LE LIVRE DE LORD KORSIBAR

1

— Avez-vous vu son visage ? s’écria Thismet, à l’heure enivrante du triomphe. Un masque de pierre. Pas la moindre émotion, et ce teint terreux !

Elle redressa les épaules et avança le menton en une cruelle imitation de la sortie impassible de Prestimion de la Cour des Trônes, prenant une voix bourrue pour contrefaire le ténor du prince : « Venez, Septach Melayn, Gialaurys. Sortons, pendant que c’est encore possible. »

Des rires secouèrent l’assistance. Puis Farholt s’avança. Non sans raideur, car il était encore tout meurtri et contusionné de son terrible affrontement avec Gialaurys, il commença à se dandiner pesamment devant eux, les bras ballants, dans la posture balourde d’un grand singe des Monts du Gonghar, en se frappant la poitrine et en poussant des grognements qui reproduisaient assez fidèlement la voix caverneuse et menaçante de Gialaurys. « Je vais le tuer ! Je vais l’écharper ! »

Un ou deux autres entreprirent à leur tour d’imiter la démarche affectée de Septach Melayn, en outrant comiquement sa souplesse féline et la préciosité de ses gestes.

— Suffit ! ordonna Korsibar, qui riait pourtant d’aussi bon cœur que les autres. Il est de mauvais goût de se gausser de rivaux vaincus.

— Très juste, monseigneur, fit onctueusement le comte Farquanor.

Les autres firent chorus. « De sages paroles, monseigneur. C’est juste, monseigneur. Très juste, monseigneur. » Les appartements temporaires du nouveau Coronal avaient été établis au niveau impérial du Labyrinthe, dans la vaste suite où l’ancien prince Korsibar résidait depuis son arrivée. Dès l’après-midi de son appropriation de la couronne, lord Korsibar y siégea sur un trône improvisé tandis que les membres de son entourage immédiat se pressaient autour de lui pour lui rendre hommage.

L’un après l’autre, ils s’étaient avancés vers lui avant de s’agenouiller pour former le symbole de la constellation ; lady Thismet était passée la première, suivie des frères Farquanor et Farholt, puis de Navigorn, Mandiykarn, Venta et des autres. Sanibak-Thastimoon les avait imités, car lord Korsibar était aussi devenu le Coronal du peuple Su-Suheris de Majipoor, ainsi que de tous les Ghayrogs, les Lii, les Hjorts, les Vroons et les Skandars, et même les Métamorphes des lointaines forêts de Piurifayne, qui avaient la propriété de changer de forme.

« Monseigneur », répétèrent-ils à l’envi, semblant savourer le son de ce titre dont ils émaillaient chaque phrase, tous les trois mots. « Monseigneur, monseigneur, monseigneur, monseigneur. » Et le nouveau Coronal écoutait en souriant gracieusement et en inclinant la tête pour répondre à cette marque de déférence, comme il avait vu son père le faire depuis son enfance. Korsibar était peut-être mieux préparé à devenir Coronal que tous ceux qui l’avaient précédé sur le trône, du moins pour ce qui avait trait au cérémonial de cour ; toute sa vie durant, depuis le premier âge, il avait eu le loisir d’étudier le maintien d’un Coronal.

Le comte Farquanor, les yeux brillants du plaisir de la victoire, s’avança vers lui.

— La nouvelle s’est répandue de toutes parts, monseigneur, de ce qui s’est passé ce matin. Tout le monde en sera bientôt informé, dans chaque cité, sur chaque continent.

Il resta les genoux à demi pliés, comme s’il attendait qu’on lui lance une pièce de monnaie. Korsibar savait ce qu’il y avait dans l’esprit de Farquanor : il aspirait à être nommé Haut Conseiller, la plus haute fonction au Château, après celle de Coronal. Korsibar le ferait très probablement, quand viendrait l’heure des nominations, mais elle n’était pas encore venue, il s’en fallait. On ne pouvait écarter si précipitamment les proches conseillers de l’ancien Coronal, surtout quand on avait pris le trône d’une manière aussi irrégulière. Et son règne n’en était qu’au tout début.

La nouvelle du changement de gouvernement commençait seulement à se répandre, s’élançant des insondables profondeurs du Labyrinthe comme une coulée de lave en fusion jaillissant du cône noirci d’un volcan. Bien entendu, elle avait déjà atteint le Château, où la myriade de fonctionnaires de l’administration du Coronal devaient, à n’en pas douter, échanger des regards de stupéfaction et se demander à qui mieux mieux, l’air abasourdi : « Korsibar ? Comment est-ce possible ? » De proche en proche, elle avait gagné les cinquante splendides cités qui s’étendaient sur les pentes du Mont. De High Morpin, la cité des glisse-glaces et des plaisirs, à Normork au gigantesque mur de pierre, de Tolingar où se trouvait le jardin des merveilles de lord Havilbove à Kazkaz, Sipermit et Frangior, de Halanx à Muldemar, la cité natale de Prestimion et celles des alentours.

Et la stupéfiante nouvelle continuerait de se propager sur tout le continent d’Alhanroel, dans la fourmillante vallée du Glayge, à travers les innombrables villages sur pilotis disséminés le long de l’immensité argentée du lac Roghoiz, jusqu’à Bailemoona, Alaisor, Stoien, Sintalmond et aux villes arachnéennes accrochées aux aiguilles baroques de la région de Ketheron, à celles des collines dorées d’Arwanda et de l’autre côté de la mer, jusqu’aux gigantesques agglomérations de Zimroel, le lointain continent occidental, des cités relevant du mythe et de la légende bien plus que des lieux réels pour ceux qui résidaient au Château – Ni-moya, Til-omon, Pidruid, Piliplok, Narabal, Khyntor, Sagamalinor, Dulorn. Et jusqu’à Suvrael, le continent aride, brûlé par le soleil, jusqu’à l’île de la Dame. Partout. Sur toute la planète.

— Si je puis demander à Votre Majesté… fit Mandrykarn en s’avançant vers Korsibar.

— Pas « Votre Majesté, » coupa Farquanor, « monseigneur ». On dit « Votre Majesté » en parlant au Pontife.

— Mille pardons ! fit Mandrykarn avec une solennité exagérée en se raidissant, l’air mécontent.

Mandrykarn était un homme robuste, de forte carrure, presque aussi solidement charpenté que Korsibar ; il considéra de haut ce gringalet de Farquanor sans cacher son agacement.

— Monseigneur, reprit-il à l’adresse de Korsibar, s’il m’était possible de poser une question…

— Bien sûr, Mandrykarn.

— Que faut-il faire pour les Jeux ?

— Eh bien, ils reprendront là où nous les avons laissés, naturellement. Mais il convient d’abord de célébrer les funérailles de Prankipin, avec toute la pompe et tout l’éclat que nous pourrons déployer en ce lieu sinistre, avant de procéder, j’imagine, à une cérémonie d’intronisation pour mon père et pour moi. Puis…

— Puis-je me permettre, monseigneur, coupa Mandrykarn.

Farquanor et Korsibar échangèrent un regard étonné, car Mandrykarn avait interrompu le Coronal au beau milieu d’une phrase, ce qui ne se faisait pas. Mais Korsibar lui sourit aussitôt pour montrer qu’il ne s’en était pas formalisé. Aucun d’eux n’était encore au fait des usages ; il était trop tôt pour se montrer pointilleux sur l’étiquette.

Korsibar fit signe à Mandrykarn de poursuivre.

— Il m’est venu à l’esprit, monseigneur, que le parti le plus sage consisterait à renoncer à terminer les Jeux et à reprendre aussi vite que possible la route du Mont du Château. Nous pourrons y organiser d’autres jeux par la suite. Nous ne pouvons savoir aujourd’hui quelle sera la réaction de Prestimion, monseigneur. Imaginons qu’il regagne le Château avant nous et conteste votre accession au trône…

— Croyez-vous que Prestimion soit homme à agir ainsi ? demanda Korsibar. Pas moi. Il a le respect de la loi. Selon la loi, je suis maintenant le Coronal.

— C’est une supposition, monseigneur, insista Mandrykarn, avec tout le respect dû à votre jugement. S’il décide de le faire au motif que le fils d’un Coronal ne peut succéder à son père…

— Ce n’est pas une question de loi, fit sèchement Farquanor. Seulement de précédent.

— Qui, depuis sept mille ans, a force de loi, répliqua Mandrykarn.

— Je me range à la position de Farquanor et du Coronal dans cette affaire, glissa Navigorn de Hoikmar. Le précédent consiste ici pour le Coronal sortant à nommer son successeur et à confirmer son choix. Prestimion pourra invoquer l’absence de l’élément du choix de la part de lord Confalume, mais il y a eu confirmation : Confalume n’a-t-il pas pris place de son plein gré sur le trône pontifical, aux côtés de Korsibar couronné ?

— De son plein gré ? demanda Farquanor.

— Disons plus ou moins volontairement. Ce qui constitue une reconnaissance implicite de lord Korsibar, par le fait même de ne pas s’être opposé à son accession au trône.

Les paroles de Navigorn suscitèrent des murmures dans la salle, par le simple fait qu’il les eût prononcées plus que par leur contenu. Le brun et vigoureux Navigorn était un homme d’une énergie inépuisable et d’une merveilleuse adresse à la chasse, mais il n’avait jamais fait montre jusqu’alors de dons pour l’abstraction. Pas plus, d’ailleurs, que Mandrykarn. Korsibar se retint de sourire de cette passe d’armes. L’avènement du nouveau régime allait-il transformer en hommes de loi ses rugueux compagnons de chasse ?

— Il n’empêche, lança Farholt, le regard noir sous la touffe fournie des sourcils, que ce que nous croyons être la loi et ce que croit Prestimion ne sont peut-être pas la même chose. Je partage l’opinion de Mandrykarn ; je suis d’avis d’annuler la fin des Jeux et de regagner le Château aussi rapidement que possible.

— Ma sœur ? fit Korsibar en se tournant vers lady Thismet.

— Oui, il faut annuler les Jeux. Nous avons plus important à faire dans l’immédiat. Quant à Prestimion, il ne constitue pas un danger. Nous contrôlons l’armée ; nous contrôlons les rouages de l’État. Que pourrait-il tenter contre nous ? Vous montrer du doigt, monseigneur, et affirmer que vous avez usurpé la couronne ? Jamais elle n’a été sienne ; maintenant, elle est vôtre. Et elle le restera, monseigneur, quoi que pense Prestimion des événements d’aujourd’hui.

— J’irais jusqu’à lui proposer un poste dans le nouveau gouvernement, fit pensivement Farquanor. Afin de le neutraliser, d’atténuer son amertume et aussi de s’assurer de sa loyauté.

— Pourquoi pas Haut Conseiller ? suggéra Mandrykarn.

Cette proposition déclencha un éclat de rire général auquel seul Farquanor ne se joignit pas.

— Oui, fit Korsibar. L’idée est astucieuse. J’enverrai chercher Prestimion dans un ou deux jours et je lui proposerai un poste au Conseil. Il en est digne, cela ne fait aucun doute, et s’il n’a pas trop d’amour-propre pour accepter, cela nous permettra de le tenir à l’œil. Pour ce qui est des Jeux, Thismet a raison : nous ne les reprendrons pas, du moins pas ici. Nous aurons le temps d’organiser le tournoi et la course de chars plus tard, au Château. Nous mettons Prankipin en terre, nous sacrons le nouveau Pontife, nous réglons les affaires urgentes et en route pour le Mont. Voilà ce que nous allons faire.

— Et votre mère, monseigneur ? demanda Farquanor.

— Ma mère ? fit Korsibar, l’air interdit. Que veux-tu dire ?

— Elle est la nouvelle Dame de l’île, monseigneur.

— Par le Divin ! s’écria Korsibar. Cela m’avait totalement échappé ! La mère du Coronal…

— Oui, reprit Farquanor, la mère du Coronal. Quand le Coronal a encore sa mère, ce qui est votre cas. La vieille Kunigarda va enfin pouvoir se retirer et lady Roxivail deviendra la Dame pour toute la planète.

— Lady Roxivail, fit Mandrykarn, perplexe. Comment réagira-t-elle en apprenant la nouvelle ? J’aimerais bien le savoir !

— Et qui aura le courage de la lui annoncer, ajouta Thismet en étouffant un petit rire.

Lady Roxivail ne correspondait aucunement à l’image que l’on pouvait se faire d’une Dame de l’île du Sommeil. La belle, frivole et autoritaire épouse de lord Confalume s’était séparée du Coronal peu après la naissance de ses deux enfants pour se retirer dans le luxe de son palais étincelant de l’île tropicale de Shambettirantil, loin au sud. Même dans ses rêves les plus grandioses, elle n’avait assurément jamais imaginé que la responsabilité de devenir une des Puissances du Royaume pût lui être conférée. Et pourtant, selon la loi, c’est à elle que cette charge devait être offerte.

— Gardons cette question pour une discussion ultérieure, déclara Korsibar. Quelqu’un ayant une meilleure connaissance de l’histoire que moi pourra nous dire demain quelle est en général la durée de la période de transition entre deux Dames. En attendant, Kunigarda continuera d’envoyer des rêves par toute la planète, jusqu’à ce que nous ayons décidé ce qu’il convient de faire.

— Monseigneur, poursuivit Farquanor, il vous faudra aussi aborder rapidement le problème des grands seigneurs.

— Quel problème ? J’ai l’impression que tu découvres en peu de temps un grand nombre de problèmes, Farquanor.

— Je veux dire qu’il convient de vous assurer de leur loyauté, monseigneur. Ce qui implique de les assurer de votre bienveillance et de les confirmer dans leur fonction.

— Pour un temps, glissa Mandrykarn.

— Oui, pour un temps, répéta Farquanor, les yeux brillants de convoitise. Mais il serait imprudent de susciter d’emblée en eux un sentiment d’insécurité. À votre place, monseigneur, je convoquerais séance tenante le duc Oljebbin, votre parent, et les princes Gonivaul et Serithorn aussitôt après, pour leur faire savoir que leur rôle au sein du gouvernement restera inchangé.

— Très bien. Occupe-toi de les faire venir.

— Et, pour finir…

On frappa à la porte, un serviteur entra.

— Le Procurateur Dantirya Sambail sollicite une audience, monseigneur.

Korsibar lança à Thismet un regard inquiet et se tourna vers Farquanor qui s’était rembruni. Mais il lui était difficile d’interdire sa porte au puissant Procurateur.

— Qu’il entre, ordonna Korsibar.

Dantirya Sambail portait encore la somptueuse armure dorée dans laquelle il s’était présenté dans la Cour des Trônes, mais il tenait maintenant sous le bras son casque de cuivre empanaché, ce qui pouvait être interprété comme un geste de déférence envers le nouveau monarque. Il entra d’un pas décidé, sa grosse face rougeaude semée de taches de rousseur et surmontée de la couronne vaporeuse de cheveux orange pointant vers l’avant tel un bélier.

Il alla prendre place directement devant Korsibar, ce qui obligea Farquanor et Mandrykarn à s’écarter légèrement, et demeura un long moment face au nouveau Coronal, le regardant dans les yeux, comme s’il voulait ouvertement le jauger, non comme un sujet devant son roi, mais comme un prince devant son égal.

— Alors, dit-il enfin, il semble que vous voilà devenu Coronal.

— En effet, répondit Korsibar, le regard fixé avec insistance sur le sol, devant Dantirya Sambail.

Mais le Procurateur fit semblant de ne pas remarquer l’invitation sans ambiguïté à s’agenouiller pour rendre hommage au monarque.

— Je me demande ce que votre père en dit, poursuivit-il.

— Vous avez vu mon père assis à mes côtés dans la Cour des Trônes. Le signe d’une reconnaissance implicite.

— Ah ! ah ! implicite !

— Une reconnaissance, quoi qu’il en soit, répliqua Korsibar avec agacement.

Il fallait s’attendre à une certaine dose d’insolence de la part de Dantirya Sambail, mais il commençait à dépasser la mesure.

— Vous ne lui avez pas parlé depuis que vous avez quitté cette salle ?

— Le Pontife s’est retiré dans ses appartements, répondit Korsibar. Je m’y rendrai en temps voulu. J’ai beaucoup à faire en ces premiers jours de mon règne, des décisions à prendre, des responsabilités à assumer…

— Je comprends parfaitement cela, prince Korsibar.

— Je suis Coronal maintenant, Procurateur.

— Bien sûr. J’aurais dû dire lord Korsibar.

Des soupirs de soulagement se firent entendre dans l’assistance. Cette concession de Dantirya Sambail signifiait-elle qu’il avait choisi de ne pas s’opposer à l’accession de Korsibar au trône ? En tout état de cause, c’était bon signe.

Le regard de Korsibar se posa de nouveau devant Dantirya Sambail, pour l’inviter à rendre hommage. Un sourire retors s’épanouit lentement sur le visage aux traits lourds du Procurateur.

— Je vous demande, monseigneur, de me dispenser de mettre un genou en terre. Mon armure ne me le permettrait pas.

Sur ces mots, de la manière la plus négligente qui soit, il écarta les doigts en un simulacre de symbole de la constellation.

— Cette visite. Procurateur, a-t-elle un autre objet que de rendre hommage à votre nouveau Coronal ? demanda Korsibar d’une voix aux inflexions plus mordantes.

— En effet.

— Je vous écoute, Dantirya Sambail.

— Monseigneur, commença le Procurateur, de sa voix sèche et déplaisante, où la soumission était à peine perceptible, je suppose qu’il y aura sous peu au Château des festivités en votre honneur, comme il est d’usage au commencement d’un règne.

— Oui, j’imagine.

— Très bien, monseigneur. Je demande à être dispensé d’y assister. Je souhaiterais me retirer dans mes terres de Zimroel.

Cette déclaration fit sensation ; elle fut accueillie par des murmures, des cris étouffés, des regards éloquents. Après un silence, Dantirya Sambail poursuivit en expliquant qu’il ne voulait pas se montrer irrespectueux ; il avait le mal du pays, le voyage était long, il tenait à se mettre en route aussi tôt que possible.

— J’ai passé ces dernières années au Château, comme vous le savez, et il me paraît opportun, au moment de la passation des pouvoirs, de regagner la région sur laquelle j’exerce des responsabilités pour y remplir mes fonctions. En conséquence, je demande humblement la permission de prendre congé de vous dès que mes affaires seront en ordre au Château.

— Vous pouvez faire ce que bon vous semble, déclara Korsibar.

— Je vous demande d’autre part, lorsque vous entreprendrez votre premier Grand Périple de bien vouloir me réserver un mois, où vous serez mon invité dans mon domaine de Ni-moya, pour me permettre de vous montrer une partie des agréments extraordinaires qu’offre la plus grande cité du nouveau continent… monseigneur, ajouta-t-il, après coup.

— Il s’écoulera un certain temps avant que je sois en mesure d’entreprendre le Grand Périple, répondit Korsibar.

— Il se pourrait que mon séjour à Ni-moya soit de très longue durée, monseigneur.

— Soit, fit Korsibar. Quand le moment viendra d’entreprendre ce voyage, je m’enquerrai si votre hospitalité m’est toujours acquise.

— Je vous attendrai… monseigneur.

Avec un nouveau sourire déplaisant et un ample mouvement de son casque empanaché, Dantirya Sambail s’inclina sans faire mine de s’agenouiller et se retira en martelant le sol dans un grand cliquetis de bottes.

— Qu’il reste un siècle à Ni-moya ! s’écria Thismet dès que le Procurateur fut sorti. Qui a envie de le voir au Château ? Je me demande comment il a fait pour devenir l’invité permanent de père !

— Je crois qu’il serait préférable de le garder à portée de la main, pour pouvoir le surveiller, répliqua Korsibar. Père devait avoir la même chose en tête. Mais il fera ce qu’il veut, j’imagine, conclut-il en secouant la tête.

Quelque chose commença à battre derrière ses yeux et son front, et il eut l’impression qu’une mystérieuse lassitude le saisissait. Dantirya Sambail était un homme épuisant. Korsibar avait pris sur lui pour supporter les insolences du Procurateur sans laisser éclater sa fureur.

— Prestimion, Dantirya Sambail, et certainement beaucoup d’autres… il faudra les tenir à l’œil. Une vigilance continue sera nécessaire. Les choses sont plus compliquées que je ne l’imaginais.

D’un geste impatient et agacé, il montra la bouteille de vin au long col, posé sur une table près de Navigorn.

— Vite ! vite ! passe-la-moi !

Entre deux gorgées, il s’adressa à voix basse à Thismet.

— J’ai l’impression, ma sœur, d’avoir grimpé sur le dos d’un animal sauvage et de devoir le chevaucher jusqu’à la fin de mes jours si je ne veux pas être dévoré.

— Regrettes-tu ce que tu as fait ?

— Non ! pas le moins du monde !

Mais Thismet dut percevoir un manque de conviction dans la voix de Korsibar, car elle pencha la tête tout près de la sienne.

— N’oublie pas, lui souffla-t-elle à l’oreille, que tout cela a été prédit. Tel est ton destin, mon frère, ajouta-t-elle avec un regard en direction de Sanibak-Thastimoon, qui se tenait seul, impénétrable, à l’autre bout de la salle.

— Mon destin, oui.

Korsibar attendit l’élan d’enthousiasme que ce mot suscitait en lui depuis quelques jours, mais, cette fois, il fut très lent à venir ; il tendit sa coupe pour reprendre du vin. Le vin jeune et mousseux lui fit du bien et chassa en partie la fatigue qui s’était abattue sur lui. Il sentit monter la bouffée d’excitation attendue en vain un moment plus tôt. Mon destin, oui, se dit-il. À quoi toute chose devait être subordonnée. Toute chose, sans exception.

2

Lord Confalume avait été autorisé à conserver les appartements qu’il avait occupés en sa qualité de Coronal. Mais, dès le vestibule, des signes de la brusque métamorphose subie par le gouvernement de Majipoor sautèrent aux yeux de Prestimion. Les gigantesques Skandars chargés de garder la suite du Coronal étaient toujours en faction, mais on les avait affublés du ridicule petit masque qui était la marque des fonctionnaires pontificaux. Et une demi-douzaine de membres de l’administration pontificale se mêlaient à la foule qui se pressait devant la porte.

L’un d’eux, un Ghayrog masqué aux écailles nacrées, le toisa d’un air dédaigneux.

— Vous prétendez avoir rendez-vous avec Sa Majesté ?

— Je suis le prince Prestimion de Muldemar. La situation est critique ; le Pontife a accepté de me recevoir et il est l’heure à laquelle je dois le rencontrer.

— Le Pontife a fait savoir qu’il était très las et qu’il souhaitait écourter ses rendez-vous.

— Écourtez-les après mon audience, répliqua Prestimion. Savez-vous qui je suis ? Savez-vous ce qui s’est passé aujourd’hui ? Allez le voir. Allez-y ! Dites à Sa Majesté que le prince Prestimion attend d’être reçu !

Une longue discussion s’ensuivit entre les bureaucrates pontificaux ; puis le Ghayrog et un autre fonctionnaire masqué disparurent dans la suite de Confalume où, selon toute vraisemblance, eut lieu une autre longue discussion. Les deux fonctionnaires revinrent au bout d’un long moment.

— Le Pontife accepte de vous recevoir, annonça le Ghayrog. Il vous accorde dix minutes.

La haute porte ornée du monogramme LCC en lettres d’or, devenu obsolète, pivota sur ses gonds et Prestimion entra. Les coudes sur son bureau de simbajinder, la tête entre les poings, Confalume était assis dans une attitude de profond abattement. Autour de lui, ses étranges instruments de sorcellerie étaient éparpillés sur le bureau, pêle-mêle, certains renversés, d’autres négligemment entassés.

Très lentement, le nouveau Pontife leva la tête. Ses yeux rougis et irrités trouvèrent le regard de Prestimion avec les plus grandes difficultés et ne purent le soutenir qu’un instant avant de se baisser de nouveau.

— Votre Majesté, fit Prestimion d’une voix glaciale en faisant le geste d’hommage.

— Ma… Majesté, oui.

Confalume n’était plus que l’ombre de lui-même. Il avait l’air triste, les traits affaissés et toute son attitude trahissait la confusion et le désespoir. Pauvre homme, pitoyable empereur de la planète, incapable de se faire obéir de son fils.

— Alors ? reprit sèchement Prestimion. Il fit un violent effort pour contenir la colère qu’il éprouvait, et la tristesse. La perte si brusque, inimaginable de tout ce pour quoi il avait œuvré était comme un couteau qui lacérait sa chair. Et il n’avait pas encore pris totalement conscience de la réalité des choses ; le pire était à venir, il le savait.

— Allez-vous vraiment permettre que cette situation ridicule perdure ?

— Je vous en prie, Prestimion !

Je vous en prie ? Votre fils s’est approprié sans droit la couronne et vous ne trouvez rien d’autre à dire que « Je vous en prie » !

— Le porte-parole du Pontificat, Kai Kanamat, en attendant que j’en nomme un nouveau, devrait être présent, fit Confalume d’une voix ténue, voilée, baissant par à-coups pour se réduire à un murmure inaudible. Vous n’ignorez pas que le Pontife n’est pas censé s’adresser directement aux citoyens. Les questions doivent être posées au porte-parole, qui en informe le Pontife…

— Je sais tout cela, coupa Prestimion. Gardez-le pour plus tard. Si vous êtes vraiment le Pontife, Confalume, que comptez-vous faire pour cette usurpation du pouvoir ?

— Cette… usurpation…

— Quel autre terme employer ?

— Prestimion… Je vous en prie !…

— Seraient-ce des larmes, Votre Majesté ? fit Prestimion, surpris.

— Je vous en prie… Je vous en prie !

— Korsibar est-il venu vous voir, depuis qu’il s’est proclamé Coronal ?

— Il viendra plus tard, répondit Confalume d’une voix rauque. Il a des nominations à signer… des réunions… des décrets…

— Vous allez donc laisser les choses en l’état !

Confalume ne répondit pas. Il saisit au petit bonheur sur son bureau un instrument divinatoire fait de fils d’argent et d’anneaux dorés, et commença à le manier machinalement, comme un enfant tripote un jouet.

— Aviez-vous été averti des intentions de Korsibar ? reprit implacablement Prestimion.

— Non. Nullement.

— Tout s’est passé avec la rapidité de l’éclair, c’est bien cela ? Vous étiez dans cette salle, Korsibar près de vous et vous l’avez laissé prendre la couronne sur votre tête pour en ceindre son front, sans un mot de protestation. Est-ce ainsi que les choses se sont passées ?

— Elle n’était pas sur ma tête, mais posée sur un coussin. J’ai senti un vertige me saisir et ma vue se brouiller ; quand j’ai retrouvé mes esprits, j’ai vu qu’il avait la couronne entre les mains. Je n’étais au courant de rien, Prestimion, de rien. Je fus aussi surpris que les autres, plus encore, peut-être. Ensuite, tout s’est passé très vite. Il avait ceint la couronne. Il occupait le trône du Coronal. Et la salle était pleine de ses soldats.

— Septach Melayn m’a dit, lui aussi, avoir éprouvé un vertige. Moi de même, dans le couloir. Cela ressemble furieusement à un artifice de sorcier.

Prestimion se mit à faire rageusement les cent pas devant le bureau.

— Par le Divin ! s’écria-t-il. Je ne crois pourtant pas vraiment à la sorcellerie et voilà que je lui attribue ce coup d’État ! Mais de quoi peut-il s’agir d’autre que d’un sortilège lancé sur nous par ce mage à deux têtes afin de nous brouiller l’esprit et de permettre aux troupes de Korsibar de pénétrer dans la salle pendant qu’il s’emparait de la couronne. De telles choses sont impossibles, je le sais. Mais il y a plus impossible encore : voler le trône et c’est ce qui s’est passé !

Prestimion s’immobilisa devant l’ancien Coronal et se pencha, les jointures des doigts plaquées sur le bureau.

— Vous êtes le nouveau Pontife de Majipoor, lança-t-il avec véhémence, en plongeant un regard d’une force implacable dans les yeux de Confalume. Vous avez le pouvoir de mettre un terme d’un seul mot à cette monstrueuse affaire.

— Le croyez-vous, Prestimion ?

— Qui oserait aller contre vos ordres ? Vous êtes le Pontife ! Condamnez cette appropriation du trône par Korsibar ; ordonnez à la garde impériale de lui reprendre la couronne ; reconnaissez-moi comme Coronal légitime. Je me charge du reste.

— Que ferez-vous, Prestimion ?

— Je rétablirai l’ordre. Je destituerai les conspirateurs et j’annulerai les décisions qu’ils auraient déjà pu prendre. Je ramènerai la paix dans le royaume.

— Il a l’armée avec lui, objecta Confalume.

— La garde du Coronal, peut-être. Pas nécessairement l’ensemble des forces armées, peut-être même pas toute la garde. Il paraît inimaginable que vos propres gardes qui, ce matin encore, auraient donné leur vie pour vous, refusent maintenant de vous obéir.

— Ils aiment Korsibar.

— Tout le monde aime Korsibar, répliqua Prestimion avec aigreur. Mais notre planète est gouvernée par la raison et la loi ! Il ne suffit pas de s’autoproclamer Coronal pour le rester ! Avez-vous oublié, Confalume, que le Pontife détient l’autorité suprême, qu’il dispose de troupes au même titre que le Coronal et que ces troupes sont sous votre seul et unique commandement ?

— Oui, je sais, fit Confalume.

— Alors, faites-les intervenir ! Envoyez-les contre l’usurpateur !

Confalume leva la tête et le regarda longuement en silence.

— Si je le fais, Prestimion, déclara-t-il enfin d’un ton funèbre, nous ne pourrons éviter la plus sanglante des guerres.

— Croyez-vous ?

— J’ai consulté mes propres mages, répondit Confalume. Ils affirment qu’il y aura une résistance, que si la force est employée pour obliger Korsibar à rendre ce qu’il a pris, il répondra par la force. Ils en ont tiré de sinistres présages. Ayez pitié de moi, Prestimion !

— Pitié ? répéta Prestimion, surpris.

Puis la lumière se fit dans son esprit.

C’était folie de croire que le Confalume tassé derrière son bureau avait autre chose de commun que son nom avec le grand lord Confalume qui, pendant quatre décennies, avait régné sur Majipoor avec tant d’énergie et de panache. L’ancien Confalume n’était plus, anéanti en un instant par l’impensable trahison de son fils ; ce vieil homme pitoyable et brisé, ce débris, cette coquille vide possédait certes le titre de Pontife de Majipoor, mais il n’y avait plus aucune force en lui. Il s’était effondré de l’intérieur, comme un bel édifice à la charpente lentement rongée par la pourriture sèche, qui eût conservé une apparence de noblesse et de magnificence. L’énergie et la résistance pour lesquelles il était réputé l’avaient abandonné.

Prestimion comprit qu’aux yeux de Confalume la guerre civile était peut-être le seul moyen de panser la blessure béante ouverte dans le tissu social par l’impudence – la folie – de Korsibar. Mais le prix de la restauration de l’ordre serait presque à coup sûr la mort de son fils unique. Et Confalume n’était pas prêt à l’accepter.

En conséquence…

— Vous me demandez donc d’accepter cet acte criminel, de m’incliner devant Korsibar et de le reconnaître comme roi ?

— Je ne vois pas d’autre solution, Prestimion.

— C’est moi qui aurais dû être Coronal, pas Korsibar.

— L’annonce n’en a jamais été faite officiellement.

— Nierez-vous que telle était votre intention ?

— Non… non…, souffla Confalume, incapable de soutenir le regard ardent de Prestimion. Vous seriez devenu Coronal.

— Mais Korsibar l’est à ma place.

— Oui. Korsibar. C’est vous que j’aurais choisi, Prestimion, mais que puis-je faire ? Vous avez ma bénédiction. Et rien d’autre. Les dés sont jetés ; Korsibar détient le pouvoir.

Peu après, quand Prestimion eut réuni ses amis dans ses appartements, Gialaurys donna libre cours à sa fureur.

— Vas-tu les laisser te couvrir de honte et de ridicule, Prestimion ? lança-t-il d’une voix vibrante. Allons-nous vraiment devoir le supporter ? Si tu ne m’en avais pas empêché, je l’aurais jeté à bas de son siège, dans la Cour des Trônes, et je lui aurais arraché la couronne pour la placer sur ta tête !

— Combien étaient-ils contre trois hommes sans armes ? répliqua Prestimion d’un ton las.

— Et que compte donc faire le nouveau Pontife pour régler cette situation ? demanda Svor.

— Rien du tout. Il va se terrer dans le Labyrinthe et laisser Korsibar faire ce que bon lui semble.

— À ton avis, glissa Septach Melayn, était-il dans le secret de la conspiration ?

— Non, répondit Prestimion en secouant vigoureusement la tête. Il ne fait aucun doute que Confalume n’était au courant de rien. Il fut aussi surpris que toi et moi. Et cela l’a complètement détruit. Il suffit de regarder son visage ; c’est celui d’un homme brisé. J’ai vu aujourd’hui l’ombre de Confalume.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Septach Melayn en posant délicatement la main sur le bras de Prestimion, il détient l’autorité suprême. À nous de manœuvrer pour le gagner à notre cause. C’est un scandale inadmissible ! Nous ne pouvons le tolérer !

Ses yeux bleus et froids se firent brusquement durs et étincelants de colère ; deux plaques d’un rouge vif, se détachant sur la peau claire, se formèrent sur l’arête de ses pommettes saillantes et son habituelle expression d’ironie dédaigneuse céda la place à une fureur difficilement contenue.

— Nous irons le voir, Prestimion, toi et moi, nous le regarderons dans les yeux et nous lui ferons clairement comprendre qu’il doit immédiatement…

— Non, mon ami, non, coupa Prestimion. Ne me demande pas d’aller regarder le Pontife dans les yeux pour lui dire ce qu’il doit ou ne doit pas faire. Ce sont des propos sacrilèges et, en tout état de cause, cela ne servirait à rien.

— Alors, Korsibar sera Coronal ? fit Septach Melayn en levant les mains au ciel.

— Et nous irons docilement ployer le genou devant lui ? ajouta Gialaurys. Pour susurrer des « Oui, lord Korsibar », ou « Non, lord Korsibar », ou « Permettez-moi de lécher vos bottes, lord Korsibar ».

Il frappa dans ses mains en faisant un bruit à réveiller les morts.

— Non ! reprit-il avec véhémence. Non, Prestimion, je ne le supporterai pas !

— Que comptes-tu faire ?

— Euh ! euh !…

Gialaurys bafouilla, sans trouver de réponse. Puis il releva la tête, les yeux brillants.

— Je vais le défier à la lutte ! Oui ! Voilà ! Un combat singulier, avec le trône de Majipoor comme enjeu ! Trois manches, les arbitres seront Oljebbin, Serithorn et Gonivaul, et…

— Oui, fit Svor avec un sourire désabusé. C’est certainement la solution.

— As-tu mieux à proposer ? demanda Gialaurys au petit duc.

— Dans un premier temps, quitter le Labyrinthe au plus vite.

— Tu as toujours été une poule mouillée, Svor.

— Attention, mon ami, répliqua Svor avec un pâle sourire. Il y a un monde entre la lâcheté et la prudence. Mais comment pourrais-tu le savoir, toi qui es dépourvu de ces deux qualités ? Tôt ou tard, l’idée viendra à Korsibar qu’il ferait bien de se débarrasser de nous, car Prestimion représente un obstacle majeur pour que son droit à la couronne soit reconnu sans contestation. Et quel meilleur endroit pour nous faire disparaître que les profondeurs mystérieuses du Labyrinthe, cet empilement de niveaux où tout un chacun se perd ; si on nous enlevait à la faveur de la nuit pour nous conduire dans un des tunnels qui s’entrecroisent derrière la Salle des Vents et nous trancher la gorge ou si on nous poussait discrètement dans les eaux noires du bassin de la Cour des Colonnes, il s’écoulerait beaucoup de temps avant que nos corps soient découverts.

— Crois-tu que Korsibar cautionnerait un acte aussi abject ? demanda Prestimion. Par le Divin, Svor, tu as une conception bien noire de l’âme humaine !

— J’ai vu du pays, je connais un peu la vie.

— Tu penses donc que Korsibar serait capable de tuer ?

— Il s’est approprié la couronne sans vergogne, mais il se peut, sous d’autres aspects, qu’il soit aussi honorable que tu aimes à le croire. Ce n’est pas le cas de tous ceux de son entourage. Je pense en particulier au comte Farquanor. Sans oublier le sorcier Su-Suheris, qui jette les maléfices pour le compte du prince. Quant à sa sœur, aussi séduisante soit-elle, je pense qu’elle a aussi une influence funeste sur lui. Malgré son apparence de solidité et de majesté, nous savons qu’il y a de la légèreté en Korsibar et qu’il est sujet, au moindre zéphyr, à tourner comme une girouette. Ceux qui l’ont incité à s’approprier la couronne peuvent le pousser à nous éliminer.

— Peut-être, fit Prestimion en baissant tristement les yeux. Tu m’avais mis en garde, Svor, poursuivit-il en ouvrant et refermant les mains en un geste d’impuissance. Et je t’ai demandé de te taire, le jour où tu es venu me raconter ce rêve où Prankipin mort prenait la couronne sur le front de Confalume pour en ceindre celui de Korsibar. Je n’en ai fait aucun cas et j’ai refusé de t’écouter, pour mon plus grand malheur. Dorénavant, j’ajouterai foi à tes paroles. Quoi qu’il en soit, je pense aussi que nous sommes en danger ici. Je suis de l’avis du duc Svor, conclut-il en se tournant vers les deux autres. Nous partirons dès que la bienséance nous le permettra, aussitôt après les funérailles du Pontife.

— Où nous suggères-tu d’aller ? demanda Septach Melayn à Svor.

— Nous avons nos résidences sur le Mont du Château, répondit Svor, c’est l’endroit que je choisirais. Nous pourrons vérifier la solidité et la profondeur du soutien qu’on apporte à Korsibar au Château et conclure habilement, quand ce sera possible, une alliance avec tel ou tel grand seigneur. En attendant, nous nous attacherons à feindre d’accepter le fait accompli et, quand il le faudra, nous mettrons de bonne grâce un genou en terre devant Korsibar.

— Et nous courrons le risque d’être assassinés en pleine nuit ? lança Septach Melayn.

— Il y a peu de chances pour que cela se produise au Château. C’est beaucoup plus à craindre dans le Labyrinthe que là-bas, où, sous le soleil, les choses se font au vu et au su de tout le monde et où nous serons entourés de quantités d’amis. À la longue, l’occasion se présentera peut-être de…

— À la longue ! s’écria Gialaurys. Attendre ! Attendre ! Attendre ! Combien de temps crois-tu que nous pourrons nous contenir, dans ces conditions ? Que sera notre existence avec ce Korsibar qui nous traitera de haut jour après jour, mois après mois ? Tu peux plier le genou devant lui, Svor, les miens sont trop raides ! Non, je vais le voir sur-le-champ et je le réduirai en bouillie, même si je dois y laisser la vie ! Au moins, Majipoor aura son vrai Coronal !

— Tout doux, fit Prestimion. Écoute ce que Svor a à dire.

— Peut-être l’occasion se présentera-t-elle, quand nous aurons résidé un certain temps au Château, reprit Svor comme s’il n’avait pas été interrompu, de réunir des partisans en nombre suffisant et de renverser Korsibar par une action brusque et inattendue. En le prenant par surprise, quand il nous tiendra pour de loyaux sujets, comme il vient de nous prendre par surprise.

— Ah ! ah ! s’écria Septach Melayn avec un grand sourire. Il fallait s’y attendre ! On peut toujours compter sur toi, Svor, pour avoir recours à ce moyen qui t’est si cher, la traîtrise !

— Dans ce cas, poursuivit Svor sans se démonter, si ce que je propose te semble méprisable, comportons-nous en bons citoyens respectueux des lois, jetons-nous aux pieds de lord Korsibar et remettons-nous-en à sa clémence pour rester en vie. Ou bien préférez-vous que notre brave Gialaurys aille le voir sur-le-champ pour accomplir sa mission suicidaire ou, comme il l’a aussi suggéré, pour le défier à la lutte, avec le trône pour enjeu ?

— Tu as mal interprété mes paroles, Svor, fit Septach Melayn. Je partage entièrement ton avis ; tout comme toi, je préconise la traîtrise, la plus noire qui soit. Nous quittons dès que faire se peut le Labyrinthe ; nous reprenons sur le Mont le cours de notre existence confortable ; nous attendons le moment opportun et nous passons à l’action. Qu’en penses-tu, Prestimion ?

— Oui, nous allons partir, répondit Prestimion qui s’était absorbé dans des pensées où il lui importait peu de faire ou de défaire un roi et où il menait une existence heureuse, paisible et féconde en qualité de prince, de mari peut-être, voire de père, un jour, dans la quiétude de son domaine de Muldemar. Nous allons bientôt repartir au Château, avant que nos vies soient en péril, s’il n’est pas déjà trop tard. Chemin faisant, nous nous efforcerons de percer la volonté des populations que nous rencontrerons et nous verrons s’il existe une possibilité de recouvrer la position élevée qui nous était destinée.

Il plongea les mains dans les poches de sa tunique et son regard passa de l’un à l’autre de ses compagnons pour voir s’ils se rangeaient à son avis.

— Tiens, qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il, quand les doigts de sa main droite se refermèrent sur quelque chose de petit et de lisse qu’il ne s’attendait pas à trouver dans sa poche.

C’était la petite amulette de pierre verte polie que Thalnap Zelifor, le sorcier Vroon, lui avait donnée le jour qui semblait si lointain, juste avant le commencement des Jeux, où il avait demandé à être reçu par le prince pour l’avertir d’une catastrophe imminente.

— J’ai oublié comment cela s’appelle. C’est un objet magique, un présent de Thalnap Zelifor.

— Un corymbor, dit Svor. On dit qu’il préserve des dangers.

— Oui, je m’en souviens maintenant. Le Vroon a dit de le porter sur une chaîne, en sautoir. De le caresser du doigt quand j’en aurais besoin et il m’apporterait de l’aide. Thalnap Zelifor, poursuivit Prestimion en secouant tristement la tête. Encore un qui avait pressenti les ennuis et que je n’ai pas écouté. Toutes ces visions ! Toutes ces prédictions ! Et je n’y ai pas pris garde.

— Du sang sur la lune, glissa Gialaurys, c’est ce qu’il avait vu. T’en souviens-tu ? Des présages de guerre. Un ennemi secret qui se dévoilerait et t’affronterait pour la conquête du Château. J’ai dit que cet ennemi secret était Korsibar ; t’en souviens-tu, Prestimion ? Je l’ai dit juste après le départ du Vroon.

— Et je ne t’ai pas écouté non plus. Que d’aveuglement ! Comme tout me semble clair aujourd’hui avec du recul ! Mais on juge mieux des choses après coup.

Il garda un moment la petite amulette dans la paume de sa main et fit délicatement courir le bout de ses doigts sur la rangée de minuscules inscriptions qu’elle portait. Puis, d’une chiquenaude, il l’envoya en direction de Septach Melayn, qui l’attrapa adroitement au vol.

— Tu as, si je ne me trompe, un certain nombre de jolies chaînes en or dans ta collection de colifichets, mon bon Septach Melayn. Aurais-tu l’obligeance de m’en choisir une pour ce corymbor ? Je le porterai désormais sur la poitrine, sur le conseil de Thalnap Zelifor. Ces petites inscriptions magiques ont peut-être un pouvoir, qui sait ? Et toute l’aide que je pourrai recevoir me sera bien utile. On ne peut en douter. Venez, mes amis, conclut-il en riant, prenons nos dispositions pour quitter le Labyrinthe. Et le plus tôt sera le mieux.

3

Pour sortir du Labyrinthe, il fallait effectuer un long trajet qui suivait les sinuosités de la multitude de niveaux de la cité souterraine. Il existait bien un chemin direct vers la surface, qui faisait gagner beaucoup de temps, mais cet itinéraire était exclusivement réservé aux Puissances du Royaume ; Prestimion avait caressé l’espérance d’être l’une d’elles en quittant le Labyrinthe, mais, quand il entreprit son voyage, il n’était rien de plus que l’un des nombreux princes de la noblesse du Château.

Pour Prestimion, ses trois amis et la troupe des camarades, des serviteurs et des porteurs qui les avaient accompagnés depuis le Château, la longue ascension commença – niveau après niveau, cercle après cercle – le lent, l’interminable trajet qui prenait des heures, même en flotteur, tandis qu’ils s’élevaient en suivant les étroites allées en spirales qui s’éloignaient du secteur impérial où ils avaient été logés plusieurs semaines et qu’ils traversaient les zones étranges, mal éclairées, chargées d’humidité, qui abritaient les salles les plus célèbres du Labyrinthe. La Cour des Globes, la Chambre des Archives où les noms de tous les Coronals et de tous les Pontifes des treize mille ans de l’histoire de la planète s’affichaient sur un grand écran lumineux, la Place des Masques, la Cour des Pyramides, la Salle des Vents, le Bassin des Rêves. Plus haut, ils s’enfoncèrent dans les secteurs à forte densité de population, où vivait le peuple du Labyrinthe, la multitude d’habitants au teint blafard et à la mise terne, qui passaient leur vie entassés dans les cercles supérieurs de la métropole souterraine. Ils atteignirent enfin la sortie, débouchèrent dans le monde du soleil et de l’air pur, de la pluie et du vent, des arbres, des oiseaux, des rivières et des collines.

— J’espère, lança Gialaurys avec ferveur, que nous ne sommes pas près de retourner dans cet antre sinistre.

— Nous y reviendrons avec plaisir quand Prestimion sera Pontife, fit Septach Melayn en lui tapant joyeusement sur l’épaule. Mais nous serons tous bien vieux, avec une longue barbe blanche !

— Pontife ! grogna Prestimion. Permettez-moi donc, dès que le petit obstacle qui se dresse devant nous sera surmonté, d’être Coronal quelque temps avant de m’expédier sur l’autre trône !

— Mais certainement, Prestimion ! reprit Septach Melayn. Procédons par ordre : d’abord Coronal, puis Pontife !

Et ils éclatèrent de rire. Mais c’était plus le soulagement d’être enfin sortis du Labyrinthe qu’autre chose, car il y avait beaucoup moins de gaieté dans leur cœur que le sentiment d’un grand vide et la pesante incertitude de ce que l’avenir leur réservait.

Juste avant leur départ du Labyrinthe, Korsibar avait donné à entendre, de la manière la plus surprenante qui fût, qu’il pourrait confier à Prestimion un poste dans le nouveau gouvernement, quand tout le monde aurait regagné le Château. Mais comment savoir ce qu’il adviendrait de telles promesses, aussi sincères qu’elles fussent, quand l’euphorie des premiers moments aurait fait place aux dures réalités ?

Ils étaient sortis par la plus septentrionale des sept portes du Labyrinthe, celle qui portait le nom d’Entrée des Eaux, là où le Glayge qui descend des lointains contreforts du Mont du Château longe la cité souterraine. L’itinéraire habituel pour rejoindre le Mont au sortir du Labyrinthe consistait à remonter en bateau le cours inférieur du fleuve jusqu’à l’endroit où il se jette dans le lac Roghoiz, puis, de l’autre côté du lac, à remonter le haut Glayge jusqu’à ce que le sol s’élève trop pour qu’il reste navigable. De là, on suivait en flotteur les contreforts de plus en plus pentus pour atteindre les cités étagées sur les versants de la gigantesque montagne.

Le Glayge était rapide et impétueux, mais son cours inférieur, qui reliait le lac Roghoiz au Labyrinthe, était si calme qu’on eût dit un canal plus qu’un fleuve. Ses berges étaient pavées depuis très longtemps, à l’époque lointaine de lord Balas et du Pontife Kryphon, afin de régulariser son débit et d’empêcher, à l’occasion des rares crues hivernales, les eaux de franchir les barrières qui protégeaient le Labyrinthe. La première étape du voyage fut donc paisible, une promenade languissante et insipide à bord du bateau de location traversant la vaste plaine agricole, presque uniformément plate, qui formait la vallée du bas Glayge.

C’était le plein été, la saison chaude où le radieux soleil vert doré de Majipoor brillant au zénith répandait sa lumière sur toute la surface du sol. Ils avaient presque oublié le rythme des saisons pendant leur séjour souterrain. Ils s’étaient enfoncés dans le Labyrinthe à la fin du printemps, une époque de l’année où l’air était déjà doux, car le climat restait toujours agréable dans toute cette région du centre d’Alhanroel. Mais ils trouvèrent au retour la vallée exposée aux grosses chaleurs de l’été. Au couchant, là où les ruines de Velalisier, l’antique capitale de pierre des Métamorphes, gisaient à l’abandon dans les terres arides, le soleil devait être à cette époque un monstrueux et terrifiant œil de feu ; au sud, le long de la côte moite et torride d’Aruachosia où le Glayge se jetait enfin dans la mer, l’air devait être lourd d’une humidité presque palpable.

Dans la vallée, le temps était chaud et ensoleillé, mais aucunement désagréable. Pour les hommes si longtemps reclus dans les sinistres entrailles du Labyrinthe, c’était un plaisir ineffable de sentir sur leurs joues la caresse du soleil. D’aspirer à pleins poumons les bouffées d’air suave poussées par les vents du sud, qui apportaient les parfums de la multitude de fleurs des jungles côtières. De lever un regard émerveillé vers l’immense dôme transparent du ciel et de suivre avec admiration le vol nonchalant des grands hierax au ventre rose, ces habitants géants des régions les plus élevées de l’atmosphère, qui planaient sereinement au-dessus d’eux, déployant des ailes gigantesques, d’une envergure supérieure au double de la taille d’un homme de haute stature.

Ils se tournaient le plus souvent vers le nord, dans l’attente du premier signe à l’horizon de la masse du Mont du Château. Mais c’était de leur part optimisme déraisonnable. Le Mont du Château, qui culminait à près de cinquante kilomètres, traversait l’atmosphère et pénétrait dans l’autre empire, celui de l’espace ; mais, à cette distance, il était impossible de le voir.

— L’apercevez-vous ? demanda Gialaurys, moins cultivé que les autres et qui ne s’entendait guère aux choses scientifiques.

— Je me demande, répondit Septach Melayn, toujours malicieux, si cela ne pourrait pas être cette petite forme grise, assez sombre, sur la droite.

— Un nuage, Septach Melayn, lança Svor, ce n’est qu’un nuage ! Tu le sais fort bien !

— Puisque le Mont est si haut, insista Gialaurys, pourquoi ne peut-on le voir sur toute la surface de Majipoor ?

— Voici la forme de la planète, Gialaurys, expliqua Prestimion en formant une sphère des doigts tendus de ses deux mains. Et là – il étira les bras autant qu’il le pouvait – c’est la taille de la planète, si tu es capable de l’imaginer. Il paraît qu’il n’en existe pas de plus grande sur laquelle l’homme puisse vivre. La circonférence de Majipoor, à ce qu’on dit, est dix fois supérieure à celle de la Vieille Terre, d’où nous sommes venus il y a plusieurs centaines de siècles.

— Il paraît qu’elle est même encore plus grosse, glissa Svor. On m’avait parlé de douze à quatorze fois le diamètre de la Terre.

— Dix, douze ou quatorze fois, coupa Prestimion, cela ne fait guère de différence. En tout état de cause, Gialaurys, notre planète est énorme et, quand nous nous déplaçons sur sa surface, elle s’incurve comme ceci – il écarta de nouveau les doigts pour former une sphère – et nous ne sommes pas en mesure de voir les choses qui sont à une grande distance de nous, car la courbure est trop prononcée et elles sont cachées de l’autre côté. Même le Mont.

— Je ne vois pas de courbe, fit Gialaurys, l’air renfrogné. Nous naviguons sur le Glayge et tout est plat devant nous ; nous ne suivons pas une courbe, du moins je ne la vois pas.

— Mais tu sais que le sommet du Mont du Château est plus haut dans le ciel que nous ne le sommes en ce moment ? demanda Septach Melayn.

— Le sommet du Mont du Château est plus haut que tout.

— Dans ce cas, poursuivit Septach Melayn, la planète ne peut que former depuis le Mont une courbe qui descend vers nous, car il est haut et nous ne le sommes pas. C’est pour cette raison que le fleuve ne coule que dans une seule direction, du Mont vers le Labyrinthe et jusqu’à Aruachosia, jamais d’Aruachosia vers le Mont, car l’eau ne peut couler de bas en haut. Mais cette courbe est très peu marquée, à cause de l’immensité de la planète, et elle se prolonge ainsi sur le pourtour du globe, de sorte que la surface nous semble le plus souvent plate alors qu’elle est en réalité légèrement incurvée. Aussi légère qu’elle soit, cette courbure devient importante sur de grandes distances. Voilà pourquoi, d’où nous sommes, nous ne pouvons voir le Mont qui nous est caché, sur cette surface incurvée, par les milliers de kilomètres qui s’étendent entre les deux points… Me suis-je exprimé correctement, Prestimion ?

— Avec beaucoup d’élégance et de précision, comme tu le fais en toutes choses.

— Alors, demanda Gialaurys, qui avait suivi la conversation le sourcil froncé et l’air revêche, quand commencerons-nous à distinguer le Mont du Château ?

— Quand nous aurons fait du chemin sur la courbe, quand nous serons plus près de notre destination : après Pendiwane, c’est certain, même après Makroposopos, peut-être pas avant Mitripond.

— Toutes ces cités sont loin d’ici, objecta Gialaurys.

— En effet.

— Si nous ne pouvons espérer voir le Mont avant Makroposopos qui est si loin en amont, explique-moi, Prestimion, pourquoi je t’ai vu tout à l’heure regarder toi-même vers le nord, dans la direction de cette tache sombre qui, à en croire Svor, ne serait qu’un nuage ?

Cette question fut accueillie par un éclat de rire général.

— Parce que je suis aussi impatient que toi, peut-être plus encore, de revoir le Mont, répondit Prestimion en souriant. Même en sachant qu’il est trop tôt pour le voir, je tourne les yeux dans sa direction.

— Que le Divin nous accorde de le voir bientôt ! fit Gialaurys.

Des agglomérations en nombre et même quelques cités d’une certaine importance se succédaient sur les deux rives du fleuve, mais Prestimion donna l’ordre au pilote du bateau de passer sans s’arrêter. Il était assurément tentant de mettre pied à terre pour voir comment la population réagissait dans ces parages à l’appropriation du pouvoir par Korsibar, mais Prestimion préférait faire son enquête plus en amont. Il ignorait combien de temps Korsibar allait rester dans le Labyrinthe, maintenant que Prankipin était passé de vie à trépas et que Confalume était revêtu de la dignité pontificale, et il ne voulait pas courir le risque de rencontrer l’usurpateur et sa suite sur la route du Château.

Plus vite ils traverseraient la basse vallée du Glayge, mieux ce serait ; le nouveau Coronal ferait très probablement halte dans certaines des villes arrosées par le fleuve pour s’y faire acclamer, ce qui donnerait à Prestimion, s’il se hâtait, la possibilité de parvenir au Château bien avant lui. Et s’il y arrivait le premier, il recevrait peut-être un accueil chaleureux de ceux qui s’opposaient à l’usurpateur.

Ils ne pourraient pourtant éviter, en atteignant les rives du lac Roghoiz, de perdre un peu de temps. Il leur faudrait changer d’embarcation, car les bateaux à fond plat, des sortes de barges, qui naviguaient sur les eaux paisibles du cours inférieur du fleuve, entre Roghoiz et le Labyrinthe, n’étaient pas faits pour affronter le courant rapide et impétueux du Glayge dans sa partie supérieure. Selon toute probabilité, plusieurs jours seraient nécessaires pour affréter un bateau qui les conduirait à destination.

Ils arrivèrent au lac Roghoiz à l’aube, la meilleure heure, quand toute la surface du lac immense brillait comme un miroir éblouissant aux premiers feux du jour. Juste après le lever du soleil, le bateau passa la dernière écluse du canal, obliqua vers l’est pour suivre le dernier méandre du fleuve et le lac leur apparut. Étincelant, presque aveuglant dans sa stupéfiante blancheur, à la vive clarté de l’aube qui s’engouffrait au loin dans une brèche entre les collines basses, glissait et se réverbérait sur l’immensité liquide en lui donnant l’aspect d’une nappe uniforme de splendeur argentée.

Le lac Roghoiz était gigantesque. Sur une planète d’une taille plus modeste, des nations entières auraient pu être submergées par ses eaux, sans le remplir entièrement. Tous les cours d’eau du sud-ouest du Mont du Château se jetaient dans le Glayge qui dévalait avec cet incommensurable volume d’eau les pentes abruptes des contreforts sur des milliers de kilomètres, l’entraînait de corniche en corniche, l’emportait de terrasse en terrasse jusqu’à ce que le fleuve débouche en un lieu où le sol allait s’élargissant en une vaste plaine. Le centre de la plaine était occupé par un bassin peu profond, assez grand pour permettre au fleuve d’y déverser ses masses d’eau ; cet énorme bassin formait le lit du lac Roghoiz.

Les rives de la partie du lac où ils se trouvaient étaient constituées de larges bancs de limon d’un orange vif. C’est là que s’élevaient en quantité les célèbres maisons sur pilotis du lac Roghoiz, qui formaient un cordon de petits villages de pêcheurs – des centaines, peut-être des milliers – abritant une population de plusieurs millions d’âmes.

Ces maisons lacustres étaient en partie des structures naturelles, à l’instar d’autres habitations encore plus fameuses, les maisons-arbres de Treymone, sur la côte occidentale d’Alhanroel. Mais, contrairement aux habitants de Treymone qui vivaient réellement à l’intérieur de leur arbre, formant les pièces qu’ils occupaient à l’aide de branches flexibles liées les unes aux autres, ceux de Gorghoiz s’en servaient seulement de plate-forme pour leurs constructions. Dans le fertile limon orange de la rive méridionale du lac – et nulle part ailleurs sur Majipoor – se plaisait en effet le dyumbataro, dont les branches et les rameaux poussaient non pas sur un tronc central, mais au faîte d’une masse énorme de denses racines aériennes roses qui se dressaient dans le limon comme des pilotis. Ces racines dénudées, aux fibres ligneuses, des dizaines pour chaque arbre, atteignaient des hauteurs de quatre à six mètres, parfois neuf ; chaque fois qu’un arbre formait son feuillage, les racines s’élargissaient en une profusion de pousses semblables à des lianes, couvertes de feuilles vernissées de la taille d’une soucoupe et de tiges en fleur projetant des hampes écarlates à des angles aigus.

Les habitants des villages lacustres avaient découvert depuis longtemps que, si la croissance verticale d’un jeune dyumbataro était interrompue par étêtage, si on coupait sa partie supérieure juste au moment où les jeunes pousses commençaient à apparaître, l’arbre continuerait à pousser latéralement et finirait par former une plate-forme végétale de cinq à six mètres de large, la fondation idéale pour une habitation. Ils utilisaient pour les construire des feuilles translucides d’un minéral brillant détachées des flancs de falaises distantes de quelques kilomètres à l’est ; courbées en forme de dôme, elles étaient fixées sur la plate-forme à l’aide d’arceaux et de piquets de bois. Ces logements étaient la plupart du temps de simples et grossières cabanes de trois ou quatre pièces au plus. Mais, au coucher du soleil, quand les rayons bronze doré donnaient à flots sur la façade ouest de ces habitations en dôme, la réflexion de la lumière produisait un rutilement rouge sang d’une extraordinaire beauté.

Prestimion et ses compagnons prirent pension dans une modeste auberge pour marchands ambulants, à Daumry Thike, le premier des villages sur pilotis où ils arrivèrent et où on leur assura qu’ils pourraient trouver un nouveau moyen de transport. Comme il paraissait plus prudent à Prestimion de ne pas divulguer son identité, ils se présentèrent simplement à l’intérieur et à l’extérieur de l’auberge comme un groupe anonyme de jeunes aristocrates du Château regagnant le Mont après un séjour au Labyrinthe.

Le village était situé à moins de cent mètres de la rive du lac. À cet endroit, le sol limoneux était perpétuellement humide. Quand arrivaient les orages de la saison des pluies – en automne dans cette région –, le lac, si l’année était particulièrement pluvieuse, pouvait s’étendre bien au-delà de ses limites habituelles, de sorte que ses eaux montaient jusqu’au village et venaient lécher les pilotis roses, rendant un canot nécessaire pour tout déplacement à Daumry Thike. Quand les précipitations étaient exceptionnellement fortes – ce qui n’arrivait pas plus d’une fois tous les trois ou quatre siècles –, l’eau pouvait presque atteindre le rez-de-chaussée des maisons, s’il fallait en croire la femme de chambre qui apportait des repas simples, composés de poissons du lac grillés et de vin jeune aigrelet.

Elle leur raconta qu’il y avait eu une crue de ce genre à l’époque de Setiphon et lord Stanidar, une autre au temps de Dushtar et lord Vaisha. Sous le règne du Coronal lord Mavestoi, un tel déluge s’était abattu sur le village qu’il avait été submergé jusqu’aux toits, trois jours durant, juste au moment où le Coronal effectuait le Grand Périple dans la région.

L’aide de camp de Prestimion, Nilgir Sumanand, s’apprêtait à aller au village pour s’occuper d’affréter un bateau. Comme les femmes de chambre de l’endroit semblaient versées dans l’histoire ancienne, Prestimion lui demanda d’essayer de découvrir si la population était aussi au courant des événements récents. Quand il revint, à la tombée du soir, Nilgir Sumanand rapporta que les villageois de Daumry Thike paraissaient effectivement informés du récent changement de régime. Des portraits de feu le Pontife Prankipin, portant les rubans jaunes de deuil, étaient exposés devant un certain nombre d’habitations.

— Et le nouveau Coronal ? Que dit-on de lui ?

— Ils savent que Korsibar a pris le trône. Mais je n’ai vu aucun portrait de lui.

— Bien sûr, fit Prestimion. Où en auraient-ils trouvé, en si peu de temps ? Mais tu as souvent entendu prononcer son nom, n’est-ce pas ?

— Oui.

Nilgir Sumanand détourna les yeux, confus. C’était un homme de taille moyenne, aux cheveux et à la barbe grisonnants qui était déjà au service du père de Prestimion, à Muldemar.

— Ils parlaient de lui quelques-uns. Pas tous, quelques-uns. Disons qu’ils étaient assez nombreux.

— Lui donnaient-ils le titre de lord Korsibar en parlant de lui ?

— Oui, souffla Nilgir Sumanand d’une voix rauque, en tressaillant comme si Prestimion venait de proférer une terrible obscénité. Oui, ils lui donnaient ce titre.

— Et ont-ils exprimé, disons de la surprise, que Korsibar soit devenu Coronal et non quelqu’un d’autre ? De la consternation ou même un certain désarroi ?

Nilgir Sumanand fut long à répondre.

— Non, fit-il après un interminable silence gêné, en s’humectant les lèvres. À vrai dire, je n’ai remarqué aucune réaction de surprise. Il y a un nouveau Coronal, c’est le prince Korsibar ; à part ce simple fait, ils n’avaient rien à dire sur ce qui s’est passé.

— Même si Korsibar est le fils de l’ancien Coronal ?

— Je n’ai remarqué aucune réaction de surprise, répéta Nilgir Sumanand, d’une voix presque trop faible pour être perceptible et toujours sans regarder Prestimion dans les yeux.

— Il n’y a guère lieu de s’en étonner, glissa Septach Melayn. Ce sont des pêcheurs, non des juristes. Que savent-ils des règles de succession ? Qu’en ont-ils à faire, tant que le poisson continue de mordre à leur appât ?

— Ils savent qu’il n’est pas habituel de voir le fils d’un Coronal succéder à son père, lança Gialaurys d’une voix vibrante de colère.

— Ils savent aussi, ajouta Svor, s’ils connaissent tant soit peu la noblesse du Château, que le prince Korsibar est un grand et illustre personnage, qu’il ressemble beaucoup à l’image qu’ils se font d’un monarque, qu’il a de la prestance, qu’il parle d’une voix claire et autoritaire, qui a de la puissance et de l’ampleur. Quelle autre raison peut-il exister, aux veux de ces humbles villageois, pour faire de lui un Coronal ? Ils savent aussi que si lord Confalume a choisi son propre fils comme successeur, ce ne peut-être qu’en songeant au bien-être des petites gens, car lord Confalume est universellement aimé pour sa sagesse et sa bienveillance.

— Restons-en là, je te prie, fit Prestimion, qui sentait des idées noires l’envahir, ce qu’il avait en horreur. Il en ira peut-être différemment quand nous serons plus près du Mont.

Il leur fallut attendre encore deux jours avant qu’un bateau capable de leur faire remonter le fleuve passe par le village. Prestimion, Svor, Gialaurys et Septach Melayn tuèrent le temps à Daumry Thike, passant de longues heures à observer de la véranda de leur maison sur pilotis les crabes aux yeux bleus et aux grosses pattes qui couraient sur le limon orange et à parier sur le premier qui franchirait une ligne qu’ils avaient tracée sur leur chemin. Le bateau affrété par Nilgir Sumanand arriva enfin et jeta l’ancre à deux encablures de la rive, là où l’eau était assez profonde. Un petit bac grinçant transporta Prestimion et ses compagnons à bord.

Le nouveau bateau avait une ligne beaucoup plus élancée que la barge qui les avait amenés du Labyrinthe ; étroit et bas sur l’eau, il était effilé à la poupe comme à la proue et portait trois mats, des espars peints de couleurs vives et couverts de signes magiques criards. Il était plus petit et moins luxueusement aménagé que les navires sur lesquels les princes du Château faisaient le voyage entre le Mont et le Labyrinthe, mais il ferait l’affaire. Son nom, Termagant, s’affichait en flamboyantes lettres rouges de style baroque sur le revêtement jaune citron de la coque ; son capitaine. Dimithair Vort, était une femme d’Ambleborn au corps dur et au visage ingrat, avec des muscles de débardeur et une toison ébouriffée de cheveux noirs Irisés, au bout desquels elle avait attaché une multitude cliquetante de charmes et d’amulettes.

— Prestimion, fit-elle, en parcourant la liste des passagers sur le manifeste. Lequel d’entre vous est Prestimion ?

— Moi.

— Prestimion de Muldemar ?

— Lui-même.

— Mon frère vous a emmené un jour à la chasse au gharvole, dans la région de Thazgarth, au-delà du mont Baskolo. Vous étiez avec quelques autres grands seigneurs. Mon frère est guide là-bas, il s’appelle Vervis Aktin. Je vous voyais beaucoup plus grand, ajouta-t-elle en le toisant des pieds à la tête.

— Moi aussi. Le Divin en a décidé autrement.

— Mon frère m’a dit que vous étiez le meilleur tireur à l’arc qu’il ait jamais rencontré. À part lui, naturellement… Il est le meilleur archer au monde. Vervis Aktin : vous souvenez-vous de lui ?

— Très clairement, répondit Prestimion.

Cela remontait à sept ans. Korsibar, avec qui il entretenait à l’époque des relations plus amicales, l’avait invité à une partie de chasse dans la réserve de Thazgarth, une forêt dense au nord-est d’Alhanroel, large de près de deux mille cinq cents kilomètres, où les plus dangereux prédateurs vivaient en liberté. Septach Melayn les accompagnait, ainsi que le jeune comte Belzyn de Bibiroon, une tête brûlée qui devait trouver la mort l’année suivante dans un accident de montagne.

Vervis Aktin, Prestimion s’en souvenait maintenant, avait les mêmes cheveux frisés que sa sœur, le même corps sec et musclé, et la même indifférence marquée au prestige de l’aristocratie. Le soir, autour du feu de camp, il se vantait en toute liberté de ses exploits amoureux, de ses bonnes fortunes avec quantité de chasseresses de la haute société au cours de ses expéditions de chasse ; Korsibar avait été obligé de lui demander de se taire avant qu’il commence à citer des noms. Prestimion avait gardé le souvenir d’un guide infatigable et, il devait le reconnaître, d’un excellent archer, mais peut-être pas aussi suprêmement doué que l’affirmait sa sœur.

Elle les conduisit à leurs chambres, de simples petites cabines sous le pont, où ils dormiraient tout le temps du voyage. Prestimion partageait la sienne avec Gialaurys, le duc Svor avec Septach Melayn.

— Que fait votre frère aujourd’hui ? demanda Prestimion au capitaine qui restait sur le seuil en l’observant avec désinvolture.

— Il est toujours guide à Thazgarth. Il a perdu une jambe en se faisant prendre entre une mère gharvole et son petit, mais il n’a pas ralenti ses activités pour autant. Vous l’avez beaucoup impressionné, vous savez. Pas seulement par ce que vous saviez faire avec un arc. Il a dit que vous seriez Coronal un jour.

— Peut-être, fit Prestimion.

— Mais nous ne sommes pas déjà prêts à en avoir un autre. Le nouveau, lord Korsibar, vient de prendre ses fonctions. Vous le connaissez, j’imagine ?

— Très bien. Il était avec votre frère et moi à Thazgarth, pendant cette expédition de chasse.

— Pas possible ! J’ai entendu dire que c’était le fils du vieux Confalume. C’est bien vrai ? Comme ça, le trône reste dans la famille. Le Divin m’est témoin que je ferais la même chose ! Vous savez prendre soin de vos intérêts, vous, les grands seigneurs.

Son sourire découvrit de belles dents pointues.

— Mon frère me disait toujours…

Ils furent interrompus par Septach Melayn qui ne supportait pas que s’installe une familiarité déplacée entre cette femme et Prestimion, et que la conversation avait depuis longtemps cessé d’amuser. Il invita Dimithair Vort à se retirer et les voyageurs entreprirent de s’installer dans leur cabine.

Au bout d’un moment, des incantations leur parvinrent. Prestimion sortit et vit une demi-douzaine de membres de l’équipage, le capitaine et quelques autres, réunis sur le pont, qui se passaient de main en main en psalmodiant de petites pierres, selon un ordre préétabli. Il avait déjà assisté à cette scène. C’était une sorte de cérémonie destinée à garantir la sécurité du voyage. Une invocation de routine. Les pierres étaient des objets sacrés, bénits par quelque chaman aux pouvoirs duquel le capitaine croyait.

Prestimion observa les marins avec une manière de tendresse. Son moi rationnel se hérissait comme à l’accoutumée devant cette nouvelle manifestation de superstition, cette croyance naïve en des corps minéraux, mais il n’en était pas moins impressionné par la pureté et l’intensité de la foi qu’elle suggérait, une foi en des esprits bienveillants et attentifs, sous la protection de qui on pouvait se placer. Ils étaient capables de croire à l’invisible ; pas lui. Cette différence était comme une muraille qui se dressait entre eux. Prestimion se prit à aspirer à partager cette foi qu’il n’avait jamais, fût-ce un instant, été capable d’éprouver ; il ressentit d’autant plus ce manque que les honneurs suprêmes venaient de lui être arrachés et qu’aucun moyen visible du monde de la raison et des phénomènes naturels ne lui permettait de les reconquérir. Les esprits apportaient la consolation lorsque les objectifs matériels échappaient à l’homme. À condition de croire à l’existence des esprits.

Svor apparut à ses côtés. Prestimion indiqua la cérémonie qui se déroulait et posa le doigt sur les lèvres. Svor hocha la tête.

Les incantations s’achevèrent et les marins se dispersèrent en silence.

— Comme tout cela est réel pour eux, fit Prestimion. Comme ils prennent au sérieux le pouvoir de ces pierres.

— Avec juste raison, répondit Svor. Tu peux croire ou ne pas croire, Prestimion, il existe des forces puissantes auxquelles on peut commander, si on sait s’y prendre. « Je peux déplacer le ciel, commença-t-il à déclamer, élever les terres, fondre les montagnes, geler les fontaines. Je peux faire apparaître les fantômes et contraindre les dieux à marcher parmi nous. Je peux éteindre les étoiles et illuminer l’abîme insondable. »

— Tu peux vraiment le faire, Svor ? demanda Prestimion en le regardant bizarrement. J’ignorais que tu étais un si puissant sorcier.

— Je ne fais que citer un poème, répondit Svor. Un poème très célèbre.

— Bien sûr, fit Prestimion.

Tout lui revenait, maintenant que Svor l’avait mis sur la voie.

— C’est Furvain, n’est-ce pas ? Bien sûr, Furvain. J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt.

Le Livre des Changements, cinquième chant, quand la prêtresse Métamorphe apparaît devant lord Stiamot.

— Oui, reprit Prestimion, confus. Bien sûr.

Quel enfant n’avait lu ce récit épique, plusieurs fois millénaire, qui relatait en vers exaltants les batailles héroïques de l’aube de Majipoor ? Mais éteindre les étoiles et illuminer l’insondable abîme relevaient de la fable. Il n’avait jamais pris le majestueux poème de Furvain pour des faits historiques.

— J’ai cru que tu prétendais posséder ces pouvoirs, reprit-il en riant. Ah ! Svor, Svor ! Si seulement quelqu’un pouvait, par un tour de magie, ramener les choses à ce qu’elles auraient dû être ! Laisser Korsibar passer le reste de son existence à chasser de par le monde et placer le gouvernement en sûreté entre mes mains ! Mais qui pourrait le faire ?

— Pas moi, répondit Svor. Si je le pouvais, je le ferais.

4

Au neuvième jour du voyage vers le nord de lord Korsibar, après son départ du Labyrinthe, une étoile bleu-blanc apparut au firmament, une étoile que nul n’avait jamais vue, brillant comme un diamant au centre de la voûte céleste, un joyau flamboyant qui aveuglait l’œil comme un second soleil.

Mandrykarn fut le premier à la remarquer, une demi-heure après le repas du soir. Il se tenait seul à la proue du vaisseau amiral de la flottille de neuf unités, le Lord Vildivar. C’était le bateau réservé au Coronal, la plus belle des embarcations à fond plat du bas Glayge, qui, au printemps, avait transporté l’ex-lord Confalume jusqu’au Labyrinthe et maintenant, au cœur de l’été, remontait le fleuve vers le Château, avec le nouveau lord Korsibar à son bord. Soudain, dans la douceur de la nuit, tandis que l’obscurité allait s’épaississant, Mandrykarn qui sirotait sereinement un vin gris frais en laissant son regard courir sur la platitude monotone de la vallée éprouva une sensation de froid sur la tête et les épaules. Il leva les yeux et vit l’étoile brillant de mille feux, à un endroit où, peu avant, il n’y avait pas d’étoile.

Un cri de surprise et de frayeur lui échappa, et il porta si précipitamment la main au rohilla fixé sur le devant de sa tunique qu’il renversa le vin sur sa poitrine.

Une nouvelle étoile ? Qu’est-ce que cela pouvait signifier d’autre qu’un malheur imminent, une calamité ? Cette étoile devait nécessairement être le signe que des forces puissantes et menaçantes étaient sur le point de descendre du cosmos pour s’abattre sur la planète.

En frottant vivement son amulette, Mandrykarn marmonna une formule magique destinée à protéger du mal, apprise la veille de Sanibak-Thastimoon, sans quitter des yeux l’étrange étoile nouvelle, mais il fut pris d’un accès de peur et d’un tremblement irrépressible qui lui firent éprouver une honte amère de sa lâcheté.

Le comte Farquanor apparut brusquement à ses côtés.

— Es-tu souffrant, Mandrykarn ? demanda le petit homme cauteleux avec une pointe de méchanceté sournoise dans la voix. Je t’ai entendu crier. Et je te vois blanc comme un linge, l’air bouleversé.

— Regarde au-dessus de ta tête, Farquanor, répondit Mandrykarn en luttant contre le tremblement honteux qui agitait son corps et en maîtrisant à grand-peine le chevrotement qui entrecoupait sa voix. Que vois-tu là-haut ?

— Le soleil. Des étoiles. Un vol de thimarnas qui regagnent très tard leur nid.

— Tu n’es pas un astronome, Farquanor. Quelle est cette étoile bleu-blanc, juste à l’ouest du méridien polaire ?

— Eh bien, Trinatha, j’imagine. Peut-être Phaseil. L’une ou l’autre, en tout cas.

— Trinatha est au septentrion, sur l’horizon, à sa place habituelle. Phaseil là-bas, à l’est. Tu n’es pas un astronome, Farquanor.

— Et toi, tu n’es pas un grand buveur. Regarde, tu as renversé du vin partout sur ta tunique ! Mon pauvre ami ! Une serviette pour le comte Mandrykarn ! Serais-tu ivre, Mandrykarn ?

— Cette étoile à l’ouest est apparue il y a trois minutes. Je l’ai vu arriver dans le ciel. As-tu déjà entendu quelqu’un raconter qu’il a assisté à la naissance d’une étoile ?

Farquanor émit un petit ricanement de dérision.

— Tu es ivre !

Des cris d’excitation s’élevèrent de l’autre côté du pont, un homme d’équipage passa en courant, le doigt pointé vers le ciel, invitant d’une voix rauque tout le monde à lever la tête et à regarder ; d’autres marins le suivirent de près, en faisant peu ou prou la même chose. Sanibak-Thastimoon monta à son tour sur le pont, la sœur du Coronal sur ses talons. Ils s’avancèrent tous deux vers le bastingage, la tête levée vers les étoiles, parcourant le ciel en tous sens.

— Non, cria Mandrykarn, un peu plus à l’ouest. Là ! là ! Vous la voyez ?

Il prit le bras du Su-Suheris, le dirigea vers l’étoile. Les deux têtes du mage suivirent la ligne indiquée par Mandrykarn. Sanibak-Thastimoon resta un moment silencieux, le temps de s’accoutumer à la vue de cette nouvelle étoile.

— Quel est ce funeste présage ? demanda Mandrykarn.

— Funeste ? fit Sanibak-Thastimoon. Il n’y a là rien de funeste. C’est l’étoile du couronnement, ajouta-t-il avec un petit soupir de satisfaction. Appelez lord Korsibar.

Mais Korsibar était déjà arrivé sur le pont.

— Qu’est-ce que c’est que ce remue-ménage ? lança-t-il. On parle d’une nouvelle étoile. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment peut-il y avoir une nouvelle étoile ?

— Vous êtes la nouvelle étoile, monseigneur, déclara le Su-Suheris d’une voix sonore qui manquait singulièrement d’harmonie, ses deux têtes parlant à la fois. Vous apparaissez au firmament pour apporter la gloire au monde. C’est votre couronne à la constellation qui est dans le ciel, pour saluer votre avènement.

Il forma avec ferveur le symbole de la constellation, d’abord en direction de l’étoile bleu-blanc, puis de Korsibar, trois, quatre, cinq fois de suite, en criant à pleins poumons : « Korsibar ! Korsibar ! Vive lord Korsibar ! » Tous ceux qui se trouvaient sur le pont l’imitèrent, de sorte que l’air résonnait de vivats. « Korsibar ! Lord Korsibar ! »

Au milieu des acclamations, Korsibar demeura pétrifié, respirant à peine, les yeux rivés sur l’étoile. Au bout d’un moment, il leva les mains, retira la couronne qu’il avait portée presque sans discontinuer depuis son accession au pouvoir et l’appuya légèrement, avec respect, contre sa poitrine.

— Qui s’attendait à cela ? fit-il d’une voix très douce, en s’adressant à sa sœur. Je suis vraiment roi ?

— En as-tu jamais douté ?

— Non. Jamais.

Elle se laissa tomber à genoux devant lui, saisit le bord de sa tunique et l’embrassa. Les autres l’imitèrent : Mandrykarn le premier, encore si bouleversé par ce qu’il avait vu qu’il faillit perdre l’équilibre et bascula en avant au moment où il mettait pesamment un genou sur le pont, puis Farquanor, Venta, le comte Kamba et, un instant plus tard, Farholt, Navigorn, le capitaine du bateau, Lynkamor, et une poignée d’autres, arrivés un par un pour voir ce qui se passait et qui découvraient une cérémonie en train de se dérouler. Sanibak-Thastimoon resta seul à l’écart, observant la scène avec une évidente satisfaction, mais sans faire un geste pour y prendre part.

Quand toute l’assemblée lui eut rendu hommage, Korsibar s’adressa au capitaine.

— Où sommes-nous exactement, Lynkamor ?

— Un peu au nord de Terabessa, monseigneur, à cinq heures de Palaghat.

— Excellent. Palaghat est un bon endroit pour faire notre première apparition publique. La venue de cette étoile est le signe que le moment est arrivé de nous présenter au peuple et de nous faire acclamer. Faites répandre la nouvelle à Palaghat que nous accosterons demain matin pour donner notre bénédiction et recevoir l’hommage des habitants.

— Il emploie maintenant le pluriel de majesté, souffla le comte Kamba de Mazadone, qui se tenait près de Kanteverel de Bailemoona.

— Comme il sied à un roi, répondit Kanteverel. Un roi peut s’exprimer comme bon lui semble.

— Quand il était Coronal, Confalume se contentait de dire je et moi.

— Confalume n’a pas eu une nouvelle étoile pour marquer le début de son règne, riposta Kanteverel en levant les yeux au ciel. Et Korsibar en est encore à goûter à la fierté d’être roi. Comment lui reprocher d’être plein de lui-même en voyant quelque chose comme cela apparaître dans le ciel ?

— Soit, fit le comte Kamba avec un petit rire. Il peut bien s’exprimer comme il veut en ce début de règne. Il en vit les meilleurs moments. Sa charge ne pèse pas encore sur lui ; il n’en a connu jusqu’alors que le prestige et la gloire, les gestes d’hommage et les génuflexions. Il découvrira plus tard des choses moins agréables, comme les rapports interminables et rebutants de pompeux gouverneurs de province, l’organisation de l’approvisionnement en céréales dans des lieux écartés dont il n’aura jamais entendu parler, la préparation d’un budget pour les travaux sur les routes et les ponts, la nomination de chambellans, de maîtres de cérémonie, de percepteurs, de ministres et de sous-ministres de la correspondance royale, des prisons et des forts, des statistiques météorologiques, des poids et des mesures, j’en passe, et des meilleures.

Mandrykarn s’approcha d’eux, sans avoir entendu les paroles de Kamba.

— L’étoile du couronnement ! lança-t-il en riant. Comme elle brille ! comme elle est belle ! Quand je pense que je l’avais prise pour un présage funeste. Regardez-moi : j’ai renversé du vin partout. J’ai eu si peur en la découvrant ! Mais je suis un ignorant ! Et regardez le Coronal ! poursuivit-il avec un nouveau rire. Ses yeux brillent avec autant de force que cet astre !

Korsibar demeura un long moment sans bouger, le regard fixé sur l’étoile, comme s’il ne pouvait se repaître de sa vue. Puis il offrit son bras à lady Thismet et ils s’éloignèrent ensemble.

Gialaurys, lui aussi, vit la nouvelle étoile apparaître cette nuit-là, à plusieurs milliers de kilomètres au nord, sur le Termagant qui remontait le Glayge, de l’autre côté du lac Roghoiz. Affalé sur le pont, il s’était mis à l’aise pour jouer aux dés avec Septach Melayn. La soirée était paisible et agréable, une brise chargée d’humidité, venant du Mont du Château, soufflait dans la large vallée. Les moteurs du bateau ronronnaient sans à-coups ; à cet endroit le fleuve rapide s’engouffrait dans un lit profond et l’étroite embarcation luttait contre un fort courant pour remonter vers le nord.

C’était au tour de Septach Melayn de jouer. Il agita le cornet, décrivit un large cercle avec le bras et lança les dés d’un petit mouvement théâtral du poignet. Ils sortirent en s’entrechoquant, un, deux, trois, et se disposèrent en une ligne si droite qu’on l’eût dite tracée à la règle.

— Les yeux, la main, la fourchette, annonça Septach Melayn en tapant du plat de la main sur le pont pour exprimer sa satisfaction. Encore dix, c’est ce que je devais faire. Tu as perdu deux royaux, Gialaurys… Gialaurys ? Que regardes-tu comme ça ?

— Connais-tu cette étoile, Septach Melayn ?

— Laquelle ? Celle-là, à l’ouest, qui est si brillante ? Comment s’appelle-t-elle ?

— Je ne l’avais jamais vue ? Est-ce que de nouvelles étoiles apparaissent d’un seul coup dans le ciel, comme par miracle ? C’est ce que celle-là a fait, j’en donnerais ma main à couper !

L’air perplexe, Septach Melayn se releva lentement. Tirant de sa ceinture son petit poignard décoratif, il le pointa à bout de bras vers l’occident, comme s’il avait voulu mesurer quelque chose.

— Que fais-tu ? demanda Gialaurys.

— Je mesure la distance entre les étoiles. Regarde : ici, tu as Thorius et là Xavial, la grosse rouge ; une longueur de poignard les sépare, exactement comme il se doit. Mais, à mi-chemin des deux, il y a la nouvelle, à l’endroit où, à ma connaissance, il n’y a jamais eu d’étoile. Comme tu l’as dit, Gialaurys, elle est apparue par magie.

— C’est de la sorcellerie.

— Je dirais plutôt qu’elle s’est embrasée.

— Je croyais que les étoiles étaient faites de feu, fit Gialaurys avec un regard d’incompréhension.

— Certains feux brûlent sans flammes, d’autres avec un vif éclat. C’est pareil pour les étoiles ; il arrive qu’une étoile peu brillante ait une brusque augmentation d’éclat et que sa température devienne dix fois plus élevée, peut-être dix mille fois. C’est le cas de celle-ci, je pense. Elle a toujours été là, mais sa lumière était trop faible pour qu’on la remarque ; elle vient d’exploser et devient incandescente, et cette chaleur intense a probablement tout calciné sur les planètes voisines. Voilà pourquoi nous la voyons briller d’un seul coup comme une torche dans la nuit. J’en parlerai avec Svor ; il s’y connaît.

Et il commença à appeler Svor, qui était dans sa cabine.

— Viens sur le pont, toi, le philosophe ! Viens contempler ce mystère dans le ciel !

— C’est de la sorcellerie, répéta Gialaurys, l’air buté. Un présage maléfique.

— Qu’annonce-t-il, à ton avis ? demanda Septach Melayn. Dis-moi ce que t’indique cette étoile, car je n’entends rien à ces choses. Interprète cette énigme pour moi, mon bon Gialaurys ! Quel message nous envoie cette étoile que tu dis porteuse d’un présage ?

— Te moquerais-tu encore de moi, Septach Melayn, comme tu le fais si souvent ?

— Non, non… je ne cherche pas à me moquer de toi.

— Bien sûr que si, fit Svor en sortant par l’écoutille. Tu joues avec ce pauvre Gialaurys en le traitant comme un grand niais. Ce qu’il est loin d’être, même si, comme la plupart des gens, il n’est pas aussi roué que toi. Joue donc plutôt avec moi, mon cher Septach Melayn, tu auras du fil à retordre.

— Très bien. Il y a une nouvelle étoile dans le ciel.

— C’est vrai, oui. Je la vois distinctement, un peu à l’ouest de Thorius. Elle brille d’un vif éclat.

— Qu’est-ce que cela peut signifier, Svor, pour toi qui as une foi si grande en la sorcellerie ? Dis-le-moi, puisque je ne suis pas en mesure de voir ces choses par moi-même. Gialaurys parle d’un présage maléfique. Que nous annonce, à ton sens, ce présage maléfique ? Avons-nous des épreuves encore plus pénibles à redouter, nous qui en avons déjà tant subi ?

— Tout au contraire, répondit Svor avec un sourire condescendant, en tiraillant les poils bouclés de sa barbe courte. Je ne suis pas devin de profession, ô merveilleux Septach Melayn, mais je crois savoir assez bien lire dans le ciel pour un amateur. Cette étoile qui apparaît ce soir brille pour nous montrer le courroux des esprits devant l’infamie commise par Korsibar. Cette étoile est notre salut. Elle représente la mort de Korsibar et l’avènement de Prestimion.

— Qu’est-ce qui, dans son apparence, te fait croire cela ?

— S’il te faut poser la question, mon doux ami, tu ne comprendras jamais la réponse.

Pour toute réponse, Septach Melayn sourit en haussant les épaules. Mais Gialaurys émit un son inarticulé d’acquiescement. Il inclina la tête jusqu’à ce qu’elle touche les bordages du pont, puis il tendit les mains et fit des signes à l’étoile, des signes propitiatoires, des signes de bienvenue.

La cité de Palaghat, sur la rive orientale du Glayge, était la plus grosse agglomération entre le Labyrinthe et le lac Roghoiz : un centre agricole où les fermiers des trois provinces adjacentes apportaient leurs récoltes pour les expédier vers d’autres entrepôts en amont et en aval du fleuve. Toute la région était plate, mais Palaghat avait été bâtie sur un petit promontoire dominant le Glayge, de sorte que la cité, en raison de la platitude de toute la contrée et de l’arrière-plan spectaculaire et verdoyant d’une forêt de hauts mengaks feuillus, semblait dominer la plaine à des kilomètres à la ronde, comme si elle se dressait au sommet d’un autre Mont du Château.

Quand le Coronal ou des dignitaires du royaume voyageaient sur le fleuve, ils faisaient souvent halte à Palaghat, qui offrait beaucoup plus de facilités à ces hôtes de marque que n’importe quelle autre ville du cours inférieur du Glayge. La route à quatre voies, au pavage de brique, qui reliait le port grouillant d’activité au centre de la cité et portait le nom ronflant d’Avenue royale était bordée de deux rangées de majestueux palmiers d’Havilbove au tronc d’un rouge flamboyant. Ce jour-là, en l’honneur du nouveau Coronal, sur toute la longueur de la route, les arbres étaient ornés de bannières vert et or portant le symbole de la constellation. Des affiches à l’effigie de lord Korsibar eussent pu faire partie de la décoration de la route, s’il y en avait eu à Palaghat ; mais le choix de Korsibar comme Coronal n’ayant été en aucune manière ni prévu ni prévisible, nul portrait de lui n’avait encore pu être reproduit et distribué de par le monde.

Malgré son caractère hâtif et improvisé, la réception n’en était pas moins impressionnante : coups de cymbales et sonneries de trompettes, fleurs et guirlandes jonchant le sol sur tout le trajet, une escorte composée de centaines de fonctionnaires municipaux, du maire revêtu de son costume d’apparat en velours aux chefs de service et à leurs subalternes, sans oublier des groupes de mages en robe de brocart, aux chants solennels et les milliers de simples citoyens, le cou tendu au bord de la route pour apercevoir leur nouveau monarque, criant à pleins poumons : « Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar ! » Il s’y était déjà presque habitué. Cela lui avait semblé quelque peu irréel les premiers jours, comme une sorte de rêve, de voir tout le monde former pour lui le symbole de la constellation, d’entendre accoler à son nom le titre si peu familier de « lord » à la place de celui de « prince » qu’il avait porté toute sa vie et de surprendre cette lueur secrète de révérence mêlée de crainte dans les yeux de tous ceux qui le regardaient à la dérobée, en pensant qu’il ne les voyait pas. Tous les matins, au réveil, il s’attendait à trouver son père à son chevet et à l’entendre déclarer : « Très bien, Korsibar, il est temps de mettre un terme à cette petite mascarade. »

Mais chaque jour qui passait ressemblait à celui qui l’avait précédé, avec ses gestes d’hommage et ses courbettes, ses « monseigneur » par-ci, ses « oui, monseigneur » par-là et, quand, peu avant de quitter le Labyrinthe, il avait rencontré son père, ils n’avaient échangé que quelques mots, des plus banals et conventionnels ; abattu, accablé, Confalume ne semblait aucunement désireux de s’opposer à la nouvelle situation, aussi étrange qu’elle fût, provoquée par l’action hardie de son fils dans la Cour des Trônes.

Même à l’heure des adieux, juste avant que Korsibar ne quitte la cité souterraine pour entreprendre son voyage triomphal vers le nord pour prendre possession de son trône, à un seul moment le nouveau Pontife avait trahi l’angoisse suscitée par les événements. En plongeant les yeux dans ceux de Korsibar, un éclair de rage et de désespoir farouche avait traversé les prunelles de celui qui, quelques semaines plus tôt, était l’homme le plus puissant de la planète et qui s’était fait berner en un instant par son propre fils. Mais il n’avait rien dit ouvertement qui indiquât sa répugnance pour ce que Korsibar avait fait. Il n’avait pas fait de remontrances, n’avait rien contesté. Ce qui était fait était fait ; le pouvoir était passé, pour la première fois dans l’histoire de la planète, des mains du père à celles du fils.

Palaghat n’était en rien comparable à la moins belle des Cinquante Cités du Mont du Château. Mais, à sa manière provinciale, elle était assez jolie, avec ses hautes terrasses blanches dominant les rives du fleuve, sa végétation luxuriante, son solide mur d’enceinte fait de blocs de granit rose agrémenté d’une profusion de parapets, d’embrasures, de créneaux et de mâchicoulis, et orné de représentations en lapis-lazuli et or de dragons héraldiques et de gabalungs à longues cornes.

Le maire de la cité, Ildikar Weng, était un homme replet, transpirant, au visage rougeaud et lippu, portant une couronne ridicule de poils dorés et frisés autour du crâne, des joues et du menton. Assis aux côtés de Korsibar dans le flotteur qui les conduisait du port au palais réservé pour la suite royale, il garda les yeux rivés sur le visage du Coronal avec un regard d’admiration infinie et de respect servile, sans cesser un instant d’agiter la main et d’incliner la tête en direction de la foule massée le long de la route, comme si les acclamations étaient destinées non à lord Korsibar mais à sa personne.

Avec un intarissable flot de paroles, le maire s’efforça de démontrer à Korsibar qu’il était aussi à l’aise dans la compagnie d’un Coronal que dans celle de seigneurs de moindre importance, émaillant ses propos d’anecdotes sur les visites que d’autres grands de la planète avaient faites à Palaghat sous son administration, racontant avec force détails à Korsibar que le glorieux lord Confalume, son père, avait une prédilection pour un vin du terroir qu’il se ferait un plaisir de lui procurer, qu’il s’était toujours fait une joie de recevoir le Haut Conseiller, le duc Oljebbin, dans sa cité ou que le Grand Amiral avait particulièrement apprécié un poisson rare péché dans les eaux du fleuve. Ildikar Weng se vanta même d’avoir reçu la visite du défunt Pontife, car Prankipin était enclin à quitter de temps à autre le Labyrinthe pour une escapade qui pouvait le mener jusqu’à Palaghat, même si cela ne s’était pas produit depuis de longues années.

La patience de Korsibar fut mise à rude épreuve. Était-ce cela être Coronal, de supporter, partout où il se rendait, le caquetage d’imbéciles de cet acabit ?

Il se força à écouter poliment, un certain temps. Mais le maire eut une parole malheureuse.

— Il y a deux ans, poursuivit Ildikar Weng, nous avons aussi reçu la visite du merveilleux et charmant prince Prestimion, au cours de laquelle il a déclaré, si ma mémoire est bonne…

— Épargnez-nous, de grâce, les déclarations du merveilleux et charmant prince, fit Korsibar d’un ton coupant, en étouffant un juron.

La rudesse du ton du Coronal fit blêmir Ildikar Weng, puis son visage s’empourpra violemment. Il battit des paupières et écarquilla les yeux.

— Monseigneur ? Vous ai-je offensé en quelque manière que ce soit ?

— Il est offensant de devoir écouter des anecdotes sur chacun des hobereaux du Château qui vous a fait l’honneur de roter ou de dégobiller au cours de vos tristes banquets. Oui, nous tenons cela pour une offense. Ne croyez-vous pas que notre oreille se lasse du torrent de platitudes qu’on y déverse ?

— Monseigneur, monseigneur, monseigneur ! s’écria le maire en levant les mains avec une agitation si vive qu’il sembla sur le point de basculer par le toit ouvert du flotteur. Je ne pensais pas à mal, monseigneur ! Mille pardons ! Cent mille pardons ! Je croyais que le prince Prestimion était pour vous un ami très cher et j’imaginais qu’il vous plairait d’entendre…

D’un regard glacial, Korsibar le fit taire. Les yeux exorbités, Ildikar Weng laissa sa phrase en suspens. Il donna l’impression d’être au bord des larmes.

Korsibar comprit qu’il avait été trop dur. Mais que faire ? Présenter des excuses ? L’assurer de quelques mots lénifiants, qu’il n’y avait pas lieu de se vexer ? Un Coronal n’avait pas à s’excuser et, s’il le faisait, cela déclencherait un nouveau torrent de platitudes qui ne cesseraient qu’en arrivant à destination. Thismet, assise de l’autre côté d’Ildikar Weng, arriva à la rescousse.

— Le Coronal est très las, monsieur le maire, expliqua-t-elle, et il préférerait peut-être un peu de silence. Il est resté éveillé très tard pour signer des décrets et des lettres de nomination ; vous savez quelle charge de travail cela représente, surtout lorsque l’on prend de nouvelles fonctions.

— Je suis mort de honte de mon manque d’égards.

— Inutile, monsieur le maire. Entretenez-vous plutôt avec moi, pour le moment. Dites-moi : ces magnifiques palmiers au tronc rouge qui bordent la route, n’en existe-t-il pas une espèce similaire dans le jardin de lord Havilbove, près de la Barrière de Tolingar, sur le Mont du Château ?

— C’est très exactement le même arbre, princesse, dont on nous a offert des graines, sous lord Tharamond.

Et il commença à disserter interminablement sur la raison et la manière dont les graines avaient été obtenues. Puis il expliqua les difficultés qu’il avait fallu surmonter pour acclimater cette espèce à Palaghat. Profondément soulagé, Korsibar s’enfonça dans son coussin moelleux de cuir cramoisi et se laissa glisser dans une sorte de demi-sommeil, sans fixer son esprit sur quoi que ce fût, accompagné par les cris de « Korsibar ! Lord Korsibar ! » portés par le vent qui soufflait du fleuve.

Ils arrivèrent au palais où ils étaient hébergés et Korsibar fut enfin seul. La suite royale était véritablement digne d’un souverain, avec ses cinq pièces luxueuses aux murs scintillants de jaspe vert discrètement marqué de taches rouge sang et aux draperies de Gemmelthrave, si délicatement tissées qu’on eût dit l’œuvre d’araignées, qui encadraient les hautes fenêtres offrant une vue panoramique sur la cité, le port et le fleuve.

C’était pour lui l’occasion de quitter ses vêtements, de prendre un bain et un peu de repos avant le banquet et les inévitables discours. Il portait une étole blanche en fourrure de steetmoy sur un pourpoint vert, les couleurs traditionnelles du Coronal ; mais le temps avait manqué pour faire couper correctement le costume, qui lui allait mal et était trop chaud pour cette journée d’été. Il retira l’étole de ses épaules et la plaça sur un valet en bois, en se disant qu’il n’aurait plus guère l’occasion de s’habiller et de se déshabiller seul au Château, avec la multitude de domestiques qui seraient en permanence à son service.

En commençant à défaire le lacet qui serrait le pourpoint à la taille, son regard glissa sur un miroir placé près du lit et s’y arrêta pour étudier les traits de son visage, s’efforçant de voir s’il avait acquis la physionomie impérieuse du monarque qu’il était. Pour être un roi digne de ce nom, il le savait, il importait, au strict minimum, d’en avoir la prestance. Son père, bien que de stature moyenne, avait cette noble prestance. On avait souvent dit de lord Confalume que si un visiteur d’une autre planète était admis dans une réception à la cour, il saurait distinguer du premier coup d’œil le Coronal dans la foule, que lord Confalume eût jugé bon ou non de porter sa couronne ce jour-là.

La couronne était un atout précieux. Korsibar la déplaça légèrement, la redressa, car elle s’était quelque peu inclinée pendant le trajet en flotteur.

— Tu aimes la regarder, mon cher frère, n’est-ce pas ? lança brusquement derrière lui la voix de Thismet. Mais ne penses-tu pas qu’il faudrait la retirer de temps à autre et ne pas la toucher ?

— Et toi, ne penses-tu pas qu’il convient de frapper avant d’entrer chez le Coronal, même s’il est ton frère jumeau ?

— Mais j’ai frappé, deux fois. Tu étais, j’imagine, si occupé à t’admirer que tu n’as pas entendu. N’obtenant pas de réponse, je me suis dit que je pouvais entrer. À moins qu’il n’y ait entre nous une gêne qui n’existait pas, maintenant que tu es roi.

Korsibar enleva la couronne et la posa sur le lit.

— Il est peut-être vrai que je la porte trop, fit-il en souriant. Mais je ne m’y suis pas encore habitué au point d’avoir envie de m’en passer.

— Père ne la portait qu’en certaines occasions.

— Il a été Coronal pendant le double de notre vie, Thismet. Laisse-moi être roi six mois au moins avant que je trouve naturel de l’avoir.

— Comme monseigneur voudra, fit Thismet avec un geste de soumission exagérée.

Elle s’avança vers lui, leva vers son visage des yeux brillants d’excitation et le prit par les poignets.

— Oh ! Korsibar, Korsibar ! Arrives-tu à y croire ?

— Une partie du temps seulement.

— Moi aussi… Lord Korsibar ! Le Coronal de Majipoor ! Et ce fut si facile ! Nous laisserons notre empreinte sur cette planète, toi et moi ! Nous accomplirons des choses merveilleuses, Korsibar, maintenant que tout est entre nos mains.

— Nous le ferons, ma sœur.

— Mais tu dois faire attention à ne pas te montrer si hautain.

— Hautain, moi ?

— Tu as été cruel avec ce petit maire grassouillet et rougeaud.

— Il m’avait cassé trop longtemps la tête avec ses histoires sur père, sur Prankipin, sur Oljebbin, sur je ne sais qui encore et, pour couronner le tout, sur Prestimion… C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

— Je te croyais très attaché à Prestimion.

— Je n’éprouve pas et n’ai jamais éprouvé de haine pour lui. Mais me lancer son nom au visage, comme cela… quels desseins sournois poursuivait-il ? quelles insinuations perfides faisait-il ?

— Rien de tout cela, à mon sens.

— Quand il était de notoriété publique que Prestimion devait être le prochain Coronal.

— Non, répliqua Thismet en commençant à compter sur ses doigts. Primo, ce qui est de notoriété publique au Château ne l’est pas nécessairement dans la vallée du Glayge. Secundo, il n’y a aucune raison au monde pour que le maire ait des arrière-pensées railleuses en te parlant de Prestimion ; il n’a rien à y gagner et tout à y perdre. Tertio, l’homme est beaucoup trop stupide pour avoir des desseins sournois. Et enfin – écoute-moi bien, cher frère ! – enfin, un roi doit supporter les imbéciles qui lui cassent la tête, car tous les imbéciles de la création essaieront de le faire et certains y parviendront inévitablement. Ton père n’a pas gagné l’affection de tout le peuple en rembarrant hargneusement les gens. Aucun grand Coronal n’a fait cela. Je veux que tu sois un grand Coronal, Korsibar.

— Je le serai.

— Dans ce cas, reprit Thismet, fais bonne figure devant les imbéciles. Le Divin qui les a créés par millions t’a donné à eux comme roi.

Elle forma le signe de la constellation, avec plus de sincérité que précédemment, et envoya à Korsibar un baiser du bout des doigts avant de se retirer.

Korsibar eut deux heures de répit avant d’avoir à remplir les obligations de sa charge. Il venait juste de finir de s’habiller après son bain quand Oljebbin vint lui présenter des documents à signer pour les expédier au Château, ce qu’il fit sans les lire, Oljebbin lui ayant dit qu’il s’agissait de papiers sans importance. Puis Farholt vint discuter avec lui du plan de table pour le banquet donné en son honneur ; après Farholt, ce fut le tour de Farquanor, qui prit son temps et revint à la charge avec force allusions et sous-entendus pour essayer de décrocher le poste de Haut Conseiller, à tel point que Korsibar, exaspéré, dut se retenir de lui hurler de décamper. Pour finir, il reçut Dantirya Sambail qui avait entendu une méchante blague sur Prestimion et Septach Melayn, et éprouvait le besoin irrépressible d’en faire profiter le Coronal sans perdre un instant.

Dans l’après-midi, Korsibar réunit sa cour dans les jardins du palais, en s’abstenant cette fois de porter sa couronne, juste pour voir ce que cela faisait de s’en passer et si, sans elle, il se sentirait encore pleinement roi ; il reçut l’hommage d’une délégation de propriétaires terriens et de gros fermiers des environs. Il disposa ensuite d’un peu de temps dans ses appartements pour vider tranquillement une coupe en compagnie de Mandrykarn, Venta et une poignée d’autres amis intimes, puis ce fut l’heure du banquet, trop arrosé de vin trop lourd, avec une nourriture riche et trop abondante, des monceaux de légumes en sauce et d’énormes tranches d’une viande pâle, marinée dans un vin épicé et adoucie par des fruits de jujuga. Il y eut ensuite un discours éminemment diplomatique du maire Ildikar Weng, très assagi, qui s’abstint soigneusement de mentionner Prankipin, Confalume ou tout autre visiteur de marque et s’attarda avec un optimisme excessif sur les grandes réalisations que le Coronal lord Korsibar ne saurait manquer d’accomplir. La réponse de Korsibar fut courtoise mais succincte. Il laissa le plus gros de la parole à Gonivaul, Oljebbin et Farquanor qui se lancèrent avec habileté dans des discours creux sur les grandes réalisations que le nouveau régime se proposait de mener à bien et les merveilleux bénéfices qu’en retirerait immanquablement la population de la vallée du bas Glayge.

Aucun orateur n’omit de mentionner l’étoile apparue la nuit précédente. Ils l’appelèrent « l’étoile de lord Korsibar »…Tous saluèrent en elle un moment qui resterait dans l’histoire, la promesse éclatante d’une ère merveilleuse qui s’ouvrait devant eux. Le banquet terminé, quand ils furent réunis sous la voûte céleste, avant de se retirer dans leur chambre, le regard de Korsibar ne cessa de revenir sur l’étoile et de la fixer longuement en se répétant : L’étoile de lord Korsibar. L’étoile de lord Korsibar. Et il fut une nouvelle fois pénétré du sentiment de la grandeur de cette destinée qui l’avait élevé à une si haute position et le pousserait de l’avant, sa vie durant, malgré tous les obstacles qu’il serait amené à rencontrer.

Cette nuit-là, Korsibar reçut un message de la Dame, le premier depuis de nombreuses années.

Il était rare que la Dame dirige son attention vers un prince du Mont. Elle s’occupait avant tout des gens ordinaires, ceux qui se tournaient vers elle pour demander un conseil, chercher du réconfort. Mais, ce soir-là, c’est à Korsibar qu’elle apparut. Dès qu’il ferma les yeux, il se sentit entraîné dans un tourbillon bleu qui se terminait par un œil doré ; sachant que toute résistance était vaine, il s’abandonna à la force qui l’attirait et traversa l’œil doré pour déboucher dans un lieu d’ombre et de brume.

La Dame Kunigarda se trouvait en ce lieu, qui était la salle octogonale aux murs de pierre blanche, au cœur du Temple Intérieur, sa résidence sur la plus haute terrasse de l’Ile du Sommeil. Elle se promenait le long de la fontaine octogonale qui occupait le centre de cette salle ; c’était une femme d’âge mûr aux traits vigoureux, aux yeux gris très écartés, aux hautes pommettes et à la belle bouche autoritaire, dont la ressemblance avec son frère Confalume était frappante.

Il la reconnut aussitôt. C’était la sœur aînée de son père, élevée au rang de Dame de l’île quand Korsibar et Thismet étaient encore petits et dont le règne en tant que Puissance de Majipoor allait s’achever avec l’avènement du nouveau régime. Il n’avait rencontré que trois fois dans sa vie cette femme d’une force et d’une détermination hors du commun, à l’allure tout aussi majestueuse que celle de son frère Confalume.

Elle le considéra à travers les voiles du rêve d’un regard où perçait de la sévérité.

— Tu dors dans le lit d’un roi, Korsibar. Dis-moi comment cela se fait.

— Je suis roi, ma Dame, répondit-il avec la voix des rêves qu’on lui avait appris à employer dans son enfance. Avez-vous vu mon étoile ? C’est l’étoile d’un roi. L’étoile de lord Korsibar.

— Oui, fit-elle, l’étoile de lord Korsibar. Moi aussi, je l’ai vue, Korsibar.

Et elle commença à parler de la venue de l’étoile et de lui, et aussi de sa sœur, de son père, le nouveau Pontife, de la succession des Coronals et des Pontifes au long des millénaires et de beaucoup d’autres choses encore. Mais il y avait tant et tant de tours et de détours dans le fil de ce long discours que le cerveau endormi de Korsibar avait du mal à suivre la logique de ses paroles, à tel point qu’il dut y renoncer. Elle semblait parler en permanence de deux ou trois choses contradictoires en même temps, si bien que chacune de ces phrases entortillées renfermait sa propre antithèse et ne lui permettait pas de discerner une idée directrice.

Puis elle se tut, lui lança un long regard lourd et froid, et disparut, le laissant seul dans la salle vide ; au bout d’un moment, il se réveilla, troublé, désorienté. Il avait le sentiment que l’austère présence de la vieille femme résonnait encore dans son âme, comme les vibrations d’un bourdon quand la grosse cloche a cessé de sonner. Il s’efforça d’arracher une signification à son rêve, chercha à recréer en esprit le cheminement tortueux des paroles de la Dame.

Elle l’avait reconnu comme Coronal légitime, il en était sûr ; n’avait-elle pas, à plusieurs reprises, parlé de lord Korsibar et du Pontife Confalume ? D’un autre côté, elle avait aussi parlé une fois de son père en l’appelant le « prisonnier ». Prisonnier du Labyrinthe, comme on disait parfois à propos du Pontife ou prisonnier des récents événements ? Le terme était ambigu. Et il y avait eu d’autres ambiguïtés, des bribes de prédictions, floues, imprécises, qui pouvaient être annonciatrices d’épreuves et de revers à venir. Mais des épreuves et des revers pour qui ? Parlait-elle de Prestimion, qui les avait déjà subis, de lui-même ou d’une tierce personne ?

Ce rêve laissa Korsibar effrayé et mal à l’aise. N’en ayant compris que des fragments, il n’aurait su dire pourquoi, mais le rêve semblait ouvrir de mystérieux abîmes, de sombres possibilités, de funestes présages d’un retournement de la situation ; du sommet où il se trouvait on ne pouvait plus que redescendre et il eut le sentiment que le rêve l’avertissait de la présence de redoutables écueils sur sa route. En était-il vraiment ainsi ou s’abandonnait-il à une crise de doute pour contrebalancer sa suprême réussite ? Il ne le savait pas. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas prêté attention à un rêve ni consulté un interprète des rêves pour l’aider à en comprendre la signification qu’il avait oublié le peu qu’il avait su autrefois de la technique d’interprétation.

Il envisagea de faire venir Sanibak-Thastimoon pour lui demander de le faire. Mais les détails du rêve s’effaçaient si vite de son esprit qu’il ne resterait bientôt plus rien à raconter au Su-Suheris. Et, petit à petit, le sentiment de malaise se dissipa.

Ce rêve est un présage favorable, se dit-il avec conviction, à l’approche du matin, au terme de ses réflexions.

Il signifie que la Dame Kunigarda accepte mon accession au pouvoir et qu’elle me soutiendra dans les premiers temps de mon règne.

Oui. Oui. Un présage favorable, absolument.

Oui. Oui !

— As-tu bien dormi, cher frère ? demanda Thismet pendant le repas du matin.

— J’ai reçu un message de la Dame, répondit Korsibar.

Elle le regarda avec une brusque inquiétude ; à l’autre bout de la longue table, la grosse tête en pain de sucre du Procurateur Dantirya Sambail se tourna vers lui avec une expression de vif intérêt.

— Tout va bien, reprit posément Korsibar en souriant. La Dame m’a donné l’assurance de son affection et de son soutien sans réserve. Nous réussirons, cela ne fait pas de doute, pas le moindre doute.

5

La nuit du solstice d’été, une nuit magique, le soleil haut dans le ciel jusqu’à une heure avancée, la Grande Lune et deux des plus petites brillant de conserve, et, au plus haut du firmament, les trois énormes étoiles rouges qui formaient la boucle de la constellation nommée Cantimpreil parfaitement visibles malgré les rayonnements conjugués du soleil et des lunes. La nouvelle étoile était là aussi, l’astre brillant d’un vif éclat bleu dans l’embrasement de la voûte céleste, l’étoile dont Svor avait prédit qu’elle était un heureux présage pour la cause de Prestimion.

Mais Prestimion, seul à cette heure tardive, marchant de long en large sur le pont du Termagant, les yeux brillants, tous les sens en alerte, n’éprouvait guère de joie devant la beauté de la nuit, les lumières mêlées des astres et les zones d’ombre qu’elles créaient. La joie était une émotion qui semblait l’avoir fui. La profonde colère éprouvée après le coup de force de la Cour des Trônes s’était muée en un désenchantement calme et profond, une sorte de perpétuel froid intérieur qui avait succédé à la fureur ; mais le prix de cette froideur maîtrisée était, semblait-il, la perte de toute émotion, la disparition de toute capacité de réaction au plaisir comme à la douleur.

Il regarda le soleil descendre enfin sur l’horizon. La Grande Lune traversa le ciel et disparut à l’est, derrière les collines ; les étoiles prirent possession du ciel, les plus petites accompagnant le trio rouge de Cantimpreil. Le nouvel astre bleu-blanc brillait d’un éclat implacable au centre de la voûte céleste, comme une pointe de métal chauffé à blanc. Prestimion s’assoupit un moment sur le pont ; en ouvrant les yeux – peu après le coucher du soleil, lui sembla-t-il –, il vit que le jour se levait et que les premières lueurs rose cuivré de l’aube s’avançaient vers lui, le long de la vallée du haut Glayge.

À cet endroit le fleuve était très large. Sur la gauche de Prestimion, là où l’obscurité ne s’était pas encore retirée, des ravins étroits, profondément creusés par l’érosion se chevauchaient près de la rive dans une brume épaisse ; sur leurs bords, des panaches brillants de vapeur commençaient à se dérouler comme des étendards se déployant aux premiers rayons du soleil. Sur l’autre rive s’étendait la grande cité fluviale de Pendiwane dont la multitude de toits coniques de tuile rouge rutilait dans la gloire du soleil levant. Un peu plus loin au nord, la masse sombre s’étirant sur la rive occidentale du fleuve ne pouvait être que la cité de Makroposopos, le grand centre des arts du textile. Les tapisseries, les draperies et les ouvrages de bien d’autres sortes qu’on y réalisait étaient fort recherchés par toute la planète.

Le bateau du capitaine Dimithair Vort remontait le fleuve à une bonne allure. Ils seraient bientôt en vue du Mont du Château et ne tarderaient pas à entreprendre l’ascension de cette masse inimaginable, jusqu’à la demeure royale qui le couronnait, où… où…

Svor apparut soudain à ses côtés, sortant de l’ombre.

— Tu es bien matinal, aujourd’hui, Prestimion.

— Il semble que j’ai passé la nuit sur le pont.

— Dans la compagnie d’esprits bienfaisants ?

— Je n’ai vu que des étoiles et des lunes, Svor, répondit Prestimion sans même feindre de trouver cela amusant. Et le soleil qui s’est couché incroyablement tard. Mais pas le moindre esprit.

— Ils t’ont vu, eux.

— Peut-être, fit Prestimion d’un ton froid et morne marquant un manque total d’intérêt.

— Et après, ils sont venus me voir dans mon sommeil. Veux-tu que je te raconte mon rêve, Prestimion ?

— Si cela te fait plaisir, soupira Prestimion.

— L’esprit m’est apparu sous la forme d’un manculain, la petite espèce dodue, aux épines rouges, que l’on trouve à Suvrael, avec son dos couvert d’une multitude de piquants acérés et deux grands yeux jaunes au regard un peu triste au milieu de cette dangereuse forêt d’aiguilles. Je traversais une vaste plaine déserte et nue quand il est arrivé à ma hauteur, tout hérissé et menaçant. Mais j’ai vu qu’il ne me voulait pas de mal, que c’était simplement l’impression qu’il donnait ; et il s’est adressé à moi, de la manière la plus aimable qui soit. Tu cherches quelque chose, Svor. Que cherches-tu donc ? J’ai répondu au manculain que je cherchais une couronne, pas pour moi, celle que tu avais perdue dans le Labyrinthe et que je retrouverais. À quoi le manculain a répondu… M’écoutes-tu, Prestimion ?

— Évidemment. Tu as toute mon attention.

— Il m’a dit, reprit Svor sans insister : Si tu veux la retrouver, cherche dans la cité de Triggoin.

— Triggoin.

— Tu as entendu parler de Triggoin, Prestimion ?

— La ville des sorciers, répondit-il en se rembrunissant. Les mages s’y réunissent en assemblées permanentes et les pratiques de sorcellerie de toutes sortes y ont droit de cité ; des feux aux flammes bleues brûlent jour et nuit. Elle se trouve loin au nord, au-delà du désert : vers Sintalmond ou Michimang, je crois. C’est un endroit où je n’ai jamais eu envie de me rendre.

— Un endroit aux nombreux attraits, qui recèle des merveilles.

— Tu y es allé, Svor ?

— En rêve seulement. À trois reprises déjà, mon esprit endormi s’est transporté à Triggoin.

— Peut-être auras-tu ce soir, quand tes paupières se seront fermées, l’obligeance d’entreprendre un quatrième voyage dans cette cité. Tu pourras poser des questions de ma part sur la couronne perdue, comme le gentil manculain t’a conseillé de le faire. Hein, Svor ?

Prestimion se mit à rire, mais ses yeux étaient vides de toute gaieté.

— Et je soupçonne fort que tu apprendras des bons sorciers de Triggoin que la couronne en question se trouve sur le Glayge, quelques milliers de kilomètres en aval, et qu’il nous suffira d’en faire la demande à lord Korsibar pour qu’il nous l’expédie sans tarder.

Gialaurys apparut à son tour sur le pont et s’avança vers eux.

— Que racontez-vous sur Triggoin ?

— Le bon duc Svor, expliqua Prestimion, a découvert dans son sommeil qu’il faut aller nous renseigner là-bas sur les moyens de récupérer la couronne et que l’on nous fera savoir comment la trouver. Mais n’oublions pas, Svor, que nous n’avons pas réellement perdu la couronne, puisque nous ne l’avons jamais eue et que l’on peut difficilement récupérer quelque chose qui ne nous a jamais appartenu. Une telle négligence dans le choix des mots peut, à ce qu’on dit, se révéler dangereuse pour un sorcier. Il suffirait qu’il se trompe sur un petit mot sans importance, voire une syllabe, dans une formule magique pour qu’un de ses propres démons lui arrache les membres un à un, en croyant à tort avoir reçu l’ordre de le faire.

— À ta place, j’écouterais Svor, fit Gialaurys en balayant d’un geste brusque de la main les propos ironiques de Prestimion. S’il a fait un rêve qui dit que nous pourrons trouver de l’aide à Triggoin, il faut y aller.

— Et si ce rêve nous avait dit d’aller glaner des renseignements chez les Métamorphes d’Ilirivoyne ou d’aller chercher de l’aide chez les sauvages des montagnes enneigées des Marches de Khyntor, serais-tu aussi désireux de t’y rendre ? demanda Prestimion d’un ton légèrement sarcastique.

— Le rêve a dit Triggoin, répéta Gialaurys avec entêtement. Si nous ne trouvons pas au Château le soutien que nous espérons, je suis disposé à aller à Triggoin.

Il s’obstina, expliquant et développant son idée tandis que le Termagant laissait rapidement derrière lui Pendiwane et s’apprêtait à relâcher à Makroposopos, où Dimithair Vort se proposait de faire une courte escale pour se ravitailler. Le rêve de Svor avait ranimé l’espoir et l’enthousiasme de Gialaurys. À la seule pensée de la cité des sorciers, ses yeux brillaient avec une ferveur qu’ils n’avaient pas montrée depuis plusieurs semaines. Gialaurys affirmait ainsi que les sorciers de Triggoin mettraient bon ordre aux troubles qui agitaient la planète. Il avait en eux une foi sans limites. C’est à Triggoin qu’ils pourraient s’assurer la maîtrise de tous les secrets du pouvoir. Au vrai, il caressait depuis longtemps l’idée d’y faire un pèlerinage, pour le bien de son esprit, et de se mettre humblement au service de l’un ou l’autre des grands mages, n’attendant en échange qu’une introduction à la connaissance de leurs arts occultes. Prestimion ne refuserait certainement pas d’une manière catégorique de se rendre à Triggoin, si tout le reste échouait. Non, certainement pas ! Le pouvoir de ces puissants sorciers unis dans un même effort apporterait à Prestimion la force dont il aurait besoin pour rétablir le cours naturel des choses sur la planète. Gialaurys y croyait, de toute son âme. Il poursuivit dans le même registre jusqu’à ce que le bateau arrive en vue du port de Makroposopos.

Mais une surprise désagréable les y attendait. Les tisserands de la cité avaient, semblait-il, travaillé d’arrache-pied ces derniers temps ; tout le long des quais étaient déployés des drapeaux arborant des portraits dans lesquels on reconnaissait aisément Korsibar et des bannières aux couleurs royales, vert et or. À l’évidence, l’arrivée du nouveau Coronal était imminente et Makroposopos s’apprêtait à l’accueillir comme il convenait.

— Est-il possible de relâcher plus en amont pour nous ravitailler ? demanda Prestimion à Dimithair Vort.

— À Apocrune, oui, ou Stangard Falls. Nous pouvons peut-être même pousser jusqu’à Nimivan. Mais un des deux autres ports serait préférable.

— Nous irons donc jusqu’à Apocrune ou Stangard Falls, déclara Prestimion. Ou Nimivan, à votre guise.

Ils poursuivirent donc leur voyage sans faire escale à Makroposopos.

La vue des innombrables portraits de Korsibar flottant le long des quais de Makroposopos ne fit qu’attiser l’impatience de Gialaurys. Abandonnant l’idée d’aller solliciter l’aide des sorciers de Triggoin, il préconisa de gagner le Château au plus vite et de revendiquer aussi simplement et directement que possible le trône du Coronal légitime, lord Prestimion, frappant avec la même hardiesse que Korsibar dans le Labyrinthe.

— Nous trouverons le moyen de te fabriquer une couronne que tu porteras en franchissant l’Arche de Dizimaule, dit-il à Prestimion. Nous serons à tes côtés, armés jusqu’aux dents, et nous formerons à chaque pas le symbole de la constellation.

— Une couronne ? Le symbole de la constellation ?

— Oui, une couronne ! Et quand ils viendront tous voir qui fait son entrée, tu te proclameras roi devant eux. Lord Prestimion, l’authentique Coronal, selon la volonté de lord Confalume, et, devant ton air de majesté, ils ne pourront faire autrement que mettre un genou en terre devant toi. Il deviendra alors évident pour eux que les actes de Korsibar n’ont pas force de loi et qu’il est un usurpateur. Tu prendras place sur le trône, tu recevras l’hommage du Château et c’en sera terminé de cette situation insensée.

— Comme tout semble facile, fit doucement Svor. Bravo, Gialaurys !

— Oui, bravo ! répéta Septach Melayn sur un ton entièrement différent.

Ses yeux donnaient l’impression de lancer des éclairs. À l’évidence, il s’était laissé emporter par ce plan audacieux. Depuis l’instant de l’usurpation, sa fureur avait presque été aussi violente que celle de Gialaurys.

Ce plan ne pouvait échouer, expliqua-t-il. Les fonctionnaires du Château étaient des lâches et des fainéants sans caractère. Ils avaient aussi peu de courage qu’un troupeau de blaves et de fermeté que des gromwarks pataugeant dans leur marécage. Peu leur importait que le Coronal fût lord Korsibar ou lord Prestimion ; ils avaient seulement besoin de quelqu’un qui leur dise ce qu’il fallait faire et le premier arrivé ferait l’affaire. Pendant que Korsibar musardait sur le Glayge et prenait du bon temps dans les banquets donnés en son honneur à Pendiwane, Makroposopos ou Apocrune, Prestimion pouvait s’emparer du Château et du trône aussi aisément que s’il cueillait des baies de thokka sur leur branche.

Ce soutien chaleureux raviva l’excitation de Gialaurys. Un long moment, les deux hommes s’entretinrent avec une ferveur croissante, jusqu’à ce qu’ils se soient mutuellement convaincus qu’il n’y avait rien de plus facile au monde que de sacrer un Coronal par un simple appel à la justice et à la raison.

Enfin, après de longues minutes de discours enflammés, quand la ferveur et l’enthousiasme commencèrent à retomber, Svor s’adressa à eux, les yeux étincelants d’un mépris écrasant.

— Je n’ai jamais rien entendu de plus extravagant ni de plus insensé. Avez-vous tous deux perdu la raison ? S’il suffisait au premier prince venu de revendiquer le trône pour se l’approprier, nous aurions un nouveau Coronal chaque fois que l’ancien quitterait le Château pour une seule journée.

Surpris par la force du sarcasme, ils ouvrirent de grands yeux, sans souffler mot.

— Considérez aussi, ajouta Prestimion, que le Pontife Confalume n’a pas ouvertement condamné la confiscation du trône par son fils et qu’il ne le fera pas. « Ce qui est fait est fait, m’a-t-il dit dans le Labyrinthe. Aujourd’hui, Korsibar détient le pouvoir. » Et c’est la réalité.

— Illégalement, protesta Septach Melayn.

— En vertu de quoi pourrais-je légalement le revendiquer ? Korsibar, lui, a au moins la bénédiction du Pontife. Aux yeux du peuple, si jamais je parvenais à prendre possession du Château, je serais considéré comme l’usurpateur, pas Korsibar. Si j’y parvenais.

Septach Melayn et Gialaurys se regardèrent, tout interdits, sans rien trouver à répondre ; au bout d’un moment, d’un petit haussement d’épaules, Septach Melayn reconnut la sagesse des paroles de Prestimion.

— Écoutez-moi bien, tous les deux, fit sèchement Svor. Nous avons déjà élaboré une stratégie, qui consiste à regagner le Château en loyaux sujets du Coronal lord Korsibar et à feindre la soumission tout en cherchant discrètement des appuis, dans le dessein de le renverser et de le remplacer par le prince Prestimion. Cela prendra du temps, des années peut-être, jusqu’à ce que les insuffisances de Korsibar soient apparues au grand jour. Mais, je vous en conjure, suivons ce plan, car c’est le meilleur que nous puissions trouver ; et cessez de vous exalter en croyant qu’il suffit à Prestimion de se proclamer roi pour que tout le Château tombe à ses genoux.

D’autres bannières de Korsibar étant déployées à Apocrune, Prestimion donna l’ordre de passer sans s’arrêter. Dimithair Vort fit observer qu’il était maintenant nécessaire de ravitailler et que le mieux serait de relâcher à Stangard Falls ; Prestimion donna son consentement. Il constata avec plaisir, quand le Termagant se mit à l’ancre le long des quais, qu’il n’y avait pas de portraits de Korsibar pour l’accueillir.

Il y avait deux choses étonnantes à admirer à Stangard Falls. D’abord les célèbres chutes ; une fracture gigantesque de l’écorce de la planète avait fait dégringoler le sol à pic vers l’ouest. La colossale déformation géologique qui avait bouleversé la surface du sol à Stangard avait aussi soulevé un bloc rocheux long de plus de quinze cents mètres au milieu du lit du fleuve : un bloc lisse de granit rose, ayant la forme d’une épaisse tranche de pain posée sur le côté, qui divisait le Glayge en deux. D’un côté, à l’est de ce monolithe titanesque, coulait le fleuve proprement dit, déployant puissamment ses flots tranquilles au-delà de la ville, dans sa majestueuse progression vers la mer. À l’ouest, l’autre bras, plus étroit, formait un cours d’eau rapide qui plongeait brusquement vers le lit du fleuve. Le cours de ce bras secondaire passait par-dessus le bord du fossé, créant ainsi une cascade, une chute d’eau au bouillonnement laiteux, de plus de deux mille mètres de haut, des millions de tonnes d’eau par seconde qui se déversaient dans une vaste cuvette.

Le grondement des eaux à Stangard Falls, le bruit de la cataracte et celui de l’impact terrifiant qu’elle faisait en frappant le lit pierreux du fleuve se faisaient entendre à des centaines de kilomètres en amont et en aval ; de près, jusqu’à une distance de quinze cents mètres de l’endroit où le bras secondaire du Glayge se précipitait dans le vide, le bruit était insupportable. Des plates-formes d’observation installées de chaque côté de l’endroit où le cours d’eau commençait sa folle chute permettaient aux touristes de suivre du regard l’interminable plongeon des eaux écumeuses qui se perdaient loin en contrebas dans de mousseuses turbulences irisées. Mais il leur fallut se boucher les oreilles d’un épais tampon de tissu, afin de ne pas devenir irrémédiablement sourds.

Prestimion et ses compagnons ne tenaient pas particulièrement, dans les circonstances présentes, à admirer la majesté des chutes de Stangard. C’est l’autre spectacle réputé qui retint toute leur attention ; de là, en effet, sur la rive la plus éloignée des chutes, il était donné aux voyageurs de découvrir une vue impressionnante sur le Mont du Château.

Il suffisait de se tourner vers le nord-est et de regarder juste en face du monolithe d’un rose éclatant qui donnait naissance aux chutes, et le Mont apparaissait brusquement, écrasant de sa masse le vaste plateau incliné sur lequel il prenait appui. Le terrain qui s’élevait régulièrement vers le nord faisait un stupéfiant bond vertical, à une altitude hallucinante, qui conférait à la scène une mystérieuse et spectaculaire grandeur. De Stangard Falls la masse scintillante de pierre gris blanc qui constituait le Mont du Château semblait flotter dans les airs comme si elle appartenait à un autre univers qui se fût abaissé graduellement dans le ciel de Majipoor.

C’était de loin la plus grande montagne de la planète, peut-être la plus grande de l’univers tout entier.

En amont, elle avait l’aspect d’une haute muraille suspendue dans le vide, qui masquait le ciel comme un continent vertical. Mais dans la partie de la vallée du Glayge où ils se trouvaient, les voyageurs en étaient encore séparés par près de deux mille kilomètres. De cette distance, il était encore possible d’avoir l’impression de contempler une simple montagne qui, partant d’une large base, se dressait en s’effilant jusqu’à son étroit sommet et qui, à mi-hauteur, était entourée d’une couronne de nuages. Et même de se persuader que l’on distinguait des points scintillants marquant l’emplacement de quelques-unes des cinquante cités accrochées à ses flancs et le Château tentaculaire qui le couronnait, à cinquante mille mètres d’altitude.

— Enfin ! s’écria Gialaurys. Existe-t-il de par le monde quelque chose d’aussi magnifique ? Un frisson d’émerveillement me saisit chaque fois que je le regarde et j’en ai les larmes aux yeux !

Et il donna une bourrade à Svor qui se tenait près de lui, un grand coup entre les omoplates qui faillit faire décoller du sol le petit duc.

— Hein, mon brave Svor ! Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas le plus beau spectacle de l’univers ? Admire-le, Svor ! Admire !

— Un très beau spectacle en vérité, vraiment magnifique, fit Svor en toussant et en remontant les épaules l’une après l’autre, comme pour les remettre dans l’alignement. C’est réellement un spectacle de toute beauté, mon ami, et je l’admire profondément, même si, dans ton enthousiasme, tu as dû me démettre les mâchoires.

Les yeux brillants, Prestimion ne pouvait détacher son regard de la montagne majestueuse. Il demeura ainsi de longues minutes, immobile, le regard fixe. Septach Melayn s’approcha de lui et baissa légèrement la tête pour lui parler dans l’oreille.

— Voici votre Château, monseigneur, fit-il à mi-voix.

Prestimion inclina la tête sans rien dire.

L’escale à Stangard Falls fut de courte durée, aussi courte que possible. Nilgir Sumanand, qui accompagna le capitaine à terre, rapporta que, là aussi, des portraits de lord Korsibar étaient arborés. Pas aussi nombreux qu’à Makroposopos, ils indiquaient toutefois que la population avait été informée du changement à la tête du gouvernement et l’acceptait d’assez bonne grâce.

Ils se remirent en route. Les cités se succédaient dans la vallée fertile : Nimivan, Threiz, Hydasp, Davanampiya, Mitripond et Storp. Des millions d’habitants vivaient sur les rives du Glayge. Mais la vallée céda insensiblement la place aux premiers contreforts du Mont. Le sol s’éleva d’une manière perceptible quand le large plateau supportant le Mont du Château commença à monter en pente raide vers la saillie colossale que constituait la montagne elle-même. Quand ils regardaient vers le nord, le fleuve donnait maintenant l’impression de dégringoler vers eux du ciel et, de loin en loin, le Termagant semblait naviguer presque à la verticale et se lancer vaillamment à l’assaut d’une muraille liquide.

Ils voyaient des deux côtés des affluents se jeter dans le Glayge, des rivières ou de petits cours d’eau qui dévalaient les pentes depuis les hauteurs du Mont. À chacun de ces confluents, le fleuve s’amenuisait, devenait bien plus étroit, car ils ne remontaient au fond qu’un des nombreux cours d’eau dont la réunion formait le Glayge. Les agglomérations qu’il arrosait – Jerrik, Ganbole, Sattinor, Vrove – étaient également différentes, de simples villages de pêcheurs pour la plupart, et non des cités prospères, nichés dans la dense végétation vert sombre des forêts qui venaient mourir sur les rives du fleuve.

Le voyage en bateau s’achevait à Amblemorn. Au-delà, le Glayge n’était plus navigable ; c’était sa source, l’endroit où un lacis de petits cours d’eau peu profonds, venant de différentes régions du Mont, lui donnait naissance. Ils firent leurs adieux à Dimithair Vort et à son équipage, et se mirent en quête de flotteurs pour la dernière étape du voyage, celle qui les conduirait au Château.

Plusieurs jours furent nécessaires pour trouver des véhicules. Il leur fallut s’armer de patience à Amblemorn, une vaste et ancienne cité aux rues étroites et sinueuses, qui s’enchevêtraient en un dédale inextricable et aux murs de pierre couverts de plantes grimpantes au tronc ligneux.

Des Cinquante Cités qui parsemaient les flancs de la montagne, Amblemorn était la plus ancienne. Douze mille ans auparavant, des pionniers y avaient entrepris la conquête du Mont, gravissant la roche nue pour y installer les machines qui apporteraient la chaleur, la lumière et une atmosphère respirable sur ces hauteurs désolées. Petit à petit, ils avaient gagné du terrain, jusqu’à ce que la masse colossale du Mont, y compris la zone sommitale qui se perdait dans les ténèbres de l’espace, baigne dans un perpétuel printemps embaumé. Au centre d’Amblemorn un monument de marbre noir de Velathyntu, élevé dans un parc d’halatingas au tronc lisse, couronnés de splendides fleurs cramoisi et or, portait une inscription indiquant que la limite supérieure de la forêt se trouvait jadis à cet endroit.

Plus haut, tout était autrefois impropre à la vie.

Les bannières vert et or du nouveau Coronal flottaient à tous les coins de rues. Quelqu’un en avait même fixé une sur le socle du monument.

Prestimion s’efforça de ne pas y prêter attention. Il concentra son attention sur la haute plaque de marbre luisant, noir comme jais, et laissa son esprit remonter treize mille ans en arrière, à la naissance de Majipoor, à la venue des premiers colons, à la fondation des cités antiques, qui avaient précédé la conquête du Mont, l’extension du territoire de l’humanité vers les hauteurs autrefois inhabitables – roche nue, air raréfié – de cette montagne aux dimensions inimaginables. Une réussite grandiose !

Qui avait permis, au long des millénaires, de vivre dans la paix et l’harmonie sur la planète géante, ce monde de beauté et de chaleur, de bâtir des cités d’une telle taille, d’une telle splendeur, de trouver de la place pour quinze milliards d’âmes sans porter atteinte à la merveilleuse richesse de la terre…

Il n’était pas seul devant le monument ; il y avait aussi des habitants d’Amblemorn. Il vit quelqu’un regarder dans sa direction et imagina que l’autre pensait : Voici Prestimion, qui aurait dû être Coronal, mais n’est plus rien aujourd’hui. Son sang ne fit qu’un tour, la rage le saisit à l’idée de cette perte inacceptable.

Mais sa volonté de fer finit par l’emporter. Non, se dit-il, les gens d’ici ignorent absolument qui je suis et, même s’ils le savaient, quelle importance ? Il n’y a pas à avoir honte de ne pas être Coronal. Le jour viendra peut-être où l’ordre sera rétabli dans le monde et où tout ira bien ; sinon, je perdrai la vie en essayant de le faire et je n’aurai plus à m’en préoccuper.

Dès que les flotteurs furent prêts, les voyageurs reprirent la route sans tarder.

D’Amblemorn, ils avaient le choix entre différents itinéraires. Disposées en gradins sur les flancs du Mont, les Cinquante Cités formaient quatre grands cercles concentriques séparés par de vastes espaces dégagés. Amblemorn était une des douze Cités des Pentes, comme étaient baptisées celles du cercle extérieur. De là partaient deux routes principales, à peu près aussi directes, l’une vers l’ouest et la cité voisine de Dundilmir, l’autre vers l’est, par Normork et Morvole. Ils choisirent celle de Dundilmir, moins fréquentée, qui leur fit contourner l’étrange et merveilleuse zone de coulées de lave rouge, de fumerolles et de geysers écumeux, connue sous le nom de Vallée Ardente, avant de rejoindre une bonne route pour poursuivre l’ascension. Passé la Vallée Ardente, la pente était relativement douce et ils suivirent la route à flanc de montagne sur cent cinquante kilomètres pour atteindre le deuxième cercle, celui des neuf Cités Libres. Cette route leur fit faire un quart de tour vers l’ouest, où les villes les plus importantes étaient Castlethorn, Gimkandale et Vugel.

Septach Melayn se prononça pour la route de Castlethorn, mais Svor fit observer que ce n’était pas la plus rapide, à cause des sinuosités qu’elle décrivait ; Prestimion et ses compagnons contournèrent donc la cité et poursuivirent leur route en passant par Gimkandale, célèbre pour ses terrasses flottantes qui donnaient sur les étendues grises et désertes du centre d’Alhanroel. Depuis leur point de départ à la source du Glayge, les voyageurs avaient déjà couvert un arc de quatre-vingt-dix degrés sur le pourtour du Mont. Il leur fallut encore une fois choisir un itinéraire ; après en avoir discuté, ils décidèrent de prendre le chemin escarpé qui suivait la ligne de falaises abruptes et crénelées des Remparts de Stiamot, où les loups-hryssa aux crocs acérés hurlaient jour et nuit à l’entrée de leurs repaires inaccessibles, puis traversait une forêt d’arbres aux feuilles semblables à du verre, près de la route de Siminave, en direction de Strave, Greel et Minimool, les plus proches des onze Cités Tutélaires.

Ils virent en chemin d’autres signes que la nouvelle de l’accession au pouvoir suprême de lord Korsibar s’était répandue dans la région, sans susciter d’opposition, semblait-il. Prestimion n’y attacha pas beaucoup d’importance. Mais en voyant les étendards de Korsibar flotter de-ci de-là, Gialaurys ne pouvait s’empêcher de marmonner en serrant les poings et de lever vers le Château des yeux rouges de fureur.

Mais il ne reparlait plus de son projet d’un optimisme irréaliste, consistant à placer Prestimion sur le trône par la simple présentation de son élévation au pouvoir suprême comme un fait accompli. Prestimion lui avait fait clairement comprendre qu’il ne voulait plus en entendre parler. À l’évidence, ce plan continuait pourtant de faire son chemin dans l’esprit de Gialaurys ; et dans celui de Septach Melayn.

Ils étaient arrivés à peu près à mi-hauteur du Mont. Vingt mille mètres à la verticale, des centaines de kilomètres sur les pentes de la montagne leur restaient à parcourir avant d’atteindre la véritable zone sommitale qui restait cachée à leur vue par la couronne de nuages blancs entourant perpétuellement le Mont à cette altitude. Mais ils avaient déjà laissé loin au-dessous d’eux les plaines du continent. L’air était devenu vif et électrique, avec une qualité de lumière qui ne se retrouvait pas à des altitudes intérieures. Dans toutes les directions, les tours et les remparts des grandes cités du Mont étaient visibles, hardiment accrochés aux escarpements, aux saillies, aux éperons gigantesques ; et tout se détachait dans un décor éblouissant aux couleurs éclatantes.

La route les conduisit entre Strave, où les architectes étaient tenus pour des demi-dieux et où pas un bâtiment ne ressemblait en aucune manière à un autre, et Greel, où, tout au contraire, des règles strictes de construction limitaient les formes des maisons à cinq, pas une de plus. De là s’étirait le ruban rectiligne de la route, brillant comme du verre sous le soleil de midi, qui s’élevait à flanc de montagne pour atteindre le niveau des neuf Cités Intérieures.

Le choix de l’itinéraire commençait à devenir bien plus limité : la montagne allait en s’étrécissant rapidement à la lisière supérieure de la zone médiane ennuagée. Chacune des neuf Cités Hautes pouvait être atteinte de n’importe où en contrebas, mais au-dessus le terrain devenait si accidenté que seuls les passages les plus favorables avaient été utilisés et qu’une poignée de routes seulement permettait de dépasser ce niveau pour rejoindre le Château proprement dit. La meilleure était de loin celle qui, via Bombifale, s’élevait jusqu’à High Morpin, où commençait la route du Château. Ils suivirent donc une longue diagonale qui les mena au haut plateau portant le nom de Plaine de Bombifale, au-dessous de la ravissante cité du Grand Amiral Gonivaul. Depuis Greel et dans chaque agglomération, ils furent accablés par la vue d’une multitude de bannières en l’honneur de Korsibar.

Quand ils arrivèrent à Bombifale, le soir avait déjà depuis trop longtemps fait place à une nuit sans lunes pour leur permettre d’apprécier toute la beauté du lieu, œuvre de lord Pinitor, un monarque d’une époque très reculée, le seul Coronal originaire de Bombifale dans l’histoire de Majipoor. Pinitor n’avait jamais cessé d’agrandir et d’embellir sa cité natale. De longs trains de bêtes de somme avaient hissé sur les pentes du Mont d’innombrables tonnes de grès orange provenant du désert de Velalisier, destinées à bâtir la muraille cannelée qui dominait la plaine ; un effort encore plus important avait été fait pour extraire et transporter les imposantes plaques bleues taillées en losange de spath marin incrustées dans la muraille, car cette substance minérale ne se trouvait qu’au bord de la Grande Mer, sur l’inhospitalière et lointaine côte orientale d’Alhanroel. C’est encore sur l’ordre du Coronal lord Pinitor que des dizaines de tours effilées, incroyablement hautes et pointues comme des aiguilles, avaient été élevées sur le faîte des remparts, donnant à la cité de Bombifale un profil à nul autre semblable.

Mais bien peu de tout cela apparut aux voyageurs fatigués. Il était tard, il faisait noir. La seule chose qui attirait la vue était la nouvelle étoile qui jetait dans les ténèbres un éclat intense au firmament. « Regardez, s’écria joyeusement Svor, elle nous suit partout ! » Il considérait encore cette étoile comme un heureux présage. Mais Prestimion, en levant un regard las vers l’astre à la lumière implacable, en était beaucoup moins sûr. Son apparition subite était trop étrange, son éclat sauvage trop puissant.

Ils trouvèrent à se loger, eux et leur suite, dans un petit établissement minable à la périphérie de la cité. Une fois installés, ils commandèrent un repas à l’aubergiste revêche et peu empressé qui n’accepta de les servir à cette heure indue que lorsqu’il apprit qu’au nombre des voyageurs arrivés si tardivement se trouvait un seigneur d’aussi haute naissance que le prince de Muldemar.

Ils furent servis par deux jeunes Hjorts renfrognées et un barbu borgne et boiteux dont les cicatrices et l’œil torve indiquaient qu’il était sorti très mal en point d’une rixe sanglante. En posant devant Prestimion un flacon de vin et un bol de ragoût, il se pencha sur la table pour le dévisager, plongeant dans les yeux du prince son œil unique et injecté de sang, comme s’il voyait en lui le représentant d’une espèce qui n’avait jamais encore foulé le sol de Majipoor.

Pendant un temps interminable, il darda ce regard sur Prestimion qui le soutint calmement. Puis les doigts du borgne s’ouvrirent prestement dans une version hâtive et rudimentaire du symbole de la constellation, ses lèvres découvrirent dans un affreux sourire des chicots jaunis et il s’éloigna d’un pas traînant en direction de la cuisine. Gialaurys, qui avait tout vu, se dressa à demi.

— Je vais le tuer, monseigneur ! Je vais lui décoller la tête des épaules !

— Du calme, Gialaurys, fit Prestimion en le retenant par le poignet. Tu ne coupes pas la tête des gens et tu ne m’appelles pas « monseigneur ».

— Mais il s’est moqué de toi !

— Peut-être pas. Peut-être est-il un partisan secret.

Gialaurys partit d’un rire amer.

— Un partisan secret, bien sûr ! Et beau garçon, avec ça ! Tu devrais prendre son nom et faire de lui ton Haut Conseiller, quand tu seras roi !

— Calme-toi, Gialaurys. Calme-toi.

Mais Prestimion était blessé et furieux, car le borgne ne pouvait avoir eu autre chose en tête que se moquer. Était-il donc tombé si bas qu’un domestique n’hésite pas à le tourner en ridicule dans une auberge minable ? Prestimion ravala sa colère, mais il fut heureux de pouvoir quitter cet endroit sordide dès le lendemain matin ; heureux aussi de ne pas avoir revu le borgne avant son départ, car il savait qu’il n’aurait peut-être pas toléré une seconde offense.

Il n’y avait qu’une longue journée de route de Bombifale au périmètre du Château. Gialaurys, qui n’avait toujours pas digéré l’affront de la taverne, revint une grande partie du chemin sur son idée que Prestimion devait faire valoir énergiquement et sans délai ses droits sur le trône. Prestimion ne voulut pas en entendre parler.

— Tu peux descendre du flotteur et faire la route à pied jusqu’au sommet, si tu n’es pas capable de trouver un autre sujet de discussion.

Gialaurys s’inclina avec mauvaise grâce, mais il recommença une heure plus tard et il fallut lui imposer une nouvelle fois silence.

Le territoire qu’ils traversaient maintenant leur était familier : ils l’avaient parcouru des dizaines, voire des centaines de fois, en descendant du Château par cette route de montagne abrupte, revêtue de dalles d’un rouge vif, pour aller profiter des plaisirs des riches et somptueuses cités formant une ceinture à la population très dense. High Morpin était la principale station de vacances du Mont, où les jeunes seigneurs et les moins jeunes s’amusaient sur les glisse-glaces et dans les grottes fantastiques des tunnels d’énergie, avant de prendre place sous des dais brodés d’or pour siroter une coupe de vin doux ou déguster un sorbet.

Mais il n’y aurait pas de glisse-glace ce jour-là, pas de vin doux ni de sorbet. Ils laissèrent High Morpin derrière eux et s’engagèrent à vive allure sur les quinze kilomètres de ligne droite de la route de Grand Calintane, à travers des champs perpétuellement fleuris, jusqu’aux limites du domaine du Château.

Le sommet du Mont était maintenant en vue.

C’était la partie extrême de Majipoor, une pointe fichée dans les éternelles ténèbres glaciales de l’espace, avant la construction des machines de climatisation. Mais la création d’une atmosphère clémente et constante autour de la partie sommitale du Mont n’en avait en aucune manière adouci l’âpre et anguleuse topographie : le sommet au relief déchiqueté était fait d’un ensemble de pointes de basalte, effilées comme des poignards, qui s’élançaient vers le ciel, telle une forêt de stalagmites noires. Au centre de ces aiguilles rocheuses, les surplombant de très haut, se dressait un dernier bloc de granit, une énorme bosse arrondie à la pointe de la montagne, qui formait l’assise de la résidence du Coronal.

Le Château ! L’immense, le stupéfiant Château aux milliers de salles, trop nombreuses pour être comptées, pratiquement une cité en soi, qui couvrait des centaines d’hectares. Il s’accrochait au sommet de la montagne comme un monstre chaotique de brique et de pierre, projetant dans toutes les directions ses tentacules erratiques sur les pentes.

La route de Grand Calintane donnait accès à l’aile méridionale du Château et s’achevait sur la place Dizimaule, un immense espace dégagé, couvert d’un pavage de porcelaine verte, au centre duquel des carreaux dorés dessinaient une constellation. À l’autre extrémité s’élevait l’Arche de Dizimaule, sous laquelle devaient passer tous les visiteurs.

Il y avait un poste de garde à cet endroit, juste à gauche de l’arche, et une haute grille aux barreaux ouvragés, pivotant sur des gonds géants, s’ouvrait sur un côté de l’arcade monumentale. Cette grille, toujours ouverte, était purement ornementale, nul n’imaginant sur cette planète qui, depuis si longtemps, ne connaissait que la paix, qu’une armée d’invasion pût un jour se présenter aux portes du Château.

Mais la grille était fermée. Elle se dressait devant eux comme une palissade de lances fichées en terre pour leur interdire le passage.

— Voyez-vous ce que je vois ? lança Prestimion d’une voix étranglée par l’étonnement. Fermée ! Avez-vous jamais vu cette grille fermée ?

— Jamais, répondit Gialaurys.

— Jamais, fit Svor. Je ne savais même pas qu’on pouvait la fermer.

— Et pourtant, elle l’est, grogna Gialaurys. Elle se dresse comme une barrière devant nous, avec son gros cadenas. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment peut-on nous fermer la grille au nez ? Nous sommes chez nous au Château !

— Le crois-tu vraiment ? fit doucement Prestimion.

Pendant ce temps, Septach Melayn qui s’était avancé jusqu’au poste de garde frappa contre la porte du plat de son épée. Il n’y eut pas de réponse immédiate. Septach Melayn frappa derechef, plus vigoureusement cette fois, et se mit à crier pour attirer l’attention de ceux qui se trouvaient à l’intérieur.

Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit lentement et deux fonctionnaires de la chancellerie en uniforme apparurent. L’un était un Hjort à l’œil froid et noir, à la bouche d’une largeur extraordinaire et à la peau gris olivâtre, épaisse et grenue ; l’autre, un humain, n’était guère plus agréable à regarder, avec sa face presque aussi large et plate que celle du Hjort et de longues touffes de cheveux raides et roux disséminées sur le crâne. Tous deux portaient au côté une de ces épées décoratives en vogue au Château.

— À quoi jouez-vous ? lança aussitôt Septach Melayn. Ouvrez-nous la grille !

— La grille est fermée, répondit le Hjort avec suffisance.

— Je l’ai déjà remarqué, sinon je ne perdrais pas mon temps avec vous. Ouvrez et je vous conseille de ne pas me le faire répéter une troisième fois.

— La grille de l’Arche de Dizimaule est fermée sur ordre du Coronal lord Korsibar, répliqua le rouquin. Nous avons pour consigne de la laisser fermée jusqu’à ce qu’il arrive en personne au Château pour y établir sa résidence.

— Vraiment, fit Septach Melayn.

Sa main glissa sur le pommeau de larme dont le fourreau était suspendu à son ceinturon.

— Savez-vous qui nous sommes ? À l’évidence, vous ne savez pas à qui vous avez affaire.

— La grille est fermée à ceux qui se présentent, quels qu’ils soient, répondit le Hjort avec une pointe de nervosité dans la voix. Ce sont les consignes que nous avons reçues du Haut Conseiller, le duc Oljebbin, qui accompagne le Coronal depuis le Labyrinthe. Nul ne peut entrer avant leur arrivée. Cet ordre s’applique à tout le monde.

En entendant ces mots, Gialaurys étouffa un juron et se porta aux côtés de Septach Melayn ; Prestimion ne bougea pas, mais il fit entendre un son sourd, semblable au grondement d’un chien furieux. Les deux fonctionnaires de la chancellerie paraissaient de plus en plus mal à l’aise. Plusieurs gardes en uniforme sortirent pour prendre position devant la grille.

— Je suis le prince Prestimion de Muldemar, comme vous devez le savoir, déclara Prestimion d’une voix calme, en faisant un effort pour se contenir. J’ai une résidence dans l’enceinte du Château et je souhaite y avoir accès. Il en va de même pour mes compagnons dont l’identité vous est certainement connue.

— Je vous connais, prince Prestimion, fit le Hjort avec le hochement de tête caractéristique de ceux de sa race. Quoi qu’il en soit, il m’est interdit d’ouvrir cette grille, ni pour vous ni pour quiconque avant l’arrivée du Coronal.

— Crapaud hideux, c’est le Coronal qui se tient devant toi ! rugit Gialaurys en se ruant sur le Hjort avec la violence d’un taureau furieux. À genoux et rends hommage ! À genoux et rends hommage !

Deux gardes s’interposèrent vivement pour protéger le Hjort. Gialaurys saisit l’un d’eux sans un instant d’hésitation et le projeta la tête la première en direction du poste de garde. L’homme heurta la porte avec un affreux craquement et demeura inerte.

Son collègue, armé d’un sabre à vibrations, dégaina, mais fut trop long à activer son arme ; Gialaurys le saisit par le bras gauche, le fit pivoter et tordit le bras d’un coup sec, le brisant comme une brindille. Tandis que le garde s’affaissait en grimaçant, Gialaurys le frappa sèchement à la gorge, d’un coup puissant du tranchant de la main et son corps sans vie s’effondra sur le pavage de la place.

— Venez donc ! cria Gialaurys aux autres gardes qui regardaient leurs deux compagnons morts avec un mélange de terreur et de stupéfaction. Il y en aura pour tout le monde !

D’un geste de défi, il les invita à avancer, mais pas un seul n’esquissa le moindre mouvement.

Pendant ce temps, Septach Melayn avait dégainé son épée et exécutait avec une grâce théâtrale une danse grave et légère à la fois autour du Hjort et du rouquin, en les effleurant habilement de la pointe de sa lame, en les menaçant de grimaces narquoises tout en les piquant de-ci de-là sans leur infliger de véritables blessures. Ses bras maigres, interminables, allaient et venaient comme des pistons et s’étiraient inlassablement. On ne pouvait rien faire contre lui. Personne ne pouvait rien faire. Les deux fonctionnaires avaient tiré leur épée, mais ce n’étaient que des armes de pacotille, purement décoratives, qu’ils tenaient comme des novices. En riant, Septach Melayn fit sauter l’épée de la main du Hjort d’un mouvement preste du poignet et désarma aussi aisément le rouquin un instant plus tard.

— Maintenant, dit-il, je vais vous zébrer joliment la peau, en attendant que quelqu’un se décide à ouvrir cette grille.

Et il commença en ouvrant de l’épaule à la ceinture le pourpoint bleu du Hjort.

Une alarme retentit. Des cris se firent entendre derrière la grille.

Le second fonctionnaire de la chancellerie s’était retourné et essayait de se glisser derrière Gialaurys et le groupe de gardes statufiés qui se tenaient devant la porte du poste de garde. Septach Melayn leva son épée pour l’abattre entre les omoplates de l’homme, mais le coup fut paré par Prestimion qui avait dégainé son arme. Les deux épées s’entrechoquèrent. Septach Melayn arrêta son geste et pivota sur lui-même, se plaçant machinalement en position de défense. Voyant que c’était Prestimion qui s’était interposé, il baissa son arme.

— Ne fais pas cette bêtise ! lança Prestimion. Retourne au flotteur, Septach Melayn ! Nous ne pouvons nous battre contre le Château tout entier. Des centaines de gardes seront là dans cinq minutes.

— Tu as raison, acquiesça Septach Melayn en souriant.

Il donna au rouquin un grand coup de pied dans le derrière, qui le précipita vers le poste de garde, fit pivoter le Hjort interdit et le poussa dans la même direction, puis saisit Gialaurys par le bras, juste à temps pour l’empêcher de se ruer sur les gardes. Svor, qui, comme à son habitude, avait observé la scène à distance, s’avança à petits pas et prit Gialaurys par l’autre bras. Avec l’aide de Septach Melayn, il entraîna son compagnon qui continuait à vociférer et jurait qu’il allait massacrer tous ses ennemis.

Ils remontèrent dans leur flotteur et Prestimion fit signe à ceux qui attendaient un peu plus loin dans les autres véhicules de faire demi-tour et de rejoindre rapidement la route.

— Où allons-nous ? demanda Septach Melayn.

— À Muldemar, répondit Prestimion. Au moins, la grille sera ouverte pour nous.

6

La Cité Haute de Muldemar était nichée dans une zone douillette et particulièrement favorisée des hauteurs du Mont du Château, sur le flanc sud-est de la montagne. Un pic secondaire, qui, en toute autre région de la planète, eût constitué une imposante montagne à part entière, faisait saillie sur la pente du Mont et créait sur son versant intérieur une vaste poche abritée, un grand repli au sol riche et épais, que les eaux coulant de l’intérieur de la montagne géante arrosaient généreusement d’une profusion de sources et de cours d’eau.

Les aïeux des aïeux du prince Prestimion s’étaient établis dans cette partie du Mont neuf mille ans auparavant, à une époque où les nouveaux arrivants pouvaient se tailler librement un domaine et où le Château n’existait pas encore. Il n’y avait pas de princes à Muldemar en ce temps-là, seulement une famille de fermiers ambitieux, montés de la plaine des environs de Gebelmoal avec des pieds de vigne de bonne qualité qu’ils espéraient pouvoir transplanter sur le Mont.

À Gebelmoal ces plants produisaient un honnête vin rouge ayant du corps et du caractère ; sur le Mont l’alternance de temps ensoleillé et de passages brumeux et frais se révéla idéal pour leur culture et il devint évident, dès les premières récoltes, que le vin de Muldemar allait être un produit d’une nature extraordinaire, lourd, fort et complexe, un vin qui ferait le bonheur des rois et des empereurs. Les vendanges étaient abondantes, le rendement considérable, le raisin exceptionnellement fruité. Le vin de Muldemar devint si populaire qu’il fallut plusieurs siècles avant que les vignobles se soient suffisamment étendus pour satisfaire la demande, malgré les efforts des propriétaires pour accroître la production. Jusqu’au jour où l’offre et la demande s’équilibrèrent enfin, il était nécessaire de commander son vin une décennie ou plus à l’avance et d’attendre son tour, en espérant que la qualité de la récolte de cette année-là serait à la hauteur des précédentes. C’était toujours le cas.

Un simple fermier ne rechignant pas à la besogne, s’il reste prospère et sait garder sa terre assez longtemps, sera fait un jour chevalier ; de chevalier, il deviendra comte puis duc, prince et parfois roi. Quand lord Stiamot, le héros de l’Antiquité, avait transféré sur la fin de sa vie la capitale royale de la Cité Haute de Stee au sommet du Mont, où il avait fait édifier le premier Château pour célébrer sa victoire sur les Métamorphes, les aïeux des aïeux de Prestimion avaient déjà été anoblis en récompense de la qualité de leur vin et – peut-être – des quantités consommées à la table d’un ancien Coronal. C’est lord Stiamot qui fit du comte de Muldemar le duc de Muldemar, pour le plaisir qu’il avait pris, suppose-t-on, à boire le vin d’une barrique servie au Château à l’occasion de la cérémonie d’inauguration.

Un de ses successeurs – les archives restent étonnamment floues sur ce sujet et nul n’aurait su dire s’il s’agissait de lord Struin, de lord Spurifon ou même de lord Thrayne – avait conféré au duc de l’époque le titre de prince de Muldemar. Mais la famille ne pouvait s’enorgueillir du titre suprême. Jamais un Muldemar n’avait accédé à la charge de Coronal. Sans l’intervention de Korsibar, Prestimion eût été le premier.

— Il semble donc que je ne sois pas destinée à devenir la Dame de l’île, fit la mère de Prestimion, la princesse Therissa, avec un sourire où le regret se mêlait au soulagement, en accueillant son fils et ses compagnons dans l’imposant domaine familial dominant à flanc de colline le vignoble qui s’étendait à perte de vue. Je m’étais résignée à quitter moi aussi cette maison et j’avais même commencé à préparer mes affaires pour le voyage. Cela ne me coûtera pas de rester, Prestimion, mais la déception doit être grande pour toi.

— J’ai connu pire, répondit-il. Quand j’étais enfant, on m’avait promis une monture de course, mais père a changé d’avis et, à la place, j’ai reçu une pile de gros livres d’histoire. J’avais dix ans ; la blessure ne s’est jamais refermée. Ils se mirent à rire de bon cœur. La famille avait toujours été très unie. Prestimion étreignit sa mère ; veuve depuis douze ans, elle paraissait encore jeune et belle, avec son visage ovale respirant la sérénité, ses cheveux noirs et lustrés tirés en arrière et nattés sur la nuque. Un bijou très sobre, de grande valeur et d’une rare beauté ornait le devant de sa robe blanche : un rubis énorme et sans défaut, d’un rouge profond teinté de pourpre, serti dans un cercle d’or et rehaussé de deux petites pierres, des œils-de-haigus chatoyants, montées de part et d’autre. C’était le Rubis de Muldemar, un présent du Coronal lord Arioc, dans la famille depuis quatre mille ans.

Mais Prestimion remarqua que sa mère portait sur sa manche gauche, juste au-dessus du poignet, un talisman qu’il n’avait jamais vu, un anneau d’or incrusté d’éclats d’émeraude. Cela aurait pu être simplement un autre bijou, si les éclats d’émeraude n’avaient formé une inscription ésotérique. Les caractères ressemblaient beaucoup à ceux qui étaient gravés sur le corymbor, la petite amulette que le Vroon Thalnap Zelifor lui avait donnée dans le Labyrinthe et qu’il portait maintenant autour du cou, avec la chaîne en or de Septach Melayn, essentiellement pour faire plaisir à Gialaurys et à Svor.

Ces objets magiques sont partout, se dit Prestimion, même dans cette maison, jusque sur le bras de ma mère. Et pas en manière de plaisanterie, comme le corymbor suspendu à mon cou.

— Que vas-tu faire maintenant, Prestimion ? demanda-t-elle en l’accompagnant vers la partie de la maison qui lui était réservée.

— Maintenant ? Eh bien, je vais me reposer ici, bien manger et bien boire, nager et dormir, observer comment se comporte le Coronal lord Korsibar dans ses nouvelles fonctions. Je vais réfléchir aux possibilités qui s’offrent à moi, soigneusement, en prenant tout mon temps.

— Tu vas donc le laisser s’approprier la couronne ? C’est ce qu’il a fait, s’il faut en croire la rumeur : il l’a volée, il l’a arrachée sans vergogne des mains de son père. Et Confalume la laissé faire avec la même impudence.

— En réalité, il l’a prise au Hjort Hjathnis, le porteur de couronnes devant son père frappé de stupeur. Médusé comme tous les autres, le cerveau brouillé par un charme pendant l’opération. Septach Melayn était là, il a tout vu. Peu importe ; la couronne est sur la tête de Korsibar. Confalume ne veut pas s’y opposer ou il en est incapable. Ne revenons pas sur le passé. La population accepte le fait accompli. Des bannières sont déployées tout le long du Glayge en l’honneur de Korsibar. Les gardes du Château m’ont obligé à rebrousser chemin devant l’Arche de Dizimaule. Pourquoi crois-tu que je suis venu ici, mère ? On m’a interdit l’accès du Château !

— C’est à ne pas croire !

— En effet, mais crois-le quand même. Korsibar est Coronal.

— Je connais bien ce garçon. Il est grand, séduisant et courageux ; mais il n’a pas les qualités requises pour cette charge. Il ne suffit pas d’avoir l’air d’un roi ; il faut l’être au fond de soi-même. Ce n’est pas le cas.

— Tu as raison, fit Prestimion. Mais la couronne lui appartient. Le Château et le trône l’attendent.

— Le fils d’un Coronal ne peut succéder ainsi à son père. Telle est la loi ancestrale.

— C’est précisément ce que le fils d’un Coronal est en train de faire, mère. Et ce n’est pas une loi, seulement une coutume.

La princesse Therissa considéra son fils avec une stupeur sans mélange.

— Tu m’étonnes beaucoup, Prestimion. Vas-tu laisser cela se faire, sans même élever une protestation ? Ne feras-tu rien du tout ?

— J’ai dit, mère, que j’allais réfléchir aux différentes possibilités qui s’offrent à moi.

— Ce qui signifie ?

— Mon intention, répondit-il, est de faire venir à Muldemar un certain nombre de grands du royaume, de les sonder et d’établir dans quelle mesure le soutien qu’ils apportent à Korsibar est sincère. Je pense au duc Oljebbin, à Serithorn, à Gonivaul. Et aussi, sans doute, à Dantirya Sambail.

— Ce monstre ! fit la princesse Therissa.

— Un monstre assurément, mais hardi et puissant, qui, je te le rappelle, est de notre parentèle. Je m’entretiendrai avec ces hommes. Je leur ferai boire de notre meilleur cru en abondance et je verrai si Korsibar les a dans sa manche ou si je peux les détacher de lui, à condition qu’ils acceptent de me répondre. Ensuite, je formerai des projets pour mon avenir, si je dois en avoir un. En attendant, je ne suis que prince de Muldemar, ce qui n’est déjà pas négligeable… C’est nouveau, ajouta-t-il avec un bon sourire, en effleurant d’un doigt le talisman que sa mère portait au poignet.

— Je l’ai depuis deux mois.

— Joli bijou. Qui est l’orfèvre ?

— Pas la moindre idée. C’est un présent du mage Galbifond. Savais-tu que nous avions un mage ici ?

— Non.

— Pour nous aider à prévoir les périodes de pluie et de brume, pour choisir le jour idéal pour la vendange. Il est expert dans l’art du vin ; il connaît les formules magiques appropriées.

— Les formules magiques, fit Prestimion en haussant les sourcils. Je vois.

— Il m’a aussi révélé que tu ne deviendrais pas Coronal à la mort du vieux Pontife. Il me l’a annoncé cinq jours après ton départ pour le Labyrinthe.

— Je vois, répéta Prestimion. Il semble que tout le monde l’avait prévu, à part moi.

Tout était agréable à l’œil dans le val de Muldemar, mais rien n’égalait les vignobles et les terres des princes du même nom. La propriété s’étendant dans la zone la mieux protégée était nichée tout contre le flanc du Mont, de sorte que du manoir il était impossible de voir le Château, car il eût fallu regarder presque à la verticale. Les brises y étaient toujours douces, les brumes légères. Dans cette région verdoyante d’un bout à l’autre de l’année, située entre la corniche de Kudarmar et la Zemulikkaz, une petite rivière au cours paisible, le domaine de la famille princière s’étendant à perte de vue était dominé par la splendeur et la magnificence du manoir de Muldemar, une énorme construction de deux cents pièces, aux murs blancs, dont les trois ailes étaient couronnées d’une haute tour noire.

Prestimion était venu au monde à Muldemar, mais, comme la plupart des héritiers des grandes familles, il avait passé la majeure partie de sa vie au Château, où il avait reçu son éducation, ne revenant chez lui que quelques mois par an. Depuis la mort de son père, il avait pris en théorie rang de chef de famille et faisait en sorte d’être présent dans toutes les grandes occasions, mais sa rapide ascension au statut d’héritier présomptif de lord Confalume lui avait imposé ces dernières années de passer le plus clair de son temps au Château.

Tout cela était terminé maintenant et c’est avec plaisir qu’il retrouvait son domaine. Plusieurs vastes pièces lui étaient réservées dans le manoir, au premier étage, avec une vue étendue sur la colline de Sambattinola. De longues fenêtres cintrées en quartz taillé à facettes par les meilleurs artisans de Stee laissaient entrer la lumière à flots ; les murs des pièces étaient couverts de peintures murales dans les tons pastel, azur, améthyste et topaze rose, un ensemble continu de fleurs décoratives, à la manière si agréable à l’œil des artistes d’Haplior.

Prestimion prit un bain et un peu de repos, puis il s’habilla et reçut ses trois frères cadets. Ils étaient presque devenus des étrangers pour lui après sa longue absence et il les reconnaissait à peine, tellement ils avaient changé en un an.

L’un après l’autre, ils se déclarèrent furieux de l’ignoble appropriation du trône par Korsibar. Teotas qui, à quinze ans, était le benjamin, fut le plus virulent pour demander à Prestimion d’entrer en guerre contre le fils sans foi ni loi de Confalume et se déclara prêt à donner sa vie, si besoin était, pour défendre la couronne de son frère aîné. Abrigant qui, à dix-huit ans, les dépassait tous d’une bonne tête, fut presque aussi véhément. Même Taradath, à l’esprit rusé et paradoxal, qui, à vingt-trois ans, était le plus proche de Prestimion par l’âge et s’était montré jusqu’alors plus enclin à écrire des vers ironiques qu’à maîtriser le maniement des armes, parut animé par une profonde soif de vengeance.

Prestimion les serra dans ses bras et les assura l’un après l’autre qu’il jouerait un rôle essentiel dans toute action qui pourrait être entreprise. Mais il les congédia sans avoir donné d’indication précise sur la nature de cette action.

En vérité, il n’en avait pas la moindre idée. Il était beaucoup trop tôt pour élaborer des plans, si jamais des plans devaient l’être.

Les premières semaines de son séjour s’écoulèrent dans une plaisante oisiveté ; à certains moments l’amertume dont il était rempli refluait et il se sentait d’humeur moins sombre, pour la première fois depuis les événements du Labyrinthe.

Il lui sembla peu judicieux de quitter le domaine pour se rendre dans la grande cité toute proche de Muldemar, car il ne voulait pas plus entendre la population rendre hommage au nouveau Coronal que l’exhorter – il serait aisément reconnu dans la rue – à allumer la guerre civile contre l’usurpateur. Il passa donc ses journées à nager dans l’eau fraîche de la Zemulikkaz, à se promener dans le parc entourant le manoir et à chasser le bilantoon et le khamgar dans la réserve familiale. Septach Melayn et Gialaurys ne le quittèrent jamais d’une semelle. Svor non plus, un peu plus tard, après un court séjour à Frangior, où demeurait une femme qu’il prenait plaisir à voir. À son retour, le duc paraissait très abattu.

— Il n’y en a que pour Korsibar là-bas, dit-il à Prestimion. Il est enfin arrivé au Château et tout le monde lui rend gloire. Son portrait est placardé sur tous les murs de Frangior.

— À Muldemar aussi ? demanda Prestimion.

— Les affiches sont moins nombreuses, mais il y en a. Quelques portraits de toi aussi, mais on ne cesse de les jeter à bas. L’opinion publique est en ta faveur.

— Il fallait s’y attendre, fit Prestimion. Mais je n’ai pas l’intention de les encourager dans cette voie.

Il lui arrivait aussi, quand il avait besoin de solitude, de passer un moment dans la vaste bibliothèque du manoir et de feuilleter les livres d’histoire qu’il avait reçus sans plaisir dans son enfance. Ces ouvrages étaient remplis de récits colorés des hauts faits des héros du passé, l’instauration du Pontificat sous Dvorn, l’exploration hardie du Mont du Château à une époque où il était encore inhabitable, la guerre de Stiamot contre les Changeformes, les expéditions dans le Sud torride, le Nord glacial et sur la Grande Mer infranchissable. Les larmes embuaient les yeux de Prestimion quand il parcourait dans les annales des listes de Coronals et de Pontifes dont le nom ne lui disait rien ou presque : Hemias, Scaul, Methirasp, Hunzimar, Meyk, des dizaines d’autres. Mais nulle part il ne trouva trace d’une usurpation du pouvoir.

— Se pourrait-il, demanda-t-il un jour à Svor, que nous soyons un peuple assez vertueux pour que personne en treize mille ans d’histoire ne se soit emparé indûment du trône ?

— Notre royaume est certainement peuplé de saints, répondit pieusement le petit duc en levant les yeux au ciel.

— Certainement pas, répliqua Prestimion.

— Dans ce cas, reprit Svor en tapotant la couverture poussiéreuse de l’ouvrage relié en cuir que tenait Prestimion, il se pourrait que certains des épisodes les plus sombres de notre histoire aient été perdus au fil du temps et ne trouvent plus place dans ces gros volumes.

— Perdus accidentellement, à ton avis ?

— Accidentellement ou délibérément. Comment le saurais-je ?

À en juger par la lueur malicieuse qui brillait dans les yeux de Svor, il pensait plutôt que la vérité avait été étouffée. Prestimion n’insista pas. Svor voyait partout et sans raison des scélératesses et des conspirations, simplement parce que son esprit à l’activité fiévreuse nourrissait sans cesse de tortueuses pensées. En tout état de cause, Prestimion aussi trouvait difficile à croire que ce soit la première fois en plusieurs milliers d’années que quelqu’un porte illégitimement la couronne du Coronal.

Bien sûr, il y avait les capsules du Registre des Âmes, conservées dans la Chambre des Archives du Labyrinthe, où les gens déposaient des enregistrements de leurs souvenirs les plus intimes depuis l’époque de lord Stiamot. Le contenu jamais dévoilé de ces capsules pouvait livrer des récits plus véridiques d’événements anciens que ces épais ouvrages d’érudition auxquels on ne pouvait se fier. Mais seul le personnel autorisé avait accès au Registre des Âmes et les capsules étaient en nombre si considérable, de l’ordre de plusieurs milliards, qu’à moins de savoir ce qu’on voulait, on serait probablement incapable d’y trouver quelque chose d’utile. Il n’existait pas d’index, il n’y avait aucun moyen de les parcourir en cherchant, par exemple, à « Trône royal, usurpation ». Quant à puiser au hasard dans sept mille ans d’archives, sept mille ans pourraient être nécessaires pour dénicher quelque chose.

Prestimion décida de ne plus y penser. Après tout, ce n’était pas véritablement important. Comme le Pontife Confalume l’avait déclaré avec regret mais sans la moindre ambiguïté, ce qui est fait est fait. Korsibar détenait le pouvoir. Voyant qu’il n’y pouvait rien, Prestimion se consacra aux plaisirs de la vie dans son domaine, entouré de l’affection des siens, dans la compagnie de ses amis. Il prit son temps.

Quand il reçut de Prestimion l’invitation à lui rendre visite à Muldemar, le Haut Conseiller Oljebbin se trouvait en présence d’un autre grand du royaume, Serithorn de Samivole. Les deux hommes se promenaient sur la terrasse du bureau du duc Oljebbin, près du cœur du Château, à proximité immédiate du Donjon de Stiamot, la plus ancienne aile de l’édifice. Oljebbin, Serithorn et le Grand Amiral Gonivaul, ainsi qu’une poignée de hauts fonctionnaires du régime de Confalume devaient déjeuner un peu plus tard avec quelques membres du nouveau gouvernement, Farquanor, Farholt, Mandrykarn de Stee et un ou deux autres.

Un chevalier au service d’Oljebbin s’avança sur la terrasse pour lui remettre une enveloppe en vélin gris, scellée d’un cachet de cire rouge vif. Le duc Oljebbin la prit sans un mot et la glissa dans un pli de sa robe.

— Un billet doux de Prestimion ? demanda Serithorn.

— Si je pouvais voir à travers une enveloppe, je te répondrais, fit Oljebbin d’un air revêche. Je n’ai pas ce don, mais peut-être l’as-tu.

— Elle ressemble beaucoup à une lettre que j’ai moi-même reçue de Prestimion, il n’y a pas une heure. Vas-y, Oljebbin, ouvre-la. Je tournerai la tête, si tu préfères.

Il en était toujours allé ainsi entre eux : un ton de badinage glacé, une longue amitié et la dent dure l’un avec l’autre. Le duc Oljebbin et le prince Serithorn avaient tous deux passé le cap de la cinquantaine et ils donnaient l’impression de s’être connus avant la naissance. Ils étaient de longue date des membres influents du Conseil royal.

Oljebbin dont la vaste propriété, près de Stoienzar, dans les districts méridionaux d’Alhanroel, était d’un luxe si extravagant qu’il se sentait presque confus d’y vivre, était un cousin de Confalume du côté maternel. Il eût vraisemblablement été Coronal lui-même si le Pontife Prankipin n’avait vécu jusqu’à un âge si avancé. Mais Prankipin s’était comporté comme s’il était immortel ou presque, de sorte que Confalume était resté Coronal quarante-trois ans, au lieu de la quinzaine ou de la vingtaine d’années que durait habituellement un règne. Après deux décennies passées en qualité de Haut Conseiller et d’héritier présomptif de lord Confalume, Oljebbin avait dû reconnaître qu’il n’avait plus le désir de monter sur le trône. Cela avait marqué le début de l’ascension spectaculaire mais avortée de Prestimion vers le pouvoir suprême.

C’est Oljebbin qui avait proposé Prestimion à Confalume comme successeur. Jouer à l’éminence grise était un des grands plaisirs de sa vie. C’était un homme doté d’une forte carrure et d’une voix grave, aimant à porter de splendides robes de brocart aux riches couleurs qui mettaient en valeur son abondante chevelure de neige ; il avait des yeux vifs et pénétrants, des traits parfois rapetissés par la luxuriance de sa blanche crinière et des manières princières frôlant la fatuité.

Serithorn, tout au contraire, n’avait jamais désiré un seul instant être Coronal et avait évolué toute sa vie durant dans les cercles les plus proches du pouvoir, où tout le monde l’avait pris pour confident, sachant qu’il ne représentait une menace pour personne. Descendant de l’une des plus anciennes familles de Majipoor, il faisait remonter sa noblesse, d’une manière impressionnante quoique mal établie, à l’époque de lord Stiamot, mais comptait aussi au nombre des ancêtres ornant son arbre généalogique d’anciens monarques tels que Kanaba, Struin et Geppin.

Le bruit avait couru qu’il avait fait la cour à la mère de Prestimion, avant son mariage ; il était resté un ami intime de la famille. Serithorn possédait la plus grosse fortune du royaume, avec des propriétés dans toutes les régions d’Alhanroel et des terres immenses sur Zimroel. Il avait une élégance naturelle, de l’aisance et de la légèreté. Blond de poil, lisse de peau, la taille bien prise et ramassé sur lui-même, un peu à la manière de Prestimion, mais plus détendu, sans donner cette impression d’énergie concentrée, contenue qui était la marque caractéristique du prince de Muldemar. Nul n’avait jamais vu Serithorn aborder un sujet avec un esprit de sérieux, mais ceux qui le connaissaient bien savaient que ce n’était qu’une façade. Il avait de grandes propriétés à protéger et, comme la plupart des hommes de cette sorte, il était en son for intérieur un conservateur bon teint, un défenseur acharné des valeurs qu’il connaissait et chérissait.

Le duc Oljebbin parcourut la lettre, puis la relut plus attentivement, avant de faire part du contenu à Serithorn.

— De Prestimion, dit-il enfin, comme tu l’avais justement supposé.

— Oui. Et il t’invite à Muldemar.

— Précisément. Pour goûter la nouvelle récolte. Et pour chasser dans sa réserve.

— J’ai reçu la même, fit Serithorn. Nous connaissons la qualité de son vin.

— Alors, poursuivit Oljebbin en considérant le prince avec attention, tu as l’intention d’y aller ?

— Oui, je pense. Prestimion n’est-il pas notre ami ? Pouvons-nous refuser son hospitalité à la légère ?

— Nous sommes aux premiers jours d’un nouveau règne, objecta Oljebbin en tapotant la lettre du bout des doigts de sa main gauche. Ne penses-tu pas que nous devons bien à lord Korsibar de rester en permanence à ses côtés au Château, afin de le faire profiter de notre expérience ?

— Tu redoutes de lui déplaire en te rendant à Muldemar, n’est-ce pas ? répliqua Serithorn avec un sourire narquois.

— Je ne redoute rien ici-bas, Serithorn, tu le sais fort bien. Mais je ne tiens pas à offenser le Coronal par inadvertance.

— En un mot, donc, la réponse à ma question semble être oui.

Les lèvres d’Oljebbin frémirent pour former un petit sourire fugace qui n’exprimait guère d’amusement.

— Tant que nous ne connaîtrons pas la véritable attitude de Korsibar à l’égard de Prestimion, une visite à Muldemar pourrait être interprétée comme un acte de provocation.

— Korsibar a proposé à Prestimion un poste au sein du gouvernement. Cette proposition a été faite quand nous étions encore dans le Labyrinthe.

— Et déclinée, si je ne me trompe. Quoi qu’il en soit, c’était une offre de pure forme, faite par simple politesse. Tu le sais, je le sais et, à l’évidence, Prestimion le sait. J’ai dit qu’il nous fallait connaître la véritable attitude de Korsibar à l’égard de Prestimion.

— Nous pouvons aisément deviner ce qu’elle est ; mais il n’osera jamais l’afficher. Il s’efforcera de neutraliser Prestimion, mais n’osera pas lui faire de mal… À propos, je ne savais pas que la proposition de Korsibar avait été repoussée par Prestimion.

— Elle n’a pas été acceptée, en tout cas.

— Pas encore. Prestimion doit être en train de réfléchir, tu ne crois pas ? Pour quelle autre raison serions-nous invités à Muldemar ?

— J’ai une question à te poser, fit Oljebbin à voix basse, en prenant Serithorn par le bras pour l’entraîner vers le bord de la terrasse. Comment réagiras-tu si Prestimion envisage de renverser lord Korsibar et cherche à savoir s’il a notre soutien ?

— Je doute qu’il soit aussi direct dès la première fois.

— Il y a déjà eu cet accrochage aux portes du Château, quand Prestimion s’est fait refouler par les gardes. Il y en aura d’autres du même genre, tu ne crois pas ? Et peut-être quelque chose de plus sérieux. Tu ne penses donc pas qu’il finira par se dresser contre Korsibar ?

— Je pense qu’il abhorre ce que Korsibar a fait. Moi aussi, Oljebbin, moi aussi. Et toi aussi, je le pense.

— Oui. Serithorn, je comprends la différence entre le bien et le mal. Je reconnais que Korsibar s’est approprié le pouvoir d’une manière impétueuse et irrégulière.

— Pas seulement irrégulière. Illégale.

— Je n’irai pas jusque-là, fit Oljebbin en secouant la tête. Il n’existe pas de loi de succession. Ce qui, nous nous en rendons compte aujourd’hui, est une grave lacune de notre constitution. Mais ce qu’il a fait est irrégulier. Inexcusable, injustifiable. Une infraction sidérante à la tradition.

— Je vois qu’il subsiste en toi une parcelle d’honnêteté, Oljebbin.

— Comme c’est aimable à toi de dire cela. Mais tu as éludé ma question. Prestimion acceptera-t-il placidement que les choses restent en l’état et, sinon, dans quel camp te rangeras-tu ?

— Je pense comme toi que ce qui s’est passé est un acte ignoble, monstrueux, qui me fait horreur, répondit Serithorn avec une vivacité dont il n’était pas coutumier, mais qu’il tempéra dans l’instant d’un sourire forcé. C’est un monstre très populaire, j’en conviens. Le peuple avait de l’affection pour Prestimion aussi, mais il a très rapidement adopté Korsibar. Et, contrairement à nous, peu lui importent les précédents et la coutume quand il s’agit des affaires du Mont du Château ; tout ce qu’il demande, c’est un Coronal énergique et bien de sa personne, qui sache distribuer des sourires éclatants le long des rues des cités qu’il traverse pendant le Grand Périple. Korsibar a tout cela.

— Réponds-moi sans détour, Serithorn, reprit Oljebbin avec une pointe d’agacement. Imagine que Prestimion te demande de prendre part à une rébellion. Que lui diras-tu ?

— C’est une question très indiscrète.

— Je la pose quand même. Nous n’en sommes plus là entre nous.

— Tu veux une réponse, la voici. J’ignore tout des intentions de Prestimion. J’ai déjà dit, à deux reprises, que la manière dont Korsibar a usurpé le pouvoir me remplit d’horreur, mais il porte la couronne et un soulèvement contre lui constituerait une trahison. Une injustice peut en entraîner une autre jusqu’à ce que le monde entier soit plongé dans le chaos ; et j’ai plus à y perdre que n’importe qui.

— Tu essaierais donc de rester neutre si Prestimion et Korsibar devaient s’affronter pour le trône ?

— Au moins jusqu’à ce que je voie de quel côté penche la balance. Je pense, ajouta-t-il prudemment, que c’est aussi ta position, Oljebbin.

— Tu parles enfin sans détour ! Mais si tu comptes rester dans la neutralité, pourquoi accepter l’invitation de Prestimion ?

— Il n’a pas encore été proscrit, que je sache. J’ai la plus grande admiration pour son vin ; son hospitalité est généreuse ; il est un ami très cher. Comme l’est sa mère. Si d’aventure il décide un jour de déclarer la guerre à Korsibar et que le Divin lui apporte la victoire, je n’aimerais pas qu’il se souvienne que je l’ai repoussé dans un moment qui, je n’en doute pas, doit être douloureux et difficile à vivre. J’irai donc à Muldemar. Une visite de politesse, sans arrière-pensées politiques.

— Je vois.

— Quant à toi, tu es le Haut Conseiller en titre de lord Korsibar et je comprends que cela rende ta position plus délicate.

— Vraiment ? De quelle manière ?

— Rien de ce que fait le Haut Conseiller n’est dépourvu de signification politique, surtout dans les circonstances présentes. En y allant, tu donnerais l’impression d’accorder à Prestimion plus d’importance que le Coronal n’aimerait qu’il en ait dans l’immédiat. Cela ne plaira pas à Korsibar. Si tu désires t’accrocher à ton poste, tu devrais prendre garde à ne pas l’offenser.

— Comment cela, si je désire m’accrocher à mon poste ? lança Oljebbin en se hérissant.

— Il t’a reconduit dans les fonctions que tu occupais sous le gouvernement de Confalume, c’est vrai, fit Serithorn avec un sourire bienveillant. Mais pour combien de temps ? Farquanor brûle de prendre ta place, tu le sais. Donne-lui un prétexte pour miner ton crédit auprès de Korsibar et il n’hésitera pas à le faire.

— Je suis assuré de conserver mon poste aussi longtemps que je le désire. Et je le répète, Serithorn, je ne crains personne. Surtout pas le comte Farquanor.

— Dans ce cas, accompagne-moi à Muldemar.

Oljebbin ne répondit pas tout de suite. Il lança un regard mauvais à Serithorn avant de prendre brusquement sa décision.

— D’accord, dit-il enfin. Nous irons ensemble.

— Cette barrique, à ma droite, expliqua Prestimion, contient le fameux vin de la dixième année de Prankipin et lord Confalume, unanimement considéré comme le millésime du siècle. Celle-ci le vin de l’an Trente de Prankipin et lord Confalume, qui est aussi fort apprécié des connaisseurs, en particulier pour sa robe et son nez insolites, bien qu’il soit encore jeune et loin de sa plénitude. Quant à celle-là…

Il tapota un tonneau poussiéreux de fabrication archaïque, qui allait en s’étrécissant vers les extrémités.

— … elle contient nos dernières réserves du plus vieux vin que nous ayons en cave, daté, si je lis correctement l’inscription décolorée sur cette étiquette, de l’an Onze d’Amyntilir et lord Kelimiphon, c’est-à-dire de plus de deux siècles. Il a sans doute perdu du corps, mais je l’ai fait monter, Amiral Gonivaul, pour vous permettre de goûter un vin qui a connu son apogée à l’époque où votre grand ancêtre était Pontife.

Il parcourut l’assemblée d’un regard pénétrant, s’arrêtant à tour de rôle sur chacun de ses invités avec un sourire chaleureux : Gonivaul d’abord, le premier à arriver dans l’après-midi, suivi, une heure plus tard, d’Oljebbin et Serithorn dans le même flotteur.

— Pour finir, poursuivit Prestimion, nous avons ici la première barrique de la récolte de cette année. À ce stade, elle n’est évidemment que virtualité. Mais je sais que des hommes ayant votre perception et votre expérience sauront juger ce vin pour ce qu’il contient de promesses et non pour ce qu’il est aujourd’hui. Je peux vous confier que mon bon maître de chai est convaincu que le vin de l’an Quarante-trois de Prankipin et lord Confalume, lorsqu’il aura atteint sa pleine maturité, sera l’égal des meilleurs crus jamais produits sur ces terres. Commençons donc, messeigneurs, par ce vin nouveau, puis nous remonterons dans le temps jusqu’au plus vieux.

Ils étaient réunis dans la salle de dégustation du manoir de Muldemar, une salle voûtée de basalte vert, sombre et caverneuse, où étaient alignées des rangées de bouteilles qui se perdaient dans les ténèbres. Le long des parois creusées profondément dans le flanc du Mont étaient alignés les plus grands vins de Muldemar, un trésor évalué à plusieurs millions de royaux. Prestimion était accompagné de Septach Melayn, Gialaurys et Svor, ainsi que de son frère Taradath. Les trois invités étaient venus seuls. Une autre lettre d’invitation avait été envoyée au Procurateur Dantirya Sambail, mais il avait fait savoir que, retenu par ses responsabilités au Château, il ne pourrait arriver qu’un ou deux jours plus tard.

— Maître de chai, s’il vous plaît, fit Prestimion.

Abeleth Glayn était le maître de chai du manoir de Muldemar depuis plus d’un demi-siècle ; le visage émacié, squelettique, les yeux d’un bleu très pâle et les cheveux blancs ébouriffés, il aimait à dire qu’il avait consommé le meilleur vin du monde en plus grande quantité qu’aucun homme ayant jamais existé. En se penchant pour ouvrir le robinet du tonneau, il prit le temps de porter la main au rohilla fixé sur sa blouse, à la hauteur du sternum, de faire un petit signe de l’index et du pouce gauche et de marmonner une formule incantatoire. Prestimion ne laissa rien paraître de son agacement devant ces marques de superstition. Il avait une profonde affection pour le vieux Abeleth Glayn et lui passait tout.

Le vin fut tiré et servi. Tout le monde imita le maître de chai qui goûta le vin et le recracha sans avaler, car ils savaient que les dégustateurs procédaient de la sorte ; en tout état de cause, le vin nouveau était encore trop vert pour être bu. Mais ils hochèrent doctement la tête et chacun y alla de son compliment.

— Ce sera une merveille, lança Oljebbin d’une voix sonore.

— J’en prendrais volontiers dix tonneaux pour ma cave, fit Serithorn.

Et Gonivaul, les cheveux bruns toujours en broussaille, qui n’avait pas plus de palais qu’un Ghayrog et passait pour être incapable de distinguer le vin de la bière et l’un ou l’autre du lait de dragon fermenté, déclara solennellement que ce serait un millésime d’une qualité inestimable.

Prestimion frappa dans ses mains. On apporta des tranches de pain, pour se nettoyer la bouche, et un plat léger de chair de dragon de mer fumée et tranchée très fin, avec une marinade de délicats pétales de meirva. Quand tout le monde eut dégusté quelques bouchées, Prestimion fit servir le deuxième vin, qu’il demanda de ne pas recracher. Le vin bu, après les commentaires d’usage, on servit un poisson épicé, accompagné d’huîtres de Stoienzar encore vivantes. Ils passèrent avec ce plat au grand vin de l’an Dix de Prankipin et lord Confalume, qui arracha aux convives des cris d’émerveillement et des soupirs pour l’infortuné Dantirya Sambail qui n’était pas là pour s’en régaler.

— Si le même vin devait sortir de chaque barrique, glissa Prestimion en aparté à Septach Melayn, je me demande si un seul d’entre eux s’en rendrait compte.

— N’en dis pas plus, irrévérencieux personnage, répondit Septach Melayn en prenant un air faussement horrifié. Ce sont de grands connaisseurs et les hommes les plus sages du royaume.

Ils terminèrent par le très vieux vin du temps d’Amyntilir, qui, au cours des deux siècles passés, avait évidemment perdu toutes ses qualités. Cela n’empêcha aucunement le Grand Amiral Gonivaul de le louer sans mesure en remerciant Prestimion avec des larmes dans la voix de lui avoir offert ce souvenir tangible du membre le plus glorieux de sa famille.

— Maintenant, fit Prestimion, nous allons monter rejoindre ma mère et quelques amis ; après le dîner, une eau-de-vie nous attend, qui, à mon avis, vaut la peine d’être goûtée.

Le nom de Korsibar n’avait pas encore été mentionné. Au dîner, autour de la grande table dressée dans la salle des banquets pour dix-huit convives, tandis que les plats délicats se succédaient, on ne parla que de chasse, des prochaines vendanges et de la nouvelle saison d’expositions de peinture d’âme, sans qu’une syllabe fût prononcée sur le changement de gouvernement. Il fallut attendre beaucoup plus tard, longtemps après le dîner, quand le petit groupe ayant pris part à la dégustation se trouva de nouveau réuni, cette fois dans le cabinet de travail entouré de panneaux vitrés, où la production d’un siècle d’eau-de-vie de Muldemar était présentée en ravissants globes de verre soufflés, et que Prestimion eut servi à tout le monde une dose généreuse de sa réserve centenaire.

— Quelles nouvelles du Château ? demanda-t-il d’un petit air détaché, sans s’adresser à personne en particulier.

Un long silence se fit dans la pièce. Les trois invités s’absorbèrent dans la contemplation du contenu de leur verre ou sirotèrent une gorgée d’eau-de-vie avec la plus grande concentration. Prestimion sourit affablement, attendant une réponse, comme s’il avait demandé quelque chose de tout à fait innocent, posé, par exemple, une question sur le temps.

— C’est une période de grande activité, répondit enfin Oljebbin, quand le silence commença à devenir révélateur.

— Vraiment ?

— Le coup de balai qui a lieu à chaque changement de régime, poursuivit le duc, gêné, pour une fois, d’être le centre d’attention. Vous imaginez, ces bureaucrates qui s’agitent en tous sens pour préserver le poste qu’ils redoutent de perdre ou qui cherchent à obtenir de l’avancement en mettant à profit la période de flottement.

— Dans quelle catégorie vous rangez-vous, mon cher duc ? demanda Svor en prenant une modeste gorgée d’eau-de-vie.

Oljebbin se raidit.

— Ne pensez-vous pas, mon cher duc, que le Haut Conseiller est un peu plus qu’un bureaucrate ? À ce propos, j’ai été confirmé dans mes fonctions par le nouveau Coronal.

— Félicitations ! s’écria Septach Melayn en brandissant son verre d’un grand geste impétueux. Buvons à cette bonne nouvelle ! Au Haut Conseiller Oljebbin, qui conserve son poste !

— Oljebbin ! reprirent les autres à l’unisson, en levant leur coupe d’eau-de-vie. Oljebbin ! Vive le Haut Conseiller !

Et ils burent une grande lampée pour faire passer l’inanité de ce toast.

— Et le Coronal ? poursuivit Prestimion. Il s’adapte aisément aux devoirs de sa nouvelle charge, j’espère ?

Il y eut un nouveau silence gêné. Une grande attention portée au contenu des verres.

— Il s’habitue peu à peu à sa tâche, fit Serithorn avec une certaine nervosité, sous le regard pressant d’Oljebbin. C’est à l’évidence une lourde charge.

— La plus lourde qu’il ait jamais portée, et de loin, grommela Gialaurys. Il faut faire attention à ce qu’on soulève quand on ne connaît pas bien sa force.

Prestimion servit une deuxième tournée : un alcool plus jeune, versé avec libéralité.

— Le peuple se réjouit de son accession au pouvoir, reprit-il tandis que les autres plongeaient le nez dans leur coupe. J’ai vu, tout le long du Glayge, qu’on était prompt à sortir le portrait de Korsibar et à célébrer sa venue. Il est très bien accueilli, je pense.

Son regard passa fugitivement de l’un à l’autre des visiteurs, comme pour bien leur faire comprendre que, sous la banalité de sa conversation, il y avait des courants sous-jacents. Ils le savaient déjà.

— C’est l’état de grâce pour lui, fit d’une voix pâteuse Gonivaul, dont le peu du visage restant visible à travers les mèches tombantes et la barbe fournie paraissait empourpré par l’excès de nourriture et de boisson. Une faveur accordée à chaque nouveau Coronal. Mais quand ses décrets commenceront à entrer en vigueur, le peuple risque de déchanter.

— Pas seulement le peuple, ajouta Serithorn, le teint coloré et les yeux rougis, en tendant sa coupe pour se faire resservir.

— Allons donc ? fit Septach Melayn. Des hommes comme vous ont-ils des raisons de redouter quelque chose ?

— Tout changement de cette ampleur doit être soigneusement pesé et analysé, répondit Serithorn avec un petit haussement d’épaules. Lord Korsibar, tout bien considéré, est un des nôtres. Nous n’avons pas de raison de douter de jouir sous son règne des privilèges qui étaient nôtres. Mais on ne peut savoir quelles réformes ou aménagements un nouveau Coronal projette. Est-il besoin de rappeler qu’aucun de nous ne s’est jamais trouvé dans cette situation ?

— Absolument vrai, fit Prestimion. C’est une époque bizarre pour nous tous. Et maintenant, poursuivit-il, que diriez-vous de goûter notre eau-de-vie aromatisée ? Après la distillation, nous la laissons vieillir six ans en barriques de keppinong, en ajoutant quelques baies de ganni pour la relever un peu.

Prestimion fit signe à Septach Melayn, qui apporta des coupes propres, et servit une nouvelle tournée. Il les observa attentivement pendant qu’ils buvaient, comme pour s’assurer qu’ils appréciaient pleinement.

— Et vous, messeigneurs ? reprit-il brusquement. Que pensez-vous, à titre personnel, de ces changements ? Dites-moi si vous en êtes pleinement satisfaits ?

Oljebbin lança un regard inquiet à Serithorn, qui se tourna vers Gonivaul ; le Grand Amiral regarda à son tour Oljebbin. À qui revenait-il de formuler une réponse malhabile à cette embarrassante question ?

Il n’y eut pas de réponse claire, rien que des marmonnements destinés à gagner du temps.

— Et votre sentiment sur la manière choisie par Korsibar pour accéder au trône, insista Prestimion. Est-ce une bonne idée, à votre avis, de s’autoproclamer Coronal ?

Oljebbin souffla lentement par ses lèvres entrouvertes. Ils en venaient enfin au cœur du sujet et cela ne le réjouissait guère. Il garda le silence ; Gonivaul aussi.

C’est Serithorn qui se dévoua, au bout d’un moment interminable.

— Le prince Prestimion nous a-t-il invités pour parler trahison ?

— Trahison ? répéta Prestimion en haussant les sourcils. Quelle trahison ? J’ai posé une simple question de philosophie politique. J’ai sollicité votre opinion sur un sujet théorique concernant le gouvernement. Ses membres ne devraient-ils pas avoir des convictions pour ce qui touche à la constitution et se sentir libres de les exprimer entre amis ? Et nous sommes assurément entre amis, prince Serithorn !

— En effet, répondit Serithorn. Un ami si attentionné qu’il m’a gavé de mets raffinés, de grands vins et de merveilleux alcools et que je suis sur le point d’éclater.

Il se leva et bâilla à se décrocher la mâchoire.

— Et j’ai du mal à résister au sommeil, ajouta-t-il.

Il serait peut-être préférable d’attendre demain matin pour reparler de la constitution et de ces questions philosophiques. Si vous voulez bien m’excuser, prince…

— Attends, Serithorn ! rugit Gonivaul d’une voix féroce.

Le Grand Amiral, habituellement si calme et distant, s’était dressé d’un bond. Tout l’alcool qu’il avait ingurgité le faisait vaciller, mais, au prix d’un violent effort, il parvint à se tenir droit. Ses yeux flamboyaient, sa face était aussi rouge et ardente que pouvait l’être celle de l’irascible comte Farholt quand il donnait libre cours à sa colère. Il se tourna vers Serithorn en renversant la moitié de son verre.

— Nous avons passé toute la soirée à boire les vins de Prestimion et à tourner autour du pot, lança-t-il d’une voix éraillée, en articulant difficilement. Le moment de vérité est arrivé et tu vas rester avec nous ! Alors, prince, poursuivit-il en se retournant vers Prestimion. De quoi s’agit-il ? Voulez-vous nous faire comprendre que vous n’avez pas l’intention de consentir au couronnement de Korsibar et nous demander quelle sera notre position si vous vous dressez contre lui ?

— Tu es ivre, Gonivaul, coupa Oljebbin, raide sur son siège et tendu comme un ressort. Pour l’amour du Divin, assieds-toi ou… ou…

— Tais-toi ! répliqua Gonivaul. Nous sommes en droit de savoir. Alors, Prestimion ? J’attends une réponse !

Oljebbin, atterré, se leva et fit quelques pas titubants dans la direction de Gonivaul, comme s’il avait voulu le réduire au silence en employant la force. Serithorn le prit par la main et le força à se rasseoir.

— Très bien, prince, fit-il. J’aurais préféré ne pas en arriver là, mais j’imagine qu’il ne pouvait en aller autrement. J’aimerais, moi aussi, entendre votre réponse à la question de l’Amiral.

— Bien, fit Prestimion, vous allez l’avoir. Ma position au sujet de Korsibar, poursuivit-il posément, est précisément celle que l’on peut imaginer. Je le tiens pour un monarque illégitime, qui s’est emparé indûment du pouvoir.

— Et vous comptez le renverser ? demanda Gonivaul.

— J’aimerais qu’il soit renversé, oui. Absolument. Il nous mènera au désastre, j’en suis convaincu. Mais on ne l’écartera pas d’un claquement de doigts.

— Vous nous demandez donc notre aide, reprit Serithorn. Parlez franchement.

— J’ai toujours été franc avec vous, prince Serithorn. Et je vous rappelle que je n’ai jamais dit que j’avais l’intention d’agir contre Korsibar. Mais s’il devait y avoir un soulèvement – je dis bien si – j’y emploierais toute mon énergie et toutes mes ressources. J’aime à croire que vous feriez de même, tous les trois.

Le regard de Prestimion se porta successivement sur Gonivaul, puis sur Serithorn, enfin sur Oljebbin.

— Vous savez bien, répondit lentement Serithorn, mal à l’aise, que nous partageons votre répugnance pour les méthodes employées par Korsibar pour accéder au trône. Nous sommes tous trois attachés à la tradition. Il nous est difficile d’approuver ces actes déraisonnables et, comme vous l’avez dit, illégitimes.

— Très juste, fit Oljebbin.

— Bien parlé ! s’écria Gonivaul, avant de retomber pesamment sur son siège.

— Je peux donc considérer que vous êtes de mon côté ? demanda Prestimion.

— De votre côté pour quoi faire ? demanda vivement Serithorn. Pour réprouver l’usurpation du trône ? Absolument ! Nous la déplorons !

Oljebbin acquiesça avec véhémence, imité par Gonivaul.

— Il va sans dire, poursuivit Serithorn, que nous sommes tenus pour l’instant d’agir avec précaution. Korsibar détient le pouvoir et il est naturellement sur ses gardes, dans cette période de transition. Nous devons éviter toute manœuvre imprudente ou inconsidérée.

— Je comprends, fit Prestimion. Mais quand le moment viendra, s’il doit venir…

— Tout ce qui est en mon pouvoir pour remettre la planète dans le droit chemin. Je vous le promets du fond du cœur.

— Moi aussi, fit Oljebbin.

— Vous pouvez compter sur moi, ajouta Gonivaul. Vous le savez, Prestimion. Je ferai mon devoir. Quels que… quels que soient les risques pour ma situation personnelle…

Sa voix se faisait trébuchante, de plus en plus pâteuse. Il se renversa contre le dossier de son siège et ferma les yeux. Quelques secondes plus tard, il commença à ronfler.

— C’est peut-être suffisant pour aujourd’hui, fit doucement Prestimion, en s’adressant à Svor et à Septach Melayn. Messeigneurs, reprit-il en se levant, je pense que le moment est venu de conclure notre dégustation. Messeigneurs… ?

Gonivaul dormait profondément. Oljebbin semblait près de basculer dans le sommeil et Serithorn, bien qu’encore éveillé et en pleine possession de lui-même, avait à l’évidence du mal à atteindre la porte. À l’invitation de Prestimion, Gialaurys tira le Grand Amiral de son sommeil pour l’aider à se mettre debout et le guider. Septach Melayn offrit son assistance à Oljebbin qui chancelait dangereusement. D’un geste, Prestimion ordonna à Taradath d’apporter au prince Serithorn l’aide dont il pourrait avoir besoin.

Seul avec Svor après le départ des autres, il prit une dernière goutte d’eau-de-vie avant de se retirer.

— Qu’en penses-tu, mon ami si roublard ? Sont-ils avec moi ou non ?

— Oh ! avec toi ! Et comment !

— Tu crois ? Sincèrement ?

Svor leva la main en souriant.

— Oui, Prestimion, ils sont assurément de ton côté, ces trois grands seigneurs d’illustre famille. Ils l’ont déclaré eux-mêmes, ce ne peut être que la vérité. Tu les as entendus comme moi. Ils sont évidemment de ton côté, tant qu’ils sont chez toi, à boire tes vins. De retour au Château, je soupçonne que ce pourrait être une tout autre histoire.

— Je partage ton avis. Mais crois-tu qu’ils me trahiront ?

— J’en doute. Ils attendront de voir ce que tu fais, sans s’engager tout de suite. Si tu te dresses contre Korsibar et s’ils estiment que tu as une bonne chance de l’emporter, ils se rallieront à toi ; mais pas avant que la victoire se dessine en ta faveur. Si tu sembles condamné à l’échec, eh bien, ils jureront ne jamais s’être engagés à lever le petit doigt pour t’aider. C’est du moins l’impression que j’ai.

— Moi aussi, fit Prestimion.

L’aube apporta la promesse d’un petit matin parfait et la promesse se réalisa, mais il s’écoula plusieurs heures avant que les invités de Prestimion voient le jour. Ils prirent un petit déjeuner à l’heure où on prend habituellement le repas de midi et dans l’après-midi, dans la lumière émeraude dispensée par un chaud soleil, ils partirent chasser dans la réserve de Muldemar, d’où ils rapportèrent une quantité de bilantoons, de sigimoins et autre petit gibier que les cuisiniers de Prestimion préparèrent pour le dîner. Il ne fut pas fait mention ce soir-là des sujets abordés la veille et les convives se limitèrent à des propos légers et badins, comme il sied à des nobles fortunés faisant un court séjour à la campagne.

Encore une journée et ils prirent congé, à destination du Château. Une heure après le départ du dernier invité, un messager arriva au manoir de Muldemar pour annoncer la venue du Procurateur de Ni-moya. Il fit son apparition peu après, avec une suite de cinquante ou soixante personnes, peut-être plus.

Tant d’audace fit sourire Prestimion.

— Heureusement que vous n’êtes pas venus à cinq cents, observa-t-il en accueillant à la grille Dantirya Sambail qu’il découvrit entouré de cet équipage pléthorique. Mais je pense que nous pourrons loger tout le monde. Effectuez-vous un grand périple, cousin ?

— Ce serait prématuré, cousin. On ne m’a pas encore proposé une couronne.

Comme à son habitude, le Procurateur était richement vêtu, nu-tête, mais avec un splendide pourpoint luisant de cuir noir couvert de paillettes en losange, qui lui montait presque au menton, et un pectoral en or rehaussé de fils d’argent, sur lequel figuraient des symboles curvilignes d’un genre inconnu de Prestimion.

— Mais je ne tiens pas à abuser de votre hospitalité. Ma visite sera brève. Je compte reprendre la route demain matin.

— Si vite ? fit Prestimion. Vous êtes libre de rester aussi longtemps que vous le désirez.

— Cela me suffit. Un très long voyage m’attend, ce qui explique pourquoi j’arrive avec tout ce monde. Je rentre à Ni-moya.

— Sans attendre la cérémonie du couronnement ?

— Le Coronal a eu la bonté de m’en dispenser, en raison de la longueur de ce voyage. Je ne suis pas rentré chez moi depuis près de trois ans, vous savez, et l’air du pays me manque. Lord Korsibar estime que ce serait une bonne idée de retourner dès maintenant à Zimroel, pour répandre la nouvelle des événements qui ont eu lieu ici. Korsibar n’est pas bien connu sur l’autre continent, vous comprenez. Je dois faire connaître ses mérites à la population.

— Ce que vous ferez loyalement, en y mettant tout votre cœur, je n’en doute pas, fit Prestimion. Accompagnez-moi donc, je vais vous faire goûter le vin de la dernière récolte et un ou deux autres plus vieux. Nous nous en sommes délectés l’autre soir Oljebbin, Gonivaul, Serithorn et moi. Dommage que vous n’ayez pas été des nôtres.

— Je crois avoir croisé Gonivaul sur la route, pas très loin d’ici.

— Nous avons passé une soirée fort intéressante.

— Intéressante ? répéta Dantirya Sambail avec un ricanement de mépris. Avec ces trois-là ? Mais j’imagine que, dans votre situation, vous avez besoin de battre le rappel de tous vos amis.

Il se tourna vers un de ses domestiques et lui murmura quelque chose à l’oreille ; l’homme partit en courant et revint aussitôt avec un membre de la suite du Procurateur, maigre, le teint basané, le nez en bec d’aigle, sanglé dans une tunique. Prestimion l’avait déjà vu quelque part, il en était sûr…

— Où se trouve donc votre vin, Prestimion ? demanda Dantirya Sambail.

— Le meilleur est dans le chai.

— Allons-y. Vous nous accompagnez, Mandraisca.

Mandralisca. Le nom produisit un déclic dans l’esprit de Prestimion. C’était le goûteur, l’homme à la tunique verte qui avait participé au duel au bâton dans le Labyrinthe, celui sur lequel Prestimion avait misé cinq couronnes contre Septach Melayn. Le goûteur avait l’air mauvais, une mine sinistre et rébarbative, des lèvres minces et dures, des pommettes anguleuses. Il considéra Prestimion d’un regard froid et assuré, comme pour déterminer si le prince avait pu préparer un breuvage mortel pour son maître.

Prestimion sentit une flambée de rage monter en lui.

— Nous n’avons pas besoin de cet homme, Procurateur ! fit-il en se maîtrisant, mais d’une voix qui claqua comme un coup de fouet.

— Il me suit partout. C’est mon…

— Votre goûteur, je sais. Vous défiez-vous de moi à ce point, cousin ?

Les grosses joues pâles de Dantirya Sambail s’empourprèrent violemment.

— J’ai cette habitude de longue date de toujours le laisser goûter avant moi.

— Mon habitude de longue date, riposta Prestimion, est de n’ouvrir ma porte qu’aux gens que j’aime. Et il ne m’arrive que très rarement d’empoisonner mes invités.

Il plongea les yeux au fond de ceux de Dantirya Sambail et dans ce regard affrontant celui du Procurateur, il y avait de la colère, de l’amour-propre blessé et un mépris cinglant. Les deux hommes restèrent silencieux. Puis le Procurateur, comme s’il avait fait quelque calcul secret, détourna la tête en souriant.

— Très bien, Prestimion, fit-il en prenant une voix douce et un air conciliant. Je ne tiens pas à offenser un mien cousin. Pour vous, je ferai une exception.

D’un petit geste de la main gauche, il congédia le goûteur qui, après un regard froid et interrogateur à son maître et un autre, chargé de pure malveillance, en direction de Prestimion, s’éloigna discrètement.

— Suivez-moi donc dans le chai, fit Prestimion. Je vous ferai goûter un ou deux de nos meilleurs crus.

Ils descendirent ensemble dans la cave sombre.

Prestimion, qui se sentait plus calme, à l’aise avec le Procurateur, ouvrit une bouteille et versa deux coupes de vin.

— Vous avez parlé tout à l’heure, fit-il, de la situation dans laquelle je me trouve. Qu’en pensez-vous donc ?

— Prodigieusement inconfortable, si vous voulez mon avis. La couronne vous file sous le nez et vous passez pour un imbécile aux yeux de quinze milliards de personnes.

Dantirya Sambail but goulûment et fit claquer sa langue contre son palais.

— Heureusement, votre vignoble vous permettra de subvenir à vos besoins !… J’en reprendrai volontiers !

— Vous voilà plus confiant, après cette première coupe. Et si c’était un poison à action lente ?

— Dans ce cas, répondit Dantirya Sambail, nous quitterons ce monde en même temps, car je vous ai vu boire la même chose que moi. Mais je ne me suis jamais défié de vous, cousin.

— Pourquoi avoir appelé Mandralisca ?

— Je vous l’ai dit, répondit le Procurateur d’un air humble et contrit, avec le regard implorant d’un blave. C’est mon habitude, une habitude de longue date. Ne m’en veuillez pas. Si c’est un poison, poursuivit-il, jamais le monde n’en a connu de plus savoureux. De grâce, remplissez mon verre ; si ce vin ne me tue pas, il me donnera un plaisir très vif.

Il approcha son visage aux traits lourds de celui de Prestimion et le regarda remplir son verre à ras bord avec un grand sourire de carnassier.

— Et où sont donc vos trois compagnons ? reprit-il. L’escrimeur à l’allure de dandy et aux jambes interminables, que nul ne parvient à toucher, le lutteur au corps de grand singe et l’autre, le sournois petit duc de Tolaghai ? Je vous croyais inséparables.

— Ils sont partis chasser ; nous n’étions pas prévenus de votre arrivée. Mais ils nous rejoindront bientôt. En attendant, cousin, nous pouvons parler entre parents, sans être espionnés par un de vos laquais.

Prestimion s’interrompit un moment, les yeux baissés sur sa coupe.

— Vous avez dit que je passe pour un imbécile aux yeux de toute la planète, reprit-il. En est-il vraiment ainsi, Dantirya Sambail ? Je n’ai jamais été Coronal désigné, vous savez. Korsibar a fait main basse sur la couronne, c’est vrai, mais peut-on dire qu’il m’en a dépossédé ?

— Si cela peut vous faire plaisir, cousin, il ne l’a volée à personne.

Dantirya Sambail tendit le bras pour se servir une nouvelle coupe de vin. Debout près de Prestimion, il donnait l’impression de l’écraser, pas tant à cause de sa taille que de son torse massif et de sa posture assurée, jambes écartées. L’alcool avait déjà coloré d’un rouge luisant la peau claire de son visage aux traits lourds, estompant le semis de taches de rousseur et créant un contraste encore plus marqué avec le violet extraordinaire de ses prunelles. Mais la fermeté de son regard indiqua à Prestimion que le Procurateur n’était absolument pas ivre, même s’il donnait l’impression d’être déjà grisé par le vin.

— Quels sont vos projets, Prestimion ? reprit-il d’un ton enjoué, presque amical. Allez-vous essayer de faire dégringoler Korsibar de son perchoir ?

— J’espérais que vous pourriez me conseiller là-dessus, fit benoîtement Prestimion.

— Alors, vous avez des projets !

— Pas des projets, des intentions. Disons plutôt des intentions éventuelles.

— Qui nécessiteront une armée éventuelle et de puissants alliés éventuels. Buvez avec moi, cousin, suivez mon rythme, ne me laissez pas boire seul !… Dites-moi donc, cher Prestimion, ce qu’il y a dans votre cœur !

— Serait-ce bien prudent ?

— J’ai remis ma vie entre vos mains en acceptant de boire votre vin. Parlez, cousin, parlez sans crainte !

— Dans ce cas, je n’irai pas par quatre chemins.

— Faites, je vous en prie !

Ce n’était un secret pour personne que Dantirya Sambail avait l’âme la plus noire qui fût ; mais Prestimion savait depuis longtemps que le meilleur moyen de désarmer une crapule était de lui ouvrir totalement son cœur. Il était donc résolu à se montrer d’une franchise absolue avec le Procurateur.

— Premier point, dit-il, j’aurais dû être Coronal. Il n’y a personne, sur toute la surface de la planète, qui pourrait le nier. J’étais le prétendant le mieux qualifié, infiniment plus que Korsibar.

— Second point ?

— Second point, Korsibar a commis en s’emparant de la couronne un acte vil, odieux, sacrilège. Cela se paie inévitablement au prix fort. Si la chance est de notre côté, il sera rapidement victime de sa stupidité et de son arrogance : une très mauvaise combinaison. Sinon, et si nous le laissons régner impunément, il attirera tôt ou tard sur nous le courroux du Divin.

— Le courroux du Divin ? lança Dantirya Sambail avec un clin d’œil amusé. Le courroux du Divin ? Ah ! cousin ! dire que je vous avais pris tout ce temps pour un esprit rationnel et sceptique.

— Tout le monde sait que je n’ai que faire des sorciers et de leurs fadaises. Dans cette mesure, je suis un sceptique ; mais cela ne signifie pas que je sois impie, Dantirya Sambail. Il existe dans l’univers des forces qui punissent le mal ; j’en ai la conviction. Le monde souffrira si nul ne s’oppose à Korsibar. Sans parler de mes ambitions personnelles, j’ai le sentiment qu’il faut le renverser, pour le bien de tous.

— Ah ! fit le Procurateur, les sourcils rouges et touffus en accent circonflexe. Ah ! répéta-t-il un instant plus tard. Y a-t-il un troisième point ?

— Ces deux-là suffisent. Je vous ai tout dit, en moins de deux minutes.

Prestimion prit un peu de vin et remplit la coupe que lui tendit aussitôt Dantirya Sambail.

— Mes projets. Mes intentions. Une profession de foi, même. Qu’allez-vous faire ? Repartir sur-le-champ au Château pour en informer Korsibar ?

— Certainement pas, répondit le Procurateur. Me croyez-vous assez perfide pour témoigner contre un mien parent ? Mais vous vous attelez à une tâche ardue et périlleuse.

— Vraiment très ardue ? demanda Prestimion, le regard rivé sur la coupe de vin qu’il faisait tourner entre ses doigts. Donnez-moi un jugement aussi réaliste que possible. Ne songez pas à me ménager.

— Je suis toujours réaliste, cousin. Désagréable, peut-être, mais toujours réaliste.

Le Procurateur leva la main et commença à compter sur ses doigts boudinés.

— Un, Korsibar est le maître du Château, qui est quasi imprenable et tient une grande place dans le cœur des citoyens de toute la planète. Deux, avec le contrôle du Château va celui de la garde du Château. Trois, l’armée aussi est avec lui, car l’armée est comme un grand corps sans tête, dont la fidélité va à qui porte la couronne ; aujourd’hui, la couronne est sur la tête de Korsibar. Quatre, Korsibar a grande allure et le peuple semble avoir de l’admiration pour lui. Cinq, il a passé toute sa vie dans les allées du pouvoir, il connaît les habitudes du Château. L’un dans l’autre, il ferait probablement un Coronal convenable.

— Sur ce dernier point, je ne partage pas votre avis.

— Je comprends. Mais je suis moins enclin que vous à m’en remettre à la sagesse et à la miséricorde du Divin. Je pense que Korsibar pourrait, plus ou moins bien, faire l’affaire. Il a dans son entourage des hommes comme Oljebbin et Serithorn pour lui indiquer le chemin, et le rusé Farquanor, quoi qu’on pense de lui, est un atout précieux. Quant au mage Su-Suheris, c’est un fin stratège, un être très dangereux. Il faut aussi compter avec sa sœur, ne l’oubliez surtout pas.

— Thismet ? fit Prestimion, surpris. Quel rôle joue-t-elle ?

— Vous ne le savez donc pas ? demanda Dantirya Sambail en ébauchant un sourire qui découvrit de grosses dents carrées. Elle exerce une puissante influence. Qui a incité, à votre avis, ce crétin de Korsibar à s’emparer de la couronne ? La sœur ! Lady Thismet en personne ! Qui n’a cessé pendant tout notre séjour dans le Labyrinthe de lui parler à l’oreille, de le pousser, de l’encourager, de l’exhorter, de le harceler, de bourrer ce qui lui tient lieu de cerveau de propos incendiaires sur ses incomparables mérites et sa haute destinée, le pressant sans relâche, jusqu’à ce qu’il soit obligé de passer à l’action. Ah ! que cette sœur est obstinée !

— Vous en êtes certain ?

Le Procurateur ouvrit les mains dans un geste de feinte sincérité.

— Je le tiens de la source la plus sûre qui soit, la mienne. Je les ai surpris en train d’intriguer, pendant les Jeux. Il est aussi désarmé devant elle qu’un blave au pâturage. Elle le conduit comme une bouvière et le mène où elle veut.

— Korsibar est un faible, au fond, je n’en doute pas. Mais je ne la savais pas si volontaire.

— Vous ne la connaissez pas bien, cousin. Elle aime Korsibar par-dessus tout. Ils sont jumeaux, après tout, enchevêtrés dès le ventre de leur mère. Je ne serais pas plus étonné que cela d’apprendre qu’il existe entre eux quelque chose d’incestueux. Mais il y a un autre facteur, la haine qu’elle nourrit pour vous.

Prestimion fut surpris et piqué au vif. Que Thismet fût loyale à son frère et ambitieuse pour son propre compte n’avait rien d’étonnant. Mais la loyauté et l’ambition ne se traduisent pas nécessairement par la haine de l’autre.

— De la haine… pour moi ?

— L’avez-vous déjà repoussée, Prestimion ?

— Je la connais depuis de nombreuses années, mais nous n’avons jamais été proches. J’admire, bien entendu, comme tout un chacun, sa beauté, sa grâce et son esprit. Plus que la plupart des gens, peut-être. Mais il n’y a jamais eu entre nous de relations de nature intime.

— C’est peut-être le problème. Peut-être a-t-elle voulu vous dire quelque chose que vous avez refusé d’entendre. Elles gardent des rancunes farouches contre ceux qui les traitent de la sorte, vous savez. Quoi qu’il en soit, vous connaissez les obstacles. Tout le monde est derrière Korsibar. Vous n’avez rien d’autre pour vous que la conviction d’être le vrai et légitime Coronal, votre intelligence supérieure, votre détermination et, j’imagine, votre croyance assurée que le Divin souhaite vous voir sur le trône. Je dois dire que, dans ce cas, il a choisi une voie fort étrange pour vous y placer. Si le Divin était plus direct dans l’accomplissement de sa volonté, je suppose que le monde serait plus terne, mais j’aurais moins de difficultés à croire à l’existence des grandes forces surnaturelles qui gouvernent notre destin. Qu’en dites-vous ?

— Vous pensez que je ne réussirai pas à conquérir le trône ?

— J’ai seulement dit que ce serait loin d’être facile. Mais allez-y, foncez, tentez le coup. Je serai avec vous, si vous le faites.

— Vous ? Vous qui repartez à Zimroel pour laisser la voie libre à Korsibar !

— Il me l’a demandé. Ce que j’y ferai réellement est une autre histoire.

— Ai-je bien compris ? Êtes-vous en train de me proposer un pacte d’assistance ? demanda Prestimion, l’air incrédule.

— Nous sommes unis par les liens du sang. Et par ceux de l’affection.

— De l’affection ?

— Vous devez savoir que je vous aime, cousin, fit Dantirya Sambail en se penchant vers Prestimion avec un sourire radieux. Je vois ma mère bien-aimée en regardant la vôtre ; elles auraient pu être sœurs. Nous sommes presque du même sang.

Il plongea ses étranges yeux violets dans ceux de Prestimion avec une intensité brûlante. Il y avait dans ce regard une terrible et sinistre force, mais aussi une mystérieuse tendresse.

— Vous êtes tout ce que j’aurais voulu devenir, reprit le Procurateur, si je n’avais pu être qui je suis. Quelle joie ce serait pour moi de vous voir régner sur le Château à la place de ce nigaud de Korsibar ! Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela se réalise !

— Vous êtes un monstre effroyable, Dantirya Sambail !

— C’est vrai aussi. Mais je suis votre monstre, très cher Prestimion !

Il se servit une nouvelle coupe de vin sans y avoir été invité.

— Partons tous deux sur-le-champ à Zimroel. Ni-moya sera la base d’où vous lancerez votre offensive contre Korsibar. Nous lèverons ensemble une armée d’un million de combattants ; nous construirons mille navires ; nous traverserons la mer côte à côte et nous marcherons ensemble sur le Château, comme les frères que nous sommes véritablement et non les cousins éloignés et parfois hostiles que le monde imagine. Alors, Prestimion ? N’est-ce pas une merveilleuse vision ?

— Merveilleuse, en effet, approuva Prestimion avec un petit rire. Vous cherchez à me dresser contre Korsibar, poursuivit-il posément, pour que nous nous détruisions mutuellement, ce qui vous dégagerait la voie du trône. N’est-ce pas, cousin ?

— Si j’avais jamais convoité le trône, il m’aurait suffi de demander à lord Confalume de me l’offrir quand il en était las. Je l’aurais fait bien avant que vous soyez en âge de prendre une femme dans vos bras.

Le Procurateur avait la figure écarlate, mais sa voix demeurait ferme ; il paraissait calme, plutôt amusé.

— Qui d’autre était sur les rangs ? reprit-il. Cet imbécile d’Oljebbin ? Confalume aurait préféré offrir la couronne à un Skandar plutôt qu’à lui. Mais non, cousin, je ne voulais pas du Mont du Château. Je le laisse au Coronal ; moi, j’ai Zimroel et tout le monde est satisfait.

— Surtout si cela vous permet de dire que le Coronal vous est redevable de sa couronne.

— Ah ! vous ne cessez de m’attaquer, mon cher Prestimion. Vous perdez un temps précieux à mettre en doute mes mobiles, qui sont parfois très purs. Peut-être votre excellent vin vous brouille-t-il les idées ? Revenons-en à l’essentiel : vous voulez être roi et je vous propose mon aide, à la fois en qualité de parent empressé, disposé à vous soutenir envers et contre tous, mais aussi par conviction profonde que le trône est légitimement vôtre. Les ressources dont je dispose ne sont pas négligeables, tant s’en faut.

Répondez-moi à l’instant : acceptez-vous ma proposition ou la rejetez-vous ?

— À votre avis ? J’accepte, bien sûr.

— Voilà qui est raisonnable. Et maintenant, dites-moi : allez-vous m’accompagner à Zimroel pour y établir une base d’opérations ?

— Non, pas ça. Si je quitte Alhanroel, il ne me sera peut-être pas facile d’y revenir. Et c’est ici que j’ai toujours vécu, ici que je me sens chez moi. Je reste, du moins dans l’immédiat.

— Faites comme bon vous semble, lança Dantirya Sambail avec un large sourire, en abattant bruyamment une de ses grosses pattes sur la table. Voilà ! La chose est entendue ! C’est un effort épuisant de vous proposer de l’aide. Et maintenant, allez-vous enfin me donner à manger ?

— Bien sûr. Suivez-moi.

— Encore une chose, ajouta le Procurateur au moment où ils sortaient du chai. Le Coronal lord Korsibar va vous mander incessamment au Château pour assister à son couronnement.

— Vraiment ?

— Je le tiens de Farquanor en personne. Iram de Normork vous apportera l’invitation. Peut-être est-il déjà en route. Que répondrez-vous, cousin, quand vous la recevrez ?

— Eh bien, que j’accepte, répondit Prestimion, l’air perplexe. Que voudriez-vous que je fasse, cousin ?

— Il faut y aller, bien sûr. Tout autre parti serait de la lâcheté. À moins, bien entendu, que vous ne comptiez étaler dès maintenant au grand jour votre rupture avec lord Korsibar.

— Il est beaucoup trop tôt.

— Dans ce cas, vous n’avez pas le choix ; il faut vous rendre au Château.

— Précisément.

— Il me plaît infiniment de voir que nous sommes d’accord… Et maintenant, Prestimion, à manger ! Et faisons bombance !

— Vous pouvez compter sur moi, cousin. Je crois connaître votre appétit.

On festoya ce soir-là au manoir de Muldemar, même si Prestimion avait déjà mangé et bu à satiété avec ceux qui avaient précédé Dantirya Sambail. Mais il fit bonne figure et prit gracieusement congé le lendemain du Procurateur et de sa suite ; après quoi, il se retira dans son cabinet de travail avec ses trois compagnons pour faire le bilan des différents entretiens qui venaient d’avoir lieu. La discussion dura plusieurs heures et aurait pu se prolonger fort avant dans la soirée sans qu’ils se donnent la peine de dîner, s’ils n’avaient été interrompus par un domestique demandant à parler au prince Prestimion.

— Le comte Iram de Normork vient d’arriver, annonça-t-il. Il est porteur d’un message du Coronal lord Korsibar.

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