VI. LE PIÈGE

Le jour suivant, quand elle eut accompli ses devoirs dans les différents temples, et enseigné les danses sacrées aux novices, elle s’esquiva vers la Petite Maison et, faisant l’obscurité dans la pièce, ouvrit le judas pour scruter le tunnel. Il n’y avait pas de lumière. Il était parti. Elle ne pensait pas le voir rester longtemps devant la porte inutile, mais c’était le seul endroit où elle pût observer. Comment allait-elle le retrouver maintenant qu’il s’était perdu ?

Les tunnels du Labyrinthe, selon les dires de Thar et sa propre expérience, s’étendaient, avec tous les méandres, leurs embranchements, leurs spirales et culs-de-sac, sur plus de trente kilomètres. L’impasse la plus éloignée des Tombeaux ne devait pas être à beaucoup plus d’un kilomètre en ligne droite. Mais sous terre il n’existait pas de ligne droite. Tous les tunnels s’incurvaient, se divisaient, se rejoignaient, se ramifiaient, s’entrecroisaient, formaient des boucles, traçaient des chemins qui finissaient où ils avaient commencé, car il n’y avait pas de commencement, et pas de fin. On pouvait marcher, marcher, et marcher, sans arriver nulle part, car il n’y avait nulle part où arriver. Il n’y avait pas de centre, pas de cœur à ce dédale. Et, une fois la porte fermée, il n’y avait pas de fin. Aucune direction n’était la bonne.

Bien que les directions et les tournants vers les différentes chambres et régions fussent bien ancrés dans le mémoire d’Arha, elle avait quand même emporté, dans ses explorations les plus longues, une balle de fine laine, qu’elle avait laissée se dérouler derrière elle, et rebobinée sur le chemin du retour. Gar si elle manquait l’un des virages ou des passages qu’il fallait dénombrer, même elle pouvait se perdre. Une lumière ne servait à rien, car il n’y avait pas de repères. Tous les couloirs, toutes les portes et toutes les ouvertures étaient semblables.

Il avait pu à présent parcourir des kilomètres, et n’être cependant qu’à douze mètres de la porte par laquelle il était entré.

Elle se rendit à la Salle du Trône, au temple des Dieux Jumeaux et à la cave sous les cuisines, et, choisissant un moment où elle était seule, scruta par tous les judas les ténèbres froides et épaisses. Quand vint la nuit, glaciale et enflammée d’étoiles, elle alla en certains endroits de la Colline, leva certaines pierres, balaya la terre, et regarda à nouveau en bas, pour y voir l’obscurité sans étoiles.

Il était là. Il fallait qu’il soit là. Pourtant il lui avait échappé. Il mourrait de soif avant qu’elle ne le trouve. Il faudrait qu’elle envoie Manan dans le Labyrinthe pour le retrouver, lorsqu’elle serait sûre qu’il était mort. C’était là une pensée insupportable. Tandis qu’elle était agenouillée, dans la clarté des étoiles, sur le sol âpre de la Colline, des larmes de rage montèrent à ses yeux.

Elle alla jusqu’au sentier qui descendait vers le temple du Dieu-Roi. Les colonnes aux chapiteaux gravés étincelaient de givre dans la lumière stellaire, blancs comme des ossements. Elle frappa à la porte de derrière, et Kossil la fît entrer.

« Qu’est-ce qui amène ici ma maîtresse ? » dit la corpulente femme, froide et attentive.

— Prêtresse, il y a un homme dans le Labyrinthe. »

Kossil était prise au dépourvu ; pour une fois se produisait une chose qu’elle n’avait pas prévue. Elle la fixa. Ses yeux semblèrent se gonfler un peu. L’esprit d’Arha fut traversé par l’idée que Kossil ressemblait beaucoup à Penthe imitant Kossil, et un fou rire naquit en elle, pour s’éteindre aussitôt, vite réprimé.

— « Un homme ? Dans le Labyrinthe ? »

— « Un homme, un étranger. » Puis, comme Kossil continuait à le regarder avec incrédulité, elle ajouta : « Je peux reconnaître un homme, bien que j’en aie peu vu. »

Kossil dédaigna son ironie. « Comment un homme a-t-il pu s’introduire ici ? »

— « Par sorcellerie, je pense. Sa peau est sombre ; peut-être vient-il des Contrées de l’Intérieur. Il est venu piller les Tombeaux. Je l’ai rencontré tout d’abord dans l’En-Dessous des Tombeaux, sous les Pierres mêmes. Il a couru vers l’entrée du Labyrinthe quand il s’est aperçu de ma présence, comme s’il savait où il allait. J’ai fermé la porte en fer derrière lui. Il a pratiqué des envoûtements, mais ils n’ont pas fait s’ouvrir la porte. Le matin il est reparti dans le dédale. Je n’arrive plus à le retrouver à présent. »

— « A-t-il de la lumière ? »

— « Oui. »

— « De l’eau ? »

— « Une petite gourde, à demi pleine. »

— « Sa chandelle sera déjà consumée. » Kossil évaluait. « Quatre ou cinq jours. Peut-être six. À ce moment, vous pourrez envoyer mes gardiens en bas pour retirer le corps. Le sang devra être répandu devant le Trône et le… »

— « Non », dit Arha avec une véhémence soudaine, d’une voix stridente. « Je veux le retrouver vivant. »

La prêtresse contempla la jeune fille de toute sa hauteur massive. « Pourquoi ? »

— « Pour… pour rendre son agonie plus longue. Il a commis un sacrilège envers les Innommables. Il a souillé de lumière l’En-Dessous des Tombeaux. Il est venu dérober aux Tombeaux leurs trésors. Son châtiment doit être pire que de mourir seul dans un tunnel. »

— « Oui », dit Kossil, qui avait l’air de réfléchir. « Mais comment le capturerez-vous, maîtresse ? C’est trop hasardeux. L’autre solution ne laisse pas place au hasard. N’y a-t-il point une salle pleine d’ossements quelque part dans le Labyrinthe, les ossements d’hommes qui y sont entrés et ne l’ont pas quitté ? … Laissez les Ténébreux le punir à leur façon, selon leurs coutumes, les noires coutumes du Labyrinthe. La soif est une mort cruelle. »

— « Je sais », dit la jeune fille. Elle sortit dans la nuit, rabattant son capuchon sur sa tête pour se protéger du vent sifflant et glacé. Ne le savait-elle pas ?

Il avait été puéril de sa part, et stupide, de s’adresser à Kossil. Elle n’avait pas à en attendre d’aide. Kossil elle-même ne savait rien ; elle ne connaissait que l’attente sans émotion, et la mort qui venait à la fin. Elle ne comprenait pas. Elle ne voyait pas qu’il fallait retrouver cet homme. Cela ne devait pas se passer comme cela s’était passé avec les autres. Elle ne pourrait pas le supporter à nouveau. Puisqu’il fallait qu’il meure, que sa mort soit rapide, et en plein jour. Il serait sûrement plus séant que ce voleur, le premier homme depuis des siècles qui eût été assez courageux pour tenter de piller les Tombeaux, succombe sous le fil de l’épée. Il ne possédait même pas d’âme immortelle qui lui permette de renaître. Son fantôme errerait en gémissant par les couloirs. On ne pouvait pas le laisser mourir de soif là-bas, seul dans le noir.

Arha dormit très peu cette nuit-là. Le jour suivant fut empli par les rites et les devoirs. Elle passa la nuit à aller, en silence et sans lanterne, d’un judas à l’autre dans tous les bâtiments obscurs du Lieu, et sur la Colline balayée par le vent. Elle alla enfin se coucher dans la Petite Maison, deux ou trois heures avant l’aube, mais ne put trouver le sommeil. Le troisième jour, tard dans l’après-midi, elle alla se promener seule dans le désert en direction de la rivière, dont les eaux basses dans la sécheresse hivernale étaient gelées entre les roseaux. Le souvenir lui était venu qu’une fois, à l’automne, elle était allée très loin dans le Labyrinthe, au-delà des Six-Croix, et que, tout le long d’un couloir sinueux, elle avait entendu derrière les pierres le bruit de l’eau courante. Un homme assoiffé, s’il arrivait à cet endroit, n’y resterait-il pas ? Il y avait des judas même là-bas ; il lui fallait les chercher, mais Thar lui avait montré chacun d’eux, l’année dernière, et elle les retrouva sans grande peine. Elle se rappelait l’emplacement et la forme des choses à la manière d’un aveugle : elle cherchait chaque cachette à tâtons, et non du regard. Au deuxième judas, le plus éloigné des Tombeaux, quand elle releva sa capuche pour occulter la lumière, et qu’elle appliqua son œil au trou découpé dans un pan de roc plat, elle vit au-dessous d’elle la faible lueur de la lumière magique.

Il était là, à demi caché. Le judas donnait sur l’extrémité de l’impasse. Elle ne pouvait voir que son dos, son cou incliné, et son bras droit. Il était assis à l’angle des murs, et creusait les pierres de son couteau, une courte dague d’acier au manche incrusté de joyaux. La lame était cassée net. La pointe brisée gisait juste en dessous du judas. Il l’avait rompue en essayant de disjoindre les pierres, pour atteindre l’eau qu’il entendait courir, en un murmure clair dans le silence mort du souterrain, de l’autre côté du mur impénétrable.

Ses mouvements étaient apathiques. Il était très différent, après ces trois nuits et ces trois jours, du personnage qui se tenait, souple et calme, devant la porte en fer, et qui avait ri de sa propre défaite. Il s’obstinait encore, mais le pouvoir l’avait quitté. Il ne possédait pas le charme pour écarter ces pierres, mais devait se servir de son couteau inutile. Jusqu’à sa lumière enchantée qui était faible et pâlotte. Sous le regard d’Arha, la lumière vacilla ; l’homme eut un sursaut, et laissa tomber sa dague. Puis, avec obstination, il la ramassa et tenta d’introduire la lame brisée entre les pierres.

Étendue entre les roseaux pris dans la glace, sur la berge, sans conscience de ce qu’elle faisait ni l’endroit où elle se trouvait, Arha colla sa bouche à la bouche froide du rocher, et mit sa main en porte-voix. « Sorcier ! » dit-elle, et sa voix, par la gorge de pierre, glissa en un murmure froid dans le souterrain.

L’homme sursauta et se releva avec peine, sortant ainsi de son champ de vision lorsqu’elle voulut le regarder. Elle colla de nouveau sa bouche au judas et dit : « Longe le mur de rivière jusqu’au second tournant. Le premier tournant à gauche. Passes-en deux sur la droite, prends le troisième. Passes-en un à droite, prends le deuxième. Puis à gauche ; ensuite à droite. Reste là, dans la Chambre Peinte. »

Se déplaçant encore pour l’apercevoir, elle dut laisser un rayon de lumière entrer dans le tunnel, l’espace d’un moment ; car, lorsqu’elle regarda, il était revenu dans son champ visuel et levait les yeux vers l’ouverture. Son visage, dont elle voyait maintenant qu’il était balafré, était tendu et avide. Les lèvres étaient noires et parcheminées, les yeux brillants. Il leva son bâton, approchant de plus en plus la lumière de ses yeux. Effrayée, elle recula, ferma le judas avec son couvercle de rocher, recouvrit celui-ci de pierres, se releva, et regagna promptement le Lieu. Elle s’aperçut que ses mains tremblaient, et plusieurs fois un vertige la saisit en chemin. Elle ne savait que faire.

S’il suivait les instructions qu’elle lui avait données, il allait revenir dans la direction de la porte en fer, vers la Chambre Peinte. Et il n’y avait rien, en cet endroit, aucune raison qu’il y allât. Un judas dans le plafond de la Chambre Peinte, très commode, était situé dans le trésor du temple des Dieux Jumeaux ; peut-être était-ce pour cela qu’elle y avait pensé. Elle ne savait pas. Pourquoi lui avait-elle parlé ?

Elle pouvait lui faire parvenir un peu d’eau par l’un des judas, puis le mener jusque-là. Cela le maintiendrait plus longtemps en vie. Aussi longtemps qu’elle le voudrait, en fait. Si elle descendait de l’eau et un peu de nourriture de temps à autre, il continuerait, des jours, des mois, à errer dans le Labyrinthe ; et elle pourrait l’observer par les judas, et lui indiquer où trouver l’eau, parfois lui donner de fausses indications afin qu’il marche en vain ; mais il lui faudrait toujours marcher. Cela lui apprendrait à se moquer des Innommables, à exhiber sa masculinité stupide dans les lieux de sépulture des Morts Immortels !

Mais, tant qu’il serait là, elle ne pourrait jamais pénétrer elle-même dans le Labyrinthe. Pourquoi ? Se demanda-t-elle à elle- même ; et elle répondit : Parce qu’il pourrait s’enfuir par la porte en fer que je dois laisser ouverte derrière moi … Mais il ne pourrait aller plus loin que l’En-Dessous des Tombeaux. La vérité était qu’elle avait peur de se trouver face à lui. Elle avait peur de son pouvoir, des arts dont il avait fait usage pour pénétrer l’En-Dessous des Tombeaux, de la magie qui faisait vivre cette lumière. Et pourtant, y avait-il tant à redouter ? Les puissances qui régnaient dans ces lieux de ténèbres étaient de son côté à elle. De toute évidence, il ne pouvait pas grand-chose, lui, dans le royaume des Innommables. Il n’avait pas ouvert la porte en fer ; il n’avait pas fait apparaître de nourriture magique ni fait jaillir l’eau du mur, toutes choses qu’elle redoutait qu’il fît. Il n’avait pas même, en trois jours, trouvé la porte du Grand Trésor, qui était sûrement sa quête. Arha elle-même n’avait pas encore utilisé les instructions de Thar pour aller dans cette salle, remettant encore et sans cesse ce voyage, mue par une certaine crainte, une certaine hésitation, et le sentiment que l’heure n’était pas encore venue.

À présent, elle pensait : Pourquoi ne ferait-il pas ce voyage à sa place ? Il pourrait regarder à satiété tous les trésors des Tombeaux. Grand bien lui fasse ! Elle pourrait se gausser de lui, et lui dire de manger l’or, et de boire les diamants.

Avec la hâte nerveuse et fiévreuse qui la possédait depuis trois jours, elle courut au temple des Dieux Jumeaux, ouvrit le petit trésor en voûte, et dégagea le judas dissimulé dans le sol.

La Chambre Peinte se trouvait au-dessous, mais dans un noir de poix. Le chemin que l’homme devait suivre dans le dédale était beaucoup plus détourné, plus long peut-être de plusieurs kilomètres ; cela, elle l’avait oublié. Et, sans aucun doute, il était affaibli et ne marchait pas vite. Peut-être allait-il oublier ses instructions et prendre un mauvais tournant. Peu de gens étaient capables de se souvenir des directives à la première audition, comme elle pouvait le faire. Peut-être même n’avait-il pas compris la langue qu’elle parlait. S’il en était ainsi, qu’il continue d’errer jusqu’à ce qu’il s’écroule et meure dans le noir, l’idiot, l’étranger, l’incroyant. Que son fantôme arpente en gémissant les routes pierreuses des Tombeaux d’Atuan jusqu’à ce qu’il soit lui-même dévoré par les ténèbres…

Très tôt le matin suivant, après une nuit d’un sommeil parcimonieux rempli de mauvais rêves, elle retourna au judas, dans le petit temple. Elle regarda en bas et ne vit rien : l’obscurité était totale. Elle descendit au bout d’une chaîne une chandelle allumée, dans une petite lanterne d’étain. Il était là, dans la Chambre Peinte. Elle vit, à la lueur de la chandelle, ses jambes et une main flasque. Elle parla dans le judas, qui était large, de la taille d’une dalle : « Sorcier ! »

Aucun mouvement. Était-il mort ? Était-ce là toute la force qu’il recelait en lui ? Elle ricana ; son cœur battait à grands coups. « Sorcier ! » cria-t-elle, d’une voix qui résonna dans la chambre caverneuse. Il remua, et s’assit lentement, regardant autour de lui d’un air égaré. Au bout d’un moment, il leva les yeux, et cilla sous la petite lanterne qui pendait du plafond. Son visage était terrible à voir, enflé et noir comme celui d’une momie.

Il allongea la main vers son bâton qui gisait sur le sol auprès de lui, mais aucune lumière ne fleurit sur le bois. Il avait perdu tout pouvoir.

« Veux-tu voir le trésor des Tombeaux d’Atuan, sorcier ? »

Il leva la tête avec lassitude, loucha devant la lumière de la lanterne, qui était tout ce qu’il pouvait apercevoir. Au bout d’un instant, avec une grimace, qui aurait pu être le début d’un sourire, il hocha la tête une fois.

« Sors de cette chambre par la gauche. Prends le premier couloir à gauche… » Elle récita hâtivement la longue suite d’indications, sans s’arrêter, et à la fin dit : « Là, tu trouveras le trésor que tu es venu chercher. Et là aussi, peut-être, de l’eau. Que préférerais-tu en ce moment, sorcier ? »

Il se leva, prenant appui sur son bâton. Dirigeant vers elle un regard qui ne pouvait la voir, il tenta de dire quelque chose, mais sa gorge sèche n’avait pas de voix. Il haussa les épaules, et quitta la Chambre Peinte.

Elle ne lui donnerait point d’eau. Il ne trouverait jamais, jamais, le chemin de la Chambre au Trésor, de toute façon. Les instructions étaient trop longues pour qu’il se les rappelle ; et il y avait le Puits, s’il arrivait jusque-là. Il était à présent dans le noir. Il se perdrait, et finirait par s’écrouler et mourir quelque part dans les couloirs étroits, profonds et secs. Et Manan le trouverait et le traînerait au-dehors. Et ce serait la fin. Arha étreignit de ses mains le couvercle du judas et balança son corps accroupi d’avant en arrière, d’arrière en avant, se mordant la lèvre comme pour résister à une douleur terrible. Elle ne lui donnerait pas d’eau. Elle ne lui donnerait pas d’eau. Elle lui donnerait la mort, la mort, la mort, la mort…

À cette heure grise de sa vie, Kossil vint à elle, et entra à pas lourds dans la Chambre au Trésor, énorme dans ses robes noires d’hiver.

« L’homme est-il déjà mort ? »

Arha leva la tête. Il n’y avait pas de larmes dans ses yeux, et donc rien à cacher.

— « Je pense que oui », dit-elle, se relevant et époussetant ses jupes. « Sa lumière s’est éteinte. »

— « Il essaie peut-être de nous tromper. Ceux-qui-n’ont-pas-d’âme sont très rusés. »

— « J’attendrai une journée pour être sûre. »

— « Oui, ou deux jours. Ensuite, Duby pourra descendre et ramener son corps. Il est plus fort que le vieux Manan. »

— « Mais Manan est au service des Innommables, et pas Duby. Il y a des endroits dans le Labyrinthe où Duby ne doit pas aller, et le voleur se trouve dans l’un de ceux-là. »

— « En ce cas, l’endroit est déjà souillé… »

— « Il sera lavé par sa mort », dit Arha. Elle pouvait voir à l’expression de Kossil que son propre visage devait avoir quelque chose d’étrange. « Ceci est mon domaine, prêtresse. Je dois y veiller comme mes Maîtres me l’ordonnent. Je n’ai nul besoin d’autres leçons sur la mort. »

— Le visage de Kossil parut rentrer dans le capuchon noir, telle une tortue du désert dans sa carapace, revêche, lente, et froide. « Très bien, maîtresse. »

Elles se séparèrent devant l’autel des Dieux Jumeaux. Arha partit, sans hâte cette fois, vers la Petite Maison, et appela Manan pour qu’il l’accompagne. Depuis qu’elle avait parlé à Kossil, elle savait ce qu’il convenait de faire.

Manan et elle gravirent ensemble la colline, pénétrèrent dans la Salle, descendirent dans l’En-Dessous des Tombeaux. Unissant leurs efforts pour tirer sur la longue poignée, ils ouvrirent la porte en fer du Labyrinthe. Là, ils allumèrent leurs lanternes, et entrèrent. Arha ouvrait le chemin, conduisant à la Chambre Peinte, et de là vers le Grand Trésor.

Le voleur n’était pas allé très loin. Elle et Manan n’avaient pas parcouru cinq cents pas dans leur course tortueuse quand ils le trouvèrent recroquevillé dans l’étroit couloir comme un tas de guenilles abandonné. Il avait laissé tomber son bâton avant de s’écrouler ; il gisait à quelque distance de lui. Sa bouche était sanglante, ses yeux mi-clos.

« Il est vivant », dit Manan, en s’agenouillant, sa grosse main jaune sur la gorge sombre, palpant le pouls. « Dois-je l’étrangler, maîtresse ? »

— « Non. Je le veux vivant. Ramasse-le et ramène-le. »

— « Vivant ? » fit Manan, troublé. « Pour quoi faire, petite maîtresse ? »

— « Pour être esclave des Tombeaux ! Cesse ce bavardage et fais comme je te dis. »

Le visage plus mélancolique que jamais, Manan obéit, hissant avec effort le jeune homme sur son épaule, comme un long sac. Ainsi chargé, il suivit Arha en trébuchant. Il ne pouvait pas accomplir ce long trajet d’une traite, avec ce fardeau. Ils firent halte une douzaine de fois durant le voyage de retour, afin que Manan reprenne son souffle. À chaque halte, le couloir était le même : les pierres jaune-gris, étroitement jointes, s’élevant en voûte, le sol rocheux inégal, l’air mort ; Manan qui grognait et haletait, l’étranger qui gisait sans mouvement, les deux lanternes dont la lueur sourde formait un dôme de lumière qui allait se rétrécissant et se perdait dans l’ombre du couloir, dans les deux directions. À chaque pause, Arha faisait couler un peu d’eau de la gourde qu’elle avait apportée dans la bouche sèche de l’homme, un peu à la fois, de crainte que la vie, en revenant, ne le tue.

« À la Chambre des Chaînes ? » demanda Manan, comme ils se trouvaient dans le passage menant à la porte en fer ; à ces mots, Arha s’aperçut qu’elle n’avait pas encore réfléchi à l’endroit où elle devait emmener le prisonnier. Elle l’ignorait.

— « Pas là, non », dit-elle, le cœur soulevé comme chaque fois au souvenir de la fumée et de la puanteur, et des visages embrouillés, muets, aveugles. Et Kossil pouvait se rendre à la Chambre des Chaînes. « II… il doit rester dans le Labyrinthe afin qu’il ne puisse recouvrer son pouvoir magique. Où y a-t-il une pièce ?… »

— « La Chambre Peinte a une porte, un verrou et un judas, maîtresse. Si vous êtes sûre qu’il ne peut ouvrir les portes. »

— « Il n’a aucun pouvoir, ici-bas. Amène-le là, Manan. »

Ainsi, Manan le traîna à la Chambre, refaisant la moitié du chemin déjà parcouru trop fatigué et trop essoufflé pour protester. Quand ils arrivèrent enfin dans la Chambre Peinte, Arha se dépouilla de son long et lourd manteau d’hiver en laine, et l’étendit sur le sol poussiéreux. « Pose-le là-dessus », dit-elle.

Manan la dévisagea, consterné et mélancolique, et siffla : « Petite maîtresse… »

— « Je veux que cet homme vive, Manan. Il va mourir de froid, vois comme il tremble en ce moment. »

— « Votre vêtement sera souillé. Le vêtement de la Prêtresse ! C’est un incroyant, un homme », laissa échapper Manan, ses petits yeux plissés comme sous l’effet de la douleur.

— « En ce cas, je brûlerai le manteau et m’en ferai tisser un autre ! Allons, Manan ! »

— Il se courba alors, docile, et laissa glisser de son dos le prisonnier sur le manteau noir. L’homme gisait immobile comme la mort, mais sa gorge était soulevée d’une forte pulsation, et de temps en temps un spasme faisait frissonner tout son corps.

« Il faudrait l’enchaîner », dit Manan.

— « A-t-il l’air dangereux ? » railla Arha ; mais quand Manan lui montra un moraillon de fer encastré dans les pierres, auquel on pouvait attacher le prisonnier, elle le laissa aller quérir une chaîne et des anneaux dans la Chambre des Chaînes. Il s’éloigna en grommelant par les couloirs, marmottant pour lui-même les directions à suivre ; il avait déjà fait ce chemin, mais jamais seul.

À la lueur de son unique lanterne, les peintures sur les quatre murs paraissaient bouger, se contracter, grossières formes humaines aux longues ailes tombantes, debout ou accroupies dans une tristesse éternelle.

Elle s’agenouilla et laissa couler de l’eau, par petites quantités, dans la bouche du prisonnier. Il finit par tousser, et ses mains se tendirent faiblement vers la gourde. Elle le laissa boire. Il se recoucha, le visage tout mouillé, barbouillé de poussière et de sang, et murmura quelque chose, un mot ou deux, dans une langue qu’elle ignorait.

Manan revint enfin, traînant des chaînes de fer, un énorme cadenas avec sa clé, et un anneau qui s’adaptait à la taille du prisonnier. « Ce n’est pas assez serré, il peut se dégager », marmonna-t-il en fixant le dernier chaînon à l’anneau serti dans le mur.

— « Non, regarde. » Moins craintive à présent à l’égard de son prisonnier, Arha montra qu’elle ne pouvait glisser sa main entre l’anneau de fer et les côtes de l’homme. « À moins qu’il ne jeûne durant plus de quatre jours. »

— « Petite maîtresse », fît plaintivement Manan, « Je ne conteste pas, mais… comment peut-il servir d’esclave aux Innommables ? C’est un homme, petite. »

— « Et tu es un vieil imbécile, Manan. Viens donc, et cesse de faire des embarras. »

— Le prisonnier les observait avec des yeux brillants et las.

« Où est son bâton, Manan ? Ici. Je le prends. Il renferme un pouvoir magique. Oh, et je prends ça aussi ! » Et d’un mouvement vif, elle saisit la chaîne d’argent qui sortait de l’encolure de la tunique et la fit passer par-dessus la tête de l’homme, bien qu’il essayât de lui saisir le bras pour l’arrêter. Manan lui envoya un coup de pied dans le dos. Elle balança la chaîne au-dessus de lui, hors de son atteinte. « Est-ce là ton talisman, sorcier ? T’est-il précieux ? Il ne semble pas de grande valeur ; ne pouvais-tu t’en payer de meilleur ? Je vais le mettre en sûreté pour toi. » Et elle glissa la chaîne par-dessus sa tête, cachant le pendentif sous le lourd col de sa robe en laine.

— « Vous ignorez son usage », dit-il d’une voix enrouée, et prononçant de façon incorrecte les mots en langue kargue, mais cependant compréhensible.

Manan le frappa à nouveau ; il émit un petit grognement de douleur et ferma les yeux.

« Laisse-le, Manan. Viens. »

Elle sortit de la pièce. En grommelant, Manan la suivit.

Cette nuit-là ; quand toutes les lumières du Lieu furent éteintes, elle gravit à nouveau la colline, seule. Elle remplit sa gourde au puits de la salle derrière le Trône, et descendit l’eau et un grand gâteau plat de sarrasin sans levain dans la Chambre Peinte du Labyrinthe. Elle les plaça à portée du prisonnier, derrière la porte. Il était endormi, et ne fit pas un mouvement. Elle regagna la Petite Maison, et cette nuit-là, dormit elle aussi, longtemps et profondément.

Tôt dans l’après-midi, elle retourna seule au Labyrinthe. Le pain avait disparu, la gourde était à sec, et l’étranger était assis, le dos contre le mur. Son visage avait toujours l’aspect hideux dû à la saleté et aux cicatrices, mais son expression était vive.

Elle traversa la pièce pour se placer hors de son atteinte, tout enchaîné qu’il fût, et le regarda. Puis elle détourna les yeux. Mais elle ne savait où les poser. Quelque chose l’empêchait de parler. Son cœur battait comme si elle eût peur. Elle n’avait cependant aucune raison d’avoir peur de lui. Il était à sa merci.

« C’est agréable d’avoir de la lumière », dit-il de sa voix douce mais grave, qui la troublait tant.

— « Quel est ton nom ? » interrogea-t-elle, péremptoire. Sa propre voix, pensa-t-elle, sonnait de façon inhabituelle, grêle et haut perchée.

— « Eh bien, le plus souvent on m’appelle Épervier. »

— « Épervier ? Est-ce là ton nom ? »

— « Non. »

— « Alors, quel est-il ? »

— « Je ne puis vous le dire. Êtes-vous l’Unique Prêtresse des Tombeaux ? »

— « Oui. »

— « Comment vous appelez-vous ? »

— « Arha. »

— « Celle qui fut dévorée. Est-ce bien ce que cela signifie ? Ses yeux noirs la scrutaient intensément. Il eut un petit sourire. « Quel est votre nom ? »

— « Je n’ai pas de nom. Ne me pose pas de questions. D’où viens-tu ? »

— « Des Contrées de l’Intérieur, de l’Ouest. »

— « De Havnor ? »

C’était le seul nom de cité ou d’île des Contrées de l’Intérieur qu’elle connût.

— « Oui, de Havnor. »

— « Dans quel but es-tu venu ici ? »

— « Les Tombeaux d’Atuan sont fameux parmi les miens. »

— « Mais tu es un infidèle, un incroyant »

Il secoua la tête. « Oh non, Prêtresse. Je crois aux puissances des Ténèbres ! J’ai rencontré les Innommables, en d’autres lieux. »

— « Quels autres lieux ? »

— « Dans l’Archipel – les Contrées de l’Intérieur – il est des lieux qui appartiennent aux Anciennes Puissances de la Terre, comme celui-ci. Mais aucun d’eux n’est aussi fameux. Nulle part ailleurs il n’y a de temple, ni de prêtresse, nulle part on ne leur rend un tel culte. »

« Tu es venu les adorer », dit-elle, railleuse.

— « Je suis venu les piller. »

Elle contempla son visage grave. « Fanfaron ! »

— « Je savais que ce ne serait pas facile. »

— « Facile ? C’est impossible ! Si tu n’étais pas un incroyant, tu saurais cela. Les Innommables veillent sur ce qui est leur. »

— « Ce que je cherche n’est pas à eux. »

— « C’est à toi, sans doute ? »

— « Je puis le revendiquer, »

— « Qu’est-tu donc – un dieu ? Un roi ? » Elle le toisa, enchaîné, sale, épuisé. « Tu n’es rien d’autre qu’un voleur ! »

Il ne souffla mot, mais son regard soutint le sien.

« Tu ne dois pas me regarder ! » dit-elle d’une voix aiguë.

— « Madame », dit-il, « Je ne voulais pas vous offenser. Je suis un étranger, un intrus. Je ne connais pas vos usages, non plus que les égards dus à la Prêtresse des Tombeaux. Je suis à votre merci, et vous demande pardon si je vous ai offensée. »

Elle resta silencieuse, et en un instant sentit le sang affluer à ses joues, brûlant, absurde. Mais il ne la regardait pas et ne la vit pas rougir. Il avait obéi et détourné son regard sombre.

Aucun d’eux ne parla pendant un temps. Les figures peintes, tout autour, les fixaient de leurs yeux tristes et aveugles.

Elle avait apporté une cruche en grès pleine d’eau. Les yeux de l’homme erraient sans cesse dans cette direction, et au bout d’un moment, elle dit : « Bois, si tu veux. »

Il se jeta aussitôt sur la cruche, et la soulevant comme si elle eût été aussi légère qu’une coupe de vin, but une longue, longue gorgée. Puis il humecta un coin de sa manche et nettoya de son mieux son visage et ses mains de la crasse, du sang séché et des toiles d’araignée. Cela lui prit un certain temps, et la jeune fille l’observait. Quand il eut terminé, il avait meilleur aspect, mais cette toilette de chat révélait les cicatrices qu’il portait sur un côté de son visage : de vieilles cicatrices depuis longtemps guéries, blanchâtres sur sa peau sombre, quatre sillons parallèles, de l’œil à la mâchoire, comme tracés par les griffes d’une serre immense.

« Qu’est-ce donc ? » demanda-t-elle. « Cette cicatrice. »

Il ne répondit pas tout de suite.

— « Un dragon ? » fit-elle, dans une tentative ironique. N’était-elle pas venue ici pour narguer sa victime, le tourmenter en lui démontrant son impuissance ?

— « Non, pas un dragon. »

— « Tu n’es donc pas Maître des Dragons, du moins. »

— « Si », dit-il, avec une certaine réticence. « Je suis Maître des Dragons. Mais les cicatrices datent d’avant cela. Je vous ai dit que j’ai déjà rencontré les Puissances des Ténèbres, en d’autres endroits de la Terre. Ce que vous voyez sur mon visage est la marque d’un allié des Innommables. Mais celui-là n’est plus innommable, car j’ai fini par apprendre son nom. »

— « Que veux-tu dire ? Quel nom ? »

— « Je ne puis vous le révéler », fit-il en souriant, bien que son visage demeurât grave.

— « C’est une absurdité, un bavardage de fou, un sacrilège. Ils sont les Innommables ! Tu ne sais pas de quoi tu parles… »

— « Si, Prêtresse ! Même mieux que vous », dit-il, tandis que sa voix devenait plus profonde. « Regardez encore ! » Il tourna la tête de sorte qu’elle fût obligée de voir les quatre terribles marques en travers de sa joue.

« Je ne te crois pas », dit-elle, la voix tremblante.

— « Prêtresse », dit-il doucement ; « vous n’êtes pas très vieille ; vous ne pouvez être depuis très longtemps au service des Ténébreux. »

— « Mais si. Depuis très longtemps ! Je suis la Première Prêtresse, la Réincarnée. Je sers mes maîtres depuis un millier d’années, et un millier d’années encore avant cela. Je suis leur servante, et leur voix et leurs mains. Et je suis leur vengeance sur ceux qui souillent les Tombeaux et contemplent ce qui ne doit pas être vu ! Cesse de mentir et de te vanter ; ne vois-tu pas qu’il suffit d’un mot pour que mon garde vienne et te tranche la tête ? Et si je m’en vais et verrouille cette porte, personne ne viendra, jamais, et tu mourras ici dans le noir, et ceux que je sers mangeront ta chair et dévoreront ton âme, et ne laisseront que tes os dans la poussière. »

Il hocha la tête d’un air calme.

Elle bredouilla, et ne trouvant plus rien à dire, quitta la pièce d’un air majestueux, bouclant sur elle la porte avec un bruit retentissant. Qu’il croie donc qu’elle ne reviendrait plus ! Qu’il sue de peur, là dans le noir, qu’il la maudisse et tremble, et tente d’opérer ses charmes inutiles et détestables !

Mais en pensée elle le vit s’étirer avant de dormir, comme elle l’avait vu faire devant la porte en fer, serein comme un mouton dans un pré ensoleillé.

Elle cracha sur la porte verrouillée, fit le signe qui écartait la souillure, et s’en alla, presque en courant, dans l’En-Dessous des Tombeaux.

Comme elle longeait le mur pour se rendre à la trappe dans la Salle, ses doigts effleuraient les plans et les nervures fines du rocher, pareils à une dentelle figée. Le désir la saisit d’allumer sa lanterne, pour revoir, juste un instant, la pierre ciselée par le temps, le chatoiement délicat des murs. Elle ferma les yeux très fort et poursuivit en hâte son chemin.

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