et véhémence : « Voici la voix du salut, voici les pratiques magiques qui restaureront la planète. » Et le peuple gémissant, effrayé, avide du salut, répondait : « Oui, oui, montrez-nous la voie. » Les observances différaient dans chaque cité, mais, au fond, c’était partout la même chose : processions et danses frénétiques, sons perçants des flûtes, furieuses sonneries des trompettes. Présages et prodiges. Commerce florissant des talismans, abominables et répugnants pour certains. Sang et vin coulant à flots et souvent mêlés. Fumées d’encens ; abominations ; psalmodies monocordes des maîtres des Mystères ; offrandes propitiatoires aux démons et adoration des dieux. Éclairs des couteaux sacrificiels et sifflements des fouets. Chaque jour apportait son lot de nouvelles bizarreries. Ainsi, dans cette époque fiévreuse, propice aux nouvelles croyances, les milliards de citoyens de la gigantesque planète attendaient la fin du règne du Pontife Prankipin et du Coronal lord Confalume, et l’avènement du Pontife Confalume et du Coronal lord Prestimion.

3

Les appartements où logeait le Coronal quand les circonstances exigeaient qu’il se rendît dans la capitale du Pontificat étaient situés au niveau le plus profond du secteur impérial du Labyrinthe, du côté opposé à la chambre isolée où se mourait le Pontife Prankipin. Dans le corridor sinueux que suivait le prince Korsibar pour gagner les appartements de son père, une haute silhouette anguleuse sortit lentement de l’ombre, sur sa droite.

— Auriez-vous l’obligeance, prince, de m’accorder un moment ?

Korsibar reconnut en l’homme qui l’abordait le froid et distant Sanibak-Thastimoon, un membre de la race des Su-Suheris, qu’il avait admis dans le groupe de ses conseillers les plus proches : son mage personnel, chargé de lire dans l’avenir et d’éclairer le destin.

— Le Coronal m’attend, répondit Korsibar.

— Je comprends, Votre Seigneurie. Je ne vous demande qu’un moment.

— Euh !…

— Cela pourrait être pour vous du plus grand intérêt.

— Un moment, dans ce cas, Sanibak-Thastimoon. Rien qu’un moment. Où ?

Le Su-Suheris indiqua une porte entrebâillée ouvrant sur une pièce sombre, de l’autre côté du corridor. Korsibar acquiesça de la tête et le suivit. Ils entrèrent dans une sorte de réserve, basse de plafond, exiguë, qui sentait le renfermé, encombrée d’outils et de matériel d’entretien.

— Un local de service, Sanibak-Thastimoon ?

— C’est un endroit pratique, répondit le Su-Suheris en fermant la porte.

Pour tout éclairage, une veilleuse émettait une lueur diffuse. Korsibar faisait grand cas des conseils de Sanibak-Thastimoon, mais il ne s’était jamais trouvé si près de lui et il en éprouva un vague malaise, proche de la défiance. Le corps élancé du Su-Suheris à deux têtes le dominait d’une bonne quinzaine de centimètres, une situation que le prince aux longues jambes n’avait que rarement connue. Une odeur sèche et piquante émanait du sorcier, rappelant celle de feuilles mortes brûlées par une chaude journée d’automne et qui, sans être désagréable, avait dans cette atmosphère confinée une force oppressante.

L’arrivée des Su-Suheris sur Majipoor était relativement récente. Le fruit, en majeure partie, d’une politique mise en œuvre une soixantaine d’années auparavant, dans les premiers temps de l’accession au pouvoir du Coronal lord Prankipin, qui avait ouvert une période d’immigration accrue aux races non humaines sur la planète géante. Les Su-Suheris avaient une silhouette mince et longue, une peau lisse, un visage glabre. De leur corps tubulaire, un cou fin comme une baguette s’élevait sur une trentaine de centimètres et se divisait en forme de fourche, dont les deux parties se terminaient par une tête étroite et fuselée. Korsibar doutait de jamais se sentir parfaitement à son aise devant leur étrange apparence. Mais, pour l’époque, c’eût été folie de ne pas avoir dans son entourage un ou deux nécromanciens dignes de confiance et il était de notoriété publique que les Su-Suheris avaient des dons exceptionnels en matière d’oracle, de nécromancie et de divination, entre autres spécialités.

— Alors ? demanda Korsibar.

C’était en général la tête de gauche qui parlait, sauf lorsque le Su-Suheris faisait une prophétie. Il employait dans ce cas la voix froide et précise qui sortait de celle de droite. Cette fois, les deux têtes parlèrent en même temps, parfaitement synchrones, mais avec un intervalle d’une demi-octave.

— Des nouvelles inquiétantes ont été portées à l’attention de votre père.

— Suis-je en danger ? Et, si c’est le cas, pourquoi ces nouvelles lui seraient-elles parvenues avant de me parvenir, Sanibak-Thastimoon ?

— Il n’y a aucun danger pour Votre Seigneurie. Si vous prenez soin de ne pas susciter d’inquiétude dans le cœur de votre père.

— Une inquiétude de quelle nature ? fit sèchement Korsibar. Expliquez-vous.

— Vous souvenez-vous de cet horoscope que j’ai tiré pour vous, il y a quelques mois, qui indiquait que l’avenir vous réservait de grandes choses ? « Vous ébranlerez le monde, prince Korsibar », voilà ce que j’ai annoncé. En avez-vous gardé le souvenir ?

— Naturellement. Qui oublierait une prophétie comme celle-là ?

— La même prédiction a récemment été faite par un des augures de votre père. Mot pour mot, ce qui constitue une confirmation de poids. « Il ébranlera le monde. » Cela a répandu un trouble profond dans l’âme du Coronal. Lord Confalume envisage de se retirer sous peu du monde actif ; il ne verrait pas d’un bon œil qu’on l’ébranlât. Je tiens cela de sources dignes de foi, dans l’entourage même de votre père.

Korsibar chercha à regarder le sorcier au fond des yeux ; mais il était exaspérant de ne pas savoir laquelle des paires d’yeux émeraude au regard glacial il convenait de fixer. Et de devoir lever tellement la tête.

— Je ne vois pas en quoi une prophétie de ce genre est susceptible de l’inquiéter, déclara-t-il d’une voix crispée. Je ne veux pas lui causer d’ennuis ; il le sait. Comment le pourrais-je ? Il est mon père ; il est mon roi. Si par le fait que j’ébranle le monde on entend que j’accomplirai un jour de grandes choses, je ne puis que m’en réjouir. Je n’ai jusqu’alors rien fait d’autre que chasser, chevaucher de rapides montures, manger, boire et jouer, mais apparemment, s’il faut en croire votre horoscope, je suis sur le point de réaliser quelque chose d’important. S’il en est ainsi, tant mieux pour moi ! Je conduirai une expédition maritime d’une côte de la Grande Mer à l’autre ; je m’enfoncerai dans le désert et je découvrirai le trésor perdu des Changeformes qui y est caché ; ou peut-être que je… Qui sait ? Pas moi, en tout cas. Quoi que je fasse, ce sera mémorable. Lord Confalume devrait en être ravi.

— Ce qu’il redoute, j’imagine, est que Votre Seigneurie fasse quelque chose d’irréfléchi et de déraisonnable dont la planète aurait à pâtir.

— Vraiment ?

— C’est ce qu’on m’a affirmé.

— Il me considère donc comme un jeune homme téméraire ?

— Il a une foi profonde dans les oracles.

— Comme tout un chacun. « Il ébranlera le monde. » Soit. En quoi cela mérite-t-il une interprétation aussi pessimiste ? Le monde peut être ébranlé de différentes manières, bonnes ou mauvaises, vous savez. Je ne suis pas un séisme qui jettera à bas le château de mon père et lui fera dévaler les pentes du Mont. Ou bien me cachez-vous quelque chose dont j’ignore tout ?

— Je tenais seulement à vous prévenir que votre personne et vos intentions sont des sujets d’inquiétude pour le Coronal, qu’il risque de vous poser des questions difficiles et embarrassantes, et qu’il serait souhaitable, quand vous serez en sa présence, de faire en sorte de ne pas lui donner matière à suspicion.

— Suspicion de quoi ? s’écria Korsibar, exaspéré. Je n’ai pas de mauvaises intentions ! Je suis un homme simple et droit, Sanibak-Thastimoon ! J’ai la conscience en paix !

Le Su-Suheris n’avait rien à ajouter. Il haussa les épaules, un geste qui consistait pour lui à abaisser son long cou fourchu à mi-hauteur de sa poitrine et à replier les six doigts de ses mains sur les poignets. Les quatre yeux verts s’opacifièrent ; les bouches sans lèvres, minces comme des fentes, aux angles aigus demeurèrent obstinément closes. Il était inutile d’insister.

Vous ébranlerez le monde.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Korsibar n’avait jamais rien voulu ébranler. Toute sa vie, il n’avait désiré que des choses toutes simples : parcourir les Cinquante Cités du Mont du Château en quête de tel ou tel plaisir, suivre dans des régions reculées la piste des animaux féroces qu’il aimait traquer, jouer au palet, faire des courses de chariot et passer les longues nuits au Château, à boire et ripailler avec ses compagnons. Que pouvait lui offrir d’autre la vie ? Il était un prince de sang royal, certes, mais, ironiquement, cette filiation lui interdisait de devenir plus que ce qu’il était, car jamais le fils d’un Coronal n’avait été autorisé à succéder à son père sur le trône.

La tradition séculaire voulait que le nouveau monarque fût choisi par adoption ; il en avait toujours été ainsi, il en serait toujours ainsi. Quand, dans une semaine ou plus tard, lord Confalume serait enfin élevé au pontificat, il ferait officiellement de Prestimion de Muldemar son fils et héritier, et Korsibar, la chair de sa chair, serait relégué dans quelque vaste et noble domaine, sur les hauteurs du Mont. Il y passerait le reste de ses jours, comme il avait passé les deux premières décennies de sa vie, à mener une existence confortable et oisive parmi les autres princes pensionnés du royaume. Tel était son destin ; tout le monde le savait. Il en était conscient depuis l’enfance, depuis qu’il avait compris que son père était un monarque. Qu’est-ce qui poussait Sanibak-Thastimoon à lui brouiller les idées avec cette absurde prédiction ? Pourquoi, à ce propos, l’austère et froid sorcier l’incitait-il, ces derniers temps, à chercher au-delà des agréments de sa vie de luxe et d’oisiveté un accomplissement plus noble ? Sanibak-Thastimoon devait en comprendre l’impossibilité.

Vous ébranlerez le monde. Assurément !

D’un geste impatient, Korsibar fit signe au Su-Suheris de s’écarter et sortit de la réserve.

Il s’arrêta devant la porte monumentale donnant accès aux appartements du Coronal, richement décorée d’éclatantes ciselures d’or de l’emblème de la constellation et du monogramme de son père LCC, bientôt transformé en LPC, quand Prestimion prendrait le pouvoir. Trois Skandars à l’aspect effrayant, le torse bombé, en uniforme vert et or de la garde royale du Coronal, étaient en faction devant la porte.

Korsibar s’avança vers un des Skandars et tendit le cou pour regarder dans les yeux l’être hirsute, doté de quatre bras, qui faisait près d’une fois et demie sa taille.

— Le Coronal a demandé à me voir, annonça-t-il. Au Château, parfois, les gardes des bureaux du Coronal le faisaient attendre comme n’importe quel jeune chevalier-initié, tout fils de Coronal qu’il fût, parce que le monarque était en réunion avec ses ministres d’État, qu’il s’entretenait avec de proches conseillers ou qu’il recevait des administrateurs régionaux. Ils avaient tous la préséance ; la naissance ne valait au fils du Coronal aucun rang officiel. Cette fois, les gardes s’écartèrent aussitôt pour le laisser entrer.

Lord Confalume était à son bureau, une large plaque polie de bois rouge et luisant de simbajinder, placée sur une haute estrade de gelimaund noir. L’unique éclairage était la lumière d’un orange vif dispensée par trois gros flambeaux de cire noire en spirale, soutenus par de lourdes appliques de fer ; des volutes de fumée gris-bleu s’élevant d’encensoirs dorés disposés de chaque côté du siège du Coronal chargeaient l’air d’une odeur âcre et pénétrante.

Lord Confalume était en train de pratiquer la divination. Entre les cartes et les ouvrages de référence qui couvraient son bureau étaient disséminés toutes sortes d’instruments et d’appareils utilisés dans la pratique de la géomancie. Korsibar, qui s’en remettait en la matière à des mages comme Sanibak-Thastimoon, n’avait pas la moindre idée de la destination de la plupart de ces objets ; il reconnut pourtant l’ammatepala en forme de balayette, utilisée pour s’asperger le front de l’eau de perception, les anneaux luisants d’une sphère armillaire et le récipient triangulaire en pierre appelé veralistia, dans lequel on brûlait les poudres aromatiques permettant de rendre plus nette la vision de l’avenir.

Korsibar attendit patiemment que son père, qui n’avait toujours pas levé les yeux, achève d’aligner ce qui ressemblait à une longue liste de chiffres.

— Vous vouliez me voir, père ? fit-il doucement, quand il lui sembla que lord Confalume avait terminé.

— Un moment. Juste un moment.

À trois reprises, dans le sens des aiguilles d’une montre, le Coronal frotta la rohilla épinglée à son col. Puis il plongea les deux pouces dans un récipient d’ivoire contenant un liquide bleuâtre et les porta à ses paupières. La tête baissée, les yeux clos, il murmura quelque chose qui ressemblait aux mots : Adabambo, adabamboli, adambo, ce qui n’avait aucun sens pour Korsibar, et pressa l’extrémité de ses auriculaires contre ses pouces. Pour finir, lord Confalume souffla par les narines, par une longue suite de courtes exhalations jusqu’à ce qu’il eût chassé tout l’air de ses poumons et resta ainsi, le menton sur sa poitrine creusée, les épaules basses, les yeux tournés vers le haut de sa tête.

La foi de Korsibar dans les pouvoirs de la magie était des plus fortes, mais il fut surpris et quelque peu accablé de voir son monarque de père si profondément absorbé par ces pratiques ésotériques, au prix d’une telle dépense d’énergie. L’effort n’était que trop évident. Les traits tirés, le teint terreux, le Coronal semblait fatigué, bien que ce ne fût que le milieu de la matinée. La tension nerveuse creusait sur son front et ses joues des rides que Korsibar n’avait jamais remarquées.

Le prince et sa sœur Thismet étaient les enfants de la maturité du Coronal. La différence d’âge entre le Coronal et ses enfants était de plusieurs dizaines d’années, un écart qui frappa soudain Korsibar. Le Coronal lui avait paru beaucoup plus jeune en début de matinée, dans l’antichambre de la Cour du Jugement ; mais cet air de jeunesse n’avait peut-être été que pure façade, une apparence qu’il était capable de se donner dans la compagnie de la noblesse du royaume, mais n’avait plus la force de conserver dans l’intimité d’une entrevue avec son fils.

Voyant son père si las, Korsibar sentit un élan le porter vers lui. Le Coronal, il le savait, avait toutes les raisons d’être fatigué, et pas seulement à cause des efforts que demandaient ces pratiques magiques. Pendant quarante-trois années, une durée inimaginable pour Korsibar, le Coronal lord Confalume avait eu la charge de régner sur la planète géante. Certes, il exerçait ce pouvoir au nom du Pontife et c’est le Pontife qui, en dernier ressort, était investi de la responsabilité de prendre les décisions. Mais il vivait retiré dans la sécurité du Labyrinthe. C’est au Coronal qu’il incombait de s’exhiber continuellement en public, de vivre entouré de sa cour dans son Château couronnant le Mont, mais aussi de parcourir la planète, tous les six ou huit ans, pour respecter la tradition du Grand Périple, au cours duquel le Coronal se montrait en chair et en os dans toutes les grandes cités des trois continents.

Le Grand Périple consistait pour le monarque à se transporter au-delà des Cinquante Cités du Mont et à traverser la mer pour gagner, sur le lointain continent de Zimroel, la grande métropole de Ni-moya, la sinistre Piliplok aux effrayantes rues rectilignes, Khyntor, Dulorn, Til-omon, la cité fleurie, Pidruid et tous ces autres lieux si éloignés, dont l’existence relevait de la légende pour Korsibar ; s’exhiber devant la multitude en tant que symbole vivant du système qui régissait la planète géante depuis des millénaires, depuis l’aube de son histoire. Pas étonnant que lord Confalume eût l’air fatigué. Il régnait depuis si longtemps qu’il avait effectué le Grand Périple non pas une, mais cinq fois. Il portait depuis plus de quatre décennies tout le poids de Majipoor sur ses épaules.

Korsibar resta un long moment sans rien faire, l’attente se prolongea. Le Coronal était absorbé par ses pratiques de sorcier, comme s’il avait oublié la présence de son fils. Et Korsibar attendit. Il attendit longtemps. Quand le Coronal demandait d’attendre, on attendait, sans montrer d’impatience. Même si on était son propre fils.

Au bout d’un très long moment, lord Confalume leva enfin la tête, cligna des yeux à deux reprises en voyant Korsibar, comme s’il était surpris de le découvrir dans son bureau.

— Tu m’as fort étonné tout à l’heure, Korsibar, lança le Coronal sans préambule. Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses formuler la moindre objection à des jeux anticipés.

— Permettez-moi, père, de m’étonner de votre étonnement. Me tenez-vous donc pour un esprit si superficiel ? Considérez-vous que je n’aie aucune idée de la manière dont il convient de se conduire ?

— T’ai-je jamais donné des raisons de le croire ?

— Vous ne m’avez jamais donné de raisons de croire le contraire. Depuis que je suis adulte, on m’a laissé libre de m’amuser et rien d’autre, comme un grand enfant. Suis-je invité à assister à des conseils ? M’a-t-on confié des responsabilités, de hautes fonctions ? Non. Non. On m’offre seulement une existence heureuse, faite de loisirs et d’activités sportives. « Que penses-tu de cette belle épée, Korsibar ? Et cette selle, cet arc fabriqué avec art à Khyntor ? Ces fougueuses montures de course viennent de nous être envoyées par les éleveurs de Marraitis. Fais ton choix, mon garçon ; rien n’est trop beau pour toi. Où chasseras-tu cette saison, Korsibar ? Dans les Marches du Nord, peut-être, ou bien dans les jungles de Pulidandra ? » Toute ma vie, père, il en est allé ainsi.

Le visage las du Coronal sembla s’affaisser de plus en plus sous le déluge de paroles de Korsibar.

— C’est la vie que tu voulais mener, dit-il quand le prince eut terminé. Du moins je le croyais.

— En effet. Mais quel autre genre de vie aurais-je pu choisir ?

— Tu aurais pu être tout ce que tu voulais. Tu as reçu une éducation princière, mon garçon.

— Une bonne éducation, c’est vrai ! Mais à quoi me sert-elle ? Je peux réciter les noms de cent Pontifes, de Dvorn à Vildivar, dans le bon ordre, et en nommer cinquante autres. J’ai étudié les recueils de lois, les Decrétales, les Synodiques, les Equilibres et tout le reste. Je peux te dessiner les cartes de Zimroel et d’Alhanroel et y placer correctement toutes les cités. Je connais l’orbite des planètes et je peux te citer des passages édifiants de nos meilleurs poètes épiques, de Furvain à Auliasi. À quoi bon tout cela ? Qu’est-ce que cela m’apporte ? Aurais-je dû composer moi-même des poèmes ? Aurais-je dû travailler dans un bureau ? Devenir un philosophe, peut-être ?

Les paupières du Coronal battirent, s’abaissèrent un instant ; il appuya le bout des doigts sur ses tempes. Il rouvrit les yeux pour poser sur son fils un regard torve, impassible, les paupières mi-closes.

— Les Équilibres, dis-tu ? Tu as étudié les Équilibres. Dans ce cas, tu dois comprendre les rythmes internes de notre structure gouvernementale et savoir pourquoi on t’a offert des épées, des selles et de belles montures à la place de hautes responsabilités. Nous ne vivons pas sous une monarchie héréditaire. Tu n’as pas de chance de m’avoir pour père, mon garçon ; de tous les princes du Mont du Château, tu es le seul pour qui il n’y aura jamais de place au gouvernement.

— Pas même un siège au Conseil ?

— Pas même cela. Une chose en amène une autre, dira-t-on ; si je te nommais au Conseil, tu ne tarderais pas à vouloir faire office de Régent quand je serais absent du Château, tu te proposerais comme Haut Conseiller ou tu aspirerais même à devenir Coronal quand mon tour viendrait de me retirer dans le Labyrinthe. Je serais constamment sur la défensive, en butte à des accusations…

— Père ?

— … des murmures sans fin, des insinuations, une véritable insurrection même, si…

— Père, s’il vous plaît ?

Confalume s’interrompit au beau milieu de sa phrase, cligna des yeux.

— Oui ?

— Je comprends parfaitement tout cela. Je me suis résigné depuis longtemps aux réalités de ma situation. Prestimion sera Coronal, pas moi ; soit. Je n’ai jamais pensé le devenir, jamais. Je ne l’ai ni désiré ni espéré. Mais permettez-moi de revenir au point de départ de cette discussion. Je vous ai demandé si vous me croyiez réellement assez stupide pour n’avoir d’autre idée en tête que d’échapper à l’ennui qui règne dans ce trou sinistre en sautant sur une monture et en brandissant mon épée dans un tournoi, sans tenir compte de la coutume, de la tradition ou des convenances.

Le Coronal ne répondit pas aussitôt. L’inattention voila ses yeux ; son visage, déjà fermé, sembla perdre toute expression. Quand il reprit enfin la parole, ce fut d’une voix très basse.

— As-tu du mal à accepter que Prestimion devienne Coronal, Korsibar ?

— Vous voulez savoir si je l’envie ? Oui… Il sera roi ; qui n’envierait celui qui va devenir roi ? Mais si j’ai du mal à accepter qu’il devienne Coronal à ma place… non. Cette charge n’a jamais été pour moi, je le sais. Sur les neuf milliards d’habitants que compte notre planète, je suis le seul dont on a su, dès sa venue au monde, qu’il ne pourrait jamais devenir Coronal.

— Cela te rend amer ?

— Pourquoi me posez-vous sans cesse ces questions, père ? J’accepte la loi. Je renonce de bon gré, sans hésiter, sans condition, en faveur de Prestimion, à ce trône que je n’ai jamais revendiqué. Je voulais simplement dire que je crois fermement avoir plus de profondeur qu’on ne me le reconnaît habituellement et je souhaiterais que l’on me confie de plus hautes responsabilités au sein du gouvernement. Plus exactement que l’on me confie une responsabilité quelconque.

— Au fait, demanda lord Confalume, quelle opinion as-tu de Prestimion ?

Ce fut au tour de Korsibar d’hésiter avant de répondre.

— Très habile, fit-il prudemment. Intelligent. Ambitieux.

— Ambitieux, assurément. Mais capable ?

— Il doit l’être. Vous l’avez choisi comme successeur.

— Je sais quelle est mon opinion de Prestimion. Je veux connaître la tienne.

— Je l’admire. Il a l’esprit vif et, pour un homme de sa taille, une force étonnante, sans parler de sa prodigieuse agilité. C’est une fine lame, mais il est encore meilleur tireur à l’arc.

— As-tu de la sympathie pour lui ?

— Non.

— Voilà qui a au moins le mérite de la franchise. Crois-tu qu’il fera un bon Coronal ?

— Je l’espère.

— Nous l’espérons tous, Korsibar. Le crois-tu ? Un nouveau silence. Après ce moment de grande fatigue, les yeux du Coronal avaient retrouvé leur vivacité habituelle ; ils scrutèrent implacablement le visage de Korsibar.

— Oui. Oui, je crois qu’il fera probablement un bon Coronal.

— Probablement, dis-tu.

— Je ne suis pas devin, père. Je ne puis que faire des conjectures sur l’avenir.

— Je vois… Le Procurateur, tu le connais, te tient pour l’ennemi juré de Prestimion.

Un muscle se contracta sur la joue de Korsibar.

— Il vous l’a dit ?

— Pas en termes explicites. Je fais allusion à sa remarque de tout à l’heure, sur ton opposition à l’organisation des jeux, car l’idée venait de Prestimion.

— Dantirya Sambail est un dangereux fauteur de troubles, père.

— C’est vrai. Mais il est extrêmement perspicace. Es-tu l’ennemi juré de Prestimion ?

— Si je l’étais, vous le dirais-je ? Mais non, père, je dis franchement ce que je pense de Prestimion. Je le considère comme un être calculateur et manipulateur, un opportuniste rusé, capable de soutenir une opinion et son contraire avec le même brio, qui, partant de rien, est sur le point d’atteindre le deuxième rang sur Majipoor. Il m’est difficile d’éprouver de la sympathie pour un homme de ce genre. Ce qui ne signifie pas qu’il ne mérite pas ce rang. Il maîtrise mieux que moi l’art de gouverner. Certainement mieux que moi. Prestimion deviendra Coronal, et voilà. Je fléchirai le genou devant lui, comme tout le monde… Cette conversation est très déplaisante, père. Est-ce pour parler de cela que vous m’avez fait venir ?

— Oui.

— Et la divination que vous faisiez quand je suis arrivé ?

Les mains du Coronal effleurèrent les objets disposés sur son bureau.

— Une simple tentative pour déterminer combien de temps il peut rester à vivre au Pontife.

— Seriez-vous devenu expert en sorcellerie, père ? demanda Korsibar en souriant.

— Expert ? Je n’irai certes pas jusque-là, mais, comme beaucoup d’autres, je me suis essayé à cet art. Je juge de mes progrès d’après la chaîne des événements, pour voir si j’ai acquis le tour de main pour prédire l’avenir.

— Et alors ? Croyez-vous avoir véritablement le don de divination ?

Korsibar se remémora les prophéties des sorciers à son sujet, cette étrange prédiction qu’ils auraient faite à son père : Il ébranlera le monde. Peut-être avait-elle été faite par le Coronal lui-même, qui discernait maintenant pour son fils un destin singulier que Korsibar n’avait pas la possibilité de voir.

— Pouvons-nous le mettre à l’épreuve ? demanda-t-il, heureux de voir changer le sujet de la discussion. Donnez-moi vos résultats et nous verrons ce qu’il advient. À quelle date avez-vous fixé la fin de Prankipin ?

— Pas à une date précise. Je ne suis pas assez bon pour cela ; peut-être personne n’en serait-il capable. Mais elle surviendra, d’après mes calculs, dans dix-neuf jours au plus tard. Nous allons tenir le compte, toi et moi.

— Dix-neuf jours, probablement moins, et cette attente se terminera enfin ; les cérémonies auront lieu, Prestimion deviendra Coronal, vous Pontife, et nous pourrons tous quitter ce trou abominable et retrouver l’air pur du Mont du Château… Tous, sauf vous, père, ajouta Korsibar d’une voix plus douce.

— Tous, sauf moi, en effet. Le Labyrinthe sera dorénavant ma demeure.

— Puis-je demander comment vous prenez cela ?

— J’ai eu quarante ans pour m’habituer à cette idée, répondit lord Confalume. Cela m’est devenu indifférent.

— Ne plus jamais revoir la lumière du jour… ne plus respirer l’air du Mont du Château…

— Oh ! je pourrai sortir de temps à autre, si l’envie m’en prend, répliqua le Coronal avec un petit rire. Prankipin le faisait, tu sais. La dernière fois, tu étais encore un enfant ; peut-être as-tu oublié. Rien n’oblige le Pontife à vivre en permanence dans son palais souterrain.

— Même si je ne devais y passer qu’un pour cent de mon temps, cela ne me plairait pas. Ce séjour de quelques semaines m’a largement suffi.

— Heureusement pour toi, Korsibar, on n’exigera jamais de toi que tu vives ici. Le gros avantage de ne pas devenir Coronal est que tu sais que tu ne deviendras jamais Pontife.

— Je devrais donc m’en réjouir ?

— Exactement.

— Et vous, père, vous sentez-vous prêt à commencer votre nouvelle vie sous terre ?

— Oui. Totalement prêt.

— Vous serez un grand Pontife, poursuivit Korsibar. Comme vous avez été un grand Coronal.

— Merci de ce compliment.

Lord Confalume sourit ; il se leva. Le sourire était contraint, peu sincère et la main gauche du Coronal, serrée contre son flanc, tremblait d’une manière visible. Quelque chose avait été passé sous silence, quelque chose de pénible pour lord Confalume, quelque chose d’explosif.

Que savait le Coronal, que s’était-il retenu de lui dire ?

Vous ébranlerez le monde.

Cela devait avoir un rapport avec cette prophétie. Quoi que Sanibak-Thastimoon eût imaginé que lord Confalume allait lui dire à propos de cette mystérieuse prédiction, il n’en avait pas été fait mention.

Et il n’en serait pas fait mention. Korsibar comprit qu’il était invité à se retirer. Il forma le symbole de la constellation devant le Coronal, puis le père et le fils s’étreignirent, et il se dirigea vers la porte. Avant de franchir le seuil, des bruits lui indiquèrent que le Coronal s’était remis à manipuler les objets de géomancie.

4

Septach Melayn entra dans la Chambre de Melikand, une salle étroite, en courbe, contiguë aux appartements de Prestimion, qui avait été mise à la disposition des compagnons du Coronal désigné dans le secteur impérial du Labyrinthe. Le duc Svor et Gialaurys de Piliplok étaient déjà là.

— Mes amis, lança Septach Melayn en entrant, je suis porteur de nouvelles. Il ne reste plus que trois candidats en lice pour l’élection du Maître des Jeux : le Grand Amiral, le Procurateur et notre cher petit Svor. C’est du moins ce que m’a affirmé un des bureaucrates du Pontificat.

— En qui tu as une confiance sans réserve, j’imagine ? fit Svor.

— Comme en ma propre mère, répondit Septach Melayn. Ou en la tienne, si j’avais le plaisir de la connaître.

Il s’enroula dans sa cape richement brodée de soie bleu nuit, ornée d’une profusion de fils d’argent, et commença à aller et venir avec la grâce indolente et féline qui lui était propre, à petits pas rapides et maniérés sur le sol luisant de pierre grise polie. Svor et Gialaurys le suivirent des yeux, chacun à sa manière, le petit duc avec un sourire narquois, Gialaurys avec la sombre méfiance que lui inspirait l’élégance flamboyante de Septach Melayn.

Ils étaient curieusement assortis, les trois amis les plus chers du Coronal désigné. Ils ne se ressemblaient pas le moins du monde, pas plus par le physique que par le comportement ou le tempérament. Septach Melayn était grand et maigre, avec des jambes et des bras prodigieusement longs, qui paraissaient presque filiformes. Il avait un humour pétillant, un style précieux et de l’esprit. Sa peau était très claire et ses yeux d’un bleu pâle et lumineux ; ses cheveux dorés tombaient sur ses épaules en boucles soigneusement ordonnées qui donnaient à sa coiffure un aspect presque féminin ; il portait une barbiche taillée en pointe et une petite moustache d’une suprême élégance, une fine ligne dorée sur la lèvre supérieure, qui faisaient fleurir bien des sourires dans son dos, mais jamais devant lui, car Septach Melayn était prompt à relever une offense et se montrait un adversaire implacable l’épée en main.

Gialaurys, quant à lui, lourd et massif, sans être d’une taille démesurée, avait une extraordinaire largeur d’épaules et de poitrine, un visage large et plat qui considérait le monde avec la fermeté inébranlable d’un quartier de bœuf. Chacun de ses bras avait le volume de la cuisse d’un homme, chacun de ses doigts l’épaisseur d’une saucisse bien grasse ; les cheveux bruns et courts, rasé de près, il portait de gros favoris raides et gonflés, débordant la ligne des pommettes.

Il avait lui aussi la réputation d’un homme à traiter avec précaution – non qu’il eût l’habileté diabolique à l’épée de Septach Melayn, mais sa puissance physique était telle que nul ne pouvait résister à sa colère. Gialaurys était d’un tempérament maussade et renfermé, comme il seyait à quelqu’un élevé à Zimroel, dans sa triste cité natale de Piliplok, par une famille adoptive de lugubres Skandars. Prestimion avait fait sa connaissance dix ans auparavant, à l’occasion de son unique visite du continent occidental et, par une imprévisible attirance des contraires, ils étaient rapidement devenus très liés.

Quant à Svor, qui portait le titre de duc de Tolaghai, mais n’avait ni terres ni fortune pour le soutenir, on eût dit un nain entre les deux autres. Frêle, chétif, d’une taille dérisoire, basané au point d’en être presque noir de peau, comme l’étaient souvent ceux qui ont vu le jour sous l’implacable soleil du continent méridional, il avait des cheveux emmêlés et indisciplinés, des yeux sombres et malicieux et une âme austère et torturée. Son nez était fin, pointu et légèrement recourbé, sa bouche trop étroite pour toutes ses dents ; il portait un collier de barbe mais gardait la lèvre supérieure rasée. Svor n’était pas un guerrier mais un politicien, un intrigant et un amoureux passionné des femmes, qui tâtait en outre un peu de la sorcellerie.

Pendant plusieurs années, il avait été un proche compagnon du jeune Korsibar – une mascotte, d’une certaine manière, une sorte de bouffon que l’athlétique prince aimait avoir à ses côtés pour se distraire – mais, quand Prestimion avait commencé à apparaître comme le probable prochain Coronal Svor s’était insensiblement rapproché de lui et il était devenu un personnage clé de son entourage. De ce changement d’allégeance, on avait fait des gorges chaudes au Château – toujours en privé – pour illustrer la passion bien connue de Svor pour l’accroissement de son influence et son opportunisme.

Aussi profondément différents que fussent ces trois hommes, des liens étroits les unissaient et, chacun à sa manière, ils étaient dévoués au bien et aux intérêts de Prestimion. Il ne faisait de doute pour personne qu’ils occuperaient les plus hauts postes de responsabilité quand Prestimion aurait ceint la couronne à la constellation.

— Si nous nous prononçons fermement sur l’identité de celui qui doit présider les Jeux, reprit Septach Melayn, nous pourrons peut-être influencer le choix. Mais cela nous importe-t-il ?

— Bien sûr, répondit Gialaurys sans hésiter, et cela devrait t’importer aussi.

Il parlait avec l’accent prononcé de l’est de Zimroel, qui semblait si comique partout ailleurs, sauf dans la bouche de Gialaurys, et sa voix grave et rocailleuse évoquait un grondement montant des entrailles de la planète.

— Le Maître des Jeux désigne les adversaires. Accepteriez-vous d’affronter une suite d’incapables que le Maître aurait choisis dans le but de vous mettre dans l’embarras ? Je ne tiens pas à ce qu’il profite des Jeux pour se livrer à des manigances. Et si le résultat d’une épreuve est serré, il faut que la décision soit prise par un homme à nous. Des vies peuvent en dépendre.

— J’imagine donc, lança Septach Melayn, que tu nous conseillerais de nous prononcer en faveur de Svor.

— Proposition rejetée ! répliqua aussitôt le duc, occupé au fond de la salle à étudier des tableaux ésotériques tracés sur de longs rouleaux de parchemin jauni. Je serais incapable de constituer des paires appropriées et…

— Nous pourrions t’aider, glissa Gialaurys.

— … et, en tout état de cause, poursuivit Svor, je ne veux pas être entraîné dans vos querelles idiotes. Le Maître sera en butte à d’incessantes protestations des différents camps. Je préfère éviter cela.

— Très bien, Svor, fit Septach Melayn en souriant, la décision t’appartient. Pourrais-tu préciser, je te prie, poursuivit-il malicieusement en se tournant vers Gialaurys, ce que tu entends par « un homme à nous ». Existe-t-il donc des factions pour que quelqu’un soit considéré comme appartenant clairement au camp de Prestimion ou bien lui soit ouvertement hostile ? Ne sommes-nous pas tous unis dans la célébration du nouveau règne ?

— Tu parles comme un imbécile, grogna Gialaurys.

— Tu dois assurément tenir Svor pour un homme à nous, poursuivit Septach Melayn, comme si de rien n’était ; je le comprends parfaitement. Mais le Procurateur est-il notre ennemi ? Ou l’amiral Gonivaul ?

— C’est possible. L’un comme l’autre.

— Je ne te suis pas.

— La transition entre deux règnes ne se fait jamais sans à-coups. Il en est toujours qui s’opposent, secrètement ou non, au choix du nouveau Coronal. Et qui peuvent manifester cette opposition de la manière la plus inattendue qui soit.

— Écoutez-le ! s’écria Septach Melayn. L’érudit ! Le grand historien ! Donne-moi des exemples d’une telle traîtrise, mon bon Gialaurys !

— Eh bien…

Gialaurys réfléchit un moment, en suçant sa lèvre inférieure.

— Quand Havilbove est devenu Pontife, reprit-il après un long silence, et a annoncé que Thraym serait son Coronal, je crois me souvenir qu’un seigneur mécontent de ce choix a ourdi un complot pour offrir le trône à Dizimaule, à la place de ce Thraym qui lui déplaisait et a bien failli…

— En réalité, coupa posément Svor, le Coronal d’Havilbove était lord Kanaba. Thraym n’a été Coronal que trois règnes plus tard. Quant à Dizimaule, il vivait mille ans avant eux.

— Je confonds les noms ou l’ordre des monarques, reprit Gialaurys avec une impatience perceptible. Mais c’est arrivé, sinon à eux, du moins à d’autres. Vous pouvez vérifier. Je me souviens d’un autre cas, avec, je crois, Spurifon, à moins que ce ne soit Siminave…

— Ce mauvais esprit te ressemble bien, coupa Septach Melayn en considérant avec un sourire le dos de sa main admirablement entretenue. Je t’assure, mon cher ami, qu’indépendamment des ambitions personnelles de candidats déçus, le nouveau Coronal est toujours porté au pouvoir par des acclamations enthousiastes. Il n’en est jamais allé autrement. Nous sommes un peuple civilisé.

— Vraiment ? fit Prestimion en entrant dans la salle. Il est bon d’entendre ces mots dans la bouche du doux Septach Melayn. Puis-je demander quel est le sujet de votre conversation ?

— Qui choisir comme Maître des Jeux. Cela doit se décider, à ce qu’on dit, entre Gonivaul, Svor et ton cher cousin le Procurateur. Gialaurys affirme que nous ne pouvons faire confiance qu’à l’un des nôtres, même pour les Jeux, et il veut que Svor en soit le Maître, pour être sûr qu’on nous opposera de dignes adversaires et que toutes les décisions seront rendues en notre faveur.

— Est-ce vrai ? demanda Prestimion en se tournant vers Gialaurys. As-tu cette crainte ?

— Comme d’habitude, monseigneur, Septach Melayn déforme mes propos. Mais, si cela dépendait de moi, oui, je préférerais que le Maître soit quelqu’un en qui j’ai confiance.

— Tu as confiance en Svor ? lança Prestimion en riant.

— Svor a déjà dit qu’il refusait ; j’aimerais, dans ce cas, que le poste soit confié au Procurateur Dantirya Sambail.

— Le Procurateur ! s’écria Prestimion, avant d’éclater de rire. Le Procurateur ! Tu ferais confiance au Procurateur, Gialaurys !

— C’est votre cousin, monseigneur, si je ne me trompe, riposta imperturbablement Gialaurys. Il ne prendrait donc, du moins je l’imagine, aucune décision susceptible de vous léser, vous et votre entourage.

— Un cousin très éloigné, expliqua Prestimion, comme il le faisait souvent quand il était fait mention de sa parenté avec le Procurateur. Et tu viens de m’appeler deux fois « monseigneur » en une demi-minute. Ce titre appartient à lord Confalume, jusqu’à ce qu’un nouveau Coronal ait été choisi… Pour en revenir à mon cousin le Procurateur, nous sommes parents, certes, mais si tu penses avoir quelque chose à craindre de celui qui sera nommé Maître des Jeux, je te conseille d’apporter ton soutien à quelqu’un d’autre.

— Alors, à l’amiral Gonivaul, concéda Gialaurys avec mauvaise grâce.

— D’accord, fit vivement Septach Melayn. Gonivaul, au moins, sera neutre, en cas de contestation. Il ne s’intéresse à rien ni à personne d’autre qu’à lui-même. Pouvons-nous maintenant discuter des différentes épreuves ?

— Y aura-t-il de la lutte ? demanda Gialaurys.

— Il y a toujours de la lutte. Farholt l’exigera.

— Bien. Je me battrai contre Farholt.

— J’avais pensé que nous pourrions lui opposer Svor. Tu affronterais Farquanor dans les assauts d’armes.

— Parfois, Septach Melayn, je ne te trouve pas amusant, déclara Gialaurys.

— Mais si ! s’écria Svor. Il faut surprendre tout le monde ! Les dérouter, les mystifier ! Sérieusement, je suis disposé à affronter ce grand costaud de Farholt, ne fût-ce que pour voir sa tête quand je me présenterai devant lui, et nous laisserons Gialaurys tenter sa chance à l’épée contre cette fine lame de Farquanor ; toi, Septach Melayn, tu seras notre deuxième homme, aux côtés de Prestimion, dans les courses de char à deux contre l’équipe de Korsibar.

— En fait, dit Septach Melayn, c’était mon intention.

— Tu ne veux pas te battre à l’épée ? demanda Prestimion.

— Les deux, répondit Septach Melayn. Si personne n’y trouve à redire. Dans la course de chars, nous pourrions…

On frappa à la porte. Prestimion alla ouvrir et regarda dans le corridor. Une femme portant le masque étroit des serviteurs du Pontificat s’y tenait, une de celles à qui on avait confié la tâche de prêter assistance aux invités du Mont du Château.

— Êtes-vous le prince Prestimion ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Il y a un Vroon qui demande à être reçu séance tenante. Il prétend détenir des renseignements d’une grande valeur.

Prestimion plissa le front. Il s’adressa aux autres en regardant par-dessus son épaule.

— Quelqu’un savait-il que Thalnap Zelifor était dans le Labyrinthe ?

— Pas moi, répondit Septach Melayn.

— Il est si petit, ajouta Gialaurys, comment pourrait-on remarquer sa présence ?

— Il est venu avec les compagnons de Gonivaul, fit Svor. Je l’ai aperçu une ou deux fois.

— Par le Divin, déclara Septach Melayn, je ne veux rien avoir à faire avec celui-là. La raison, Prestimion, voudrait que tu continues à le tenir à distance. Il y a bien assez de sorciers qui s’activent autour de nous.

— C’est un voyant doté, à ce qu’on dit, de pouvoirs exceptionnels, fit observer Gialaurys.

— Peu importe, répliqua Septach Melayn. Je ne supporte pas la vue des Vroons ; sans parler de leur odeur. Cela mis à part, nul n’ignore que cet avorton de Thalnap Zelifor est un être fourbe, un faiseur d’embarras, sujet à changer brusquement de parti et qui pourrait être pour nous une source de danger. Il a l’âme d’un espion.

— Pour le compte de qui ? lança Gialaurys en partant d’un grand rire. Nous n’avons pas d’ennemis ! Tu me l’as expliqué il n’y a pas plus de cinq minutes. Nous sommes un peuple civilisé sur cette planète et tout le monde est uni dans une même loyauté à ceux qui détiennent le pouvoir.

— Assez, messieurs, assez ! coupa Prestimion en levant la main. Il est affligeant de considérer que Thalnap Zelifor ou des créatures de cet acabit représentent un danger. Je pense que nous pouvons lui accorder un peu de notre temps. Faites entrer le Vroon, ajouta-t-il à l’adresse de la fonctionnaire du Pontificat.

Même pour quelqu’un de sa race, Thalnap Zelifor était minuscule ; il dépassait à peine le tibia d’un humain. Le Vroon au corps frêle et évanescent avait une multitude de membres tentaculaires et flexibles, et une tête étroite, fuselée, où brillaient deux yeux dorés au-dessus du bec crochu qui lui tenait lieu de bouche. Il émanait de son corps une légère odeur, douceâtre et empreinte de nostalgie, de fleurs pressées et séchées dans un livre.

Il y avait des Vroons sur Majipoor depuis presque aussi longtemps que des humains. Ils avaient été l’une des premières races non humaines invitées à s’y établir par le Coronal lord Melikand, pour qui il était devenu évident que la population humaine de la planète géante ne pourrait croître assez rapidement pour les besoins d’une civilisation en expansion. Cela remontait à plusieurs milliers d’années, à l’aube ou presque de l’histoire de Majipoor. Les Vroons avaient des dons singuliers et intéressants : ils pouvaient unir leur esprit à celui d’autrui et pénétrer les pensées les plus profondes, déplacer des objets par la seule force de leur énergie mentale, et ils avaient fait la preuve, en des temps pourtant moins crédules, de leur capacité à discerner la tournure des événements à venir.

Comme la plupart des siens, Thalnap Zelifor prétendait avoir le don de seconde vue et, autant qu’on pût le savoir, il tirait du commerce des oracles le plus clair de sa subsistance ; mais on ne pouvait jamais être absolument sûr de quoi que ce fût pour ce qui concernait Thalnap Zelifor. Il était considéré au Château comme faisant partie de l’entourage du Grand Amiral, le prince Gonivaul, mais on le voyait aussi souvent parmi la suite de Korsibar et, en plusieurs occasions, il avait fait des offres de service à Prestimion. Elles avaient toujours été déclinées ; Prestimion n’avait jamais été homme à s’entourer de sorciers et à leur donner de l’importance. Il était donc surprenant de voir réapparaître le Vroon.

— Alors ? fit le prince.

Thalnap Zelifor étendit un tentacule visqueux, portant à son extrémité une petite plaque ovale astiquée, taillée dans la pierre précieuse verte connue sous le nom de velathysite. Elle brillait avec éclat, comme éclairée par un feu intérieur. Des caractères minuscules, presque invisibles à l’œil nu, étaient gravés sur sa surface.

— Un présent pour Votre Seigneurie. Un corymbor, qui porte de puissantes inscriptions ; il a le pouvoir de vous venir en aide dans une période difficile. Portez-le en sautoir ; touchez-le s’il en est besoin, il vous apportera le réconfort que vous cherchez.

— Par tous les dieux ! lança Septach Melayn avec un grognement. Ces bêtises ne cesseront donc jamais ? Nous allons tous périr dans ce flot de folie superstitieuse !

— Doucement, fit Prestimion d’un ton apaisant. Vous savez, ajouta-t-il en se tournant vers le Vroon, que je ne crois guère à ce genre de gri-gri.

— Je le sais, Votre Seigneurie. Peut-être est-ce une erreur de votre part.

— Peut-être.

Prestimion se pencha pour prendre la petite amulette verte de Thalnap Zelifor. Il la frotta délicatement en tous sens, du bout des doigts, tout en la considérant d’un air méfiant, comme s’il avait voulu, en la caressant de cette manière, faire apparaître devant ses yeux quelque chose d’inquiétant. Mais il ne cessa de sourire, pour montrer que cet excès de précaution n’était que comédie ; en tout état de cause, rien ne se passa.

Prestimion tourna l’amulette sur le côté, fit quelques remarques admiratives sur la finesse du travail et jeta un coup d’œil à la dérobée sur le revers qui ne portait aucune inscription. Puis il la lança en l’air, comme on lance une pièce, la rattrapa d’un mouvement preste du poignet et la glissa avec désinvolture dans une poche de sa tunique.

— Je vous remercie, dit-il au Vroon d’un ton cérémonieux, sans vraiment chercher à paraître sincère. Et vous pensez que j’en aurai bientôt besoin ?

— Que Votre Seigneurie me pardonne, je le pense en effet.

Avec un nouveau grognement, Septach Melayn lui tourna le dos.

— Ce que je suis venu dire aujourd’hui à Votre Seigneurie, reprit le Vroon d’une voix douce, si douce qu’il était nécessaire de tendre l’oreille pour percevoir ses paroles, est dans l’intérêt de Majipoor aussi bien que dans le sien. Je sais que vous n’avez que mépris pour moi et pour l’ensemble de ma profession, mais je pense que le bien de la planète vous tient à cœur et que vous m’écouterez, ne fût-ce que pour cette raison.

— Que m’en coûtera-t-il exactement pour entendre vos révélations, Thalnap Zelifor ?

— Je vous assure, prince Prestimion, que je n’espère aucun gain personnel dans cette affaire.

Septach Melayn rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire qui roula sous le plafond voûté de la salle.

— Rien ! Un avis désintéressé ! Même à ce prix, je trouve cela coûteux !

— Vous devriez me demander de l’argent, Thalnap Zelifor, reprit Prestimion. Je me méfie des devins qui proposent gracieusement leurs services.

— Monseigneur…

— Je ne porte pas encore ce titre, coupa Prestimion.

— Votre Seigneurie, alors… Je vous le dis, je ne suis pas venu dans l’espoir de gagner de l’argent. Donnez-moi dix pesants, si vous estimez devoir verser quelque chose.

— À peine de quoi vous offrir un plat de saucisses et un verre de bière, fit Prestimion. Vous ne faites pas grand cas de vos dons, mon ami. Paie-le, ordonna-t-il au duc Svor avec un claquement de doigts.

Svor prit une petite pièce carrée, de teinte cuivrée, et la tendit au Vroon.

— J’écoute, fit Prestimion.

— Voici ce que j’ai à dire, déclara Thalnap Zelifor ; j’ai observé la Grande Lune la nuit dernière et elle était écarlate, comme si sa face ruisselait de sang humain.

— Il a vu la Grande Lune, lança d’un ton méprisant Septach Melayn, le dos toujours tourné, qui est pourtant de l’autre côté de la planète, là où absolument rien de ce qui se trouve dans le ciel ne peut être vu de cet hémisphère ; et il l’a vue du fond du Labyrinthe, s’il vous plaît, à une profondeur de quinze cents mètres. Bien joué, Vroon ! Votre vue est bien meilleure que la mienne !

— Grâce à la seconde vue, mon bon maître. Une faculté différente de la vôtre.

— Et quelle est, à votre avis, reprit patiemment Prestimion, la signification de ce sang qui coulait sur la face de la Grande Lune ?

— L’imminence d’une guerre, Votre Seigneurie.

— Une guerre… Nous n’avons pas de guerre sur Majipoor.

— Nous en aurons une, affirma Thalnap Zelifor.

— Prends garde à ses paroles, je t’en conjure ! s’écria Gialaurys, voyant que Prestimion donnait des signes d’impatience. Il voit des choses, prince !

Septach Melayn s’avança rapidement vers le Vroon, le dominant de toute sa taille, comme s’il s’apprêtait à l’écraser du talon de sa botte.

— Qui vous a envoyé, petite peste ?

— Je suis venu de mon propre chef, répondit Thalnap Zelifor en levant la tête pour regarder Septach Melayn droit dans les yeux. Dans l’intérêt et pour le bien de tous. Y compris les vôtres, mon bon maître.

Septach Melayn cracha, ratant de très peu le Vroon, et lui tourna derechef le dos.

— Une guerre entre qui et qui ? demanda Prestimion d’une voix distante.

— Je ne puis répondre à Votre Seigneurie. Je peux seulement dire que la voie du trône n’est pas dégagée pour vous. Il y a des signes forts d’opposition à votre candidature ; j’en vois de toutes parts. L’atmosphère en est remplie. Un conflit se prépare. Vous avez un ennemi puissant qui attend secrètement son heure ; il se fera connaître et vous affrontera pour la conquête du Château ; toute la planète souffrira de cette lutte.

— Ha ! s’écria Gialaurys. Entends-tu, Septach Melayn ?

— Faites-vous souvent des rêves aussi terribles ? demanda Prestimion.

— Pas autant que celui-ci.

— Dites-moi quel pourrait être ce puissant ennemi dont vous parlez, afin que je puisse aller à lui et l’étreindre comme un ami. Quand je perds l’amour de quelqu’un, je m’efforce toujours de le regagner.

— Je ne suis pas en mesure de donner des noms à Votre Seigneurie.

— Pas en mesure ou pas disposé à le faire ? demanda le duc Svor, du fond de la salle.

— Pas en mesure. Je n’ai vu distinctement aucun visage.

— Qui pourrait être ce rival, cet ennemi ? lança pensivement Gialaurys.

Son visage toujours sombre était soucieux. Profondément croyant de nature, les prédictions des sorciers étaient pour lui une affaire sérieuse.

— Serithorn, peut-être ? Il possède déjà de si vastes domaines qu’il vit pratiquement comme un roi ; il pourrait se voir aussi Coronal, lui qui en compte tant parmi ses ancêtres. Ou ton cousin le Procurateur. Il est ton parent, certes, mais nul n’ignore que c’est un être retors. Il est possible, d’autre part, que la signification de la vision du Vroon soit…

— Tais-toi, Gialaurys, ordonna Prestimion. Tu ne fais que te perdre en conjectures et, comme à ton habitude, tu montres ta crédulité mal à propos. Y a-t-il d’autres aspects de cette révélation que vous souhaitez me faire partager ? poursuivit-il en s’adressant au Vroon d’un ton glacial.

— Rien d’autre, Votre Seigneurie.

— Bien. Dans ce cas, vous pouvez vous retirer. Allez !

Parmi les nombreux tentacules de Thalnap Zelifor, il se fit un mouvement qui pouvait passer pour une version bizarre du symbole de la constellation ou qui n’était, plus simplement, qu’un frémissement des membres supérieurs.

— Comme vous voudrez…

— Je vous remercie pour cette information, quoi qu’elle vaille. Et pour l’amulette.

— J’implore Votre Seigneurie de prendre cet avertissement au sérieux.

— Je lui accorderai le sérieux qu’il mérite, répondit Prestimion en congédiant le sorcier d’un geste sec.

Dès que la porte se fut refermée, Gialaurys abattit le plat de sa main sur sa cuisse musclée.

— Korsibar ! s’écria-t-il avec véhémence.

— Quoi ? fit Prestimion.

— L’ennemi. Le rival. Korsibar : c’est lui ! Si ce n’est ni Serithorn ni Dantirya Sambail, ce ne peut être que Korsibar ! Tu ne vois donc pas ? Il n’y a rien d’étrange à vouloir être roi à la suite de son père. Voilà un fils de Coronal qui refuse de laisser quelqu’un qu’il regarde comme un arriviste s’emparer d’un trône qui devrait, à son sens, lui revenir de plein droit.

— En voilà assez et plus qu’assez, Gialaurys ! lança Prestimion avec une sécheresse dont il n’était pas coutumier. Ce ne sont qu’absurdités méprisables !

— Je n’en suis pas si sûr.

— Tout cela est absurde ! Absurde, totalement absurde ! La lune écarlate, l’ennemi secret, la prophétie d’une guerre. Quels sont les démons qui fournissent des informations si sûres sur l’avenir ? Où demeurent-ils ? Quelle est la couleur de leurs yeux ? La guerre sur Majipoor ! poursuivit Prestimion en secouant tristement la tête. Ce n’est pas une planète où on se fait la guerre. Il n’y a pas eu une seule guerre, Gialaurys, pas une seule au long des milliers d’années qui ont suivi la défaite des Changeformes. Et que signifient ces conjectures ridicules auxquelles tu t’abandonnes ? Tu crois que Serithorn aspire au trône ? Non, mon ami, non, certainement pas lui ! Il a bien assez de sang royal dans les veines et pas le moindre goût pour l’effort. Mon cousin le Procurateur ? Il aime, j’en conviens, susciter des difficultés ; mais pas à ce point, du moins je ne pense pas. Et Korsibar ? Korsibar ?

— Il est de la race des rois, Prestimion, glissa Gialaurys.

— En apparence, oui. Mais il n’y a rien à l’intérieur. Un homme doux, sans cervelle, entouré d’une nuée de flatteurs et de fripouilles. Il n’a pas une idée à lui et dépend de son entourage pour savoir que penser.

— Un excellent jugement, approuva Septach Melayn. Je l’aurais formulé dans les mêmes termes.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Prestimion, jamais il ne lui viendrait à l’esprit de tenter de s’emparer du trône. Le fils d’un Coronal ? Ce serait contraire à toute tradition et Korsibar n’est pas homme à braver la tradition. Il n’est qu’un petit noble, terne et bien-pensant, sans la moindre idée subversive. Il ne demande à la vie que des divertissements et des plaisirs, pas les responsabilités du pouvoir. Cette idée est absurde, Gialaurys. Absurde. Chasse-la de ton esprit.

— La suggestion de Gialaurys est sans doute absurde, glissa le duc Svor, mais il se prépare indiscutablement quelque chose de bizarre, Prestimion. Je sens comme un épais nuage sombre et menaçant qui nous enveloppe.

— Toi aussi, Svor ? s’écria Prestimion, avec un geste de contrariété.

— Moi aussi.

— Oh ! combien je déplore cette vague d’incantations et de prédictions qui a déferlé sur Majipoor ! Ces talismans, ces présages, ces conjurations monstrueuses ! Nous formions naguère un peuple rationnel ; puissions-nous le redevenir. La faute en incombe à Prankipin. C’est lui qui a fait basculer la planète dans la magie et la sorcellerie. Tu mets ma patience à cruelle épreuve avec ces superstitions, mon ami, poursuivit Prestimion en considérant le duc Svor d’un regard empreint de tristesse. Toi et Gialaurys.

— Peut-être, répondit Svor, et je t’en demande pardon. Ce serait toutefois, à mon sens, une erreur de se couper de toute source de renseignements, aussi hermétiques soient-ils. Le fait que tu n’accordes aucune valeur à ces pratiques ésotériques ne signifie pas nécessairement qu’elles soient entièrement dénuées de vérité. Je propose de prendre le Vroon à notre service, pour beaucoup plus de dix pesants, et de lui demander de nous faire partager tout ce qu’il découvrira.

— Ce qui est précisément le but qu’il poursuivait, déclara Septach Melayn. Il cherche à l’évidence un nouvel employeur ; que peut-il espérer de mieux que le prochain Coronal ? Non. Non. Je suis contre un rapprochement avec le Vroon. Nous n’avons pas besoin de lui, nous ne voulons pas de lui. Il serait capable de se vendre six fois dans la même journée, s’il trouvait des acquéreurs.

Svor leva la main, la paume en avant, pour manifester son désaccord.

— À l’époque du changement de monarque, ceux qui occupent des postes élevés doivent, à mon avis, faire montre de prudence. Si ces rumeurs ont un fondement et si nous repoussons le Vroon par simple défiance de cet individu en particulier ou de la sorcellerie en général, nous commettrions une erreur. Il n’est pas besoin de le faire participer à nos réunions les plus secrètes ; il suffit de lui lancer un royal ou deux pour avoir accès à ses visions. Ce serait une simple mesure de prudence.

— Je suis de cet avis, déclara Gialaurys.

— Vous n’êtes tous deux que trop disposés à ajouter foi à ces croyances, lança Septach Melayn avec un regard mauvais. Il y a danger quand d’absurdes racontars de sorciers affectent quelqu’un d’aussi lucide que toi, Svor. Je me ferais un plaisir de m’occuper de ce Vroon et…

— Tout doux, tout doux, coupa Prestimion d’un ton impérieux, mais sans élever la voix, en voyant le sang monter au visage fin et pâle de Septach Melayn. Je ne suis pas plus désireux que toi de le voir tourner autour de nous. Et je ne parviens pas à croire à cette histoire de rival se dressant contre moi. Cela n’arrivera pas.

— Nous l’espérons de tout cœur, fit Septach Melayn.

— Nous en avons la conviction profonde, rectifia Prestimion, avec un petit frisson, comme s’il venait de poser le pied dans quelque chose de sale. Par le Divin, je regrette d’avoir permis à ce Vroon de nous casser les oreilles avec ces stupidités ! Mon ami, poursuivit-il à l’adresse du duc Svor, je te conseille de garder tes distances. Mais ne lui fais aucun mal tu m’entends ? ajouta-t-il en se retournant vers Septach Melayn. Je ne le tolérerais pas.

— Comme tu voudras.

— Bien. Merci. Et maintenant, si vous êtes d’accord, revenons au choix des adversaires pour les Jeux.

5

Lady Thismet, la sœur du prince Korsibar, s’était vu attribuer pour ses appartements privés une des suites les plus luxueuses du secteur impérial du Labyrinthe, réservée d’ordinaire à la propre épouse du Coronal, dans les rares occasions solennelles où elle était appelée à se rendre dans la capitale souterraine. Mais ce n’était un secret pour personne que lady Roxivail, l’épouse de lord Confalume, vivait depuis longtemps séparée du Coronal, dans son propre palais, sur l’île méridionale de Shambettirantil, dans le golfe tropical de Stoien. Bien que son époux fût sur le point d’être élevé au rang de Pontife, elle n’avait pas répondu à l’invitation qu’on lui avait faite d’assister à son investiture et nul ne s’attendait qu’elle honorât la cérémonie de sa présence. La suite qui aurait dû être celle de Roxivail avait donc été attribuée à sa fille Thismet.

La princesse se prélassait dans la grande baignoire rutilante de porphyre incrusté de motifs de topaze jaune paille qui occupait le centre de la salle de bains. Des tubes polis d’onyx vert servant de robinets coulait une eau chaude rose pâle, l’eau douce et parfumée du lac Embolain, transportée par trois mille kilomètres de canalisations de marbre pour le plaisir des invités du Pontife. Une triple paire de lampes d’un vert iridescent était disposée au-dessus de la baignoire. La princesse était joliment abandonnée, de l’eau jusqu’à la poitrine, les bras nonchalamment posés sur les rebords incurvés de la baignoire, pour permettre aux deux servantes agenouillées de chaque côté d’accomplir leur tâche quotidienne, les soins des mains et des doigts dont les ongles admirablement effilés étaient enduits chaque soir d’un vernis platine brillant. Derrière la princesse, massant délicatement la mince colonne du cou flexible, se tenait sa première dame d’honneur, Melithyrrh d’Amblemorn, son amie d’enfance, aussi blonde que Thismet était brune, avec une masse de cheveux dorés et des joues pâles marquées en permanence d’une rougeur légère.

D’ordinaire, Thismet et Melithyrrh bavardaient sans fin ; mais, ce soir-là, elles avaient à peine échangé quelques mots.

— Les muscles de ton dos sont très contractés, fit Melithyrrh en rompant un des interminables silences.

— Quand j’ai pris du repos, cet après-midi, répondit la princesse, j’ai fait un rêve ; ce rêve ne me quitte pas et serre ma colonne vertébrale comme un étau.

— Il n’a pas dû être très agréable.

La princesse ne répondit pas.

— Une sorte de message ? insista Melithyrrh après un long silence.

— Un rêve, fit sèchement Thismet. Rien qu’un rêve. Masse mes épaules plus en profondeur, veux-tu, ma bonne Melithyrrh ?

Le silence se fit de nouveau tandis que Melithyrrh pétrissait les épaules de Thismet. La princesse ferma les yeux et renversa la tête en arrière. Elle avait un corps mince, sec pour une femme, les muscles à fleur de peau ; souvent, quand un rêve l’avait troublée, ils restaient noués et douloureux de longues heures.

Thismet était la sœur jumelle du prince Korsibar, venue au monde quelques minutes après lui, et la ressemblance était visible dans les cheveux de jais luisants, les pommettes saillantes, les lèvres charnues, le menton volontaire et dans les proportions allongées du corps. Mais lady Thismet n’avait pas la taille imposante de Korsibar ; élancée comme lui, elle était d’une stature plus modeste et, alors que son frère avait la peau tannée, hâlée par de longues expositions au soleil ardent, la sienne était d’une extraordinaire douceur et avait la pure blancheur de la peau de ceux qui vivent la nuit. Son apparence générale était d’une grande délicatesse de formes, avec une allure presque garçonnière que démentaient la plénitude de la poitrine et la largeur des hanches.

Une troisième servante entra dans la salle de bains.

— Le mage Sanibak-Thastimoon attend dans le couloir ; il dit avoir été mandé d’urgence et demande à être reçu. Dois-je le faire entrer ?

Melithyrrh éclata de rire.

— Il a perdu la tête ! Toi aussi ! Lady Thismet est dans son bain.

Les joues empourprées, la jeune servante bredouilla quelques mots inaudibles.

— C’est moi qui ai demandé à le voir sans délai, Melithyrrh ! lança Thismet d’un ton glacial.

— Tu n’avais certainement pas l’intention de…

— J’ai dit sans délai ! Exigerais-tu de moi que je préserve ma pudeur devant des créatures de toutes les races, même celles qui sont incapables d’éprouver du désir pour une femme de l’espèce humaine ? Qu’il entre !

— Bien sûr, approuva Melithyrrh avec un entrain forcé, en faisant un signe à la servante.

Le Su-Suheris apparut presque aussitôt, une haute et mince silhouette anguleuse enveloppée dans un fourreau rigide en parchemin orange, orné d’éclatantes perles bleues, d’où ses deux têtes étroites aux yeux émeraude jaillissaient comme des kiosques jumeaux. Il prit position sur la gauche de la massive baignoire en porphyre ; bien que le corps nu de Thismet s’offrît directement à ses regards, il ne manifesta pas plus d’intérêt pour sa nudité que pour la baignoire.

— Princesse ?

— J’ai besoin de vos conseils, Sanibak-Thastimoon, sur un sujet délicat. J’espère pouvoir m’en remettre à vous. Et à votre discrétion.

La tête de gauche esquissa un hochement rapide, presque imperceptible.

— Vous m’avez dit un jour, il n’y a guère, poursuivit-elle, que j’étais destinée à accomplir de grandes choses. Mais vous n’avez pu ou voulu préciser si ces grandes choses étaient bonnes ou mauvaises.

— Je n’ai pu le faire, princesse, dit le Su-Suheris.

La voix qui avait parlé, sèche, aux inflexions précises, était celle de la tête de gauche du nécromancien.

— Vous n’avez pu le faire. Soit. Les présages étaient ambigus, comme ils ne le sont que trop souvent. Vous m’avez dit aussi que vous voyiez dans l’avenir de mon frère la même sorte de grandeur ambiguë.

Sanibak-Thastimoon acquiesça de nouveau, d’une courte inclination de ses deux têtes.

— Cet après-midi, reprit la princesse Thismet, j’ai fait un rêve étrange et inquiétant. Peut-être pouvez-vous l’interpréter pour moi, Sanibak-Thastimoon ? J’ai rêvé que j’étais de retour sur le Mont, que j’avais regagné le Château ; mais je me trouvais dans une partie de l’édifice qui m’était inconnue, au nord, où personne ou presque ne va jamais. Il m’a semblé traverser une vaste esplanade de brique en très mauvais état, qui menait à un mur délabré, tombant en ruine et, de là, à une sorte de parapet d’où la vue portait sur les cités de Huine et Gossif, et une autre, plus loin – Tentag, je suppose. Je me trouvais donc dans cette portion ancienne et dégradée du Château, regardant des cités que je n’avais jamais visitées et levant les yeux vers le sommet du Mont qui se dressait au-dessus de moi, et je me demandais comment retrouver mon chemin vers les parties de l’édifice que je connaissais.

Elle s’interrompit, les yeux fixés sur le plafond de la salle de bains, orné d’une frise de fleurs, de feuillet et de liges entrelacées d’eldirons, de tanigaies et de grosses shepithoies épanouies, taillée dans des plaques lisses, légèrement incurvées de turgolite d’un bleu lumineux et de pâle calcédoine.

— Oui, princesse ? fit Sanibak-Thastimoon, en attendant la suite.

Une multitude d’images se bousculait dans l’esprit de Thismet. Elle se voyait courant de-ci de-là sur la morne plate-forme, au bord de l’immense construction tentaculaire perchée au sommet de la plus haute montagne de la planète – le Château qui, depuis sept mille ans, était la résidence des Coronals de Majipoor, le Château qui ne cessait de s’étendre et comprenait à ce jour vingt mille salles, trente mille peut-être, nul n’étant en mesure d’en tenir le compte. Une énorme cité en soi, à laquelle, chacun à son tour, les Coronals successifs avaient ajouté de nouvelles salles à ce qui constituait déjà un édifice si compliqué que même ceux qui y résidaient depuis plusieurs années s’égaraient facilement dans les coins et les recoins innombrables. Comme Thismet s’était égarée elle-même, ce jour-là, en parcourant en rêve les immensités sans fin du Château.

Petit à petit, elle se remit à parler, décrivant au Su-Suheris comment elle avait réussi à retrouver son chemin, avec l’aide de quelques passants, dans le gigantesque dédale de galeries de pierre, de tunnels mal ventilés, de couloirs, d’escaliers et de longues cours emplies de résonances vers le cœur plus familier de l’édifice. À maintes reprises, le chemin qu’elle suivait la ramenait en arrière et elle se retrouvait dans un endroit qu’elle venait juste de quitter. Mais il y avait toujours quelqu’un pour la renseigner et toujours d’origine non humaine. Elle avait l’impression que des représentants de toutes les races, sauf la sienne, étaient là pour la guider ; d’abord, un couple de Ghayrogs au corps écailleux et à la langue fourchue, ensuite, un petit Vroon aux yeux étincelants, qui lui montra le chemin en dansant sur sa multitude de tentacules toujours en mouvement, puis un groupe de Lii, un ou deux Su-Suheris, des Hjorts, un Skandar massif et encore quelqu’un d’une race qu’elle fut incapable d’identifier.

— Je crois même avoir croisé un Métamorphe ; il était très mince, avec la peau verdâtre de ceux de sa race, des lèvres et un nez à peine dessinés. Mais qu’aurait bien pu faire un Métamorphe à l’intérieur ou Château ?

Leur tâche accomplie, les deux manucures se levèrent et sortirent. La princesse inspecta rapidement ses ongles brillants, les trouva acceptables ; puis, indiquant à Melithyrrh que le bain avait assez duré, elle se leva et sortit de la baignoire, ébauchant un sourire en voyant avec quelle fébrilité sa dame d’honneur s’empressait de l’envelopper dans une serviette. Le tissu en était si fin qu’il dissimulait mal les contours de ses seins et de ses cuisses ; le Su-Suheris ne montra pourtant pas la moindre excitation à la vue du corps si sommairement couvert de lady Thismet.

La princesse se sécha avec désinvolture et lança la serviette par terre. Melithyrrh s’avança aussitôt pour la vêtir d’une robe légère en batiste ivoire, ornée de rangs de minuscules et fragiles coquilles de ganibin.

— Imaginez-moi maintenant passant sous l’Arche de Dizimaule pour gagner le secteur central du Château, reprit la princesse. D’un seul coup, je fus seule, plus personne en vue, ni Hjorts, ni Ghayrogs, ni humains. Personne. Le cœur du Château était absolument désert. Il y régnait un silence effrayant, un silence de mort. Un vent froid balayait l’esplanade et d’étranges étoiles comme je n’en avais jamais vu brillaient au firmament, d’énormes étoiles chevelues, laissant derrière elles des traînées éclatantes de flammes rouges. Arrivée au cœur du Château, je montai les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches pour gagner l’enceinte des chambres impériales. Ce que j’y découvris, voyez-vous, n’était pas disposé comme dans la réalité : le bassin réfléchissant de lord Siminave était du mauvais côté de la Cour Pinitor, je ne voyais nulle part les Balcons de Vildivar, et le beffroi de lord Arioc avait l’air encore plus bizarre que d’habitude, avec huit ou neuf hautes flèches au lieu de cinq et de longs bras recourbés en saillie de tous côtés. Mais j’étais bien au cœur du Château, même si les images de mon rêve modifiaient ce qui m’entourait. Je voyais le Donjon de Stiamot dominant le reste de sa masse, le grand bâtiment noir du Trésor de lord Prankipin dans toute sa laideur spectaculaire et la serre de mon père, où poussent ces plantes extraordinaires. J’arrivai enfin devant la haute porte des chambres impériales. Pendant tout le temps qui s’était écoulé tandis que je marchais, je n’avais vu âme qui vive. Comme si j’avais été la seule personne dans tout le Château.

Sanibak-Thastimoon demeurait immobile comme une statue, sans rien dire, fixant toute la concentration de ses deux têtes sur les paroles de la princesse.

Sans s’interrompre, mais d’une voix de plus en plus rauque, lady Thismet poursuivit son récit, racontant comment, dans cette effrayante solitude du Saint des Saints, elle était passée de salle en salle, pour s’arrêter enfin sur le seuil de la salle du trône.

Elle connaissait fort bien cette salle, car elle avait été bâtie sur l’ordre de son père, lord Confalume, à mi-chemin d’un règne exceptionnel et, tout au long de son enfance, mois après mois, année après année, elle en avait suivi la construction. L’ancienne salle du trône qui, à ce que l’on disait, remontait à l’édification du Château, sous lord Stiamot, était depuis longtemps jugée trop petite et trop simple pour sa fonction ; lord Confalume avait décidé, la grandeur de son règne étant établie aux yeux de tous, de la remplacer par un lieu d’une incomparable magnificence où seraient célébrées les pompes et les solennités du royaume, et pour laquelle son nom resterait à jamais dans la mémoire universelle. C’est ce qu’il avait fait, en réunissant une demi-douzaine de pièces sans importance particulière pour bâtir cette salle d’une beauté à couper le souffle, qui devait être sa contribution personnelle à la structure du Château.

Le sol n’en était pas revêtu des dalles habituelles de pierre polie, mais du précieux bois jaune du gurna, une essence rare des pics de Khyntor, au nord de Zimroel, qui avait la grâce et le luisant de l’ambre fin. Les poutres de section carrée, gigantesques, débordant massivement du plafond, étaient recouvertes de feuilles délicatement martelées de l’or rose et fin qui provenait de mines de l’est d’Alhanroel et incrustées d’énormes grappes d’améthystes, de saphirs, de pierres de lune et de tourmalines. Aux murs étaient accrochées d’éclatantes tapisseries, œuvres des meilleurs artisans de Makroposopos, qui représentaient des scènes de l’histoire de Majipoor : les débuts de la colonisation par des voyageurs venus, par-delà la mer d’étoiles, de la Vieille Terre ; des boiseries montrant l’époque de la construction des cités et la victoire définitive de lord Stiamot sur les Changeformes, la population indigène ; enfin un groupe de scènes illustrant la prodigieuse expansion du royaume sous le règne des plus récents souverains, qui l’avaient amené à l’extraordinaire prospérité qu’il connaissait aujourd’hui.

Mais le cœur de cette salle, le cœur de tout le Château était le superbe et majestueux Trône de Confalume. Sur un magnifique piédestal d’acajou dans lequel avaient été taillées plusieurs marches se dressait le haut siège au dossier incurvé, sculpté dans un énorme bloc d’opale noire dans lequel des veines naturelles de rubis rouge sang formaient de stupéfiants dessins sinueux. Ses accoudoirs étaient flanqués de massifs piliers argentés soutenant un dais en or frangé de nacre bleue et surmonté de la constellation symbolisant le pouvoir du Coronal, une splendeur flamboyante en platine blanc dont chacune des branches était terminée par une sphère d’onyx pourpre veiné d’un blanc laiteux.

— Dans mon rêve, poursuivit lady Thismet devant le mage absolument immobile, le plus étrange était qu’au lieu d’un seul siège dans la salle du trône il y en avait deux, d’aspect identique, disposés face à face à chaque extrémité de la salle. L’un des trônes était vide, l’autre occupé par un homme portant la robe et la couronne à la constellation du Coronal. Son visage était dans l’ombre, mais, même à distance, je voyais que ce n’était ni mon père ni Prestimion ; il s’agissait à l’évidence d’un homme beaucoup plus costaud, d’une taille et d’une force imposantes. Il m’a fait signe d’approcher ; je me suis avancée jusqu’au centre de la salle et je suis restée là, hésitant sur ce qu’il convenait de faire, un peu effrayée même, et, quand j’ai commencé à faire le symbole de la constellation, il a levé la main, comme pour m’arrêter. Il s’est adressé à moi, d’une voix grave que je connaissais très bien.

— Pourquoi ne pas prendre le siège qui vous revient, lady Thismet ?

Il parlait manifestement de l’autre trône, au fond de la salle. Je m’en suis approchée, j’ai gravi les marches et j’ai pris place sur le siège d’opale ; à cet instant, une lumière éclatante venant du haut du plafond a illuminé la salle et m’a permis de voir que l’homme qui portait la couronne du Coronal, l’homme qui occupait le trône en face du mien était mon frère Korsibar.

La princesse s’interrompit de nouveau.

C’était fait, elle l’avait enfin exprimé. Avait-elle été trop transparente ? Avait-elle dévoilé son jeu ? Dans le silence qui se prolongeait interminablement elle attendit que Sanibak-Thastimoon lui propose une interprétation de son rêve ; mais rien ne vint.

Thismet avait les yeux brillants d’impatience. Allez, se dit-elle, comprenez mon message caché, vous qui comprenez tout. Saisissez l’allusion voilée, encouragez-moi à poursuivre dans la voie qui me tient à cœur, dites-moi ce que je suis avide d’entendre de votre bouche !

Mais le Su-Suheris garda le silence.

— C’était mon rêve, Sanibak-Thastimoon. Il s’est achevé là. Je me suis éveillée au moment où cette grande lumière est descendue sur moi, l’âme profondément troublée par ce que j’avais vu.

— Oui, princesse. Je comprends.

Elle recommença à attendre, pleine d’espoir ; le Su-Suheris demeura silencieux.

— Vous n’avez rien à me dire ? demanda-t-elle. Interprétez mon rêve, Sanibak-Thastimoon ! Dites-moi quelle est sa signification !

— Vous en connaissez déjà la signification, princesse.

Et, de ses deux têtes, il adressa à Thismet la version Su-Suheris d’un sourire.

Il avait donc perçu la trame de l’intrigue qu’elle tissait ! Elle devait pourtant continuer de le harceler jusqu’à la révélation finale. Elle devait venir de lui, l’expression de cette chose qui fermentait en elle.

Eh bien, elle pouvait toujours l’entortiller, ruser, se faire comprendre à demi-mot.

— Ah ! fit-elle, l’air perplexe, avec une innocence feinte. La signification la plus évidente défie la loi et la logique. Les rêves offrent souvent des visions de ce qui doit se réaliser, n’est-ce pas ? Surtout un rêve aussi frappant que le mien. Mais il va trop loin. Il semble signifier que Korsibar est destiné à devenir Coronal et non Prestimion. Une monstrueuse impossibilité. Tout le monde sait qu’une telle chose ne peut se produire.

— Certains rêves sont engendrés par nos espoirs les plus profonds, princesse. Ils montrent l’avenir auquel nous aspirons, pas nécessairement celui qui sera. Je pense que votre rêve peut appartenir à cette catégorie.

— Et cet espoir profond, quel est-il ?

— Vous avez erré longtemps dans le Château, en suivant des chemins détournés ; vous avez fini par arriver dans un lieu familier, où vous avez vu votre frère couronné, assis sur le trône de votre père. Se pourrait-il, demanda le Su-Suheris en lui lançant un regard pénétrant des yeux de sa tête de gauche, que vous estimiez en votre for intérieur que Korsibar devrait être nommé Coronal ?

Thismet sentit la joie monter en elle ; mais elle continua de jouer son jeu.

— Que dites-vous ? Comment osez-vous mettre dans ma bouche ces propos follement séditieux ?

— Je ne mets rien d’autre dans votre bouche, princesse, que ce que je vois déjà dans votre âme. Se pourrait-il que vous regrettiez, dans le secret de votre cœur, que le choix ne doive pas se porter sur votre frère ?

Il avait parlé d’un ton neutre, égal ; l’un comme l’autre, ses deux visages restaient totalement dépourvus d’expression. Une tension terrible émanait pourtant de lui.

— Dites-moi, princesse, n’est-ce pas le cas ?

Oui. Oui.

Il l’avait dit, enfin.

Comme tout un chacun, Thismet avait tenu pour certain que Prestimion serait le prochain Coronal ; comment aurait-il pu en aller autrement, puisque la coutume séculaire interdisait à Korsibar de prendre le trône ? Et pourtant, petit à petit, elle en était venue à mettre en doute la nécessité du couronnement de Prestimion. Pourquoi Prestimion ? Pourquoi son costaud de frère au visage rayonnant ne pourrait-il succéder à son père sur le trône ? La question de la tradition mise à part, il méritait assurément la couronne.

De telles pensées n’étaient pas sans danger. Thismet les avait enfouies au plus profond de son esprit. Mais les jours de Prankipin approchant de leur terme et l’imminence du couronnement de Prestimion se profilant à l’horizon, aussi écrasante que le Mont du Château, elle ne se sentait plus capable de contenir la violence de ses sentiments. Oui, Korsibar devait être Coronal ! Korsibar et nul autre prince. Korsibar ! Korsibar ! Mais comment lancer la campagne ? Elle avait besoin, pour ce faire, des conseils de quelqu’un ayant une vision beaucoup plus étendue que la sienne. Qui était mieux placé que ce mage impassible, au service de son frère et épisodiquement d’elle-même ? Si quelqu’un pouvait l’aider, c’était lui. Il lui indiquerait la voie à suivre.

Le Su-Suheris attendait sa réponse. Il avait compris la nature du jeu auquel la princesse l’avait invité à jouer avec elle ; cela ne faisait aucun doute.

— N’est-ce pas vrai, princesse ? répéta-t-il. Vous estimez qu’il devrait être roi.

Thismet sourit, poussa un profond soupir et sentit monter en elle la force de dévoiler le fond de sa pensée.

— Oui ! lança-t-elle hardiment. Je serai franche avec vous, Sanibak-Thastimoon ; c’est précisément ce que je pense ! Je ne comprends pas que mon père ait choisi Prestimion au lieu de Korsibar. Prestimion à la place de son propre fils, son noble fils au port de roi…

Elle se tut. Quelle joie ! quel soulagement de s’être enfin libérée !

Sanibak-Thastimoon garda le silence.

— La coutume, la loi, je connais tout cela, poursuivit la princesse Thismet en secouant la tête. Malgré tout, il existe en ce monde une justice supérieure, une justice qui l’emporte sur la simple coutume. Cette justice veut que Korsibar soit Coronal. Cela me semble parfaitement évident.

Elle lança au Su-Suheris un nouveau regard interrogateur. Les quatre yeux verts implacablement braqués sur elle demeurèrent énigmatiques.

— Oui, répondit-il, au bout d’une éternité. Je partage votre point de vue, princesse.

Son premier converti, son premier allié. C’était un moment d’euphorie, un moment d’exultation. Elle l’aurait presque serré dans ses bras. Presque.

Mais il y avait une autre question, encore plus délicate que la première, à débattre avec lui.

Thismet prit une longue inspiration.

— Les deux trônes de mon rêve, Sanibak-Thastimoon, que faut-il en penser ? Mon frère m’a fait signe de monter sur l’autre trône. Mais même si Korsibar réussissait à devenir Coronal – j’ignore par quel moyen, mais il doit y en avoir un –, il n’y aurait pas de place pour moi dans le gouvernement. Aucun poste de responsabilité n’est réservé à la sœur du Coronal. Bien avant que je fasse ce rêve, vous m’avez dit vous-même, souvenez-vous-en, que j’étais destinée à accomplir de grandes choses. Mais, dans le monde réel, sur quel trône pourrais-je monter ?

— Il y a de la grandeur à aider son frère à accéder au trône. Il y a du pouvoir pour qui se tient aux côtés de son frère qui occupe le trône. Peut-être prenez-vous trop à la lettre les deux trônes de votre rêve, princesse.

— Peut-être, fit Thismet.

Elle se tourna vers le mur luxueusement carrelé, comme si elle était capable de voir clairement à travers l’ouvrage de maçonnerie, mais aussi à travers chacun des cercles superposés, au-delà des antiques structures souterraines – la Cour des Pyramides, la Place des Masques, la Salle des Vents et toutes les autres –, jusqu’à la surface du sol et dans la direction du Mont du Château, dont la masse colossale dominait la planète, loin au nord. L’euphorie dont elle était emplie s’évanouit d’un seul coup, elle sentit sa joie retomber brutalement et tout s’obscurcit devant ses yeux, comme si une brusque éclipse venait de se produire.

Elle se dit que les images de son rêve n’étaient que fantasmes stupides. Rien de ce que son esprit avait impudemment imaginé dans le sommeil ne se réaliserait jamais. Il était absurde de croire le contraire. Il n’y aurait pas pour elle une haute position dans le royaume, non, pas plus que pour son frère. Le prince de Muldemar serait roi. C’était une chose réglée ; l’inévitabilité de l’accession au pouvoir de Prestimion s’était abattue sur sa poitrine comme un coup d’épée.

La morne tournure que prendrait nécessairement sa vie quand le nouveau monarque serait monté sur le trône lui apparaissait clairement : une vie facile, vide, douillette, une existence dénuée de sens, faite de bains, de soins de beauté, de massages, de coquetteries d’oisive, loin des leviers de commande. N’était-elle pas venue au monde pour autre chose ? Quel lamentable gâchis !

Il lui fallait empêcher cela. Mais comment ? Comment ?

— En tout état de cause, Sanibak-Thastimoon, reprit-elle au bout d’un moment d’une voix glaciale, il n’y a pas de justice en ce bas monde. Je sais aussi bien que vous que Prestimion deviendra Coronal, et non Korsibar.

— C’est ce à quoi il faut raisonnablement s’attendre, princesse, répondit placidement le mage.

— Et quand le trône reviendra à Prestimion, nous quitterons le Château, Korsibar et moi, pour nous retirer chacun dans notre domaine ; à moins, j’imagine, que je n’épouse quelque puissant prince. Mais cela ne m’apportera aucun pouvoir, n’est-ce pas ? Je serai une grande dame, certes, mais ne le suis-je déjà ? Quand Prestimion sera devenu roi, je serai, au mieux, une épouse. Une épouse, Sanibak-Thastimoon.

Elle cracha le mot comme une imprécation.

— Je n’aurai mon mot à dire sur rien d’important en dehors de ma propre maison, poursuivit-elle, et encore ! Cela ne vaudra guère mieux pour mon frère. L’influence de notre famille au Château cessera dès l’instant où Prestimion aura ceint la couronne.

— Ce grand prince que vous épouseriez, glissa le Su-Suheris, pourrait fort bien être ce même lord Prestimion, s’il doit vraiment devenir Coronal. Dans ce cas, votre pouvoir et votre influence ne seraient aucunement abolis.

Cette suggestion arracha un cri de surprise à demi étouffé à Melithyrrh, restée à l’écart pendant toute la durée de la conversation. Elle se tourna vers Thismet qui, d’un regard courroucé, la réduisit au silence.

— Suggérez-vous sérieusement, Sanibak-Thastimoon, répliqua-t-elle, que je me donne en mariage à l’homme qui va priver mon frère du trône ? À celui qui est destiné à le plonger dans l’obscurité ?

— Je n’ai fait qu’évoquer cette possibilité, princesse.

— Eh bien, faites en sorte de ne jamais recommencer, si vous tenez à garder ces deux jolies têtes attachées à votre cou.

Les yeux étincelants, Thismet lui lança un regard d’une implacable férocité. Elle sentit revenir en elle toute sa force et sa détermination.

— Il y a une autre possibilité, poursuivit-elle moins durement, d’une voix changée, plus grave.

— Oui, princesse ? fit Sanibak-Thastimoon, avec une patience inaltérable. Quelle possibilité ?

Le cœur de Thismet battait à une vitesse étourdissante. Elle sentit un étrange vertige la saisir, car elle se savait au bord d’un précipice. Mais elle se força à conserver une apparence de calme.

— Vous êtes donc d’accord avec moi pour dire que Korsibar est le plus apte à prendre le trône, fit-elle en s’humectant pensivement les lèvres. Très bien. Mon intention est de faire en sorte qu’il y parvienne.

— Et comment comptez-vous vous y prendre ? demanda le Su-Suheris.

— Réfléchissez. Le rêve m’a indiqué d’aller voir Korsibar pour l’exhorter à faire savoir à notre père qu’il prétend au trône… tout de suite, tant que la situation est fluctuante, avant la mort du Pontife et la désignation officielle de Prestimion. Notre père se laissera fléchir, je le crois, si Korsibar trouve les arguments qu’il faut ; Korsibar deviendra Coronal ; et, pour témoigner sa gratitude, mon frère fera de moi l’un de ses Hauts Conseillers et j’aurai peut-être ainsi un rôle à jouer dans le gouvernement de la planète. Ne diriez-vous pas qu’il s’agit d’une interprétation plausible de mon rêve ?… Ne le diriez-vous pas ? répéta-t-elle en quêtant l’approbation du Su-Suheris.

— Je ne dirai pas le contraire, princesse, répondit-il d’un ton mielleux, en inclinant successivement ses deux têtes.

— Assurément, cela ne fait aucun doute, dit Thismet d’une traite, le sourire aux lèvres.

Elle s’enflammait, le visage empourpré, la poitrine haletante.

— Il ne peut y avoir pour moi d’autre voie vers la grandeur. Comment y parvenir autrement que grâce à Korsibar ? Et il est établi que je suis destinée à accomplir de grandes choses. Vous l’avez dit vous-même. À moins que vous ne souhaitiez rétracter cette prophétie ?

— Je n’en retire pas un seul mot, princesse, fit posément le Su-Suheris. Votre destinée est écrite dans les astres ; l’obscurité et l’isolement ne sont pas présents dans la trame de votre avenir. C’est une certitude. Il en va de même de l’horoscope de votre frère. « Vous ébranlerez le monde, prince Korsibar. » Ce sont mes propres paroles, qui remontent à quelques mois. Ne vous en a-t-il jamais fait part ?

— Non, répondit Thismet, avec une pointe d’étonnement. Il ne s’en est jamais ouvert à moi.

— Quoi qu’il en soit, je le lui ai annoncé. Et, ces derniers jours, les devins de votre père ont, de leur côté, prédit la même chose.

— Dans ce cas, fit-elle, tout devient clair. Les présages convergent et se confirment les uns les autres ; tous les indices nous conduisent au trône. La tradition cédera devant la raison ; le meilleur des deux sera choisi. Je vais, dès aujourd’hui, en parler avec Korsibar.

À ces mots, une étrange expression passa fugitivement sur les visages de Sanibak-Thastimoon, comme si ses deux têtes avaient échangé un regard, même si Thismet n’avait pas vu ses yeux bouger du tout.

— Y a-t-il de l’imprudence à cela ? demanda-t-elle.

— Je crois, princesse, qu’il serait plus sage d’en parler à ses amis avant d’aborder directement le sujet avec lui.

— Vous pensez à Mandrykarn ? à Venta ? à Navigorn ?

— Pas à ceux-là. Ils feraient plus de mal que de bien. Je pense aux autres, à ces deux frères si mal assortis, le géant et le petit serpent. Ils feront bien mieux l’affaire, j’en suis convaincu.

— Farholt et Farquanor, fit Thismet après un moment de réflexion. Oui. Oui, peut-être. Je crois que je vais me retirer dans mon boudoir, ajouta-t-elle en se tournant vers Melithyrrh. Va chercher les deux frères ; dis-leur que je les y recevrai.

6

— Nous voilà donc d’accord, déclara Korsibar.

Il regarda la liste qu’il tenait à la main avant de parcourir des yeux l’assemblée des seigneurs. Ils étaient réunis dans l’Ancienne Salle des Banquets, une salle du secteur impérial du Labyrinthe dont les angles en biseau diminuaient et s’élargissaient curieusement d’une extrémité à l’autre et dont les murs portaient nombre de tentures bizarrement peintes, pour accentuer le malaise créé par les illusions d’optique.

— Pour commencer, reprit Korsibar, la course à pied et le duel au bâton. Ensuite, les haies, les cerceaux, le lancer de marteau, pour les hommes et les femmes. Le tir à l’arc suivra, puis la joute ; enfin, la parodie de bataille et les rencontres de boxe et de lutte, la course de chars terminant le programme. Après cela, la parade solennelle remontera les différents niveaux de l’Arène à la Cour des Globes, où le Maître des Jeux remettra les prix en présence de lord Confalume. Ensuite…

— J’avais cru comprendre que la lutte aurait lieu plus tôt dans le programme, lança avec irritation Gialaurys qui n’était arrivé que depuis quelques minutes. C’est écrit sur la feuille de papier que je tiens à la main. La lutte après les bâtons et avant les haies.

L’air perplexe, Korsibar lança un regard hésitant à Farholt qui avait participé de plus près que lui à l’établissement du programme.

— C’était au début, dit Farholt en s’avançant pour prendre la liste des mains de Korsibar. Le changement a été effectué il y a deux heures, pendant que vous sirotiez votre bière de midi.

Farholt tapota la feuille en lançant à Gialaurys un noir regard de défi.

— Les épreuves faciles pour commencer, puis celles qui sont réservées aux plus costauds.

— Je n’ai pas été consulté, insista Gialaurys. Je préférais l’ordre d’avant.

Il y avait dans sa voix une sorte de grondement lourd de menace. Il fit deux pas dans la direction du musculeux Farholt, déjà hérissé, qui se dressa de toute sa taille. Ils dominaient l’assemblée comme deux montagnes, Farholt plus grand, mais Gialaurys encore plus massif que lui.

— Je préfère gagner mes lauriers le plus tôt possible.

— Êtes-vous donc si sûr de gagner ? demanda Farholt. Et si le contraire se produisait, s’il vous fallait attendre piteusement la fin des Jeux dans l’ignominie de la défaite, tandis que les lauriers iront couronner d’autres têtes ?

— Voilà donc pourquoi, Farholt, vous préféreriez garder la lutte pour la fin ? lança Gialaurys, les yeux étincelants de fureur.

— Ce n’est pas moi qui ai pris cette décision, riposta Farholt dont la face rougeaude était devenue cramoisie. Mais si vous voulez insinuer que…

— Un instant, mes amis, fit Prestimion en s’avançant entre les deux hommes, juste au moment où il semblait que la véhémence croissante de leurs paroles allait dégénérer sur-le-champ en pugilat.

Bien qu’écrasé par la taille des colosses, il posa le bout des doigts sur la poitrine des deux hommes et les écarta délicatement l’un de l’autre.

— Faisons en sorte, je vous en prie, que la paix règne en ce lieu où un Pontife va rendre le dernier soupir. Une affaire de si peu d’importance ne mérite pas une querelle. Qu’en pense le prince Korsibar ?

— Je pense que s’il y a désaccord, la décision appartient au Maître des Jeux.

— Très juste, fit Prestimion en jetant un coup d’œil dans la direction du Grand Amiral, le prince Gonivaul, qui l’avait emporté de peu, le matin même, sur le seul autre candidat, le Procurateur Dantirya Sambail.

L’Amiral, un des plus grands seigneurs du royaume, descendait de la famille d’Amyntilir, le Pontife qui avait précédé Prankipin de trois règnes. Le prince Gonivaul était un homme à la mine austère, d’un naturel obstiné et parcimonieux, dont le somptueux domaine s’étendait à peu de distance des remparts de grès orange brûlé de Bombifale, la cité aux hautes flèches, considérée unanimement comme la plus belle du Mont du Château. Il avait la mâchoire longue et étroite, comme son célèbre ancêtre, et on ne voyait guère que du poil au-dessus de ses épaules, car une barbe noire, dense et rude, épaisse comme une fourrure, lui dévorait le menton et les joues, remontant presque jusqu’à la paupière inférieure, et cette pilosité débordante dégringolait le long du cou pour disparaître dans son col ; quant à ses cheveux, aussi rêches et touffus, portés très longs, ils couvraient son front presque jusqu’aux sourcils. Son titre de Grand Amiral était purement honorifique ; le commerce portuaire relevait officiellement de ses attributions, mais il était de notoriété publique qu’il n’avait jamais pris la mer, pas même pour la traversée jusqu’à Zimroel que la plupart des princes du Mont effectuaient au moins une fois dans leur vie.

— Amiral et Maître des Jeux, reprit Prestimion, vous avez entendu le prince Korsibar. Voulez-vous rendre votre jugement ?

Gonivaul marmonna quelque chose dans sa barbe. Ses sourcils s’abaissèrent et ses joues remontèrent en se plissant, jusqu’à ce que ses yeux aient presque totalement disparu dans la fourrure noire qui couvrait la majeure partie de son visage ; pendant un temps démesurément long, il parut absorbé dans ce qui, à l’évidence, voulait passer pour une profonde réflexion.

— Laquelle des deux listes est la plus récente ? demanda-t-il enfin.

— La mienne, répondit instantanément Farholt. Il ne peut y avoir de contestation là-dessus.

Gonivaul prit sa feuille de papier, puis celle de Gialaurys et les étudia interminablement.

— Un compromis est possible, déclara enfin l’Amiral. La lutte sera avancée au milieu des Jeux, entre le lancer de marteau et le tir à l’arc.

Farholt acquiesça rapidement d’un signe de tête ; Gialaurys émit un grognement et, si Prestimion ne lui avait imposé le silence d’un sifflement discret, il ne s’en serait peut-être pas tenu là.

L’incident étant clos, les préliminaires terminés, des serviteurs apportèrent des rafraîchissements à l’assemblée des seigneurs. D’autres invités de haute naissance, qui n’avaient pas participé à l’élaboration du programme, commencèrent à arriver, car de grandes festivités étaient organisées ce soir-là pour célébrer l’ouverture imminente des Jeux.

Les différents princes, ducs et comtes, se déplaçaient par groupes de deux ou trois et se rassemblaient devant les curieux fragments de statues antiques disséminés dans la salle. Il s’agissait, supposait-on, de représentations de Pontifes et de Coronals des siècles passés. En attendant que le vin soit servi, les invités étudiaient les sculptures, les caressaient, suivaient du doigt les contours d’un nez busqué ou d’un menton en galoche, en s’interrogeant sur l’identité de ceux qu’elles étaient censées représenter.

— Arioc, déclara Gialaurys en montrant une tête particulièrement grotesque.

Le duc Oljebbin affirma que c’était Stiamot, le vainqueur des Changeformes, d’où il s’ensuivit une discussion serrée avec le prince Serithorn qui s’enorgueillissait de compter Stiamot au nombre de ses nombreux ancêtres de sang royal. Farquanor, un petit maigrichon, le frère de Farholt le colosse, identifia la statue d’un homme de haute taille, empreint d’une dignité et d’une noblesse sublimes, comme celle d’un de ses ancêtres, le Pontife Guadeloom, ce qui provoqua un ricanement sceptique du prince Gonivaul, et ainsi de suite.

— Vous avez été fort habile en soumettant si rapidement ce différend à l’Amiral, dit Korsibar à Prestimion, avec qui il se tenait dans un angle aigu de la salle heptagonale, sous une large arche bleu ciel lisérée de bordures rouge feu. Ce sont deux sacrés coléreux, qui ne se supportent pas. Si l’un dit « printemps », l’autre répliquera aussitôt « hiver » ; si l’un dit « noir », l’autre dira « blanc », par simple esprit de contradiction, et on peut multiplier les exemples à l’infini. Quand ils s’affronteront à la lutte, ce sera un grand spectacle.

— Mon cousin de Ni-moya a émis l’idée il y a peu qu’il pourrait en aller exactement de même entre vous et moi qu’entre Farholt et Gialaurys, fit Prestimion avec un demi-sourire qui découvrit à peine ses dents. Je veux dire qu’il pense que nos natures sont incompatibles, qu’il y a entre nous une tension innée qui crée un conflit automatique ; que l’on peut s’attendre que vous vous opposiez à ce que je dis pour la seule raison que l’idée vient de moi.

— Allons, Prestimion, fit Korsibar en souriant à son tour, avec une chaleur plus marquée. Croyez-vous sincèrement qu’il en aille ainsi ?

— C’est le Procurateur qui l’a dit.

— Oui, mais vous savez aussi bien que moi que les choses ne se passent pas ainsi entre nous. Percevez-vous une tension, quand nous nous tenons côte à côte ? Je ne sens rien. Et pourquoi y aurait-il une tension ? Il ne peut y avoir de rivalité quand la rivalité est impossible.

Il frappa dans ses mains pour attirer l’attention d’un serviteur.

— Holà ! du vin, par ici ! de ce bon vin fort de Muldemar, des vignes du prince !

Bien des regards de par la salle les observaient avec attention. L’un des plus attentifs était le comte Iram de Normork, un homme mince et roux, réputé pour ses qualités de conducteur de char ; apparenté au prince Serithorn, il était aussi parent par alliance de lord Confalume. Iram tira Septach Melayn par la manche, sans quitter Korsibar et Prestimion des yeux.

— Comme leurs sourires sont contraints, comme ils font des efforts pour paraître aimables ! Et regardez avec quelle délicatesse ils entrechoquent leurs coupes de vin ! comme s’ils craignaient tous deux qu’elles n’explosent, s’ils les heurtaient un peu trop fort !

— Je pense que ce sont deux hommes qui ne craignent pas grand-chose, répliqua Septach Melayn.

— Il est hors de doute qu’ils ont tous deux une attitude très guindée, insista Iram. Ils ne peuvent faire autrement, j’imagine ; quelle gêne affreuse il doit y avoir entre eux ! Prestimion a des égards pour le prince Korsibar qui, en sa qualité de fils du Coronal, est un peu lui-même de sang royal. Korsibar, de son côté, sait qu’il doit témoigner du respect à Prestimion qui sera très bientôt élevé au rang de monarque et deviendra plus grand que lui.

— Prestimion sera le nouveau monarque, certes, fit Septach Melayn en riant. Mais jamais, j’en jurerais, il ne deviendra plus grand que lui.

La perplexité plissa le front du comte Iram. Il n’avait pas l’esprit particulièrement vif, mais il finit par saisir la signification des paroles de Septach Melayn ; il sautait aux yeux que Korsibar dépassait de beaucoup Prestimion, qui ne lui arrivait guère plus haut qu’à la poitrine. Septach Melayn n’avait pas eu d’arrière-pensée en faisant cette plaisanterie oiseuse.

— Plus grand dans ce sens, oui, fit le comte. Je comprends ce que vous voulez dire, ajouta-t-il avec un petit rire poli pour saluer le jeu de mots faiblard.

— Ce n’était pas une remarque très profonde, reconnut Septach Melayn.

En réalité, il se sentait quelque peu confus de sa stupidité. Comment pouvait-on rabaisser Prestimion auprès du fils du Coronal, même en plaisantant ? Son imposante carrure et l’air d’assurance inébranlable dont il ne se départait jamais lui donnaient une allure impérieuse peu en rapport avec sa stature plus que modeste. Ce jour-là en particulier, Prestimion semblait rayonner de l’éclat du destin qui lui était promis. Il avait revêtu une majestueuse robe chatoyante de soie cramoisie, à la ceinture vert émeraude et portait en sautoir, suspendu par une grosse chaîne, un lourd pendentif en or représentant un crabe aux yeux étincelants, alors que Korsibar ne portait qu’une simple tunique de lin blanc descendant jusqu’aux genoux, dont n’importe quel vendeur de saucisses aurait pu être habillé, et des sandales d’un modèle extrêmement banal. Malgré sa haute taille et la noblesse de son port, Korsibar semblait éclipsé, rejeté dans l’ombre par le flot de lumière émanant de Prestimion.

— Peu importe, Septach Melayn, reprit Iram. Mais j’aimerais savoir si, en privé, Prestimion se sent plus digne du trône que Korsibar ou s’il nourrit secrètement des doutes. Plus précisément, croyez-vous que Korsibar estime sincèrement que Prestimion soit digne du trône ? Des rumeurs insistantes affirment que le couronnement prochain de Prestimion n’a pas l’heur de plaire au fils du Coronal.

— D’où viennent ces rumeurs ? demanda Septach Melayn.

— Du Procurateur Dantirya Sambail, par exemple.

— Bien sûr. Sa fameuse remarque m’est venue aux oreilles ; mais elle n’a aucun fondement. Le venin coule aussi aisément des lèvres du Procurateur que la pluie tombe du ciel dans les forêts de Kajith Kabulon. Les gros nuages chargés d’humidité ne peuvent faire autrement que déverser jour après jour leur trop-plein d’eau ; il en va de même pour Dantirya Sambail. Il a tant de haine en lui qu’il doit de temps en temps lui donner libre cours.

— Dantirya Sambail est le seul à l’avoir dit tout haut, mais tout le monde le pense.

— Que Korsibar nourrit de l’amertume envers Prestimion ?

— Comment n’en aurait-il pas ? Un noble personnage de cette envergure, tenu universellement en si haute estime, le fils d’un grand et populaire souverain de surcroît ?

— Jamais le fils d’un Coronal n’a succédé à son père sur le trône, coupa Septach Melayn. Jamais aucun ne le fera, sous peine de voir des calamités s’abattre sur nous tous.

Il tortilla distraitement la pointe de son petit bouc doré.

— Je reconnais, poursuivit-il au bout d’un moment, que Korsibar a un aspect imposant. Si le Coronal était choisi pour sa prestance, la charge lui reviendrait sans hésitation. Mais la loi stipule que la monarchie n’est pas héréditaire et Korsibar est respectueux des lois. Il n’a jamais donné la moindre indication qu’il nourrissait des ambitions blâmables.

— Vous pensez donc que tout va bien entre Prestimion et lui ?

— Cela ne fait aucun doute.

— Il n’empêche, Septach Melayn, que l’air est chargé de présages.

— Croyez-vous ? Eh bien, ne vaut-il pas mieux qu’il soit chargé de présages que d’un essaim de dhiims ? La morsure d’un dhim est bien réelle et douloureuse ; mais nul n’a jamais vu un présage, encore moins subi ses assauts. Laissons ces mages détestables jacasser tout leur saoul. Je vois l’avenir aussi clairement que le meilleur d’entre eux, Iram, et voici que j’ai à dire : le moment venu, Prestimion montera sereinement sur le trône et Korsibar lui rendra hommage de bon gré, comme tout un chacun.

Le comte Iram tripota nerveusement une petite amulette brillante d’or et d’ivoire de dragon de mer, suspendue à sa poitrine par une chaînette d’argent.

— Je trouve que vous abordez ces sujets avec beaucoup de légèreté, Septach Melayn.

— Oui, avec beaucoup de légèreté, j’imagine. C’est mon plus gros défaut.

Avec un clin d’œil complice, il prit congé du comte Iram et se mit en quête d’un nouvel interlocuteur, dans un groupe de jeunes seigneurs réunis autour de la table des vins.

À l’autre extrémité de la salle un nouveau personnage fit son entrée, attirant aussitôt l’attention d’une grande partie de l’assemblée : lady Thismet, accompagnée de Melithyrrh, sa dame d’honneur, et d’une poignée de chambrières. Sanibak-Thastirnoon les suivait, portant la livrée rouge et vert de la maison de Korsibar ; la vue du mage Su-Suheris suscita de nombreux murmures dans la salle. Rares étaient ceux qui ne tenaient pas les Su-Suheris pour une race sinistre et rebutante, ne fût-ce que pour l’étrangeté de leur double tête.

Comme son frère, Thismet avait choisi ce jour-là une toilette simple, une robe légère d’un ton crème, d’une texture mate, rehaussée de perles rouges de l’épaule gauche à la poitrine et retenue par une ceinture de la même couleur ; pour tout ornement, elle avait piqué dans la masse luisante et sombre de ses cheveux une longue épine de manculain. La simplicité de sa mise fit sensation dans cette assemblée de nobles en robe de cérémonie. Comme si elle s’était trouvée sous le feu éclatant d’un projecteur, attirant à elle tous les regards ; elle n’avait pourtant rien fait d’autre qu’entrer dans la salle, distribuer quelques sourires et demander d’un signe une coupe de vin.

Elle conversa un moment avec un ami très cher de son frère, Navigorn de Hoikmar, un vaillant chasseur, considéré comme l’égal ou presque de Korsibar, et avec Mandrykarn et Venta, deux autres de ses proches compagnons de chasse. Puis elle les congédia élégamment et, d’un regard impérieux, fit venir auprès d’elle Farholt et son frère cadet, plus petit et malveillant, le perfide Farquanor. Les deux frères étaient en compagnie du Procurateur Dantirya Sambail et du cousin à la tête chenue du Coronal, le duc Oljebbin de Stoienzar, mais ils répondirent aussitôt à son appel, le petit et agile Farquanor venant se placer sur sa gauche, le grand et massif Farholt se planter juste devant elle, comme une montagne humaine, la dissimulant entièrement à la vue de ceux qui se trouvaient derrière lui.

Il fallait faire un effort d’imagination pour croire que les deux hommes étaient du même sein. Ils étaient différents en tout point, Farholt, coléreux et braillard, enclin aux excès et aux impulsions de toutes sortes, le petit Farquanor, calme et réservé, d’un naturel rusé et prudent, qui avançait pas à pas dans la vie, d’un plan soigneusement combiné à un autre. Farholt était un géant corpulent qui se déplaçait pesamment, au contraire de Farquanor, mince et vif, qui n’avait que la peau sur les os. Mais la ressemblance se lisait dans leurs yeux, du même gris mat implacable, dans la rougeur de leur teint et la proéminence du nez qui semblait jaillir en ligne droite du milieu du front. Ils avaient du sang royal dans les veines ; celui de lord Guadeloom, un Coronal d’un passé lointain, élevé précipitamment et à la surprise générale à la dignité suprême à la suite d’étranges événements liés à la brusque abdication du Pontife Arioc.

Comme lord Confalume, lord Guadeloom avait eu un fils d’une prestance et d’une noblesse hors du commun, qui répondait au nom de Theremon. Une tradition s’était enracinée dans la famille de Farholt et Farquanor, selon laquelle Theremon aurait été infiniment plus digne que quiconque de succéder à son père. Mais quand vint le moment pour lord Guadeloom de devenir Pontife, il choisit comme Coronal un médiocre bureaucrate du nom de Calintane, écartant son fils du trône comme l’avaient fait tous ses prédécesseurs. La rancœur engendrée par cette décision s’était transmise de génération en génération chez les descendants de Theremon. Ce ressentiment héréditaire, entretenu au fil des siècles, habitait toujours Farholt et Farquanor qui, quand ils avaient un verre de vin dans le nez, donnaient libre cours à la passion dont ils étaient encore animés à l’évocation de l’injustice faite à leur aïeul. Lady Thismet savait depuis longtemps quelle flamme brûlait en eux ; elle y trouvait un intérêt particulier dans les circonstances présentes. Farholt, Farquanor et la princesse en avaient parlé très sérieusement la veille, dans son boudoir.

— Au sujet de ce dont nous avons discuté il y a peu…, commença lady Thismet.

L’attention des deux frères fut aussitôt en éveil, même si leurs yeux, du même gris mat et neutre, n’en montraient rien.

— Sanibak-Thastimoon a fait des prédictions, poursuivit-elle avec la sérénité d’un fleuve tranquille. Le moment est propice à la réalisation de grands desseins ; l’heure est venue de commencer à mettre notre projet à exécution.

— Ici ? demanda Farquanor. Maintenant ? Dans cette salle ?

— Dans cette salle. À l’instant même.

Farquanor lança un coup d’œil à son frère, puis considéra d’un regard méfiant le Su-Suheris dont les deux visages étaient aussi impénétrables que d’habitude, et enfin lady Thismet.

— Est-ce prudent ? demanda-t-il.

— Oui. Ma décision est prise.

Thismet indiqua de la tête Prestimion et Korsibar, encore plongés dans leur discussion au fond de la salle, qui ressemblait à s’y méprendre aux retrouvailles chaleureuses d’une paire de vieux amis qui ne se seraient pas vus depuis plusieurs mois.

— Allez le voir. Prenez-le à part. Dites-lui ce dont nous sommes convenus hier que vous direz.

— Et si on surprend mes paroles ? fit Farquanor, dont le visage maigre, aux traits anguleux s’assombrit et dont les prunelles se mirent à briller d’incertitude. Que m’arrivera-t-il, pour avoir émis en public des opinions subversives et même franchement séditieuses à la barbe de Prestimion ?

— J’imagine que vous direz ce que vous avez à dire en prenant soin de ne pas élever la voix, répondit Thismet. Personne ne vous entendra au milieu de tout ce bruit. Et je veillerai à ce que Prestimion soit occupé ailleurs pendant que vous vous entretiendrez avec Korsibar.

Farquanor acquiesça de la tête. Le moment de flottement était passé ; déjà, Thismet le sentit, il était impatient d’accomplir sa mission. D’un claquement des doigts, elle lui intima l’ordre de partir et le suivit attentivement du regard tandis qu’il traversait la salle, s’approchait de Prestimion et de Korsibar et échangeait quelques mots avec eux, en faisant des signes en direction de la princesse. Prestimion s’écarta en souriant et commença à traverser la foule en se dirigeant vers elle.

— Laissez-moi, murmura Thismet à Farholt.

Mais elle demanda à Sanibak-Thastimoon de rester auprès d’elle.

Elle remarqua que Farquanor et Korsibar s’étaient retirés dans un angle de la salle, dans une alcôve tranquille où l’énorme buste hideux de quelque Coronal à la face aplatie de l’Antiquité les dissimulait en partie à la vue. D’où ils se tenaient, face à face, présentant leur profil aux regards, il était impossible pour quiconque de lire sur leurs lèvres. Elle vit Farquanor dire quelque chose à Korsibar dont les sourcils s’abaissèrent et se froncèrent, puis Farquanor continua de parler, avec des gestes vifs des deux mains, tandis que Korsibar penchait le haut du corps, comme pour entendre plus nettement ce que le petit homme lui disait.

En les observant, Thismet sentit les battements de son cœur s’accélérer et sa gorge devenir sèche. La trame des années à venir – pour Korsibar, pour elle pour toute la planète – serait très vraisemblablement déterminée par les paroles que Farquanor était en train de prononcer. Pour le meilleur ou pour le pire, les dés étaient jetés. Elle lança un regard en coin à Sanibak-Thastimoon. Il lui adressa un double et étrange sourire, comme pour dire : Tout ira bien, n’ayez crainte.

Prestimion apparut soudain devant elle.

— Le comte Farquanor m’a fait savoir que vous souhaitez me dire quelque chose, princesse, fit-il avec le petit geste courtois d’hommage dû à Thismet, en sa qualité de fille du Coronal.

— En effet.

Elle l’étudia avec une attention soigneusement dissimulée. Ils se connaissaient depuis l’enfance, bien entendu, mais, pour Thismet, Prestimion n’était qu’un des jeunes aristocrates qui se bousculaient dans le Château et pas le plus intéressant, loin de là ; à aucun moment, pendant toutes ces années, elle ne lui avait accordé beaucoup d’attention. Elle l’avait toujours considéré comme un noblaillon uniquement préoccupé de son propre intérêt, sérieux, appliqué et ambitieux, un peu trop petit peut-être pour être véritablement séduisant, même s’il était assurément bien fait de sa personne. Ce n’est que lorsque Prestimion avait commencé à apparaître comme le successeur probable au trône de son père, ces dernières années, qu’elle s’était intéressée de plus près à lui. En gros, elle le trouvait irritant ; que ce fût à cause de son comportement ou de ses propos, ou simplement parce qu’elle éprouvait de l’animosité pour celui qui allait vraisemblablement occuper le trône sur lequel elle aurait aimé voir son frère, elle n’aurait su le dire.

Ce jour-là, quand Prestimion fut auprès d’elle, légèrement trop près peut-être, elle éprouva à son grand étonnement quelque chose qui lui était jusqu’alors demeuré totalement étranger : une réaction ténue mais troublante à la proximité de l’homme.

Il n’était pas plus grand qu’avant, et ses cheveux blonds, comme toujours, étaient coiffés d’une manière qui ne l’avantageait guère. Mais quelque chose était différent chez lui. Son port était déjà celui d’un roi, sans qu’il parût se forcer, ses yeux brillaient d’un éclat majestueux et son front semblait nimbé d’une sorte d’énergie électrique. Sa riche et magnifique tenue y était peut-être pour quelque chose ; Thismet savait pourtant que ce n’était pas cela qui l’attirait, mais quelque chose de plus fondamental, la force engendrée par l’imminence de son accession au pouvoir. Cela créait un magnétisme. Elle en sentait la force d’attraction. Une étrange pulsation montant de ses reins gagnait sa poitrine et se propageait jusqu’à sa tête.

Thismet se demanda si Prestimion éprouvait envers elle une attirance analogue. Elle crut en déceler les signes : les mouvements des yeux, les changements de couleur de son visage. Cela lui procura un moment de plaisir grisant.

Qui fit place à la colère, dirigée contre elle-même. Quelle absurdité ! Chaque parcelle de son être devait se consacrer dorénavant à empêcher cet homme d’accéder au pouvoir, une perspective qui la perturbait si douloureusement. S’il était attiré par elle, cela pourrait servir ses desseins ; l’inverse n’était que folie.

— Vous connaissez Sanibak-Thastimoon, je pense ? demanda Thismet avec un petit mouvement de tête en direction du Su-Suheris qui se tenait juste derrière elle. Un mage au service de mon frère, et au mien à l’occasion.

— Oui, j’ai entendu parler de lui. Nous ne nous connaissons pas à proprement parler.

Sanibak-Thastimoon salua Prestimion, inclinant sa tête droite un peu plus que la gauche.

— Ces derniers jours, reprit Thismet, il a longuement interrogé les astres, à la recherche de présages pour le règne qui va s’ouvrir. Il vient de m’annoncer qu’il a découvert des signes d’un intérêt considérable pour vous.

— Vraiment ? fit Prestimion avec une courtoisie de pure forme.

Il revint à l’esprit de Thismet, mais trop tard, que le prince avait la réputation d’un sceptique pour tout ce qui touchait à la sorcellerie et à la divination. Peu importait ; son unique intention était dans l’immédiat de distraire son attention de la conversation entre Farquanor et Korsibar, qui se poursuivait à l’autre bout de la salle.

Elle fit signe au Su-Suheris de prendre la parole. Sanibak-Thastimoon ne manifesta ni surprise ni désarroi, bien que Thismet ne lui eût donné aucune indication sur ce qu’elle attendait de lui.

— Voici ce que j’ai pu établir, déclara le mage sans hésiter ; l’avenir réserve de grandes surprises à Votre Seigneurie – et à nous tous.

Prestimion esquissa un haussement de sourcils pour marquer une légère curiosité.

— Des surprises agréables, j’espère ?

— Il y en aura aussi, répondit Sanibak-Thastimoon.

— Je ne peux pas dire, fit le prince en riant, que vos propos m’enchantent.

Il invita le mage à être plus précis ; Sanibak-Thastimoon répondit d’une voix forte qu’il allait essayer, dans la mesure où il était en son pouvoir de le faire.

Pendant ce temps, Thismet regardait par-dessus l’épaule de Prestimion dans la direction de Farquanor et de son frère. Elle remarqua sur le visage de Korsibar une expression d’intense animation ; il parlait rapidement, avec force gestes du tranchant de la main, tandis que Farquanor, à demi dressé sur la pointe des pieds pour réduire l’écart colossal de taille qui les séparait, semblait s’efforcer de calmer le fils du Coronal, de l’apaiser, de le rassurer. Korsibar pivota brusquement sur lui-même et regarda à l’autre bout de la salle, directement vers Thismet. Elle crut lire dans les yeux de son frère de l’étonnement, de la perplexité, peut-être même de la colère ; elle éprouva un désir ardent de savoir sans tarder ce qui s’était passé entre Farquanor et lui.

À côté d’elle Sanibak-Thastimoon dispensait des prédictions à mesure qu’elles lui venaient à l’esprit ; mais elles étaient formulées avec les généralités brumeuses propres à ceux de sa profession. Il parlait en termes nébuleux de mouvement rétrograde de planètes, de serpents cuivrés dévorant leur propre queue, de tel aspect, telle conjonction laissant supposer tel événement et tel corollaire, à moins, naturellement, qu’ils ne fussent démentis par les indices contradictoires que l’on relevait ici ou là, tout ce jargon étant exprimé sans clarté ni détails.

Prestimion montrait des signes croissants d’inattention manifeste. Mettant à profit une interruption dans le discours du Su-Suheris, il le remercia très gracieusement pour ses conseils et prit congé. Puis, se tournant vers Thismet, il lui décocha un sourire éblouissant accompagné d’un regard étonnamment intime qui la flatta et la rendit furieuse en même temps. Et il s’éloigna.

De son côté, Farquanor était en train de revenir vers elle.

Elle avait des élancements d’appréhension derrière le front ; son cerveau tournoyait dans son crâne.

— Alors ? lança-t-elle avec vivacité.

Farquanor avait l’air épuisé, flétri, comme une plante laissée trop longtemps en plein soleil. Thismet ne l’avait jamais vu aussi secoué. Il leva la main pour prévenir d’autres questions. Saisissant une coupe de vin sur le plateau d’un domestique, il la vida d’un trait avant de répondre. Elle s’arma de patience et le regarda reprendre des forces et son calme, jusqu’à ce qu’il soit redevenu le Farquanor qu’elle connaissait, courageux, ingénieux.

— Ce fut très difficile, déclara-t-il enfin. Mais je pense que nous avons marqué un point.

— Vite ! s’écria-t-elle en le saisissant par le bras. Racontez-moi tout !

— J’ai commencé, reprit Farquanor après un silence interminable, par faire part à votre frère qu’il n’était bruit que de la remarque du Procurateur, d’après laquelle il pourrait éprouver de l’hostilité envers Prestimion et s’opposer à tout ce qui vient de lui. À quoi votre frère, princesse, a répondu ceci : si les paroles du Procurateur signifiaient qu’il pensait que votre frère brûlait de devenir Coronal à la place de Prestimion, il l’accusait à mots couverts de trahison, une accusation ignoble qu’il réfute totalement.

— Je vois, fit Thismet, qui sentait le découragement la gagner. Trahison. C’est le mot qu’il a employé ? Et vous avez répondu… ?

— J’ai dit que si lui-même n’estimait pas mériter le trône plus que Prestimion, nombreux étaient ceux qui le pensaient et que j’étais fier de me compter parmi eux. Il a répliqué que c’était aussi de la trahison et s’est emporté.

— Mais, à part ce mouvement de colère, rien n’a indiqué dans son attitude qu’il était flatté d’apprendre que des gens importants l’estimaient digne du trône ?

— Pas à ce moment-là, répondit Farquanor.

— Ah ! Pas à ce moment-là ?

— Ensuite, poursuivit Farquanor, j’ai dit que j’implorais son pardon, si je l’avais offensé, et je l’ai assuré que je ne désirais nullement cautionner une trahison, pas plus que le Procurateur, et que je n’avais pas la moindre intention de lui attribuer de telles pensées. Mais j’ai demandé au prince votre frère de considérer que la trahison est en réalité un concept qui varie selon les circonstances. Que nul n’oserait qualifier quelque chose de trahison si le résultat en vaut la peine. Cela l’a fait sortir de ses gonds, princesse ; j’ai cru qu’il allait me frapper. Je l’ai supplié de se calmer, j’ai répété qu’ils étaient nombreux à croire en son droit à hériter du trône et que tous avaient le sentiment que la loi de succession est injuste. J’ai parlé de ces glorieux princes de notre histoire, à qui la couronne du Coronal avait échappé à cause de cette loi et j’en ai nommé quelques-uns. Tous des grands noms ; j’ai fait leur éloge et comparé leurs qualités à celles de Korsibar. Petit à petit, j’ai vu l’idée faire son chemin en lui. Il a commencé à jouer avec elle, si je puis dire, à la tourner et à la retourner dans son esprit, comme si elle était entièrement nouvelle. « Oui, Farquanor, a-t-il enfin dit, quantité de grands princes ont dû renoncer au pouvoir à cause de cette coutume. »

— Alors, il a mordu à l’hameçon ?

— Peut-être, princesse.

— Et comment cela s’est-il passé quand vous vous êtes quittés ?

— Vous n’avez pas vu ? Là-bas, la fin de notre conversation ?

— J’étais occupée, au même moment, à m’entretenir avec le prince Prestimion.

Un muscle se contracta sur la joue maigre de Farquanor et ses yeux trahirent le souvenir d’un moment douloureux.

— Il se peut, à ce moment-là, que je sois allé un peu trop vite en besogne. Je lui ai dit que j’étais satisfait de voir que nous étions d’accord et que nous pourrions revenir utilement sur ce sujet. J’ai ajouté que certaines personnes seraient heureuses de le voir dans l’après-midi pour élaborer une ligne de conduite et se fixer des objectifs constructifs.

Thismet se pencha vivement en avant, si près que les narines de Farquanor palpitèrent en sentant son souffle parfumé.

— Le prince a mal réagi, reprit-il. Cette dernière proposition, je le crains, était prématurée. Votre frère m’a lancé un regard terrible, il a avancé les mains et posé le bout de ses doigts de chaque côté de mon cou – de cette manière, princesse –, très délicatement, de sorte que, de loin, on pouvait prendre cela pour un geste amical. Mais j’ai senti à la force et à la pression de ses mains qu’il lui aurait suffi d’un petit coup de poignet pour me briser les vertèbres cervicales comme on casse une arête en deux et qu’il était capable de le faire. C’est alors qu’il m’a dit qu’il ne participerait pas à un complot contre Prestimion et que je ne devais jamais lui en reparler ; puis il m’a congédié.

— C’est ce que vous appelez marquer un point ?

— Je le crois, princesse.

— Cela me paraît très négatif.

— Il était furieux à la fin, c’est vrai, au début aussi. Mais, dans l’intervalle, il a pris l’idée en considération. Je l’ai vu. Il oscille entre deux positions, princesse ; c’est sa nature.

— Oui. Je connais la nature de mon frère.

— L’idée est implantée dans son esprit. Il s’efforcera de résister à son attrait ; tout le monde sait que le prince votre frère n’est pas homme à se dresser contre l’ordre établi. Mais, en son for intérieur, il est ravi de constater que certains voient en lui un roi. C’est quelque chose qu’il ne se serait peut-être pas laissé aller à croire, mais, venant d’autrui, les données du problème sont différentes. Il peut changer d’avis, princesse, j’en ai la conviction. Il devrait vous être facile de le constater par vous-même. Il suffit d’aller lui parler ; complimentez-le pour la noblesse que vous voyez en lui ; observez sa réaction. Son visage s’est mis à briller d’un éclat rosé quand je lui ai parlé de cette manière. Oui, princesse, oui, oui. Il peut changer d’avis.

7

Le premier jour des Jeux Pontificaux, les grands du royaume se présentèrent cérémonieusement au chevet du Pontife, toujours à l’article de la mort, refusant obstinément de gagner l’autre monde pour rejoindre la Source de Toutes Choses. Comme s’ils avaient éprouvé le besoin de demander sa permission pour commencer ces jeux qui, selon la tradition séculaire, étaient censés marquer son trépas.

Les yeux clos, le Pontife moribond était étendu sur le dos, rapetissé par les dimensions du grand lit impérial à baldaquin. Il avait le teint terreux. Les lobes allongés de ses oreilles étaient pendants. Son visage sans expression semblait scellé derrière les os de la face. Seule sa respiration lente, presque imperceptible, qui paraissait cesser de longs moments, indiquait qu’il était encore en vie.

Son heure avait sonné. Tout le monde s’accordait là-dessus. Incroyablement âgé, il avait bien plus d’un siècle de vie derrière lui. Plus de quarante années en tant que Pontife, une vingtaine en tant que Coronal ; c’était assez.

Prankipin avait été un homme d’une vigueur et d’un dynamisme hors du commun, une nature romantique et visionnaire, un caractère enjoué et joyeux, réputé pour la chaleur et le pouvoir communicatif de son sourire. Même les pièces à son effigie le représentaient avec ce merveilleux sourire ; étendu sur son lit de mort, il semblait encore sourire, comme si les muscles de son visage avaient depuis longtemps oublié toute autre expression. Malgré son âge extrêmement avancé, le Pontife mourant paraissait étrangement jeune. Ses joues et son front étaient lisses, presque comme ceux d’un enfant, les dernières semaines de sa longue existence ayant effacé tous les plis et les rides.

Le silence régnait dans la pénombre de la salle où le Pontife agonisait. Des volutes de fumée bleue accompagnées de crépitements d’étincelles s’élevaient des trépieds où brûlaient des encens de provenance lointaine ; dans l’angle le plus sombre, sur des tables, étaient empilés des grimoires, des recueils de breuvages magiques et des ouvrages d’astrologie que le monarque avait étudiés ou fait semblant d’étudier. D’autres volumes jonchaient le sol, autour du lit. Un Vroon, un Su-Suheris et un Ghayrog au regard d’acier se tenaient gravement au chevet du Pontife, psalmodiant interminablement d’une voix grave et douce les mystérieuses incantations destinées à protéger l’âme qui s’apprêtait à quitter ce monde.

Dans les hautes sphères du gouvernement, aussi bien au Château que dans le Labyrinthe, tout le monde connaissait le nom de ces trois êtres venus d’autres planètes. Le Vroon s’appelait Sifil Thiando ; le Ghayrog, Varimaad Klain ; le Su-Suheris, Yamin-Dalarad. Ces trois êtres à la mine funèbre étaient les chefs de la cohorte de voyants, d’aruspices, de nécromanciens, de prophètes et de devins que Prankipin avait réunis autour de lui pendant les deux dernières décennies de son règne.

Parés des insignes de leur état, tenant le bâton de leur art, enveloppés dans l’aura sombre et menaçante de leur magie, ils demeuraient hautains et distants tandis que le Coronal et sa suite s’apprêtaient à entrer dans la chambre impériale. Pendant de nombreuses années, ils avaient guidé tous les trois le vieux Pontife dans ses décisions les plus importantes ; ces derniers temps, il était devenu évident aux yeux de tous que c’étaient eux – non les fonctionnaires de la bureaucratie pontificale, ni même, peut-être, le Pontife en personne – qui détenaient l’autorité à la cour impériale du Labyrinthe. Leur contenance autoritaire, leur expression impérieuse ne laissaient aucun doute là-dessus.

Mais les trois principaux ministres de la cour pontificale étaient aussi présents pour la cérémonie, austèrement groupés sur la gauche du chevet, comme s’ils montaient la garde contre le trio de l’autre côté du lit : Orwic Sarped, le ministre des Affaires extérieures ; Segamor, le secrétaire particulier du Pontife ; Kai Kanamat, le porte-parole du Pontificat. Ils formaient un groupe sévère, sinistre. Ces trois-là occupaient leur poste depuis une éternité et étaient très âgés et tout ratatinés ; Kai Kanamat, le plus desséché des trois, donnait l’impression d’avoir été momifié de son vivant et n’était plus qu’une peau parcheminée tendue sur une frêle carcasse.

Autrefois, avant l’équipe de sorciers de Prankipin, ils avaient été les véritables détenteurs du pouvoir. Mais ce temps était depuis longtemps révolu. Il ne faisait aucun doute qu’ils se déchargeraient avec plaisir des responsabilités qui leur restaient et se retireraient de la vie publique dès que Prankipin aurait rendu l’âme.

Baergax Vor d’Aias et Ghelena Gimail, les deux médecins attitrés du Pontife, se trouvaient également dans la chambre. Leur heure de gloire, à eux aussi, était passée. Ils n’étaient plus en mesure de s’attirer la reconnaissance de l’ensemble des fonctionnaires du Labyrinthe pour leur habileté à entretenir et prolonger la vie du Pontife. Plus personne ne pouvait rien pour lui ; le Labyrinthe était sur le point de connaître des changements inévitables et c’en serait bientôt fait de toutes les sinécures. Baergax Vor et Ghelena Gimail, qui se tenaient littéralement dans l’ombre des trois mages, donnaient l’impression de n’être plus que des coquilles vides, au bout de leurs compétences et sur le point de perdre leur poste.

Quant au Pontife, qui ne bougeait pas, qui ne voyait pas, il gisait comme une statue de cire de lui-même, tandis que les grands de la planète s’apprêtaient à lui offrir ce qu’ils espéraient du fond du cœur être leur dernier hommage.

Le cortège se forma dans le couloir de la chambre du Pontife. Lord Confalume, revêtu de sa robe de cérémonie, le front ceint de la couronne à la constellation, entrerait naturellement le premier, suivi du Haut Conseiller, le duc Oljebbin, puis des deux suivants dans l’ordre des préséances, Serithorn et Gonivaul, côte à côte. Derrière viendrait Marcatain, qui représentait la Dame de l’Ile du Sommeil, la dernière des trois Puissances du royaume ; ensuite le Procurateur Dantirya Sambail, suivi du prince Korsibar et du duc Kanteverel de Bailemoona. Ce n’est que lorsqu’ils seraient tous passés que le prince Prestimion entrerait à son tour.

On jaserait beaucoup en voyant Korsibar et les autres entrer avant Prestimion. Mais le protocole ne permettait pas qu’il en fût autrement. Tous ceux qui avaient rang avant Prestimion occupaient de hautes charges dans le gouvernement, à l’exception de Korsibar ; sa place avantageuse dans l’ordre des préséances était due au fait qu’il était de sang royal. Prestimion n’occupait pas un poste important dans le gouvernement et n’était pas encore officiellement Coronal désigné. En attendant ce moment, il n’était qu’un simple prince du Mont du Château parmi beaucoup d’autres ; son pouvoir et son prestige étaient à venir.

On donna le signal d’entrer dans la chambre du Pontife. Confalume s’avança, le duc Oljebbin et les autres lui emboîtèrent le pas. Tandis que les grands du royaume passaient devant le lit impérial et s’agenouillaient pour faire le signe de soumission et de bénédiction, il se produisit quelque chose d’étrange. Les yeux du Pontife s’ouvrirent au moment où Korsibar se présentait devant lui. L’agitation était visible sur le visage du vieux monarque. Les doigts de sa main gauche se mirent à trembler sur le dessus-de-lit ; il parut essayer de bouger, de se redresser ; un gargouillement incompréhensible franchit ses lèvres.

À la stupéfaction générale, son bras se leva et sa main tremblante et décharnée s’avança avec des à-coups vers Korsibar, les doigts écartés. Korsibar demeura pétrifié de surprise, le regard fixe. Un autre son, plus grave, sortit de la gorge du vieux Prankipin, une sorte de gémissement étonnamment prolongé. Il donna l’impression de vouloir saisir le poignet de Korsibar, mais ne put tendre le bras assez loin. Un long moment, sa main griffue resta suspendue à mi-hauteur, battant l’air, animée de violentes secousses, puis elle retomba. Les yeux du Pontife se couvrirent d’un voile et se refermèrent ; le vieux monarque redevint rigoureusement immobile sur son lit, respirant si doucement qu’il était presque impossible de savoir s’il était encore en vie. Un brouhaha s’éleva aussitôt dans la pièce. Prestimion, qui attendait à la porte que vienne son tour d’entrer, vit avec stupéfaction les trois mages se précipiter vers le lit d’un côté, les deux médecins de l’autre, et se pencher sur le vieil empereur, tête contre tête, chaque groupe s’entretenant fébrilement à voix basse dans le jargon de sa profession.

— Ils vont l’étouffer, avec leur empressement, murmura Prestimion à l’oreille du comte Iram de Normork, tandis que l’agitation allait croissant autour du lit.

Il perçut des cliquetis précipités d’amulettes et des voix gagnées par l’affolement, récitant des formules incantatoires, pendant que les médecins semblaient essayer de repousser les mages. L’un d’eux réussit enfin à porter aux lèvres du Pontife une fiole contenant un liquide bleuâtre.

La crise sembla passer, grâce au remède, peut-être, ou aux incantations ; comment le savoir ? Les sorciers et les praticiens s’écartèrent lentement du lit. Le Pontife était retombé dans les profondeurs de son coma.

Le mage Ghayrog, Varimaad Klain, avec brusquerie, fit signe à Prestimion d’approcher.

Il s’agenouilla comme il avait vu les autres le faire. Il fit le signe du Pontife et attendit, redoutant à moitié que le vieillard se redresse de cette manière terrifiante pour essayer de le saisir lui aussi.

Mais Prankipin ne fit pas un geste. Prestimion approcha la tête de celle du Pontife, perçut le bruit rauque et faible de sa respiration entrecoupée. Il prononça à voix basse les paroles de bénédiction ; Prankipin ne réagit pas. Derrière les paupières closes, les yeux étaient immobiles. Le visage cireux était redevenu lisse, paisible, avec son sourire à donner le frisson.

C’est la mort dans la vie, se dit Prestimion, épouvanté. Une horreur. Une horreur. Une vague de pitié et de répulsion mêlées monta en lui. Ilse releva brusquement, s’écarta précipitamment du lit et se dirigea à grands pas vers la porte de derrière.

Prestimion sortit de la chambre impériale, la mine lugubre. Septach Melayn et Gialaurys le rejoignirent sur la rampe conduisant à l’Arène, où les Jeux devaient commencer une heure plus tard ; voyant l’expression du visage du prince, ils échangèrent furtivement un regard inquiet.

— Que se passe-t-il, Prestimion ? demanda Septach Melayn. Sa Majesté est-elle morte ? Tu as l’air à moitié mort, toi aussi !

— Le pauvre Prankipin est encore vivant, si l’on peut dire, répondit Prestimion en grimaçant. À ma grande tristesse. Pour ce qui me concerne, je ne suis pas mort, loin de là, mais un peu retourné quand même. Le Pontife est couché, telle une statue de marbre, sans mouvement, les yeux fermés, – respirant à peine, conservé en vie par le Divin sait quelle sorte d’artifices. Mais on voit qu’il est prêt à passer dans l’autre monde, qu’il est impatient de le faire. Quand Korsibar s’est approché de lui, il a repris vie fugitivement et tendu le bras pour essayer de lui saisir le poignet… Un spectacle affreux, cette main sortant du lit, et le cri qu’il a poussé, comme un cri de douleur…

— Il reposera bientôt en paix, fit Septach Melayn.

— Et ces sorciers, poursuivit Prestimion. Par le Divin, mes amis, j’ai eu assez de sorcellerie pour aujourd’hui, assez et plus qu’assez ! Si vous les aviez vus, ces trois spectres, penchés sur lui comme s’il leur appartenait, se balançant d’un pied sur l’autre, tels des serpents prêts à attaquer, en marmonnant interminablement dans leur baragouin…

— Ils n’étaient que trois ?

— Trois, fit Prestimion. Un Vroon, un Ghayrog et un de la race à double tête. Les trois dont on dit qu’il est sous leur influence. La chambre était dans l’ombre, la fumée d’encens nous prenait à la gorge, des ouvrages de magie étaient empilés comme des bûches sur toutes les tables – il y en avait même sur le sol – et, au milieu de tout cela, le Pontife restait plongé dans ses rêves, sauf au moment où Korsibar s’est présenté devant lui, quand il a paru reprendre fugitivement conscience, en émettant un cri rauque et grinçant et en essayant de refermer les doigts autour du poignet de Korsibar…

Prestimion s’interrompit, en portant la main à sa gorge.

— Croyez-moi, reprit-il, j’en suis sorti le cœur soulevé. J’ai encore cette affreuse odeur d’encens dans les narines. Je me sens souillé par cette fumée et par tout ce que je viens de voir dans cette chambre. J’ai l’impression d’avoir traversé en rampant un tunnel obscur, un de ces endroits où les araignées font leur nid.

Septach Melayn posa la main sur l’épaule de Prestimion pour le réconforter et l’y laissa un moment.

— Tu prends les choses beaucoup trop à cœur, mon ami. Tu disposeras de tout le temps nécessaire quand tu seras Coronal pour débarrasser la planète de ces toiles d’araignées tissées par les sorciers. En attendant, tu n’as qu’à les traiter comme des esprits ineptes et fumeux et ne pas leur accorder…

— Halte-là ! lança Gialaurys, le visage empourpré. Attends un peu ! Que sais-tu de ces choses, Septach Melayn ? Tu parles de toiles d’araignées ? d’inepties ? Il est facile de se gausser quand on n’a aucune expérience de la sagesse véritable.

— La sagesse véritable ? répéta Septach Melayn d’un ton dégagé.

Sans s’occuper de lui, Gialaurys se tourna tout d’un bloc vers Prestimion.

— Et toi, prince, qui parles si durement de toutes ces choses, sois honnête avec moi : t’es-tu mis secrètement d’accord avec Septach Melayn pour interdire la sorcellerie quand tu auras la couronne ? Si tel est le cas, je te demande de bien y réfléchir. Par la Dame, Prestimion, je te le dis, ce ne sont pas de simples toiles d’araignées et tu ne t’en débarrasseras pas aussi aisément que tu l’imagines.

— Tout doux, tout doux, mon bon Gialaurys ! coupa Prestimion. Prononcer l’interdit contre la sorcellerie est l’idée de Septach Melayn, pas la mienne, et je n’ai jamais dit que je m’attellerai à cette tâche, quoi que j’en pense en mon for intérieur.

— Et qu’en penses-tu en ton for intérieur ? demanda Gialaurys.

— Tu le sais bien, mon bon ami. Pour moi, ces pratiques magiques sont stupides et vides de sens, une imposture, ni plus ni moins.

— Une imposture ? lança Gialaurys, le front rembruni. Une imposture, ni plus ni moins ? Tu n’y vois donc rien de vrai ? Oh ! Prestimion, tu te trompes si lourdement ! Chaque jour, de tous côtés, on en constate les vérités ! Tu peux le nier, si tu veux, cela n’y changera rien.

— Peut-être, répondit Prestimion avec gêne. Je ne suis pas en mesure de le dire.

De fait, lui aussi avait eu connaissance par diverses sources de choses inexplicables, de prétendus miracles qui pouvaient fort bien être considérés comme l’œuvre des mages. Mais il s’obstinait à croire que l’on pouvait y trouver des explications rationnelles, que ces miracles présumés avaient été accomplis selon les méthodes de la science. Quantité de connaissances scientifiques avaient été perdues au long des millénaires de l’histoire de Majipoor ; certaines d’entre elles avaient pu être récemment redécouvertes et exploitées : les résultats pouvaient passer pour de la magie aux yeux de gens ignorants des moyens techniques employés pour y parvenir.

Il voulait bien reconnaître par ailleurs que les Vroons et les Su-Suheris possédaient certains pouvoirs mentaux particuliers, pas plus magiques que la vue ou l’ouïe chez d’autres races, qui leur permettaient d’accomplir certains des prodiges qu’on leur prêtait. Mais il refusait d’aller plus loin. Et il préférait, en général, ne pas se prononcer sur ces questions.

En voyant Gialaurys très désireux de poursuivre la discussion, il leva la main pour l’arrêter.

— Restons-en là, fit-il avec son sourire le plus affable. Il n’est pas nécessaire d’en débattre sur-le-champ. Permets-moi seulement de dire, mon ami – pardonne-moi si j’attente à tes convictions – que je t’assure que cela a failli me rendre malade de voir ces parasites entourer le vieux Prankipin et que je suis très heureux d’avoir quitté sa chambre.

Il secoua la tête avec vigueur, comme pour se débarrasser de l’odeur suffocante de l’encens.

— Venez, ajouta-t-il. Les Jeux ne vont pas tarder à commencer. Nous devrions déjà être dans l’Arène.

Ils commencèrent à monter les différents niveaux en spirale et atteignirent en temps voulu le gigantesque espace vide, réalisé en des temps reculés par le Pontife Dizimaule, où devaient se tenir les Jeux pontificaux.

Nul ne savait ce qui avait poussé Dizimaule à créer ce vide incompréhensible à l’un des niveaux médians du Labyrinthe. S’il fallait en croire les historiens de la cité souterraine, il n’avait fourni aucune raison ; il s’était contenté de donner l’ordre de raser toutes les constructions existantes pour les remplacer par ce… rien. En se tenant à une extrémité de l’Arène, il n’était pas possible de distinguer le mur opposé, tellement elle était vaste. L’absence de colonnes pour soutenir le plafond lointain avait laissé pantois des générations d’architectes. Quand on poussait un cri en mettant ses mains en porte-voix, il fallait une éternité pour l’entendre rouler et se répercuter à tous les échos, mais le son se prolongeait pendant un temps délicieusement long.

D’ordinaire, l’Arène restait inoccupée et inutilisée. Un décret du Pontife Dizimaule qu’aucun de ses successeurs n’avait cherché à abroger interdisait de bâtir quoi que ce fût ; l’Arène était donc restée telle quelle au fil des siècles, sans destination, une source d’interrogations. Ce n’est qu’à la mort d’un Pontife qu’il s’y passait quelque chose, car aucun autre endroit du Labyrinthe ne se prêtait à la tenue des traditionnels jeux funéraires.

Une énorme tribune à nombreux gradins, destinée au public populaire, avait été dressée du jour au lendemain, comme un champignon poussant en une nuit dans une forêt humide, tout le long du mur ouest de l’Arène. Devant cette tribune étaient disposées les structures utilisées pour les Jeux, la piste pour la course de chars au centre, une autre, en sable, pour la course à pied, des arènes de dimensions plus modestes pour la boxe, la lutte et les épreuves d’adresse au nord, un pas de tir à l’arc au sud. À l’est se trouvait l’emplacement réservé aux visiteurs du Mont du Château, avec, au centre, à la place d’honneur, la loge richement décorée du Coronal et de sa famille. En hauteur, à mi-chemin entre le sol et le plafond à peine visible, des batteries de puissants luisants flottaient librement en jetant d’éclatants rayons de lumière rouge et or dans ce lieu plongé en général dans la pénombre.

Un huissier en robe pourpre ornée d’un col de fourrure orange, les yeux et l’arête du nez couverts du demi-masque qui était le symbole pittoresque des fonctionnaires pontificaux, indiqua leur place à Prestimion et à ses compagnons, juste à gauche de la loge du Coronal. Le duc Svor était déjà là, et le prince Serithorn, avec quelques membres de son entourage. De son siège au centre de la tribune le Coronal, le visage souriant, saluant le peuple de la main, était entouré du prince Korsibar et de la princesse Thismet. Melithyrrh accompagnait Thismet ; Sanibak-Thastimoon, le mage Su-Suheris, était assis juste derrière Korsibar.

De l’autre côté, le duc Oljebbin de Stoienzar partageait une loge avec les comtes Farholt et Farquanor, Mandrykarn de Stee, Iram de Normork et quelques autres. Le Procurateur Dantirya Sambail arriva peu après Prestimion, somptueusement vêtu d’une robe orange parée de bijoux, plus riche encore que celle de lord Confalume ; il étudia un moment la disposition de la tribune, puis se trouva une place dans la loge du duc Oljebbin, du côté le plus proche du siège du prince Korsibar, assis dans la loge contiguë.

L’amiral Gonivaul, en sa qualité de Maître des Jeux, avait une place pour lui seul, dominant tout le monde, sur le côté de la tribune populaire. Il regardait calmement en tous sens, attendant le moment propice pour ouvrir les Jeux. Il leva un foulard de soie cramoisi et vert, aux couleurs éclatantes, et l’agita vivement au-dessus de sa tête, à trois reprises.

Dans un charivari de trompettes, de tambours, de cors et de hautbois, passant par une entrée écartée de l’Arène, les concurrents des épreuves de la journée inaugurale s’avancèrent vers le centre du stade dans un petit groupe de flotteurs. La course à pied serait l’épreuve d’ouverture, suivie du duel au bâton, deux passe-temps pratiqués essentiellement par les plus jeunes princes du Château.

Mais, tandis que les concurrents descendaient de leur véhicule pour se disposer en files parallèles sur le terrain, s’accroupissant, se redressant, s’étirant et sautillant sur place pour se préparer à leur course, d’autres silhouettes apparurent et traversèrent le terrain pour s’arrêter devant la loge du Coronal.

— Regarde, fit Prestimion en donnant à Septach Melayn un grand coup de coude dans les côtes. Les sorciers viennent jusqu’ici !

Les sorciers, en effet. Ils étaient omniprésents. Impossible d’échapper aux mages ; pas un endroit de la planète n’était hors de leur portée.

Prestimion les regarda avec un profond dégoût installer des trépieds de cuivre dans lesquels ils versèrent et enflammèrent des poudres colorées. Les sept longues silhouettes, dans l’imposant costume des géomanciens qui prospéraient dans la Cité Haute de Tidias, sur le Mont du Château – l’éblouissante robe de brocart doré appelée le kalautikoi, la grande cape richement tissée portant le nom de lagustrimore, le haut casque de cuivre nommé miirthella – prirent une pose hiératique et commencèrent à psalmodier d’une voix forte et sonore leurs incantations mystiques.

Bythois… Sigei… Remmer… Proiarchis…

— Que disent-ils ? murmura Prestimion.

— Comment veux-tu que je le sache ? répondit Septach Melayn en riant.

— Je pense que ce sont des sorciers de Tidias, la cité dont tu es originaire, si je ne me trompe.

— Je n’y ai pas fait la fête avec les sorciers ni perdu de temps à étudier les sciences occultes. Adresse-toi à Gialaurys, si tu veux une traduction.

Prestimion acquiesça de la tête. Mais il voyait le gros Gialaurys à genoux, accompagnant dévotement les géomanciens dans leurs incantations. Par affection pour lui, Prestimion se força à refréner l’irritation suscitée par le rite interminable qui se déroulait devant eux.

En tout état de cause, il eût gaspillé sa salive en se répandant en invectives contre la sorcellerie devant tout autre que Septach Melayn. Il commençait à se demander s’ils n’étaient pas les deux derniers habitants de Majipoor à ne pas avoir encore cédé aux enchantements des magiciens. Et il en venait à penser qu’il pourrait être diplomatique de commencer à exprimer plus discrètement leur aversion de telles pratiques. Prestimion prenait conscience qu’il était sage pour un Coronal de ne pas faire trop ouvertement opposition aux tendances de l’époque.

Il tourna la tête vers le stade. Les sorciers et leur matériel avaient disparu et les courses venaient de débuter : les courses de vitesse d’abord, à peine commencées, déjà terminées, puis les épreuves de moyennes distances, un tour de piste, deux tours, six tours, dix.

Prestimion ne reconnaissait que très peu de concurrents. Les jeunes chevaliers et les gardes étaient descendus en nombre du Mont du Château pour escorter la famille royale et les grands seigneurs ; la plupart des coureurs à pied venaient de leurs rangs, mais il n’aurait pu nommer qu’une poignée d’entre eux. Il ne put fixer longtemps son attention sur les courses. Sur la gauche il voyait se préparer les concurrents du duel au bâton, un sport plus à son goût que la course à pied ; il avait été lui-même, dans sa jeunesse, un bon manieur de bâton.

Le duc Svor, assis à ses côtés, le tira par la manche.

— As-tu bien dormi cette nuit, prince ? demanda-t-il d’une voix basse, étrangement voilée.

— Comme d’habitude, j’imagine.

— Pas moi. J’ai fait un rêve des plus pénibles.

— Vraiment ? fit Prestimion, sans manifester un grand intérêt. Cela arrive, je suppose. J’en suis navré pour toi. Vois-tu cet homme en vert, là-bas, Svor ? poursuivit-il, le bras tendu vers le groupe des concurrents en train de se rassembler. Et toi, Septach Melayn ? Regarde comme il se tient, comme s’il avait des ressorts sous les pieds. Observe les mouvements de ses poignets. En pensée, il est déjà à l’œuvre avec son bâton, alors que le signal n’a pas été donné… Je vais parier sur lui, je crois. Qui mise cinq couronnes sur le premier combat ? Je prends le vert.

— Est-il respectueux d’engager des paris sur une épreuve des Jeux ? demanda Gialaurys d’un ton hésitant.

— Pourquoi pas ? Respectueux envers qui, Gialaurys ? Le Pontife ? Je ne pense pas qu’il soit en état de s’en formaliser. Cinq couronnes sur le vert !

— Il s’appelle Mandralisca, glissa Septach Melayn. C’est un des hommes de ton cousin. Un vilain bougre, comme la plupart de ceux dont il aime à s’entourer.

— Tu parles du Procurateur ? Je te rappelle que c’est un cousin éloigné.

— Un cousin quand même, si je ne me trompe. Ce Mandralisca est son goûteur.

— Son quoi ?

— Il se tient près de lui à table et goûte les boissons pour voir si elles ne contiennent pas du poison. Je l’ai vu faire, il n’y a pas longtemps.

— Pas possible ! Eh bien, je parie cinq couronnes sur le goûteur de Dantirya Sambail. Mandralisca, as-tu dit ?

— Je les parie volontiers contre lui, tellement il me répugne, fit Septach Melayn en tendant une pièce brillante. Ce Mandralisca, à ce qu’on dit, préférerait poignarder quelqu’un plutôt que de s’écarter pour lui laisser le passage. Mes cinq couronnes sur le jeune homme en rouge.

— À propos du rêve que j’ai fait, Prestimion, reprit Svor de la même voix basse et sourde. J’aimerais…

Prestimion se tourna vers lui avec agacement.

— Était-ce un rêve si terrible, que tu ne puisses attendre pour le raconter en détail ? Eh bien, vas-y, Svor ! Je t’écoute ! Raconte et qu’on n’en parle plus !

Le petit duc enfonça les doigts dans les boucles serrées de sa courte barbe noire et une expression de profond dépit se peignit sur son visage, de sorte que ses sourcils touffus se rejoignirent pour former une ligne qui lui barrait le front.

— J’ai rêvé, reprit-il après un silence, que le Pontife avait enfin rendu l’âme, que lord Confalume était entré dans la Cour des Trônes, t’avait publiquement désigné pour être Coronal et avait retiré la couronne à la constellation de sa tête pour te la présenter.

— Il n’y a rien de si terrible, jusqu’à présent, fit Prestimion.

Sur le terrain quatre paires de concurrents se faisaient face, parfaitement immobiles, les muscles bandés, et attendaient le signal en serrant le mince bâton flexible de noctiflor qui leur servait d’arme.

En garde ! cria l’arbitre. Engagez ! Allez !

Les assauts commencèrent ; Prestimion se pencha en avant, le haut du corps oscillant au rythme endiablé des bâtons qui se déplaçaient à la vitesse de l’éclair. Ce sport exigeait une grande vivacité des gestes et du coup d’œil, de l’agilité des poignets plus que véritablement de la force. Les bâtons étaient si légers qu’ils allaient et venaient plus vite que n’importe quelle lame. Il était nécessaire d’anticiper les mouvements de l’adversaire, presque de lire dans son esprit, pour espérer parer ses coups.

— Le prince Korsibar, poursuivit Svor d’une voix très douce, la bouche contre l’oreille de Prestimion, se tenait près de toi, les mains levées, prêt à faire le symbole de la constellation, dès que lord Confalume aurait posé la couronne sur ta tête. Mais avant que cela se produise, le défunt Pontife Prankipin fit son entrée dans la salle.

— Voilà qui est pour le moins insolite, observa Prestimion, qui n’écoutait que d’une oreille. Mais c’est un rêve, bien sûr.

Il détourna la tête, donna un coup de coude à Septach Melayn.

— Regarde les moulinets que fait le goûteur avec son bâton, dit-il en souriant. Ton homme en rouge n’a aucune chance. Et tu peux dire adieu à tes cinq couronnes, je le crains.

— Dans mon rêve, reprit Svor de sa voix rauque et insistante, aux sons voilés, j’ai vu le vieux Pontife s’avancer vers lord Confalume et lui prendre délicatement des mains la couronne du Coronal. Et je l’ai vu se diriger non pas vers toi, mais vers le prince Korsibar ; lui tendre la couronne, la placer entre ses mains levées, de sorte que Korsibar n’avait qu’à l’approcher de sa tête pour en ceindre son front. Ce qu’il fit sans hésiter, à la stupéfaction générale ; mais il portait la couronne et celui qui porte la couronne est roi ; nous ne pouvions rien faire d’autre que nous incliner devant lui et le saluer en lançant l’acclamation rituelle : « Korsibar ! lord Korsibar ! Longue vie à lord Korsibar ! » D’un seul coup, la salle s’emplit d’une lumière de la couleur du feu – non, de la couleur du sang, plutôt, la couleur vive d’un sang frais – et je m’éveillai, le corps couvert de sueur. Au bout d’un moment, je me rendormis, je rêvai de nouveau et fis le même rêve. Exactement le même.

— Lord Korsibar, fit Prestimion, le front plissé par la perplexité. Dans les rêves, Svor, tout est possible.

De l’autre côté, Septach Melayn criait à tue-tête.

— Allez, le Rouge ! Oui, le Rouge ! Vas-y !

Un gémissement accompagné d’un juron s’éleva soudain quand le goûteur exécuta prestement une double feinte, prenant son adversaire à contre-pied et l’envoyant au sol sous une grêle étourdissante de coups assenés à la vitesse de l’éclair.

— Par le Divin, Prestimion, tu as gagné ! fit Septach Melayn.

Avec un sourire piteux, il glissa la pièce de cinq couronnes dans la main de Prestimion.

— J’ai vu d’emblée qu’il était bon, à la manière dont il se déplaçait, avant que l’assaut ne commence. Je savais qu’il aurait trois temps d’avance sur son adversaire, quand il le voudrait. Oublie ton malheureux rêve, Svor, ajouta-t-il en se tournant vers le duc, et regarde les bâtons ! Qui a dix couronnes à perdre sur le prochain assaut du goûteur ?

— Encore un instant, si tu veux bien… souffla Svor de sa voix de conspirateur.

Prestimion commençait à trouver exaspérante cette insistance.

— Si je veux bien quoi ?

— Les choses sont plus instables que tu ne l’imagines. Prends garde : ton avenir et le mien sont assombris par l’ombre de ce rêve. Va voir le Coronal, je t’en implore. Il faudra lui forcer la main, ou nous serons tous perdus. Dis-lui que tu redoutes une trahison ; demande-lui d’annoncer dès aujourd’hui que tu es le Coronal désigné. S’il refuse, ne t’éloigne pas de lui avant qu’il ait cédé à tes instances. Ne le laisse pas en paix tant qu’il continuera à différer cette annonce. Dis-lui, si besoin est, que tu te proclameras son héritier sans attendre qu’il le fasse.

— C’est impensable, Svor. Jamais je ne ferai une chose pareille.

— Il le faut, Prestimion, répliqua le duc dans un murmure rauque.

— Je trouve ton conseil indigne et inacceptable. Forcer la main du Coronal ? Le harceler dans mon intérêt personnel ? Menacer de m’autoproclamer son héritier, ce qui serait une infamie, contraire à la loi et sans précédent ? Pourquoi, Svor ? Simplement parce que tu as mangé trop d’anguilles hier soir et que tu as fait un mauvais rêve ? Te rends-tu compte de ce que tu dis ?

— Et si Korsibar s’emparait de la couronne de son père dès la mort de Prankipin ?

— Comment ? fit Prestimion, les yeux écarquillés de stupeur. S’emparer de la couronne ? Jamais il ne ferait cela !… Tu le présentes comme un être perfide, Svor. Ce n’est absolument pas sa nature. De plus, la couronne de son père ne l’intéresse pas. Elle ne l’a jamais intéressé et ne l’intéressera jamais.

— Je connais fort bien le prince Korsibar, poursuivit Svor. J’ai vécu des années dans son entourage, l’as-tu oublié ? Perfide, il ne l’est pas, j’en conviens ; mais il est on ne peut plus versatile. Et sensible à la flatterie. Certains, qui nourrissent de hautes ambitions personnelles, pensent qu’il devrait être le prochain Coronal et ont peut-être déjà entrepris de l’en convaincre. Si on lui glisse trop souvent ce genre de chose à l’oreille…

— Non ! s’écria Prestimion. Jamais cela ne se produira.

De ses deux mains ouvertes, il balaya l’air devant son visage.

— D’abord les présages de ce Vroon et maintenant, toi ! Non. Je ne me laisserai pas influencer par des présages, comme un paysan crédule. Laisse-moi tranquille, Svor. J’ai pour toi une affection profonde, mais, crois-moi, en ce moment, tu m’insupportes.

— Ce rêve n’est pas à prendre à la légère, prince, je te le promets.

— Si tu refuses de laisser de côté ce rêve insupportable, lança Prestimion, qui sentait la colère l’envahir, je te prends par la barbe, je te fais tourner en l’air et je te balance en dehors de notre loge. Je t’en donne ma parole, Svor. C’est terminé maintenant. Tu as bien compris ? Nous n’en parlons plus !

Il lança au duc un dernier regard courroucé et lui tourna le dos pour suivre ce qui se passait sur le terrain.

Mais les paroles de Svor résonnaient encore dans sa tête. Le conseil du petit duc ne lui ressemblait pas ; l’inciter à commettre un acte de félonie en se fondant sur un rêve. C’était le conseil d’un lâche, le conseil d’un traître, ignoble, inexplicable. Et parfaitement stupide ; nul ne pouvait forcer la main du Coronal et le redoutable Confalume n’hésiterait pas à le briser s’il s’avisait d’essayer. Non, c’était navrant de la part de Svor de faire montre d’une telle imprudence – d’une impudence si grossière – sur la foi d’un rêve…

Prestimion s’efforça de chasser tout cela de son esprit.

8

La course de haies, le saut de cerceau, le lancer du marteau et quelques autres épreuves mineures étaient au programme des trois journées suivantes des Jeux Pontificaux. Chaque jour, les invités d’honneur et plusieurs milliers d’habitants du Labyrinthe se réunissaient dans l’Arène pour assister au spectacle. Et chaque jour, les nouvelles de la chambre impériale étaient les mêmes ; l’état de santé de Sa Majesté le Pontife demeurait inchangé. C’était comme si l’état de santé de Sa Majesté, à l’instar des conditions atmosphériques régnant à l’intérieur du Labyrinthe, était fondamentalement incapable de changer et ne pouvait marquer la moindre variation jusqu’à la fin des temps.

Les cinquième, sixième et septième jours étaient réservés aux assauts de lutte. Deux douzaines de concurrents étaient engagés, mais l’attention générale se concentra sur le dernier combat, le grand affrontement entre deux lutteurs réputés, Gialaurys et Farholt.

Chacun d’eux s’était fait accompagner d’un mage. Celui de Farholt était un Hjort à la face sombre et bouffie, un des nombreux sorciers de la suite de lord Confalume ; Gialaurys avait choisi un géomancien au casque de cuivre, venu de Tidias. Les deux devins s’installèrent devant le ring, le dos tourné l’un à l’autre, et commencèrent à débiter d’interminables et complexes formules incantatoires, avec force chants magiques, dessins de lignes invisibles sur le sol et invocations de forces occultes.

Septach Melayn observa Gialaurys, agenouillé, les yeux clos et la tête baissée dans une attitude mystique tandis que son géomancien dévidait un chapelet de formules rituelles.

— Décidément, fit-il avec une pointe d’agacement, notre ami Gialaurys prend ces choses à cœur.

— Plus que son adversaire, semble-t-il, répondit Prestimion.

De fait, Farholt semblait attendre avec une impatience égale à la sienne que le galimatias rituel prenne fin. Les mages se retirèrent enfin ; Farholt et Gialaurys se dévêtirent, dévoilant leur corps puissant, couvert en tout et pour tout d’un pagne d’étoffe. Ils avaient tous deux la peau ointe d’huile de dragon de mer, pour empêcher l’adversaire d’assurer une prise solide ; les lumières vives de l’Arène mettaient en relief avec une étonnante netteté la musculature de leurs bras et de leur dos, arrachant aux spectateurs des cris étouffés et des exclamations d’émerveillement.

— Combat en trois reprises, annonça l’arbitre, un fonctionnaire pontifical du nom de Hayla Tekmanot, pas un gringalet, loin de là, mais qui paraissait complètement écrasé par la masse des deux lutteurs.

Il les frappa successivement du plat de la main sur l’épaule.

— C’est le signal indiquant que vous avez gagné et qu’il faut lâcher prise. Et maintenant…

Il leur tapa de nouveau l’épaule, deux fois de suite.

— … le signal que votre adversaire n’est plus en état de poursuivre le combat, à cause d’une blessure, et que vous devez vous écarter de lui sans insister. Compris ?

Farholt se dirigea vers le côté nord du ring, Gialaurys de l’autre. Une sonnerie stridente de corne de gabek retentit dans l’Arène. Les combattants s’inclinèrent cérémonieusement devant la loge centrale, puis devant les loges disposées de part et d’autre de celle de lord Confalume, où la noblesse du royaume avait pris place, et enfin devant le Maître des Jeux, le prince Gonivaul, seul en haut de son perchoir.

— Que le combat commence, déclara Hayla Tekmanot.

Les deux hommes se ruèrent l’un vers l’autre, comme s’ils avaient l’intention non de lutter, mais de tuer.

Le choc des deux colosses au centre du ring fut si violent qu’il s’entendit d’un bout à l’autre de l’Arène. Les combattants parurent ébranlés par la brutalité de ce contact à se rompre les os, mais ils reprirent vite leurs esprits et se mirent en position, nez contre nez, bien plantés sur leurs jambes, les bras serrés autour des épaules de l’adversaire qu’ils s’efforçaient vainement de projeter rapidement à terre. Ils restèrent un long moment ainsi, immobiles, les muscles bandés. Farholt murmura quelque chose d’une voix âpre et sourde à Gialaurys, qui le regarda comme s’il n’en croyait pas ses oreilles ; puis une expression de colère farouche se peignit sur ses traits et il répliqua quelque chose, d’une voix aussi dure et rauque, mais trop basse pour être entendue des spectateurs.

Ils demeurèrent longtemps arc-boutés l’un contre l’autre. Aucun d’eux ne pouvait prendre l’avantage ; ils étaient sensiblement de la même force.

Farholt mesurait une tête de plus et avait les bras plus longs que Gialaurys, qui était un peu plus lourd, plus large d’épaules et de poitrine. Plusieurs minutes s’écoulèrent ; les deux lutteurs avaient beau essayer, ni l’un ni l’autre ne parvenait à faire reculer l’adversaire. Les muscles saillants de leurs bras et de leur dos formaient d’énormes bosses et donnaient l’impression de devoir faire éclater la peau. Les corps huilés ruisselaient de sueur. Gialaurys sembla prendre un léger avantage, mais Farholt résista et garda l’équilibre ; puis ce fut au tour de Gialaurys d’osciller imperceptiblement sous la pression exercée par son adversaire.

La situation n’évoluait pas. Une clameur continue, de plus en plus puissante, s’élevait de la foule. Dans les loges royales, tout le monde ou presque s’était levé pour encourager les lutteurs. Prestimion se tourna vers la loge du Coronal et vit Korsibar debout, les yeux écarquillés, hors de lui, qui hurlait : « Farholt ! Farholt ! » à tue-tête, et il se rendit compte qu’il criait lui aussi, avec la même frénésie, le nom de Gialaurys.

— Regarde ! lança Septach Melayn. On dirait que Farholt le fait bouger.

C’était vrai. Farholt avait les yeux exorbités et de grosses veines saillaient comme des cordes sur son front cramoisi, mais il avait effectivement réussi à décoller un pied de Gialaurys du sol et s’efforçait de soulever l’autre. Prestimion vit le visage de Gialaurys pâlir brusquement. Il devint aussi blanc que celui de Farholt était rouge, de sorte que ses favoris aux poils drus ressortaient comme deux gros traits bruns sur la blancheur crayeuse des joues.

Un instant, Farholt donna l’impression qu’il allait parvenir à soulever entièrement son adversaire, comme on déracine un arbre, et le projeter par terre.

Mais au moment où le pied gauche de Gialaurys allait quitter le sol, il frappa si sauvagement son adversaire au creux du genou que Farholt, déséquilibré, fut obligé de plier la jambe. À son tour d’être en danger de basculer. Cherchant désespérément une prise, il glissa la main droite dans la bouche béante de Gialaurys et tira sur la mâchoire inférieure, comme s’il avait voulu l’arracher. Un filet sombre de sang coula sur le bras de Farholt, mais aucun spectateur n’aurait su dire si c’était le sien ou celui de Gialaurys.

— Il faudrait arrêter, murmura Svor, comme pour lui-même. Ce n’est plus du sport, mais une honte ; ils vont s’entre-tuer.

Gialaurys tenait bon. Serrant Farholt aux épaules en effectuant un mouvement de torsion, il poussa de manière à le faire tomber à la renverse.

Farholt pivota sur lui-même en basculant en arrière. Saisissant Gialaurys à la gorge de la main gauche, il l’entraîna dans sa chute. Soudés l’un à l’autre, les deux hommes tombèrent ensemble, la tête la première, heurtant le sol avec une violence terrifiante.

— Fais-lui toucher les épaules par terre, Gialaurys ! cria Prestimion.

— Farholt ! rugit Korsibar dans la loge voisine. Maintenant ! Vas-y, Farholt, achève-le !

Le petit Farquanor qui, ce jour-là, avait pris place dans la loge royale, dressé sur la pointe des pieds, son visage chafouin illuminé par la certitude de la victoire imminente, hurlait des encouragements à son frère.

Mais, comme depuis le début, aucun des deux adversaires ne parvenait à prendre l’avantage sur l’autre. Sonnés par leur lourde chute, les combattants demeurèrent un long moment immobiles, comme deux troncs abattus, puis ils commencèrent à remuer et se mirent lentement sur leur séant en échangeant des regards ébahis. Gialaurys se frotta la joue et la tempe ; Farholt massa son genou et sa cuisse. Ils restaient vigilants, prêts à bondir si l’autre attaquait le premier, mais aucun des deux ne semblait encore capable de se relever. Hayla Tekmanot s’agenouilla entre les deux lutteurs, échangea quelques mots avec eux. Puis l’arbitre se leva, se dirigea vers le bord du ring et leva la tête vers le prince Gonivaul.

— La première reprise se termine par un match nul, annonça-t-il d’une voix forte. Les concurrents ont cinq minutes de repos avant de reprendre le combat.

— Puis-je vous dire un mot, prince ? demanda le Procurateur Dantirya Sambail, dans l’intervalle entre les deux reprises, en penchant le haut du corps par-dessus la barrière qui séparait sa loge de celle de Korsibar.

L’esprit encore agité par la passion et l’intensité du combat qui venait de s’achever, Korsibar scruta le visage massif du belliqueux Procurateur et attendit qu’il parle.

— J’ai parié cent royaux sur votre homme, poursuivit Dantirya Sambail d’un ton trop aimable, affectant une camaraderie complice. Croyez-vous qu’il l’emportera ?

Ce ton de familiarité déplacée indisposa Korsibar.

— J’en ai moi-même parié cinquante sur lui, répondit-il posément. Mais je ne sais pas plus que vous qui l’emportera.

Le Procurateur montra la loge où Prestimion s’entretenait avec Septach Melayn et le prince Serithorn.

— Je me suis laissé dire, reprit-il avec la même bonhomie incongrue, que Prestimion avait mis cinq cents royaux sur Gialaurys.

— Une somme princière, si ce que vous dites est vrai. Mais êtes-vous bien renseigné ? Prestimion n’est pas très joueur. Il parierait plutôt cinquante couronnes.

— Pas des couronnes mais des royaux, pas cinquante mais cinq cents, répliqua Dantirya Sambail. Je suis sûr de ce que j’avance.

Le Procurateur tenait à la main une cuisse de bilantoon rôti ; il mordit dans la délicate chair blanche, recracha des bribes de peau et de tendons, et s’essuya les lèvres sur la manche de sa robe ornée de pierreries.

— Point n’est besoin d’être joueur, reprit-il avec désinvolture, en tournant lentement vers Korsibar un regard de froide malveillance, quand le résultat est connu à l’avance.

— Insinuez-vous que Farholt s’est laissé acheter pour perdre ? Par la Dame, Dantirya Sambail, vous ne connaissez pas Farholt si vous vous imaginez qu’il…

— Pas acheté. Mais, d’après ce que je sais, il a été drogué. Une potion agissant progressivement, visant à l’affaiblir au long du combat. Ce n’est qu’un bruit qui court, bien entendu. Mandralisca, mon goûteur, a eu vent de cette rumeur pendant l’épreuve du bâton. Vous avez raison, Korsibar, poursuivit le Procurateur avec un sourire mielleux, elle est probablement sans fondement. Et même si elle était justifiée, que représente, pour des hommes comme nous, la perte de cinquante ou cent royaux ? Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il avec un clin d’œil, de cette même voix douce et insinuante qu’il avait employée au début de la conversation, cela ressemblerait bien à Prestimion d’avoir arrangé le combat en faveur de Gialaurys. Pour prendre soin de ses amis, tous les moyens lui sont bons.

Korsibar fit un petit geste d’indifférence, comme pour indiquer que ce genre de théorie ne le concernait pas, qu’il n’avait que mépris pour des propos calomnieux comme ceux que tenait le Procurateur.

Il n’avait jamais apprécié la compagnie de Dantirya Sambail. Rares étaient ceux qui y prenaient plaisir. Certes, il émanait de lui un air de majesté cruelle, mais, aux yeux de Korsibar, Dantirya Sambail n’était qu’un être vil, ignoble, un monstre de suffisance venimeuse. Il possédait héréditairement sur l’autre continent un gigantesque domaine sur lequel il régnait d’une main de fer et il fallait bien, pour cette raison, le compter parmi les grands du royaume : bien que sujet du Coronal, du moins en titre, il disposait de richesses considérables et de ressources colossales, et on ne refusait pas sa compagnie à la légère. Korsibar eût pourtant préféré que le Procurateur regagne sa place.

— Nous saurons assez tôt, reprit Dantirya Sambail avec entrain, s’il y a du vrai dans cette rumeur. Regardez donc nos gladiateurs ; on dirait qu’ils se préparent à la deuxième reprise.

Korsibar se contenta de hocher la tête.

— À votre place, poursuivit le Procurateur sans faire mine de se retirer, je prêterais plus d’attention au manège de Prestimion. D’étranges histoires sur son compte me sont venues aux oreilles, et pas seulement à propos de lutteurs drogués.

Ses lourdes paupières battirent avec une surprenante délicatesse.

— Vous a-t-on informé, par exemple, qu’il a l’intention de se débarrasser de vous quand il sera devenu Coronal ?

Ces mots articulés d’une voix posée transpercèrent Korsibar comme une volée de javelots.

— Quoi ?

— Oui, bien sûr. Ce bruit court avec insistance. Dès qu’il aura été couronné, vous serez victime d’un accident opportun, au cours d’une partie de chasse, peut-être. Il ne peut se permettre de vous laisser en vie, vous comprenez ?

Le sang monta au visage joufflu du Procurateur. Ses lèvres se pincèrent ; il inclina légèrement la tête, faisant gonfler son cou ; le regard de ses yeux violet-gris, étonnamment doux et attentionné, se fit brusquement très dur. Mais un sourire resta plaqué sur ses lèvres.

— Inutile de m’en vouloir, mon cher prince ! Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu, cela pourrait vous être utile. Et j’ai entendu dire que vous seriez un homme mort dès que Majipoor tomberait sous sa coupe.

— Absurde, riposta sèchement Korsibar.

— Écoutez-moi : si vous restez en vie et que le règne de Prestimion ne se passe pas très bien, vous représenterez toujours une menace pour lui. Désire-t-il que toute la planète murmure le nom du glorieux fils de lord Confalume, qui aurait pu devenir Coronal, mais à qui il a été préféré ? Non, non, certainement pas. Si les choses deviennent difficiles, ce qui, tôt ou tard, pourrait fort bien se produire, nul doute que quelqu’un demandera que l’on écarte Prestimion pour le remplacer par Korsibar et tout le monde finira par réclamer ce changement. Prestimion n’est pas un joueur, vous l’avez dit vous-même. Vous laisser en vie est un risque, vous représentez un péril. Il n’est pas homme à tolérer les risques, les menaces, les rivaux, les obstacles, quels qu’ils soient. En conséquence : un malheureux accident de chasse, une balustrade de balcon qui cède, une collision sur la route ou autre chose. Vous pouvez me croire : je le connais. Nous sommes du même sang.

— Je le connais aussi, Dantirya Sambail.

— Peut-être. Mais je vous dis ceci : si j’étais à la place de Prestimion, je vous ferais disparaître.

— Si Prestimion était à votre place, il le ferait probablement, répliqua Korsibar. Le Divin soit loué, il n’en est rien !

La sonnerie de corne de gabek retentit, au grand soulagement de Korsibar. Il en avait déjà entendu beaucoup trop ; il était écœuré, révolté par les hypothèses ignobles du Procurateur et ses doigts tremblants de rage semblaient prêts, comme mus par une volonté propre, à se refermer autour du cou épais de Dantirya Sambail.

— La deuxième reprise va commencer, déclara Korsibar en s’écartant brusquement. Je ne veux plus entendre un mot là-dessus, Dantirya Sambail.

Quand Farholt quitta son coin, il semblait résolu cette fois à balayer son adversaire sans tarder. Il bondit aussitôt sur Gialaurys, le repoussa avec furie vers le fond du ring. Gialaurys, qui sembla décontenancé par la rage de cette attaque, se planta solidement sur ses deux pieds pour montrer qu’il était décidé à ne pas céder du terrain. Farholt recula légèrement, fit pivoter son bras gauche et écrasa sauvagement le coude au beau milieu du visage de son adversaire. Un hurlement de douleur s’éleva, un filet de sang coula sur les joues de Gialaurys qui porta les deux mains à l’arête de son nez.

— Coup défendu, rugit Prestimion, rendu furieux par la faute flagrante. C’est honteux !

Mais Hayla Tekmanot ne fit pas un geste pour arrêter le combat. Il semblait ne rien avoir remarqué. En grognant, Gialaurys secoua la tête pour reprendre ses esprits tout en levant une main pour s’efforcer de tenir Farholt à distance.

Farholt le saisit au poignet et tordit de toutes ses forces. Gialaurys fut obligé de pivoter de telle manière qu’il tourna le dos à Farholt, qui passa aussitôt les bras sous les aisselles de son adversaire et noua les mains à la hauteur de son sternum ; puis il appuya le front contre l’arrière du cou de Gialaurys, comme s’il avait voulu le forcer à baisser la tête jusqu’à ce que sa nuque se brise.

Un cri déchirant s’éleva de la tribune populaire. Svor se dressa de toute sa taille en hurlant ! « Arrêtez ! Arrêtez ! C’est un meurtre ! » Agrippé des deux mains au bord de sa loge, Prestimion suivait la scène d’un regard horrifié, tandis que la pression implacable du crâne de Farholt sur la nuque de Gialaurys se faisait de plus en plus forte.

Lord Confalume se tourna vers son fils.

— Ton ami le comte se bat comme une bête sauvage, Korsibar.

— Ce sont deux bêtes sauvages, à mon avis. Mais je pense que la nôtre est la plus forte.

— Ce combat ne me plaît pas du tout, poursuivit le Coronal. Il y a trop de brutalité. Qui a arrangé cette rencontre ? Et pourquoi Hayla Tekmanot ne fait-il rien ? Ni le prince Gonivaul ?

En se dressant à moitié, Confalume leva le bras comme pour signifier au Maître des Jeux de mettre un terme au combat ; mais Korsibar saisit le bras de son père et le tira en arrière. De fait, Gialaurys était trop large de poitrine pour que Farholt parvienne à l’immobiliser. Faisant jouer les muscles de ses bras et de ses épaules, il se tortillait en faisant appel à toute sa puissance pour se libérer de l’étreinte de son adversaire. Malgré la longueur de ses bras, Farholt était incapable de maintenir sa prise sur le haut du corps de Gialaurys, qui finit par se dégager.

Les deux adversaires s’écartèrent en titubant et commencèrent à tourner l’un autour de l’autre en s’apprêtant à porter une nouvelle attaque. Gialaurys semblait sur le point de bondir quand la main de Farholt jaillit avec la rapidité d’un serpent pour s’écraser sur son nez ensanglanté. Farholt mit tout son poids dans le coup. Surpris, hébété par la douleur, Gialaurys demeura pétrifié assez longtemps pour que Farholt le saisisse aux épaules et le projette au sol avec une force terrifiante. Il y demeura étendu, tandis que Farholt se jetait sur lui pour l’immobiliser.

— Coup défendu ! rugit Prestimion, hors de lui, en martelant frénétiquement la rambarde de sa loge. Korsibar tourna la tête vers Dantirya Sambail, un sourire aux lèvres, comme pour rappeler au Procurateur qu’une potion était censée diminuer Farholt à ce stade du combat.

— La deuxième reprise est pour Farholt, annonça Hayla Tekmanot.

— Oui ! s’écria Korsibar. Oui !

Farquanor, assis près de lui dans la loge royale, lança triomphalement un cri de plaisir et d’approbation.

— Non, protesta doucement Prestimion. Ce n’est pas possible. Tout le monde a vu Farholt porter au moins deux fois un coup irrégulier.

— La décision est mauvaise, fit Septach Melayn. Mais regarde bien les yeux de Gialaurys. Il va tuer Farholt dans la dernière reprise.

— Le tuer littéralement, ajouta Svor, l’air sombre. À moins que ce ne soit l’inverse. L’un des deux va massacrer l’autre. S’agit-il encore de sport ? Franchement ? Ils sont poussés, l’un comme l’autre, par une haine meurtrière, bien loin de la rivalité sportive. Il se passe aujourd’hui quelque chose d’étrange, Prestimion.

Gialaurys et Farholt n’attendirent même pas que Hayla Tekmanot annonce la reprise du combat. Impatient d’en découdre, Gialaurys écarta l’arbitre surpris d’une bourrade et se jeta sur Farholt avec un rugissement terrifiant. Leur affrontement n’était même plus un simulacre de lutte. Ils se frappaient à coups de poing, chacun martelant le corps de l’autre sans pitié. Farholt avait la bouche en sang ; il cracha plusieurs dents. Avec un nouveau rugissement, Gialaurys fonça sur lui, mais un violent coup de genou dans l’aine l’arrêta net. Il poussa un grognement de douleur et recula en titubant ; Farholt se précipita aussitôt sur lui, lui labourant de ses ongles le visage et la poitrine ; grondant avec la fureur d’un steetmoy des montagnes du Nord, Gialaurys répliqua à coups de coude et de menton, puis, se ramassant sur lui-même, il se détendit comme un ressort et frappa du sommet du crâne la tête de Farholt avec une force terrifiante, projetant au bord du ring son adversaire à demi assommé.

— Il faut arrêter ce combat ! lança le duc Svor en serrant avec force le bras de Prestimion.

— Oui, c’est aussi mon avis.

Prestimion se tourna vers la loge royale et cria au Coronal de mettre fin au combat. Lord Confalume acquiesça de la tête et fit un signe en direction de Gonivaul.

De la loge opposée s’éleva la voix grinçante de Dantirya Sambail.

— Laissez-les continuer, cousin Prestimion, je vous en conjure ! C’est un tel plaisir de voir deux hommes robustes et courageux y aller de si bon cœur !

Le prince Gonivaul, de son côté, considérait la scène d’un regard détaché, presque absent, comme on observe des animaux nageant dans une cuvette, tout au fond d’une vallée. Il lissait pensivement sa barbe touffue, laissait courir ses doigts dans l’épaisse chevelure qui lui tombait sur le front ; mais il ne réagissait pas à l’ordre du Coronal. Le prince Gonivaul donnait l’impression d’un homme venant seulement de remarquer qu’il se passait quelque chose sur le ring.

Tandis que Gonivaul hésitait, les deux combattants revinrent lentement l’un vers l’autre, d’un pas lourd. Ils arrivèrent ensemble au centre du ring, le souffle court, et levèrent une main hésitante, tâtonnant l’un vers l’autre.

On eût dit deux ivrognes ayant bu la coupe de trop. Toute vitalité avait disparu de leurs mouvements. À l’évidence, ils étaient tous deux sur le point de s’effondrer. Gialaurys posa délicatement le bout des doigts sur la poitrine de son adversaire et poussa ; Farholt chancela, sembla presque perdre l’équilibre et fit deux pas mal assurés en arrière.

Il revint pesamment vers Gialaurys et leva le bras pour le pousser avec aussi peu de conviction. Ce fut au tour de Gialaurys de vaciller sur ses jambes. Les deux hommes semblaient sonnés, au bord de l’épuisement. Gialaurys exerça une nouvelle poussée, sans y mettre plus de vigueur ; Farholt, cette fois, s’affaissa immédiatement. Gialaurys se laissa tomber sur lui, pesant de tout son poids sur la poitrine de Farholt, l’air à peine conscient, dans un simulacre d’étreinte.

Hayla Tekmanot s’agenouilla près d’eux et indiqua à Gialaurys d’une tape sur l’épaule qu’il avait remporté cette reprise. Puis l’arbitre leva la tête vers la loge du prince Gonivaul.

Une manche pour Gialaurys, une pour Farholt, annonça-t-il, et la première était nulle. Les deux concurrents sont à égalité et hors d’état de poursuivre le combat.

— C’est votre décision ? demanda gravement Gonivaul.

Hayla Tekmanot montra les deux corps pêle-mêle, immobiles au centre du ring.

— Vous pouvez le constater vous-même, prince.

Gonivaul donna l’impression de s’interroger sur la possibilité de poursuivre le combat.

— Très bien, déclara-t-il après un silence. La victoire est partagée. Les deux champions sont à égalité au terme de cet assaut.

Gialaurys se releva en vacillant ; Farholt fit de même un moment plus tard. Ils demeurèrent chancelants au centre du ring, battant des paupières, tandis que Hayla Tekmanot leur faisait part de la décision du Maître des Jeux. Ils se touchèrent la main, visiblement à contrecœur, se retournèrent et partirent chacun de son côté, d’un pas hésitant, comme s’ils risquaient encore de tomber de tout leur long.

Gialaurys se faisait recoudre par un chirurgien quand Prestimion et ses compagnons pénétrèrent dans le vestiaire. Il avait le visage meurtri, le nez de travers et l’air abattu, mais il avait repris ses esprits et il esquissa un pauvre sourire à leur entrée.

— Es-tu sérieusement blessé ? demanda Prestimion d’une voix inquiète.

— J’ai des contusions partout et tout est un peu tordu, mais il n’y a rien de cassé, pas de lésion définitive à craindre, répondit Gialaurys, la langue pâteuse et les lèvres gonflées. Mais je me suis déjà fait chatouiller les côtes avec moins de brutalité. Quelles sont les nouvelles de Farholt ? Il s’en sortira ?

— Il semblerait, répondit Septach Melayn.

— C’est grand dommage. Il se bat d’une manière extrêmement discourtoise. Ce n’est pas la conception du sport que l’on m’a enseignée.

— Dis-moi, Gialaurys, fit Prestimion à voix basse, en se penchant vers lui, qu’est-ce que Farholt t’a murmuré, quand tu étais face à lui, au début de la première reprise ? Ses paroles ont semblé t’étonner grandement, avant de te rendre furieux.

— Ah ! fit Gialaurys, ça…

Son visage aux larges pommettes se rembrunit, son front se plissa douloureusement. Il secoua lentement la tête.

— Farholt m’a tenu des propos très curieux, Prestimion. Il a dit que j’étais un de tes fidèles – c’est on ne peut plus vrai – qu’il détestait tout ce qui se rapporte à toi et qu’il allait me massacrer. Il a bien failli réussir, mais je me suis dit que nous n’étions là que pour pratiquer la lutte. Je pense lui avoir rendu coup pour coup, peut-être même un peu plus.

— Il a dit ça ? Qu’il détestait tout ce qui se rapporte à moi ?

— Oui, ce sont ses propres termes. Et qu’il allait me massacrer, parce que j’étais un de tes fidèles.

— Deux camps se sont déjà formés, le camp de Korsibar et celui de Prestimion, déclara le duc Svor d’un ton lugubre. Si la lutte s’est passée ainsi, qu’en sera-t-il de la boxe et du tournoi ? Nous nagerons dans le sang avant la fin des Jeux.

— C’est étrange, reprit Prestimion, en s’adressant à Gialaurys, comme si Svor n’avait pas ouvert la bouche. Profondément étrange que Farholt ait tenu ces propos.

Il se tourna vers les autres. Le visage de Septach Melayn était plus sombre qu’à l’accoutumée et sa main gauche caressait nerveusement le pommeau de la dague d’apparat qu’il avait choisi de porter ce jour-là. Quant au duc Svor, ses yeux s’étaient fait durs et froids, et le regard qu’il posait sur Prestimion trahissait les pressentiments les plus noirs.

— Comme c’est étrange ! répéta encore une fois Prestimion.

9

Les Jeux approchaient de leur moitié et le vieux Pontife était toujours de ce monde quand Korsibar rendit visite au Coronal dans ses appartements.

— Il s’est écoulé dix-huit jours depuis que je suis venu vous voir, père, et vous m’aviez dit que Prankipin mourrait dans les dix-neuf jours à venir.

— Il traîne, il traîne, je sais, fit lord Confalume.

— Je ne mets pas en doute votre capacité à prédire ce que sera l’avenir. Même les plus grands savants peuvent faire des erreurs de calcul. Mais que se passera-t-il s’il doit vivre encore dix ou vingt jours ?

— Eh bien, dans ce cas, nous continuerons à attendre.

— Et les Jeux ? Nous en sommes presque à la moitié. Demain, aura lieu le tir à l’arc ; après-demain, l’escrime ; ensuite, le tournoi ; puis ce sera la boxe et enfin la course de chars. Viendront ensuite les festivités de clôture des Jeux, avec le banquet et la remise des prix. C’est le problème qui m’est apparu depuis le début, père. Comment organiser ces festivités, le banquet, la parade et le reste, si Prankipin est encore sur son lit de mort ? Nous avons dit, en prenant la décision de commencer les Jeux, que nous ferions en sorte de tirer les choses en longueur afin que les épreuves ne soient pas terminées avant la mort du Pontife. Il se pourrait que cela ne se passe pas comme prévu.

— J’ai refait mes calculs hier soir, dit le Coronal. Ils n’étaient pas très justes la première fois, même si la marge était assez étroite. Je suis plus sûr de moi maintenant. Le Pontife doit mourir dans les cinq jours qui viennent.

— En êtes-vous certain ?

— Les calculs de mes conseillers recoupent les miens.

— Ah !

— J’imagine qu’il en va de même de ceux des propres mages du Pontife, bien qu’ils n’aient rien déclaré à ce sujet depuis quatre jours. Mais leur silence et leur discrétion sont suspects.

— Encore cinq jours, fit Korsibar. Et vous serez enfin Pontife. Après toutes ces années passées sur l’autre trône.

— Après toutes ces années, oui.

— Et Prestimion sera notre Coronal.

— Oui, dit lord Confalume. Prestimion.

Le lendemain était le jour des épreuves de tir à l’arc. C’était le sport préféré de Prestimion, dans lequel il avait toujours excellé, et nul ne pouvait espérer prendre le meilleur sur lui. Mais une épreuve a besoin de compétiteurs ; une douzaine des meilleurs archers du royaume se joignirent vaillamment au prince de Muldemar pour éprouver leur adresse.

Le comte Iram de Normork tira le premier et se comporta honorablement, après quoi Mandrykarn de Stee réussit un score comparable, que Navigorn de Hoikmar améliora nettement. Le suivant était le comte Kamba de Mazadone, un personnage jovial et carré, l’initiateur de Prestimion. Décochant ses traits l’un après l’autre en donnant à peine l’impression de regarder la cible, Kamba remplit rapidement de flèches le disque noir placé en son centre, se découvrit devant la Juge royale et quitta joyeusement le pas de tir.

Puis ce fut le tour de Prestimion. Il attendit que les cibles soient dégagées et encocha sa première flèche. Son style était très différent de celui de Kamba : il étudia longuement la cible, se balança sur les talons à plusieurs reprises avant de lever son arc, tendit la corde, visa et décocha sa flèche.

Assise près de son frère dans la loge presque vide du Coronal, lady Thismet, venue ce jour-là assister aux Jeux, ne put retenir un frisson d’admiration en suivant le vol impeccable de la flèche de Prestimion. L’homme ne suscitait aucune sympathie chez elle, mais son adresse était incontestable. Le tir à l’arc était un joli sport, un art nécessitant, une excellente coordination et une grande acuité visuelle, qu’elle préférait de loin à des démonstrations ineptes de force brutale telles que le lancer de marteau et assurément plus agréable à suivre que la lutte. Melithyrrh, sa dame d’honneur, qui avait assisté à l’ignoble combat entre Gialaurys et Farholt, avait essayé de lui en faire le récit, en insistant sur la férocité sanglante du corps à corps, mais Thismet ne l’avait pas laissée aller au-delà de la cinquième phrase.

Prestimion se tenait sur la ligne de tir, mince, la taille bien prise, si court de stature – Thismet était toujours surprise de constater à quel point il était petit, quelques centimètres seulement de plus qu’elle – mais avec une carrure qui trahissait sa force et une grâce naturelle dans chacun de ses mouvements. Elle l’observa plus attentivement, en prenant un plaisir imprévu à le voir choisir sa flèche, la mettre méthodiquement en place et l’envoyer infailliblement se ficher au cœur de la cible.

Brusquement, avec une stupéfiante et insupportable netteté, l’image d’une union charnelle avec Prestimion lui apparut avec l’éclat d’un brasier né d’une minuscule étincelle. Le corps à la peau claire enveloppait l’autre, plus sombre ; les deux bouches étaient pressées l’une contre l’autre ; ses ongles platine labouraient furieusement le dos de Prestimion dans les transports d’une violente extase. Elle chassa rageusement cette image, la remplaça par une autre du corps de Prestimion, retenu par un crochet, le long du mur du Château, suspendu au-dessus de l’abîme.

— Extraordinaire, fit Korsibar.

— De quoi parles-tu ? demanda Thismet, surprise.

— De la précision de ses flèches, bien sûr.

— Oui. Les autres étaient bons, mais Prestimion est un archer hors de pair. Il donne l’impression de pouvoir transpercer l’aile d’un oiseau d’une flèche et de fendre d’une autre la tige de la première pendant que l’oiseau est encore en vol.

— Je pense qu’il en serait capable, fit Korsibar. Je me demande même si je ne l’ai pas vu le faire.

— A-t-il toujours été aussi bon ?

— Dès le début. L’arc qu’il utilise est celui de Kamba. Il l’a offert à Prestimion quand il avait douze ans, en disant qu’il lui revenait de plein droit, car il était déjà le meilleur archer. Tu ne réussirais pas, en un million d’années, à tendre cet arc. J’aurais moi-même toutes les peines du monde à le faire. Et cette capacité à faire aller la flèche à l’endroit précis où il le souhaite…

— Oui, murmura Thismet.

Prestimion avait tiré la dernière des flèches qu’on lui avait attribuées ; comme toutes les autres, elle restait fichée au centre de la cible. Elles étaient si serrées qu’on se demandait comment il avait trouvé la place d’y planter la dernière.

— Je pense qu’il y a de la sorcellerie là-dessous, reprit Korsibar. On a dû lui jeter un charme quand il était enfant ; cela lui permet d’avoir cette précision magique avec ses flèches.

— J’ai appris de bonne source que Prestimion ne croit pas à la magie.

— En fait, j’ai entendu dire la même chose. Mais quelle autre explication peut-il y avoir à une telle adresse ? Ce ne peut être que de la sorcellerie. Je ne vois pas d’autre raison.

L’air satisfait, Prestimion quitta le pas de tir. Hent Mekkiturn lui succéda, un Skandar de la suite du Procurateur, qui tenait un arc de près de deux mètres de long comme s’il eût été un jouet d’enfant. Il l’avait déjà tendu avec ses bras supérieurs tout en plaçant la flèche avec son autre paire de bras ; le trait qu’il décocha se ficha dans la cible avec un son mat et faillit en arracher le disque noir du centre. Mais l’énorme Skandar n’était que puissance sans finesse ; il se montra incapable de rivaliser de précision avec Prestimion.

— Il faut que je t’informe, Thismet, d’une chose étrange dont m’a parlé le Procurateur, l’autre jour, pendant que nous suivions la lutte… Oh ! regarde ce bouffon !

Un chevalier portant la livrée du duc Oljebbin s’apprêtait à tirer. Il se considérait à l’évidence comme une manière de comédien : sa première flèche s’éleva dans les airs avant de redescendre en suivant une trajectoire incurvée pour se piquer dans la cible et la deuxième fut décochée le dos tourné à l’objectif. Pour la troisième, il écarta les jambes et tira entre ses cuisses. Les trois flèches atteignirent la cible, sans grande précision, mais il était déjà extraordinaire qu’elles l’eussent touchée.

— Lamentable, fit Thismet en tournant la tête. Il déshonore cet art. Quels étaient donc ces propos du Procurateur, dont tu voulais me parler ?

— Ah ! oui. Il m’a dit quelque chose de bizarre et d’ignoble.

— À son image. De quoi s’agit-il ?

— Tu as une langue de vipère, ma chère sœur, fit Korsibar avec un mince sourire.

— Pardonne-moi. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire, tu le sais, que des traits d’esprit.

Allongé sur le ventre, le clown s’apprêtait à tirer. Korsibar secoua la tête avec agacement. Il se retourna vers Thismet, se pencha tout près d’elle.

— Il m’a dit, fit-il à voix basse, avoir entendu des rumeurs selon lesquelles Prestimion aurait l’intention de se débarrasser de moi dès qu’il sera devenu Coronal. En présentant cela comme un accident, bien entendu. Mais de m’éliminer, d’une manière ou d’une autre, car, vivant, je serais une menace pour lui.

Thismet retint son souffle.

— Des rumeurs, dis-tu ? D’où viennent-elles ?

— Il n’a rien dit. Cette idée n’existe très probablement que dans son imagination fiévreuse. Ce serait tout à fait son genre d’imaginer de telles atrocités barbares. J’ai dit que c’était une idée stupide, ridicule et méprisable et je lui ai demandé de ne plus jamais m’en reparler. Thismet considéra son frère avec gravité.

— Si j’étais à ta place, Korsibar, déclara-t-elle au bout d’un moment, je prendrais cette affaire un peu moins à la légère. Qu’il ait vraiment entendu des rumeurs ou que l’idée ait germé dans son propre cerveau, ce que t’a dit le Procurateur n’est pas dépourvu de bon sens.

— Quoi ? fit Korsibar, stupéfait. Toi aussi ?

— Absolument. Cela ne manque ni de logique ni de fondement.

— J’ai de la peine à le croire.

— Tu ne peux pas ignorer que nombreux sont ceux qui te préféreraient à Prestimion comme Coronal.

— Oui, je sais. Le comte Farquanor s’en est ouvert à moi il n’y a guère, le jour où tout le monde était réuni dans la Salle des Banquets, juste avant l’ouverture des Jeux. En fait, il a proposé de fomenter un complot en ma faveur.

— Ma nouvelle chambrière, la jeune Aliseeva, fit Thismet avec un petit rire, serait de ce complot, si jamais il était formé. Et bien d’autres avec elle. Elle m’a confié, pas plus tard qu’hier, qu’elle trouvait regrettable que tu ne sois pas le Coronal, car tu avais infiniment plus de prestance et de charme que Prestimion. Et qu’elle souhaitait que Prestimion, d’une manière ou d’une autre, soit écarté à ton profit.

— Elle a dit cela ?

— Et elle n’est pas la seule.

— Me croient-elles toutes totalement dépourvu d’honneur et de décence ? lança Korsibar avec véhémence. Aliseeva ? poursuivit-il d’un ton totalement différent. La rousse à la peau très pâle ?

— Je vois que tu l’as déjà remarquée. Cela ne devrait pas m’étonner, j’imagine… Qu’as-tu répondu au comte Farquanor dans la Salle des Banquets ?

— Que lui ai-je dit, à ton avis ? Il prônait la trahison !

— Vaut-il mieux rester comme un imbécile et se faire assassiner afin que Prestimion puisse devenir Coronal ?

— Tu sembles vraiment croire, reprit Korsibar en lui lançant un regard scrutateur, qu’il convient de prendre au sérieux cette idée absurde de Dantirya Sambail.

— Il est parent de Prestimion, ne l’oublie pas.

Peut-être est-il dans le secret. En effet, je pense qu’il pourrait fort bien être dans l’intérêt de Prestimion de te faire disparaître dès qu’il aura pris possession du trône. Ou même avant.

— Prestimion est un homme décent, un homme d’honneur !

— Il est capable, j’imagine, de simuler la décence et l’honneur de la même manière que tout le reste.

— Tu es très dure avec lui.

— Peut-être.

Korsibar leva les mains et tourna la tête.

Le bouffon avait quitté le pas de tir pour laisser la place à l’un des fils du prince Serithorn, un grand échalas qui tirait avec une efficacité et une adresse proches de celles de Prestimion. Mais le jeune homme n’atteignait pas, lui non plus, à sa suprême précision et la dernière flèche s’égara excessivement, frôla le bord de la cible et ricocha sur le sol, ce qui lui ôtait toute chance de victoire. Il se retira, les joues brillantes de larmes. Le neuvième archer fit son entrée, puis vinrent le dixième, le onzième et encore un autre concurrent. Korsibar et Thismet les regardèrent tirer sans échanger un mot ni même un regard.

Quand le dernier archer prit place sur le pas de tir, Korsibar se tourna brusquement vers sa sœur.

— Imaginons, mais ce n’est qu’une hypothèse, qu’il soit dans les intentions de Prestimion de se débarrasser de moi. Que me conseillerais-tu de faire ?

— Prends les devants et débarrasse-toi de lui, répondit aussitôt Thismet.

— J’ai du mal à croire que de telles paroles sont sorties de la bouche de ma sœur, fit Korsibar, frappé de stupeur. Tuer Prestimion, dis-tu ?

— Qui a parlé de tuer ? J’ai dit se débarrasser de lui.

— Comment ferais-je ?

— En te proclamant Coronal avant qu’il ne ceigne la couronne. Il ne pourra plus rien faire contre toi. L’armée et le peuple te soutiendront.

— En me proclamant Coronal, répéta pensivement Korsibar.

— Oui ! Oui ! Écoute tes amis, Korsibar ! Ils pensent tous comme moi.

Les mots, si longtemps refoulés, jaillissaient maintenant sans retenue.

— Tu es fait pour être Coronal, poursuivit Thismet. C’est ton destin ; nous ferons en sorte que tu l’accomplisses. Tu es un prince pétri de qualités, comme il y en a rarement eu dans l’histoire de notre planète. Tout le monde le sait : tout le monde le dit, de tous côtés. Et tout le monde te soutiendra, dès que le signal sera donné. Nous frapperons fort, en une seule journée. Farquanor rassemblera tes partisans dans la noblesse du royaume. Farholt et Navigorn rallieront les troupes autour de toi. Sanibak-Thastimoon est prêt à soumettre toute opposition par de puissants sortilèges. Dès l’instant où Prankipin meurt, tu passes à l’action. Tu te proclames Coronal ; tu te présentes devant le peuple comme son nouveau roi et tu te fais acclamer ; puis tu mets notre père devant le fait accompli, en lui montrant que tu n’avais pas d’autre solution pour éviter de te faire assassiner.

— Tais-toi, Thismet ! Ce sont des propos indignes !

— Non ! Non ! Écoute-moi ! Tous les présages parlent en ta faveur ! Sanibak-Thastimoon ne t’a donc pas dit ce qu’il…

— Si. Tais-toi. Pas un mot de plus, je t’en prie.

— Tu seras lord Korsibar !

— Suffit, Thismet !

Korsibar serra violemment les deux poings sur son ventre. Les muscles de sa mâchoire étaient si contractés qu’ils paraissaient le faire souffrir.

— Je ne veux plus rien entendre d’autre ! Plus un mot !

Il se retourna de nouveau, son dos et ses épaules formant un mur devant Thismet.

Mais il fléchissait, elle le savait. Elle avait perçu dans ses yeux, comme le comte Farquanor précédemment, l’éclat fugitif de la tentation, au moment où elle lui avait donné le titre de lord Korsibar. Était-il près de céder ? Un dernier effort suffirait-il ?

Peut-être. Mais pas tout de suite. Elle connaissait la versatilité du caractère de son frère ; elle savait quand le moment était propice pour l’inciter à passer à l’action et quand il allait se retrancher dans un immobilisme total. Dans l’immédiat, elle était allée aussi loin qu’elle osait le faire.

— Regarde, fit-elle, Prestimion revient. Je me demande pourquoi. Pour recevoir son prix, j’imagine.

— Les prix seront remis lors de la cérémonie de clôture.

— Alors, pourquoi est-il revenu ? Et on dirait qu’il s’apprête à tirer de nouveau.

Elle avait raison. Prestimion avait son arc à la main et un carquois rempli sur l’épaule. Un des juges se leva pour faire une annonce : le vainqueur de la compétition de tir à l’arc, déclara-t-il, était le prince Prestimion de Muldemar qui, à la demande générale, allait maintenant faire une nouvelle démonstration de son talent.

— C’est très inhabituel, observa doucement Korsibar.

— Purement politique, à l’évidence, fit Thismet. Tu vois bien qu’ils cherchent à le mettre en valeur. À donner au bon peuple une nouvelle occasion d’admirer son merveilleux futur Coronal. C’est pour la galerie, Korsibar !

Pour toute réponse, Korsibar émit un grognement d’approbation.

Un cri d’enthousiasme s’éleva simultanément de différents points des tribunes : « Prestimion ! Prestimion ! » Il sourit, salua les loges de la noblesse, leva une main, doigts écartés, et l’agita en direction de la foule. Un éclat radieux de majesté émanait de lui. Il banda son arc et entama une éblouissante démonstration, décochant des volées de flèches sans se concentrer comme auparavant, mais tirant rapidement, de différentes distances et sous différents angles, et mettant infailliblement dans le mille.

Prestimion ! Prestimion ! scandait inlassablement la foule.

— Il a leur affection, fit amèrement Thismet.

Korsibar émit derechef un petit grognement d’approbation, comme s’il ne pouvait se résoudre à parler distinctement. La tête basse, il suivait avec raideur tous les gestes de Prestimion.

Il donnait en vérité une magnifique exhibition ; la démonstration d’adresse était spectaculaire et les spectateurs réagissaient en conséquence. Thismet elle-même ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine admiration.

Mais la haine couvait en elle devant le petit prince qui faisait des prodiges avec son arc. Devant son assurance sans bornes – sa suprême suffisance –, mais surtout parce qu’il se produisait en public dans ces circonstances, à l’occasion de ce qui devait être une épreuve sportive et non une démonstration théâtrale de ses qualités. Comme elle le détestait pour tout cela ! Elle souhaitait profondément qu’une de ses flèches fasse demi-tour, revienne vers lui et lui transperce la gorge !

Elle lança un regard en coin à son frère et vit sur son visage une expression qu’elle crut être de rage froide, du moins de profond déplaisir devant l’arrogance dont faisait preuve Prestimion en se permettant de se montrer ainsi à son avantage.

— Cela te choque, n’est-ce pas ? demanda Thismet.

— Il se comporte comme s’il était déjà Coronal !

— Il aurait tort de s’en priver. Il le sera très bientôt.

— Oui, fit Korsibar d’un ton lugubre. Dans quatre jours, la couronne sera sienne.

— Tu dis cela comme si c’était une certitude.

— Notre père en est sûr. Il a calculé le temps qui reste à Prankipin ; dans quatre jours, le Pontife ne sera plus. Il est formel. Les mages de son entourage ont confirmé ses calculs.

— Plus que quatre jours, donc, fit Thismet. Et combien de temps te restera-t-il à vivre après cela ?

Elle lui lança un regard méfiant, redoutant d’avoir remis beaucoup trop tôt sur le tapis la prédiction de Dantirya Sambail. Mais ses craintes étaient vaines ; Korsibar se contenta de hausser les épaules.

— Il y a trop d’orgueil en lui, grommela-t-il. Il ne mérite pas d’être Coronal.

— Qui d’autre que toi pourrait l’en empêcher ?

— Si je le faisais, répondit Korsibar en regardant sa sœur avec un drôle de sourire, cela ébranlerait le monde. Ce sont les propres paroles de Sanibak-Thastimoon, ajouta-t-il d’une voix bizarre, comme si elles venaient de lui remonter à la mémoire. « Vous ébranlerez le monde. »

— Alors, ébranle-le, fit Thismet.

Korsibar se retourna vers Prestimion, qui venait de lancer deux flèches à la suite vers la cible. Il garda le silence.

— Alors, ébranle-le ! répéta Thismet d’une voix forte. Ébranle-le ou meurs, Korsibar ! Viens ! Allons voir Sanibak-Thastimoon. Il faut dresser des plans, il faut jeter des charmes.

— Thismet…

— Viens ! lança-t-elle. Tout de suite ! Il n’y a pas de temps à perdre !

Le lendemain, il n’y eut pas de surprise dans les assauts d’escrime. Septach Melayn écrasa tous ses rivaux grâce à son inégalable maniement de la rapière, prenant le meilleur en finale sur le comte Farquanor par une série de touches fulgurantes qui firent se dresser d’enthousiasme tous les spectateurs. Le comte au poignet agile était une fine lame, mais Septach Melayn, qui semblait être partout à la fois, virevoltait autour de Farquanor et transperçait sa garde avec le plus grand dédain, en donnant une impression d’insolente facilité.

Korsibar, de son côté, remporta un triomphe attendu dans l’épreuve du sabre, écartant avec aisance les lourdes armes de ses adversaires. Dans l’épreuve réservée aux Skandars – qui étaient trop grands et avaient trop de bras pour affronter les humains à armes égales –, Habinot Tuvone, le fameux maître d’armes de Piliplok, remporta le trophée de la compétition à deux sabres, comme il était plus ou moins prévu. Et les autres épreuves à l’avenant.

Le tournoi devait avoir lieu le lendemain ; l’atmosphère se faisait de plus en plus tendue et fébrile chez les nobles visiteurs à mesure que l’heure approchait. Nul ne voulait voir se reproduire le spectacle sanglant de l’épreuve de lutte entre Gialaurys et Farholt ; et il eût été trop facile, pour des hommes en armes chevauchant une rapide monture de bataille, de faire couler le sang sous le couvert d’une ardeur excessive dans la pratique de la chevalerie.

Une liste des concurrents avait été soigneusement établie, de telle manière que chaque camp fût composé, à parts égales, de chevaliers connus pour être loyaux à Prestimion et d’autres appartenant ouvertement à l’entourage de Korsibar. Mais il serait impossible d’empêcher des chevaliers d’attaquer individuellement des adversaires de l’autre camp avec la férocité meurtrière dont Farholt et Gialaurys avaient fait montre.

Il était prévu que les quatre-vingt-dix chevaliers se rassemblent dans la Cour des Trônes, armés de pied en cap, avant d’être transportés en groupe jusqu’à l’Arène. Septach Melayn fut le premier à entrer dans la vaste salle aux allures de donjon, dont les murs de pierre noire s’élevaient en voûtes ogivales, précédant de peu le comte Iram, puis Farholt et Farquanor, Navigorn, Mandrykarn et Kanteverel de Bailemoona. Ils échangèrent force plaisanteries, mais d’une manière grinçante, contrainte, manquant de naturel. Septach Melayn avait l’impression qu’une armée de partisans de Korsibar était déjà rassemblée, même si le prince en personne n’était pas encore présent, ni le Coronal, son père.

Les concurrents continuèrent d’arriver par petits groupes : Venta d’Haplior et Sibellor de Banglecode, puis le Procurateur Dantirya Sambail, escorté de trois ou quatre de ses hommes et le comte Kamba de Mazadone ; encore des partisans de Korsibar, pour la plupart. Septach Melayn parcourut la salle du regard, à la recherche de Prestimion et de Gialaurys, mais ils n’étaient pas encore là, pas plus que Svor, dont la venue était peu probable : Svor n’était pas un chevalier.

Dantirya Sambail, revêtu d’une armure dorée à l’éclat voyant, incrustée de pierres rouges et bleues et portant des motifs horrifiques de monstres et de dragons, et un lourd casque de cuivre au cimier orné de hautes plumes vertes s’adressa à Septach Melayn.

— Votre prince aurait-il oublié de se réveiller, mon ami ?

— Ce n’est pas dans ses habitudes, riposta Septach Melayn avec un regard appuyé sur les ornements surmontant son casque. Peut-être a-t-il égaré ses plumes et les cherche-t-il désespérément ; car cette année, à ce que je vois, les plumes sont du dernier cri. Mais je pense qu’il arrivera à temps pour le tournoi. La ponctualité ne lui fait jamais défaut. À propos, je ne vois nulle part notre grand prince Korsibar, pas plus que le Coronal son père.

— Le sorcier Su-Suheris de Korsibar est pourtant là, reprit le Procurateur en montrant d’un mouvement de tête qui fit ondoyer ses plumes Sanibak-Thastimoon dont la double tête dépassait un groupe constitué de Farholt, Farquanor et Navigorn. Je me demande s’il prendra part au tournoi. Il ne semble pas porter une armure. Mais un sorcier n’en a peut-être pas besoin.

— Il n’a rien à faire ici, déclara Septach Melayn en se renfrognant. Je me demande pourquoi il…

— Voilà justement le Coronal, coupa Dantirya Sambail, au milieu des vivats qui emplissaient la salle : « Confalume ! Confalume ! lord Confalume ! »

En robe d’apparat vert et or bordée d’hermine, le Coronal fit son entrée en répondant aux acclamations avec de petits gestes. Il était accompagné de quelques ministres, un Vroon, un Hjort et une poignée d’autres. Hjathnis, le Hjort, qui même pour quelqu’un de sa race, faisait montre d’un empressement excessif, trottinait auprès du Coronal en portant la couronne à la constellation sur un coussin de velours bordeaux.

— Comme il paraît las, observa Iram. L’attente du changement de gouvernement l’a grandement fatigué.

— Il aura bientôt le temps de se reposer, fit Septach Melayn, dès que Prankipin ne sera plus. L’existence d’un Pontife est bien plus paisible que celle d’un Coronal.

— Mais cela arrivera-t-il ? demanda Kamba. Le Pontife Prankipin semble avoir l’intention de rester en vie jusqu’à la fin des temps.

— Il existe des remèdes pour ce genre d’intention, mon cher comte, ricana Dantirya Sambail avec un sourire malveillant.

Septach Melayn, qui s’apprêtait à répliquer à la grossièreté du Procurateur, porta soudain la main à sa tête et ferma fugitivement les yeux, en proie à un mystérieux vertige, il avait les paupières lourdes et l’esprit embrumé. Au bout d’un moment, le malaise passa.

— Vraiment très curieux, se dit-il en secouant la tête pour s’éclaircir les idées.

— Place au prince Korsibar ! lança une voix forte. Écartez-vous ! Place !

Korsibar apparut à cet instant à l’entrée de la salle, la face rouge d’excitation.

— J’ai des nouvelles ! s’écria-t-il aussitôt. J’apporte des nouvelles ! Le Pontife Prankipin est mort !

— Vous voyez ? reprit Dantirya Sambail avec un sourire sardonique. On peut toujours trouver une solution, même à l’immortalité !

— Regardez, fit Iram à Septach Melayn, avec un petit signe de tête en direction de lord Confalume. Même le Coronal ne semble pas être au courant. Et où est Prestimion ? Il devrait être là pour recevoir la couronne.

De fait, lord Confalume semblait pris de court par la nouvelle dont Korsibar était porteur. Sa physionomie exprimait la stupéfaction et la consternation. Il leva la main vers la rohilla qu’il portait en sautoir, la petite amulette de fils d’or enroulés autour d’un morceau de jade, qui ne le quittait jamais et frotta la pierre avec vigueur, par à-coups anxieux.

— Oui, fit Septach Melayn, c’est le moment d’arriver pour Prestimion. Dommage qu’il ait jugé bon d’être en retard. Mais je suppose qu’il…

Il s’interrompit, perplexe, et tangua un peu, pris de nouveau d’un violent vertige.

— Que se passe-t-il ? Ma tête, Iram… J’ai la tête qui tourne terriblement…

— Moi aussi…

Tout semblait danser autour de lui. La salle tout entière paraissait enveloppée dans un nuage sombre. Les seigneurs assemblés se déplaçaient en titubant, avec des gestes de somnambules, un brouillard devant les yeux, l’esprit en pleine confusion, perdus dans cette étrange brume d’incompréhension. Ceux qui parlaient ne pouvaient émettre que des marmonnements indistincts.

Puis, aussi brusquement qu’elle était venue, la brume se dissipa. Septach Melayn cligna des yeux avec incrédulité devant la scène qui s’offrait à sa vue.

Korsibar avait reculé au fond de la salle pour prendre position sur les marches du siège élevé placé à côté du trône du Pontife, celui que le Coronal occupait quand il participait aux cérémonies ayant lieu dans cette salle. Il s’était emparé de la couronne à la constellation portée par Hjathnis le Hjort et tenait délicatement, du bout des doigts, le fin diadème étincelant, insigne du pouvoir royal. Il était flanqué, comme d’une garde d’honneur, de Farholt, Farquanor, Navigorn de Hoikmar et Mandrykarn, tourné vers leurs pairs dans une attitude de défi. Les deux têtes de Sanibak-Thastimoon se dressaient juste derrière le comte Farquanor, tout près du prince.

Lord Confalume avait l’air abasourdi par ce qui venait de se passer. Il avait le visage livide ; ses yeux paraissaient presque vitreux. Il avait fait quelques pas hésitants en direction de son fils, la bouche béante, les mains tendues en un geste de désarroi incrédule. Son regard se porta successivement sur Korsibar, puis sur le coussin nu où avait reposé la couronne, avant de revenir se fixer sur son fils. Pendant un long moment, aucun son autre qu’une sorte de croassement ne put franchir ses lèvres.

Puis il tendit une main tremblante en direction de Korsibar et s’adressa à lui d’une voix rauque et grinçante.

— Qu’as-tu fait ?

— Le Pontife est mort, père. Vous êtes le nouveau Pontife et je suis votre Coronal.

— Tu es… qui ? lança Confalume en étouffant un petit cri repris par quantité d’autres dans l’assemblée.

On eût dit un homme sonné par un coup bien appliqué. Il demeurait médusé devant son fils, les bras ballants, la tête et les épaules affaissées. Qu’étaient devenus la force et le pouvoir du puissant lord Confalume ? Disparus, évanouis en un instant d’hébétude ; c’est du moins ce qu’il semblait.

Korsibar tendit les bras vers son père en un ample mouvement.

— Gloire à Sa Majesté Confalume le Pontife ! s’écria-t-il d’une voix assez forte pour être entendue jusqu’au Mont du Château. Vive le Pontife Confalume !

— Vive Sa Majesté le Pontife Confalume !

Le cri fut repris en un chœur discordant par les membres de l’assemblée, ou plutôt la plupart d’entre eux, car l’impact de la nouvelle les touchait à une vitesse très variable.

— Et vive le Coronal lord Korsibar, rugit Farholt d’une voix à faire trembler les murs. Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar !

Il y eut un moment de silence stupéfait.

Puis les vivats s’élevèrent de toutes les poitrines, sauf celles des quelques seigneurs pour qui il était à l’évidence trop difficile d’exprimer ce que Farholt souhaitait les entendre proclamer.

— Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar !

D’un geste empreint de solennité, Korsibar leva la couronne à la constellation au-dessus de sa tête, la fit tourner devant lui pour la montrer à l’assistance et s’en ceignit sereinement le front. Après quoi, il s’installa sur le siège du Coronal et fit tranquillement signe à son père de prendre place à ses côtés, sur le trône du Pontife.

— Je n’en crois pas mes yeux, fit Septach Melayn.

— Il faudra s’y faire, je le crains, répondit le comte Iram. Regardez là-bas.

Un essaim d’hommes de la garde du Coronal se frayait un chemin dans l’assistance. À l’évidence, ils avaient pris position devant la porte en mettant à profit le moment où l’esprit de ceux qui se trouvaient dans la salle était troublé par le brouillard noir. Tous étaient armés. Certains se déployèrent de chaque côté de Korsibar, avec l’intention manifeste de le défendre si d’aventure quelqu’un s’opposait à ce coup d’État ; les autres formèrent deux cordons le long des murs. Obéissant à un signe de Korsibar, deux gardes prirent doucement par les coudes le Coronal pétrifié et le poussèrent vers le trône pontifical.

— Venez, père, fit Korsibar avec une grande tendresse. Asseyez-vous près de moi et nous allons parler ; puis nous accomplirons les rites consacrés pour mettre en terre le vieux Prankipin. Après quoi, vous établirez votre résidence ici et je regagnerai le Mont du Château pour assumer mes nouvelles fonctions.

Les gardes qui guidaient Confalume l’aidèrent à monter les trois marches menant au trône sur lequel ils le firent doucement asseoir. Il n’opposa aucune résistance. Il paraissait ne plus avoir de volonté propre, comme soumis par quelque sortilège, et donnait l’impression d’avoir vieilli de vingt ans en dix minutes.

Des bruits de lutte se firent entendre dans le couloir.

— Dégagez le passage ! lança une voix forte, vibrante de colère. Laissez-moi entrer ! Laissez-moi entrer !

— Prestimion, enfin, murmura Septach Melayn.

Une autre voix, encore plus sonore et plus furieuse, menaça ensuite les gardes défendant l’entrée de la salle de tout casser s’ils ne s’écartaient pas. C’était celle de Gialaurys.

Septach Melayn se fraya aussitôt un chemin vers la porte, se glissant prestement entre des gardes qui paraissaient ne pas vouloir lui bloquer le passage ou étaient incapables de le faire.

— Que se passe-t-il ici ? lança Prestimion, en sueur et ébouriffé, en voyant Septach Melayn s’approcher. J’étais en route vers cette salle quand j’ai à moitié perdu connaissance – Gialaurys aussi ; nous avions le cerveau brouillé par des vapeurs – et, quand nous sommes revenus à nous, le couloir était plein d’hommes de la garde du Coronal, qui m’ont empêché d’avancer et qu’il a fallu menacer de toutes sortes de châtiments…

— Regarde, tu verras des choses étonnantes, coupa Septach Melayn en le prenant par le bras pour le faire pivoter en direction de Korsibar, le front ceint de la couronne, assis sur le trône du Coronal et de Confalume, hébété, frappé de stupeur sur le trône voisin.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Prestimion, incrédule.

— Le Divin a fait connaître sa volonté, Prestimion, répondit Korsibar en se levant du siège royal. Prankipin est mort, mon père Confalume est le nouveau Pontife et moi…

Il leva la main, effleura la couronne à la constellation.

— Moi, je…

— Non ! rugit Gialaurys. C’est du vol ! du vol ! Il n’en est pas question !

Les bras levés, les doigts tendus, comme s’il avait voulu étrangler Korsibar de ses propres mains, il commença de s’avancer vers le trône, tête baissée comme un taureau de combat, mais fut arrêté par les hallebardes de la première ligne des gardes de Korsibar.

— En arrière, Gialaurys, fit Prestimion d’une voix basse et grave. Reviens ! ajouta-t-il, plus durement. Écarte-toi du trône !

À contrecœur, Gialaurys céda. Prestimion se tourna vers Korsibar.

— Ainsi, reprit-il, en se contraignant à rester calme, vous prétendez être le Coronal.

— Je suis le Coronal.

— Et Votre Majesté trouve cela acceptable ? poursuivit Prestimion en s’adressant à Confalume du même ton posé.

Les lèvres de Confalume remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il tendit les mains, la paume tournée vers le plafond, en un geste pathétique d’impuissance et d’incompréhension.

— Qu’est-ce à dire, Korsibar ? lança Prestimion avec violence, incapable de contenir plus longtemps sa fureur. Lui avez-vous jeté un sort ? Vous avez fait de lui un pantin !

Farholt s’avança en souriant avec impudence.

— Dorénavant, prince, vous lui donnerez le titre de lord Korsibar.

Prestimion eut l’air abasourdi. Puis il ébaucha un sourire, mais un sourire très ténu.

— Lord Korsibar, soit, fit-il d’une voix redevenue calme, mais où perçait une pointe de moquerie à peine masquée. Était-ce convenablement dit, lord Korsibar ?

— Je vais le tuer ! hurla Gialaurys. Je vais l’écharper !

— Tu ne feras rien du tout, dit Prestimion devant le mur de hallebardes hérissées.

Il saisit fermement le large poignet de Gialaurys pour l’obliger à rester à sa place. Septach Melayn se glissa vivement de l’autre côté de Gialaurys et se colla contre lui pour l’empêcher de bouger.

Gialaurys trembla comme un colosse enchaîné, mais il resta où il était.

— Svor a vu en rêve une scène ressemblant beaucoup à celle-ci, glissa Prestimion à Septach Melayn. Je me suis moqué de lui, mais la réalité rejoint le rêve.

— Ce n’est pas un rêve, je le crains, répondit Septach Melayn. Ou si c’en est un, nous n’allons pas nous réveiller de si tôt.

— En effet. Et nous ne semblons pas avoir d’amis dans cette salle, aujourd’hui. Le mieux serait de ne pas y rester.

Prestimion se retourna vers Korsibar. Tout tournait follement autour de lui, mais il se força à se camper solidement sur ses deux pieds.

— En ce temps de profond chagrin et de deuil, déclara-t-il en entrouvrant à peine les lèvres et en jugulant ses émotions, je préférerais réfléchir dans la solitude à des événements d’une telle portée. Je vous demande la permission de me retirer… monseigneur.

— Accordée.

— Viens, fit sèchement Prestimion à Gialaurys. Sortons sans perdre un instant. Toi aussi, Septach Melayn. Venez, venez… Pendant que c’est encore possible, ajouta-t-il à mi-voix.

Les doigts de Prestimion se tendirent vers Korsibar pour faire le symbole de la constellation, formé si rapidement qu’on eût dit une parodie de l’hommage. Puis il se retourna et quitta rapidement la salle avec ses deux compagnons.

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