Parkings a prévenu de mon arrivée l’un des chefs du réseau belge, aussi ce dernier n’est-il pas surpris le moins du monde lorsque, ayant pénétré dans son magasin d’ameublement, sis boulevard Anspach, je lui murmure :
— On est prié de renvoyer l’ascenseur.
Il me tend la main.
— Heureux de vous connaître, commissaire. Cela fait très longtemps que j’entends parler de vos exploits.
Je fais un petit geste, plein d’une charmante modestie, et je le suis dans son arrière-boutique.
Le magasin est immense et renferme une foule de meubles. Il y a là des salles à manger, des chambres à coucher, des divans, des bahuts, ainsi qu’il est normal dans un magasin spécialisé dans l’aménagement du home ; mais certains de ces meubles offrent des particularités que je ne tarderai pas à découvrir et dont la principale est qu’ils ne sont pas à vendre.
Le propriétaire se nomme Bourgeois et il est d’origine française par un ami de son père. C’est un type de quarante berges environ, à l’air calme et énergique. Parkings m’a parlé de lui en termes élogieux. C’est Bourgeois qui s’est aperçu qu’il se produisait des « fuites » importantes au sein de son organisation et qui a prévenu Londres.
— J’espère que vous pourrez découvrir le traître, me dit-il en débouchant une bouteille de champagne.
— Je ferai mon possible.
Je lui narre les péripéties de ma première journée en territoire belge.
— Slaak assassiné ! balbutie-t-il.
— Comme un lapin ! Je ne sais pas si c’est l’esprit de d’Artagnan qui a fait le coup, mais je vous avoue n’avoir jamais vu de type assaisonné à l’épée…
Je récapitule l’affaire.
— On a dû découvrir son cadavre plus tôt que je ne le supposais ; l’enquête a été rondement menée. Comme un idiot, j’étais descendu, à Ostende, à l’hôtel situé à l’arrêt du tramway. Les flics ont commencé par là… Bref, je m’en suis tiré tout de même. Mais il y a eu de la casse et, à l’heure présente, mon signalement doit être diffusé copieusement. Si je ne prends pas garde à mes os, il va leur arriver quelque chose d’ici peu de temps.
— Peut-être vaudrait-il mieux que vous regagniez l’Angleterre, suggère Bourgeois. Il me paraît difficile que vous puissiez travailler en étant traqué par la police. D’autre part, cela n’est pas prudent.
J’admets son point de vue.
— Écoutez, cher ami, San-Antonio ne s’est jamais dégonflé. J’ai été envoyé ici pour mettre la main sur le gars qui joue au petit soldat et je remplirai ma mission. N’ayez aucune crainte ; ni vous ni vos compagnons ne risquez quoi que ce soit de mon chef.
« Lorsque je serai sorti d’ici, vous ne me reverrez plus. La seule chose que je vous demande, c’est une boîte postale pour Londres ainsi que la liste complète de vos collaborateurs avec leurs adresses.
Il rougit un peu et, assez sèchement, me dit :
— Si vous pensez que je redoute quelque chose pour moi, vous vous trompez. Lorsqu’on a entrepris la tâche que j’accomplis, on ne se soucie pas de sa peau. Seulement j’ai des responsabilités écrasantes et je ne dois rien laisser au hasard…
— Allons, allons, fais-je en lui administrant une bourrade, je vois que nous sommes deux mecs pétardiers. Vous me plaisez, Bourgeois, et je suis certain que nous ferons de la bonne besogne.
Il me verse une troisième coupe de champagne et me demande :
— Je suppose que vous avez une mémoire suffisamment bonne pour apprendre sept noms et sept adresses ? Cette fameuse liste que vous me demandez, je ne puis vous la donner par écrit, ce serait par trop dangereux.
— Évidemment !
Il me récite la fameuse liste de ses compagnons. Elle comporte deux femmes et cinq hommes. Tous habitent Bruxelles. Il va pour me donner des détails sur leurs existences respectives, mais je l’interromps.
— Inutile, Bourgeois, je tiens à me faire, moi-même, une opinion sur ces gens.
— C’est peut-être mieux, en effet, convient-il.
— J’aurais deux photos à faire développer, est-ce possible ?
— Parbleu !
Il me fait un petit signe et m’entraîne vers un grand bahut ancien ; il en ouvre les portes et, à ma profonde stupeur, pénètre dans le meuble. Je le vois tirer sur une corde.
Le fond du bahut coulisse et laisse apparaître une petite pièce sans portes ni fenêtres.
Je pousse une exclamation de surprise. Je tire mon chapeau au marchand de meubles. Comme planque, on ne peut trouver mieux. Quelle cervelle chleuh se douterait qu’un des meubles de ce capharnaüm est, en réalité, un passage secret ?
Je pénètre à mon tour dans le bahut, puis, de là, dans la pièce et tout se remet en ordre derrière nous.
— Compliments ! dis-je. Votre cachette est all right.
— Elle est à votre disposition en cas de coup dur, affirme Bourgeois. Vous ne seriez pas le premier à l’utiliser, je vous assure…
La petite pièce contient un appareil émetteur de radio et tout ce qu’il faut pour développer des photos. Je confie mon appareil à mon hôte et j’admire la dextérité avec laquelle il opère.
— Je doute que ce soit fameux, lui dis-je, car l’éclairage n’était pas sensationnel.
Il ne répond rien. À la faible lueur de la lampe rouge, je le vois plonger ma pellicule impressionnée dans un bain. Puis il fixe le négatif sur du papier sensible.
J’attends en réfléchissant. Je souhaite ardemment que la photo soit, sinon bonne, du moins suffisamment claire pour que ma petite môme-caméra puisse être identifiée. Cette gosseline me tracasse comme une grippe de printemps. Je voudrais être rancardé à fond sur elle. Pourvu qu’elle ne calanche pas ! Ce serait dommage ; un bath châssis comme ça ! Moi je suis un grand sensible, voyez-vous, j’aime ce qui est beau, depuis le Clair de lune de Werther jusqu’au père Noël, en passant par les girls de Tabarin.
Bourgeois donne la lumière, ce qui a pour résultat de me faire battre des paupières.
— Pas si mal que cela, dit-il.
Il me passe un morceau de carton glacé, humide.
— Regardez !
En effet, je peux être fier de mes talents de photographe.
On distingue assez distinctement la blessée, flanquée de la bonne grosse infirmière. À propos de celle-ci, elle a dû baver des pendules, hier au soir, en découvrant que je n’étais pas à son rendez-vous nocturne. Bast ! La désillusion c’est le chemin de l’expérience.
— Bon boulot, dis-je à mon compagnon. Y a-t-il un moyen d’envoyer cette photo à Londres ?
— Bien sûr…
Je saisis l’image et j’écris au dos, au moyen d’un crayon fuschine : Qui est-ce ?
— Envoyez un mot les informant de mon arrivée. Inutile de parler de mes démêlés avec la Gestapo…
— N’ayez pas peur, sourit Bourgeois. Mais quel enfant terrible vous faites…
— C’est exactement ce que Félicie, ma brave femme de mère, et Gisèle[2] se tuent à me répéter… Où aurai-je la réponse à mon message ?
— Ici.
— Vous savez bien qu’il serait imprudent que je fréquente votre magasin…
— Allons donc… Vous n’aurez qu’à me téléphoner avant de débarquer ici. Je suppose que vous devez repérer les anges gardiens d’instinct ?
— Et comment !
— Alors, c’est parfait. Il s’agit simplement de prendre des précautions…
Décidément, Bourgeois est un gars épatant. Nous sortons de son bahut et je prends congé de lui.
Au bout de quelques mètres, je me frotte l’œil droit avec énergie, jusqu’à ce qu’il soit devenu rouge et tuméfié, après quoi je pénètre chez un opticien.
— Je souffre de conjonctivite, expliqué-je, l’air et la lumière me fatiguent énormément la vue. Vous n’auriez pas des lunettes à verres légèrement teintés ?
L’opticien a mon affaire. Je choisis des bésicles à monture courante et des verres très peu colorés, afin de ne pas attirer l’attention. Ensuite, j’entre dans un bistrot, je m’enferme dans les lavabos et arrache le talon d’une de mes chaussures, ceci pour transformer ma démarche. Me voici brusquement affligé d’une légère claudication. Demain, ma moustache commencera à être apparente. Mon percepteur, lui-même, ne me reconnaîtra pas. Ça doit coller. En somme, les Frizous n’ont mon signalement que par personnes interposées, puisque j’ai ratatiné les deux armoires chargées de m’appréhender…
Si je tiens mes pieds au sec, je n’aurai pas trop à m’inquiéter des occupants.
Je vais m’alimenter, puis j’achète les journaux de l’après-midi. Tous parlent de mon affaire et — évidemment — m’appellent l’assassin, le monstre, le dangereux terroriste, etc.
J’apprends que je suis l’auteur de l’assassinat de Slaak, dont le corps a été découvert par un petit télégraphiste, et que je dois tremper dans la bande de terroristes qui a mitraillé le restaurant du Coq-Hardi à La Panne. On ne dit pas grand-chose de la môme-caméra, sinon qu’elle a été grièvement blessée. On ne l’appelle que « la malheureuse jeune femme », ce qui, vous l’avouerez, ne me renseigne pas sur son identité.
Désabusé, je balance le canard dans une bouche d’égout et je décide de me mettre sérieusement au tapin.
Mentalement, je passe en revue les noms des collaborateurs de Bourgeois. Ils sont sept, je le répète, et le traître se trouve parmi eux.
Si je commençais par l’une des deux femmes ?
L’une des deux femmes s’appelle Laura. Je me dis qu’avec un prénom pareil, une gnère ne doit pas avoir la tranche d’une marchande de robinets et, comme je suis aussi sensible au beau sexe qu’un poisson l’est à l’élément liquide, je décide de commencer mon enquête par elle.
Elle pioge dans une petite rue pittoresque, du côté de la place du Parlement. C’est vieux, gris, triste et doré comme un bouquin ancien. Ça vous a un certain charme. En contemplant cette façade aux fenêtres munies de petits carreaux, j’attrape une sorte de vague à l’âme indéfinissable.
Je me dis que la guerre et la chasse aux traîtres sont des trucs terriblement stériles et je rêve de me trouver dans une petite pièce confortable, entre deux bras blancs. L’amour, il n’y a que ça de chouilla sur cette garce de planète…
J’en suis là de mes réflexions extra-philosophiques lorsqu’une espèce de petite déesse sort de l’immeuble. Illico une sonnerie, identique à celle annonçant l’arrivée des trains dans les gares, se déclenche sous mon dôme. Je sens que Laura c’est cette petite beauté portative.
Elle croise une grosse daronne, un peu moins large que les grands magasins du Louvre et lui dit :
— Bonjour, madame Deulam.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais sa voix correspond à son physique. Elle vous flanque plus de frissons dans le corps que ne le ferait un courant à haute tension.
La mère sac-à-bidoche lui répond :
— Bonjour, mademoiselle Laura.
Ceci pour vous prouver que San-Antonio a le nez creux et qu’il n’a pas besoin d’aller se faire tirer les brèmes chez la pythonisse du coin pour entraver le pourquoi et le comment des choses.
Sans hésiter, j’emboîte le pas à la jeune fille. Tout en lui filant le train, j’étudie sa géographie. Pardon ! Quand on a vu une gamine de ce gabarit, une fois, qu’est-ce qu’il doit falloir ingurgiter comme bromure pour retrouver le sommeil. Elle est fabriquée comme la Vénus de Milo : elle a une avant-scène sensationnelle qui danse sous sa robe à mesure qu’elle marche, de grands cheveux blonds qui lui descendent jusqu’au milieu du dos et des jambes qui doivent enlever tous les premiers prix dans les expositions de guiboles.
Elle arpente les pavés à grands pas. C’est une sportive, je le vois à sa démarche. Nous attrapons des ruelles et des ruelles et nous finissons par déboucher sur une grande place plus grise et plus triste que tout le reste de Bruxelles. Elle va droit à un café et s’assied à une table. J’en fais autant. Je m’embusque derrière un journal pour attendre les événements. Ceux-ci ne tardent pas à se produire. Du moins, si l’on admet comme événement, le fait qu’un type vienne s’asseoir à la table de Laura.
Je l’examine discrètement. Il est grand, maigre et il a une tête qui serait assez agréable si ce n’étaient ses yeux fuyants.
Ce ne doit pas être un amoureux, car la fille se contente de lui serrer la paluche d’une manière indifférente.
J’ouvre grandes mes manettes pour essayer d’esgourder leurs salades, mais je suis chocolat car ils jaspinent en flamand et il n’y a rien de plus duraille à entraver que cette langue pour un mec de Belleville qui, en fait de langues étrangères, ne parle que le javanais de la Villette.
Tout ce que je peux faire, c’est observer. Je ne m’en prive pas. L’homme me rappelle quelque chose. J’ai comme une sensation extrêmement vague de déjà-vu, en le regardant. Chose étrange, cette sensation disparaît lorsque je contemple son visage. De quoi s’agit-il ? Je me souviens que c’est lorsqu’il est entré et m’a eu tourné le dos pour s’approcher de la table voisine que ce sentiment a pris corps. J’ai beau me creuser la tranche avec une fourchette à dessert, je continue de nager dans le brouillard. Sa voix ne me dit rien… Ses gestes non plus… Comme c’est désagréable ! Cela fait comme lorsqu’on s’obstine à chercher un nom qui ne parvient pas à se préciser dans votre caberlot.
Je m’efforce de penser à autre chose, mais c’est en vain. Ce point d’interrogation tourne en moi, semblable à un brin de paille dans les remous d’un fleuve.
Où ai-je aperçu ce gnace, sacrebleu ?
Je baisse les yeux, comme pour quêter une réponse dans la sciure saupoudrant le parquet et c’est ce mouvement banal qui déclenche la réaction salvatrice.
Je cherche dans mon portefeuille la photographie ratée que renfermait l’appareil de la pauvre môme-caméra. Je la regarde attentivement et mon œil exercé finit par confirmer mon impression. Ce pan de pardessus, ce morceau de jambe de pantalon et ce soulier, je les aperçois, sans aucun doute possible, sous la table de mes voisins. Ils appartiennent au grand type qui parle à Laura. Je reconnais le tissu à petits carreaux du pardessus ; celui à rayures du bénard et les triples semelles des pompes. Il y a même une éraflure au talon qui est visible sur la photo !
Comment que je jubile ! M’est avis que je le tiens le fumelard qui a dessoudé Slaak et la petite gosse de La Panne. Je le tiens et il faudra qu’il m’en dise aussi long que sur le Larousse en six volumes, avant de prendre des vacances au pays où ce sont les anges — et non pas les hirondelles — qui volent bas lorsqu’il va pleuvoir !
Je torche mon verre de gueuze-lambic et je file. Je préfère attendre mon pèlerin au-dehors. De la sorte, il ne se rendra pas compte que je le suis. Je me planque derrière une fontaine et j’attends en fumant un abominable cigare qui dégage autant de fumée que dix appareils à faire fondre l’asphalte, en répandant exactement la même odeur.
Un quart d’heure plus tard le couple sort de l’estanco. Laura fait un petit signe léger au zigoto et tous deux se partagent les points cardinaux. J’emboîte le pas à l’homme, quant à la petite, j’ai son adresse et je sais où la retrouver…
Lui se dirige vers le plus proche arrêt de tramway. Je pige la manœuvre et je me débrouille pour arriver au point de stationnement avant lui. La chose est connue : l’ABC de la filature consiste à précéder et non à suivre.
Nous montons dans le toboggan, chacun par un bout. Je demeure sur la plate-forme avant, afin de pouvoir surveiller tranquillement les faits et gestes de mon client. Il a l’air de rêvasser. Nous roulons pendant un bon bout de temps et à une allure extraordinaire. C’est fou ce que ces tramways bruxellois sont rapides ! Nous atteignons une banlieue enfumée où grouille la marmaille.
Le type descend. Bien entendu, j’en fais autant.
Il s’engage dans un terrain vague et je le suis de loin, car il pourrait trouver suspecte ma présence en un tel lieu. Je réussis néanmoins à ne pas le perdre de vue.
Dix minutes plus tard, il stoppe devant une masure en ruine qui ne doit tenir encore debout que grâce au papier peint collé sur les murs, à l’intérieur. Le crépuscule commence à descendre sur la ville. Une odeur de suie et d’humidité alourdit l’air. Le type respire bien à fond avant de rentrer, puis il plonge dans le couloir obscur. J’attends un peu ; lorsque je vois une lumière briller au premier étage, j’entre dans la maison à mon tour.
Les escaliers sont de bois. Les murs sont lépreux au dernier degré et couverts de graffiti ; les parpaings de plâtras tombent du plafond dont on voit l’armature comme on voit la trame d’une étoffe élimée.
Je dégage mon Lüger de sa gaine et j’entreprends l’ascension de l’escalier branlant en prenant des précautions infinies pour ne pas le faire grincer.
Me voici enfin au premier étage. Pas un bruit ! Seul, le rai de lumière filtrant sous la porte indique une présence. Je me courbe en deux afin de fixer mon œil au trou de la serrure. Je ne distingue rien. Il doit y avoir un cache-trou.
Je danse d’une patte sur l’autre sans parvenir à prendre une décision. À cet instant, je sens dans mes reins un contact dur. Des trucs de ce genre me sont arrivés tellement souvent que je ne mets pas vingt secondes à réaliser. Je veux bien être l’empereur des tringles à rideaux si ce n’est pas le canon d’un revolver qui me chatouille les omoplates. Notez bien qu’une seringue, en elle-même, n’est jamais dangereuse ; ce qui importe, c’est l’état d’esprit du gougnafier qui la tient dans sa pogne.
Je n’ose me retourner, de peur que ça pète.
Une main rageuse m’arrache mon arme.
— Pousse la porte ! ordonne une voix sèche.
J’obéis.
Nous pénétrons tous les trois (le type qui me tient en respect, son feu et moi) dans une pièce qui ferait les délices d’un metteur en scène réaliste. Ça pue le moisi par ici. Les murs sont tapissés d’un affreux papier jaune prostate qui part en languettes semblables à des copeaux de bois.
L’ameublement se compose d’une table et de deux chaises.
— Assieds-toi ! me dit l’homme.
Je m’assieds.
C’est alors seulement qu’il se montre. Il s’agit bien de l’homme au pardessus à carreaux, ainsi que je le supposais.
— Bonsoir, murmuré-je cordialement.
Il n’a pas l’air de goûter la plaisanterie.
— Baisse la tête, ordonne-t-il.
— Pour quoi faire, le roi va passer ?
— Baisse la tête !
— Ça va me donner le torticolis.
— Baisse la tête !
Sa voix se fait de plus en plus impérative. On y devine comme de la cruauté.
J’obéis. Je baisse ma tête parce qu’il veut que je le fasse et qu’il est impossible de refuser quoi que ce soit à un type tenant un 9 mm chargé dans la main.
Alors je prends un jeton inouï derrière le citron. Ma tronche vole en éclats lumineux. À Paris, pour le 14-Juillet, y a des gars qui se passeraient de briffer pour pouvoir assister à un feu d’artifice pareil.
Il se fait dans mon crâne comme un mouvement de marée. Un sifflement continu vrille mes oreilles. J’ouvre les châsses et c’est un peu comme si je naissais une seconde fois.
— Il reprend conscience, dit une voix.
Je centralise tous mes moyens. Ça ne donne pas grand-chose en fait d’énergie, mais ça me permet de découvrir qu’il y a deux personnes dans la pièce où le mec au pardessus à carreaux m’a offert une tournée dans les pommes.
Il y a lui, et puis une grognasse que je finis par identifier pour être Laura.
J’esquisse un pâle sourire.
J’ai à peu près autant envie de me marrer que le mec qui traverse les chutes du Niagara, à vélo sur un fil de fer ; mais lorsqu’il y a une poupée dans mon univers concentrationnaire, je ne me sens plus !
— Hello ! dit le mec au pardessus.
Je porte la main derrière ma coupole et je la ramène poissée de sang.
— Merci pour le carré d’as que vous m’avez mis sur le bol, dis-je. C’est avec une locomotive que vous m’avez fait ça ?
Il hausse les épaules et dit à Laura :
— Il appartient à l’espèce bavarde, c’est bon signe.
Je me relève laborieusement et je titube, comme si j’avais absorbé une bonbonne de Cinzano.
— Asseyez-vous, fait Laura.
Je murmure :
— C’est une manie, alors !
Elle demande :
— Pourquoi une manie ?
— Parce que votre copain m’a fait la même proposition avant de me sucrer…
Je m’abats sur un siège ; je plante mes deux coudes sur la table, je pose la pointe de mon menton sur les paumes de mes mains et je ferme les yeux un instant pour laisser passer l’étourdissement qui me chavire.
Le sifflet qui s’escrime dans mes manettes cesse. Le magnésium n’éclate plus devant mes yeux.
— Bon, fais-je enfin en m’ébrouant, où en sommes-nous ?
Laura renchérit :
— C’est vrai, où en sommes-nous ?
Elle n’a pas l’air plus avancée que mézigue sur le chapitre de la comprenette.
Mon cogneur hausse les épaules.
— Ce type me suivait. Il est monté dans cette maison, un revolver à la main, et il écoutait aux portes comme le dernier des larbins. Je trouve ça un peu… mettons bizarre, et j’attends des explications.
Je le fixe un instant, d’un air rêveur.
— Allons ! ordonne-t-il.
Laura me regarde avec avidité.
— Je ne m’attendais pas à cela, murmure-t-elle. Je l’avais bien remarqué au café… mais du diable si je pensais…
« Heureusement que j’avais oublié de vous remettre l’enveloppe, ce qui m’a obligée à venir ici.
L’homme au pardessus se fait sarcastique.
— Vous pensez que je n’en serais pas venu à bout tout seul ?
« Il était déjà « out » lorsque vous êtes entrée…
Il s’assied sur le coin de la table et soulève ma tête par les cheveux.
— Parle, qui es-tu ?
— Peut-être le négus, peut-être Fernandel…
— Un dessalé, hein ?
Il se passe la langue sur les lèvres.
— J’aime les dégourdis, sans blague.
Je n’ai pas le temps de parer le crochet qu’il me met à la tempe. Il a des réflexes, ce mec-là, qui feraient envie à un champion de boxe.
— Ton nom !
La moutarde commence à émigrer dans mes naseaux.
— Non, mais dis donc, Toto, est-ce que tu vas continuer longtemps à me prendre pour un paillasson ?
Je me suis levé.
Si ce type n’est pas ceinture noire de judo, il est marchand de nougat. D’un revers du coude, il me balaie tel un vulgaire excrément. Je me retrouve sur le parquet où je déguste une poussière abondante et variée.
Cette fois, je récupère presto. En une seconde je suis debout. Il ne sera pas dit que je me serai fait malmener par cette ordure, devant une des plus belles souris d’outre-Quiévrain (comme disent des journalistes sportifs). J’attrape la chaise sur laquelle j’avais posé mon postère et je la lui balance dans les gencives. Le choc le fait tituber. Alors je plonge et je lui fais une clé japonaise aux jambes. Il descend sur la pelouse sans se faire prier. Je bondis à pieds joints sur sa poitrine. Cela produit un bruit de zeppelin qui éclate. Il grimace de douleur et il va falloir qu’il passe une annonce dans les journaux s’il veut essayer de retrouver son souffle. Profitant de l’avantage acquis, je le sonne d’un coup de savate sous le menton. Comment qu’il renifle, le jules ! Oh madsème ! On a l’impression qu’il a une fourmilière au grand complet dans son slip. Il se tortille sur le plancher. Il geint, il rue…
Tout ce court métrage n’a pas duré une minute.
J’arrête le cirque pour souffler un peu et je m’aperçois alors que la gosse Laura a ramassé le pétard du gnace au pardessus et qu’elle tient la gueule de l’arme, grande ouverte, à cinquante centimètres de ma physionomie.
— Hé ! je lui crie, tirez pas, mignonne. Ça éclabousserait votre ravissant tailleur et je ne serais plus là pour régler la note de dégraissage.
Elle hésite. Son doigt, posé sur la gâchette, se décontracte. Le temps me dure ! Oh là là ce que le temps me dure ! Quand je pense que des gars se plaignent, en chemin de fer, parce que le parcours leur semble trop long… Je voudrais les voir avec un 9 mm devant le portrait ; en train de se demander si la bonne femme qui dirige les opérations va jouer à Pearl Harbor ou non !
— Levez les bras ! intime Laura.
— Mais comment donc !
J’attrape les nuages, en prenant mon air le plus rassurant.
— Ne vous fâchez pas, Laura…
Elle tressaille.
— Vous connaissez mon nom ?
— Oui, et puis autre chose encore.
— Qui êtes-vous ?
— Un ange descendu du ciel.
Elle va se foutre en renaud, puis brusquement elle comprend le sens caché de mes paroles.
— Non, c’est vrai ?
— Puisque je vous le dis.
Je désigne le gars « out ».
— Et ce catcheur à la noix, qui est-il ?
— Thierry Frazer…
Je fais une virée dans ma mémoire. Je constate que ce Thierry ne fait pas partie de la liste que m’a donnée Bourgeois.
— Il travaille pour vous ?
— Oui.
— Bourgeois est au courant ?
Cette fois elle pose son arme sur la table. Le nom que je viens de prononcer achève de lui donner confiance.
— Je lui ai dit que j’avais fait la connaissance d’un interprète susceptible de nous communiquer des tuyaux intéressants.
« Bourgeois m’a dit d’être prudente ; jusqu’à présent cela a bien marché. Thierry est Luxembourgeois, son frère a été massacré par les Allemands et il leur garde un chien de sa chienne, c’est pourquoi il travaille contre eux.
Hum ! tout cela ne me paraît pas franco. M’est avis que la gosseline s’est laissée pigeonner par cette pourriture de Thierry.
Il reprend ses esprits à son tour.
— Et si nous essayions d’avoir une petite explication à la loyale, je lui fais ?
Il se met sur son séant et s’approche de moi.
Je comprends que la partie de châtaignes va recommencer, mais Laura crie :
— Halte !
Et nous stoppons notre antagonisme.
— Écoutez, fait-elle, toute cette histoire me paraît terriblement embrouillée.
— C’est la traduction exacte de mes propres pensées, dis-je.
— Pour essayer d’y voir clair, nous allons appeler Bourgeois. Lui seul saura mettre de l’ordre dans cette bouteille à encre.
— O.K., admets-je. J’en suis.
— Parfait, renchérit Thierry. Tant que cet individu n’aura pas craché ce qu’il sait, je ne me sentirai pas en paix.
Il ouvre la fenêtre de la masure et griffonne quelque chose sur un morceau de papier. Il place une pièce de métal dans le papier, roule le tout en boule et appelle un gamin.
— Va téléphoner à cette adresse, ordonne-t-il, et dis qu’on vienne tout de suite.
Le gosse s’éclipse en courant. Nous restons tous trois dans la pénombre. Laura tire un paquet de cigarettes d’une poche de son tailleur et nous le présente. Nous nous mettons à fumer.
— J’espère que Bourgeois ne tardera pas, dit-elle. Vous n’avez pas oublié de mentionner le…
Elle s’arrête et ouvre des yeux plus larges que des entrées de métro.
Une pâleur terrible envahit son visage.
— Mon Dieu ! balbutie-t-elle.
Thierry semble mal à l’aise.
— Mais vous ne connaissez pas l’adresse de Bourgeois ! s’exclame Laura. Vous ne connaissez pas non plus son numéro de téléphone, ni le mot de passe, ni rien ! Où avais-je la tête ! Ce n’est pas lui que vous avez fait prévenir !
Thierry a un petit sourire lointain. Il continue de fumer béatement.
— À qui avez-vous fait téléphoner ? crie Laura.
Je la pousse du coude.
— Voilà la réponse à votre question qui rapplique ! fais-je en lui désignant la fenêtre.
En bordure du trottoir d’en face, deux bagnoles pleines de Frizous viennent de s’arrêter.
Le type qu’on s’apprêtait, autrefois, à balancer dans l’huile bouillante afin de lui faire subir le jugement de Dieu, ne devait pas être plus optimiste que moi. Je me dis, avec un rien d’amertume, que mes carottes sont cuites et que ce qui va m’arriver sera tellement cuisant que ma carcasse ne ressemblera plus à rien d’ici le retour du soleil.
Je regarde Thierry.
— Compliment, lui dis-je. Comme concentré de charogne on n’a rien fait de mieux depuis la création du monde.
Il se fout de ce que je lui bonnis, parce qu’il a récupéré sa pétoire et qu’il la tient serrée contre sa hanche, prêt à nous donner un échantillonnage de sa marchandise.
— Heureusement que tes potes se gourent de baraque ! murmuré-je en regardant par la fenêtre.
Évidemment, il regarde à son tour, c’est un réflexe obligatoire.
Je n’attends pas qu’il s’aperçoive que je bluffe pour lui mettre un uppercut à la pommette gauche. Il chancelle.
D’une tape, je lui fais lâcher son feu. Je le ramasse et le sonne d’un coup de crosse qui doit être au moins le cousin germain de celui qu’il m’a refilé tout à l’heure.
Puis j’attrape Laura par la main et je l’entraîne dans la pièce voisine. Déjà, des bottes font trembler l’escalier de bois.
J’ai la sueur aux tempes. M’est avis que ça va saigner !
La carrée d’à côté ressemble à la précédente : elle est tout aussi délabrée. Heureusement elle comporte une fenêtre. Nous nous y précipitons, je constate qu’elle donne sur le derrière de la maison, là où s’étend le terrain vague que j’ai traversé à la suite de Thierry.
La croisée est à environ trois mètres du sol et des orties poussent juste dessous.
— Sautez ! dis-je à Laura.
Elle comprend immédiatement que nous n’avons pas d’autre solution. Elle enjambe la barre d’appui et se laisse choir adroitement. Quand je vous disais que c’était une sportive ! Il ne me faut pas cent six ans pour la rejoindre dans le tas d’orties. Nous avons tellement les flubes que nous ne ressentons pas la cuisson de ces plantes.
Grâce au ciel, la nuit est complètement tombée. Lorsque la première rafale de mitraillette éclate, nous avons eu le temps de gagner l’ombre de la palissade.
Ça n’est pas le moment de jouer à cloche-pied. Nous prenons notre élan et nous piquons un de ces démarrages en comparaison duquel Ladoumègue ferait figure d’unijambiste.
Les Frisés n’ont pas perdu de temps à mitrailler la zone d’ombre dans laquelle nous évoluons. Nous entendons, derrière nous, un martèlement nombreux ; des imprécations, des ordres. Il doit y avoir un ancien champion des jeux Olympiques dans le lot car un de nos poursuivants se détache de la meute lancée à nos trousses et gagne du terrain. Trop, à mon goût. D’un doigt, j’ôte le cran de sûreté du pistolet que je tiens toujours, je me retourne et je presse sur la gâchette. Le gars se met à faire le sémaphore avec ses brandillons, après quoi il s’affaisse comme un arbre scié à sa base.
Évidemment, ce petit jeu de tir n’est pas fait pour calmer l’ardeur de nos poursuivants.
Je me demande avec une anxiété très justifiée si cette galopade va durer longtemps et surtout où elle va nous mener. Nous sortons de cette espèce de no man’s land qu’est le terrain vague et nous débouchons dans une artère éclairée. Ça va sentir plus mauvais encore. Va falloir numéroter nos côtelettes car nous allons devenir des cibles de choix.
Je pousse Laura d’un coup de hanche dans une rue transversale. Toujours sans ralentir l’allure.
Le type qui pourrait m’indiquer où nous allons aurait droit à ma reconnaissance et à la médaille des poilus d’Orient !
Soudain, des musiques retentissent ; nous bifurquons encore sans parvenir à lâcher les types qui nous veulent du bien et, la poitrine brûlante, le souffle court, nous débouchons sur un cours très large où se tient une fête foraine.
In petto, je remercie la Providence de nous avoir conduits dans ce secteur. Peut-être que si tout se passe bien nous pourrons nous perdre dans la foule !
Comme j’échafaude ce réjouissant projet, j’entends un strident coup de sifflet.
D’autres coups de sifflets lui répondent. À droite, à gauche du cours apparaissent des uniformes. Nous sommes cernés dans cette fête foraine. Pas banal ! Un bath travelingue pour le cinéma ! La mort qui rôde parmi les manèges de chevaux de bois, les autos tamponneuses et les marchandes de sucreries.
Nous entrons dans la populace comme un couteau dans du beurre, ce qui nous procure un bref sentiment de sécurité. Nous serons démolis peut-être, mais cela ne se passera pas sans témoins. C’est une consolation qui en vaut une autre. Aux lumières multicolores d’une baraque j’examine Laura. Elle est rouge comme une écrevisse. Cela provient évidemment de l’effort que nous venons de fournir, mais je pense que les orties ne sont pas étrangères à cette inflammation.
Elle m’a l’air d’avoir du cran, cette môme. Elle me plaît vachement.
Ce qui me botte surtout, chez elle, c’est sa docilité. Non pas une docilité absurde de fille terrorisée, mais la docilité intelligente et déterminée d’une môme qui a pigé le danger et qui a décidé de faire confiance à un zigue à la hauteur pour se tirer du mauvais pas.
Cette idée que c’est moi le mec à la hauteur me regonfle comme un bonhomme Michelin.
Je l’arrête.
— Inutile de courir maintenant, lui dis-je. Reprenons notre respiration et avisons.
Nous faisons mine de nous passionner pour un tir à la carabine et je mets deux ronds dans ma matière grise afin de lui faire fournir des heures supplémentaires.
Ce qu’il y a de moche dans l’aventure, c’est que Thierry n’est pas mort. Je n’ai pas eu le temps de l’arranger et il doit, en ce moment, être à la tête des pieds nickelés qui nous recherchent.
Ces salauds-là vont fouiller toute la fête de fond en comble pour mettre la main sur nous. La place est déjà cernée et il va falloir montrer patte blanche pour sortir. Déjà, au remue-ménage qui court sur la foule comme un coup de vent, je comprends que les opérations de criblage viennent de commencer.
— Venez !
Je prends la main de Laura.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Un petit tour sur les autos-scooters.
Elle semble un peu surprise mais me suit sans difficulté.
Précisément le manège vient de s’arrêter. Je la pousse dans l’une des petites autos et je me mets au volant.
— Il y a des chances pour que nous ne nous fassions pas remarquer, dis-je. Nous serons trop en vue, vous comprenez ?
Elle comprend.
— Un fugitif se terre dans un coin sombre, il ne va pas faire le zouave dans la lumière des projecteurs devant cinq cents personnes.
Elle fait oui de la tête. Je pose mon revolver sur mes genoux et je me faufile au milieu des autres cornichons qui trouvent génial de se tamponner.
Laura se fait toute petite contre moi. Ça me donne une idée : je passe un bras autour de ses épaules et nous nous enlaçons comme des amoureux.
Le remue-ménage s’accentue autour du manège. Les cris de « papirs » retentissent un peu partout.
Quelques soldats allemands montent sur la plate-forme du manège et jettent un regard rapide sur les occupants des petites autos. Ils doivent estimer que tout est réglo car ils n’insistent pas et s’évacuent un peu plus loin.
Je crois que jamais de ma garce de vie je ne regrimperai dans une auto tamponneuse. Nous faisons trois, quatre, cinq tours ! Le caberlot commence à nous tourner.
Il y a des heurts carabinés qui m’ébranlent la tête. Je suis mal remis du coup sur la noix que m’a flanqué Thierry.
Heureusement que je sens tout contre moi le corps tiède de Laura. J’ai son souffle dans mon oreille droite et par moments cela me fait frissonner.
Soudain je l’entends chuchoter :
— Oh, mon Dieu !
Je la regarde : elle est plus pâle qu’une endive.
— Qu’y a-t-il ?
— Regardez, près de la caisse.
Je regarde et j’aperçois Thierry. Il est debout sur la petite estrade ; il nous tourne le dos et scrute la foule, comme du sommet d’un mirador.
— N’ayez pas peur, chuchoté-je à ma compagne.
Nous nous enlaçons plus étroitement encore et je fais l’impossible pour toujours demeurer au milieu d’un groupe de petites voitures.
Mais voilà que tout à coup un cri retentit sur le plateau du manège. Je regarde et je vois une petite môme qui me désigne du doigt en hurlant comme une fouine prise au piège. D’autres personnes m’examinent et gueulent à leur tour.
Ma parole ! J’ai l’impression d’être devenu un centaure ou une femme à barbe ! Qu’est-ce qu’ils ont à me reluquer de la sorte ?
— Mon Dieu ! balbutie Laura.
— Quoi ?
— Votre blessure s’est rouverte et vous saignez terriblement !
C’est donc de là que me venait cette sensation de chaleur dans le cou !
Un coup de sifflet retentit, poussé par Thierry qui, grâce à cet incident stupide, vient de nous repérer.
Sur un signe de lui, le gars du manège coupe le courant et arrête la musique. Il se produit, malgré le tumulte ambiant, comme une sorte de hideux silence.
Ouvrez vos riflards, les potes, m’est avis qu’il pleuvra de l’acier calibré d’ici peu !
Une balle ricoche sur le minuscule volant de notre voiture électrique. D’où vient-elle ? Nous ne le saurons sans doute jamais. C’est vraisemblablement un policier allemand qui vient de lâcher sa bave en fer travaillé car, depuis son coup de sifflet, Thierry n’a pas bronché. Il me regarde avec des yeux chargés de haine et tout brillants d’une joie sadique. Si nous tombons vivants entre ses pattes, nous la sentirons passer.
— Tout est perdu, balbutie Laura.
C’est miraculeux ; dans les moments ultra-critiques, il y a toujours une belle gosse comme elle qui prononce les mots susceptibles de vous fouetter le sang.
Perdu ! Ma foi, nous n’avons pas plus de chance nous tirer de là qu’un mec passé au four crématoire n’a de chance de mourir de froid. Seulement IL FAUT tenter quelque chose. Il le faut lorsqu’on s’appelle San-Antonio et que l’on a pour compagne d’infortune une souris de la classe de Laura.
La balle tirée sur nous a produit un effet sensationnel ; en un clin d’œil, tous les mecs qui essayaient de rigoler à cette fête foraine se sont trissés. Nous demeurons seuls au milieu des sulfatés.
J’empoigne la pétoire qui est sur mes genoux et je descends les deux soldats qui se tiennent devant moi.
— Presto ! dis-je à Laura.
Elle saute de la petite voiture et s’élance à mes côtés. Un grand Chleuh s’interpose. Je le foudroie d’un coup de crosse. C’est inouï ce qu’on se sert de la crosse de ce revolver depuis un moment !
Nous filons jusqu’au grand huit. Parvenu devant la palissade de ce manège, je pousse un juron tellement retentissant qu’il a dû être entendu jusqu’au Maroc. Nous sommes cernés. Une bonne douzaine de mitraillettes sont braquées en demi-cercle devant nous. Il n’y a plus qu’à lever les pognes.
Thierry, qui réapparaît, jette un ordre en allemand.
— Qu’est-ce qu’il dit ? grommelé-je.
— Il nous veut vivants ! me répond Laura, qui comprend l’allemand.
— Sans blague ! Il compte peut-être faire du blé en nous exhibant dans un cirque !
Je prends une fois de plus la main de ma compagne. Cela ne fait pas une heure que nous nous connaissons, et pourtant j’ai l’impression d’avoir passé la moitié de mon existence à ses côtés.
Je l’entraîne vers la petite porte qui commande l’entrée du grand huit. Nous entrons. Cela ne fait pas une grande marge de sécurité, car une simple et fragile barrière de bois nous sépare des mitraillettes allemandes.
— Halte ! crie Thierry.
— Et ta sœur ! je lui réponds.
Nous faisons front à nos agresseurs, mais nous reculons pas à pas. Il n’y a plus un matou dans le secteur et les petits chariots du grand huit continuent à démarrer seuls. Lorsque nous sommes à proximité de l’un d’eux, je fais signe à la petite et nous sautons dedans. Aussitôt, des clameurs s’élèvent chez les Frizous. Ils se ruent dans l’enceinte de l’attraction et entourent les piliers de bois de la construction.
Remarquez que notre effort est stérile, puisque le chariot accomplit un circuit fermé et qu’il reviendra à son point de départ. Mais puisque nous n’avons pas d’autre moyen pour reculer l’instant de la capture…
Nous dominons la fête ; cette perspective plongeante fait une curieuse impression sur une bande de soldats et de flics chargés de vous appréhender. Pour le moment, c’est nous qui appréhendons ! Et comment ! Nous sommes à deux mètres du faîte de cette rampe lorsque le chariot à crémaillère s’arrête. Thierry a ordonné au patron du manège de baisser la manette de l’interrupteur et nous voici coincés à vingt-cinq mètres de hauteur.
— Jetez votre revolver ! crie l’homme au pardessus à carreaux.
— Viens le chercher !
— Vous êtes pris, rendez-vous !
— Monte jusque-là respirer le bon air !
Mes reparties ne sont pas tellement spirituelles, mais elles asticotent la patience de Thierry.
— Ce mec-là doit être une huile chez les doryphores ! dis-je à Laura.
— Pourquoi ?
— Dame ! Il paraît avoir carte blanche pour conduire les opérations !
— Tout est fini ! dit-elle tristement.
— Il faut toujours dire peut-être.
— Voulez-vous me rendre un service ?
— Plutôt cent, ma douceur. Je suis prêt à faire n’importe quoi pour vous, dans la mesure où la situation le permet.
— Tirez-moi une balle dans la tête.
— S’il vous plaît ?
— Je vous demande de m’abattre. Je ne tiens pas à tomber vivante dans les mains de la Gestapo. Je sais trop de choses et… j’ai un peu peur de la torture ! ajoute-t-elle en baissant la tête.
— Ne dites pas de conneries, Laura. Un petit lot comme vous n’a pas le droit de tenir de pareils propos. Je me suis trouvé déjà dans des situations tout aussi périlleuses, et j’ai toujours réussi à m’en tirer, vous savez, comme dans les romans policiers.
Je suis le héros sympathique, et un héros sympathique ne calanche jamais dans une histoire bien construite. Cela peut vous paraître idiot, cette petite conversation tenue tout au haut d’une attraction foraine, alors qu’une troupe d’hommes en armes vous cerne et que quelque deux mille badauds vous regardent.
Et pourtant, c’est la pure vérité. Nous discutons le bout de gras bien paisiblement, comme si nous nous trouvions à la terrasse d’un quelconque café « du commerce et de l’Abyssinie réunis ».
— Vous attendez quoi ? je crie à Thierry. Qu’on vous pète un singe ?
— Jetez votre revolver et nous vous permettrons de descendre en rendant le courant.
Évidemment, ça les énerve, ces braves gens, de se donner en spectacle à la paisible population bruxelloise. Comme attraction, la nôtre enfonce toutes celles de la fête !
Je regarde derrière moi, c’est-à-dire un peu plus haut. Le sommet du grand huit se termine par une très brève plate-forme, ensuite c’est la descente vertigineuse.
Après quelques minutes de contemplation, je baisse la tête.
Alors je m’aperçois d’une chose grâce, je le répète, à la vue d’ensemble que nous avons d’ici : tous les Allemands qui nous traquent sont à l’intérieur de la palissade. Ce qui fait que, si nous parvenions à descendre par un des piliers de soutien qui sont plantés sur le cours, en dehors de cette enceinte, les cornichons seraient obligés de ressortir par la petite porte d’entrée pour se lancer à nos trousses.
— Mettez-vous devant moi ! ordonné-je à Laura.
D’en bas, nos poursuivants peuvent tout juste apercevoir nos têtes. Et encore bien mal, car il fait nuit.
Je quitte subrepticement mon imperméable, je le roule en boule et j’étrangle le milieu de cette boule au moyen de la ceinture, de façon à former un paquet en forme de huit. Je tiens l’autre extrémité de la ceinture. Si ça boume comme je le veux, on va se marrer d’ici peu de temps !
En bas, les Frizous se concertent.
— Une dernière fois, jetez votre arme ! crie Thierry. Sinon, nous ouvrons le feu !
C’est fou ce que mon feu les tracasse, ces oiseaux couleur bouse de vache ! Ils ont vu que je savais m’en servir, et ils ne tiennent pas à tenter une nouvelle expérience.
— O.K. ! dis-je. Le voilà !
Je lance mon revolver dans le tas, en souhaitant que l’un des types le prendra sur le groin et qu’il lui poussera une bath aubergine sur le croûton.
Rapidos, j’expose mon projet à Laura :
— Ils vont refoutre le courant. Le chariot va atteindre la plate-forme. Une fois là, j’essaierai de bloquer le système de la crémaillère en le coinçant avec mon imperméable. Ils ne pourront voir nos faits et gestes. Ils croiront à une panne et ils feront je ne sais quoi… J’espère que vous êtes agile et que vous ne craignez pas le vertige, car nous allons enjamber le rebord du toboggan et nous laisser glisser le long du pilier jusqu’en bas. Il fait trop sombre pour qu’ils puissent s’en apercevoir. Le pied du pilier se trouve entre un mur et la palissade d’enceinte. C’est bien le diable s’il y a quelqu’un là-dessous !
Je n’ai pas le temps d’achever mon exposé que déjà le chariot a repris son ascension interrompue. Je tiens l’imperméable tout prêt pour la petite opération envisagée. Si je ne parviens pas à bloquer la crémaillère, le chariot plongera pour les grandes sensations et ce sera la fin d’une existence bien remplie. Que dis-je ! De deux existences, car il ne faut pas trop compter sur leur pitié en ce qui concerne Laura. Ils ne pardonneront jamais à la jeune femme de m’avoir assisté au cours de cette incroyable soirée.
Nous touchons à la plate-forme. Hop ! D’un geste preste je balance l’imperméable sous le véhicule. Tout de suite j’évacue trois litres de sueur, parce que le chariot continue sa balade. Tout de même, je le sens qui renâcle. Ça patine dur là-dessous ! Va-t-il triompher de l’obstacle ? Le gouffre, le plongeon de la mort n’est plus qu’à dix centimètres, plus qu’à deux. Plus qu’à…
— Sautez ! ordonné-je à Laura.
Elle se laisse adroitement glisser hors du véhicule. À cet instant, le brave chariot stoppe, l’avant est engagé au-dessus du vide. Il était temps.
J’en descends à mon tour, et j’enjambe la butée qui borde le toboggan. Le gros pilier rond est là. Je l’embrasse comme un frère et je me laisse glisser si vite que mes paumes me brûlent.
Quand j’arrive au bas, Laura est déjà arrivée.
Nous échangeons un regard triomphant et, sans un mot, nous nous enfonçons dans l’ombre.
Je crois bien que je n’ai jamais trouvé saveur plus merveilleuse à l’air nocturne que ce soir. On peut vous amener tous les alcools du monde, vous n’en dénicherez pas un qui soit davantage corsé que la liberté.
Je ne peux m’empêcher de rigoler en évoquant la tête que les Frisés vont faire quand ils s’apercevront que le chariot est vide.
Il va y avoir de la joie. Jamais le pseudo-Thierry n’aura autant l’air d’un melon que tout à l’heure…
Nous gagnons des ruelles paisibles et sombres. Après ce numéro de cirque dans les lumières de la fête, il me semble que je ne me lasserai jamais de l’obscurité.
Nos actions reprennent de la valeur, seulement le hic, c’est de trouver une planque.
Je crois le moment venu de toucher deux mots de mes préoccupations à Laura :
— Votre appartement est brûlé désormais ! lui dis-je. Vous avez de la famille ?
— Non.
— Tant mieux. Vous connaissez Bruxelles, moi pas. Vous ne voyez pas un coin tranquille où nous puissions nous terrer pendant quelque temps ?
— Il faudrait demander à Bourgeois…
— Bourgeois ! Sapristi, il faut le prévenir d’urgence, car il va lui arriver des pépins à lui aussi…
— N’ayez pas peur, me rassure Laura. Bourgeois n’est pas son véritable nom, et je n’ai jamais donné de précisions sur lui à Thierry.
— Vous avez dû être filée ; il y a longtemps que vous le connaissez, ce… Thierry ?
— Un mois à peine.
— Bon, nous en reparlerons. Le plus urgent est de passer un coup de tube à Bourgeois.
Nous arrivons précisément à la hauteur d’une petite taverne. J’y guide ma compagne. Il y a un perron à gravir. Nous nous trouvons dans une salle basse, très flamande, avec un parquet de bois, de la céramique un peu partout et des trucs en cuivre.
La bonne femme qui tient ce machin est grosse, propre et blonde. Elle a un petit air courtois qui me va droit au cœur.
— Téléphone ?
— Cette porte, au fond.
Je vais à la cabine et j’affranchis rapidement Bourgeois sur ce qui se passe. Il en reste comme deux ronds de flan.
— Prévenez les autres ! lui dis-je. Qu’ils prennent garde ; vous aussi, du reste ! Laura me dit qu’elle a été discrète — et ce doit être vrai, car ça m’a l’air d’être une petite bonne femme au poil — mais on ne sait jamais. L’espion a pu la faire suivre, que dis-je ! il a dû ! Changez vos adresses, vos codes, vos noms, vos mots de passe.
— Entendu.
— Où pouvons-nous nous planquer ? C’est que nous sommes sérieusement brûlés. Jeanne d’Arc ne l’était pas davantage.
Il me donne une adresse. Il s’agit d’une amie à lui qui tient un bistrot. Je peux y aller de sa part en disant : « Petite pluie abat grand vent. » Il paraît que cette phrase est magique et que, sitôt que je la lui aurai dite, elle me fera tout ce que je voudrai : depuis des crêpes flambées jusqu’à la brouette chinoise.
Je note donc, mentalement, cette bonne adresse, et je remercie Bourgeois.
— Deux genièvres ! commandé-je en revenant dans la grande salle.
L’alcool nous donne un coup de fouet salutaire. Je fais immédiatement remettre une tournée, après quoi je paie et dis « au revoir » à la grosse femme.
Au moment où nous nous apprêtons à mettre le pied sur le perron, voilà qu’une caravane de motocyclistes allemands débouche dans la rue.
Pas le moment d’aller chasser le papillon de nuit ! Notre trace a été retrouvée… C’est inouï ! Dans ce nom de Dieu d’univers, il y a toujours des pieds-plats qui repèrent vos faits et gestes.
Je tire Laura en arrière et je referme précipitamment la porte de la taverne.
— Que se passe-t-il ? demanda la tenancière.
Question embarrassante.
Le mieux est de ne pas y répondre.
Elle s’approche de la porte et jette un coup d’œil au dehors.
— Les Fritz ! fait-elle.
Son ton est plus éloquent que tous les mots. On sent que cette femme n’aime pas les vert-de-gris.
— C’est après vous qu’ils en ont ? me demande-t-elle.
Je m’abstiens toujours de répondre. Les motocyclistes s’arrêtent devant le perron de l’établissement.
— Oui ! murmure la grosse femme.
Elle prend nos deux verres restés sur le comptoir et les plonge dans le bassin de zinc.
— Prenez la petite porte de derrière, fait-elle, vous trouverez un escalier de bois dans la cour, il mène à un grenier. Au fond de ce grenier se trouve une fausse fenêtre ; en réalité, il s’agit d’une porte qui ouvre sur une pièce. Cachez-vous-y !
Jamais je ne l’aurais cru capable de parler aussi vite. Ses explications n’ont pas duré quatre secondes.
Comme je repousse la porte donnant sur les communs, j’entends un bruit de bottes martelant les marches. Nous sommes dans une courette encombrée de matériaux divers ; j’ai vite fait de repérer l’escalier de bois. Nous le gravissons en quatre enjambées et nous atteignons le grenier. Il est immense. Comme tous les greniers du monde, il abrite des vieux lits de fer, des malles, des haricots secs, des vieilles voitures d’enfants et des tuyaux de poêle rouillés.
Il prend le jour par une « tabatière ». Ça tombe pile, car il y a un lampadaire dans la rue, à hauteur du toit, ce qui éclaire suffisamment le grenier pour que nous puissions nous y diriger.
Au fond se trouve bien la fausse fenêtre dont a parlé la grosse cabaretière. Je m’y précipite. Puisqu’elle est truquée, elle doit comporter un loquet quelconque permettant de l’ouvrir…
Je tâtonne fébrilement et j’empoigne l’espagnolette. C’est une bénédiction : la fenêtre en toc s’ouvre comme une vraie fenêtre ! Nous pénétrons dans une minuscule pièce grande comme une cabine de barlu. Je repousse la fenêtre. Je découvre alors derrière elle une grande pièce de bois qui, une fois placée en travers, la ferme hermétiquement de l’intérieur. C’est bien le diable si les Fridolins viennent nous cueillir ici !
Nous n’y voyons absolument rien, et je n’ose battre le briquet, de crainte qu’un rais de lumière ne trahisse notre présence.
Laura me dit qu’elle vient de découvrir un lit. Nous nous asseyons, l’un à côté de l’autre, et nous attendons. Nos palpitants cognent si fort que nous avons l’impression d’être aux bords d’une cascade. Le temps s’écoule plus lentement que partout ailleurs dans le noir.
Enfin, un pas retentit. Un pas traînant, lourd et rassurant.
— Ouvrez, me dit l’hôtesse, c’est moi.
J’obéis.
Elle tient une torche électrique et sourit.
— L’alerte a été rude, hé ? Heureusement, ils n’étaient pas certains que c’étaient vous que des gamins aient vu circuler dans la rue… Ils m’ont questionnée ; je leur ai dit qu’il me semblait, en effet, avoir vu passer un couple correspondant à votre signalement quelques minutes auparavant. Ils m’ont crue et sont repartis.
Je lui tends la main :
— Vous êtes la plus chic bonne femme de tout le royaume de Belgique, madame ?…
— Broukère.
Je tressaille.
— Vous avez dit ?
— Broukère.
— Sapristi ! Nous sommes dans quelle rue, ici ?
— Rue de Charleroi.
Elle est raide, celle-là — comme disait une jeune mariée — le hasard est le plus astucieux des humoristes. Nous sommes à l’adresse que vient de m’indiquer Bourgeois.
— Incroyable ! fais-je.
— Qu’est-ce qui est incroyable ?
— Tout à l’heure, j’ai téléphoné à un ami pour lui dire que nous étions traqués et lui demander l’adresse d’une planque. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? D’aller chez Mme Broukère, rue de Charleroi, et de lui dire : « Petite pluie abat grand vent. » Et c’était de chez vous que je téléphonais !
Les deux femmes poussent les exclamations qui s’imposent. Oui, le hasard est un grand maître et tutti quanti !
— Demeurez ici le temps que vous voudrez ! nous dit la bonne grosse. Je vais aller vous chercher de quoi manger.
— Pendant que vous y êtes, apportez aussi de quoi boire.
— Ben, voyons ! s’exclame-t-elle.
Elle est tellement brave, cette vioque, que je lui saute au cou.
Des grognasses comme elle, il en faudrait des treize à la douzaine, moi je vous le dis !
Lorsque nous avons achevé l’omelette Parmentier et le veau froid qu’elle nous a montés, lorsque nous avons liquidé la bouteille de bourgogne qui accompagnait le festin, lorsqu’enfin nous avons souhaité le bonsoir à la mère Broukère, il se fait un curieux silence dans la petite chambre sous le toit.
— Dites donc, Laura, vous allez prendre le lit.
— Et vous ?
— Moi, eh bien, je… Je pagnoterai sur une couvrante, par terre.
Je ne sais pas s’il vous est arrivé de bivouaquer dans une pièce minuscule en compagnie d’une souris que vous ne connaissez que depuis quelques heures ? Je vous jure que cela produit un drôle d’effet.
Le sentiment de sécurité que j’éprouve me permet d’en éprouver un autre, plus complexe. Entortillé dans ma couvrante, je ne parviens pas à chasser de mon tiroir à méninges la silhouette de la petite Laura.
Comment qu’elle est fabriquée, cette poupée !
J’imagine son beau corps rompu de fatigue, sa poitrine qui se soulève… J’ai dans l’idée qu’elle a la plus belle paire de roberts de Bruxelles. Son souffle me fait évoquer sa bouche… Elle a des lèvres sensationnelles. Tout en elle est sensationnel !
Je tourne et je me retourne par terre.
— Vous ne dormez pas ? chuchote-t-elle.
— Non.
— Vous êtes mal sur ce plancher !
— J’en ai vu d’autres…
Il y a un silence. Un silence qui grince dans nos oreilles comme une poulie mal graissée.
Je me mets à genoux et je m’approche du lit. Je me guide à sa chaleur. Doucement j’avance mes mains ferventes.
Elle tressaille.
— Que faites-vous ?
Alors, croyez-moi si vous voulez, mais moi, San-Antonio, le gros dur, le caïd des caïds, le tombeur des tombeurs, je me liquéfie comme un collégien. Je me mets à bêler :
— Laura, Laura.
D’une voix tellement mal assurée qu’elle se coince dans mon corgnolon.
Elle balbutie :
— San-Antonio ! je vous en prie. Je vous en prie…
Et elle me repousse fermement.
Sans doute je ne suis pas son genre. Peut-être aussi qu’elle a dans le palpitant un Valentino auquel elle entend demeurer fidèle.
Navré du haut en bas je balbutie :
— Excusez-moi, Laura.
Et je retourne sur ma couvrante comme un clébard.
Je me mets en chien de fusil et je tâche d’en écraser. Chose étrange, j’y parviens sans difficulté.
Je ne sais depuis combien de temps je roupille lorsque quelque chose me fait sursauter.
Ce quelque chose c’est une paire de lèvres posées sur ma bouche.
« Tiens ! je me dis, la belle Andalouse a changé d’idée. » Ne croyez surtout pas que j’en sois surpris ; je sais par expérience que les bonnes femmes fondent, comme la vérole sur le clergé, sur les types qui n’insistent pas.
Suivez bien mon conseil, les potes : n’insistez jamais ! Voyez moi : je n’ai pas poussé ma sérénade à Laura, aussi elle n’a plus pu s’endormir et la voilà qui s’entortille après moi comme du lierre autour d’un tronc.
Je ne sais pas si la mère Broukère a sa chambre au-dessous de la nôtre. Si oui, elle doit se dire que les agents secrets ne sont pas si secrets que ça.
Quel chabanais, madsème !
Il est tard, le lendemain matin, lorsque nous nous éveillons. Quelqu’un frappe à la porte.
Je reconnais la voix de Bourgeois qui dit :
— C’est moi, les enfants, ouvrez !
Je passe un grimpant et je tire le drap sur la nudité de Laura.
Je fais basculer la barre de bois et Bourgeois apparaît. Il regarde d’un air hébété nos fringues jetées pêle-mêle sur le plancher. Le désordre ambiant ne laisse aucun doute sur ce qui s’est passé dans le secteur.
— Eh bien ! fait-il.
Laura détourne la tête, rouge de confusion. Moi je me marre autant que le gars qui fait de la réclame pour la poudre hilarante.
— Salut, Bourgeois, je dis. Ne faites pas ces yeux-là, mon bon, vous allez me faire croire que votre papa ne vous a rien dit lorsque vous avez atteint l’âge de la puberté.
— Laura ! murmure-t-il d’un ton incrédule. La chaste Laura !
Il paraît vraiment interloqué.
Si nous étions seuls, lui et moi, je l’affranchirais une bonne foi sur la soi-disant chasteté des gonzesses. Mais je crains de passer pour un mufle, aussi je prends le parti de jouer le jeu et je soupire :
— Que voulez-vous, lorsqu’on a passé des instants comme ceux d’hier, on se sent liés par une sorte de chaîne invisible…
Le Bourgeois, c’est peut-être un superman de la Résistance, mais question amour il a l’air aussi évolué qu’une portion de gruyère. Ma petite phrase qui sent pourtant son Écho de la mode de loin le fait chialer.
Il nous serre la main.
— Oui, oui, bégaie-t-il, mes enfants, c’est magnifique ! Toute la ville en parle. La Gestapo tenue en échec par un couple audacieux ! Ça, c’est un exploit, un exploit qui s’inscrira en lettres d’or dans l’histoire de cette guerre.
Si je ne l’arrête pas, d’ici dix minutes il va chanter La Brabançonne.
— Passez la main, dis-je. Quoi de neuf ?
Il revient à nos préoccupations.
— J’ai fait partir votre photographie hier au soir par avion, et Londres m’a, dès ce matin, adressé sa réponse par radio, la voici : Photo femme est celle Elsa Maurer, espionne autrichienne connue sous matricule B H 78.
J’ouvre des carreaux immenses.
Une espionne, la môme-caméra ! Une espionne ! Pour une surprise, c’en est une.
— Vous me voyez sur les fesses ! fais-je à mes compagnons. J’avoue que je suis complètement siphonné. Pourquoi cette fille a-t-elle agi de la sorte ? Pourquoi m’a-t-elle remis cette photo ? Pourquoi l’a-t-on descendue si elle appartient au S.R. allemand ?
Je réfléchis.
— De deux choses l’une, poursuis-je. Ou bien il s’agit d’une confusion de la part des services anglais — et j’en doute car les Britanniques n’avancent rien dont ils ne soient sûrs — ou bien elle a décidé de tourner casaque… Peut-être l’avenir nous apprendra-t-il la vérité…
Nous faisons à Bourgeois le récit détaillé de nos aventures de la veille.
— Vous le voyez, conclus-je, je n’ai pas perdu de temps puisque, grâce à mon flair et… au hasard, j’ai mis le doigt sur le personnage coupable des fameuses fuites.
— Mais je ne lui ai jamais rien dit, je vous le jure ! crie Laura. Il ne peut y avoir de fuites puisque c’est lui, au contraire, qui me fournissait des renseignements !
— Partant de vous, il a dû remonter aux autres et les faire surveiller. Il m’a l’air diantrement adroit, le bougre !
— Mais non, objecte Bourgeois, s’il était comme vous le dites « remonté » aux autres, nous aurions été arrêtés.
Il n’a pas achevé ces mots que la mère Broukère fait son apparition.
— Un grand malheur, un grand malheur, pleurniche-t-elle, les Allemands ont mis la main sur nos amis ; tous les six ont été appréhendés cette nuit !
Je me tourne vers Bourgeois.
— Nom d’une merde arabe ! Vous n’avez donc pas prévenu vos collaborateurs ainsi que je vous avais conseillé de le faire ?
— Il était trop tard, hier, ils étaient en mission. Ils ne devaient pas regagner leurs domiciles avant de passer chez moi.
— Quelle était cette mission ?
— Repérage de la péniche transportant l’eau lourde de Norvège en Allemagne.
— Où ont-ils été arrêtés ? questionné-je, en regardant la grosse cabaretière.
— Dans le train, entre Bruges et Bruxelles.
— Pardi ! Thierry avait leur signalement, ainsi que je le supposais. Lorsqu’il a vu que nous lui glissions entre les mains il a donné l’ordre d’arrêter toute la bande et a fait largement diffuser leurs portraits parlés.
Laura se jette à plat ventre sur le lit en sanglotant :
— C’est de ma faute, pleurniche-t-elle. C’est moi qui ai fait la connaissance de ce salopard !
— Mais non, lui dis-je, c’est lui qui a fait votre connaissance à vous.
« Il est rusé comme un renard, le bougre.
— Et puis, murmure tristement Bourgeois, vous n’avez rien fait sans me tenir au courant, Laura, votre responsabilité est dégagée.
J’éclate :
— Sacrés vingt dieux ! on est donc aussi gland en Belgique qu’en France ! Vous croyez que c’est le moment de parler de responsabilités et autres foutaises ? Ces six mecs sont chopés. Il faut voir si on peut les tirer là…
— Bravo ! crie la mère Broukère.
Avec ces cent dix kilos, c’est encore elle la plus énergique !
Je demande à Bourgeois :
— Voyons, êtes-vous certain d’être en sécurité ? Il n’y a pas de raison que, grâce à Laura, Thierry ait pu avoir les autres et non vous.
— C’est que, répond-il, nous avions un système particulier pour nous réunir. Jamais mes collaborateurs ne sont venus à la maison, ou presque. Nos entrevues se déroulaient dans une église, séparément.
— C’est bien séparément aussi qu’ils ont été suivis. Pourquoi, en ce cas, ne pas croire que vous avez été repéré ?
Bourgeois, malgré la gravité de l’heure, sourit en regardant Laura.
— Nous nous retrouvions dans un… confessionnal, explique-t-il. Moi j’étais déguisé en prêtre et je m’entretenais avec chacun de mes… pénitents. Mon frère est curé d’une des paroisses de Bruxelles et c’est grâce à sa complaisance que j’avais pu mettre sur pied ce système.
Je le regarde avec un rien d’admiration.
— Bravo, apprécié-je. Voilà qui est bien combiné. Bon, ainsi on peut vous considérer comme blanc jusqu’à preuve du contraire ; tant mieux ! Vous allez rentrer chez vous dare-dare et essayer de connaître le lieu où ont été incarcérés vos amis. Lorsque vous aurez des tuyaux sûrs, prévenez-moi. Faites vite, car j’ai déjà des fourmis dans les jambes.
Il s’éclipse, suivi de la grosse cabaretière et je remets la traverse de bois dans sa position horizontale. Après quoi je choisis moi aussi la position horizontale parce que c’est la meilleure lorsqu’on n’a rien d’autre à faire qu’à attendre les événements.
Laura sanglote à mes côtés.
Je la prends par les épaules. Le contact de sa chair nue, brûlante, me fait frissonner. Toutefois je ne laisse rien apparaître de mon trouble.
— Ne te caille pas le sang, ma colombe, ça n’avancera à rien de bon.
— Tout de même, soupire-t-elle, mes camarades, si… gentils, si courageux…
— On les tirera de là.
Notez bien que je lance cela sans y attacher d’importance, comme on envoie une chiquenaude à un brin de paille qui vous chatouille le nez.
Mais elle sursaute et s’assied sur le lit. Elle ne prend pas garde à sa poitrine qui se dresse agressivement devant mon nez à m’en faire éclater les châsses.
— Tu serais capable de les faire évader ?
Je décèle du défi dans sa voix.
Toutes les gnères sont idem. Elles agissent toujours comme si vous étiez une touffe de cheveux mités accrochés après les dents d’un vieux peigne.
— Tu parles que j’en suis capable ! ricané-je. Je ne sais pas ce qu’il faut te faire comme démonstration pour te prouver que je suis exactement le genre de bipède qui remplace la graisse d’oie !
— C’est vrai, balbutie Laura. Tu es formidable, mon chéri.
Vers midi, la mère Broukère nous appelle. Elle a fermé son usine à bière et a préparé un confortable repas. Nous faisons la dînette tous les trois dans sa petite cuisine. Elle a trouvé le moyen de dénicher une seconde bouteille de bourgogne. Rappelez-vous que ça n’est pas dans son grenier mais dans sa cave que je voudrais être camouflé. Sûrement que je ferais des infidélités à Laura…
Nous achevons notre grappe de raisin au moment où Bourgeois rapplique. Il est congestionné et inquiet.
— Pas de casse de votre côté ?
— Non, fait-il en secouant la tête, calme plat. J’ai des détails sur l’arrestation des camarades. C’est bien dans le train, entre Bruges et Bruxelles, qu’ils ont été arrêtés, on les a incarcérés dans une école désaffectée qui sert d’annexe à la Gestapo. Malheureusement ces locaux sont si bien gardés qu’il n’y a rien à tenter.
— Il y a toujours quelque chose à tenter, je l’ai prouvé hier encore.
Cette fois, mon enthousiasme n’est guère communicatif.
Les nouvelles sont trop mauvaises pour laisser place à de l’espoir.
— Sacrebleu, hurlé-je, vous avez l’air de me prendre pour Tartarin. Si je vous dis que je vais risquer le paquet pour vos potes, c’est que je vais le faire, et tout de suite encore.
« Bourgeois, vous m’avez dit que votre frangin est curé. Quelle est sa paroisse ?
Le chef me l’indique.
— Ça se trouve où ?
— Dans la banlieue nord.
— O.K., rendez-vous chez lui dans une heure.
— Hein !
— Quoi !
— Il veut sortir !
Toutes ces exclamations me lapident.
— Vous ne pensez pas que je vais jouer au petit bonhomme du baromètre jusqu’à la fin de la guerre, non ? Vous avez un pétard à m’offrir ?
La mère Broukère passe la main à l’intérieur de son poste de radio et en ramène un 6,35 modèle courant.
— Ça peut vous rendre service ?
J’examine l’arme.
— Sans vous fâcher, la mère, cet outil ne vaut pas un bon tire-bouchon, mais je saurai m’en contenter.
Je glisse le petit feu dans la poche de mon pantalon.
— Parfait, dis-je, et maintenant il me faut un sac de charbon.
— Un quoi ?
— Un sac de charbon, vous savez ce que c’est ?
— Plein ?
— Bien entendu, plein !
— À la cave, dit la grosse femme.
Je descends dans ce sanctuaire et je jette un regard de sympathie aux rangées de bouteilles.
« À bientôt, mes chéries », leur chuchoté-je.
Je me précipite sur le tas de charbon. Je me roule dessus, j’y plonge mes paluches, mon visage. Puis j’emplis un sac et je remonte.
En passant devant une des glaces du bistrot, je me marre. J’ai vraiment l’air d’un charbonnier. Il faudrait être plus malin qu’un Frizou pour reconnaître San-Antonio sous cette couche de poussière.
— Allons, ouvrez la lourde ! Bourgeois ! dans une heure à l’église. Je pense que vous arriverez le premier. Dites à votre frangin qu’il ne s’émotionne pas.
Je sors.
Je crois que j’ai eu une bonne idée de me camoufler de la sorte, car les rues sont pleines de patrouilles.
Les Frizous ont dû recevoir des instructions expresses, cela se voit à la manière dont ils dévisagent les passants. J’ai idée qu’un pégreleu qui s’amuserait à crier « À bas Adolf ! » serait illico transformé en passoire. Je coltine mon sac de charbon à travers la ville en m’enguirlandant intérieurement pour l’avoir tant rempli. C’est qu’il ne fait pas chiqué du tout, ce sac !
Trois quarts d’heure plus tard je parviens sans encombre à l’église indiquée par Bourgeois. Je cherche la porte du presbytère et j’ai d’autant moins de peine à la dénicher que Bourgeois se tient debout dans l’encadrement.
Je pose enfin mon sac de charbon. Ouf ! J’ai l’épaule droite complètement paralysée.
Présentations. Je serre les salsifis du curé. C’est un bonhomme aussi sympa que son frère. Ils doivent être jumeaux, parce qu’ils se ressemblent comme deux nègres à poil dans un tunnel.
— M’sieur l’abbé, je lui dis, vous seriez gentil de me prêter une soutane.
Ma requête ne le déconcerte pas trop.
Sans mot dire, il passe dans une pièce voisine où je l’entends ouvrir une garde-robe qui, soit dit en passant, réclame de tous ses gonds une goutte d’huile.
— Celle-ci vous irait-elle ? demande-t-il. C’est celle de mon vicaire qui est sensiblement de la même taille que vous.
Il a pigé tout de suite, le brave homme.
Avant toute chose, je fais une virée dans son cabinet de toilette, histoire de me démaquiller un brin.
Lorsque je suis propre et luisant comme un… curé, je passe la soutane. C’est la première fois que je me déguise en ecclésiastique ; d’ordinaire je réprouve les déguisements, je préfère jouer franc-jeu, mais nous vivons une époque où les coups bas sont permis.
— Ça colle, comme ça ?
— Oui, fait le prêtre, ça… collera, à la condition toutefois que vous abandonniez votre parler pittoresque.
Il faut que je vous dise, les gars, je suis comme un boomerang : je reviens toujours à mes moutons.
Le major Parkings m’a fait éjecter d’un avion avec un bath drap de lit dans le dos pour trouver le gars qui jetait la perturbation dans le réseau de Bourgeois et lui régler son compte. Je l’ai identifié, mais la seconde partie de ma mission n’est pas encore terminée. Thierry doit être abattu et il le sera, à moins qu’un de ces truands en vert prairie ne me fasse déguster auparavant mon extrait de naissance. Je suppose que, si l’on a conduit les compagnons de Laura dans cette école désaffectée, c’est que le pseudo-Thierry y a son P.C. Je peux tirer cette conclusion du fait que c’est lui qui s’est chargé de l’affaire jusqu’ici.
Je parviens à l’école et je prends les mesures du terrain où va se jouer la partie. Il s’agit d’un grand bâtiment de brique, très récent, que les sulfatés ont entouré de chevaux de frise. Il y a des sentinelles devant toutes les portes et un poste de garde à l’entrée principale.
Une grande animation règne aux abords du bâtiment. Des voitures cellulaires et des conduites intérieures entrent et sortent. Il me sera difficile de repérer Thierry au milieu de ce va-et-vient. Mais je compte sur la chance et mon œil de lézard.
La chance me sert admirablement car, en face de la vraie école servant de prison, se trouve une bâtisse à l’allure de prison qui est une école. C’est même un internat religieux ; la présence d’un curé devant sa façade n’attirera donc pas l’attention de ces messieurs.
L’abbé Bourgeois m’a muni d’un bréviaire. Je le potasse ardemment en allant et venant devant le pensionnat.
Il y a dessus un tas de prières et je les lis depuis la lettrine jusqu’au cul-de-lampe. P’t-être que ça amadouera mon ange gardien. En voilà un qui n’aura pas volé son auréole lorsqu’il prendra sa retraite !
Les minutes passent, puis les heures. Je prends de sérieuses crampes dans les tiges. Si j’attends encore longtemps, il va me pousser de la mousse sur les pieds.
Le crépuscule descend lentement sur la ville. L’air devient plus humide. Les passants ont le col de leur pardessus relevé. Ils descendent du trottoir pour passer devant la Gestapo. Ils ne regardent même pas la boîte ; elle leur flanque visiblement les jetons.
J’ai vu déjà deux fois les factionnaires changer.
J’ai peur que l’un d’eux, plus dégourdi que ses copains, ne trouve un peu suspectes mes allées et venues.
Ça n’est pas toujours marrant d’être agent secret, je vous le garantis sur facture.
Dire que des types s’imaginent que nous faisons un turf à la Nick Carter. Mes choses, oui ! Le dernier privé venu attaché à une maison spécialisée dans le bidet ferait l’affaire en ce moment.
Je décide de compter jusqu’à cent afin de donner une limite à mon calvaire. À cent, je regagnerai la crèche de maman Broukère.
Je n’ai pas compté jusqu’à douze qu’une voiture sort de l’école, pilotée par Thierry. Je la suis des yeux et je la vois stopper cent mètres plus loin devant un bureau de poste. Alors il se produit en moi comme un élan irraisonné. Je presse le pas en direction de l’auto, je jette un coup d’œil à la porte du bureau de poste, puis j’ouvre celle de l’auto et je m’accroupis à l’arrière, mon petit pétard à la main.
C’est là l’acte d’un zigue vachement bas de plafond, direz-vous ? Sans doute, mais je vous ferai respectueusement observer, bande de pieds plats, que les types pantouflards ne se sont jamais taillé une réputation de casseurs de gueule dans les services secrets.
Je préfère traverser un cerceau en flammes plutôt que d’attendre que le feu s’éteigne. Faut que ça saute avec bibi. Puisque je tiens Thierry, je ne veux plus le lâcher avant de l’avoir perforé comme la tranche d’un harmonica.
Mon attente est de courte durée. Il ramène sa viande presque tout de suite et s’installe au volant.
Nous roulons un bon bout de temps, à travers la ville, puis il cesse de passer à chaque instant ses vitesses et je comprends que nous marchons sur une route.
Ce serait peut-être l’heure d’abattre mes cartes, non ?
Tout doucement, je me redresse et m’assieds sur la banquette arrière.
J’approche le 6,35 de la nuque du salopard et je murmure :
— Belle nuit d’automne, pas vrai ?
Au mec, ça lui produit un effet indescriptible. Il fait une embardée dans le fossé et redresse de justesse sa direction.
— Pas beaucoup de réflexes, hé, Thierry ?
— Ah ! c’est vous, soupire-t-il.
— Tiens, tu ne me tutoies plus ?
— J’ai beaucoup trop d’admiration maintenant.
Je rigole.
— Pas mal le coup du grand huit, hein ?
— Excellent, je le raconterai à mes petits-enfants, plus tard.
— Je crois bien que tu ne les connaîtras jamais, tes petits-enfants, mon pauvre vieux.
— Ah, et pourquoi donc ?
— Parce que tu as sans doute assisté tout à l’heure à ton dernier coucher de soleil.
Il ne dit rien. Moi, je n’aime pas ces silences subits. Et comment que j’ai raison de ne pas les aimer. Prompt comme une langue de caméléon, Thierry a sorti avec sa main gauche un automatique du fourre-tout et, sans se retourner, magnifique de maestria, en s’aidant seulement du rétroviseur, il tire sur moi.
Tout ça avant que j’aie le temps de dire ouf. Pourtant, si je n’ai pas eu le temps de proférer cette onomatopée, j’ai eu celui de me jeter de côté et la rafale passe à deux centimètres de moi.
Lorsque j’entends le déclic navré du feu signifiant que le magasin est vide, je reprends ma position initiale.
— Non, mais, qu’est-ce qu’on vous apprend dans les écoles d’espionnage nazies ! Tu ne sais pas qu’il est imprudent, lorsqu’on se sert d’un automatique, de tirer en rafale ? Tu as bonne mine maintenant, avec ta pétoire vide comme un sifflet !
Il ne répond rien.
— Fais demi-tour, Toto !
Il continue en ligne droite et il écrase le champignon comme une brute. Nous dépassons le cent dix.
— Et alors ? murmure-t-il. Que comptez-vous faire ? M’abattre ? Vous allez, en ce cas, entrer en contact avec un arbre !
— Le coup est classique, dis-je, tu as un chou à la crème à la place du cerveau pour ne pas avoir trouvé autre chose…
— Ce sont les coups classiques les meilleurs.
Je retrousse ma soutane et j’enjambe le dossier du siège.
— Arrête, dis-je, arrête tout de suite, collègue, où je te fais bouffer du plomb sans plus attendre.
Afin de l’intimider, j’appuie le canon de mon arme contre sa tête.
En guise de réponse, il sourit. Il a du cran, le monsieur. Je l’assaisonnerais bien immédiatement, mais j’aimerais pouvoir le travailler un brin pour tenter d’avoir des indications précises concernant les six prisonniers. Comment le mettre « out » sans le buter ? Impossible de l’estourbir car je ne dispose pas du recul nécessaire.
C’est alors que je me remémore les conseils d’un vieux pote à moi que j’ai connu à San Francisco avant-guerre et qui était un peu tueur de son métier :
« Si tu veux te farcir un mec sans l’abîmer, disait-il, tire-lui une dragée contre l’occiput en tenant le feu de biais afin que la balle ne pénètre pas mais l’érafle seulement. »
J’opère ainsi, tranquillement. L’effet est merveilleux.
Thierry a un soubresaut et pique du nez. Vous pensez que je me démerde d’attraper le volant et d’appuyer sur la pédale du frein. Je réussis un stoppage très convenable. Je regarde Thierry. La balle ne l’a pas seulement éraflé mais a légèrement pénétré sous le cuir chevelu. Il saigne comme un goret.
Je défais la ceinture de ma soutane et je lui entrave les pattes, puis j’ôte la sienne et je lui lie les mains. De cette façon, il est vraiment hors d’état de nuire. Je le fais basculer à l’arrière et je prends sa place au volant.
— Pauvre tordu, murmuré-je en le regardant, tu te croyais fortiche, hein ?
Je fais demi-tour. Me voilà bien content de moi mais assez embarrassé cependant, car je me demande où je vais pouvoir transbahuter mon colibard.
Ça n’est vraiment pas un cadeau à faire à la mère Broukère, et il ne serait pas prudent de l’emmener chez Bourgeois, la voiture est une bagnole allemande et elle sera vite repérée.
J’aperçois un petit café sur la route. J’arrête la voiture à une certaine distance de manière à ce que les patrons de l’établissement ne puissent pas lire les numéros, puis je me catapulte dans l’établissement.
— Qu’est-ce que ce sera, monsieur le curé ?
C’est tout juste si je ne me retourne pas pour voir à quel curé parle l’aubergiste. Heureusement je réalise à temps.
— Un verre de bière, s’il vous plaît. Puis-je téléphoner ?
Il me désigne l’appareil fixe, au mur. Ça la fout mal qu’il n’y ait pas de cabine, je vais être obligé de débiter ma salade devant la brave homme de l’estanco.
— Allô ! Bourgeois ?
— Qui est à l’appareil ?
— L’abbé Antoine.
— Ah !
— Je voudrais vous confier un de mes pénitents. Où puis-je le mener pour qu’il soit tranquille ? Il a besoin de repos, c’est un pauvre homme qui a subi un choc… nerveux.
— Amenez-le à mon entrepôt, rue Slaken, 16.
— Fort bien, vous y allez ?
— Tout de suite.
Je me retourne vers le patron.
— Combien vous dois-je pour cette orgie romaine ? demande l’abbé San-Antonio au pauvre homme ahuri.
L’entrepôt de Bourgeois est une sorte de vaste hangar sis dans une rue paisible bordée de petites villas.
Il m’attend. Ce type-là est tout ce qu’il a de réglo sur le chapitre des rancards.
Je fous un coup de Klaxon prolongé et il ouvre le double vantail de bois. J’entre avec la carriole dans le hangar. La nuit est épaisse comme du goudron et les promeneurs éventuels ne peuvent voir qu’il s’agit d’une bagnole allemande.
Je sors le paquet de la voiture.
Thierry a repris ses sens et il fait une drôle de trompette.
— Bourgeois, dis-je, je vous présente le fameux Thierry.
Mon compagnon serre les poings.
— Crapule, grince-t-il.
— C’est aussi son nom, convins-je.
Je délie les flûtes du doryphore et je l’entraîne vers le fond de l’entrepôt.
— On peut disposer d’une de ces chaises ?
— Bien sûr, opine Bourgeois.
J’assieds Thierry et je l’attache après le siège.
Je sais par expérience qu’il n’y a rien de plus démoralisant que d’être lié dans cette position.
— Maintenant, Toto, fais-je après avoir toussoté, je crois le moment venu de parler à cœur ouvert. Voici comment je vois la situation : nos camarades ont été appréhendés hier par ta faute. Nous tenons à eux et nous te demandons de les faire libérer séance tenante. Tu vois, je ne vais pas par quatre chemins ; inutile de poétiser, les enluminures c’est pas le genre de l’établissement. De deux choses l’une : ou bien tu marches, et en ce cas nous t’expédions à Londres comme prisonnier cette nuit même, ou bien tu refuses et alors les types de la voirie te ramasseront demain matin avec les ordures ménagères. Tu entraves ?
Il a son éternel petit sourire.
— Allons, fait-il, je crois que je ne verrai pas le lever du soleil demain matin…
— Donc tu refuses ?
— Et comment !
Je tourne deux ou trois fois autour de lui en réfléchissant.
— C’est idiot, tu sais. Je ne parle pas de perdre la vie, mais de pousser les braves gens comme moi à vous travailler le cuir. J’ai horreur de charcuter un bonhomme, pourtant, lorsque la peau de six personnes est dans la balance il n’y a pas à hésiter…
— La torture, hein ? ricane-t-il. Je connais, je suis même un spécialiste de la question, sans jeu de mots.
— Tu crois que tu pourras la fermer ?
— Je ne crois pas, j’en suis certain.
— N’avance jamais des trucs de ce genre. Aucun homme n’est sûr de ne pas parler lorsqu’on le torture. C’est une question de temps. De temps et d’imagination.
— Eh bien… essayez !
Il est gonflé, le monsieur ! Bourgeois et moi échangeons un regard admiratif. C’est bath, un homme courageux. Je soupire, navré. Je ne m’en sens pas pour couper un zigue en rondelles. J’en ai vu, des vrais caïds, qui ne parlaient pas lorsqu’ils avaient décidé de la boucler. Vous auriez pu les faire asseoir sur un paratonnerre sans parvenir à leur faire dire le nom de jeune fille de leur grand-mère. Et puis tout à coup je me fiche en bourre !
Sans blague ! Je ne vais pas faire chanter mon âme de bluette… Qu’est-ce que c’est le bipède qui est devant moi ? Un émule de saint François d’Assise ou bien un fumier qui, de son propre aveu, torture et massacre les patriotes !
Merde arabe !
Je lui refile une double beigne aller-retour qui fait vibrer sa trompette comme une corde de guitare.
— Un simple galop d’essai, fais-je : pour créer l’ambiance.
Il est tout grave.
Je lui colle un taquet en y mettant tout mon disponible en calories. Sa pommette devient grosse comme une tomate. Je lui file un direct dans les gencives, simplement pour le faire saigner. Il y a des costauds que le sang — le leur évidemment — rend sentimentaux.
— Bon, déclaré-je, je sens que je retrouve ma forme. Bien entendu, je ne te demande pas encore si tu as changé d’avis. Ce petit travail ne représente même pas les hors-d’œuvre. C’est, pour te donner une comparaison, les olives qu’on croque à l’apéritif.
J’avise une scie, dans un coin. Je la prends. Puis, à coups de pied je démolis une caisse vide. J’en extrais deux planches que j’attache solidement de chaque côté de sa jambe gauche. Celle-ci est prise en sandwich.
Je l’allonge et fais reposer le talon sur une autre chaise. Puis, vous l’avez deviné, je commence à scier. Doucement. Le bois ne tarde pas à être tranché, je sens que j’arrive à la guibole. Les dents de la scie ne font plus le même bruit. Thierry se crispe. Il gémit sourdement. Moi, imperturbable, je poursuis mon hideux travail. Il est de bonne politique de ne plus lui parler, mais d’attendre qu’il intervienne. Le sang ruisselle dans la sciure. Bourgeois s’éloigne et je l’entends dégueuler derrière une armoire ancienne.
Je suppose que sa nausée est déterminante. Elle donne comme un ton à la torture. Elle en est le prolongement extérieur. Elle s’adresse au moral de Thierry comme la lame de ma scie s’adresse à son physique.
— Arrêtez, balbutie-t-il sourdement.
Je ne triomphe pas, toujours question de psychologie. Je dis simplement :
— Bon.
Intérieurement, je me marre car je ne lui ai fait qu’une simple entaille et, depuis quelques instants je faisais seulement semblant de scier. Mais sa douleur était si vive qu’il ne pouvait s’en rendre compte.
— Résumons-nous, dis-je, je ne vous demande pas de nous livrer des plans ou une formule susceptible de nuire à votre pays, simplement je désire que vous rendiez la liberté à des gens contre lesquels vous avez mené un combat inégal.
Le vouvoiement achève de l’ébranler.
— Dans mon portefeuille, fait-il, un carnet à souches.
Je le fouille et je trouve en effet un carnet à souches, il y a un texte allemand imprimé dessus.
— Bourgeois, vous comprenez l’allemand ?
— Oui.
— Qu’est-ce que c’est que ce machin-là ?
Il feuillette le carnet.
— Des bons de levées d’écrou.
— Parfait. Thierry va en remplir six, au nom de vos six collaborateurs, veillez à ce qu’il agisse régulièrement.
Je libère une main du prisonnier et je lui tends son propre stylo.
— Que tout soit O.K., sans quoi je vous scie les deux jambes sans hésiter, vous avez vu de quoi je suis capable ?
Il écrit fébrilement. À sa grimace, je comprends combien cela lui coûte. Il perd la face et ça l’emmaverde plus qu’un Japonais.
Lorsque c’est terminé, je vais dans l’auto où j’ai repéré, tout à l’heure, une capote d’officier. Je ne sais quelle impulsion me fait fouiller le véhicule. Dans une poche à soufflet de la portière gauche je déniche un petit cachet encreur. Je le rapporte ainsi que la capote à Bourgeois.
— À quoi sert ce tampon ?
Il l’examine et déchiffre le texte qui est gravé.
— C’est une griffe de la Gestapo.
— Bon, tamponnez les six feuilles de levées d’écrou !
Thierry a un petit tressaillement qui ne m’échappe pas.
— Ah ma gadoue ! tu pensais nous blouser, avoue ? Je parie que sans ce tampon on nous enchristait ! Heureusement que San-Antonio a le nez creux.
« Mon bon Bourgeois, poursuis-je, c’est à vous de jouer maintenant. J’aimerais me charger moi-même de la libération de vos hommes, mais comme je ne parle pas un traître mot d’allemand, c’est tout à fait impossible. Endossez cette capote et présentez-vous à la Gestapo avec les feuilles de levées d’écrou. Racontez aux services de nuit qu’il s’agit d’une confrontation. Prenez la bagnole. Faites au mieux.
Il est frémissant comme une biche nubile.
— À bientôt.
— À tout à l’heure, fais-je.
Il s’éclipse.
Nous demeurons seuls, Thierry et moi.
— Eh bien voilà, lui dis-je. Il ne me reste qu’à souhaiter que tout marche bien. Nous avons joué le jeu, toi et moi, c’est la guerre, pas ?
Il serre les dents, sa mâchoire se crispe.
— On se serait connus en 38, on aurait peut-être fait une paire d’amis, si on avait la possibilité de se rencontrer en 58, on le deviendrait.
— Français, hé ? fait-il. Vous êtes une bande de bavards larmoyants.
Je passe outre son interruption.
— Oui, on deviendrait peut-être copains en 58, mais c’est la guerre et alors…
Je prends le revolver.
— Conclusion normale, n’est-ce pas, Thierry ?
— Oui.
Ces 6,35 font peu de bruit en certain cas.
Une heure plus tard, Bourgeois revient triomphalement avec ses prisonniers.
— Décidément, me fait-il, les Allemands ne sont pas dégourdis. Un gamin de dix ans aurait flairé du louche dans mon attitude… Le comble, c’est qu’ils se sont trompés !
— Comment ça ?
Il se rembrunit.
— Oui, il faut que je vous dise : Jane Spuken notre collaboratrice s’est suicidée ce matin, au cours d’un interrogatoire, en sautant de la fenêtre du troisième étage.
Je frémis en pensant que cet incident que nous ignorions aurait pu tout compromettre.
— Après quelques hésitations, l’officier de garde est allé me chercher une autre prisonnière. Vous le voyez, notre intervention aura sauvé la vie d’une inconnue.
Je m’avance vers le groupe des libérés et quelle n’est pas ma stupeur lorsque je découvre que la femme libérée par erreur n’est autre que l’infirmière qui veillait la môme-caméra à l’hosto de La Panne.
Elle me reconnaît itou et ouvre grand ses cocards.
— Mais… mais, bégaie-t-elle.
— La même surprise au carré, je lui fais. Comment se fait-il que vous vous trouviez dans les mains de la Gestapo de Bruxelles, charmante infirmière ?
Elle se renfrogne.
— C’est à cause de vous, me dit-elle.
— À cause de moi ?
— Oui, il paraît que vous avez tué le cafetier de La Panne et tiré sur la jeune femme. La police a fait une enquête. Une de mes collègues a dit nous avoir vu discuter un bon moment ensemble ; on m’a arrêtée. J’ai eu beau jurer que je ne savais rien, que je ne vous avais jamais vu, les Allemands n’ont pas voulu me croire et m’ont amenée ici.
— Eh bien, vous voyez que je répare les dégâts involontairement causés par ma petite personne, puisque c’est grâce à moi que vous voici libérée. Je tiens à préciser, afin de respecter la vérité, que je n’ai commis aucun délit à La Panne. Au fait, comment se porte la jeune femme ?
— Elle est morte.
— Dommage. J’aurais aimé avoir une conversation avec elle. C’était, paraît-il, une espionne nazie assez dangereuse, je ne vois pas bien le rôle qu’elle jouait. Enfin, paix à ses cendres.
Je serre la main des cinq hommes rescapés. Ce sont de braves types tout rouges de reconnaissance. Bourgeois les a rancardés à mon sujet et ils ont tendance à vouloir me considérer comme Dieu le père.
— Il faut les planquer d’urgence, dis-je à Bourgeois. Et vous aussi, car maintenant vous serez brûlé…
— Vous en faites pas pour moi, commissaire, j’ai pris soin de dissimuler mes traits. J’avais mis mes lunettes, histoire de changer un peu mon aspect.
— Je vois que je fais école…
— Pour nos amis, je vais les faire conduire chez des parents à moi qui ont une ferme dans le Limbourg. Ils y seront en sécurité.
Il regarde autour de lui.
— Et Thierry ?
— Parti.
Il fait un bond de deux mètres.
— Quoi !
— Il est allé retenir des places chez saint Pierre pour l’équipe d’Adolf. Oui, il le fallait…
« Aidez-moi à le charger dans la bagnole.
— Qu’allez-vous faire ?
— Conduire l’automobile contre un arbre, quelque part et y foutre le feu. Je préfère que les Allemands croient à un accident.
— Avec quoi l’avez-vous tué ?
— Avec le pistolet de la mère Broukère.
— En ce cas, comment espérez-vous faire croire à un accident si on le découvre avec une balle dans le corps ?
— Qui vous parle balle ?
« Je l’ai tué avec la crosse, c’est le meilleur usage qu’on puisse faire de cette sorte d’arme, et puis c’est tellement plus silencieux…
— Vous êtes un type…
— … terrible, inouï, formidable, je sais, on me le dit partout où je passe.
L’un des rescapés, un solide gaillard roux comme un brasero, me demande :
— Vous connaissez la région ?
— Non.
— Alors, laissez-moi m’occuper de la voiture et de son contenu.
— Faites vite, consent Bourgeois. Nous vous attendons ici…
Il s’adresse aux autres :
— Avant de partir, rendez-moi compte de votre mission.
J’interviens :
— Très bien, ce ne sont pas mes oignons à moi, non plus qu’à cette jeune fille. Si vous me permettez, nous allons nous éclipser.
— Vous allez chez Broukère ?
Il pense à la môme Laura qui doit m’attendre en se tordant les poignets. Si je m’annonce avec une gosseline de rechange, elle va faire une attaque. Deux bonnes femmes ensemble, ça donne infailliblement de l’électricité.
— Non, pas tout de suite. Rassurez ces dames sur mon compte, je passerai les voir demain matin ; nous pouvons même nous y fixer rendez-vous ?
— Où allez-vous vous cacher ?
— J’ai mon idée.
Il insiste :
— L’hôtel, ce serait de la dernière imprudence.
Il a raison.
Je suis perplexe. Je ne peux pourtant pas mouler la petite infirmière. Je l’ai déjà suffisamment mise dans le bain comme ça, la pauvrette. Avec ses gros nichons et son regard doux, elle a l’air complètement perdue.
Bourgeois me tire à l’écart.
— Mon frère l’abbé a un grand jardin derrière sa cure. Au fond du jardin se trouve un petit pavillon. Il ne doit pas y faire très chaud… Enfin, voici la clef du jardin.
— Merci, cher.
— À demain matin ?
— C’est ça. Et ne faites pas les marioles, tous, j’ai idée que ça va remuer avant longtemps !
Je tends un gros billet à la gosse.
— Tu n’es pas encore repérée. Va acheter de quoi briffer, et n’oublie pas du pinard. Ne lésine pas sur la qualité, c’est le roi d’Angleterre qui casque.
Je l’attends dans un renfoncement de porte. Je la vois pénétrer dans différentes boutiques. Elle parlemente. Sûr que les commerçants doivent la chinoiser avec des histoires de tickets ; mais avec du pèze on se passe de cartes d’alimentation.
Elle revient, les bras chargés de victuailles.
— À propos, lui dis-je, quel est ton prénom ?
— Thérèse.
— Thérèse ? Bon, c’est gentil.
« Ça ne te contrarie pas que je te tutoie ? Moi, vois-tu, je suis un sentimental : dès que je tombe sur une petite gamine gentille à croquer je suis fondant comme une glace à la framboise.
— Non, ça ne me fait rien, murmure-t-elle en rosissant.
— Faut pas m’en vouloir pour le lapin de l’autre soir, j’avais les Frisés au panier ; c’est une circonstance atténuante, je crois, non ?
— Je ne vous en veux pas.
— À la bonne heure.
Elle est charmante, cette petite. Ça n’est pas une beauté excitante comme Laura, mais elle dégage un certain charme.
Elle est saine comme une pouliche, pudique, timide… Vous comprenez, on ne peut espérer lui faire accomplir des exploits sensationnels, ni lui donner de la jugeote, mais ce qui séduit en elle, précisément c’est sa candeur naïve.
Nous trouvons le jardin du presbytère et la clef s’adapte dans la serrure de la porte de bois qui y donne accès de la rue.
Le pavillon est à main droite en entrant. C’est une cabane de deux mètres sur quatre où sont entreposés des branchages, de la paille, des outils, des sacs vides…
J’y déniche un morceau de bougie. Nous sommes champions dans cette cahute.
Nous avalons les provisions, puis je fabrique un lit dans la paille avec les sacs.
— Ça ne vaut pas une chambre à l’Imperator, dis-je à Thérèse, mais c’est préférable à un bat-flanc de cellule…
Elle se couche sans faire de manières.
— Tu permets que je fasse dodo dans la même niche ?
— Oui.
Elle a répondu dans un souffle.
Je m’allonge contre elle. Elle a la respiration saccadée d’une fille oppressée.
— Tu n’as pas l’air de respirer normalement, je lui dis. Ça doit venir de ton soutien-gorge qui est trop serré.
Je dégrafe son corsage. Elle ne bouge pas. Je palpe ses flotteurs. Drôle de surprise : elle a une confortable paire de roberts, pas aussi gros que l’ampleur de son corsage ne me le faisait supposer, mais fermes comme des pommes. C’est chaud, c’est doux comme un nid de tourterelles.
Thérèse se met à roucouler, toujours comme une tourterelle.
Je deviens colombophile, les gars !