IV. SONGES ET RÉCITS

Arha fut malade plusieurs jours durant. On la soigna pour la fièvre. Elle restait au lit, ou bien s’asseyait dans la douce lumière du soleil automnal sur la galerie de la Petite Maison, et contemplait les collines occidentales. Elle se sentait faible et stupide. Les mêmes idées se présentaient à elle, encore et encore. Elle avait honte de s’être évanouie. On n’avait pas posté de garde sur le Mur des Tombeaux, mais maintenant elle n’oserait plus jamais en parler à Kossil. Elle ne voulait plus la voir : jamais plus. Parce qu’elle avait honte de s’être évanouie.

Souvent, au soleil, elle réfléchissait sur la façon de se comporter la prochaine fois qu’elle irait dans les lieux obscurs, sous la colline. Elle songea plusieurs fois à la mort qu’elle ordonnerait pour le prochain groupe de prisonniers, plus raffinée, plus appropriée aux rites du Trône Vide.

Chaque nuit, dans le noir, elle se réveillait en hurlant : « Ils ne sont pas encore morts ! Ils continuent à mourir ! »

Elle rêvait beaucoup. Elle rêvait qu’il lui fallait faire cuire de la nourriture, d’immenses chaudrons pleins de bouillie savoureuse, et tout déverser dans un trou dans le sol. Qu’elle devait porter une pleine jatte d’eau, une profonde jatte de cuivre, à travers l’obscurité, à quelqu’un qui avait soif. Elle ne pouvait jamais arriver jusqu’à cette personne. Elle s’éveillait, et elle avait soif elle-même, mais n’allait pas chercher à boire. Elle restait étendue, les yeux ouverts, dans la chambre sans fenêtre.

Un matin Penthe vint la voir. De la galerie, Arha la vit s’approcher de la Petite Maison avec un air détaché, hésitant, comme si elle se trouvait simplement là par le hasard d’une promenade. Si Arha n’avait pas parlé, elle n’aurait pas gravi les marches. Mais Arha était seule, et elle parla.

Penthe fit la profonde révérence exigée de tous ceux qui approchaient la Prêtresse des Tombeaux, puis s’affala sur les marches aux pieds d’Arha en émettant un son qui ressemblait à « Pfff ! » Elle était devenue grande et dodue ; à la moindre occasion, elle devenait rouge cerise, et pour le moment elle était rouge d’avoir marché.

« J’ai entendu dire que tu étais malade. J’ai mis quelques pommes de côté pour toi. » De dessous sa volumineuse robe noire, elle fit soudain jaillir un filet de jonc contenant six ou huit pommes jaunes et parfaites. Elle était maintenant consacrée au service du Dieu-Roi, et servait dans son temple, sous les ordres de Kossil ; mais elle n’était pas encore prêtresse, et participait toujours aux leçons et aux corvées avec les novices. « Poppe et moi avons trié les pommes cette année, et j’ai gardé les meilleures. Elles font toujours sécher les bonnes. Bien sûr, elles se conservent mieux, mais ça paraît un tel gâchis ! N’est-ce pas qu’elles sont jolies ? »

Arha toucha la peau de satin or pâle des pommes, regarda les tiges, auxquelles s’accrochaient encore délicatement des feuilles brunes. « Oui, elles sont jolies. »

— « Prends-en une », dit Penthe.

— « Pas maintenant. Mais toi, prends-en une. »

Penthe choisit la plus petite, par politesse, et la mangea en quelque dix bouchées juteuses, avec adresse et concentration.

— « Je pourrais manger toute la journée », dit-elle. « Je n’en ai jamais assez. J’aimerais être cuisinière plutôt que prêtresse. Je ferais la cuisine mieux que cette vieille taupe de Nathabba ; et, de plus, j’irais lécher les marmites … Oh, es-tu au courant, pour Munith ? Elle était censée astiquer ces vases de cuivre dans lesquels on conserve l’huile de rose, tu sais, ces espèces de jarres longues et minces avec des bouchons. Elle a cru qu’elle devait aussi nettoyer l’intérieur, alors elle y a fourré sa main, entourée d’un chiffon, tu sais, et ensuite elle ne pouvait plus la retirer. Elle a fait tellement d’efforts que son poignet est devenu tout enflé et tuméfié, tu vois, si bien qu’elle était réellement coincée. Et elle galopait dans tous les dortoirs en hurlant : Je ne peux pas la retirer ! Je ne peux pas la retirer ! Et Punti est tellement sourd qu’il a cru qu’il y avait le feu, et il s’est mis à glapir pour ameuter les autres gardiens, afin qu’ils viennent au secours des novices. Uahto, qui était en train de traire, est sorti en courant de l’étable pour voir ce qui se passait, laissant la porte ouverte, et toutes les chèvres laitières se sont sauvées, et sont arrivées au galop dans la cour, bousculant Punti, les gardiens et les petites filles ; et Munith qui agitait son vase en cuivre au bout de son bras, en pleine crise d’hystérie ; c’était une vraie pagaille, quand Kossil est descendue du temple. Et elle disait : Qu’est ceci ? Qu’est ceci ? »

Le joli visage rond de Penthe fit une moue répugnante, très différente de l’expression froide de Kossil, et pourtant si ressemblante qu’Ahra explosa d’un rire nerveux presque terrifié.

« Qu’est ceci ? Qu’est donc tout ceci ?, disait Kossil. Et alors… et alors la chèvre brune lui a donné un coup de corne… » Penthe fondait de rire, des larmes jaillissaient de ses yeux. « Et M… Munith a frappé la… la chèvre avec le v-v-vase… »

Les deux jeunes filles se balançaient d’avant en arrière, crispées de rire, se tenant les genoux et s’étranglant.

« Et Kossil s’est retournée et a dit : Qu’est ceci ? Qu’est ceci ? À la … à la … à la chèvre … » La fin du récit se perdit dans les rires. Penthe finalement s’essuya les yeux et le nez et entama distraitement une autre pomme.

D’avoir ri tellement fort, Arha se sentait un peu chancelante. Elle se calma, et au bout d’un moment demanda : « Comment es-tu arrivée ici, Penthe ? »

— « Oh, je suis la sixième fille qu’ont eue mon père et ma mère, et ils ne pouvaient pas en élever autant ni les marier toutes. Alors, quand j’ai eu sept ans, ils m’ont conduite au temple du Dieu-Roi et m’ont vouée à lui. C’était à Ossawa. Ils avaient trop de novices là-bas, je suppose, car ils m’ont bien vite envoyée ici. Ou peut-être ont-ils pensé que je ferai une prêtresse exceptionnelle. Mais, là-dessus, ils se trompaient ! » Penthe mordit dans sa pomme, mi-triste, mi-gaie.

— « Aurais-tu préféré ne pas être prêtresse ? »

— « Si j’aurais préféré ! Et comment ! J’aurais mieux aimé épouser un porcher et vivre dans une fosse. J’aurais mieux aimé n’importe quoi que d’être enterrée vive ici pour le restant de mes jours avec un tas de bonnes femmes, dans ce sacré désert où il ne vient jamais personne ! Mais les regrets ne servent à rien, car maintenant j’ai été consacrée et je suis coincée. Mais j’espère bien que dans une prochaine vie je serai danseuse à Awabath ! Je l’aurai bien gagné ! »

Arha baissa sur elle un regard sombre et attentif. Elle ne comprenait pas. Elle avait le sentiment de n’avoir encore jamais vu Penthe, de ne l’avoir jamais regardée ni vue, ronde, pleine de vie et de sève comme une de ses pommes dorées, si belle.

— « Le Temple ne signifie-t-il donc rien pour toi ? » interrogea-t-elle, avec une certaine sévérité.

Penthe, cependant toujours soumise et facilement intimidée ne s’alarma pas, cette fois. « Oh, je sais que tes Maîtres ont beaucoup d’importance pour toi », dit-elle avec une indifférence qui choqua Arha. « Cela se comprend, de toute façon, car tu es leur servante personnelle. Tu n’as pas simplement été consacrée, tu es née pour cela. Mais regarde-moi. Suis-je obligée d’éprouver une telle crainte, et tout le reste, envers le Dieu-Roi ? Après tout, ce n’est qu’un homme, même s’il vit à Awabath dans un palais long de vingt kilomètres, avec des toits en or. Il a environ cinquante ans, et il est chauve. Tu peux le voir sur toutes ses statues. Et je te parie qu’il doit se couper les ongles des orteils, comme n’importe quel autre homme. Je sais parfaitement qu’il est aussi un dieu. Mais mon opinion est qu’il sera beaucoup plus divin après sa mort. »

Arha était de l’avis de Penthe, car en secret elle en était arrivée à considérer ceux qui se faisaient appeler les Divins Empereurs de Kargad comme des parvenus, des faux dieux tentant de s’accaparer l’adoration due aux vraies et éternelles Puissances. Mais il y avait sous les paroles de Penthe quelque chose qu’elle ne pouvait admettre, quelque chose d’entièrement neuf pour elle, et de terrifiant. Elle n’avait pas compris jusqu’ici à quel point les gens étaient différents, à quel point différente leur façon de voir la vie. C’était comme si elle venait de découvrir soudain en levant les yeux une nouvelle planète immense et très peuplée, juste derrière la fenêtre, un monde entièrement étranger, où les dieux n’avait pas d’importance. Effrayée par la force de l’impiété de Penthe, elle dit :

— « C’est vrai. Mes Maîtres sont morts depuis très très longtemps et ils n’ont jamais été des hommes… Sais-tu, Penthe, que je pourrais te faire entrer au service des Tombeaux ? » Elle parlait avec affabilité, comme si elle eût offert à son amie une meilleure solution.

Le rose s’effaça d’un coup des joues de Penthe.

— « Oui », dit-elle, « tu le pourrais. Mais je ne suis pas… je ne suis pas celle qu’il faut pour cette tâche. »

— « Pourquoi ? »

— « J’ai peur de l’obscurité », fit Penthe à voix basse. Arha laissa échapper une petite exclamation de mépris, mais elle était satisfaite. Elle savait ce qu’elle voulait savoir. Penthe ne croyait peut-être pas aux dieux, mais elle craignait les puissances innommables des ténèbres – comme toute âme mortelle.

— « Je ne le ferai pas si tu n’en as pas envie, tu sais », dit Arha.

Un long silence s’établit entre elles.

— « Tu ressembles de plus en plus à Thar », fit Penthe, de sa douce voix rêveuse. « Dieu merci, tu ne ressembles pas à Kossil ! Mais tu es si forte ! Je souhaiterais l’être aussi. Mais je n’aime que manger … »

— « Continue », dit Arha, supérieure et amusée, et Penthe croqua lentement une troisième pomme, jusqu’au trognon.

Les exigences des interminables rites du Lieu firent sortir Arha de sa retraite quelques jours plus tard. Des chevreaux jumeaux étaient nés en dehors de la saison, et ils devaient être sacrifiés aux Dieux Jumeaux comme c’était la coutume : cérémonie importante, à laquelle la Première Prêtresse devait être présente. C’était le noir de lune, et les rites des ténèbres devaient s’accomplir devant le Trône Vide. Arha respira les fumées narcotiques des herbes brûlant dans de larges corbeilles de bronze devant le Trône, et dansa, solitaire, tout en noir. Elle dansa pour les esprits invisibles des morts et des non-nés et, tandis qu’elle dansait, les esprits se pressaient autour d’elle, suivant les virevoltes de ses pieds et les gestes lents et sûrs de ses bras. Elle chanta les cantiques dont nul homme ne comprenait les paroles, qu’elle avait apprises syllabe par syllabe de Thar, il y avait longtemps. Un chœur de prêtresses cachées dans l’obscurité derrière la double rangée de colonnes répétait les mots étranges après elle, et l’air dans la vaste salle en ruine était bourdonnant de voix, comme si les esprits en foule eussent répété les cantiques à l’infini.

Le Dieu-Roi d’Awabath n’envoya plus de prisonniers au Lieu et Arha cessa peu à peu de rêver aux trois hommes depuis longtemps morts et enterrés dans des tombes peu profondes, dans l’immense caverne sous les Pierres Tombales.

Elle rassembla tout son courage pour retourner à cette caverne. Il lui fallait le faire : la Prêtresse des Tombeaux devait être capable de pénétrer dans le domaine qui était sien sans terreur, et de connaître ses voies.

La première fois qu’elle entra, elle eut du mal à tirer la trappe ; mais pas autant qu’elle le craignait. Elle s’était si bien disciplinée à cette fin, était si déterminée à y aller seule et à garder son sang-froid que, lorsqu’elle arriva, elle fut presque consternée de découvrir qu’il n’y avait rien à redouter. Il s’y trouvait peut-être des Tombeaux, mais elle ne pouvait les voir ; elle ne pouvait rien voir. C’était noir ; c’était silencieux. Et c’était tout.

Jour après jour elle se rendit là-bas, entrant toujours par la trappe dans la pièce derrière le Trône, jusqu’à ce qu’elle connût parfaitement tout le circuit de la caverne, avec ses étranges parois sculptées – autant qu’il fût possible de connaître ce qu’on ne peut pas voir. Elle ne s’écartait jamais des murs, car autrement elle risquait de s’égarer dans l’obscurité de la grande cave et, enfin revenue à l’aveuglette jusqu’au mur, de ne plus savoir où elle était. Comme elle l’avait appris la première fois, l’important dans les Lieux de ténèbres était de savoir quels tournants et quelles ouvertures on avait dépassés, et quels étaient ceux à venir. On ne pouvait le faire qu’en comptant, car ils étaient tous semblables au toucher. La mémoire d’Arha avait été bien exercée, et elle ne rencontra nulle difficulté à réussir ce tour insolite, trouver son chemin par le toucher et le nombre, plutôt que par la vue et le sens commun. Elle connut bientôt par cœur tous les couloirs qui s’ouvraient sur l’En-Dessous des Tombeaux, le petit dédale situé sous la Salle du Trône et le sommet de la colline. Mais il y avait un couloir où elle ne pénétrait jamais : le deuxième à gauche de l’entrée de roche rouge, dont, si elle y entrait par erreur, elle ne pourrait jamais ressortir. Son désir d’y pénétrer, d’apprendre le Labyrinthe, ne cessait de croître, mais elle le refréna jusqu’à ce qu’elle eût appris à ce sujet tout ce qui était possible, à la surface.

Thar ne savait que peu de choses à ce sujet, à part les noms de certaines pièces, et la liste des directions, des tournants à prendre et à passer pour parvenir à ces pièces. Elle voulut bien les enseigner à Arha, mais refusa de les dessiner dans la poussière ou même d’un geste dans l’air ; elle-même n’avait jamais emprunté ces passages, n’avait jamais pénétré dans le Labyrinthe. Mais lorsque Arha lui demandait : « Quel est le chemin de la porte en fer qui reste ouverte jusqu’à la Chambre Peinte ? » ou : « Comment est le chemin de la Chambre des Ossements jusqu’au tunnel près de la rivière ? », Thar restait alors un moment silencieuse, puis récitait les étranges instructions reçues jadis de Arha-qui-fut : tant d’intersections à passer, tant de virages à prendre à gauche, et ainsi de suite. Et tout cela Arha l’apprenait par cœur, comme l’avait fait Thar, souvent à la première audition. La nuit, étendue dans son lit, elle se répétait ces listes, essayant de s’imaginer les lieux, les chambres, les tournants.

Thar montra à Arha les nombreux judas qui s’ouvraient sur le Labyrinthe, dans chaque bâtiment, chaque temple du Lieu, et même sous certains rochers, au-dehors. La toile d’araignée des tunnels aux murs de pierre s’étendait sous tout le Lieu et même au-delà des murailles ; il y avait des kilomètres de tunnels, là-dessous, dans les ténèbres. Personne sauf elle, les deux Grandes Prêtresses, et leurs serviteurs particuliers, les eunuques Manan, Uahto et Duby, ne connaissait l’existence du dédale qui s’étendait sous leurs pas. De vagues rumeurs couraient à ce sujet parmi les autres ; tous savaient qu’il y avait sous les Pierres Tombales des cavernes ou des salles. Mais nul n’éprouvait beaucoup de curiosité pour tout ce qui touchait aux Innommables et aux lieux qui leur étaient consacrés. Peut-être avaient-ils le sentiment que moins ils en savaient, mieux cela valait. Arha éprouvait bien sûr une intense curiosité et, sachant qu’il y avait des judas donnant sur le Labyrinthe, les avait cherchés ; mais ils étaient si bien cachés, dans le sol dallé ou la terre du désert, qu’elle n’en avait pas découvert un seul, pas même celui de la Petite Maison, avant que Thar les lui montrât.

Une nuit, au début du printemps, elle prit une lanterne à bougie et descendit, sans l’allumer, dans l’En-dessous des Tombeaux, jusqu’au deuxième passage à gauche de celui qui partait de la porte de roc rouge.

Dans le noir, elle fit une trentaine de pas, puis passa une porte, dont elle toucha l’encadrement en fer fixé dans la roche : la limite, jusqu’à présent, de ses explorations. Après la Porte de Fer, elle suivit un long moment le tunnel, et lorsque enfin il entama une courbe vers la droite, elle alluma sa chandelle et regarda autour d’elle. Car ici la lumière était permise. Elle n’était plus dans l’En-Dessous des Tombeaux. Elle se trouvait en un endroit moins sacré, bien que peut-être plus redoutable. Elle était dans le Labyrinthe.

Les murs rudes et blancs, la voûte et le sol de rocher la cernaient, à l’intérieur de la petite sphère de lumière de la bougie. L’air était mort. Devant et derrière elle, le tunnel s’étirait, disparaissant dans l’ombre.

Tous les tunnels étaient semblables, se croisant et se recroisant. Elle tint soigneusement le compte des virages et des croisements, et se récita en elle-même les instructions de Thar, bien qu’elle les connût parfaitement. Car il ne fallait pas se perdre dans le Labyrinthe. Dans l’En-Dessous des Tombeaux ou les brefs passages qui l’entouraient, Kossil et Thar pouvaient la retrouver, ou Manan venir la chercher, car elle l’y avait emmené plusieurs fois. Mais ici, aucun d’eux n’était jamais venu. Il ne servirait pas à grand-chose qu’ils aillent l’appeler dans l’En-Dessous des Tombeaux alors qu’elle serait perdue dans un enchevêtrement de tunnels en spirale à cinq cents mètres de là. Elle s’imagina entendant les échos de leurs voix, tentant de les rejoindre, mais s’égarant toujours de plus en plus loin. Si vive était cette image qu’elle s’arrêta, croyant entendre une voix appeler au loin. Mais il n’y avait rien. Et elle ne se perdrait pas. Elle faisait très attention ; et ce lieu était le sien, c’était là son domaine. Les puissances des ténèbres, les Innommables, guideraient ses pas, tout comme ils feraient s’égarer tout autre mortel osant pénétrer dans le Labyrinthe des Tombeaux.

Elle n’alla pas très loin cette première fois, mais assez loin pour que la certitude étrange, amère et pourtant agréable de sa solitude et de son indépendance en ce lieu grandisse en elle, et l’y ramène sans cesse, et chaque fois plus loin. Elle arriva à la Chambre Peinte, aux Six Voies, et suivit le Tunnel Extrême, puis entra dans le bizarre dédale qui menait à la Chambre des Ossements.

« Quand le Labyrinthe a-t-il été construit ? » demanda-t-elle à Thar ; et la prêtresse maigre et austère répondit : « Maîtresse, je ne le sais pas. Personne ne le sait. »

— « Pourquoi l’a-t-on construit ? »

— « Pour y cacher les trésors des Tombeaux, et pour châtier ceux qui tentaient de voler ces trésors. »

— « Tous les trésors que j’ai vus se trouvent dans les salles derrière le Trône, et dans les sous-sols. Qu’y a-t-il dans le Labyrinthe ? »

— « Un trésor beaucoup plus grand et beaucoup plus ancien. Voudriez-vous le voir ? »

— « Oui. »

— « Nul excepté vous ne peut entrer dans le Trésor des Tombeaux. Vous avez le droit d’emmener vos serviteurs dans le Labyrinthe, mais pas dans le Trésor. Si Manan lui-même y entrait, la colère des ténèbres s’éveillerait ; il ne sortirait pas vivant du Labyrinthe. En ce lieu, vous devez aller seule, toujours. Je sais où se trouve le Grand Trésor. Vous m’en avez indiqué le chemin il y a quinze ans, avant de mourir, afin que je le garde en mémoire pour vous le dire à votre retour. Je peux vous enseigner le chemin à suivre dans le Labyrinthe, derrière la Chambre Peinte ; et la clé du trésor est celle d’argent, avec un dragon sur l’anneau. Mais il vous faut y aller seule. »

— « Indique-moi le chemin. »

Thar le lui indiqua, et elle se le rappela, comme elle se rappelait tout ce qu’on lui disait. Mais elle n’alla pas voir le Grand Trésor des Tombeaux, retenue par le sentiment que sa volonté ou sa connaissance n’était pas complète. Ou peut-être voulait-elle garder quelque chose en réserve, quelque chose à attendre, pour donner un charme à ces interminables tunnels noirs qui se terminaient toujours par des murs vides ou des cellules nues et poussiéreuses. Elle voulait attendre un peu avant de voir ses trésors.

Après tout, ne les avait-elle pas déjà vus ?

Elle ressentait toujours une impression bizarre quand Thar et Kossil lui parlaient de choses qu’elle avait vues ou dites avant sa mort. Elle savait qu’elle était en effet morte, et réincarnée dans un corps neuf à l’heure de la mort de son corps ancien : pas seulement une fois, quinze ans auparavant, mais cinquante ans avant, et avant cela, et encore avant, au long des années et des siècles, génération avant génération, jusqu’au commencement même des ans, à l’époque où l’on avait creusé le Labyrinthe, dressé les Pierres, où la Première Prêtresse des Innommables avait vécu dans le Lieu et dansé devant le Trône Vide. Elles ne faisaient qu’une, toutes ces vies et la sienne. Elle était la Première Prêtresse. Tous les êtres humains renaissaient éternellement, mais seule elle, Arha, renaissait éternellement en tant qu’elle-même. Cent fois elle avait appris les voies et les détours du Labyrinthe et cent fois elle était enfin arrivée à la Chambre secrète.

Parfois elle croyait se souvenir. Les lieux obscurs sous la colline lui étaient si familiers qu’ils ne lui semblaient pas seulement être son domaine, mais aussi son foyer. Quand elle respirait les fumées narcotiques pour danser dans l’obscurité de la lune, sa tête se faisait légère et son corps ne lui appartenait plus ; elle dansait alors à travers les siècles, nu-pieds dans sa robe noire, et savait que la danse ne s’était jamais arrêtée.

Pourtant, c’était toujours bizarre lorsque Thar disait : « Vous m’avez dit avant de mourir… »

Une fois elle demanda : « Qui étaient ces hommes venus pour piller les Tombeaux ? Cela est-il déjà arrivé ? » Cette idée de pillards lui paraissait captivante, mais improbable. Comment auraient-ils pu parvenir en secret jusqu’au Lieu ? Les pèlerins étaient fort rares, plus rares encore que les prisonniers. De temps en temps arrivaient de nouveaux esclaves ou des novices en provenance de temples moins importants des Quatre Contrées, ou bien un petit groupe apportait en offrande de l’or ou un encens rare à l’un des temples. Et c’était tout. Nul ne venait là par hasard, ni pour acheter ou vendre, ni pour visiter, ni pour voler ; nul ne venait là s’il n’avait pas reçu d’ordres. Arha ne savait même pas à quelle distance se trouvait la ville la plus proche, vingt kilomètres ou davantage ; et la ville la plus proche était une petite ville. Le Lieu était gardé et défendu par le vide, la solitude. Toute personne traversant le désert qui l’entourait avait, pensait-elle, autant de chances de passer inaperçue qu’un mouton noir sur un champ de neige.

Elle était en compagnie de Thar et de Kossil, avec qui elle passait à présent une grande part de son temps, quand elle ne se trouvait pas dans la Petite Maison ou seule sous la colline. C’était par une nuit d’avril froide et orageuse. Elles étaient assises auprès d’un petit feu de sauge qui brûlait dans l’âtre de la chambre derrière le temple du Dieu-Roi, la chambre de Kossil. Derrière la porte, dans le couloir, Manan et Duby jouaient avec des bâtonnets et des fiches : ils jetaient en l’air des bâtonnets et il fallait en rattraper le plus possible sur le dos de la main. Manan et Arha y jouaient encore parfois, en secret, dans la cour intérieure de la Petite Maison. Le bruit que faisaient les bâtonnets en retombant, les murmures enroués de triomphe ou de défaite, le léger craquement du feu, étaient les seuls sons qu’on percevait quand les trois prêtresses se taisaient. Tout autour, par-delà les murs, leur parvenait le silence profond de la nuit déserte. De temps à autre se faisait entendre le fouettement d’une averse brève mais forte.

« Beaucoup ont tenté de piller le Tombeau, il y a longtemps de cela ; mais aucun n’y est parvenu », dit Thar. Malgré son humeur taciturne, elle aimait parfois raconter une histoire, et le faisait souvent dans le cadre de l’instruction d’Arha. Ce soir, elle semblait d’humeur à se laisser soutirer un récit.

— « Comment quiconque oserait-il ? »

— « Eux l’ont osé » dit Kossil. « C’étaient des sorciers, de ce peuple de magiciens des Contrées de l’Intérieur. C’était avant que les Dieux-Rois ne règnent sur les terres de Kargad ; nous n’étions pas aussi forts en ce temps-là. Les sorciers arrivaient par bateau de l’ouest vers Karego-At et Atuan, pour piller les villes côtières, saccager les fermes, et même pénétrer dans la Cité Sacrée d’Awabath. Ils venaient pour tuer les dragons, disaient-ils, mais ils demeuraient là le temps de mettre à sac les villes et les temples. »

— « Et leurs héros fameux venaient parmi nous pour éprouver leur épée », dit Thar, « et opérer leurs maléfices impies. L’un d’eux, magicien puissant et Maître des Dragons, le plus grand d’entre eux, fut mis en échec ici même. C’était il y a longtemps, très longtemps, mais on se rappelle encore l’histoire, et pas seulement en ce lieu. Le magicien s’appelait Erreth-Akbe, et était à la fois roi et sorcier dans l’Ouest. Il est venu sur nos terres, à Awabath s’est allié avec quelques seigneurs kargades rebelles, et a disputé le commandement de la cité au Grand Prêtre du Temple Intérieur des Dieux Jumeaux. Longtemps ils combattirent, la sorcellerie de l’homme contre la foudre des dieux, et détruisirent le temple autour d’eux. Finalement le Grand Prêtre brisa le bâton magique du sorcier, rompit en deux l’amulette qui lui donnait le pouvoir, et le mit en déroute. Le sorcier s’enfuit de la cité et des terres kargades, et traversa Terremer pour gagner l’extrême ouest ; et là, un dragon le mit en pièces, car son pouvoir avait disparu. Depuis ce jour la puissance et le pouvoir des Contrées de l’Intérieur n’ont cessé de décliner. Quant au Grand Prêtre, qui s’appelait Intathin, il était le premier de la maison de Tarb, cette lignée dont sont issus, après des siècles et l’accomplissement des prophéties, les Prêtres-Rois de Karego-At, ancêtres des Dieux-Rois de tout Kargad. C’est ainsi que, depuis l’époque d’Intathin, la puissance et le pouvoir du pays kargade n’ont cessé de croître. Ceux-là, venus pour piller les Tombeaux, étaient des sorciers, qui s’acharnaient à récupérer l’amulette brisée d’Erreth-Akbe. Mais elle se trouve toujours en sûreté, là où le Grand Prêtre l’a mise. Et leurs ossements s’y trouvent aussi … » Thar montra le sol sous ses pieds. « Et l’autre moitié est perdue à jamais. »

— « Comment cela ? interrogea Arha.

« La moitié qui se trouvait dans la main d’Inthatin fut donnée par lui au Trésor des Tombeaux ? Pour y reposer à jamais en sûreté. L’autre moitié était restée dans la main du sorcier, mais il l’a donnée avant sa fuite à un roitelet rebelle, nommé Thoreg de Hupun. J’ignore pourquoi il le fit. »

— « Pour créer un conflit, en rendant Thoreg orgueilleux », dit Kossil. « Et c’est ce qui arriva. Les descendants de Thoreg se rebellèrent à nouveau sous le règne de la maison de Tarb ; ils prirent encore les armes contre le premier Dieu-Roi, refusant de le reconnaître, ni pour roi ni pour dieu. C’était une race maudite, ensorcelée. Ils sont tous morts aujourd’hui. »

Thar acquiesça. « Le père de notre actuel Dieu-Roi, le Seigneur-qui-a-surgi, a vaincu la famille de Hupun, et détruit leurs palais. Et quand tout fut terminé, la moitié d’amulette, qu’ils avaient conservée depuis le temps d’Erreth-Akbe et d’Intathin, était perdue. Nul ne sait ce qu’il en est advenu. Et cela se passait il y a une vie. »

— « Elle a été jetée aux ordures, sans nul doute », dit Kossil. « On dit qu’il ne ressemblait en rien à un objet de valeur, cet anneau d’Erreth-Akbe. Maudit soit-il, et maudites toutes les choses du peuple-sorcier ! » Kossil cracha dans le feu.

— « As-tu vu la moitié qui se trouve ici ? » demanda Arha à Thar.

La femme maigre secoua la tête. « Elle est avec ce trésor que nul ne peut atteindre, sinon l’Unique Prêtresse. C’est peut-être le plus grand trésor qui s’y trouve ; je n’en sais rien. Je pense que cela peut être vrai. Pendant des centaines d’années, les Contrées de l’Intérieur ont dépêché voleurs et sorciers pour tenter de la reprendre, et ils sont passés devant des coffres d’or grands ouverts, à la recherche de cette seule chose. Il y a très longtemps qu’ont vécu Erreth-Akbe et Intathin, et cependant l’histoire est encore connue et racontée, ici comme à l’Ouest. Au fil des siècles, la plupart des choses vieillissent et meurent. Très rares sont les choses précieuses qui demeurent précieuses, ou les histoires que l’on continue à raconter. »

Arha réfléchit un instant et dit : « Ce devaient être des hommes fort braves, ou fort stupides, pour pénétrer dans les Tombeaux. Ne connaissent-ils pas les pouvoirs des Innommables ? »

— « Non », fit Kossil de sa voix froide. « Ils n’ont pas de dieux. Ils font de la magie, et croient être eux-mêmes des dieux. Mais ils n’en sont pas. Et, lorsqu’ils meurent, ils ne renaissent point. Ils deviennent poussière et ossements, et leurs fantômes gémissent un temps dans le vent avant que celui-ci ne les disperse. Leur âme n’est pas immortelle. »

— « Mais quelle est cette magie qu’ils pratiquent ? » questionna Arha, captivée. Elle ne se souvenait plus avoir dit autrefois qu’elle se serait détournée et aurait refusé de regarder les vaisseaux des Contrées de l’Intérieur. « Comment la pratiquent-ils ? Et quel est son effet ? »

— « Tours de passe-passe, supercheries, artifices », dit Kossil.

— « Davantage que cela », dit Thar, « si ce que l’on raconte est vrai, ne serait-ce qu’en partie. Les sorciers de l’Ouest peuvent faire lever les vents et les apaiser, et les faire souffler là où ils veulent. En cela, tous s’accordent et disent la même chose. C’est pour cela qu’ils sont de fameux navigateurs ; ils peuvent mettre le vent magique dans leurs voiles, et aller où ils le désirent et calmer les tempêtes en mer. On dit aussi qu’ils peuvent à volonté faire la lumière et l’obscurité ; et changer les rochers en diamants, et le plomb en or ; qu’ils peuvent construire un immense palais ou une cité entière en un instant, du moins en apparence ; qu’ils peuvent se transformer en ours, en poisson, en dragon, comme il leur plaît. »

— « Je ne crois pas à tout cela », dit Kossil. « Qu’ils soient dangereux, subtils dans la supercherie, souples comme des anguilles, oui. Mais on dit que si l’on retire son bâton de bois à un sorcier, il n’a plus de pouvoir. Probablement y a-t-il des runes maléfiques inscrites sur le bâton. »

Thar secoua une nouvelle fois la tête. « Ils portent un bâton, il est vrai, mais ce n’est qu’un outil du pouvoir qu’ils ont en eux. »

« Mais comment l’obtiennent-ils, ce pouvoir ? » demanda Arha. « D’où leur vient-il ? »

— « De mensonges », dit Kossil.

— « Des mots » ; dit Thar. « C’est ce qui me fut dit par quelqu’un qui avait observé un sorcier réputé des Contrées de l’Intérieur, un Mage, comme on les appelle. Il avait été fait prisonnier, au cours d’un raid à l’Ouest. Il leur montra une baguette de bois sec, et prononça un mot. Et voilà que la baguette fleurit. Et il prononça un autre mot, et voilà qu’il se garnit de pommes rouges. Il dit un autre mot encore, et tout, bâton, fleurs et pommes, disparut, et le sorcier avec eux. Grâce à un mot, il s’était effacé comme un arc-en-ciel, en un clin d’œil, sans laisser de trace ; et on ne le retrouva jamais sur cette île. Était-ce un simple tour de passe-passe ? »

— « Il est aisé de duper des dupés » dit Kossil.

Thar n’en dit pas plus, afin d’éviter une querelle ; mais Arha répugnait à abandonner le sujet. « Quelle est l’apparence des gens du peuple-sorcier ? Sont-ils vraiment tout noirs, avec des yeux blancs ? »

— « Ils sont noirs et vils. Mais je n’en ai jamais vu », dit Kossil avec satisfaction, déplaçant sa grande carcasse sur le tabouret bas et étendant ses mains devant le feu.

— « Puissent les Dieux Jumeaux les tenir au loin » murmura Thar.

— « Ils ne reviendront jamais ici » dit Kossil.

Et le feu grésillait, et la pluie crépitait sur le toit, et derrière la porte sombre Manan s’écriait d’une voix aiguë : « Ah ah ! La moitié pour moi, la moitié ! »

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