Troisième partie

CHAPITRE XX

Il fait encore nuit lorsqu’un bruit insolite me fait sursauter. Un pas s’approche de la lourde du pavillon. Je me mets sur mon séant, le pétard à la main.

Je suis prêt à tout.

Un heurt discret à la porte.

Une voix, celle de Bourgeois :

— Commissaire !

Je vais lui ouvrir. Il est tout frileux, il sent le mouillé comme un chien de chasse et il a des paillettes de givre dans sa moustache.

— Ah, mon cher ami, murmure-t-il, je suis diablement embêté. J’ai eu l’occasion de faire partir mes hommes et j’ai sauté dessus, car la ville est en effervescence.

— Bien, et alors ? qu’est-ce qui ne tourne pas rond ?

— Le boulot.

— L’eau lourde ?

— Non, au contraire, de ce côté c’est O.K. Mes collaborateurs étaient parvenus à repérer la péniche qui la transportait et j’ai envoyé, hier au soir, un message radio à Londres. À l’heure présente il doit y avoir un bombardement soigné sur Ostende !

— Au fait, qu’est-ce que c’est que l’eau lourde ?

— Un truc très compliqué qui se fabrique en Norvège et qui est utilisé dans certaines recherches scientifiques.

Bourgeois jette de petits regards égrillards en direction de la môme Thérèse dont on aperçoit un bout de nichon en vadrouille. Il doit se dire que, comme don Juan, je me pose un peu là !

— Oui, reprend-il, je suis consterné. Londres m’envoie une information m’apprenant que von Gressen, le chef de la Gestapo en Belgique, assistera ce soir à une réception à l’ambassade d’Italie. C’est un type qui, d’ordinaire, ne sort jamais. L’occasion, dit Londres, est très belle pour se débarrasser de lui.

J’en conviens.

— M’est avis que oui.

— Seulement, soupire Bourgeois, Londres ne sait pas encore que je suis privé de moyens. Notre groupe est désorganisé maintenant. Je reste seul et encore je dois me tenir…

— À carreau ?

— À carreau, oui.

— En somme, vous voudriez que je m’occupe de cette affaire ?

Il ne s’attendait pas à une question aussi précise et il bafouille :

— C’est-à-dire… Ma foi, vous êtes si plein de fougue, de courage, d’initiative…

— Passez la paluche, Bourgeois. Je ne veux pas encore me marida, inutile de mettre au point mon apologie. C’est bon, je vais m’en occuper de votre gougnafier de von Machinchouette.

Il me prend les mains avec dévotion, comme font au cinéma les braves papas avec le héros qui a empêché leur fille bien-aimée de passer sous une locomotive ou un sadique.

— Ça va être coton, fais-je observer.

— Oui, n’est-ce pas ?

— J’aurai besoin de vous.

— J’y compte bien.

— De vous, ça veut peut-être dire de votre peau.

— Elle est depuis longtemps acquise à la bonne cause, ma peau, commissaire. Disposez d’elle comme bon vous semble.

— Vous n’avez pas ?….

— Quoi ?

— Une cigarette. J’ai la gueule de bois ce matin.

Il me tend un paquet de sèches et m’en allume une.

Tout en éjectant, dans l’aube louche, un chouette filet de fumée, je mijote mon histoire.

— Il faudrait une voiture rapide, une mitraillette, un solide pétard et des tenues de soirée.

— J’aurai tout cela.

— Parfait. Alors rendez-vous à huit heures chez maman Broukère.

* * *

Nous passons une journée orgiaque dans le petit pavillon du curé, à boire et paillarder.

Le gnace qui a dit que l’appétit venait en mangeant ne se gourait pas. La petite Thété n’était pas extraordinaire hier au soir, question de m’accompagner au septième ciel. Elle était beaucoup trop réservée malgré sa bonne volonté pour me faire grincer des dents et oublier ma date de naissance. Mais en quelques heures, elle a fait des progrès considérables et, s’il existait des examens de jambes en l’air, elle obtiendrait à coup sûr une mention bien.

Elle aime jouer à la bête à deux dos. Par moments je suis obligé de lui appliquer une main sur la bouche pour étouffer ses râles de plaisir. Nous aurions bonne mine si la servante du curé se pointait et nous trouvait à poil dans la paille.

Je suppose que Bourgeois a rancardé son frangin sur notre présence ici.

Pour passer le temps je lui fais le grand jeu, à Thérèse.

Vous pouvez être assurés qu’elle se souviendra du fils unique de Félicie. Si un jour elle épouse un mec qui n’a pas plus de tempérament qu’un traversin, elle ne lui fera pas la vie belle !

À sept heures du soir, nous arrêtons les frais. Je suis paisible comme un bœuf. Quant à Thérèse, elle tremble de faiblesse et d’épuisement. Elle sucre tellement les fraises qu’elle serait incapable de mettre un suppositoire à un type qui aurait l’aération du prose large comme l’entrée principale de la gare de Lyon.

— Mangeons une tranche de jambon et finissons cet excellent pommard, conseillé-je, sans quoi nous allons tomber en digue-digue. Et pour le turf qui m’attend on peut être n’importe quoi, sauf ramolli.

— Dis, murmure-t-elle, emmène-moi avec toi.

— Où ça ?

— J’ai tout entendu ce matin, lorsque le monsieur était là.

« Il paraît que vous allez à une soirée pour essayer de tuer un de ces sales types de la Gestapo. Je t’en prie, emmène-moi. Je pourrais peut-être t’être utile. Une femme, on ne s’en méfie pas…

— Tu plaisantes. Je n’ai pas l’habitude d’entraîner les bonnes femmes au casse-pipe.

— Je n’ai pas peur, tu sais. Pas avec toi.

Bref, elle me turlupine tellement que je finis par céder. Après tout, c’est vrai qu’elle peut m’être utile avec son air un peu gourdasse. Bien entendu, je ne lui parle pas de cette dernière raison.

* * *

Si les yeux de Laura étaient des pistolets, il ne me resterait plus qu’à jouer au général Ney en gueulant : « Droit au cœur, mais épargnez le visage. »

En me voyant entrer chez la mère Broukère avec une autre grognasse, elle sursaute comme si elle venait de s’asseoir sur un ménage de couleuvres.

Je prends un air dégagé et j’embrasse les deux femmes.

— Thérèse, une collaboratrice…

Les deux poupées balbutient un bref bonjour.

Je dois dire que la petite infirmière n’attache pas d’importance à l’air courroucé de Laura.

— Dites donc, madame Broukère, vous ne pourriez pas dénicher une toilette de soirée pour cette jeune personne ?

— Oh que si ! fait la grosse femme. Ma fille qui travaille à Paris, dans la couture, a laissé des robes ici qu’elle met lorsqu’elle vient pour épater ses amies. Venez dans sa chambre, mademoiselle.

Elles s’éclipsent.

— En somme, dit doucement Laura en détournant la tête, tu es très éclectique ?

— Sans blague, je m’exclame, tu es jalmince ? Y a vraiment pas de quoi ; t’as pas vu comment qu’elle est fagotée, cette mômaque ?

— Oh, ça va… une fois au lit.

— Quoi, une fois au lit ! Écoute, Laura, cette souris est une pauvre petite môme qui, par ma faute, a été embarquée dans une sale histoire à laquelle elle n’entrave que pouic. Je m’occupe d’elle parce que je ne suis pas un fumier. Je la traite en copine et rien d’autre !

— C’est ça, et tu l’emmènes en expédition avec nous.

— Parce qu’elle a une bouille qui inspire confiance.

— Ah oui ?

— Merde, regarde-la ! Elle a l’air aussi futée qu’un panier à salade. On lui donnerait le Bon Dieu sans confession.

— Tandis que moi…

— Moule !

— Comment ?

— Je te dis moule. Si tu es jalouse d’une pépée comme celle-ci, c’est que tu ne dois pas être sûre de ton sex-appeal.

C’est l’argument massue. Elle me tourne le dos et ne dit plus rien.

Je m’approche d’elle par-derrière et je glisse mes deux mains par l’échancrure de son corsage. Elle tente de m’envoyer faire cuire un œuf, mais ça lui est difficile dans cette position. Elle se renverse et me tend sa bouche. Nos dents s’entrechoquent ; je lui broute son rouge à lèvres.

— Qu’est-ce que je vais faire ?…

— Quand donc ?

— Pendant que tu ne seras pas là ?

— Une prière pour que tout se passe bien, ma chérie.

— Et si…

Je comprends ce qu’elle veut dire.

— Tu vas te taire, oui ! Tu finirais par nous porter la poisse.

CHAPITRE XXI

Thérèse, grâce à la maman Broukère, n’est pas trop mal fagotée. Certes, elle ressemble davantage à une charcutière en goguette qu’à Miss Paris, mais ça peut coller.

Bourgeois s’annonce, sapé comme un archiduc. Il est en habit et il porte la toilette avec distinction. Il a deux valises de chaque côté de lui. La première contient un smoking pour bibi avec les accessoires normaux, la seconde une mitraillette Thompson. En général ce ne sont pas deux choses qui vont de conserve et la canne à pommeau d’argent serait plus indiquée que cette quincaillerie, mais elle nous serait aussi moins utile.

Je me fringue avec l’aide de Laura.

— Vous avez un plan ? questionne anxieusement Bourgeois.

— Non. Nous verrons sur place.

Après des adieux rapides aux deux femmes nous partons.

Bourgeois est au volant. Il connaît la ville comme sa poche.

— L’ambassade d’Italie, c’est cet hôtel particulier brillamment éclairé, là-bas, me dit-il :

— D’ac. Arrêtez-vous ici et attendez-moi !

Je descends de l’auto et je passe un imperméable par-dessus mon smoking. Je mets le pétard de 9 mm que mon ami belge m’a apporté comme supplément d’artillerie et je coiffe un chapeau mou cabossé.

— Où allez-vous ?

— En reconnaissance. Ce n’est parce que nous sommes bien fringués qu’on nous ouvrira grandes les lourdes. Nous devons trouver une voie d’accès moins importante…

Je m’éloigne en direction de l’ambassade. Depuis le trottoir d’en face, j’aperçois un hall illuminé avec des plantes vertes, des drapeaux, des gardes en grande tenue… M’est avis que c’est pas par cet orifice que nous pouvons introduire notre rognure.

Je poursuis ma route. Il y a des plantons aux quatre coins du bâtiment. Plus une patrouille qui tourne autour. Ces mecs sont bien gardés, y a pas.

Je contourne l’immeuble et j’aperçois une porte de service sérieusement gardée, elle aussi. Des larbins entrent et sortent par là. J’aperçois même un gros cuisinier rital qui fume une cigarette en discutant avec l’un des factionnaires. Cela me donne une idée. Je retourne à la voiture.

— Alors ? me demande Bourgeois. Nous pourrons pénétrer dans la place ?

— Oui, j’espère ; mais il nous faudrait une caisse de champagne.

— Sans blague ?

— Je vous le dis.

— Retournons chez la mère Broukère.

Nous y cavalons. La grosse nous laisse prendre la caisse demandée.

— Ça me fait mal aux seins de penser que nous serons obligés de laisser cette bonne camelote sur place.

— Il faut bien faire des sacrifices ! soupire-t-elle. Prenez bien garde, mes petits…

J’adresse un clin d’œil à Laura, et nous voici repartis.

— Arrêtez devant le prochain fleuriste, il faut que notre contribution aux réjouissances soit totale.

Heureusement que les fleurs ne sont pas contingentées. Je me fends d’une gerbe grande comme un massif des Tuileries et je la colle dans les bras de Thérèse.

— Passez votre imperméable par-dessus votre habit, comme je l’ai fait, Bourgeois ; ainsi nous aurons l’air de deux maîtres d’hôtel. Nous entrerons en portant la caisse. Si un factionnaire demande des explications, dites que nous venons d’un grand établissement — celui que vous voudrez — comme extras, appelés par un coup de téléphone de l’ambassade. La même chose pour Thété. Mais je doute qu’on nous demande des explications. Si nous arrivions les mains vides, ce serait à craindre ; ainsi chargés, nous passerons inaperçus.

Je ne me suis pas trompé. Nous nous présentons devant le groupe de garde avec des airs parfaitement innocents. La voiture a été laissée dans une rue voisine et la mitraillette fait dodo au fond de la caisse de bouteilles. Si ces tordus s’avisent de reluquer de près le champagne, il va y avoir du pet ! Mais ils ne font pas attention à nous. Thérèse passe la première, derrière sa gerbe, et elle a le cran d’adresser un beau sourire aux factionnaires. Nous sommes dans un couloir bas de plafond, assez semblable à ces corridors de coulisses de théâtre. Des larbins vont et viennent.

Un maître d’hôtel italien nous demande dans un mauvais français :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le champagne.

— Quel champagne ?

— Celui que Son Excellence a fait demander chez Buysmans ! dit Bourgeois.

Le Rital se gratte le blaze.

— Dans ce cas… Tenez, amenez-le dans ce réduit, le Frigidaire est déjà plein.

Nous contournons la cuisine à sa suite et nous pénétrons dans un réduit à balais.

Le maître d’hôtel nous regarde déposer la caisse. Si au moins il pouvait se barrer… Mais au contraire, il se penche et extrait une bouteille d’un des casiers, afin d’en examiner la marque. Puis il va pour la remettre, et c’est alors qu’il découvre la brave Thompson.

Madre dé Dio ! balbutie-t-il.

Il en dirait certainement plus long, et d’une voix plus forte, mais je ne lui en laisse pas le temps. Je lui administre un coup de crosse de mon 9 mm sur la nuque, en faisant donner mes quatre-vingts kilos. Ça craque comme un sac de noix qui dévale un escalier, et le type se répand dans les toiles d’araignée. Je le fais basculer à l’autre extrémité du réduit, et je le dissimule au moyen des balais et des seaux entreposés là.

— Le bidule commence ! dis-je rapidement. À partir de tout de suite, il ne faut pas s’éterniser.

« Voilà exactement ce que nous allons faire : vous, Bourgeois, vous allez rester ici. Préparez la mitraillette et mettez-la à portée de la main. Vous surveillerez les couloirs entre ici et la salle de réception. Si vous voyez que j’arrive par là en galopant, attrapez votre sulfateuse et frayez-vous un chemin vers l’extérieur ; vous savez vous en servir ?

— Soyez tranquille.

— Bien. Thérèse va aller dans la grande salle. Tu as saisi, Thérèse ? Tu repéreras von Gressen ; au besoin, je te l’indiquerai discrètement. Il faudra que tu t’approches de lui et que tu lui parles. Tu lui diras : « Monsieur, j’ai une importante communication à vous faire au sujet de la mort de votre collaborateur Thierry. » Tu te souviendras ?

Thérèse répète avec application :

— J’ai une importante communication à vous faire au sujet de la mort de votre collaborateur Thierry.

— C’est ça ! Et tu ajouteras : « Pouvez-vous m’accorder une minute en particulier ? »

— Une minute en particulier ?

— Oui. Vous vous isolerez. Si c’est dans une pièce, parfait, je le liquide sans bruit. Si c’est seulement à l’écart dans la salle, tant pis ! Dans les deux cas, je m’approcherai de vous avec un plateau, comme si j’étais un serveur empressé. Dès que ce sera fait, ne t’occupe plus de rien, file jusqu’à la voiture. Surtout, ne cours pas, sois calme. S’il y a de la panique, gueule avec les autres. Bref, ne te singularise pas.

Je tends la main à Bourgeois.

— Au revoir, vieux, content de vous avoir connu.

Il blêmit.

— San-Antonio !

— Chut !

— Vous ne voulez pas dire ?

— Je ne veux rien dire. Le type qui saute du troisième étage de la tour Eiffel, avec un parapluie comme parachute, ne veut rien dire non plus. Simplement, je vous recommande de ne pas faire l’idiot. On ne peut prévoir à l’avance la façon dont tourneront les événements. Si vous voyez que c’est foutu pour moi, n’insistez pas et barrez-vous en douceur. Une fois le coup accompli — si j’y parviens — chacun pour soi.

Ouf !

Je me marre.

— Faites pas ces trompettes, les petits ; j’ai dans l’idée que notre étoile brille cette nuit !

Je m’empare d’un plateau chargé de verres, sur une desserte, et je fonce, en compagnie de Thérèse, vers la salle de réception.

Je pousse la porte à double battant. Et mes yeux se mettent à clignoter. C’est un beau coup d’œil ! C’est plein d’uniformes chamarrés et constellés de décorations, de toilettes rutilantes, de bijoux, de lumières, de dorures…

Au fond de l’immense pièce, un orchestre italien joue du Verdi. Le buffet monumental est assiégé. On dirait que ce sont ces locdus qui la pilent et non pas le bon populo.

Ils s’en mettent plein les croquantes, ces carnes ! Ah ! les pourris !

Ils sont au moins deux cents. Ça va être coton pour repérer le von Gressen dans cette foule.

Comment pourrai-je y parvenir sans donner l’éveil ?

Je cherche Thérèse du regard et je l’aperçois en grande conversation avec un officier supérieur allemand.

Pourvu qu’elle ne fasse pas d’impair !

Je m’approche d’un serveur, et je lui dis en prenant l’accent belge :

— Tu le connais, toi, le fameux général von Gressen, le directeur de la police allemande ?

Il me dit :

— Oui ! Sais-tu, c’est celui qui parle à la jeune fille en rose…

La jeune fille en rose, c’est Thérèse.

Elle a mis dans le mille, la poulette ; pas si cruche qu’elle en a l’air !

Pas si cruche qu’elle…

Bonté divine ! Comme un amnésique recouvre la mémoire à la suite d’une commotion, moi je recouvre ma jugeote. C’est un éblouissement, je comprends tout ! TOUT !..

Ma moelle épinière se transforme en gelée de groseille ; mon cerveau devient gros comme une noisette et, si un dégourdi me filait une olive quelque part, il serait assuré d’obtenir un litre d’huile.

Au reçu de la photo que j’ai prise à l’hôpital de La Panne, Londres a répondu qu’il s’agissait de l’espionne autrichienne Elsa Maurer. Ça n’était pas de la pauvre miss-caméra qu’ils parlaient, les services secrets, mais de l’infirmière, de cette vacherie de Thérèse qui était beaucoup plus visible que la blessée sur le document.

CHAPITRE XXII

La trouille me bourdonne dans les oreilles. Je me dis que cette fois je suis flambé comme une crêpe, et pas seulement moi, mais aussi Bourgeois, la mère Broukère, Laura et tout le reste de la bande.

Et ceci par ma faute ! J’ai commis la bêtise de manquer de pif, moi qui passe pour posséder le meilleur renifleur de France. Bon Dieu, c’était pourtant pas duraille de comprendre que la pauvre môme-caméra ne pouvait être une espionne puisqu’elle avait sacrifié sa vie pour avoir Thierry. L’espionne, c’est Thérèse, la soi-disant Thérèse… Thérèse qui s’était camouflée en innocente infirmière pour mieux surveiller, peut-être, Slaak.

Je la regarde. Elle doit affranchir à toute pompe le von Gressen. Sans aucun doute la Gestapo n’a pas été dupe des bulletins de levée d’écrou signés par Thierry ; au lieu d’enchrister Bourgeois, ils ont jugé plus habile de nous foutre Thérèse dans les bras pour tous nous coiffer.

Oui, elle alerte von Gressen ! Celui-ci regarde autour de lui d’un air inquiet. Il me cherche.

Si je n’agis pas immédiatement, tout est foutu.

Je contourne des groupes et, en me dissimulant de mon mieux, je m’approche par-derrière du chef de la Gestapo. Thérèse est tellement occupée à donner des détails qu’elle ne prête pas attention à moi pour le moment. Tant mieux. Ils doivent se manier le bocal pour mettre au point un moyen de nous appréhender sans casse, Bourgeois et moi.

Me voici à deux mètres du couple. Je fais mine de laisser tomber un gant. Je pose mon plateau sur un meuble et je m’accroupis derrière une bergère. D’où je suis, personne ne peut me voir, car je me trouve entre le divan et une embrasure de croisée. Je tire le 9 mm de sous mon aisselle. D’un pouce expérimenté, je repousse le cran de sûreté.

Je m’agenouille, replie mon bras gauche de façon à former support, car je tiens à ne pas rater l’Allemand. Il ne s’agit pas d’accomplir un numéro à la Buffalo Bill, après avoir travaillé cette gâchette extra-sensible, je n’irai pas au milieu de la piste pour saluer l’honorable public et recueillir ses applaudissements. Non, je n’aurai pas le temps de faire ouf que je serai criblé de tant de balles qu’on verra le jour à travers ma carcasse comme à travers un filet de pêche. Il s’agit de mettre dans la cible car, selon toute vraisemblance, ce coup de feu sera le dernier que je tirerai.

Je ferme un œil, j’élève le canon du feu et, quand la croix de fer épinglée sur la poitrine de von Truquemuche — lequel vient de se tourner de mon côté — est dans ma ligne de mire, je presse la gâchette.

Ça ne se passe pas du tout comme je l’avais escompté. Souvenez-vous une fois pour toutes, bande de décapsulés, que l’instant ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en faisait. Au lieu de la brusque pagaïe que je prévoyais, tout continue à être normal pendant un moment. La musique y allait d’un tel courage, les bruits de conversations, de piétinements, de verrerie entrechoquée étaient si forts, que la détonation est passée inaperçue des invités, à l’exception de von Gressen, qui s’affale avec son bout de plomb dans le cœur, et de Thérèse qui a tout compris et se met à hurler…

Ses cris me servent admirablement, car un essaim se forme contre le couple.

Je voudrais régler son compte, à l’espionne : elle en sait trop long maintenant, mais il n’y a pas moyen de l’atteindre à travers les deux cents gougnafiers qui s’écrasent autour du corps de von Gressen.

Je m’éclipse avec une déconcertante facilité.

Dans le vestibule, je trouve Bourgeois.

— Allez ! dis-je brièvement.

— C’est fait ?

— Oui.

— Démerdons-nous !

Pour la première fois il vient, dans son enthousiasme, de prononcer une parole grossière. Il en est tout confus, comme si c’était le moment d’être confus !

— Où est la mitraillette ?

— Dans le placard !

— Partez !

— Et vous ? sursaute-t-il.

— Un autre compte à régler, mais il me faut l’artillerie lourde. La môme Thérèse n’est autre que la fameuse espionne identifiée par Londres sur la photo que vous avez envoyée. Il faut que je la liquide, car elle en sait trop long… Vous seriez tous perdus. Inutile que nous nous fassions massacrer tous les deux, taillez-vous, Bon Dieu !

La musique vient de s’interrompre tout net ! Des cris s’élèvent.

Alors, je demeure médusé. Bourgeois vient de bondir dans le placard ; il en ressort avec la Thompson et m’écarte d’une bourrade, en déclarant sourdement :

— À mon tour !

Il se précipite dans la grande salle.

Je vais pour lui courir aux fesses, mais je me ravise. Il veut jouer ses magnes tout seul. Il veut apporter sa carcasse à cette vacherie de guerre. Son heure vient de sonner et il l’a reconnue ; il y répond.

J’entends la grosse voix rocailleuse de la Thompson qui éclate comme un tonnerre et débite de la mort à toute allure dans la pièce voisine.

Puis d’autres coups de feu lui répondent, et la Thompson se tait. C’est le moment de me défiler sur la pointe des pattes. Bourgeois vient de se faire nettoyer du bal, c’est le cas de le dire. S’il n’a pas eu Thérèse, qu’est-ce que nous allons déguster !

Je me précipite vers la sortie, l’air complètement jojo, en hurlant :

— À l’aide ! Au secours ! On se tue !

Je fais des signes désespérés aux factionnaires.

Je gueule :

Achtung ! en leur désignant l’intérieur de l’ambassade.

Comme un seul homme, ils s’engouffrent dans les bâtiments.

La voie est libre, provisoirement. Quel dommage que ce pauvre Bourgeois se soit fait mettre en l’air. Ça c’était un brave type, la crème des hommes, l’empereur des bons zigues. Je ne suis pas une fillette, mais je sens quelque chose de mouillé sur ma joue en pensant à cet homme de bien, il était fait pour être un bon petit commerçant pépère qui tape la belote en buvant des demis de gueuze avec son percepteur et le bourgmestre. Mais cette putain de guerre en a fait un héros à la noix, bien saignant, bien mort, auquel on cloquera une médaille à titre posthume, plus tard, et que tout le monde oubliera.

Je pense à tout ça en me dirigeant vers la voiture.

Je ne cours pas, je marche vite. Ce n’est pas le moment de se faire interpeller par un factionnaire.

Pourvu que ces cagnes de l’ambassade ne téléphonent pas aux services de police afin de faire établir des barrages. Il me faut un peu de temps pour ramasser Laura et la grosse femme. Où les emmènerai-je ? That is the question ! L’avenir a une drôle de couleur.

En apercevant la carriole je presse le pas. J’ouvre la portière et je vais pour me glisser sous le volant lorsqu’une voix dit :

— Les mains levées !

Une ombre se dresse de l’autre côté de l’auto.

Je l’identifie sans hésiter :

— La môme Thérèse !

— Soi-même ! fait-elle.

— Bourgeois t’a ratée, ordure ?

— C’est un manche ! Quand je l’ai vu entrer je suis partie par la sorte principale.

Elle contourne l’automobile par-devant et me dit :

— Tourne le dos !

J’obéis.

Elle passe sa main libre dans ma poche et y pêche mon 9 mm.

— Maintenant, monte dans l’auto.

— Tu ne m’assaisonnes pas tout de suite ?

— Non. J’ai un programme beaucoup plus réjouissant, mon joli.

Nous nous installons dans la voiture.

— Tu m’as eue, fait-elle, presque admirative. Je croyais pourtant que tu marchais.

— J’ai marché, dis-je, sincèrement, mais au dernier moment, en te voyant discuter avec von Gressen j’ai tout pigé.

— Tiens ! Et pourquoi donc ?

Parce que tu es allée droit à lui en entrant, crétine !

Il y a un bref silence.

Je demande :

— Où allons-nous ?

— Où veux-tu que nous allions, sinon à la Gestapo ? Je te répète que j’ai un joli programme en perspective.

— Et si je refuse de conduire ?

— Tu ne refuseras pas ça.

— Admettons…

Elle lève son arme à la hauteur de mon nez.

— Je te fais sauter le nez. Ce serait dommage pour ton physique.

— Je comprends.

— Et, note bien, ça ne te tuerait pas.

— Tu tiens tant que cela à me conserver vivant ?

— Tu n’as pas idée de ce que j’ai besoin de ta vie. Je vais te faire payer ça, mon petit, chaque jour. Tu verras comme j’ai de l’imagination. Allez, en route !

Comme je débraie, le merveilleux intervient, comme il intervient toujours dans mes petites affaires lorsque je commence à perdre de la vitesse. Une forme sombre pareille à celle d’un chien bondit de la banquette arrière. Il ne s’agit pas d’un clébard mais de Laura. Celle-ci a empoigné le bras de Thérèse-Elsa Maurer et le tient renversé.

— Arrache-lui vite son revolver ! me crie-t-elle.

Je lui obéis. J’en profite également pour récupérer le mien. Sans attendre une nouvelle invitation de Laura, je file un coup de crosse sur la tête de l’espionne, presque aussi monumental que celui attribué gratuitement au maître d’hôtel italien, tout à l’heure.

Puis je démarre sans perdre une seconde de plus.

Grâce au ciel, ça tourne du bon côté. Nous pouvons retourner chez la maman Broukère. Sa planque est toujours valable.

— Comment se fait-il ? demandé-je.

Laura a un petit rire lointain.

— La jalousie, fait-elle, tu vois, ça a du bon parfois. Elle ne me disait rien cette fille, San-Antonio, je lui trouvais l’air gourde. Beaucoup trop gourde pour être vrai. Ça m’a fichu en rogne que tu l’emmènes, elle, en expédition. Malgré les adjurations de Mme Broukère, je suis venue. J’ai repéré l’auto, et je me suis assise en vous attendant.

— T’es la souris la plus monumentale que j’aie jamais rencontrée, Laura. Si j’étais ministre de quelque chose je te ferais balancer toutes les décorations existantes et j’en ferais instituer de nouvelles à ton intention.

CHAPITRE XXIII

— Alors ? questionne la maman Broukère.

Elle nous regarde pénétrer dans sa taverne. Notre silence lui donne à penser. Ce qu’elle ne semble pas entraver parfaitement, c’est pourquoi je tiens un pétard dans le dos de Thérèse.

— Ça n’a pas marché ? insiste-t-elle.

— Mission remplie, je dis. C’est la formule !

— Vous l’avez mouché, le von Gressen ?

— Bien comme il faut. Il doit être en train de s’expliquer avec saint Pierre, au sujet de son ordre de route pour l’enfer.

— Et… et Bourgeois ?

Nous baissons la tête comme font les personnages accablés au théâtre.

— Mon Dieu, soupire-t-elle.

Son gros visage mafflu se crispe. Il devient gris cendre. Une buée brille dans ses yeux.

— Un si brave homme !

— C’est la guerre, mame Broubrou… Il était patriote, Bourgeois, et ça lui a dit de faire cadeau de sa peau à la Belgique.

« Mais ça n’est pas tout, nous avons des dispositions à prendre pour éviter la grande casse. Allez me chercher une corde solide, nous allons saucissonner cette garce.

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Son boulot : c’est une espionne.

— Pas possible !

— Heureusement que je l’ai compris à temps, sans quoi vous ne m’auriez pas revu non plus.

Je regarde tendrement Laura qui vient de se laisser choir sur un siège.

— Et heureusement aussi que ma petite Laura était là. Elle a un sacré cran, cette gosse.

Brièvement je la mets au courant des chapitres précédents. Elle pousse des « Oïe ! » et des « Gotfordom ! ».

Je ligote sérieusement Thérèse-Elsa sur une chaise, suivant ma bonne habitude.

— Attendez-moi un instant, dis-je. Je vais aller semer l’auto.

— Ça n’est pas prudent ! s’écrie Laura. Je ne veux plus que tu sortes ! Le travail est terminé, maintenant il va falloir penser à nous, rien qu’à nous !

— Ce qui ne serait pas prudent ce serait de conserver ce véhicule dans les parages. N’oublie pas que c’est celui de Bourgeois, or Bourgeois doit déjà être identifié…

Sans en écouter davantage je me trisse.

J’enfile deux ou trois rues et je parviens à une place.

À ce moment un coup de sifflet retentit. Une voix gutturale crie :

— Halte !

Je regarde attentivement et j’aperçois deux soldats allemands qui s’approchent à pas rapides.

— Papirs !

— Voilà ! dis-je.

Je mets la main à ma poche intérieure tandis que l’un des sulfatés me braque le faisceau d’une torche électrique dans les mirettes et que l’autre passe le museau de sa mitraillette par l’ouverture de la portière.

Prompto je tire mon automatique et je mets du plomb dans le buffet de l’Allemand à la lampe.

Son collègue pousse un juron terrible en le recevant dans les bras. Il appuie sur sa gâchette ; mais sa belle marchandise va se perdre dans le plafond de la voiture, car le corps de son copain le gêne terriblement.

J’ouvre la portière de gauche et me laisse tomber à l’extérieur. En quelques bonds je contourne l’auto et j’envoie de mes nouvelles au second Frisé. La nuit et son silence se referment sur les détonations, puis, brusquement, un martèlement de bottes se fait entendre.

Je les mets en vitesse. J’ai la chance de parvenir dans une zone d’ombre avant qu’une patrouille chleuh ne débouche. En rasant les murs, je parviens à regagner l’établissement de Mme Broukère.

— Fermez vite l’estanco, maman ! dis-je. La ville commence à remuer comme un cadavre de vache exposé pendant quinze jours au soleil.

Elle se magne, la brave vieille, malgré son embonpoint.

Pendant qu’elle claquemure la boîte, je grimpe Thérèse, toujours ficelée, dans la cachette du grenier. Laura me suit avec une lampe à pétrole.

Une fois parvenu à destination je reluque l’espionne. On dirait qu’elle a eu des démêlés avec Joe Louis. Ses joues sont rouges et des cernes bleuâtres soulignent ses yeux.

— Ben quoi, m’exclamé-je, qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette souris ?

Laura bafouille :

— Comme tu tardais et que j’ai entendu des coups de feu, j’ai cru, j’ai pensé que… qu’il était arrivé quelque chose et j’ai piqué une petite crise…

Je reluque la gogne boursouflée de l’Autrichienne.

— Mince de crise ! je murmure. Si j’avais tardé cinq minutes de plus elle allait ressembler au cousin germain d’un panier à salade, cette môme. Note bien que je ne t’en fais pas grief. Elle a mérité ça, ça et un tas de trucs plus compliqués qui vont peut-être lui arriver.

J’ôte son bâillon à Thérèse.

— On va discuter le bout de gras, tous les deux, hein, ma belle ?

— Pas loquace ce soir, grince-t-elle.

— Une femme l’est toujours plus ou moins, ma petite.

— Il y a des exceptions pour confirmer les règles !

Laura m’écarta et s’approcha de la chaise.

— Laissez-moi m’en occuper, fait-elle. Assez de salade comme ça. Cette gueuse est capable encore de te posséder en te le faisant au sentiment. Avec moi, pas de danger, et elle le sait. Regarde comme elle le sait.

En effet la môme judas a autant de couleur que la momie de Ramsès II. Ses lèvres tremblotent.

Je crois habile d’exploiter sa panique.

— Si tu ne réponds pas à mes questions, je vais boire un verre ou deux en bas pendant que Laura s’explique avec toi !

— Non, souffle-t-elle.

— Je ne veux pas te demander la lune, simplement de m’affranchir sur l’histoire de La Panne. Elle n’est pas limpide pour moi. Qui était la fille mise en l’air ?

— La maîtresse de Thierry.

— Une Allemande ?

— Non, une Luxembourgeoise.

— C’est bon, raconte.

Elle se racle le gosier.

— Eh bien, mes chefs m’avaient chargée de démasquer un habitant de La Panne, lequel était soupçonné d’organiser des réceptions de parachutages. Afin de ne pas attirer l’attention, je me suis embauchée comme infirmière de l’hôpital de l’endroit, c’était extrêmement facile puisqu’il est en partie réquisitionné par nos troupes. J’ai fait mon travail et je suis parvenue à découvrir l’activité de Slaak. J’ai prévenu mes services et Thierry est arrivé pour liquider le cafetier. Il s’en chargeait lui-même car il voulait fouiller son domicile suivant ses méthodes personnelles. Thierry, depuis quelque temps, s’était entiché d’une fille, une certaine Maud Brumert, celle que vous avez vue…

— Ensuite ?

— Je me méfiais de cette fille. Quand j’ai vu qu’il l’avait amenée avec lui, ça ne m’a pas plu et je l’ai surveillée. C’est ainsi que j’ai découvert qu’elle surveillait elle-même Thierry… J’étais présente lorsqu’elle a photographié son amant au sortir de la maison de Slaak. J’ai vu que je ne m’étais pas trompée sur son compte et j’ai aussitôt pris mes dispositions pour qu’elle soit liquidée à l’insu de Thierry, afin d’éviter des histoires à celui-ci, ce qui se serait infailliblement produit si la fille avait été arrêtée sur une délation de ma part.

— Bigre, tu vas vite en besogne…

— Oui.

— Et après ?

— Après, rien. On a amené la blessée à l’hôpital et je m’en suis occupée personnellement.

— Jusqu’au bout, alors ?

— Jusqu’au bout, oui. Je pensais pouvoir récupérer l’appareil photographique, mais celui-ci avait disparu. Lorsque vous avez demandé à la voir, j’ai compris que vous étiez mêlé à cette histoire et j’ai passé votre signalement à la Gestapo de La Panne.

— Ouais, ouais, ouais…

Je me gratte le pif.

— Dis donc, cela ne m’explique pas pourquoi cette souris que je n’avais jamais renouchée m’a glissé son appareil photographique dans la poche.

— Elle s’est confessée à moi avant de claquer, dit Thérèse.

— T’appelles ça une confession ! T’as du souffle !

Elle sourit.

— Elle rôdait dans les parages du café, car, vous comprenez, elle ne savait pas au juste ce qui s’était passé… Elle vous a vu entrer et sortir de l’établissement. Comme vous n’avez pas ameuté la police elle s’est dit que vous deviez être un résistant…

— En somme elle faisait de la résistance aussi, mais pour son compte personnel.

— C’est ça.

Laura me touche le bras.

— Tu as une cigarette ?

— Voilà.

Elle en allume deux, m’en met une dans le bec et dit d’un ton gourmand :

— Je crois que l’entretien avec Mademoiselle est fini. Nous n’avons plus besoin d’elle.

Je pige admirablement le sous-entendu. Ma mignonne Laura prend à toute allure un tempérament de louve et souhaite que je règle son compte à Thérèse.

Cette solution ne m’emballe pas. Je suis un grand sentimental et j’ai horreur de mettre en l’air une gonzesse avec laquelle j’ai fait les pieds au mur pendant vingt-quatre heures.

— Calme-toi ! fais-je. On va tâcher d’offrir un beau ticket de voyage à cette charmante souris… grise.

— Pour l’enfer ?

— Peut-être, mais via Londres.

CHAPITRE XXIV

Nous passons près de vingt-quatre heures dans la minuscule pièce secrète du grenier. L’espionne est toujours attachée après sa chaise et elle traverse des périodes de prostration. Quelquefois elle pleure, à d’autres reprises elle nous foudroie du regard comme si elle rêvait de nous arracher les yeux avec une cuillère à café.

Je sens que je vais devenir dingue entre ces deux femelles. Surtout que Laura se fait de plus en plus salace. Elle a compris qu’il s’était passé quelque chose entre l’Autrichienne et moi, et elle veut prendre sa revanche.

À force de me faire des papouilles, elle finit par m’émoustiller sérieusement.

Après tout je ne suis qu’un homme et, qui pis est, un homme provisoirement inoccupé.

Je finis par succomber à la tentation. Je n’ai pas pour habitude d’avoir un public dans ces sortes d’exercices. Mais la petite déesse de Laura s’emploie si bien que j’oublie la présence d’un tiers.

C’est fou l’esprit inventif que nous pouvons avoir !

Un feu d’artifice est moins impressionnant, même au moment du grand soleil, que notre numéro de prends-moi toute ! Je parie que Laura doit le faire exprès de gémir et de pousser des cris animaliers. Ah ! la gredine !

Lorsque la séance prend fin, je jette un coup d’œil à Thérèse. Celle-ci est un peu moins pâle qu’une aubergine ; la sueur lui dégouline sur les tempes et ses yeux sont fiévreux comme du charbon incandescent.

— Il est merveilleux ! lui dit Laura en me désignant.

Elle ne répond rien et détourne la tête. Il n’y a pas meilleure torture au fond…

La mère Broukère annonce tout à coup ses deux cent vingt livres.

— L’état de siège est proclamé, fait-elle. La ville est fouillée de fond en comble. Chaque maison passée au peigne fin. Ah, mes pauvres enfants, j’ai bien peur !

— Il faut absolument que nous levions l’ancre, dis-je.

— C’est impossible !

— Ne dites pas de bêtises. Je ne veux pas m’éterniser dans votre cagibi, j’ai du travail qui m’attend de l’autre côté du Chanel… Depuis la mort de Bourgeois, tout contact est rompu avec Londres. Or il a été convenu avec le major Parkings, mon chef, qu’un avion m’attendrait six jours après mon arrivée, à minuit, dans un champ près de Furnes. C’est ma dernière chance pour regagner Londres. Nous devons partir aujourd’hui même.

— Mais les routes sont gardées ! Vous serez arrêtés…

Je me gratte la tête.

— Dites-moi, madame Broukère, du grenier la vue plonge chez votre voisin de derrière. Qu’est-ce qu’il fiche, ce mec ?

— Il tient une succursale des pompes funèbres.

— C’est bien ce que je pensais… Eh bien, il va nous être utile.

Elle a un geste d’effroi.

— Y pensez-vous ! C’est un collaborateur notoire ! Jamais il ne consentirait à vous aider ; pire même, il vous dénoncerait immédiatement.

— Tant mieux.

— Comment, tant mieux ?

— Tant mieux qu’il soit hostile à notre cause, cela nous permet de le considérer en ennemi, donc de ne pas prendre de gants avec lui…

« Il habite seul ?

— Il est célibataire.

— Il est chez lui en ce moment ?

Elle va se poster à la lucarne donnant sur la cour de derrière.

— Oui, son portail est fermé et il y a du feu dans son bureau…

— Gi ! attendez-moi là, mes biches.

J’ouvre la lucarne et je me hisse sur les tuiles. De là, je saute sur le toit d’un appentis et je parviens sans encombre dans la cour des pompes funèbres. C’est un exercice de simple assouplissement. En rampant je traverse la zone de lumière. Puis je me redresse et je me plaque contre le mur, tout près de la porte vitrée du bureau où un bonhomme écrit. Il est grand et blondasse, il doit avoir dans les quarante berges. C’est un costaud sanguin qui doit savoir se bagarrer.

Je tire mon pétard et je pousse la porte vitrée.

Il se retourne d’un air contrarié, me regarde, regarde mon feu et me regarde encore. Son visage se transforme comme un paysage de montagne lorsque passent des nuages d’orage.

Ses pupilles s’élargissent et sa bouche s’ouvre comme l’obturateur d’un vieil appareil de photo.

— Pattes en l’air ! je lui fais.

Il s’exécute.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? balbutie-t-il.

— Tu vas le savoir. Va au fond de la pièce, dans cet angle, là-bas. Bien. Maintenant grimpe sur cette chaise et appuie-toi des mains contre le mur.

Il est docile comme un mouton. Je le contemple d’un air satisfait. Dans cette position il ne peut absolument rien tenter « à la surprise ».

Je rempoche mon arme.

— Tu as un corbillard automobile ?

Il est surpris par une question aussi saugrenue, mais il opine.

Je regarde les papiers étalés sur son bureau et qui sont rédigés en deux langues : flamand et français. Ils concernent un transport de cadavre. Un type claqué à Bruxelles doit être inhumé à Gand le lendemain. Ça m’a l’air d’être l’occasion rêvée.

— Tu as une cave ?

— Heu…

— Oui ou non ?

— Oui.

— Alors descendons-y !

Là il biche les jetons. Ses genoux font les castagnettes.

— Vous n’allez pas ?…

— Descends !

Il obtempère. Nous descendons un escalier raide comme une échelle et nous débouchons dans un sous-sol humide. Je ne puis réprimer un frisson. Il y a un tas de cercueils entreposés dans ce coin.

Je dis au croque-mort :

— Tu vas y passer, salopard !

Et je fais mine de chercher mon revolver.

Il ne perd pas son temps et se rue sur moi. Il me balance un bol qui m’aurait fait manger mes gencives s’il était parvenu à destination. Mais tout ça c’est de la frime, vous l’avez compris ? Je fais un saut en arrière et je brise son élan avec un direct du droit très sec. Il se ratatine comme un château de cartes. Je lui octroie un coup de savate sous le menton, histoire de lui donner sa dose de somnifère, après quoi je le ligote avec des courroies qui se trouvent là et je l’installe confortablement sur un tas de charbon.

Puis je remonte et je me mets en devoir de fouiller la cabane. J’y découvre des accessoires de croque-mort. Des voiles de deuil, des tentures à pompons…

Sans plus attendre, je dresse une échelle contre le toit de l’appentis et je cours chercher les femmes.

— Merveilleux, dis-je. Nous allons pouvoir filer.

— De quelle façon ?

— En corbillard.

— En cor…

— … billard, oui. Mon plan est simple. Je suis le croque-mort en grande tenue. Laura est la veuve éplorée (il y a ce qu’il faut pour la grimer) et cette enfant de garce — je désigne Thérèse — sera le défunt.

« Oui, ma vieille, tu voyageras dans un beau cercueil tout neuf… Ça te donnera à réfléchir.

« Madame Broukère, voulez-vous venir avec nous ?

— Non, fait-elle, ma place est ici.

— En ce cas je vous informe que j’ai planqué votre voisin dans sa cave. Comme je ne tiens pas à ce qu’il claque d’inanition, si par hasard personne ne l’a découvert avant demain soir, donnez l’alerte. Dites que vous avez jeté un coup d’œil dans sa cour et que vous croyez qu’il y a du louche. Je laisserai une chaise au milieu de la cour ou des papiers, afin de justifier votre « inquiétude ». Ainsi vous aurez l’air d’être une sympathisante et les vert-de-gris vous ficheront la paix.

Tout se déroule comme je l’avais annoncé. Nos déguisements sont parfaits, les papiers sont en règle et l’espionne, dûment attachée, est introduite dans un cercueil dans le couvercle duquel nous perçons quelques trous pour l’aération.

En route !

Un corbillard incite toujours au respect. Les hommes se découvrent sur notre passage et j’ai la satisfaction de voir que même des soldats allemands saluent. Les patrouilles nous arrêtent, mais elles vérifient rapidement nos paperasses et nous laissent poursuivre notre macabre randonnée.

CHAPITRE XXV

Tout se passe bien jusqu’aux environs de Gand. Là, nous tombons sur un barrage sérieux. L’officier qui dirige les opérations épluche nos feuilles de route ; heureusement qu’elles sont en règle. Il demande à voir le cercueil.

Je vous jure que j’ai le trouillomètre à zéro. Tandis que je vais glisser la boîte sur les petits rails de la voiture, je me dis que si cette carne de Thérèse a réussi à détendre un tant soit peu ses liens, elle va remuer et tout sera foutu.

L’officier regarde le cercueil.

— Ouvrez ! ordonne-t-il.

Un paquet de coton me bloque la glotte.

Je prends un air consterné.

— Impossible, fais-je. Voyez, monsieur l’officier, les scellés y sont. Si jamais je les fais sauter j’aurai des histoires terribles avec les familles. Elles sont à cheval sur les principes, les familles.

Il hausse les épaules de l’air de dire que les familles mécontentes, c’est le plus négligeable de ses soucis.

— Et si l’homme qui est là-dedans n’est pas mort ? Si c’est un terroriste que vous cachez ?

Je me force à rire.

— Monsieur l’officier plaisante ; j’ai moi-même procédé à la mise en bière.

Tant de naïveté le déconcerte.

— C’est bon, fait-il.

Au moment où je m’apprête à repousser le cercueil à l’intérieur de la voiture, une traction avant noire stoppe à notre hauteur. Elle est conduite par un seul homme. Et cet homme ! (Ma peau rétrécit comme une chemise bon marché dans la lessive). Cet homme n’est autre qu’Ulrich, le chef de la Gestapo de La Panne.

J’enfonce à fond ma bâche sur mes yeux et je me contracte un peu la bouillotte dans l’espoir insensé de modifier mon physique de théâtre.

Il parlemente avec l’officier. Celui-ci lui fait un salut militaire comme pour une grande personne et devient obséquieux. C’est fou ce que ces militaires ont peur de la Gesta. C’est, je crois bien, à eux qu’elle flanque le plus les jetons, la Gestapo.

Ulrich descend de sa voiture. Lui aussi considère le cercueil d’un air soupçonneux. Sapristi, quoi, elle n’a pourtant rien de sensationnel, cette caisse en bois. Ils la biglent comme s’il s’agissait du tombeau de Napoléon.

Soudain Ulrich extrait un revolver de sa poche et, posément, il tire quatre balles dans le cercueil, dans le sens de la longueur, et à dix centimètres d’intervalle.

— À toutes fins utiles, dit-il à mon intention.

Il ne m’accorde qu’un bref regard. Je dois avoir considérablement modifié mon aspect, car il ne me reconnaît pas. Il est vrai qu’il m’a très peu vu.

— Vous pouvez continuer, me dit avec raideur l’officier, lequel, je l’avoue, semble réprouver ces manières.

Je ne me le fais pas dire deux fois et j’escalade mon siège rapidos.

En m’éloignant, je regarde le groupe sur la route dans mon rétroviseur. Ulrich et l’officier discutent le bout de gras. M’est avis qu’ils échangent des propos aigres-doux. Les méthodes de la Gestapo doivent quelque peu déconcerter le militaire. Il est vrai qu’il a dû en voir bien d’autres !

Je jette un coup d’œil à Laura : elle est verte comme une feuille de radis. On dirait qu’elle va défaillir.

Moi-même j’éprouve comme une nausée à la pensée de la môme Thérèse perforée dans son cercueil.

Néanmoins je remonte Laura :

— C’est moche, hein ? je lui fais. Enfin elle n’a que ce qu’elle méritait…

Je n’ai pas fait quatre bornes que la voiture d’Ulrich jaillit dans mon rétroviseur.

Elle nous rattrape rapidement, mais, au lieu de nous doubler, la voici qui ralentit.

Oh là… Qu’est-ce à dire ? Cette espèce de musico de la torture se serait-il ravisé ? M’aurait-il identifié après coup comme cela se produit quelquefois ?

Je le surveille autant que je le puis dans le disque de glace.

Sa main gauche passe la portière. Un truc noir la termine. Et le truc noir se met à cracher du plomb dans mes pneus. J’éclate, évidemment. Il me faut une bonne dose d’habileté pour éviter que nous capotions, Laura, le cadavre de Thérèse et moi !

Quelques zigzags et je parviens à maîtriser mon corbillard.

— Baisse-toi, dis-je à Laura et gare aux taches, fillette !

Je m’empare moi aussi de mon pétard afin de pouvoir discuter d’égal à égal avec Ulrich et je me glisse hors de la bagnole noire.

— Rendez-vous ! ordonne l’Allemand.

— Des clous !

— Rendez-vous, répète-t-il. Je sais que vous êtes des terroristes !

— Tiens, c’est votre petit doigt qui vous l’a dit ?

Du sang coule de votre fourgon, donc c’était un être vivant qui se trouvait dans le cercueil !

Il est fortiche, le mec.

Cette sacrée Thérèse nous fera endéver jusqu’au bout. Je regrette de ne pas l’avoir liquidée plus tôt.

En regardant la route que nous venons de suivre, j’aperçois effectivement une traînée sanglante.

L’instant est critique. Les premières maisons de Gand sont à moins de cent mètres ! Sûr et certain que quelque pied nickelé va alerter les autorités et que je serai bientôt obligé de soutenir un siège dans mon garde-manger à macchabs. Sans compter que des voitures allemandes peuvent surgir d’une seconde à l’autre.

Il convient de presser le mouvement.

Je quitte ma veste, la roule en boule et la balance à droite de la voiture. Aussitôt un jet de balles part dans cette direction. Pendant que l’Allemand mord à ma feinte, je descends de l’auto et je rampe sur la gauche. Lorsque j’arrive à la hauteur du dernier pneu je me mets à genoux. J’attends, l’arme prête sur mon bras replié en support. Ulrich finira bien par se découvrir.

Ça ne manque pas. Il se découvre fort peu du reste, mais c’est suffisant pour me permettre de risquer le gros coup. Je vois sa main au revolver qui dépasse le capot de sa traction. Je vise et : vlan ! je la lui fracasse.

Il lâche son arquebuse et se roule, en hurlant, dans la poussière.

— Hello, Ulrich, je lui fais, je t’avais bien dit qu’on se retrouverait.

— San-Antonio, balbutie-t-il.

— Soi-même. Tu sais bien que je suis un mec dans le format de Fantômas. Pour me posséder, il faut se lever de bonne heure.

Il fait une bizarre grimace.

— Vous êtes le plus fort, admet-il. Je suppose que vous allez m’abattre ?

— Penses-tu !

J’appelle Laura. La pauvrette est plus morte que vive.

— Arrive, chou. Je te présente M. Ulrich, un caïd de la Gestapo.

« Tu sais conduire ?

Elle me fait signe que oui.

— Alors prends le volant ; moi je m’installe derrière avec Monsieur, lequel a la bonté de nous prêter sa voiture.

En route !

— Où allons-nous ? questionne ma victime.

— À Londres.

— Vous dites ?

— Londres, London, quoi ! Un avion doit nous prendre ce soir ; j’espère — pour votre santé — qu’il y aura une place pour vous à bord. Ça me ferait plaisir d’apporter un petit souvenir de Belgique à mes amis anglais.

Загрузка...