CARYL FÉREY Mapuche

à Alice,

vivante au combat


aux Mères et Grands-Mères de la place de Mai,

à la mémoire de leurs disparus


à Susana et Carlos Schmerkin,

échappés des griffes de ces fils de pute


à la collision Hint-Ez3kiel,

mes porteurs d’eau dans le désert

PREMIÈRE PARTIE PETITE SŒUR

0

Un vent noir hurlait par la portière de la carlingue. Parise, sanglé, inclina son crâne chauve vers le fleuve. On distinguait à peine l’eau boueuse du Río de la Plata qui se déversait depuis l’embouchure.

Le pilote avait mis le cap vers le large, en direction du sud-est. Un vol de nuit comme il en avait fait des dizaines dans sa vie, bien des années plus tôt. L’homme au bomber kaki était moins tranquille qu’à l’époque : les nuages se dissipaient à mesure qu’ils s’éloignaient des côtes argentines et le vent redoublait de violence, secouant le petit bimoteur. Avec le vacarme de la portière ouverte, il fallait presque crier pour se faire entendre.

— On va bientôt sortir des eaux territoriales ! prévint-il en balançant sa tête vers l’arrière.

Hector Parise consulta sa montre-bracelet ; à cette heure, les autres devaient déjà avoir expédié le colis… Les crêtes des vagues miroitaient sur l’océan, ondes pâles sous la lune apparue. Il s’accrocha aux parois de la carlingue, géant chancelant sous les trous d’air. Le « paquet » reposait sur le sol, immobile malgré les soubresauts de l’appareil. Parise le fit glisser jusqu’à la portière. Six mille pieds : aucune lumière ne scintillait dans la nuit tourmentée, juste les feux lointains d’un cargo, indifférent. Sa sangle de sécurité battait dans l’habitacle exigu.

— O.K. ! rugit-il à l’intention du pilote.

L’homme dressa le pouce en guise d’assentiment.

Le vent fouettait son visage ; Parise saisit le corps endormi par les aisselles et ne put s’empêcher de sourire.

— Allez, va jouer dehors, mon petit…

Il allait basculer le paquet sur la zone de largage quand une lueur jaillit des yeux ouverts — une lueur de vie, terrifiée.

Le colosse tangua dans la tourmente, pris de stupeur et d’effroi : shooté au Penthotal, le paquet n’était pas censé se réveiller, encore moins ouvrir les paupières ! Était-ce la Mort qui le narguait, un jeu de reflets nocturnes, une pure hallucination ?! Parise empoigna le corps avec des frissons de lépreux, et le précipita dans le vide.

1

« Las putas al poder !
(Sus hijos ya están en él) [1] »

Le graffiti plastronnait sur les tôles du hangar, tagué en rouge sang. Jana avait dix-neuf ans à l’époque mais la rage restait intacte. Toutes les classes dirigeantes avaient participé au holdup : politiciens, banquiers, propriétaires du secteur tertiaire, FMI, experts financiers, syndicats. La politique néolibérale de Carlos Menem avait enfermé le pays dans une spirale infernale, une bombe à retardement : accroissement de la dette, réduction des dépenses publiques, flexibilité du travail, exclusion, récession, chômage de masse, sous-emploi, jusqu’au blocage des dépôts bancaires et à la limitation des retraits hebdomadaires à quelques centaines de pesos. L’argent fuyait, les banques fermaient les unes après les autres. Corruption, scandales, clientélisme, privatisations, « ajustements structurels », externalisation des profits, Menem, ses successeurs aux ordres des marchés, puis la débâcle financière de 2001–2002 avaient parachevé le travail de destruction du tissu social entamé par le « Processus de Réorganisation nationale » des généraux.

La crise s’était muée en banqueroute. L’Argentine, dont après guerre le PIB égalait celui de l’Angleterre, avait vu la majorité de sa population plonger en dessous du seuil de pauvreté, un tiers sous le seuil d’indigence. Une misère noire. Des enfants s’évanouissaient de faim dans les écoles, on avait dû laisser les cantines ouvertes en période de vacances pour qu’ils puissent recevoir leur seul repas de la journée. Dans les barrios, les gamins de Quilmes comparaient le goût du crapaud grillé à celui du rat, d’autres volaient les câbles en cuivre des lignes téléphoniques, les couvercles en aluminium protégeant les circuits électroniques des feux de la circulation, les plaques de bronze des monuments… Jana avait vu des vieilles s’écorcher les mains aux grilles des banques, des vieux pleurer en silence dans leur costume élimé sorti pour l’occasion, et puis la colère des gens ordinaires : les premières émeutes, les pillages des supermarchés montés en épingle par les médias comme témoignages d’insécurité plutôt que de détresse, que se vayan todos ! y que no quede ninguno ! « qu’ils s’en aillent tous, et qu’il n’en reste aucun ! », les charges des policiers à cheval pour disperser les manifestants à coups de cravache, les cocktails Molotov, les cortèges, les fumées, des femmes matraquées, leurs filles traînées sur les trottoirs, les tirs tendus sur la foule — trente-neuf morts —, leur sang dans les rues et les places de la capitale, l’état de siège décrété par le président De la Rúa, la contestation qui grossit, les concerts de casseroles et les cris — « l’état de siège, on en a rien à foutre ! ». Le blocage des routes par les piqueteros, les foulards sur les visages des jeunes, leurs torses nus offerts aux balles, les pavés, les vitrines qui explosent, les jets de pierre sur les blindés, les canons à eau, les sections anti-émeutes, les boucliers, les cris des mères, les drapeaux argentins brandis en guise de défi, la peur, le feu, les déclarations à la télévision d’État, que se vayan todos !, les liasses d’argent liquide qui quittaient le pays par camions entiers, huit milliards de dollars par convois blindés pendant que les banques baissaient leurs rideaux, les huiles réfugiées à l’étranger dans des villas climatisées, la puanteur des gaz, les voitures renversées, les émeutes de la faim, la fumée noire du caoutchouc brûlé, le chaos, la fuite par hélicoptère du président De la Rúa depuis les toits de la Casa Rosada, la liesse des majeurs tendus saluant la débandade, les responsables politiques qui un à un jetaient l’éponge, quatre présidents en treize jours : que se vayan todos, « et qu’il n’en reste aucun ! ».

Jana venait d’entrer aux Beaux-Arts lorsque était survenue la banqueroute. Elle avait quitté sa communauté en stop quelques semaines plus tôt, avec le poncho de laine que lui avait confectionné sa mère, le vieux couteau à manche d’os des ancêtres, quelques affaires et de quoi payer les frais d’inscription à l’université. C’était tout. S’ils s’étaient retrouvés par millions naufragés de la crise financière, si la classe moyenne avait volé en éclats, si l’Argentine entière était à vendre, une Indienne déracinée sans liens et sans logement pouvait toujours disputer sa part aux chiens et aux miséreux qui rôdaient dans les rues de Buenos Aires.

Comme d’autres étudiantes sans ressources, Jana avait été contrainte de se prostituer pour survivre. Ne pas renoncer aux figures métalliques qui traversaient sa cervelle. Elle s’était postée à la sortie des cours, devant la fac, des paquets de mouchoirs dans le sac, une colère froide entre les cuisses.

Les richards passaient en Mercedes, les mêmes qui avaient ruiné le pays, des types qui pouvaient être son père et qui venaient faire leur marché. Vendre son corps pour sauver son esprit : l’idée même lui répugnait. Jana avait taillé ses premières pipes en pleurant, et puis elle avait tout ravalé : sa colère indienne, le sperme de ces porcs, cette folie qui lui mâchait le cœur et la secouait comme un pitbull pour lui faire lâcher prise. Elle était devenue du fil barbelé.

Trois ans d’études…

Elle en avait sucé des bites au latex, petites, grosses, molles, toutes à vomir, elle avait défendu son territoire au couteau quand ils voulaient la lui enfoncer dans le cul ; ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient, faire d’elle une poupée de chiffon où ils s’essuyaient la vertu comme le mécano le cambouis et revenir chez eux bon père ébouriffant les cheveux du petit dernier, Jana s’était réfugiée derrière ses barbelés, avec les restes de son intégrité morale et ce corps qu’ils occupaient comme un parking payant, glands tendus et fiers encore… Les porcs. Les profiteurs de guerre. Jana essayait de se calmer — l’Art, l’Art, ne penser qu’à l’Art. Elle dormait dans les parcs, les squats et les théâtres où les artistes avaient décidé de jouer gratuitement (« Buenos Aires resterait toujours Buenos Aires »), chez des gens, parfois des inconnus ; Jana ne restait jamais longtemps, dessinait dans les bars ou les boîtes où elle finissait ses nuits, quand le tapin et la fatigue lui laissaient un peu de répit.

C’est dans un de ces clubs un peu louches du centre-ville qu’elle avait rencontré Paula, au plus fort de la crise.

Paula, alias Miguel Michellini, un travesti au minois de porcelaine dont les yeux bleu-mésange semblaient mouiller dans un port lointain. « Elle » avait aussitôt abordé l’Indienne qui rasait les murs et, après une brève lecture de son regard noir en amande, l’avait embrassée chaleureusement, en guise de bienvenue : « Tu peux me demander tout ce que tu veux ! » avait-elle souri sous les spots, comme si le monde était aussi grand.

Jana était restée dubitative : avec ses bas blancs sur ses guiboles cagneuses, ses perles d’huître en plastique sur son cou gracile, ses faux cils et sa bouche cerise, Paula lui faisait l’effet d’une poupée abusée. « Tu peux me demander tout ce que tu veux » : la pauvre avait l’air sincère…

Début du millénaire, ici sur Terre : avis de gros temps pour les faibles, les vulnérables, les mal blindés. En marge c’était pire. Jana avait ramassé le travesti deux mois plus tard sur les docks de l’ancien port de commerce, gisant à demi mort après le passage des supporters de Boca Juniors : le club fétiche de Buenos Aires venait de perdre le derby contre River, et Paula son incisive.

Jana l’avait soignée ce soir-là avec les moyens du bord, quelques caresses sur son front trempé de peur, trois mots rassurants auxquels elle ne croyait pas beaucoup, affectueuse toujours. Elles étaient devenues amies et l’étaient restées, tant par esprit de fidélité que d’aversion pour la brutalité du monde, ce grand débile. Sous ses airs de chiot cassé, Paula était drôle, généreuse, dotée d’un enthousiasme de majorette qui contrastait avec un fond de détresse qu’aucun être normalement constitué ne pouvait lui envier. À trente ans passés, sans diplômes ni autre obsession que celle de s’habiller en femme, Paula vivait toujours chez sa mère, blanchisseuse dans le quartier populaire de San Telmo, et arrondissait leurs fins de mois en tapinant sur les docks. Le travesti voulait devenir artiste, quelle surprise, et rêvait comme Jana à des jours meilleurs. Paula aussi était déracinée — dans son corps. Jana avait trouvé en elle une sœur de misère et d’espoir. Ça ne lui rendrait pas sa part de féminité volée. Ni sa poitrine…

Près de dix ans s’étaient écoulés depuis leur rencontre interlope. Les quartiers des bas-fonds et des marins s’étaient transformés en un ensemble de tours d’acier et de verre où les multinationales avaient érigé leurs sièges — les Catalinas, rares constructions à avoir radicalement changé le paysage urbain de la ville : Jana habitait la friche de l’autre côté de l’avenue, un squat de l’ancienne gare de Retiro, face à l’hôtel**** Emperator.

Sculpteur : « Celui qui fait vivre » chez les Égyptiens.

Jana avait récupéré l’atelier de Furlan, l’artiste qui avait investi la friche avant elle ; mentor à plein temps, amant d’occasion, buveur chronique, Furlan était parti un beau jour en laissant tout en chantier — leur amour bancal, la Ford Taunus piquée de rosée dans la cour, le hangar bordant les rails de la gare désaffectée qui, désormais, portait la marque de son territoire. Jana y passait ses nuits à tordre le fer, souder, plier des tôles, composant les formes monstrueuses qui s’appliqueraient au masque des Hommes.

Le confort se réduisait à l’eau, l’électricité et un poêle aux émanations toxiques en guise de chauffage. L’air y était étouffant l’été, glacé en hiver. Jana vivait seule ici depuis quatre ans. On disait Furlan en France, elle s’en fichait. Elle n’avait plus besoin de lui ni des autres pour survivre. Les minima sociaux et la vente de ses premières sculptures la maintenaient juste au-dessus du seuil d’indigence, le nouveau président Kirchner, inconnu jusqu’à la crise, avait redressé la barre de l’économie sans tenir compte des injonctions du FMI, le pays respirait de nouveau et elle se sentait libre. À vingt-huit ans, c’était son seul luxe.

Jana n’avait pas d’iPhone, de télévision, de vêtements débordant du placard, de cartes bancaires ; elle n’avait que l’Art pour échappatoire et les terres ancestrales pour cible au milieu de l’atelier.

Son œuvre en cours — son chef-d’œuvre : la carte du cône Sud de l’Amérique, dressée, monumentale, sur un socle de béton armé, dont elle défonçait les anciens territoires autochtones à coups de masse.

Jana était mapuche, fille d’un peuple sur lequel on avait tiré à vue dans la pampa.

Chasseurs d’oreilles ou d’âmes impies, les chrétiens n’avaient pas fait de quartier. Elle non plus : la masse s’écrasa sur le territoire ranquele, déjà bien amoché, expulsant des fusées de pierre vers ses yeux. Son short noir était trempé, la sueur lui coulait sur les cuisses, les tempes, le cou, ses seins morts, les muscles bandés vers l’objectif : le monde, une peau de béton qu’elle massacrait avec une joie salvatrice.

Cartographie d’un génocide :

Charrúa.

Ona.

Yamana.

Selk’nam.

Arracan.

Les chrétiens les avaient dépossédés de leurs terres, mais les esprits-ancêtres lui couraient comme des fourmis rouges dans le sang. Poudre de béton sur corps tendu : la Mapuche abattit son arme encore une fois et, l’œil vissé sur l’impact, constata les dégâts. Une vraie boucherie.

Huit cent mille morts : non, les chrétiens n’avaient pas fait de quartier.

C’est ce qui les unissait…

Jana s’échinait sur son ouvrage quand le téléphone sonna. Elle se tourna vers la palette qui servait de table, vit l’heure au réveil — six heures du matin —, laissa sonner : Jesus Lizard faisait trembler les parois du hangar et une pluie dense tambourinait, rythmant le chaos apparent qui régnait dans l’atelier. Jana jubilait. Le vent s’était levé, ce vieux chien de David Yow s’arrachait les poumons depuis les enceintes et une rage magnétique coulait, azote fumant, dans ses veines indiennes.

— Haush.

— Alakaluf.

— Mapuche !

La masse retomba enfin sur le sol pailleté. Jana évaluait les contours des cratères qui parcouraient sa carte ethnocide, les bras douloureux, quand la sonnerie du téléphone retentit de nouveau. Six heures vingt au réveil. L’album de Jesus Lizard venait de s’achever, la pluie avait cessé. La sculptrice décrocha, l’esprit ailleurs — ses pieds nus faisaient des traces de loup dans la neige de béton…

Elle revint vite sur Terre — c’était Paula.

— Ah ! Chérie, enfin tu réponds ! s’esclaffa-t-elle. Désolée, je te dérange, mais je te jure que j’appelle pas pour une histoire de maquillage ! C’est à propos de Luz, enchaîna-t-elle, en apnée. Je suis inquiète : elle m’a laissé un message sur mon portable tout à l’heure, comme quoi elle devait me parler d’un truc super important, mais je l’attends toujours et son portable ne répond pas : c’est pas normal !

Jana essuya la pellicule de poussière sur ses lèvres — Luz était le travesti qui partageait les quais avec Paula depuis six mois.

— C’est pour ça que tu appelles ?

— Je ne connais que toi ! plaida Paula. On avait rendez-vous à cinq heures, ça fait deux plombes que je l’attends et elle ne répond pas à son téléphone : ça va pas !

— Luz l’a laissé à quelle heure, son message ?

— Une heure vingt-huit, répondit son amie par-dessus le brouhaha.

— Elle a peut-être été embarquée par les flics, avança Jana.

— Non, il lui est arrivé quelque chose, j’en suis sûre. Elle voulait me voir, insista Paula. Je te jure, c’est pas normal !

Jana détestait qu’on la dérange en plein travail : elle ne se laissa pas attendrir par l’air dramatique de sa copine.

— Luz tapinait hier soir ? demanda-t-elle.

— Oui !

— Elle a peut-être rencontré le prince charmant, fit la sculptrice : laisse-lui au moins le temps de descendre de cheval.

— C’est pas drôle. Écoute, je suis vraiment inquiète. Pour une fois, c’est pas du chiqué. J’ai besoin de toi. Tu ne veux pas venir ?

Il y avait de la musique derrière elle, assourdissante.

— Tu es où ?

— Au Transformer, répondit Paula.

La boîte de trav’ où les paumés de son genre se retrouvaient après le trottoir. Jana lança un regard à sa sculpture de béton, lui promit un bref sursis.

— Bon, souffla-t-elle dans le combiné, j’arrive…

*

Les étoiles s’effaçaient une à une dans le buvard cosmique ; Jana fit coulisser la porte de bois vermoulue, boucla le cadenas et foula le bout de terrain vague qui ceinturait le hangar. La grosse Ford prenait la rouille devant la grille, sous l’œil crevé d’une poule géante shootée à l’acide — une de ses premières sculptures à base de matériaux de récup’, tiges d’acier, boulons, fer à souder, traverses, qui trahissaient encore l’influence de Furlan… Les autres installations aussi commençaient à s’éroder.

Jana prit place sur le siège de Skaï craquelé, salua le pilote de l’Aéropostale à l’entrée de la cour et s’engagea sur l’avenue Libertador — la veine à douze voies qui traversait les artères de la ville. Jana ne pensait plus à son œuvre en cours ; le vent faisait le ménage dans l’habitacle (un connard lui avait cassé la vitre côté passager le mois précédent), répandant un tourbillon de cendres dans sa poubelle roulante. Les grilles des commerces étaient encore tirées le long de Córdoba, les feuilles des arbres bruissaient avant la cohue, à l’heure où les cartoneros rentraient chez eux. Elle dépassa un groupe de retardataires, hardes fumantes inclinées sous leur monticule de bouteilles écrasées, tirant leurs charrettes après la nuit de collecte.

Palermo Viejo. Jana gara la Ford sur un espace livraison et marcha jusqu’au cuadra voisin. Elle avait enfilé un treillis noir et ses Doc à la hâte, son débardeur était encore couvert d’éclats de béton, et elle n’avait pas un sou en poche.

L’entrée du Transformer était un simple trou découpé dans un rideau de fer. Une lesbienne piercinguée parée pour la chasse au gros gibier filtrait les entrées du club : Jil, quatre-vingts kilos de violence perchés sur un tabouret à même le trottoir. Travestis et prostituées lui obéissaient au doigt et à l’œil, trop peureux de perdre leur lieu d’after et la possibilité de se renflouer si la nuit avait été mauvaise…

— Salut.

— Salut…

Jana n’avait pas mis les pieds au Transformer depuis des années mais Jil la laissa s’engouffrer, impassible sous sa brosse de GI péroxygénée. Jana courba l’échine dans l’entonnoir lugubre qui menait à la boîte, et poussa la porte capitonnée. Il faisait presque aussi sombre à l’intérieur, meilleur moyen de dissimuler la crasse et l’état du mobilier. Une faune zombie errait à l’ombre de la piste, érigée à hauteur d’hommes ; cibles de tous les regards, deux trav’ aux strass made in China se tortillaient à la barre du dance floor, deux défoncés qu’elle ne connaissait pas. Pour le reste, le Transformer n’avait pas changé, avec ses morsures de clopes sur les banquettes, son champagne tiède et ses amours à la carte. Les couples qui se formaient incognito dans le noir accédaient aux backrooms par la piste, flashés par des spots intermittents, mais les travestis semblaient fatigués ce matin. Pas de revue délirante sous les lumières à facettes, de rires déployés pour amortir les coups et les brimades : les clients se terraient à l’ombre des enceintes qui crachaient une house désœuvrée, dévisageant les nouveaux arrivants comme des messies en bout de course.

La semelle de ses Doc collait au sol poisseux de la boîte : Jana se dirigea vers le bar, repéra enfin Paula parmi les bateaux ivres. Elle sniffait de la coke sur le comptoir en compagnie de Jorge, le gérant du lieu.

— Tiens tiens, fit-il en voyant l’Indienne débarquer dans son antre. Regardez qui voilà : « La Pampa »…

Son petit surnom, en hommage à son torse aussi plat que les plaines argentines. Jana détestait ce fils de pute.

— Je croyais que tu étais une grande artiste, fit-il avec la suffisance d’un agent immobilier : qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je m’asphyxie en respirant ton haleine : ça se voit pas ?

Jorge ricana. Râblé, gourmettes et chemise blanche ouverte sur un nid de poils surmonté d’une impayable chaîne en or, le gérant allongea trois lignes de cocaïne sur le comptoir et une paille humide, qu’il tendit à Jana d’un air narquois.

— Un petit trait, pour l’enfant prodigue ?

— Non.

— T’as arrêté ça aussi ?

— Fous-moi la paix, dit-elle entre ses mèches brunes. O.K. ?

Paula grimaça sous le spot pourpre qui trahissait la blancheur de ses narines : un signe du boss et Jil les jetait dehors, la pomme d’Adam retournée dans la gorge si ça lui chantait. Jana tira sa copine à l’autre bout du bar, où la musique était moins forte.

— Tu devrais y aller doucement sur la coke, mon cœur, dit-elle au trav’ juché sur ses talons : il n’y a que du laxatif là-dedans. Tu devrais surtout te tenir loin de cette vermine.

Jorge les narguait depuis le comptoir.

— J’étais trop nerveuse, confessa Paula en s’époussetant le nez.

— C’est vrai que ça calme, la coke.

— Écoute, il est arrivé quelque chose à Luz, répéta sa copine, j’en suis sûre. Je ne t’aurais pas appelée sinon.

Paula portait une robe blanche à volants et des boucles d’oreilles en forme de cœur ; son fond de teint succombait au petit matin et, à cette heure, ses macarons n’attendrissaient plus que ses cousines mésanges.

Jana secoua la tête.

— C’est la poudre qui te rend parano.

— Je te jure que non, répondit Paula, les yeux comme des soucoupes. J’ai demandé aux filles, dit-elle en se tournant vers les accros du lap dance : elles non plus n’ont pas vu Luz de la nuit. Ça fait au moins dix forfaits que j’explose en messages : même si Luz avait perdu son portable, elle serait là. Je ne sais pas ce qui se passe…

— Il disait quoi au juste son message ?

— Juste qu’elle voulait me parler d’un truc important, qu’elle me donnait rendez-vous à cinq heures ici, après le Niceto…

La boîte de Palermo où Paula auditionnait.

— Au fait, rebondit Jana, comment ça s’est passé ?

— Bien ! Ils m’ont dit qu’ils me tiendraient au courant !

Paula sourit avec des yeux de Bambi sous barbituriques — c’était son premier rendez-vous avec le monde du spectacle.

— Tu as vu qui, blagua Jana, le portier ?

— Non, non, le chorégraphe ! Gelman, genre Andy Warhol en plus jeune. Dis donc, j’ai vu un bout de la répétition, ça a l’air bien barré comme show ! Écoute, Jana, s’assombrit-elle, Luz n’a pas pu me poser un lapin. C’est pas son style, encore moins si elle avait un truc important à me raconter. Sans parler de l’audition au Niceto… (Paula posa sa main sur la sienne.) J’ai un mauvais pressentiment, Jana. Autrement je ne t’aurais pas appelée. Tu sais comme je tiens à Luz. S’il te plaît, aide-moi à la retrouver.

Paula fronça son petit nez en trompette, une mimique connue d’elles seules. Il manquait une dent à son sourire, le reste tenait bon sous le plâtre. Jana soupira dans l’air vicié de la boîte — O.K… Des silhouettes se glissaient dans l’obscurité : fêtards sur le retour, habitués, homos camés, mateurs, puceaux décidés, la valse des backrooms battrait bientôt son plein. La voix de Jorge supplanta alors le disco latino des enceintes.

— Hey, La Pampa ! cria-t-il à la cantonade. Y a deux gauchos qui demandent si tu te fais toujours monter pour cent pesos ! Oh, l’Indienne ! T’entends ?!

— L’écoute pas, glissa Paula à sa copine, il est trop con…

Jana avait un goût de fer dans la bouche ; de l’autre côté du bar, Jorge riait avec l’élégance d’un semi-remorque sous la pluie. Elle prit la main du travesti et l’entraîna vers le sas de sortie.

C’était ça ou foutre le feu à ce trou à rats.

*

Buenos Aires était née de rien, une terre de broussailles et de boue au bord d’un estuaire ouvert sur l’océan où soufflaient des vents contraires. C’est ici que les colons avaient construit le port de commerce, La Boca, mâchoires fermées sur le continent amérindien. La Boca colorée par le sang des vaches qu’on y égorgeait jusqu’à ce qu’il inonde les trottoirs, celui des filles qui croyaient migrer d’Europe vers un nouvel eldorado ou qu’on enlevait sous de fausses promesses de mariage avant de les envoyer à l’abattoir, soixante clients par jour sept jours sur sept, dans les bordels à marins — un autre siècle.

Le port était maintenant à l’abandon et La Boca ne devait plus sa renommée qu’aux maisons de tôle ondulée peinte avec les restes des pots des bateaux, à ses rues artisanales et ses jolies bâtisses du Caminito abritant des galeries bariolées où Maradona, Evita et Guevara se déclinaient à toutes les sauces. On y trouvait le sosie du Pibe de oro version fin de carrière, des petites culottes aux couleurs de l’Argentine, des commerçants faisant du gringue aux gringas, des gosses en maillots de foot, des restaurants en enfilade et autant de rabatteurs. Car si en journée La Boca avalait du touriste à la pelle, le quartier se vidait à la nuit tombée : prostitués, vendeurs de came, paumés, racailles, indigents, une faune interlope rôdait jusqu’au petit jour. Même les maisons peintes prenaient un aspect macabre.

La Ford de Jana roulait au ralenti le long des docks, un modèle des années 80 qui ne déparait pas le décor. Des bateaux prenant l’eau purgeaient leur peine dans l’ancien port de commerce, à demi chavirés ou couverts d’algues ; les tours des logements sociaux se dressaient, grisâtres, les linges pendus aux balcons comme autant de langues tirées à la bienséance portègne. Paula observait les lieux de perdition par la vitre cassée ; la descente de coke la mettait à cran, elle se sentait responsable de Luz et les pressentiments lui nouaient le ventre.

Los bosteros, les bouseux, c’est comme ça qu’on appelait les gens de La Boca : Luz, qui avait commencé sa carrière de travesti en taillant des pipes aux routiers de Junín, n’avait guère été dépaysée en débarquant dans le quartier. Luz, alias Orlando, avait fui son destin de station-service le long de la Ruta 7 avec pour seul contact un cousin qui l’avait mis dehors en découvrant ses affaires de femme dans sa valise. Le jeune travesti avait alors erré dans les bars et les boîtes en quête d’un homme qui voudrait bien de lui comme elle était, avant de tomber sur Paula.

Si la plupart des travestis voyaient dans leurs homologues au mieux des amateurs, au pire des concurrents, Paula avait le cœur pour deux. La Samaritaine était surtout bien placée pour savoir comment finirait son histoire. Submergée par le besoin de s’habiller en femme, Luz avait déjà tout perdu — liens familiaux, travail, amis. Après des premières passes plus fantasmatiques qu’alimentaires autour des ronds-points, la prostitution était vite devenue sa bouée de sauvetage. Une mort d’usure, qui finirait les dents déchaussées : une mort de caniveau. Perdue dans Buenos Aires, Paula lui avait proposé de faire équipe avec elle sur les docks de La Boca ; elles se protégeraient mutuellement, en attendant mieux, et Paula lui apprendrait le métier…

— Tu t’inquiètes pour rien, fit Jana. Je suis sûre que Luz a ramené un type chez elle.

— Non, répondit Paula. Règle Numéro Un, toujours baiser chez les autres, jamais chez soi. Si le type est un cinglé qui veut te faire la peau, il devra se débarrasser du cadavre, tandis que chez toi il n’a qu’à claquer la porte… Non, répéta le pygmalion pour s’en convaincre, Luz n’aurait jamais commis une imprudence pareille.

Jana roulait au pas sous les lampadaires capricieux, épiant les ombres entre les entrepôts abandonnés, les terrains vagues. Un vapeur finissait de pourrir en grinçant contre le quai défoncé, plus loin quelques grues fatiguées et une péniche de sable complétaient l’impression de déshérence. Les rues s’étaient vidées avec l’aube : les travestis, voitures-poubelles de la course à la prostitution, étaient rentrés chez eux…

— Sauf à renifler le cul des chiens, il n’y a rien à faire ici, observa Jana.

Paula acquiesça sur le siège, serrant son sac en faux zèbre sur ses genoux.

— Faisons un tour du côté du stade, dit-elle. On a quelques habitués dans le secteur, on sait jamais…

Le stade de La Boca était un cube de béton jaune et bleu pétrole badigeonné d’enseignes Coca-Cola : c’est ici que Maradona avait fait ses premières armes avant de venger tout un pays de l’humiliation des Malouines en battant l’Angleterre à lui tout seul.

Dieguito se repassait le « coup du sombrero », l’équipe anglaise mystifiée, le But du Siècle, en boucle.

— Whaaa…

Dieguito dribblait les étoiles. L’effet du paco, du résidu de résidu de cristal qu’il venait de sniffer après la tournée dans le quartier.

Cent mille cartoneros descendaient chaque jour des banlieues pour ramasser et revendre les ordures recyclables : papiers, métaux, verre, plastique, cartons, à raison de quarante-deux centavos le kilo — quelques centimes d’euro. Beaucoup d’enfants parmi eux, qui se reconnaissaient par quartiers ou clubs de foot. Dieguito et sa bande portaient le maillot de Boca Juniors, le club de foot monté après le départ de River vers les quartiers riches — trahison depuis jamais pardonnée. Le numéro 10 revenait par nature à leur chef.

— Whaaa…

Dieguito délirait. Le reste de la bande buvait un mélange de jus d’orange et d’alcool à 90o dans des bouteilles en plastique, avachis sur les parterres piétinés qui longeaient l’entrée Nord : aucun ne vit la Ford se garer à l’ombre du stade.

Dieguito sentit bientôt une présence au-dessus de lui, cligna les paupières pour en définir les contours et eut un geste de recul : un trav’ le surplombait, dans un manteau crème taché au col et une robe sous le genou… Il lui fallut quelques secondes pour sortir de sa transe et reconnaître Paula.

— Qu’est-ce tu fais là ? balbutia le cartonero.

— On cherche Luz, répondit son ange gardien. Elle tapinait ce soir sur les docks : c’est votre secteur, tu as dû la voir, non ?

Dieguito s’adossa au pilier de béton. Il y avait une Indienne avec le trav’, que le gamin reluqua d’un air dégoûté — même pas de nichons.

— Luz ? dit-il, la bouche pâteuse. Bah, non…

— Tu ne l’as pas vue parce que t’étais défoncé ou parce qu’elle n’était pas là ?

— Ho ! s’ébroua le gamin. On a bossé toute la nuit pendant que tu te faisais enfiler : tu sais où tu peux te coller tes réflexions ?!

— Dis donc, tu veux mon sac à main sur la gueule ?

Le reste de la bande émergeait doucement, perché sur des lunes bancales ; ils se levèrent sans entrain.

— On te demande juste si vous avez vu Luz tapiner cette nuit, recadra Jana.

— J’en sais rien, moi ! glapit le mioche.

— Tu ne l’as pas vue de la nuit ? insista Paula.

— Nan ! Faut t’le dire sur quel ton ?!

— Ça te dérangerait d’être aimable, Pinocchio ?

— Pine au cul, ouais !

La bande entamait un mouvement d’encerclement autour du trio.

— Un problème, Dieguito ? lança un des cartoneros.

Paula frissonna sous sa robe à volants : certains se baissaient pour attraper des cailloux…

— Ne restons pas là, souffla Jana.

Elles regagnèrent la voiture sous la menace des pouilleux en short et démarrèrent sans s’attarder sur les insultes. Des nuages noirs plombaient l’aurore. Le moral du travesti aussi tombait en flèche.

— Peut-être que Luz est malade, dit Jana, qu’elle est restée chez elle avec la crève et qu’elle dort comme une marmotte. Le truc dont elle voulait te parler n’est peut-être pas si important que ça… Tu flippes trop, mon lapin.

— Elle m’aurait prévenue, fit Paula d’un air maussade. On avait rendez-vous…

La Mapuche bâilla au volant du tas de ferraille.

— On verra ça demain, dit-elle. Je te dépose chez ta mère.

— Je ne pourrais pas dormir avec toi ? minauda sa copine. Juste pour cette nuit ?

— Non, tu donnes trop de coups de pied.

— C’est parce que je cours beaucoup dans mes rêves.

— Un guépard avec du vernis à ongles, ouais.

— J’ai peur d’avoir une crise d’angoisse, Jana. Regarde, renchérit-elle en plaquant sa main sur ses faux seins, j’ai le cœur qui joue du Parkinson !

— Tss…

Don Pedro de Mendoza : la Ford longeait l’avenue du port qui les ramènerait vers le centre quand elles aperçurent les feux giratoires d’une voiture de la police, au bout des quais.

*

L’ancien transbordeur paissait dans l’eau saumâtre du Riachuelo, exhalant une odeur de vase et de décomposition. Quelques arbustes mal en point avaient poussé contre le ponton vermoulu, des roseaux où s’accumulaient détritus huileux, bouchons et bouteilles en plastique. Un grand type de cent vingt kilos se tenait incliné sur l’eau trouble, flanqué d’un gringalet qui dirigeait une lampe torche le long de la structure métallique.

— Ça sent pas bon, chef ! nota Troncón.

— Éclaire donc, triple buse…

Le sergent Andretti maugréa en suivant le faisceau de lumière qui tremblait : un corps flottait parmi les bidons et les papiers gras, à demi immergé dans la fange compacte. Un corps blanc d’éphèbe, nu visiblement, qu’on avait jeté au pied du transbordeur…

Le policier se retourna vers le véhicule qui se garait au bout des quais : un étrange couple en sortit bientôt, un trav’ et une fille aux cheveux noirs en tenue de guérilla urbaine.

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Paula fit quelques pas vers les flics penchés devant le pont, découvrit le cadavre illuminé par la torche, qui baignait dans la mélasse… Elle enfonça ses ongles dans le bras de Jana, les yeux exorbités : Luz.

2

— Qu’est-ce qu’y a ? lança Andretti. Elle se sent mal, ta copine ?

Paula vomissait ses tripes sur les pavés, tandis que deux flics appelés à la rescousse jouaient les équilibristes au pied du transbordeur. Jana toisa le policier sous les flashs intermittents des gyrophares.

— Ça vous amuse ?

Fabio Andretti portait une moustache en poils de sanglier et une bonne trentaine de kilos en trop malgré sa corpulence. Le sergent haussa les épaules, en guise de réponse. Il était payé pour nettoyer le quartier de ses parasites, les trav’, il laissait ça aux services sociaux. Son équipier se tenait en retrait, l’agent Troncón, qu’il avait dû réveiller à coups de pied au cul dans la cellule du commissariat pour partir en patrouille. La vingtaine boutonneuse sous une casquette trop grande, Jesus Troncón n’en menait pas large : il n’avait jamais vu de cadavre nu flottant dans la merde. On le tirait justement vers les quais.

Andretti remonta la ceinture qui supportait son attirail et la poussée inexorable de son ventre. Le jour gagnait sur les tours grises des HLM — pas d’autres témoins que ces deux guignols… Il se tourna vers l’Indienne qui le toisait toujours, pommettes hautes, rétine fixe.

— Bon, soupira-t-il. On va tout reprendre de zéro… C’est quoi son nom ?

— Luz, répondit Jana.

— Luz comment ?

— Je n’en sais rien.

— Je croyais que tu la connaissais ?

— Je ne connais que son nom de trav’, expliqua Jana.

— Ah ouais. Et toi là-bas ?! lança-t-il au type en robe. Tu connais son nom de baptême, au macchabée ?

Paula s’arrachait des hoquets douloureux, juchée sur ses talons aiguilles, ridiculement menue face à l’ancien désosseur : elle ne voulait pas croire que c’était Luz, ce petit singe recroquevillé au pied du transbordeur…

— Or… Orlando, dit-elle enfin.

— C’est tout ?

Paula opina, réalisant avec amertume qu’elle ne connaissait même pas son nom de famille. Elle sortit un mouchoir en papier de son sac zébré pour essuyer sa bouche pendant qu’Andretti griffonnait l’information sur un carnet, ses gros doigts boudinés mangeant la moitié du stylo.

— Qu’est-ce que vous foutez par ici à cette heure ? relança le policier.

— Luz a posé un lapin à ma copine, dit Jana. Comme on savait qu’elle travaillait sur les docks, on est allées voir.

L’odeur du flic coulait sur elle, sorte d’after-shave pour les pieds.

— Voir quoi ?

— Pourquoi elle n’était pas venue au rendez-vous. Luz et Paula tapinent ensemble, vous devez le savoir puisque vous êtes du quartier.

Andretti mata ses seins dépressifs.

— Et toi, t’es qui ?

— Juste une amie.

— Et lui, fit-il en désignant Paula. C’est qui, sa tante ?

Fabio Andretti avait la carrure du catcheur vieillissant et l’humour au tapis.

— Si c’était une mère qui pleurait son gosse assassiné, vous parleriez autrement, remarqua Jana. Tandis qu’un pédé qui pleure une pute, c’est tellement risible, n’est-ce pas ?

— Attention à ce que tu dis, ma petite.

— Toi aussi.

Troncón se raidit comme sous l’effet d’une piqûre. On se tutoyait facilement en Argentine mais la negrita jouait avec le feu. Le sergent affûta son regard bovin.

— Tu veux qu’on t’embarque, toi et ta pédale ?

Le colosse portait la main sur la matraque qui pendait à son ceinturon — un plaisir de lui dévisser les côtes — quand un des flics pesta dans son dos.

La concha de tu madre[2] ! Chef ! Chef, venez voir !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Chef…

Andretti vit alors le cadavre de Luz qu’ils venaient de hisser sur les pavés, dégoulinant d’eau putride, et ravala sa morgue : l’éphèbe n’avait plus de sexe… Pénis, testicules, tout avait été sectionné du pubis au scrotum. Il ne restait qu’une plaie noire, malsaine, mêlée à la vase.

— Merde, marmonna-t-il sous sa moustache.

Masque de cire épouvanté, Paula eut un ultime haut-le-cœur et expulsa un liquide noir au pied de Troncón, qui recula trop tard. Andretti pâlit à son tour devant le corps émasculé du jeune homme. Les flics de l’équipe de nuit restaient silencieux, mains croisées, solidaires de leurs attributs.

— Tirez un cordon de sécurité, souffla Andretti. Allez !

Des gens commençaient à converger au bout des quais. Le sergent se tenait toujours accroupi devant le cadavre, découvrant la raie de ses grosses fesses. Ce n’était pas la procédure, il passerait outre : Andretti enfila une paire de gants plastifiés et retourna la dépouille. Il n’y avait aucun impact de balles dans le dos mais une plaie profonde sous l’omoplate gauche. Couteau peut-être — difficile à estimer avec tous ces résidus de vase… La tête n’avait visiblement pas souffert, ni les reins. Pas de vêtements à proximité, ni de sac à main. Ils feraient le tour des poubelles alentour, avec un peu de chance le meurtrier s’en sera débarrassé à la sauvette… Un détail attira alors son attention. Le policier pointa sa Maglite sur la zone rectale, particulièrement abîmée : une chose informe pointait, un amas de chair et de poils. Il déglutit. Un sexe ? Quoi d’autre ? Quoi d’autre que celui du jeune type ?

Andretti se redressa, un peu plus lourd. Ses hommes avaient tiré un cordon sur la scène de crime, les pompiers arrivaient, attirant les badauds.

— O.K., dit-il à l’assistance, on remballe…

À deux pas de là, Troncón avait les souliers souillés de vomissures.

— Qu’est-ce qu’on fait des deux putes, chef ?

Le trav’ tremblait sur le pavé, soutenu par l’Indienne.

— On les embarque, grogna Andretti.

*

« Pelotudos », « Cornudos », « Soretes », « Larvas », « Culos rotos », « Flor de san puta[3] » : à croire les graffitis qui criblaient les murs du commissariat, les flics de La Boca faisaient l’unanimité.

Chef de l’équipe de nuit, Fabio Andretti avait commencé sa carrière comme garçon boucher à Colalao del Valle, un village du Tucumán, lorsqu’un ami de son oncle lui avait proposé d’entrer dans la police, où il « connaissait des gens ». Fabio avait accepté et très vite compris les intérêts à tirer de ce travail. De commissariats miteux en postes déglingués, il avait fait plus d’une fois le coup de poing avec les officiers et leurs subalternes qui arrondissaient leurs étrennes en délestant les baltringues du quartier, voleurs ou trafiquants qui ne risquaient pas de porter plainte. De promotions pour bons et loyaux services en mutations, Fabio Andretti avait intégré la brigade de nuit de La Boca, Buenos Aires, où son grade de sergent le dispensait de rendre des comptes, sinon au commissaire qui, entre deux discours officiels évoquant les nouvelles directives que personne ne suivrait, passait de temps en temps ramasser les enveloppes. Une pratique courante, qui ne datait pas d’hier. Le président Alfonsín avait bien coupé quelques têtes trop voyantes à la fin de la dictature mais, Menem fermant les yeux sur tout ce qui ne concernait pas l’argent, la plupart des policiers avaient gardé leur poste et évoluaient toujours en quasi-impunité. Assassinats, « cas de gâchette facile », séquestrations, tortures ou passages à tabac, mille plaintes par an concernaient des mineurs torturés ou étranglés dans les commissariats.

Celui de La Boca sentait la semelle usée et la naphtaline : deux chaises cassées près d’une plante sèche décoraient le hall où Paula et Jana attendaient depuis trois quarts d’heure, assises sur un banc qui faisait face à l’accueil. On leur avait refusé un coup de fil, un verre d’eau, l’accès aux toilettes, paraît-il bouchées.

— Ça va aller, Trésor, chuchotait Jana à son amie. Ça va aller quand on sera sorties de là…

Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de Paula, ruinant définitivement son fond de teint.

— C’est affreux, répétait-elle dans ses mouchoirs en papier. Tu as vu dans quel état on l’a mis ?

Luz, dans la mort, était redevenu un homme.

— Essaie de ne pas y penser, dit Jana en cajolant sa main faiblarde.

Mais Paula n’écoutait pas.

— Quelle bête a pu faire une chose pareille ? Quel monstre ? Et Luz ? Je ne comprends pas comment il a pu se faire piéger, comme ça…

Luz était sa protégée, son chaton au bord de la route, son associé, Paula lui avait appris la nuit, les quartiers, les heures à éviter, les pigeons à amadouer, les hôtels de passe, les backrooms, les risques et les règles à respecter : c’était incompréhensible. Et puis la tuer, pourquoi ? Parce qu’elle était différente ? Parce qu’elle était en bas de l’échelle sociale, et que l’éternel humain consistait à s’en venger ?

— C’est dégueulasse.

— Oui, confirma Jana. Mais tu n’y es pour rien.

— Si je n’avais pas eu ce rendez-vous au Niceto, j’aurais pu être là : les choses se seraient passées différemment.

— Ça sert à rien, je te dis.

L’agent Troncón les surveillait du coin de l’œil, moins fringant qu’en présence de son chef. Élevé à coups de pied dans le cul par un père qui même le matin semblait sortir d’une pulpería — les bars de campagne à l’époque des gauchos —, Jesus Troncón culminait en haut d’une morne plaine trahie par des yeux courts, une acné persistante et un duvet de moustache comme des pattes d’araignée sur des lèvres renfrognées. L’apprenti policier déambula un moment dans son uniforme trop court et finit par les héler depuis le couloir.

— Oh ! C’est à vous !

Paula se contracta sous son manteau crème bon marché. Elle connaissait le sergent Andretti de réputation — à éviter. Jana l’aida à se lever du banc où elles marinaient, invectiva du regard le blanc-bec sous sa casquette. Le bureau du chef se situait à droite au fond du couloir, après le distributeur vide.

— Allez, y a pas que ça à faire ! gueula Troncón pour la forme.

Paula avança à pas d’oiseau.

— Tu déconnes pas, hein ? souffla-t-elle à sa copine avant d’entrer.

— Non. Promis.

Une antique odeur de sueur sourdait des murs du bureau, tapissés d’avis de recherches, d’affiches de prévention contre la drogue et de posters de bonnes femmes à poil plus très frais. Son quintal calé au fond d’un siège gémissant, Andretti jaugea le couple sous sa moustache épaisse — un travesti au cou de girafe attifé d’une invraisemblable robe blanche à volants et une Indienne au torse de guenon, les fesses moulées dans un treillis noir : les pédés le dégoûtaient, la petite pute par contre, avec son cul rebondi et ses jambes d’amazone, mériterait bien un séjour en cellule…

— On peut savoir ce qu’on fait là ? demanda Jana en guise de préambule.

— Comment ça, qu’est-ce que vous faites là ? Il s’agit d’un meurtre, ma petite, la rabroua le flic, et c’est moi qui pose les questions. Trois coupables sur quatre sont des proches de la victime, tu sais ça ?

Paula rapetissait sur la chaise voisine.

— On est témoins que je sache, remarqua Jana. Pas suspects.

— Et l’histoire du tueur qui revient sur les lieux du crime, tu la connais ?

Placardée dans le dos d’Andretti, une fille aux seins refaits se mordillait l’index d’un air coquin.

— N’importe quoi, rumina Jana.

— C’est ce qu’on va voir : tu étais où entre minuit et six heures du matin ?

— Chez moi, répondit-elle sans se démonter. Dans mon atelier.

— Atelier de quoi ?

— Je suis sculptrice.

— Ah oui, tu fais quoi, des totems ?

— Tordant.

— T’as surtout pas d’alibi, ma petite : voilà ce que je vois, asséna le chef de l’équipe de nuit. Et toi, le trav’, lui lança-t-il, tu étais où ?

Le rimmel de Paula avait fui de chagrin, ses escarpins et ses bas étaient mouchetés de vomi, la vision d’Orlando mutilé l’avait rendue muette et ce sale type lui fichait la frousse.

— Elle était au Niceto pour une audition, répondit Jana à sa place. Une boîte de Palermo : deux mille personnes pourront vous le confirmer.

— Ça veut dire que votre copain Orlando était seul sur les docks quand on l’a agressé, déduisit le policier.

— Massacré serait plus précis.

— Ouais. Il avait des ennemis, Orlando ?

La Mapuche secoua la tête.

— Non… On connaît un tas de salopards mais aucun de ce genre.

— Un règlement de comptes, tu y as pensé ?

— Orlando et mon amie ici présente travaillent pour leur propre compte, et elles gagnent à peine de quoi vivre : ça ne mérite pas un acharnement pareil.

Le policier fit la sourde oreille.

— Luz avait qui d’autre comme proches ?

Jana se tourna vers Paula, ou son ombre falote.

— Que nous, bredouilla-t-elle depuis sa chaise.

— T’es redevenu parlant, toi ! observa le sergent. Alors : tu connais personne qui pourrait nous renseigner sur Orlando ?!

— Non… Non.

Le colosse se retira comme une marée de mazout au fond du fauteuil, coinça ses battoirs derrière sa nuque.

— Si je comprends bien, vous prétendez que la victime n’a pas d’autres amis que vous, qui êtes proches d’elle mais pas au point de connaître son nom de famille, se gaussa-t-il. C’est beau l’amitié !

— C’est pas de l’amitié, c’est de la solitude, dit Jana.

— Ho ho ! Vous savez au moins où il habite, votre meilleur ami ?

La Mapuche grimaça — aucune idée.

— Dans un barrio, la relaya Paula. La Villa 21.

Un bidonville du centre.

— De la famille ?

— À Junín… Enfin, c’est ce que m’a dit Luz. Orlando… Il a coupé avec sa vie d’avant pour venir à Buenos Aires…

— Où il est tombé sur la mauvaise personne au mauvais endroit, continua Andretti.

Paula se mélangeait les doigts sur la chaise. Le sergent repoussa le clavier de son ordinateur, qui rappelait les immeubles miteux du quartier.

— Puisque vous n’avez rien d’autre à me dire, vous pouvez rentrer chez vous, annonça-t-il.

— Vous ne prenez pas notre déposition ? s’étonna Jana.

— Pour écrire quoi : que vous connaissez son prénom ?!

— Vous allez quand même prévenir ses parents ?

Andretti eut un rictus particulier à son encontre.

— Tu sais ce qu’on dit ici, l’Indienne : mêle-toi de tes affaires…

Un vieil adage, qui avait fait fureur pendant la dictature. Jana n’était pas née.

— Notre copain a été massacré par un psychopathe et il y a de fortes chances pour qu’il rôde encore dans le quartier, dit-elle. Luz avait un sac à main, des vêtements : si vous n’avez rien retrouvé, c’est qu’il a dû embarquer Luz dans sa voiture pour l’assassiner quelque part, avant de jeter le corps dans le port…

— Dis donc, c’est pas une petite pute qui va m’apprendre mon boulot ! gronda le policier en agitant ses bajoues. Maintenant débarrasse le plancher, India de mierda, avant que je te colle au trou. À poil, ça te dirait ?

Paula frissonna sur sa chaise. Les murs du commissariat suintaient la violence, l’arbitraire et les coups. Jana retenait son souffle, les yeux brûlant de haine. Il n’y avait pas que Jorge, le gérant du Transformer, pour les flics aussi elle ne serait jamais qu’une suceuse de bites, une sous-humaine ou impropre à l’espèce qu’on s’envoyait dans les voitures, une bâtarde grandie dans la poussière et jetée à la ville comme en prison, une Indienne qui pissait le sang des siens : rien.

Rien qu’une pute…

Elle prit la main glacée de Paula.

Rajemos[4] !

3

« Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas, les Colombiens des Mayas, les Argentins descendent du bateau », raillait le dicton.

De fait, Buenos Aires existait avant tout par les yeux de l’Europe. Un jeu de miroir et de reflet qui aiguisait l’âme des Porteños. Les autochtones liquidés, les perdants du Vieux Continent s’étaient retrouvés dans ce port ensablé et sans quais, qu’on gagnait à bord de chariots à demi immergés tirés par des chevaux. Fumant sur du vide, la poussière indienne à peine retombée, les colons européens avaient bâti cette ville, Buenos Aires, que Daniel Calderón aimait tant.

Était-ce pour cela qu’il la quittait si souvent, comme une maîtresse passionnée, pour mieux la retrouver ? Quand il en parlait, Daniel avait le duende, cette fulgurance créatrice chère à Lorca qu’on trouvait parfois dans la passe d’un torero, la voix d’une chanteuse ou la transe d’une danseuse de flamenco. Ce duende qui « renvoie muses et anges / comme des chiens savants dans la fange », Rubén le retrouvait dans les poèmes de son père, feux et lumières qui avaient ébloui son enfance. Daniel et Elena Calderón lui avaient donné ce prénom en hommage à Rubén Darío, instigateur du mouvement d’indépendance de leur langue et précurseur du manifeste Martín Fierro, la revue poétique avant-gardiste qui avait marqué le début du siècle argentin, dont Daniel Calderón était l’un des héritiers les plus novateurs.

Rubén avait découvert Buenos Aires par les yeux de son père, poète lié à sa ville comme la plaine à la pluie : très tôt, Daniel lui avait raconté ses tours de passe-passe, ses bars où l’on fumait à l’aube en parlant de politique, du tango revenu des bordels et ses femmes penchées sous le désir de l’autre, les couleurs et le prisme de cette Europe qui les hantait. Des heures durant assis sur les bancs ou à la terrasse des cafés de Florida, son père lui avait appris à observer les gens, à reconnaître la première fois qu’une jeune adolescente marchait seule dans la rue, si fière et si touchante de se montrer libre devant tous, l’élégance des amants sur les pavés que la nuit faisait briller, à deviner les réflexions des vieillards dans les parcs, ces pensées perdues qu’il fallait rattraper pour eux, la désinvolture des chats dans les cimetières, l’allégresse paisible des femmes mûres lorsqu’elles étaient de nouveau amoureuses, la vitalité émouvante de certaines femmes quand elles faisaient don de leur grâce au monde, ainsi réenchanté. Ensemble ils imaginaient la vie des passants, comme ce personnage à chapeau croisé devant l’opéra qui, en suivant l’itinéraire de Borges, finirait par serrer la main de Pinochet (une blague typique, le grand écrivain ayant à la fois dressé son « itinéraire idéal » à travers le damier de Buenos Aires, et serré la main du dictateur chilien avant de « quelque peu » se rétracter…). Rubén grandissant, les femmes devinrent leur terrain de jeu privilégié, là où l’abstraction passionnelle se faisait la plus féconde. Les poèmes, les idées s’amoncelaient sur les cahiers qu’ils remplissaient, le duende hispanique en ligne de mire.

Beauté, beauté… /

Je voudrais mourir avec toi, en beauté…/

Rubén marchait dans des pas de géant quand était survenu le Golpe, le coup d’État de Videla du 24 mars 1976…

« Un mort, c’est un chagrin ; un million, une information. » Trente mille : c’était le nombre de disparus.

La méthode appliquée par les militaires dupliquait les pratiques utilisées par les nazis durant la guerre : l’enlèvement de personnes. Avantages du procédé : aucune information sur les conditions de détention, image préservée face à la communauté internationale, possibilité d’éliminer des individus protégés par leur âge (mineurs), leur sexe (jeunes filles, femmes enceintes) ou leur notoriété. Les contacts établis avec des officiers français ayant combattu en Indochine, puis avec des membres des groupes Delta de l’OAS revenus d’Algérie allaient banaliser avec la gégène un supplément de terreur, dès lors utilisé de manière systématique sur les détenus : la picaña… Ces méthodes et les liens avec le nazisme n’avaient rien d’inédit : l’icône nationale, Juan Perón, avait reçu une somme considérable en vendant huit mille passeports aux agents de l’Axe alors en fuite. De nombreux officiers nazis avaient ainsi formé les militaires et les policiers argentins, des brochures circulaient dans les casernes — « SS en action », « Hitler avait peut-être raison » et le fameux faux « Protocole des Sages de Sion », qu’on trouvait toujours dans les librairies d’occasion de Corrientes. Outre des instructeurs, les plus grands criminels de guerre avaient transité par le pays, Mengele, Boorman, qu’on disait propriétaire du « trésor nazi », Eichmann, dont la maison donnait sur un cimetière juif.

À l’instar du commandant d’Auschwitz, le général Camps, un des hauts gradés de la junte argentine, avait déclaré n’avoir « personnellement jamais tué un enfant », ce qui ne l’avait pas empêché, au plus fort de la répression, de proposer qu’on arrête les enfants de subversifs dans les écoles primaires afin de museler toute contestation future. Pressé par l’administration tatillonne de Carter, Videla, le premier chef de la dictature, avait finalement renoncé — pour une question d’image…

Tous les militaires étaient mouillés dans ces opérations secrètes, le personnel soumis aux rotations. Il leur était interdit de parler ou de commenter ces missions de « purification », mais on laissait filtrer les rumeurs pour terroriser la population. Menacés de représailles, certains voisins augmentaient le son de la radio pour couvrir les cris des gens qu’on enlevait. Les Ford Falcon sillonnaient la ville sans plaque d’immatriculation, avec un officier à l’arrière. Les interventions avaient surtout lieu de nuit ou au petit matin, le week-end de préférence : le Groupe d’Intervention coupait l’électricité du quartier si l’opération s’annonçait délicate et, en cas de résistance, tirait dans le tas — « assaut antiterroriste », notait alors l’officier dans son rapport. Après quoi ils vidaient la maison avant de livrer les subversifs dans les « Centres de Traitement ».

Participer à des réunions d’étudiants de gauche, à des activités syndicales, avoir critiqué à haute voix les militaires, porter le même nom qu’un suspect, avoir assisté à un enlèvement, être juif, enseigner ou étudier la sociologie, conseiller des pauvres ou des suspects en matière juridique, soigner des suspects ou des pauvres, écrire des poèmes, des romans, des discours, être étranger et « trop bruyant », être réfugié d’un pays sous régime militaire, recherché pour des raisons politiques, exercer le métier de psychologue ou psychanalyste — influencés par des théoriciens juifs —, donner un récital de piano devant des ouvriers ou des paysans, être « trop » passionné d’histoire, être un jeune soldat qui en sait trop ou qui conteste, être « trop » fasciné par l’Occident ou réaliser des films « trop » axés sur des sujets de société ou contrevenant à la « bonne morale », militer dans une association des Droits de l’Homme, avoir un frère, une sœur, un cousin ou un ami proche d’une personne disparue : les militaires et la police enlevaient les gens pour n’importe quelle raison. Était considéré comme subversif quiconque se dressait contre le « mode de vie argentin ».

« La subversion est ce qui oppose le père à son fils », avait précisé le général Videla. Un paternalisme phallocratique qui puisait son idéologie dans le catholicisme, étendu à toute la société : trois cent quarante camps de concentration et d’extermination opérationnels répartis sur onze des vingt-trois provinces du pays, pour une efficacité maximum — quatre-vingt-dix pour cent de la population incarcérée n’avait jamais revu le jour…

Rubén Calderón faisait partie des rescapés.

On l’avait libéré au milieu de la liesse populaire qui avait suivi la victoire de l’équipe nationale lors de la Coupe du Monde de football, un jour de juillet 1978 sans explications.

Sans doute fallait-il des gens pour raconter les atrocités qui se déroulaient dans les prisons clandestines, et de manière suffisamment convaincante pour refroidir les récalcitrants. Ou plutôt l’avait-on épargné pour qu’il raconte ce qui s’était passé lors de son incarcération, qu’il le raconte à Elena et à ses Mères de malheur qui, tous les jeudis, se réunissaient sur la place de Mai : pour la rendre folle, justement…

Mais Rubén s’était tu.

Raconter l’ineffable, c’était le revivre, laisser remonter l’angoisse, le chagrin, la douleur, parler, c’était redonner à ses tortionnaires le pouvoir de l’écraser. Il n’avait rien dit à sa mère de ses mois de captivité à l’École de Mécanique de la Marine, ce qu’étaient devenus son père et sa sœur — impossible.

Elena Calderón ayant intégré le mouvement de résistance des Madres de la Plaza de Mayo, Rubén ne pouvait pas rester à Buenos Aires sans offrir un moyen de pression aux répresseurs : on l’avait caché à la campagne, chez des amis qui ne s’occupaient pas de politique — comme beaucoup de gens à l’époque, « ils ne savaient pas », ou ne voulaient pas savoir. Reclus dans le grenier aménagé de leur maison, se barricadant de livres comme une souris de laboratoire littéraire, Rubén accueillait sa mère avec des sourires trompeurs.

Il était l’ami des hiboux, des pierres. Il se vidait les tripes la nuit sur la lande et ne s’arrêtait qu’à bout de souffle, les poumons brûlants, s’affalait dans l’herbe pour revisiter les histoires qu’ils se racontaient jadis aux terrasses des bistrots — le poète était mort mais sa voix résonnait dans la mémoire prodigieuse de son fils —, des histoires où les femmes traversaient en puma l’obscurité et ses bois, où l’on partait à plusieurs sur des chevaux percés de clous, des histoires de passantes que Rubén se répétait sous les étoiles, pour se donner le courage d’écrire un jour, à défaut de parler. Mais les mots fuyaient. Ils fuyaient toujours…

Sa mère donnait des nouvelles de Buenos Aires où la contestation grondait. Économie en lambeaux, légitimité mise à mal, grèves : après six ans de dictature, l’espoir renaissait. Lui ne disait rien, la peau retournée au cœur de l’inframonde, ce cercueil ouvert au grand silence, messager d’une nouvelle qu’il n’avait jamais donnée.

Rubén pourtant avait l’âme bleue. Il donnait le change auprès des sœurs de l’estancia voisine — comment un amant si doux pouvait collectionner de telles cicatrices ?! — , développant une musculature longiligne d’animal boosté au grand air qui demain lui donnerait la foudre.

— Que tu es beau, mon fils ! s’aveuglait Elena lors de ses visites.

Rubén ressemblait il est vrai de plus en plus à son père — démarche, inclination de la tête, vivacité et couleur des yeux, et ce sourire désarmant qui ébranlait les plus revêches. Bien sûr Elena était partiale, mère par-dessus le marché, elle était surtout toujours amoureuse de son mari disparu. Elle ne voyait pas que Rubén couvait un monstre, chaque jour plus fort à mesure qu’il se taisait. Les jeunes filles de la campagne aimaient ses yeux d’orage sans savoir sur qui il tomberait un jour, ses bras noueux qui tentaient de les serrer, prenaient ses frissons pour des retours de caresses. Rubén revenait de leur lit pantelant, partagé entre la reconnaissance et l’effroi. Abonnés à La Nación, les gens qui l’hébergeaient n’y voyaient que du feu…

Rubén avait vingt ans quand la défaite des Malouines précipita la chute de la dictature. Les Grands-Mères de la place de Mai et d’autres associations de victimes se portèrent aussitôt partie civile contre les exactions commises durant le « Processus de Réorganisation nationale » : l’époque des premiers procès, qui devaient durer des années. Les lois d’amnistie succédant aux lois d’exception, la lassitude au temps, l’armée, la police et la plupart des répresseurs passèrent entre les mailles de la justice. Les Grands-Mères se retrouvaient seules à prêcher dans un désert où se perdait la mémoire du pays.

Rubén abandonna le journalisme qui le faisait vivre depuis son retour à Buenos Aires, et trouva l’appartement à l’angle de Perú et San Juan, qui deviendrait son agence. Il étudia les techniques d’interrogatoires des tortionnaires, la résistance à la douleur, les filatures, avec acharnement, il étudia l’histoire, la politique, l’économie, les réseaux d’immigration nazie, le droit international, l’anthropologie légiste, le tir sur cible mouvante, les arts martiaux des sections combat des Montoneros, de l’ERP ou du Mossad : pour rendre les coups.

Son agence de détective n’avait pas pour but de retrouver les disparus — il était bien placé pour savoir qu’ils avaient été liquidés — mais les responsables.

Dans un pays où neuf juges sur dix exerçant sous la dictature avaient été confirmés dans leur fonction, Rubén Calderón était l’ennemi déclaré, le bras armé des Grands-Mères, celui qui recevait des têtes d’animaux par la poste, des menaces téléphoniques, des injures. Lui accumulait les rapports d’enquêtes, réglait ses comptes.

Les militaires le détestaient, la moitié des flics de la ville lui auraient volontiers troué la peau, les autres n’auraient pas pleuré longtemps : Calderón chassait sur leur terrain.

« Ricardo Ravelli, né le 07/07/1952, capitaine de corvette intégré à l’ESMA, où il exerce comme interrogateur jusqu’en 1981, soupçonné d’avoir participé au faux accident de voiture de Monseigneur Angelleli, évêque proche du Concile Vatican II, opposé à l’ultraconservatrice Église argentine qui supportait les généraux : suicidé. »

« Victor Taddei, né le 19/01/1943, membre de la police fédérale de 1967 à 1984, où il collabore avec les renseignements militaires : quitte le pays et sa famille en 2000 sans laisser d’adresse. »

« Ricardo Perez, né le 02/05/1941 à Mendoza, juge au tribunal militaire (1975/1982) puis à la Cour suprême : retrouvé baignant dans ses excréments, à quelques pas de son domicile. »

« Juan Revalde, né le 25/11/1950, officier interrogateur au Campo de Mayo (1976/1980), agent des services de renseignements (SIDE) jusqu’à sa mise à la retraite en 2003 à l’arrivée de Kirchner : mutique depuis deux ans, interné à l’hôpital psychiatrique de Rosario. »

« Hector Mancini, né le 14/06/1948, capitaine de frégate dans la Marine (1971/1981), décoré deux fois lors de la guerre des Malouines : héroïnomane, aujourd’hui sans domicile fixe. »

« Miguel Etschecolaz, né en 1929, directeur des enquêtes de la police provinciale de mars 1976 à décembre 1977, soupçonné d’être le planificateur de la “Nuit des crayons” où plusieurs étudiants furent enlevés, torturés et tués : retrouvé nu à l’aube, dans un terrain vague du Gran Buenos Aires. »

« Juan Cavalo, ministre de Carlos Menem et ancien ministre du Travail du gouvernement d’Isabel Perón ayant signé en 1975 le décret pour l’“éradication des subversifs” dans la province de Santa Fe : ruiné, s’exile au Paraguay en 2006. »

La liste était longue, non exhaustive. Elena Calderón ne savait pas tout — c’était leur destin de rescapés. En quinze ans d’exercice pour le compte des Grands-Mères, Rubén avait échappé à deux fusillades en pleine rue, à une fuite de gaz, au capot d’un véhicule sans plaques qui passait devant chez lui, aux promesses de viol sur sa mère et à trois agressions physiques sans conséquences graves. « Mémoire, vérité, justice » : depuis sa sortie de prison, les Grands-Mères n’avaient rien changé de leur méthode de harcèlement. C’était trop tard. Aucune menace, loi ou décret ne leur ferait lâcher prise : car c’étaient elles, désormais, les Mâchoires de l’Histoire.

*

L’été touchait à sa fin, et la vague de chaleur qui stagnait depuis un mois au-dessus de la ville s’était soudain vue balayée par un vent violent : le soir tombait et des trombes d’eau s’abattaient sur le trottoir avenida de Mayo, chassant les vendeurs de loterie sous les kiosques à journaux.

Des touristes trempés faisaient la queue devant le Café Tortoni malgré l’heure tardive ; Rubén lança une vanne au portier grisonnant qui, sous son parapluie et dans une livrée impeccable, l’accompagna jusqu’à la lourde porte aux poignées de laiton. Le Tortoni était le plus vieux bar de Buenos Aires : Borges y avait encore sa table, Gardel sa statue sous les vitraux astiqués. Le brouhaha feutré des clients contrastait avec le concert des assiettes que les serveurs endimanchés réexpédiaient en cuisine. Rubén traversa la salle au luxe d’une autre époque en répandant de l’eau de pluie sur la moquette épaisse ; il aperçut le visage débonnaire de Carlos derrière la vitre du salon fumeurs et salua son ami d’un fraternel abrazo, l’accolade locale.

Issu d’une famille de Juifs ukrainiens qui avaient fui les pogroms, Carlos Valkin avait milité chez les Montoneros, le parti péroniste révolutionnaire. Arrêté au journal qui l’employait en 1975 (quand les incarcérations étaient encore officielles), les protestations de Daniel Calderón et d’autres artistes ou personnalités en vue l’avaient sauvé, avant qu’il ne se réfugie à l’étranger. Carlos n’était plus Montonero depuis la guerre des Malouines lorsque, face au déchaînement patriotique et sous prétexte d’une Angleterre impérialiste, les responsables du parti exilé avaient tenté de recruter des soldats pour combattre sous le commandement de leurs assassins. Une désillusion générationnelle qui n’avait pas entamé sa soif de justice : Carlos avait abandonné le militantisme mais pas la politique puisqu’il était aujourd’hui journaliste d’investigation à Página 12. Un travail dangereux en Argentine.

Rubén avait travaillé avec lui pour le quotidien de centre gauche. Ensemble, ils avaient refait le monde tard dans les bars, à l’heure où l’on envoie son désespoir en fumée, parlé de femmes et d’amour, du temps d’avant et surtout à venir. Carlos vivait à soixante ans comme à trente, arborait une courte barbe blanche sur un visage souriant, un moral inamovible malgré les turpitudes du passé et des yeux gourmands d’un bleu à vider le ciel.

Des tableaux anciens ornaient les murs du petit salon fumeurs, délicieusement désert. Ils commandèrent une bouteille de Malbec et deux bife de lomo en échangeant quelques nouvelles. Leur vieux rituel leur interdisant d’en donner de mauvaises avant d’avoir gueuletonné, ils attendirent d’être servis et attaquèrent la pièce de résistance.

La culture du McDo n’avait guère pris auprès des Argentins, dont les bœufs élevés à l’herbe de la pampa formaient le traditionnel asado, le barbecue dominical. Gastronome à fort atavisme carnivore, Carlos pesta contre le fait que les meilleurs morceaux, les Premium, soient depuis peu réservés à l’exportation.

— Tu verras qu’un jour nos vaches aussi seront délocalisées ! prophétisa le journaliste, la fourchette brandie vers le plafond rococo.

— Pour aller où, en Inde ? s’amusa Rubén.

— Rigole : nos meilleurs vins rouges sont hors de prix, nos blancs puent la vanille, même nos femmes se mettent à la salade !

— J’aime autant ça qu’au tricot, nota Rubén en achevant sa viande. Au fait, tu es toujours avec ta copine, là… Alex ?

Les deux amis ne s’étaient pas vus de l’été.

— Non, répliqua Carlos avec une pointe de nostalgie, non, la pauvre en a eu marre de moi. Mais j’ai trouvé une veuve, une Allemande : très sympa. Intelligente, riche, sexy… Enfin, autant qu’on peut l’être à soixante ans ! s’enthousiasma l’amoureux chronique. Ah ! Ruth ! « Le charme de la connaissance serait mince si, pour l’atteindre, il n’y avait pas tant de pudeur à vaincre ! » déclama-t-il, le cœur plein les yeux.

— C’est quoi, fit Rubén, du Goethe ?

— Du Nietzsche. Mais traduit en argentin, hein ? relativisa Carlos.

— Arch !

— Et toi, brigand, toujours personne à me présenter ? Non ? Ah ! s’esclaffa-t-il devant le haussement d’épaules de son ami. C’est ça les hommes à femmes !

— Une à la fois suffirait, dit Rubén.

Carlos n’était pas sûr qu’il plaisantait mais, garçon jusqu’au bout, fit tout comme.

Un vieux couple d’Américains en short à carreaux fit une brève apparition dans le salon fumeurs. Rubén alluma une cigarette pour accompagner le dessert de Carlos.

— Bon, dit-il enfin, ce n’est pas pour parler de femmes que tu voulais me voir.

— Eh bien, si, en quelque sorte…

Carlos essuya sa bouche avec une serviette en papier, la jeta en boule dans les vestiges de tarte et tira une photo de son veston, portrait numérique qu’il fit glisser sur la table : Rubén découvrit le visage d’une brune, la trentaine, le regard trouble de ceux qui pensent à autre chose devant l’obturateur. Des cheveux bouclés, plutôt jolie…

— Tu connais ? demanda Carlos.

Il secoua la tête.

— Non.

— Maria Victoria Campallo. Elle m’a laissé un message hier au journal, en me disant qu’elle rappellerait. Elle ne l’a pas fait. J’ai essayé plusieurs fois de la joindre, sans succès. Je suis passé chez elle tout à l’heure mais il n’y a personne. Maria Victoria est photographe, précisa-t-il.

— Il disait quoi, ce message ?

— Rien. Juste qu’elle voulait me voir, que c’était urgent. J’étais en déplacement, je n’ai eu son message que ce matin, sur le répondeur.

Rubén enfuma un peu plus le salon.

— C’est quoi le problème ?

— Maria est la fille d’Eduardo Campallo, l’homme d’affaires. Tu sais qu’il y a bientôt des élections dans ton pays : Campallo est le principal soutien financier du maire, Torres. Je ne sais pas s’il y a un lien, mais la fille de Campallo connaît forcément la couleur de notre journal…

Son œil acéré brillait sous les volutes du cigarillo qu’il venait d’allumer, guettant la réaction de son ami.

— Elle t’a laissé son numéro de portable ? demanda Rubén.

— Non : elle téléphonait d’un locutorio

Les centres d’appels publics.

— Campallo s’affiche rarement en compagnie de Torres, poursuivit Carlos, mais il est son pourvoyeur de fonds pour les élections. Campallo a commencé dans le béton en reprenant la boîte de son père dans les années 70, dont il a multiplié le chiffre d’affaires avant de se sucrer sur les offres de marchés publics lors des privatisations. Il renvoie depuis les ascenseurs à tour de bras, à commencer par ses amis politiques : il arrose aussi les syndicats et les alcahuetes[5] qui gravitent autour de la Casa Rosada, les lobbys… Un investissement, en quelque sorte, ironisa-t-il pour masquer son amertume. Ça fait longtemps qu’on a Campallo dans le collimateur, mais ce type est un gros gibier. Je ne sais pas ce que me voulait sa fille, pourquoi elle reste muette depuis son message au journal mais, à l’entame de la campagne électorale, avoue que c’est tentant d’y voir une coïncidence.

Rubén l’observait d’un œil inquisiteur.

— Pourquoi tu me dis tout ça ?

— Parce que tu es détective, fit Carlos dans un sourire à deux faces.

— Je m’occupe des disparus et de leurs enfants, rappela Rubén. Pas des gosses de riches.

— Maria Victoria fait aujourd’hui partie des disparues…

Ça n’avait pas l’air de le convaincre.

— Si elle a appelé d’un locutorio, objecta Rubén, peut-être que son portable ne marche plus, qu’elle est partie en reportage ou en lune de miel.

Carlos secoua sa crinière blanche.

— Non. J’ai interrogé le concierge de l’immeuble, il n’a pas vu Maria Victoria depuis deux jours et son chat miaulait à la porte, dans le couloir. Le concierge l’a recueilli en attendant le retour de sa maîtresse, sauf qu’elle semble avoir disparu dans la nature… Je n’ai rien pour prouver ce que j’avance, Rubén, à moins que tu trouves quelque chose.

Il dévisagea son ami journaliste.

— Argent, politique, pouvoir : tu me demandes de mettre les mains dans la merde, résuma-t-il.

— Tu es le seul qu’elle n’éclabousse pas.

Rubén secoua la tête — tu parles.

— Maria Campallo ne donne plus signe de vie, insista Carlos, la voix plus grave. Peut-être qu’elle se cache, qu’on lui a dit de se taire, de changer d’air, je ne sais pas. Aide-moi à la retrouver.

Le sexagénaire écrasa son cigarillo dans le cendrier de marbre. Leurs verres étaient vides sur le bois patiné.

— Il me faudrait des renseignements sur Campallo, soupira Rubén, sa fille… Je n’ai rien.

Carlos tira une enveloppe kraft de son veston.

— Tout est là, dit-il.

*

Superposition d’immeubles, de rues pavées, de marbre, de ferraille et d’ordures, foyer de la révolution sud-américaine, vivant le coup d’État comme une seconde nature, culturelle, péroniste et hautaine, Buenos Aires savait que son âge d’or était passé et ne reviendrait pas.

Maintenant des gamins en guenilles erraient devant les buildings du Centro, des types dormaient sur des bouts de carton dans les rues et les parcs, triaient les déchets ou se reposaient le long des trottoirs, des hommes-sandwichs déambulaient sur Florida ou aux feux rouges, des taxis fatigués et pas toujours légaux arpentaient les avenues gazolinées, les boutiques d’antiquaires de San Telmo étaient pleines des lustres d’antan, de meubles, d’argenterie et d’authentiques bijoux de famille qui nourrissaient une nostalgie dynamique. Les cinémas géants des grands boulevards avaient laissé la place à des commerces franchisés ou à des môles au luxe impersonnel, et si la culture du bistrot avait persisté, les tarifs prohibitifs du centre-ville laissaient les Portègnes à distance ; les banques et des multinationales avaient fait les poches du cadavre politique du pays, n’abandonnant que les crachats sur leurs verrières glacées.

On y pratiquait donc naturellement et sans modération l’art de l’insulte ; la colère imprégnait les murs de la capitale, mais le parfum d’exil qui s’en dégageait n’empêchait pas les couples de s’embrasser à pleine bouche dans les rues, jeunes et vieux sans pudeur ni façons, comme pour conjurer le sort qui s’acharnait sur l’Argentine. Les gens ici avaient la peau et le cœur blancs comme le fer qui avait marqué le siècle.

Le quartier de San Telmo où vivait Rubén avait été déserté par la bourgeoisie à la suite d’une épidémie de fièvre jaune : aujourd’hui les herbes folles s’échappaient des murs des maisons décrépies et des balcons de fer forgé. Bastion populaire au sud du centre-ville, la municipalité essayait de réhabiliter le quartier autour de la Plaza Dorrego, ses bars et son marché aux puces. Rubén Calderón habitait rue Perú, un immeuble Art nouveau dont le charme suranné lui convenait — marbre gris au sol, boiseries d’époque, poignées et baignoire 1900. Une verrière aux teintes bleues donnait sur la cour intérieure, la cuisine était aveugle mais la fenêtre de la chambre se situait face à l’angle de San Juan…

La pluie avait cessé quand le détective poussa la porte blindée de l’agence ; il déposa l’enveloppe kraft sur la table basse, ouvrit la fenêtre du salon qui faisait office de bureau pour chasser l’odeur de tabac froid et prépara un cocktail. Pisco, jus de citron, sucre, blanc d’œuf, glace : il secoua vigoureusement le tout dans un shaker avant de remplir un verre à pied. Pisco sour, effets dynamisants garantis. Il mit le CD de Godspeed You ! Black Emperor acheté la veille, but le cocktail en regardant le ciel au-dessus des toits sous les plaintes lascives des guitares.

Avec le temps, le bureau de l’agence avait gagné sur l’appartement, dont l’espace privé se résumait à une chambre au fond du couloir. L’informatique avait permis de réduire le nombre de volumes, développer le champ des recherches et croiser les sources — banque ADN des corps des disparus identifiés, pedigree des tortionnaires en fuite ou amnistiés, témoignages —, le tout relié aux fichiers des Mères de la place de Mai, dont Elena assurait les mises à jour, et à ceux des Abuelas, qui recherchaient spécifiquement les enfants de disparus. L’agence tournait avec les droits d’auteur de son père, toujours édité à l’étranger, les honoraires que les clients pouvaient payer et des fonds privés ou arrachés aux anciens répresseurs. L’argent de toute façon ne l’intéressait pas beaucoup — on passe son temps à compter celui qui nous manque, et ses pertes à lui étaient sèches, indélébiles.

L’air était humide par la fenêtre, charrié par un vent capricieux qui remontait jusqu’à lui ; Rubén posa son verre sur la table basse, s’assit sur le canapé sixties qui faisait face à la bibliothèque surchargée et décacheta l’enveloppe kraft.

Carlos était bien placé pour décrypter les montages financiers de l’empire Campallo, ses ramifications : spécialiste d’économie politique, le journaliste était aussi membre d’un groupe de pression composé de juristes, d’intellectuels et d’avocats réclamant une CONADEP (une commission nationale semblable à celle des disparus) pour juger ceux qui avaient ruiné l’Argentine lors de la crise de 2001–2002. Le groupe de Carlos mettait spécifiquement en cause les propriétaires fonciers qui, en contrôlant la source principale de devises du pays, avaient bloqué les dollars tirés de leurs exportations et caché leurs revenus réels pour payer moins d’impôts. Liée à la finance, cette oligarchie avait exporté ses énormes excédents de capitaux à l’étranger, spéculant contre le peso et son propre pays, jusqu’à le rendre exsangue.

Eduardo Campallo faisait partie des hommes qui avaient su tirer leur épingle du jeu. Ingénieur et urbaniste de formation, Eduardo avait fait des études aux États-Unis avant de prendre les rênes de l’entreprise familiale au décès prématuré de son père, dont on peut dire qu’il était mort à la tâche. Eduardo avait dirigé Nuevos, une entreprise de construction basée à Buenos Aires, à partir de 1975. L’année suivante, les militaires chargeaient Nuevos de raser les bidonvilles du centre et de bâtir de nouveaux immeubles. Un chantier gigantesque qui avait mis le pied à l’étrier au jeune entrepreneur tout en multipliant ses réseaux. Martínez de Hoz, le ministre des Finances de la dictature et des gouvernements suivants (de Hoz, rebaptisé Hood Robin, car il dépouillait les pauvres pour donner aux riches), avait été formé dans la même école de commerce aux États-Unis que Campallo. Simple accointance idéologique ? Nuevos, qui avec le temps deviendrait STG puis Vivalia, avait quadruplé son chiffre d’affaires durant la dictature avant d’exploser sous les années Menem. Poursuivant sa politique de désengagement, l’État avait alors bradé des terrains viabilisés dans le centre-ville de Buenos Aires, à charge pour Campallo d’y ériger un centre d’affaires — plus-value : deux cents pour cent. Même type d’opération deux ans plus tard avec l’aménagement des résidences de luxe de Puerto Madero, la réfection des anciens docks en lofts avec, là encore, des bénéfices records qui avaient propulsé Campallo dans les hautes sphères économiques. Commissions, transferts d’argent vers des banques off-shore via des sociétés écrans, faux et usage de faux, Carlos et ses amis soupçonnaient Eduardo Campallo d’avoir arrosé la classe politique impliquée dans les affaires en échange de ses largesses.

Campallo avait par la suite diversifié ses activités dans les médias et la communication — il possédait plusieurs journaux, magazines people ou à sensation, une radio privée et des parts dans plusieurs chaînes câblées. La banqueroute de 2001 avait ralenti l’expansion de l’empire Campallo dans le centre de la capitale, mais pas dans la province de Buenos Aires, la plus peuplée d’Argentine : Vivalia avait entre autres construit la résidence ultrasécurisée de Santa Barbara, un countrie entouré de murs à cinquante kilomètres de la ville, avec bretelle d’accès à l’aéroport international réservée aux résidents, gardes armés, aires de sport, services urbains, espaces verts… Campallo côtoyait l’élite d’un pays qui ne manquait pas de prétendants. Certains étaient naturellement devenus ses amis, à commencer par le maire de Buenos Aires, Francisco Torres.

Rubén acheva son pisco sour. Si Carlos avait réuni un dossier complet sur l’homme d’affaires, il possédait peu d’informations sur sa famille. Eduardo Campallo s’était marié en 1974 avec Isabel De Angelis, issue de la haute bourgeoisie locale. À présent âgée de cinquante-neuf ans, catholique et mère de deux enfants — Maria Victoria, l’aînée, et Rodolfo, de deux ans son cadet —, Isabel Campallo exerçait diverses activités caritatives, sans rapport avec celles de son mari. Grosse fortune personnelle. Leur fils Rodolfo travaillait comme animateur dans une radio privée appartenant à son père, Maria Victoria comme photographe de plateau. Souvent en déplacement, d’après le concierge, qui se chargeait alors de nourrir son chat. Que faisait-il dans le couloir ? Carlos avait joint une photo numérique de Maria Victoria, l’adresse et le code d’accès de l’immeuble.

Rubén s’habilla de noir et prépara son matériel.

*

La jeunesse bohème avait investi Palermo, drainant boutiques de marques, bars et restaurants à la mode world qui faisaient le bonheur des touristes et des spéculateurs immobiliers. Le quartier était désormais coupé en deux, Palermo Viejo et Hollywood, ainsi rebaptisé depuis que les artistes et les gens de cinéma y résidaient.

Nicaragua 1255, trois heures du matin. Un bus chromé aux couleurs exubérantes passa au large, vaisseau fabuleux traversant la nuit ; Rubén écrasa sa cigarette sur le trottoir aux plaques de marbre défoncées et composa le code d’accès de l’immeuble. Pas d’ascenseur ni âme qui vive dans le hall ; il passa devant les rideaux tirés de la conciergerie, grimpa l’escalier jusqu’au palier du troisième et dernier étage. Il y avait de la musique chez le voisin. Le détective examina le verrouillage de la porte, fit le tri parmi ses passes, tritura la serrure jusqu’à ce qu’un clic indiquât l’ouverture. Il pénétra sans bruit dans le loft de Maria Victoria, se dirigea à la lumière du dehors, baissa les stores qui donnaient sur la rue et alluma la lumière. L’appartement de la photographe était spacieux, moderne et sobre : cuisine américaine, deux longs canapés noirs ornés de coussins bariolés, une table d’architecte près de la haute baie vitrée et un studio de prises de vue aménagé derrière un paravent — lampes parapluies, projecteurs, fond blanc pour les shootings… Rubén fit quelques pas sur le parquet brun : une douzaine de photos pendaient à un fil tendu à l’angle de la pièce, tenues par des pinces à linge. Ses derniers tirages sans doute. Il reconnut le regard occupé de la jolie brune aux cheveux bouclés — un autoportrait de Maria Victoria, avec un charmant petit lézard tatoué qui grimpait sous son oreille —, les autres clichés, des photos de scène, représentaient un chanteur de rock ; cette tête rasée, ces yeux maquillés de noir et ces poses alambiquées lui disaient quelque chose… Il les copia sur son BlackBerry, enfila une paire de gants plastifiés et jeta un œil au coin bureau.

Un slogan était affiché au-dessus d’une lampe vintage : « Ne pas créer des modèles de vie, mais des vies modèles. » On y trouvait des dossiers de presse empilés, des cartes fantaisistes punaisées au mur, un agrandissement de Newton où une grande blonde nue nichée sur des talons aiguilles bravait l’objectif, deux cendriers sans mégots où trônait la carte d’un cordonnier du quartier, une petite boîte de style péruvien remplie de grains de café et, au milieu du bureau, ce qui semblait être l’emplacement d’un ordinateur portable… Rubén observa le lieu, s’imprégna de l’atmosphère.

Nourriture dans le frigo, achats récents, vêtements dans la machine à laver, il y avait mille façons de mettre en doute l’hypothèse d’une fugue ou d’un suicide. Il ouvrit les placards de la cuisine, le frigidaire. Une bouteille de jus de fruits entamée, les restes de plats préparés, quelques œufs et des yaourts au soja constituaient les aliments périssables. Rien de très instructif. Un antique Polaroid était posé sur la commode, près du téléphone à fil. Rubén actionna le répondeur : une voix mécanique indiqua un nouveau message, émis à midi — une certaine Miss Bolivia, qui la remerciait pour ses photos… Rubén prit les coordonnées. Pas de carnet d’adresses ni d’agenda visibles autour du téléphone : il fouilla brièvement parmi la paperasse administrative consignée dans un dossier, empocha la dernière facture télécom et composa le numéro de portable de Maria, à tout hasard : téléphone en dérangement. Avait-elle coupé sa ligne ? Le détective grimpa à l’étage, dubitatif, se retint de fumer.

Le lit de la chambre était fait, des vêtements jetés en travers de la couette. Pas trace de l’ordinateur portable. Maria était sans doute partie avec. Il se dirigea vers la salle de bains adjacente, ouvrit les étagères de la pharmacie : une boîte de somnifères, des anxiolytiques, le reste en produits de beauté. Pas d’ordonnance. Il reflua vers la chambre à coucher, passa en revue les tiroirs de la table de nuit — babioles, préservatifs, un godemiché court chromé, du gel chauffant, quelques revues de photo, un sachet de marijuana à l’odeur en partie éventée, un autre de poudre… Rubén humecta son doigt : cocaïne. Qualité bien dégueulasse. On trouvait de tout à Buenos Aires, en particulier de la coke, sans que la proximité de la Colombie ne changeât rien au goût de kérosène. Il abandonna la petite commode, ouvrit les placards, dénombra une vingtaine de paires de chaussures. La fouille minutieuse des vestes et des pantalons ne donna rien, ni celle des vêtements qui reposaient sur le lit. Il se pencha et vit trois cheveux noirs, qui croisaient le fer sur l’oreiller : longs, bouclés, semblables à la chevelure de la photographe. Rubén les logea dans un sachet en plastique avant de descendre l’escalier en colimaçon.

Il prit au passage la carte du cordonnier dans le cendrier, atteignit le vestibule et ôta les affaires tire-bouchonnées de la machine à laver. Les vêtements n’avaient pas été lessivés. Il inspecta les poches et trouva une feuille de papier à cigarettes froissée à l’arrière d’un jean, quelques mots griffonnés au crayon : Ituzaingó 69

Une demi-heure déjà qu’il était là : Rubén observa une dernière fois le loft. Impossible de savoir s’il avait été fouillé avant lui, si Maria était partie en catastrophe, pourquoi elle ne donnait plus signe de vie. Il n’avait pas vu de marques de griffures sur la serrure, la porte d’entrée n’avait donc pas été forcée mais quelque chose le dérangeait, sans qu’il sût le définir. Il jeta un œil aux toilettes avant de partir — la litière du chat était sale — et remarqua une étrange série de pendentifs contre la porte, des compositions d’art plastique accrochées à un fil. Sa spécialité, on dirait. Des sortes de ready-made à l’esprit plaisant : « Scalp de télé », « Peau d’échappement », « Pince-ton-saigneur », « Sèche-mots », « Suppositoire de Satan », certains avaient des titres, d’autres non… Rubén vit alors le test de grossesse pendu à la porte des toilettes — « Terme au mètre ».

Le test de grossesse était positif.

4

Rubén n’avait pas de chat. Ils passaient leur temps à lui grimper dessus, à se rouler dans ses vêtements s’il avait le malheur de les laisser traîner, à y frotter leur museau en cherchant l’aisselle, et il préférait de loin la compagnie des femmes, même épisodique. Le fait qu’il n’ait jamais vécu avec qui que ce soit n’altérait pas son imaginaire féminin, ses désirs de nouvelles aventures : « elles » ne duraient pas, voilà tout. Il avait mis des années à se reconstruire après ses mois de détention. L’équilibre était fragile, certes aléatoire, qu’importe. Rubén vivait dans un fossé d’archives, de visages disparus, trop de poussière, de dossiers, de cadavres entre les pages et sur les murs, une cage d’où il regardait passer les femmes. Aucune ne s’était arrêtée très longtemps, ou il n’en avait retenu aucune, ce qui n’était pas la même chose mais qui, pour lui, revenait au même : Rubén se disait qu’à quarante-sept ans c’était trop tard. Il n’attendait rien de particulier et sa solitude n’avait besoin de personne. Le temps des passantes était passé, la poésie de son père qu’il avait au bout des doigts ne lui servirait à rien, il était réduit au silence, au néant, les mots l’avaient trahi il y a longtemps, les étoiles s’en foutaient.

Il tenait au vide. Quant à chercher l’âme sœur, elle était déjà là, enfermée dans le placard, près de ce lit où aucune femme ne dormait jamais…

Rubén mit un CD d’Ufomamutt pour couvrir le vacarme du pont aérien qui surplombait le carrefour de San Juan, aéra la chambre où il se réveillait et déjeuna d’un café-croissant-cigarette qui peina à ramasser les poubelles d’une nuit trop courte. Cette histoire de chat continuait de le tarabuster : si le concierge de l’immeuble l’avait retrouvé miaulant sur le palier, Maria Victoria l’avait délibérément mis dehors pour qu’on le recueille — auquel cas la photographe avait fui sans même prendre le soin de le confier au concierge —, ou bien il s’était échappé… Comment ? Les fenêtres du loft étaient fermées, mais l’animal avait pu déguerpir en profitant de l’ouverture de la porte d’entrée. L’irruption d’un inconnu l’avait-il effrayé ?

Des moineaux émoustillés piaillaient à la fenêtre, charmants petits monstres importés de France qui avaient chassé la calandria autochtone. Rubén leur donna les vestiges du petit déjeuner, prit une douche et dressa mentalement la liste de ses pistes.

— Un message téléphonique laissé la veille depuis un portable (« Miss Bolivia »).

— Les photos d’un chanteur pendues à un fil.

— Un papier plié dans la poche d’un jean mis au sale, avec ce qui semblait être une adresse (« Ituzaingó 69 »).

— La carte d’un cordonnier du quartier.

— Trois cheveux sur l’oreiller.

— Une facture télécom datant du mois précédent.

— Un peu de dope dans la table de nuit — marijuana, cocaïne.

— Pas d’ordinateur ni d’agendas.

— Un test de grossesse, positif.

Rubén l’avait déposé dans la boîte aux lettres du Centre d’Anthropologie légiste en rentrant du loft, avec le sachet renfermant les cheveux et un mot explicatif pour Raúl Sanz, qui dirigeait l’équipe de chercheurs. Réponse en fin de journée, d’après le sms reçu sur son BlackBerry… Midi. Le détective commença par appeler le numéro sauvegardé sur le répondeur de Maria Victoria, laissa sonner. La dénommée Miss Bolivia aux abonnés absents, il laissa un message sur son portable avant de poursuivre ses recherches sur Internet.

« Ituzaingó 69 » : des dizaines de réponses fusèrent, allant de la fameuse bataille entre les troupes argentines et brésiliennes qui déciderait du sort de l’Uruguay à la ville de la province de Corrientes en passant par un groupe de Garage et plusieurs adresses dans le Gran Buenos Aires. Rubén nota les coordonnées avant de visiter le site de la photographe, qu’elle semblait mettre à jour régulièrement. Maria Campallo suivait les artistes sur les tournées ou les films, ce qui justifiait ses nombreux déplacements. Il répertoria les musiciens avec lesquels elle avait travaillé : le dernier en date, un chanteur de pop guimauve qui faisait fureur sur le continent latino, avait joué à Santa Cruz un mois plus tôt, mais lui et son staff avaient poursuivi la tournée en Colombie… Surfant sur le site, Rubén croisa le visage de l’homme figurant sur les photos pendues dans l’atelier. La date du concert indiquait que les clichés avaient été pris fin novembre lors du festival de rock de Rosario. Ensemble de cuir noir, bottes, crinière d’étalon gominée, crayon noir soulignant des yeux tourmentés, quelques kilos en trop mais une aura indéniable sous les cris des groupies qu’il devait ramasser à la pelle : Jo Prat, c’était le nom du vampire, l’ancien leader des Desaparecidos, méconnaissable sous son maquillage et ses kilos. Rubén appela Pilar, une copine responsable des pages culturelles de Clarín.

Pilar Dalmontes aimait bien baiser avec son mari mais aussi avec d’autres hommes : elle décrocha à la troisième sonnerie.

— Ça fait longtemps, mon petit saligaud ! l’accueillit-elle en voyant le numéro de Rubén affiché.

— Content que tu te souviennes de moi.

— J’aurais préféré t’oublier plus souvent, concéda Pilar, visiblement en forme à l’heure du déjeuner. Mais tu sais comment je suis…

— Formidable.

— Flatteur ! Ne me dis pas que tu as une heure à me consacrer ?

— Une minute, c’est possible ?

— À ce tarif, je ne suis pas sûre de t’être très utile.

— Il me faudrait un contact, dit Rubén. Jo Prat. C’est dans tes cordes ?

— Hum, j’aime quand tu prends ta voix de velours, ironisa la journaliste people. Qu’est-ce que tu lui veux, à Nosferatu ?

— Apporter un peu de soleil dans sa vie, fit Rubén.

— Comment va la tienne ?

— Super.

— Je ne te vois nulle part, oiseau de nuit : tu as quelque chose contre tes contemporains ? Les femmes mariées ?

— Au contraire. Alors ?

Pilar cherchait dans son carnet d’adresses.

— Gurruchaga 3180, annonça-t-elle bientôt. Tu veux son numéro ou le mien suffit à ton bonheur ?

— Devine.

— Je n’ai que son fixe, dit-elle.

— Je ferai avec. Tu sais si Prat est dans le coin en ce moment ?

— Je crois qu’il est au programme du festival de Lezama la semaine prochaine.

— O.K.

Rubén nota le numéro, remercia la reine des potins qui faisait semblant de minauder et appela le chanteur dans la foulée. Encore un répondeur. Il laissa son nom et ses coordonnées, intimant Prat de le contacter d’urgence. Le ciel était toujours maussade par les vitres du salon. Il réchauffa un reste de paella, joignit les numéros qui figuraient sur la facture télécom de Maria Campallo, des contacts administratifs ou professionnels qui ne lui apprirent rien de probant. Même résultat avec la boutique du cordonnier, fermée ce jour-là et le lendemain — le dénommé Gonzalez faisait relâche le lundi. Tout ça ne l’avançait pas beaucoup. Miss Bolivia finit par rappeler.

Avenante, la jeune femme lui donnait rendez-vous dans une heure à « La Trastienda », un bistrot voisin où elle se produisait pour la promo de son album. Elle aussi était chanteuse : Rubén trouva son profil sur Facebook, enregistra les infos. Dehors le temps virait à la tempête. Les moineaux avaient fui le rebord de la fenêtre, chassés par le vent. Le détective quitta l’agence sous des trombes d’eau.

Le marché couvert de San Telmo n’attirait pas une foule huppée, avec ses bazars aux culottes antédiluviennes exposées en vitrine, ses bric-à-brac et ses boutiques de ferronnerie poussiéreuses. Plaza Dorrego, quelques retraités jouaient du violon pour arrondir les pensions que Menem leur avait rognées, imperturbables malgré les rafales qui malmenaient les étalages des vendeurs ambulants et des brocanteurs. Rubén traversa la place où piétinaient des touristes réfugiés sous des coupe-vent en plastique, et trouva Miss Bolivia au comptoir de La Trastienda, un des cafés-concerts du quartier.

Porte-voix d’un rap ethnique et explosif, un mètre quarante-cinq égaré dans un short et des grosses baskets sur ressort, Miss Bolivia était entourée de ses fans, une demi-douzaine de petites poupées lesbiennes qui la suivaient partout. Le courant passa aussitôt. Rubén paya une tournée de Coca. La rappeuse confirma avoir appelé Maria la veille, au sujet de la pochette de son prochain album. La petite Bolivienne ne l’avait pas vue depuis le shooting dix jours plus tôt, c’était la fin des vacances, tout le monde était encore un peu à droite à gauche. Maria Victoria n’était de toute façon pas une amie intime, elles s’étaient juste croisées pour le boulot : elle ne savait pas si la photographe avait un mec attitré, ce qu’elle fichait de ses nuits, si elle s’intéressait à la politique, à l’astrophysique ou au toilettage pour chiens.

— Tout ce que je peux te dire, c’est que Maria est hétéro, certifia Miss Bolivia.

Les petites poupées gloussèrent dans son dos. Il quitta le bar avec le CD de la rappeuse.

Des filles aux seins en obus faisaient celles qui aimaient ça sur les flyers mal photocopiés : Rubén envoya balader la dizaine de rabatteurs qui racolait Plaza Dorrego et rentra chez lui. Jo Prat rappela sur son portable alors qu’il arrivait, à demi trempé.

*

Jo Prat avait créé son groupe de rock au début des années 80, quand les militaires avaient dû lâcher du lest face à la pression sociale. Los Desaparecidos avaient salué la victoire de la démocratie au stade Obras Sanitarias, portés par une foule vengeresse :

Milicos, hijos de puta ! Qué es lo que han hecho con los desaparecidos ?!

La guerra sucia, la corrupción son la peor mierda que ha tenido la nación !

Qué paso con las Malvinas ?

Esos chicos ya no estan, no podemos olvidarlos y por eso vamos a luchar[6] !

La suite avait été moins glorieuse : le groupe avait écumé les salles et les festivals pendant quatre ans sans prendre de vacances, supporté le stress, la promiscuité et la défonce, avant de sombrer dans les querelles d’ego et l’alcool. La colombienne et les paillettes des années Menem avaient fini de l’écœurer : clash, dépression, cure, Jo Prat avait traversé plusieurs déserts où il avait séché mille fois. Les désillusions et les coups venus de gens qui la veille le caressaient dans le sens du cuir l’avaient rendu taciturne, sombre et amer — « Du charbon à ciel ouvert », comme il disait dans ses chansons… Courageux ou téméraire, Jo Prat reprenait à cinquante ans une carrière solo avec un album et une tournée qui avait débuté en novembre, avant les festivals d’été.

Gurruchaga 3180, Palermo Hollywood. Les rues pavées étaient ombragées par des platanes aux troncs criblés de slogans amoureux. Jo habitait à deux cuadras de la Plaza Cortázar, réputée pour ses bars à bières, ses écrans géants et ses boutiques branchées hors de prix, une bâtisse blanche à deux étages avec balcon perché dans les feuillages d’un gommier.

Un peintre voltigeur harnaché à ses poulies repeignait les volets du petit immeuble voisin, sous les aboiements perçants d’un cabot ; Rubén croisa le visage accablé de l’ouvrier, shoota dans le clébard pour le faire détaler, jeta sa cigarette au fil du caniveau et s’engouffra dans le hall. Un escalier de marbre patiné menait à l’étage. Prévenu de sa visite, le chanteur ouvrit aussitôt.

Le dernier Grinderman passait dans le salon d’un appartement au design raffiné qui tranchait avec l’aspect lugubre du personnage : empâté, les yeux maquillés, vêtu d’un pantalon de cuir noir malgré la chaleur humide, Jo Prat eut un accueil plutôt froid.

— Vous n’avez pas une tête de privé, fit-il remarquer alors que Rubén pénétrait dans son antre.

— Vous vous attendiez à un type avec un chapeau et une flasque dans la poche ?

— Je ne bois plus que du thé vert, déclara l’ancien rocker. Vous en voulez ?

Vamos…

Il y avait une Fender accrochée au mur, des estampes et une théière ouvragée fumante sur la table du salon japonais. Un chat angora blanc sorti d’un vieux Walt Disney sauta du fauteuil où il dominait la plaine et, intrigué par les bottines italiennes de l’étranger, les renifla avec une application de fauve professionnel.

— Ledzep, fit Jo Prat en guise de présentation.

L’animal se frotta au cuir comme s’il voulait en faire sortir un djinn, avant de se détendre un peu. Rubén rangea ses jambes sous le siège nippon tandis que le maître des lieux faisait le service. Un inhalateur traînait sur la table. Ventoline.

— Alors ? s’enquit le chanteur.

Rubén expliqua la situation, le coup de fil de Maria Victoria à Página 12, le silence qui depuis entourait la photographe. Le visage de Jo Prat se rétracta à mesure qu’il parlait, ce qui n’arrangea pas son double menton.

Le chat faisait le forcing pour s’installer sur ses genoux mais Rubén tenait à peine assis.

— Vous l’avez vue, ou eue au téléphone dernièrement ? demanda-t-il, le visage plein de poils.

— Non, répondit Jo. Pourquoi, vous croyez qu’il lui est arrivé quelque chose ?

— C’est ce que je cherche à savoir… Je peux fumer ?

— Tant que vous ne m’envoyez pas votre poison dans la gueule…

Ledzep n’appréciait pas trop la cigarette, mais il resta concentré sur son objectif.

— Maria vous parlait d’elle, ou de ses problèmes ? continua Rubén.

— Pas vraiment… En tournée on se dit surtout des conneries. C’est ça ou le stress, ajouta le musicien, pragmatique.

— J’ai trouvé des anxiolytiques chez elle : Maria a des tendances dépressives ?

— Bah…

— Elle suit une thérapie ?

— Comme tous les gens ici, non ?

Buenos Aires ou le plus fort taux de psychanalystes au monde.

— Hum. Maria a quoi comme rapports avec ses parents ?

Jo haussa les épaules.

— Normaux…

— C’est-à-dire ?

— Elle les voit peu, d’après ce que j’ai compris.

— Vous savez pourquoi ?

— Ma foi non.

— Son père est une des plus grosses fortunes du pays, insinua Rubén.

— Justement, il n’y a pas de quoi se vanter, grinça le rebelle en resservant une tournée de thé vert.

— Maria a une raison de lui en vouloir ?

— À son père ? Bah, je sais que Maria a eu sa période grunge quand elle était ado, ou gothique, mais bon, pas de quoi se jeter d’un pont. Et puis, c’est l’âge où on s’oppose à ses parents : les siens sont peut-être pourris de fric mais Maria a trouvé avec la photo le chemin et les moyens de son indépendance, vis-à-vis de ses parents comme du reste du monde.

— Une solitaire ?

— Plutôt quelqu’un qui sait compartimenter sa vie : privée d’un côté, professionnelle de l’autre. C’est ce qui nous rapproche.

Au prix d’un âpre combat avec la pesanteur, Ledzep trouva l’équilibre sur les cuisses de Rubén. Le temps qu’il s’installe, ils en avaient pour une heure.

— Maria est engagée au niveau politique ? demanda le détective.

— Vous voulez dire à gauche ?

— Oui.

— Vous connaissez des artistes de droite ? railla Jo Prat.

— Personne n’est parfait, concéda Rubén en repoussant la queue angora qui l’empêchait de voir son interlocuteur. Et ça ne répond pas à ma question.

— Non, pas spécialement engagée. Juste dans ce qu’elle fait. C’est déjà bien, remarqua Jo en le prenant à témoin. Dites, Calderón, pourquoi vous n’interrogez pas directement ses parents ? S’il y a quelqu’un qui peut vous aider, c’est eux, il me semble ?

Ils rentraient aujourd’hui de Mar del Plata d’après Carlos, qui avait fini par contacter l’employée de maison. Rubén écrasa sa cigarette dans l’écuelle à sashimis sans déranger le chat.

— Vous habitez le même quartier que Maria et vous ne vous êtes pas vus depuis des semaines, avança-t-il.

— Je suis en tournée depuis le début de l’été, répliqua le chanteur. Je repasse chez moi entre deux séries de dates. De toute façon, on ne se voit pour ainsi dire jamais en dehors du boulot… Pourquoi vous me posez toutes ces questions ?

Ledzep faisant le mort, il fallut que Rubén l’hélitreuille jusqu’au parquet pour atteindre la poche de sa veste. Il actionna son BlackBerry et montra les clichés trouvés dans le loft de Maria.

— Ces photos ont été prises fin novembre, dit-il, lors de votre concert à Rosario. Vous en pensez quoi ?

Le chanteur fit la moue devant l’écran miniature, révélant des bajoues naissantes.

— Elles sont plutôt avantageuses, non ?

Vexé, Ledzep eut un regard hautain vers l’étranger.

— Maria Victoria ne vous a pas contacté depuis le tirage ? demanda Rubén.

— Je vous l’aurais dit.

— Sauf si vous avez quelque chose à cacher.

— J’ai assez à faire avec mon gras du bide, ironisa le rocker.

— J’ai trouvé de la marijuana et de la cocaïne dans sa table de nuit : elle se droguait ?

— Si baiser sous ecstasy vous pose un problème, c’est vous le problème. Maria n’était pas une junkie, assura Jo. Depuis le temps, je les repère à des kilomètres.

Sûr.

Rubén le fixait de ses yeux anthracite, de l’autre côté de la table.

— Je peux savoir pourquoi vous me regardez comme ça ?

— Parce que Maria Victoria est enceinte, annonça le détective à brûle-pourpoint.

Jo Prat marqua un temps d’arrêt.

— Enceinte ?

— De trois mois, d’après les analyses, confirma-t-il. Je ne suis pas fortiche en enfants, mais à mon avis Maria compte le garder.

Le séducteur fronça ses sourcils, criblant son front de rides épaisses.

— Vous couchez souvent ensemble ? demanda Rubén comme une évidence.

— À peu près chaque fois qu’on se croise, répondit Jo Prat sans ciller.

— La dernière fois fin novembre, à Rosario ?

— Possible. Si vous m’incluez parmi les géniteurs potentiels, sachez qu’en trente ans de tournées je dois être le père d’une bonne douzaine de lardons.

Rubén ralluma une cigarette, moins avenant.

— Ça vous émeut aux larmes, la paternité…

— Je n’ai jamais voulu d’enfants dont je ne pourrais pas m’occuper, expliqua Jo. Arrangez-vous avec le reste. Sans compter que Maria a pu coucher avec d’autres mecs à la même période.

— Elle est tombée enceinte fin novembre d’après les analyses, vous étiez ensemble cette semaine-là et vos portraits pendent au milieu de son loft. Désolé de vous l’apprendre, mais tout laisse croire que le bébé est de vous…

Les cernes du chanteur s’alourdirent un peu plus sous son maquillage.

— J’imagine qu’elle ne vous a rien dit pour éviter d’avoir à avorter clandestinement, au cas où vous insisteriez en ce sens, ajouta Rubén.

On n’avortait toujours pas légalement en Argentine. Jo Prat sortit de ses marécages.

— Vous croyez que le fait d’être enceinte a un rapport avec sa disparition ?

— Je ne sais pas.

Une sirène hurla dans la rue. La nouvelle laissait l’ex-star au milieu d’un champ de mines. Il resta un moment perplexe devant son thé froid. Les images se bousculaient dans sa tête : le sourire de Maria quand ils avaient baisé dans la chambre d’hôtel de Rosario, le champagne auquel elle avait à peine touché, lui sans préservatifs — comme d’habitude avec les femmes qu’il connaissait déjà —, son air doux et paisible sur l’oreiller quand ils s’étaient endormis, enlacés après l’amour… Maria savait-elle déjà, par quelque sortilège féminin, qu’elle portait un enfant de lui ? Comptait-elle le lui dire un jour ?

Le silence qui suivit la révélation rappelait la voix de Nick Cave dans les enceintes. Jo releva sa chevelure gominée.

— Vous savez quoi d’autre, Calderón ?

— Que le père de Maria Campallo finance la campagne de Torres, qu’elle a laissé un message à un journaliste d’opposition et qu’on n’a plus de nouvelles depuis. Pour le moment, c’est à peu près tout.

Le vampire blêmit à l’ombre du crépuscule qui filtrait par les persiennes. Même si Maria avait caché l’existence de cet enfant, même si elle ne cherchait en lui qu’un géniteur, c’est lui qu’elle avait choisi. Il ne pouvait pas la laisser comme ça, perdue dans la nature…

— Vous travaillez pour qui ? lança-t-il au détective.

— Personne.

— Vous croyez que Maria a disparu ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— C’est ce que je cherche à savoir…

Jo Prat hésita un moment. Puis il se leva, sans un mot, enjamba le chat blanc répandu sur le parquet et se dirigea vers le secrétaire près de l’entrée. Il fouilla dans un tiroir, revint vers Rubén, toujours prisonnier du banc japonais.

— Voici trente mille pesos, dit-il, l’œil noir. À titre d’avance… (Une enveloppe s’échoua sur la table basse.) Retrouvez-la, conclut le rocker. Elle et mon putain de gosse.

5

Un entrefilet dans les journaux du jour parlait d’un corps non identifié retrouvé la veille au pied du vieux transbordeur de La Boca : un homme d’une trentaine d’années. Rien de plus. Les actes de barbarie, la piste d’un crime sexuel, le genre de la victime, tous les détails sordides de l’affaire étaient passés sous silence.

Jana s’était levée tôt pour acheter la presse et avait appelé le commissariat de La Boca dans la foulée pour obtenir des explications : d’après le flic joint au téléphone, l’enquête suivait son cours. Impossible de connaître l’identité complète de la victime, de savoir si sa famille avait été avertie, si la police avait interrogé des témoins ou retrouvé le sac à main de Luz dans les environs. Jana avait insisté mais le flic au téléphone s’était énervé : si elle avait des révélations à faire, elle pouvait prendre rendez-vous avec le sergent Andretti, dans le cas contraire, il était inutile de rappeler…

Un vent de cathédrale soufflait sur les structures métalliques du hangar de Retiro. Il était dix heures du matin, Jana finissait son petit déjeuner, pensive, quand Paula fit coulisser la porte de l’atelier.

Le travesti portait une robe lait cru sur des collants noirs, un collier de perles opalines et un mur de maquillage défraîchi après sa tournée dans les clubs de la ville.

— Salut !

— Salut, Jana ! Déjà debout ?!

Ses talons crissèrent sur les particules de verre et de béton qui jonchaient le sol, stoppèrent devant la sculpture monumentale.

— Tu fais des travaux ? lança-t-elle pour déconner.

L’île de la Grande Tortue et ses territoires autochtones, pulvérisés par ses soins — son chef-d’œuvre. Jana laissa tomber :

— Tu veux une bière ?

Paula reluqua les restes du petit déjeuner sur le bar, des petits gâteaux au lait bon marché, l’alfajor, dont les gamins raffolaient, tenta son va-tout.

— Tu n’as pas du café ?

La pluie se remit à tambouriner sur le toit. Jana partit vers la cuisine pendant que sa copine s’affalait sur les banquettes de 404 de l’« espace salon ». Elle avait écouté le message de Luz laissé sur le portable la nuit du meurtre : des mots brefs — « il faut que je te parle d’un truc super important », sans autre indice qu’une musique de fond, indéfinissable.

— Alors ? lança la Mapuche en tordant le cou d’une cafetière italienne.

— J’ai écumé tous les bars, les boîtes, les afters et les baisodromes du pays, souffla la désœuvrée. Personne n’a vu Luz, nulle part… Putain, je suis dégoûtée.

Paula inspecta son rimmel dans le miroir tiré de son sac, pas brillant non plus.

— Tiens, dit Jana en tendant une tasse de café noir à l’oiseau de nuit.

— Merci…

Jana s’installa avec elle sur les sièges de bagnole.

— Il était plus d’une heure quand Luz t’a laissé le message et il y avait de la musique : peut-être qu’elle n’est pas allée bosser ce soir-là.

— Elle me l’aurait dit.

— Sauf si elle avait une raison de te le cacher : un plan avec un type spécial par exemple, avança Jana.

— Qui aurait à voir avec ce « truc super important » ?

— Peut-être, oui.

Paula fit une moue mal poudrée.

— Si ce fameux type était le meurtrier, Luz n’aurait pas eu le temps de m’appeler pour me donner rendez-vous ; elle aurait demandé du secours, ou dit de quoi il retournait.

— Hum…

Jana élaborait des scénarios mais aucun ne lui convenait. Les flics de La Boca gardaient leurs informations sous le coude, sans doute pour ne pas alerter la presse à scandales, aussi minable ici qu’ailleurs, éviter de créer la psychose ou plus sûrement cacher leur grande incompétence — d’après Paula, il fallait que les coupables soient nuls au point de téléphoner avec les portables de leur victime pour que la police résolve une affaire…

— C’est qui d’habitude, les clients de Luz, demanda Jana, des dopés ?

— Aussi, oui. Des gens seuls le plus souvent.

— Elle se défonçait ?

Paula haussa ses épaules en serrant les genoux sur la banquette.

— Bof.

— Crack ? Coke ? Héro ?

— Non… Non. Une petite ligne de temps en temps. Mais elle ne se droguait pas.

— Comme Chet Baker, quoi.

— Quand même pas.

— Elle dealait ?

— Non, je l’aurais su, ça aussi… (Paula bâilla malgré elle.) Pauvre Luz, soupira-t-elle tristement. Dire que je ne connais même pas son nom de famille. Tu connais le mien au moins ?

— Michellini. Miguel Michellini. Ne t’inquiète pas, tu n’es pas faite pour l’anonymat. (Jana écrasa sa cigarette dans la soucoupe où s’entassaient les mégots du petit déjeuner.) En tout cas, il est hors de question que tu retournes tapiner, ma petite : pas tant qu’un malade traîne sur les docks.

Paula allongea ses yeux de mésange sur la banquette.

— C’est bien joli, Cendrillon, mais il doit me rester deux cents pesos en poche. Si je ne travaille pas un peu, on ne tiendra pas un mois à la blanchisserie. Ça va mal, tu sais, ajouta-t-elle, la mine contrite. Les frais pour les soins de maman s’accumulent, on n’a pas de quoi payer et côté ciboulot, ça s’arrange pas non plus. Tu connais pas la dernière ? Je l’ai trouvée hier soir en train de mâchonner des reçus : ouais, des factures ! certifia Paula. Elle bouffe n’importe quoi ! Putain, si ça se trouve elle a même avalé des billets de banque !

La Mapuche grimaça.

— La Vieille Sorcière à Cornes…

— Tu sais bien que c’est plus compliqué que ça, soupira le travesti.

Jana rumina — elle avait vu la vieille une fois, à la blanchisserie : complètement marteau.

— On en a déjà parlé, fit-elle. Pourquoi tu ne viens pas t’installer dans le jardin ? Ta loge est déjà prête, tu n’as qu’à pousser tes frusques et installer un matelas !

— Ça ne règle pas le problème de ma mère, rétorqua Paula. Je ne peux pas la laisser dans cet état, encore moins en ce moment : entre les dettes, son état de santé, et le chorégraphe qui ne me rappelle pas… Qu’est-ce qu’on va devenir ? se lamenta-t-elle bientôt. Je suis bien obligée de travailler sur les docks !

— Pas tant qu’un psychopathe traîne dans le coin, répéta la sculpteuse, catégorique. Tu as envie de finir comme Luz ?

— Non, mais…

— Promets-le-moi ! Le temps qu’on trouve une solution.

Paula acquiesça devant son regard noir, où brillait une pure amitié.

— O.K., concéda-t-elle. Mais il va falloir en trouver une, et vite… (Elle regarda sa montre et fit un bond sur le siège de 404.) Oh merde, on est dimanche, je vais être en retard ! Putain, il faut que je me démaquille sinon l’autre va en bouffer son rosaire !

— Bonne idée, commenta Jana.

Paula enfourcha ses talons et traversa l’atelier sur un fil invisible.

— Je t’appelle tout à l’heure, hein ! Bye, mon ange, bye bye !

Jana voulut lui dire d’envoyer paître sa mère à l’autre bout du cosmos, mais une moitié d’« elle » avait déjà filé sous la pluie.

Peu de travestis étaient des hommes efféminés : leur psychologie était féminine, pas leurs épaules. Miguel Michellini avait les traits fins, un corps menu, des manières délicates… Jana ne savait pas pourquoi il n’avait pas changé de sexe : Miguel n’avait jamais été un homme.

C’est bien ce qu’on lui reprochait.

*

Miguel avait rêvé d’une femme complice à ses côtés, qui lui prêterait ses vêtements, ou, mieux, d’une femme qui lui procurerait l’illusion qu’on le forçait à s’habiller en fille — et qu’il cédait à sa requête… Aussi loin qu’il se souvienne, l’univers féminin l’avait toujours attiré : leurs mouvements, leurs vêtements, leurs jeux. Miguel avait d’abord refoulé cette pulsion mais l’attraction ressurgissait selon les circonstances et les témoins — féminins toujours. Et puis il y avait eu ce jour au début de sa puberté, quand une cousine qui s’était amusée à le travestir avait vu la bosse grossir sous la robe qu’il portait : ce frôlement, cette sensation d’être armé de soie en se glissant dans le tissu, l’ardent frisson sur sa peau, c’était tout bonnement délicieux. Son orientation sexuelle s’était définie ce jour-là, dans une chambre d’été où sa cousine riait.

Le désir de recommencer avait grandi avec son corps. Miguel s’était toujours senti seul au monde. C’était comme s’il lui manquait un bout de lui-même, sans père, sans frère et surtout sans sœur : sa passion pour l’univers opposé comblerait sa solitude. Il ne s’était jamais senti bien dans sa peau. Ou alors dans celle d’un autre inconnu. Comme si sa place n’était pas la sienne, qu’un vide intense l’emplissait, comme s’il manquait de lui, de sa propre identité… Très vite, il lui avait fallu des habits de femme ; se cachant de sa mère, Miguel avait commencé par faire les poubelles avant de venir rôder sur les marchés, dans les fripes de magasins discount. La vue de certaines pièces ou étoffes entraînait chez lui un affolement sexuel qui le poussa bientôt à ne plus se masturber que travesti. Restait à affronter la rue. Il comprit que la sobriété n’était pas assez trompeuse, que la sophistication l’était trop, s’habillait en conséquence. Miguel apprit à marcher, à se livrer au regard des autres, à ressentir avec fulgurance ce que percevait le passant à l’instant où ils se croisaient, à s’asseoir en gardant les genoux joints ; avec le temps, Miguel avait appris à devenir Paula. Devant sa glace, « elle » pouvait répéter mille fois le même geste, comme pour s’en imbiber — tout cet auto-érotisme qui le rendait si seul. Car le premier public du travesti, c’était lui-même…

— Je t’ai pris un rendez-vous chez le docteur, lança Rosa depuis l’arrière-boutique de la blanchisserie. Cette fois-ci, tu as intérêt à y aller !

Miguel se retourna vers sa mère : la vieille femme triturait le rosaire qui pendait à l’accoudoir de son fauteuil roulant, en le fixant avec des yeux de mouette. Miguel reposa le fer à repasser sur son socle.

— Je n’ai pas besoin d’aller chez le docteur, maman, répéta-t-il. Je ne suis pas malade.

— C’est pas ce que dit le pape ! (Rosa réfugia ses doigts malades sous sa couverture à carreaux.) Ni le frère Josef !

— Aaah… Il commence à me les briser, celui-là.

— Ils disent que c’est contre nature ! s’étrangla la bigote. Ah ! Ah ! (Elle s’énervait.) Ils en savent tout de même plus long que toi !

Miguel plia les chemisiers sans plus écouter ses sornettes. La pauvre femme mélangeait tout, le pape, la Vierge, Guadalupe, Dieu et sa mère… Miguel n’arrivait pas à lui en vouloir. Rosa avait trop mal vécu et, l’âge avançant, les malheurs s’accumulaient : après trente années de veuvage et de solitude, la crise et les coupes claires dans les retraites qui avaient ramené sa pension de l’armée à une misère, sa hanche avait rendu l’âme, condamnant sa mère à finir sa vie en fauteuil roulant. Miguel, qui s’occupait des comptes et l’aidait à la blanchisserie, rapportait des docks de quoi surnager : la moitié du quartier savait qu’il se prostituait, mais sa mère ? Après sa hanche, son esprit aussi lâchait prise : la pauvre entrait pour des broutilles dans des rages folles où les anges et l’Église perdaient leur latin, maladie stigmatisée par cette nouvelle manie qui la rongeait.

Rosa faisait des boulettes de tout ce qui lui passait à portée de main : elle déchirait les morceaux de papier, les mastiquait de ses dernières dents avant de les avaler. Les livres, passe encore, Rosa ne lisait que des revues stupides, mais les factures, les reçus, la comptabilité ? La situation devenait impossible : Pascual, le seul cousin avec lequel Miguel gardait contact et qui venait de se marier, avait été clair (« assez d’une hystérique à la maison »), ils n’avaient pas les moyens de payer une aide à domicile, un lieu de retraite ou un endroit médicalisé. Un asile d’aliénés, voilà ce que le destin réservait à sa mère : la blanchisserie de la rue Perú ne valait rien, les rares clients qui venaient encore lui déposer leurs vêtements le faisaient par charité, Rosa n’avait pas d’économies, rien à vendre, qu’un héros mort au combat et ce fils maudit pour mausolée.

Ça non plus Rosa ne l’avait pas compris. Ou pas voulu. Ou ça lui cassait le crâne. Elle pensait que le bon Dieu la pourrissait, qu’Il la mettait à l’épreuve : elle avait voulu un enfant, un fils de préférence, pas… ça, ce gosse au teint pâle qui s’enfermait dans sa chambre au lieu de jouer au foot avec les autres garçons du quartier, ce gringalet efféminé qu’on mimait dans les cours d’école, braves crétins hachés de rire en tordant leurs fesses sur une ligne imaginaire, Miguel la risée, le souffreteux incapable de courir dix mètres sans s’essouffler, lopette sur toute la longueur, Miguel la fille aspirant aubépine et sa sensiblerie grotesque, sa fragilité, ses penchants insupportables, dégoûtants, Rosa était outrée de honte. Non, elle ne voulait pas comprendre pourquoi son mari était parti en lui laissant ce paquet de linge sale, pourquoi elle se retrouvait seule avec ce quart d’homme mal fichu, l’esprit tordu par ce maudit sexe : ça l’obsédait, le malpropre ! Pour ça, ils s’étaient bien fait avoir sur la marchandise ! C’était pas du tout ce qu’ils avaient commandé ! Le bon Dieu avait laissé faire, c’était sa pénitence, son calvaire d’alcôve, un secret entre elle et le Très-Haut qui lui faisait des tours de singe pour lui apprendre. Les choses se mélangeaient dans sa tête, les souvenirs et le présent, Rosa ne savait plus si c’était la crise ou sa Punition divine qui chassait les clients de la blanchisserie — comme si les gens ne repassaient plus leurs chemises ! — , si elle devait payer pour sa Faute, cet enfant possédé, et puis elle souffrait le martyre, toujours cette satanée hanche, ces migraines indéchiffrables, ces cris d’enfants dans la rue qu’elle ne supportait plus, ces cauchemars qui lui bouillaient la tête Cocotte-Minute. Oui, Miguel avait attrapé la maladie des filles : c’était encore une saloperie du Seigneur, une chose dont il faudrait s’expliquer au confessionnal, comme le jour où elle l’avait surpris dans sa chambre travesti de la tête aux pieds en compagnie d’un autre garçon ! Fureur vomie, damnation !!!

— Tu entends ce que je te dis ?! siffla-t-elle en brandissant sa canne.

Miguel respirait la lavande des chemises empilées sur la table de repassage : il couina de douleur.

— Aïe !

Surpris par la piqûre, il se retourna vivement et grimaça : la vieille femme tenait une canne hérissée d’un pic, comme celle des éboueurs pour ramasser les papiers dans les caniveaux, qu’elle agitait sous ses yeux effarés — d’où sortait-elle cet engin ?

— Tu m’as fait mal ! la rabroua-t-il en se frottant la fesse.

Rosa n’écoutait pas, trop fière de sa colère, avec ses bouts de papier mâché sur ses lèvres luisantes.

— Qu’est-ce que tu manges encore ?! Maman !

— Tu as toujours été malade ! le fustigea-t-elle. Toujours !

Un éclair de haine tremblait dans ses yeux. Son bras maigre et flétri balançait la pointe de sa canne devant son visage. Miguel croisa son regard démoniaque et recula contre la table à repasser.

— Lâche ça, maman.

— Ne me touche pas ! (Elle harponnait l’air.) Tu m’entends ?!

— Lâche cette canne, s’il te plaît !

— Jamais ! cria Rosa. Jamais !

— Maman !

Mais elle avait déjà rué de son siège amovible. Miguel esquiva la pointe qui visait son torse, attrapa le manche à la volée tandis qu’elle retombait sur le fauteuil, mais sa mère s’y accrochait mordicus : elle bava ses boulettes sur sa blouse à fleurs, brinquebalée sur son fauteuil.

— Donne-moi cette putain de canne !

— Au secours ! (Elle s’arc-boutait.) À l’aide !

La furie refusait de céder : le visage cramoisi, les mèches de cheveux expulsés du chignon, elle hurlait, les yeux délavés sortis de leurs orbites.

— Le frère Josef ! s’époumona-t-elle. Il va venir, tu vas voir ! professait-elle. Tu vas voir qu’il va te corriger le cerveau !

Miguel abandonna la canne à la harpie et reflua dans l’arrière-boutique, effaré. Cette fois-ci c’était sûr : sa mère devenait folle… Folle à lier.

*

Jana avait enfilé le short délavé pendu à l’antique paravent qui délimitait la chambre avant d’attaquer sa sculpture, la cartographie plastique d’un ethnocide organisé. La « Conquête du Désert » selon l’expression officielle, comme si les Mapuche n’existaient pas.

Écrasés militairement lors de la Grande Battue à travers la pampa, tirés comme des lapins à coups de Remington, livrés aux écoles religieuses ou comme esclaves aux estancieros qui s’étaient partagé leurs territoires, parqués, acculturés, appauvris, réduits au silence, mentant sur leur origine lors des rares recensements, oubliant par honte ou désœuvrement leur culture, les Mapuche avaient traversé le siècle comme des ombres. Des fantômes. En rayant vingt-cinq ans de traités signés avec l’Espagne, la Constitution de 1810 avait purement et simplement nié les Mapuche, les « gens de la terre » qui vivaient ici en nomades depuis deux mille ans.

Sanctuaire des ancêtres, demeure des dieux, mythe et point de départ de toute représentation symbolique, fondement rituel et élément constitutif de leur identité, la terre pour eux était tout. Sans elle, les Mapuche n’étaient rien. Certaines communautés s’étaient accrochées à leurs fermes et leurs troupeaux, mais beaucoup avaient dû vendre leurs terres sous la menace, au risque de disparaître d’autant plus facilement qu’ils ne figuraient sur aucun état civil. Aujourd’hui, les Mapuche ne représentaient plus que trois pour cent de la population argentine, concentrés dans les régions pauvres du Sud ou noyés dans les bidonvilles des lointaines banlieues…

Jana travailla tout l’après-midi, d’arrache-pied : elle tailla le fer, aiguisa les cratères de béton, incorpora des collages de tissu et de verre aux couleurs des nations autochtones mais, en dépit de ses efforts de concentration, la mort de Luz et ses conséquences n’en finissaient plus de polluer son esprit.

Paula était une tête brûlée sans cervelle quand elle agissait pour son propre intérêt, mais elle avait raison sur une chose : sans ses passes sur les docks de La Boca, qui payerait les factures et les soins de sa mère ? La situation semblait inextricable. Un tueur s’en était pris à Luz et la barbarie du meurtre laissait craindre qu’il recommencerait. Les flics bottaient en touche pour des raisons qui lui échappaient, et le destin d’un trav’ anonyme n’intéressait personne… À moins d’en parler à quelqu’un : à qui ? un détective privé ? Jana abandonna son travail et ouvrit les pages de l’annuaire. Les noms défilèrent, par ordre alphabétique. Elle nota qu’un « Calderón » avait son agence rue Perú, à quelques cuadras de la blanchisserie. Un signe ?

Le ciel tombait sur l’ancienne gare de Retiro quand Paula déboula dans l’atelier, affolée : le chorégraphe venait de rappeler, il voulait la revoir à dix heures avant l’ouverture du Niceto pour la revue pour laquelle elle avait passé l’audition, le soir même ! Le travesti était dans tous ses états : il sortait de chez sa mère, évidemment habillé en homme, un bon maquillage prenait deux heures, et, à force de gesticuler comme un papillon à la lumière d’un lampadaire, ne savait plus où donner de la tête.

— Dix heures ! Je ne serai jamais prête !

— Calme-toi, mon cœur, tempéra sa copine. Le soleil tombe à peine.

— Il s’écrase, tu veux dire !

Jana sourit. C’était étrange de voir Miguel avec ses cheveux courts plaqués, ses yeux nature et le pantalon informe qui effaçait sa silhouette.

— Oh ! Jana ! s’enflamma le travesti en serrant les mains de son amie. Imagine que Gelman me prenne pour la revue ! Avec tout ce qui arrive en ce moment, c’est… tellement dingue !

La confusion gagnait : les docks, Luz, le Niceto, le meilleur tutoyait le pire. Fallait-il en rire ou en pleurer ?

— Au fait, demanda Jana, tu connais le détective de la rue Perú ?

Paula resta un moment interdite au milieu des sculptures, chercha dans le fleuve tumultueux où nageaient ses souvenirs.

— Calderón ? Oui, oui, on se croise de temps en temps au marché. Pourquoi, renchérit-elle, tu penses à lui pour l’affaire de Luz ?

— Lui ou un autre.

— Lui c’est mieux.

— Pourquoi ?

— Il marche, on dirait un puma qui roule des épaules ! s’enthousiasma Paula.

Jana secoua sa tignasse, pleine de poussière — n’importe quoi.

— C’est qui, demanda-t-elle, un ancien flic ?

— Je sais pas, je crois qu’il recherche des disparus. J’ai jamais osé lui parler mais on m’a dit qu’il était en lien avec les Grands-Mères.

— Ah oui.

— C’est peut-être lui, la solution, fit Paula. Tu verrais ses yeux !

— Je ne vois pas le rapport.

— C’est parce que tu ne les as pas vus ! Je ne sais pas quel âge il a, poursuivit-elle, mais il ne le fait pas ! (Elle vit l’heure sur sa montre en plastique.) Bon, il faut que je me dépêche ou je vais tout rater ! Mais c’est une bonne idée, le détective !

Le travesti se dandina vers la porte coulissante et soudain se rétracta.

— Il y a un problème, Jana, dit-elle en se retournant.

— Oui, quoi ?

— Comment on va faire pour le payer ? On n’a pas d’argent.

Jana haussa les épaules.

— Je vais me débrouiller… Va donc te faire une beauté.

— J’y cours !

Paula fila vers le jardin sans voir le regard sombre de la Mapuche.

*

Vega 5510, Palermo Hollywood. L’enseigne du Niceto Club clignotait derrière le pare-brise graisseux de la Ford. Paula ajusta sa perruque brune, inspecta pour la cinquième fois son visage poudré dans son miroir à l’effigie de Marilyn, rangea enfin la trousse de maquillage dans son sac en moumoute zébrée et se tourna vers son amie au volant.

— À part la dent pétée, tu me trouves comment ? demanda-t-elle dans un sourire.

Jana eut une moue de circonstance.

— Ça fait un peu tuning, autrement ça va.

Mais Paula n’y connaissait rien en voitures. Il était dix heures du soir, son visage scintillait sous le reflet des lampadaires, les noctambules riaient sur le trottoir mouillé de Palermo, écumant les bars et les restaurants du quartier avant l’ouverture des boîtes de nuit.

— Allez, vas-y ou tu vas fondre sur le siège, l’encouragea Jana.

— Tu as raison. En avant toute !

Paula sortit genoux serrés de son carrosse à trous, adressa un dernier signe amical à Jana par la vitre cassée et slaloma entre les flaques, son sac en peluche en guise de parapluie. La sculpteuse attendit qu’elle disparaisse par l’entrée des artistes pour filer vers San Telmo.


1030, rue Perú : la pluie battait le trottoir quand elle sonna à l’interphone.

6

L’obélisque, d’un blanc immaculé, se dressait fièrement avenida 9 de Julio. Pour quelques centavos, des gamins pieds nus jonglaient devant les voitures arrêtées au feu rouge : l’un d’eux, qui n’avait pas quatre ans, fit tomber une des deux boules de cirque devant le capot. Son grand frère, six ans, avait plus de pratique : trois balles voltigeaient dans l’air chargé de gaz d’échappement. Rubén donna deux pièces aux petits crasseux avant que le feu vert ne les fasse détaler comme des moineaux.

Deux millions de familles pauvres, un enfant sur cinq souffrant de malnutrition : Rubén salua la statue de Don Quichotte qui faisait la circulation au carrefour de la grande artère, remonta vers le Centro et ses immeubles aux terrasses grillagées — pillages, cambriolages, les souvenirs de la crise avaient laissé des traces… Une averse fouetta les devantures des magasins, chassant les types en costard vers les banques d’affaires qui repoussaient comme des champignons. Rubén ouvrit la vitre pour fumer, un œil vénéneux pour les types en cols blancs qui avaient ruiné le pays. Non loin de là, une poignée de manifestants portant drapeaux et revendications sociales bloquaient l’avenue Sarmiento, jonchée de tracts, ceinturés par une centaine de policiers casqués : canons à eau anti-émeutes, véhicules blindés, les flics d’élite de Torres ne badinaient pas avec l’intimidation. L’approche des élections, sans doute. Rubén contourna le cortège et roula jusqu’au Malba, le centre d’art contemporain.

La Recoleta était le quartier des ambassades, des propriétés privées, du vieil argent non soumis aux aléas du virtuel, des dorures républicaines. Les avenues étaient larges, propres, dégageant un parfum d’hôtels particuliers au style très européen, avec ses façades milanaises lézardées et son architecture séculaire. Rubén gara la voiture dans une rue perpendiculaire et marcha sous les grands palétuviers, dont les racines soulevaient le bitume : la famille Campallo habitait un peu plus loin, une bâtisse du début du XXe en partie recouverte de lierre qu’on apercevait derrière les hauts feuillages.

Un endroit paisible après la furie du centre-ville, pour des gens de toute façon peu enclins à se mélanger. L’accès à la propriété était filtré par une grille noire aux pointes hérissées et une caméra de surveillance dernier cri : Rubén sonna à l’interphone, l’œil panoptique en ligne de mire.

On décrocha enfin. Une femme.

— Oui ?

— Bonjour, dit-il en se collant à l’interphone. Vous êtes madame Campallo ?

— Oui, répondit la voix métallique. Que voulez-vous ?

— Vous parler de votre fille, Maria Victoria. Je suis un ami.

— Elle n’est pas là… C’est à quel sujet ?

— Eh bien, justement, dit-il d’une voix affable. Personne n’a de nouvelles depuis des jours et je la cherche…

Un bref silence emplit les ondes.

— Comment ça, pas de nouvelles ? demanda sa mère.

— Vous en avez ?

— Eh bien, non. Qui êtes-vous ?

— Rubén, un ami.

— Je ne vous connais pas.

Il écrasa sa cigarette sur le trottoir.

— Madame Campallo : si j’étais vous, j’ouvrirais…

Il y eut un blanc dans l’interphone, l’écho lointain d’un doute qui sembla durer deux ou trois éternités, puis le clic d’ouverture de la grille.

Une allée de graviers blancs serpentait entre les plantes géantes du jardin. La résidence principale de l’homme d’affaires était une grande et belle maison blanche, véritable petit manoir au milieu d’un parc ombragé. Rubén respira l’arôme des fleurs, suivit la spirale des insectes qui sortaient avec l’éclaircie. La mère de Maria Victoria attendait sur le perron, les bras croisés sous un châle en cachemire bordeaux, des lunettes fumées aux montures criardes lui masquant la moitié du visage.

Belle femme, Isabel De Angelis aurait pu faire une carrière de miss s’il n’y avait eu cette particule qui l’empêchait de travailler. Eduardo l’avait cueillie à vingt ans comme une rose à peine éclose pour s’en faire une boutonnière et la gardait comme talisman d’un succès sans faille. Isabel Campallo avait les cheveux teints montés en chignon, une robe de marque sur des genoux tout en rotules et la mine sévère pour quelqu’un qui rentrait de vacances. De loin, la femme de l’homme d’affaires pouvait passer pour une de ces vieilles beautés bronzées sous Lexomil combattant l’anorexie à l’American Express, de près c’était deux lèvres pincées débordées par un rouge à lèvres orange et un air vertical chargé de tenir le monde à distance.

Un trentenaire joufflu en costume se dandinait à ses côtés.

— Qui êtes-vous ? lança-t-il au visiteur.

— J’imagine que vous êtes le frère de Maria Victoria ? renvoya Rubén.

Le ventre arrondi sous une chemise blanche sans cravate, Ray-Ban perchées sur un crâne dégarni, montre Porsche et mocassins rutilants, Rodolfo Campallo affichait l’embonpoint d’une réussite sans complexes.

— Rubén Calderón, dit-il en montrant sa plaque de détective.

— Je croyais que vous étiez un ami de Maria Victoria ? s’étonna sa mère.

Rodolfo jaugea le privé : des cheveux bruns trop longs, l’élégance faussement tranquille sous une veste de peau retournée noire, athlétique et arrogant malgré le vernis de classe, son air provocateur, ses yeux gris-bleu anthracite, tout l’agaçait chez lui.

— Que venez-vous faire ici ?

— C’est au sujet de votre sœur, répondit Rubén au pied des marches. Elle n’est pas chez elle et ne répond plus à son portable depuis trois jours : je pensais que ça pouvait vous intéresser…

Le cadet se renfrogna, mouché. Il y avait une table en teck à l’ombre d’un grand saule frémissant, l’écho d’un jardinier qui taillait les roses au sécateur au fond du parc ; Rubén se tourna vers Isabel Campallo, emmitouflée dans son châle.

— Vous préférez rester debout ? demanda-t-il avec prévenance.

— Non… Non…

D’un pas mécanique, la femme se dirigea vers le salon de jardin et, ignorant le regard de son fils, prit place sur un fauteuil avec la précaution d’un bouquet fané.

— Que savez-vous au sujet de ma fille ? s’enquit-elle depuis ses verres fumés.

— Peu de choses, l’endormit le détective. Vous avez vu Maria Victoria ces jours-ci ?

— Eh bien, non, pas récemment… Mon mari et moi étions en vacances à Mar del Plata, expliqua l’ex-star des rallyes de la haute bourgeoisie ; j’y suis restée tout le mois, mon mari une quinzaine de jours, et Maria Victoria n’est pas une fana du téléphone… Vous dites qu’elle ne donne plus de nouvelles ? s’inquiéta-t-elle.

Un christ en or pendait au creux de son vieux décolleté.

— Disons qu’elle est injoignable… Vous l’avez eue quand la dernière fois ?

— Eh bien… Je lui ai laissé un message il y a une dizaine de jours, dit-elle, mais vous savez comment sont les enfants, ils rappellent quand ils ont le temps. Je sais juste qu’elle comptait profiter des vacances pour travailler ses photos. C’est ce qu’elle fait d’ordinaire à cette époque de l’année…

Un soupir la vida de moitié. Rodolfo les avait rejoints sous le saule.

— Pour qui travaillez-vous ? demanda-t-il.

— Peu importe, répondit Rubén en se concentrant sur la mère de famille. Vous n’avez aucune idée de ce qui pourrait expliquer le silence de votre fille ?

Isabel secoua ses cheveux laqués, serrant son châle sous les bourrasques qui chantaient dans les arbres.

— Non, dit-elle, décontenancée. Non…

— Aucun voyage, rendez-vous ou événement particulier ?

— Non. Non… (Sa mémoire patinait sur une rivière aux chevaux pris dans la glace.) Pourquoi ? demanda l’aristocrate. Qu’est-ce qui se passe ?

— Maria Victoria attendait un enfant, annonça Rubén.

La mère et le fils eurent pour la première fois la même expression.

— Depuis trois mois, reprit-il. Vous n’étiez pas au courant visiblement…

Isabel rassembla ses nerfs sur le fauteuil de jardin.

— Non…

— D’où sortez-vous cette information ? s’interposa Rodolfo.

— D’après vous, pourquoi votre fille ne vous a rien dit ? poursuivit Rubén.

— Je ne sais pas, balbutia sa mère, ébranlée. Nous sommes une famille très catholique, Maria Victoria sait qu’un enfant en dehors des liens du mariage nous attristerait terriblement, mais… enfin, je ne comprends pas.

— Une idée du père ?

— Mon Dieu, non !

— Maria Victoria ne vous a présenté personne ? Jamais ?

— Non… Se marier n’est malheureusement pas une de ses préoccupations principales.

— L’arrivée d’un bébé a pu bouleverser sa vie, avança Rubén. Expliquer son silence ou sa fuite.

Rodolfo se dandinait sous le saule, exaspéré.

— Vous ne répondez pas aux questions qu’on vous pose, le recadra-t-il. Pour qui travaillez-vous ?!

— J’ai cru comprendre que Maria Victoria n’a pas toujours bien vécu son adolescence et les années qui ont suivi, le snoba Rubén. Elle s’est rebellée contre son milieu social ?

— Où voulez-vous en venir, monsieur Calderón ? se refroidit Isabel.

Il alluma une cigarette — quelque chose l’irritait chez ces gens, quelque chose qui n’avait rien à voir avec l’argent, le luxe ou quoi que ce soit d’ostentatoire.

— Maria Victoria ne s’est jamais engagée politiquement ? lança-t-il.

— Comment ça ?

— Contre votre mari et ses puissants amis, par exemple.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! s’emporta Rodolfo. Ma sœur n’a rien à voir avec une communiste !

Rubén eut un sourire mauvais — drôle comme certaines personnes pouvaient user des extrêmes pour justifier la véracité de leur point de vue. Porcinet commençait à l’agacer.

— Votre mari a bâti sa fortune pendant le Processus avant de surfer sur la crise, lâcha-t-il à l’intention d’Isabel. Maria Victoria a pu se poser des questions sur l’acquisition de cette richesse.

— Vous êtes là pour quoi, Calderón ? fulmina le cadet. Remuer la merde ?!

— C’est comme ça que vous considérez la vie de votre sœur ?

— Non, s’empourpra Rodolfo. Votre métier !

— Je crois savoir que le tien n’est pas mal non plus, mon gros, l’asticota-t-il. Animateur radio, c’est ça ? Conneries et rires à gogo. J’espère que tu as dit merci à ton papa…

Le cadet rosit, engoncé dans sa chemise blanche — comique de service dans l’émission matinale d’une radio privée appartenant effectivement à son père, le job de Rodolfo consistait à faire chier les gens au téléphone en se faisant passer pour quelqu’un d’autre, coups de fil « pièges » la plupart du temps truqués qui amusaient on ne sait qui.

On n’entendit plus que le bruit des sécateurs parmi les rosiers et le bruissement du vent dans le saule qui les surplombait.

— Je ne passerai pas une seconde de plus en présence de cet individu, siffla Rodolfo à sa mère.

— Bonne idée, fiston, nota Rubén.

— Mets-le dehors, maman, ou j’appelle le service de sécurité.

— Oui.

Mais, pétrifiée derrière l’écran de ses lunettes, Isabel Campallo ne bougea pas. Rodolfo hésita une seconde : sa mère était bouleversée, cet oiseau de mauvais augure les provoquait, mais une peur diffuse le retenait de se charger de la besogne et son portable était resté dans la maison.

— J’appelle papa, dit-il sèchement, avant de tourner les talons.

Isabel serra le châle sur ses épaules faméliques, livide malgré la carotène et les vacances à la mer.

— Vous savez quelque chose, n’est-ce pas…

— Non. Non, mais mon fils a raison, se reprit Isabel. Je ne sais pas d’où vous tirez vos informations, mais je vous prie de vider les lieux. Sur-le-champ, ordonna-t-elle, retrouvant son statut dominant.

Rubén écrasa sa cigarette.

— Je cherche à savoir si votre fille est vivante : ça vous pose un problème ?

— Ça me rend folle d’inquiétude, si vous voulez tout savoir ! rétorqua Isabel.

— Vous savez quelque chose, la tança-t-il. Quelque chose que je ne sais pas…

Les flèches bleues de ses iris la traversaient de part en part.

— Non, dit-elle, agressée. Je ne sais rien et vous n’êtes pas le bienvenu chez nous. Partez, souffla-t-elle. Sur-le-champ !

Isabel se tourna vers le perron, fit un geste pour se lever mais il la retint par le poignet.

— Vous mentez, insista Rubén. Pourquoi ?

— Cessez de me tourmenter. Je n’ai rien à vous dire. Lâchez-moi.

L’air du jardin était chargé d’électricité. Rubén resserra son étreinte, sans presque s’en rendre compte.

— Vous me faites mal !

— Vous mentez.

— Non !

— Dites-moi alors ce qui vous fait peur.

Isabel Campallo frémit en croisant le visage du détective qui la fixait méchamment. Envie de lui casser le poignet. De lui broyer les os.

— Vous, répondit-elle d’une voix tremblante. Vous…

*

Un camion fendit le crépuscule en hurlant. Rubén écrasa sa cigarette contre le rebord du balcon, sourd au larsen des roues sur les plaques métalliques. Sa chambre donnait sur le pont de l’autoroute aérienne qui balafrait le quartier, à l’angle de la rue Perú et de San Juan. Les camions furibonds y passaient jour et nuit en vomissant leur gasoil, mais Rubén n’entendait plus que les pleurs du bébé sous les piliers de béton, les mêmes depuis quinze jours…

Une famille vivait en contrebas, un couple de cartoneros et deux enfants pouilleux qui n’avaient pas connu de lit ni d’école. Juste ce pont. Deux ans déjà qu’ils en avaient fait leur abri, avec des ustensiles de cuisine, des bouteilles d’eau, des conserves, ce pauvre foutoir qui constituait leur trésor. Un bébé venait de naître, un bébé catastrophe, le troisième, langé avec les moyens du bord. Où la mère avait-elle accouché : dans la rue ? Ceux-là ne ramassaient pas seulement les cartons, ils vivaient parmi eux. Une famille entière, anonyme, recyclée elle aussi. Ils s’étaient construit une barricade, une coquille vide qu’ils refermaient derrière eux la nuit venue pour se protéger du froid, des chiens errants, des paumés ; ils en ressortaient le matin, raides d’un sommeil sans mémoire, tout de guenilles et sales, incapables de dire merci aux rares passants qui leur donnaient la pièce.

Ils étaient devenus cartons.

Rubén oscilla dans la brise humide, les pleurs du bébé comme des réminiscences obsédantes. Le temps passa, à reculons. Tous ces sanglots, ces cris d’enfants qui couraient au plafond, ces petits pas d’orphelins insouciants au-dessus de sa cellule… Une haine sourde lui comprimait le cœur. Les premières étoiles apparurent dans le ciel mauve. Rubén ravala sa salive, les jointures blêmes. Il n’y eut bientôt plus qu’un fantôme pendu au balcon, et ce bébé qui braillait dans la nuit…


Il reviendra, papa ?

Bien sûr, pourquoi tu dis ça ?

L’étranger, c’est loin. Et puis, il raconte toujours des histoires…

Ouais. C’est même sa spécialité.

Rubén souriait en tenant la main de sa petite sœur — il la trouvait marrante. Et fine mouche : à deux ans déjà Elsa parlait presque couramment, sans prendre ces intonations de princesse gnangnan qui en attendrissaient certains. Sa jeune sœur avait la langue bien pendue, comme Lucky, le grand chien noir qui les escortait sur le chemin de l’école.

L’étranger, c’est fait pour en revenir, décréta Rubén pour la rassurer. Autrement ça devient chez nous.

Elsa avait levé la tête vers l’adolescent aux cheveux longs qui lui serrait la main — ce qu’il faisait vieux pour même pas quinze ans ! — sans bien comprendre ce qu’il venait de dire, mais bon, elle fit semblant.

Leur père était parti en France depuis trois semaines mais Rubén avait changé, comme si c’était désormais lui, l’homme de la famille. Comme s’il savait des choses qu’on ne lui avait pas dites, comme si elle était trop petite : douze ans, ce n’était quand même pas une mioche ! Elsa était persuadée que son frère lui cachait quelque chose : même leur mère, d’ordinaire si sereine, n’était plus la même.

Tu crois qu’on sera obligés de partir ? demanda-t-elle. De quitter la maison ?

Ça te dérangerait ?

Elsa avait agité ses petites nattes brunes.

Non. Enfin, un peu…

Rubén sourit devant les taches de rousseur autour de son nez, stigmates de ses moustaches de chat. Elle entrait au collège, ne connaissait pas encore grand monde. Silences plombés dans les rues de Buenos Aires, menace diffuse, professeurs engoncés dans des blouses qui ne semblaient pas les leurs, comme si la craie sur le tableau pouvait les trahir : à part le chien Lucky (mais ils pouvaient l’emmener), Elsa n’aurait rien regretté s’ils devaient quitter l’Argentine. S’exiler. Beaucoup l’avaient fait.

C’est comment la France ? demanda-t-elle.

Rubén avait haussé les épaules.

Plein de fromages, il paraît.

Elle rit. C’était le but.

Le Mundial argentin était encore loin, quelques mois, la junte profiterait de l’événement pour resserrer le sentiment d’identité nationale, blouser les médias étrangers en poussant tout un peuple derrière son équipe de football : sous couvert de conférences, Daniel était parti en France organiser la résistance, dénoncer officieusement la supercherie de la Coupe du Monde auprès des journalistes qu’il serait amené à côtoyer ou des figures médiatiques qui avaient pris fait et cause pour leurs aspirations démocratiques. Il fallait gâcher la fête, retourner la situation à leur avantage. Rubén ne savait rien de tout ça. Les parents ne lui avaient rien dit, mais Daniel lui avait demandé de veiller sur sa sœur pendant son absence ; il serait l’homme de la situation…

C’était la fin de l’été, le soleil courait sur les flaques abandonnées par l’orage qui les ramenait de l’école. Elsa et Rubén marchaient main dans la main, Lucky chassait le trottoir comme si une armée d’os fuyait sous sa truffe, ils arrivaient devant le fleuriste à l’angle de Perú et de San Juan : le chien avait d’abord stoppé son pas avant de baisser les oreilles. Une voiture surgit soudain de nulle part, manquant de renverser les bouquets entreposés sur le trottoir, une Ford Falcon verte sans plaques qui bloqua la rue. Trois hommes en civil jaillirent aussitôt des portières, armes au poing. Rubén tira sa sœur en arrière mais une main s’abattit sur sa nuque. Rubén se protégea sans lâcher Elsa, qu’il entendait hurler près de lui.

Rubén !!!

Ils essayaient de les séparer. Lucky mordit l’un des assaillants, qui se mit à jurer, jusqu’à ce qu’un homme dégaine l’arme sous son blouson de cuir et vide son chargeur, d’abord dans les reins du brave chien, avant de l’achever d’une balle dans l’œil. Accrochée à son frère, Elsa hurlait de terreur. Rubén tenta de se dégager, frappait au petit bonheur, sa sœur aussi donnait des coups de pied désespérés, en vain ; les hommes les jetèrent à terre en les couvrant d’insultes, les empoignèrent en vrillant une arme sur leur tempe, les tirèrent sans ménagement vers la Ford et les précipitèrent à l’arrière. Rubén ne résistait plus. Il voyait trouble. Tout s’était déroulé en quelques secondes et du sang coulait sur ses paupières.

Le regard effaré du fleuriste, le cadavre de Lucky sur le trottoir, les passants statues de pierre, l’arrière de la Ford Falcon, les sacs de toile de jute où on fourra leur tête, le noir oppressant, les pleurs étouffés de sa sœur à ses côtés, son corps tremblant pressé contre lui sur la banquette, les insultes encore, les menaces, le trajet : le temps s’était contracté.

Rubén…

La ferme, sale mioche !

Des kilomètres d’angoisse. Enfin, le véhicule stoppa. On les tira de la banquette. L’obscurité se fit plus opaque derrière la cagoule quand on les poussa à coups de crosse vers un endroit plus frais. Interdit de parler, de bouger. Ils n’étaient pas seuls, Rubén le sentait dans les ondes : d’autres gens étaient retenus prisonniers, eux aussi effrayés. Une odeur de pneus, de cambouis. Il fallut qu’on arrache les cagoules pour que Rubén reprenne pied avec le réel. Une ampoule, qui les éblouit un instant, pendait au sous-sol d’un garage : ils étaient une douzaine sous la lumière crue, hommes et femmes confondus, à trembler comme des moutons devant les rires aigres des loups qui les cernaient. Des hommes jeunes pleins de morgue et de certitudes martiales, certains en tenue militaire, d’autres la chemise débraillée et le holster sous l’aisselle, mâchant leur chewing-gum bouche ouverte.

Déshabillez-vous ! ordonna celui qui semblait être le chef.

Un coup de matraque eut raison des hésitations. On obéit, la peur au ventre. Leurs corps nus grelottèrent bientôt sur le ciment froid du garage Orletti. Elsa pleurait en silence, les pieds nus recroquevillés : celui qui ouvrait la bouche se ferait corriger à mort, ils l’avaient dit, alors elle pinçait ses lèvres roses en laissant échapper des geignements de souris. Ils riaient de les voir nus — c’était amusant. Rubén osait à peine lever les yeux. Sa sœur était la plus jeune, la plus apeurée aussi : il devinait sa silhouette à ses côtés, affreusement gênée de se retrouver nue devant tous ces gens, avec ses petits seins qui pointaient, sa toison de jeune adolescente qui lui valait des remarques déplacées. Mais on ne rit pas longtemps : l’officier à moustaches aboya des insultes, « Chien de Rouges », « Hippies », « Communistes ». Rubén ne savait pas ce qu’on allait leur faire, même s’il avait surpris ses parents à parler des enlèvements un soir, dans la cuisine… Il ne flancha pas. Pas encore. On les sépara, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, dans le plus grand tumulte : les coups se mirent à pleuvoir sous l’ampoule obscène du garage.

Rubén ! Rubén !!!

C’est la dernière image qu’il avait de sa sœur : un bout de femme tordue de larmes qui l’implorait de ses grands yeux verts, tentant désespérément de croiser les cuisses sur son sexe pubère. Elsa qui l’appelait au secours et qu’on tirait brusquement en arrière pour l’emporter, au milieu des cris d’épouvante :

RUBÉN !!!


Le rugissement des camions perçait depuis le balcon de la chambre. Rubén respira la robe qu’il serrait entre ses mains, sa préférée, la rouge orangé, avec le petit col noir : profondément. L’odeur s’était volatilisée depuis longtemps, il la sentait pourtant à volonté.

« Un disparu, c’est quelqu’un qui n’est pas là, et à qui on parle »…

Revenant de son exil à la campagne, Rubén avait trouvé les vêtements d’Elsa à leur place, soigneusement pliés dans le placard de sa chambre d’enfant. Leur mère n’y avait pas touché. Elle ne toucherait aucune affaire, stylo ou paire de chaussures, jusqu’à ce que son mari et sa fille « réapparaissent en vie », le slogan des Mères de la place de Mai. Mais ni Daniel ni Elsa n’étaient revenus. Ils ne reviendraient pas. Comme des milliers d’autres, ils resteraient à jamais des fantômes. Enfin, les années passant, Rubén avait proposé à sa mère de donner les vêtements de sa sœur aux nécessiteux — la ville n’en manquait pas et, même si par miracle Elsa revenait un jour, ses habits ne lui iraient plus, n’est-ce pas ? Elena avait accepté, de guerre lasse. Peut-être était-ce mieux ainsi… Mais Rubén avait menti à sa mère. Il n’avait pas donné les vêtements de sa sœur aux pauvres : il les avait transportés jusqu’à l’appartement de la rue Perú qu’il venait d’acheter, face au carrefour maudit de San Juan où on les avait enlevés un jour d’été 1978. Il avait rangé les affaires d’Elsa dans le placard de sa chambre, le Placard interdit, qu’il veillait toujours.

Toutes ses robes étaient là, pliées sur l’étagère du haut, la rouge orangé qui rappelait ses taches de rousseur et les autres, ses tee-shirts, ses shorts. Rubén dormait avec les restes de sa sœur, ses petits os tristes et le cahier d’écolier où il avait enfermé leur cauchemar.

Proie.

Ou charogne.

Rubén reposa la robe, ferma les yeux en souhaitant ne plus jamais les rouvrir.

— Mon petit coquelicot…


La pluie tombait quand elle sonna à l’interphone.

7

Jana était grande pour une Indienne, une femme svelte aux cheveux mi-longs aussi noirs que son regard, dont la tristesse ancestrale semblait dégouliner avec les gouttes de pluie sur le paillasson.

— Vous êtes Rubén Calderón ? dit-elle d’une voix éraillée.

— Oui…

Une Mapuche d’après ses yeux en amande. Elle portait un treillis sombre et moulant, une vieille paire de Doc au bout élimé, un blouson de toile à demi trempé qu’elle tenait à la main et un débardeur qui soulignait ses épaules rondes. Pas de soutien-gorge — pas besoin.

— On m’a dit que vous recherchiez des disparus, fit-elle. Le fils de la blanchisseuse, en bas de chez vous…

— Oui. Oui, entrez… (Rubén sortit de ses brumes, présenta le fauteuil club qui faisait l’ordinaire de ses visiteurs.) Asseyez-vous.

— Je m’appelle Jana, dit-elle. Je préfère rester debout.

La sculptrice fit un bref panoramique de l’agence — cuisine américaine, bibliothèque, bureau en capharnaüm avec lampe 1900 et des avis de recherches de disparus punaisés au mur, des témoins de procès enlevés, des dizaines de visages qui semblaient la regarder depuis leur tombeau sans sépulture. Jana se retourna vers le détective qui venait de refermer la porte blindée, reconnut le tableau au-dessus du canapé sixties — Les Ménines de Velázquez.

— C’est un original ? fit-elle d’un air badin.

Il sourit.

— Café ?

— Non.

— Autre chose ?

— Non, rien, merci.

Paula avait raison au sujet de Calderón — une pure élégance comparée à ses fripes, et deux yeux anthracite piqués de petites fleurs myosotis dont l’éclat bleu translucide la laissa sans voix. On aurait dit qu’il venait de pleurer…

— Je vous dérange peut-être ?

— Non, mentit-il. Je ne vous aurais pas fait monter.

Jana se détendit un peu.

— Calderón, c’est votre vrai nom : comme le poète ?

Le détective releva les sourcils.

— Vous connaissez ?

Jana haussa les épaules. La poésie noire de Daniel Calderón l’avait bercée dans les ténèbres — et leur avait tordu le cou. L’écrivain avait disparu pendant le Processus, comme Haroldo Conti, Rodolfo Walsh… Torturés, battus, liquidés.

Rubén n’avait pas envie de parler de son père.

— On peut savoir ce qui vous amène ?

Jana oublia les visages des morts sur le mur et les petites fleurs bleues qui envoyaient des signaux de détresse.

— Il y a eu un crime l’autre nuit sur le port de La Boca, répondit-elle. Le cadavre d’un homme retrouvé au pied de l’ancien transbordeur… Vous êtes au courant ?

— Oui, j’ai vu ça dans le journal.

— Vous avez de bons yeux, c’est presque passé inaperçu… (Rubén alluma une cigarette du paquet qui traînait sur la table basse, la laissa poursuivre.) La victime est un ami à nous, dit Jana. Luz, un travesti qui tapinait sur les docks. La police a tu l’info mais Luz a été torturée avant d’être jetée dans le port. On l’a émasculée, ajouta-t-elle, la voix plus grave. Je crois aussi qu’on l’a violée.

— Comment vous savez ça ?

— On cherchait Luz quand on est tombées sur les flics de La Boca, qui remontaient son cadavre sur les quais. Ils nous ont embarquées au commissariat pour nous interroger, mais ils ont refusé de prendre notre déposition et nous ont foutues dehors, expliqua-t-elle. Je les ai rappelés ce matin pour savoir où en était l’enquête, mais ils m’ont envoyée balader. Il faut que quelqu’un s’en occupe. Le type qui a massacré Luz ne s’en tiendra pas là, affirma-t-elle. Personne ne pouvait lui en vouloir, je veux dire personnellement : le tueur est un malade, un pervers de la pire espèce.

Rubén la dévisageait, elle et ses yeux noirs passés à l’eau de pluie.

— Mon travail consiste à rechercher les disparus et leurs bourreaux, soupira-t-il. Désolé, mademoiselle, les affaires privées ne sont pas de mon ressort.

— Le fils de la blanchisseuse est travesti lui aussi : c’est mon seul ami et j’y tiens, fit Jana. Un tueur s’en prend aux trav’ de La Boca, les flics s’en fichent et je ne veux pas que Paula soit la prochaine sur la liste.

— Votre ami aussi se prostitue ?

— Tous n’ont pas la chance de faire du music-hall.

— Ni de vieux os.

— C’est pour ça que je suis venue vous voir, rétorqua-t-elle. Personne n’a vu Luz avant le meurtre, ni sur les docks ni ailleurs. On ne sait pas ce qui s’est passé, si le tueur est un client ou un sadique : on sait juste que Luz a laissé un message sur le portable de Paula dans la nuit pour lui parler d’une chose importante, et qu’on l’a retrouvée au petit matin dans le port… Paula l’avait prise sous son aile, ajouta-t-elle comme une explication. (Jana tira une feuille de son treillis, une page arrachée d’un bloc-notes.) Je n’ai pas de photos de Luz à vous donner, mais je l’ai dessinée… De mémoire, dit-elle en lui présentant le papier. Si ça peut vous aider…

Un bus passa dans un bruit de tonnerre, faisant vibrer les vitres de l’agence. Rubén déplia la feuille qu’elle lui tendait, découvrit le visage d’un jeune homme aux yeux mélancoliques… Un dessin au fusain.

— Vous êtes artiste ? dit-il en relevant la tête.

— Sculptrice. Je vous ai mis au dos la liste des lieux où Luz et Paula ont l’habitude de traîner la nuit. Ma copine est allée faire un tour hier, elle n’a rien trouvé mais vous pouvez être plus chanceux. Il y avait de la musique en bruit de fond sur le message de Luz. Un endroit public visiblement…

Jana tenait sa veste trempée dans les mains, cherchant à décrypter les pensées de l’homme derrière son rideau de fumée. Il se tenait devant la table basse du coin salon, un peu plus grand qu’elle.

— Alors, c’est d’accord ?

Rubén lui redonna son dessin.

— Désolé, je ne connais rien au milieu des travestis. Et puis surtout je n’ai pas le temps.

— Mais vous allez accepter, rétorqua Jana.

— Ah oui ? Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Parce que c’est la seule façon de découvrir ce qui est arrivé.

Elle parlait par syllogismes. Rubén posa le dessin qu’elle refusait de prendre sur la table.

— Vous vous trompez sur mon compte, dit-il. Je ne suis pas l’homme qu’il vous faut : pas pour ce genre d’enquête.

— Vous n’en savez rien avant d’avoir essayé, insista Jana. Aidez-moi à arrêter ce salopard avant qu’il ne s’en prenne à quelqu’un d’autre. Avant qu’il s’en prenne à ma copine.

Rubén s’enfuma un peu plus. Il n’aurait jamais dû la faire monter.

— Je m’occupe des disparus de la dictature, répéta-t-il. Que des disparus.

— Paula est obligée de tapiner pour vivre. J’ai peur pour elle, de ce qu’on pourrait lui faire : vous comprenez, ou vous aussi vous êtes en pierre ?

Des larmes avaient séché au fond de ses yeux noirs, il y a longtemps. Rubén contemplait le désastre quand Jana fit un pas vers lui.

— Je n’ai pas d’argent mais je peux vous payer autrement, dit-elle crânement.

Rubén se figea quand elle posa sa veste sur le dossier du fauteuil.

— Je n’ai pas besoin d’argent, dit-il.

— Mais vous devez avoir envie de me baiser.

Il la jaugea brièvement.

— Non.

Ses pupilles brillaient. Menteur.

— Ne faites pas le gentleman gominé, railla Jana avec cynisme. Tout le monde a envie de baiser. Et puis je m’en fiche.

Rubén écrasa le mégot qui lui brûlait les doigts.

— Je suis désolé pour vous.

— Vous êtes bien le seul.

Ses yeux d’Indienne le fixaient comme un loup dans la mire.

— Vous avez tapé à la mauvaise porte, mademoiselle. Je ne peux rien pour vous. Encore moins de cette manière. Je ne suis pas un profiteur de guerre, ou de désespoir, appelez ça comme vous voulez.

Jana avait la gorge sèche. Elle le défia de son mètre soixante-quinze.

— Je ne vous plais pas ?

Le monde était lâche autour d’eux.

— Rentrez chez vous, dit Rubén, soudain las.

Jana n’avait pas desserré les mâchoires — ça lui apprendrait à demander l’aide d’un winka. Le rouge lui montait aux joues quand elle songea à sa poitrine de rat sous son tee-shirt. Sûr qu’il devait être dégoûté, le Porteño aux belles mains délicates, sûr qu’il devait être habitué à une autre camelote. La honte allait la minéraliser, là, au milieu de l’agence.

— Je suis désolé, répéta Rubén en voyant les larmes perler à ses paupières. Je n’ai pas le temps en ce moment, mais j’ai une copine flic qui connaît son métier : je peux lui en toucher deux…

— Laissez tomber, coupa-t-elle.

Jana empoigna sa veste et quitta la pièce sans un regard pour le détective : un courant d’air l’aida à claquer la porte blindée, animant un bref instant les visages des morts sur le mur…

L’orage tonnait par la fenêtre entrouverte. Rubén resta immobile, triant des sentiments contradictoires. Une chape de cafard tomba sur ses épaules, inexorable. Il vit le bloc-notes abandonné sur la table, le visage au fusain que l’Indienne avait fait pour lui, persuadée sans doute qu’il accepterait sa proposition… Une boule de pitié se ficha dans sa gorge — le dessin était magnifique.

*

Jana avait reçu un couteau de son arrière-grand-mère, sur son lit de mort. Angela était la dernière femme selk’nam, ce peuple cousin des Mapuche qui avait vécu des siècles en Terre de Feu. Des bateaux de pêche étaient arrivés un jour sur leurs îles froides et glacées, avec leurs maladies et leurs armes, et les Selk’nam étaient tous morts. Il ne restait plus qu’elle, Angela, si vieille que ses mains n’étaient plus que rides. Jana n’avait que sept ans mais elle était la fille aînée, et un peu de sang selk’nam coulait dans ses veines. Angela avait donné son vieux couteau à manche d’os de baleine à la petite, que son souvenir au moins se perpétue : elle lui avait surtout livré le secret du Hain, ce théâtre fantastique. Jana avait gardé l’un et l’autre, au chaud dans sa mémoire, pleine d’histoires que la vieille femme lui contait depuis son plus jeune âge : Shoort, Xalpen, Shénu, Kulan descendue du ciel pour tourmenter les hommes, des histoires fabuleuses…

Jana avait grandi dans la pampa du Chubut, parmi les plaines les plus fertiles du monde. Pour elle alors, il y avait surtout deux vaches, une génisse timide qu’il avait fallu aller chercher au fond du ventre de sa mère, Eyew (« là-bas » en mapudungun), et sa sœur Ti kude (« la vieille », allez savoir pourquoi). Enfant câline, vive et curieuse, Jana connaissait le son des herbes hautes et du vent qui leur courait dessus, déchiffrait ses voix multiples, les cordes aux sons lugubres ou les sifflements brefs des tiges raides comme des fils de fer, les gémissements du vent qui s’enflaient et mouraient entre les joncs lisses des marécages, porteur de pluie fine ou d’orage. La platitude des lieux lui faisait voir ce qu’on devine, deviner ce qu’on ne voit pas. Jana avait onze ans et, comme toutes les petites filles mapuche de la campagne, savait peu de choses du monde alentour. Elle connaissait la voix déterminée de son père, les mains ouvrières et le sourire rare de sa mère, les courses et les bagarres avec ses frères, mais elle ne connaissait pas encore les winka — les étrangers. Traditionnellement, l’État et la société occidentale étaient considérés par les Mapuche au mieux comme un corps étranger, au pire comme un ennemi irréductible. Pour elle, ils n’étaient encore que des silhouettes abstraites, des noms.

Certains venaient parfois chez eux avec leurs grosses voitures, leurs costumes étriqués et leurs cravates. Ils discutaient avec son père werken, le messager de la communauté, Cacho, dont l’éloquence l’autorisait à parler au nom des autres. De son savoir-faire dépendait leur sort à tous. On comptait sur lui, car les problèmes se multipliaient. Cacho devenait plus sombre de jour en jour. Il n’avait pas parlé à ses enfants des expulsions qui frappaient la communauté, de leurs revendications pour garder leurs terres ancestrales — qu’ils continuent d’aller à l’école, fassent des études et deviennent avocats pour défendre les droits de leur peuple.

Personne ne se doutait de ce qui arriverait. Jana dormait dans son lit, avec sa sœur, quand les carabiniers avaient fracassé la porte de la maison. Des géants aux crânes de fer avaient fait irruption chez eux en hurlant comme des diables, armes au poing. Les filles s’étaient réveillées, terrorisées. Ils les avaient tirées hors du lit avant de les jeter dans les bras de leur mère, qui tremblait de peur dans la cuisine avec le reste de la famille. Ils les avaient insultés en castillan, cassant tout ou le peu qu’ils avaient, avec une frénésie féroce. Les crampons de leurs bottes projetant le mobilier contre le mur, leur carrure militaire, leurs voix de poutre qui s’écroulent sur vous, les insignes guerriers sur leurs uniformes, leurs casques : Jana était restée pétrifiée, hypnotisée par la fureur de leur violence.

Quand il n’y eut plus rien debout, quand tout fut mis en miettes, ils se mirent à battre son père, le messager, à coups de rangers et de matraque sur le crâne, la colonne vertébrale ; les carabiniers y allaient au défouloir, à plusieurs, gueulant pour s’encourager pendant que le werken mordait la poussière. Sa femme geignait comme le font les pumas devant le fusil du chasseur, écrasée par la peur, serrant ses filles contre sa chemise de nuit. Jana ne voyait qu’eux : les winka étaient laids, effrayants, hauts comme des grues détruisant tout sur leur passage, vociférant des insultes qu’à onze ans elle ne comprenait pas. Battu, gisant parmi les débris de la cuisine dévastée, son père ne protestait plus. Un filet de bave sanguinolente s’épanchait de ses lèvres éclatées. Les paupières closes, Cacho ne vit pas les hommes casqués écarter les enfants pour s’emparer de sa femme. Jana, elle, avait vu.

Elle avait vu le Mal, dans les yeux. Elle avait vu sa figure blanche et grimaçante, pupille contre pupille, et sa mère gémir de terreur quand ils avaient arraché sa chemise de nuit en riant, pour l’humilier.

Jana avait onze ans et depuis ses seins n’avaient plus poussé. Pas le moindre frémissement. Les jours, les mois, les années étaient passés mais sa poitrine était restée désespérément sèche, une terre aride, privée de vie, comme ses ancêtres chassés de leurs terres. Sa poitrine était devenue son tabou, sa douleur et sa honte. Une insulte suprême et cruelle à la féminité dont tous les hommes se gausseraient, des seins d’os, de terre brûlée, deux poissons crevés à la surface, des papillons épinglés, des seins qui n’avaient rien à donner, ou du lait de sang caillé, des seins sans femme et qui n’auraient jamais d’enfants : à onze ans, Jana s’était auto-amputée.

Elle n’en avait pas parlé, ne les montrait à personne, jamais, pas même à Paula. Le premier garçon avec qui elle avait fait l’amour n’avait pas posé de questions, les suivants ne pensaient qu’au sexe, Furlan à ses sculptures, aucun autre homme n’avait compté plus que le temps de se soulager… Jana écrasait ses maxillaires au volant de la Ford — elle croyait quoi, qu’elle allait amadouer Calderón avec ses sales petits monstres ?!

Les essuie-glaces ramaient sous l’orage. Vega 5510, Palermo Hollywood. Paula attendait devant le Niceto, à l’abri de la pluie, quand elle aperçut les phares de la guimbarde : le travesti fit claquer ses talons sur le trottoir, son sac zébré sur la tête pour protéger sa perruque, courut sans s’étaler sur les pavés, ouvrit la portière et fondit en sanglots dans les bras de Jana.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-elle bientôt. Ça s’est mal passé ?

Elle tentait de la calmer mais ses frêles épaules tressautaient sous son manteau perlé de pluie. Impossible de l’arrêter. Jana repoussa doucement sa copine, qui étalait son rimmel sur ses joues échaudées après l’entrevue de tout à l’heure.

— Alors ?

— Je… je suis prise pour la revue, hoqueta le travesti. Un désistement… J’ai vu le chorégraphe, Gelman. Il m’engage pour les trois dates à Buenos Aires… C’est… inespéré, Jana, tellement inespéré !

La Mapuche eut un rictus de joie bagarreuse devant les larmes du travesti : ce n’était pas trois spectacles dans une boîte à la mode qui allaient sortir Paula de l’ornière, des pipes dans les bagnoles et des dents déchaussées au hasard des mauvaises rencontres, mais les premiers pas étaient les plus difficiles, n’est-ce pas ?

— C’est formidable, ma vieille, je suis sûre que tu vas faire un malheur ! Allez, la rabroua-t-elle gentiment, arrête de pleurer, tu fous du rimmel partout !

La pluie tombait toujours sur le pare-brise étoilé de la Ford. Un bonheur confus l’étreignait, si fort qu’il fallut deux bonnes minutes à Paula pour reprendre ses esprits. Jana lui tendit le paquet de mouchoirs qui prenait la poussière sur le vide-poches, l’aida à sécher ses larmes.

— Merci, renifla-t-elle. Merci… Et toi, au fait ? lança le travesti, à peine remis de ses émotions. Le détective, ça a donné quoi ?

— Il m’a envoyé sur les roses, se rembrunit la sculptrice.

— Ooh…

— Ouais.

— Je suis déçue, s’attrista Paula. Il avait pourtant la tête d’un mec sympa.

— Tu vois, ça ne suffit pas.

Jana avait marché un quart d’heure sous l’orage avant de reprendre la voiture, pour se calmer — oui, elle s’était vraiment comportée comme la dernière des connes.

— Mais c’est pas grave, décréta-t-elle. On va se débrouiller sans lui.

— Ah ?

— La semaine prochaine la troupe aura quitté le Niceto et tu te retrouveras à la rue. Hors de question que tu traînes avec un tueur dans les environs. Luz a peut-être laissé des papiers dans son squat qui permettront de l’identifier : à partir de là, les flics seront obligés de prévenir sa famille et mener une enquête digne de ce nom. Tu sais où habite Luz, non ? Allons voir chez elle si on trouve quelque chose.

Un silence cosmétique passa dans l’habitacle.

— Dans le barrio ? déglutit Paula. En pleine nuit ?

— Ne t’en fais pas : à cette heure, il n’y a plus personne.

— Justement, si on nous attaque ?!

Sa grimace faisait trois fois le tour de sa bouche. Jana eut un rire bref qui leur fit un bien fou — elle aussi était à bout de nerfs.

*

La pauvreté s’était diluée dans le damier portègne. Contrairement aux bidonvilles du Gran Buenos Aires installés sur des décharges ou des zones inondables, les barrios formaient des poches au cœur même de la ville. Les gens qui s’y pressaient connaissaient des conditions de vie insoupçonnables dans l’imaginaire de la classe moyenne, sans équivalent sur le continent sud-américain. Expulsés du centre durant la dictature, réoccupant les espaces libres au retour de la démocratie, ils étaient aujourd’hui cent cinquante mille à vivre disséminés dans les barrios, manquant de tout — eau potable, éducation, médicaments. Analphabétisme, violence et délinquance complétaient le tableau d’une population pauvre qui, ici comme ailleurs, n’était pas à la noce.

Coincée derrière la gare routière de Retiro, où transitaient employés venus des banlieues et touristes en partance pour les chutes d’Iguazú, la Villa 31 était le bidonville le plus voyant de Buenos Aires. Luz habitait le terrain vague voisin, cinq hectares laissés vacants en bordure de la gare ferroviaire de San Martín, que des centaines de familles souvent étrangères avaient investis quelques mois plus tôt dans l’effervescence — et quelques coups de feu pour régler les contentieux. Francisco Torres, le maire, avait envoyé les forces de police mais les squatteurs les avaient repoussées, revendiquant les terrains et l’accès à l’eau et l’électricité.

Avec les trous qui gagnaient le plancher, la serviette de bain coincée dans la portière pour protéger de la pluie, la Ford de Jana ne déparait pas beaucoup le décor : elles arrivaient en zone sinistrée, une succession de baraquements faits de bric et de broc difficilement identifiables dans la nuit. D’après Paula, qui avait aidé sa protégée à aménager, Luz habitait une bicoque près d’une étable.

Le chemin de terre qui traversait le barrio était jonché de détritus : la Ford jongla avec les nids-de-poule et les chiens endormis, défiant les ombres qui dansaient au bout des phares. Elles dépassèrent quelques habitations sans éclairage où s’entrecroisaient des raccordements sauvages, avant de tomber sur l’étable en question. Luz squattait le logement voisin, un amoncellement de briques rouges et de parpaings surmonté d’une tôle ondulée.

Jana éteignit les phares de la voiture, les plongeant aussitôt dans le noir. L’endroit était sinistre, désert.

— Allons-y, dit-elle en attrapant la lampe dans le vide-poches.

Elles refermèrent les portières avec précaution, comme si les ténèbres pouvaient les trahir. Paula avait beau marcher sur un fil d’or, ses talons glissaient dans la bouillasse.

— Ça va, Lady Di ? souffla Jana.

— Putain, maugréa-t-elle en se rattrapant à son bras.

Deux points lumineux apparurent dans le faisceau de la torche : les yeux d’un chien galeux qui rôdait derrière la baraque. Un cadenas gisait à terre. Plus de chaîne. Jana poussa la porte branlante et, guidée par la lampe, balaya l’intérieur du squat. Les ustensiles de cuisine, les meubles bricolés, le placard à vêtements, le paravent de tissu oriental, les tentures sur les murs de brique : tout avait disparu. Il ne restait que les fenêtres bâchées de sacs plastique, qui battaient dans la brise nocturne. Les voisins, sans doute, avaient embarqué ce qu’ils pouvaient… Jana inspecta le sol, trouva des emballages de nourriture, des bouts de plastique, de pinces à linge, de photos de magazine piétinés.

— Si Luz avait des papiers, ils ont dû disparaître avec le vol des corbeaux, dit-elle.

— Hum…

Paula pensait aux perruques. Luz avait commencé par des articles bon marché, la chevelure la plus longue possible alors qu’elle accentuait la masculinité des traits, mais Paula avait choisi pour elle une perruque plus courte, qui avait transformé son visage.

— Les perruques, chuchota-t-elle dans l’obscurité.

— Quoi, les perruques ?

— Luz avait une boîte à chapeaux que je lui ai offerte en arrivant ici. Elle la cachait forcément quelque part. Les belles perruques coûtent une jambe : Luz ne les aurait jamais laissées en évidence dans le squat. Sans perruque, on n’est rien, ajouta le trav’. Si elle avait des choses précieuses ou importantes à mettre quelque part, c’est là.

Le vent s’engouffrait par les plastiques éventrés. Jana balaya le sol du squat.

— En tout cas, ça m’étonnerait qu’il y ait une trappe mystérieuse sous ce tas de merde…

Paula serra son manteau crème sur son décolleté pendant que la Mapuche sondait les murs de brique ; l’épaisseur était partout la même, excepté entre le coin cuisine et la chambre, où la cloison était plus large… Jana se pencha, nota qu’une douzaine de briques n’étaient pas cimentées aux autres. Elle tendit la torche à sa copine, qui grelottait dans son dos.

— Tiens, éclaire-moi au lieu de te branler.

— Aaah ! s’offusqua Paula pour la forme.

Jana cala la lame de son couteau dans l’anfractuosité et dégagea rapidement une première brique. Les autres suivirent avec plus de facilité. Enfin, elle tira un objet rond du mur.

— C’est elle, fit Paula par-dessus son épaule.

La boîte à chapeaux qu’elle lui avait offerte. Jana l’épousseta avant de l’ouvrir. Il y avait bien une perruque à l’intérieur, un carré court blond vénitien que Luz portait souvent, un boa, une paire de gants de velours noir, un stylo plume rose, mais aussi des enveloppes. Des dizaines de lettres cachetées, sans timbres, toutes destinées à la même adresse : M. & Mme Lavalle, Junín… Ses parents ? La Mapuche fouilla le fond de la boîte, trouva deux tubes d’aspirine, dont elle vida le contenu au creux de sa main : des petits sachets renfermant des cristaux apparurent à la lumière de la torche. Elle goûta du bout de la langue, grimaça : du paco visiblement, résidus chimiques qui démolissaient les plus fauchés… Paula se fissurait sous son fond de teint.

— Pas droguée, hein ? maugréa Jana.

*

Elles avaient regagné la friche avant de lire le contenu des enveloppes, une vodka glacée pour se remettre.

Il y avait une trentaine de lettres, écrites sous la forme d’un journal intime, pour le moins étrange… Orlando « Luz » Lavalle semblait entretenir une correspondance avec ses parents, dans le plus pur style sud-américain. Les premières missives dataient de son arrivée dans la capitale fédérale. Orlando y racontait la beauté de Buenos Aires, l’abondance de ses musées, ses parcs enchanteurs où les chats dormaient entre les sculptures néo-romantiques, l’architecture des bâtiments publics, l’opéra, si parisien. Une âme d’esthète animait les lignes fiévreuses du jeune homme, archétype du provincial débarqué à la ville. Dans les lettres suivantes, Orlando racontait qu’il avait trouvé un premier job comme plongeur, puis garçon de café, enfin serveur dans un restaurant de Florida, l’artère du centre-ville. La paye selon ses mots était bonne, et il espérait quitter la chambre sous les toits qu’il louait un puits d’or à un vieux roublard acariâtre répondant au nom d’Angelo Barbastro. Les lettres suivantes évoquaient sa rencontre avec Alicia, une jeune femme qu’il croisait souvent au restaurant, Alicia qui lui avait demandé un soir à quelle heure il finissait son travail pour qu’il la rejoigne dans un café à la mode de Palermo, où la jeunesse bohème se retrouvait. Alicia était peintre et belle comme le jour qui les avait réunis. Elle avait remarqué les croquis des clients qu’Orlando s’amusait à gribouiller lors de ses pauses. Alicia estimait le portrait qu’il avait fait d’elle particulièrement réussi ; elle avait beaucoup d’amis artistes, des gens étonnants de gaieté qui l’aideraient s’il voulait. Tous les espoirs étaient permis pour qui travaillait dur : le prix de la passion, les galères, Orlando était prêt à tout. Et puis un soir Alicia l’avait raccompagné jusqu’à sa chambre de bonne, ils s’étaient embrassés en bas de l’immeuble et depuis ne se quittaient plus, les amis artistes finissaient de l’adopter, ses dessins formidables, bla-bla-bla… Orlando fantasmait, de bout en bout.

La réalité c’était la crasse, la faim, la peur, se lever dans le froid ou la chaleur étouffante d’un squat sans eau ni électricité, aller chier dans un champ d’ordures, s’asperger dans la bassine, aider le collecteur de farine à confectionner le pain, nourrir les gamins aux yeux collés de mouches, se préparer enfin pour sortir, rêver le temps d’un reflet dans le miroir avant de retrouver les coups, les menaces, les flics, les supporters violents et homophobes qu’il fallait éviter sous peine de finir édenté comme Paula, Jil la lesbienne aux poings de fer à l’entrée du Transformer, Jorge l’addict à la cocaïne et les autres, la réalité c’était Luz, le petit trav’ qui tapinait au bout des docks et qu’on s’envoyait pour quelques pesos quand on ne lui fichait pas une raclée pour lui apprendre à être pédé, le paco qu’il refourguait à d’autres paumés, tous ces mensonges pathétiques que Luz/Orlando s’inventait pour tenir le coup sans froisser ses parents, qui pourtant n’en savaient rien.

Paula se sentait trompée, trahie. Non seulement son protégé ne lui avait pas tout dit, mais il avait menti à tout le monde. Jana aussi faisait grise mine sur la banquette de l’atelier. Le jeune travesti n’avait pas été victime d’un crime barbare au hasard des docks : on l’avait assassiné pour une raison précise, et qui leur échappait…

8

Une odeur d’encens flottait depuis les allées de marbre. Rosa Michellini tira un peu plus le rideau de tissu du confessionnal, comme si quelqu’un pouvait la surprendre. L’église était pourtant vide à cette heure.

— Vous avez parlé à votre fils ? demanda le frère Josef.

— Oh, non ! Mon Dieu, non !

— Mais l’histoire dont vous m’avez entretenu l’autre jour, insinua le prêtre.

Rosa jeta un regard de perruche à l’homme en chasuble qu’elle devinait derrière les croisillons : de quoi parlait-il ?!

— Votre fils, Miguel, reprit-il d’une voix douce. Vous vous souvenez ?

— Oh, oui ! s’esclaffa sa mère, comme sauvée par le gong. Oui, je lui ai dit de se faire soigner ! Qu’il avait la maladie des femmes ! C’est ça, se souvint-elle : je lui ai dit d’aller chez le docteur !

Elle tripotait son rosaire comme dans sa tête comptent les Chinois.

— C’est tout ?

— Parlez pour vous, mon père ! s’enhardit la vieille femme. Après tout ce que j’ai dû supporter pour lui ! Cette nuit encore il est rentré à pas d’heure !

Rosa ne s’en souvenait plus. Trop de crapauds à coasser dans sa mare.

— Vous ne lui avez rien dit d’autre ? réitéra le prêtre. Vous ne vous rappelez pas de tout, vous savez. Les voies du Seigneur sont impénétrables, mais le repos de votre âme passe par la confession. Parle, et Dieu t’aidera.

— Oui… Oui.

Mais Rosa Michellini semblait de nouveau absente : elle déchira le bulletin de messe sur ses genoux en petits morceaux, qu’elle roula avec une maniaquerie étrange. Un signe de grande nervosité, songea le prêtre, qui l’avait déjà vue faire avec ses cheveux — un spectacle au demeurant assez effrayant.

— Rosa, dit-il sur un ton apaisant. Rosa, je peux vous aider…

La blanchisseuse sourit aux anges, sensible à la caresse de sa voix. Brève accalmie sous un crâne en tempête : elle priait, elle priait pour Miguel pourtant, elle priait nuit et jour pour le salut de son corps et de son âme dénaturés, Rosa n’en pouvait plus de prier pour rien, comme si ses mains jointes n’étaient pas les bonnes, qu’elles aussi payaient pour des fautes qu’elles n’avaient pas commises, ou pas vraiment — pas toutes seules… C’est vrai, après tout, songeait-elle, son mari aussi était dans le coup, même si c’est elle qui avait insisté pour avoir un enfant, on peut dire que le pauvre homme s’était fichtrement mal débrouillé !

Elle roulait nerveusement ses billes de papier, l’esprit ailleurs.

— Vous n’avez rien dit à votre fils de la visite que vous avez reçue la semaine dernière ? insista le frère Josef, tout de velours.

— Je ne reçois jamais de visite ! certifia Rosa, sursautant sur son fauteuil de handicapée. Miguel encore moins : je ne le lui permettrais pas !

Elle goba une boulette sans même s’en apercevoir.

— Rosa, je vous parle de la visite dont vous m’avez parlé le jour où vous êtes venue, avec le papier. Vous vous souvenez ? Vous l’avez toujours ? Vous l’avez montré à votre fils ?

— Rien du tout !

— Que voulez-vous dire ?

— Vous savez qu’il prend des pilules ?! Je l’ai vu faire l’autre jour dans l’arrière-boutique : des hormones, j’en suis sûre ! Pour se faire pousser les seins ! s’emporta la malheureuse. Vous verrez qu’un jour il se fera réduire la verge ! Aah ! Mon Dieu ! gémit-elle dans le réduit du confessionnal. Mon Dieu, qu’ai-je fait pour mériter tout ça ?! La vie est une chierie ! Je vous en prie, frère Josef, sauvez-moi : sauvez-moi du Mal !

Le jeune prêtre se racla la gorge, garda sa constance.

— Le document que vous m’avez montré, Rosa, vous l’avez toujours ?

— C’est un secret !

— Oui, oui, tempéra-t-il. Vous l’avez dit à quelqu’un d’autre ?

— Hein ?

— À Miguel, votre fils, peut-être ?

— Il faut que vous veniez lui causer ! s’agita la handicapée. Tout de suite ! Il faut que vous veniez avant qu’il ne soit trop tard !

— De… de quoi parlez-vous, Rosa ?

— De sa verge ! fit-elle en gobant une boulette du bulletin de messe. Le démon est capable de tout ! Même de se la couper ! C’est affreux ! Il faut… il faut que vous m’aidiez ! s’étouffa-t-elle.

La blanchisseuse toussa, prise d’une quinte ravageuse, jusqu’aux larmes. Le frère Josef soupira à l’ombre des croisillons, perplexe : cette vieille femme devenait démente.

— Soit, dit-il enfin. Je viendrai parler à votre fils…

Des résidus de papier mâché s’accrochaient à ses lèvres.

— Ha ha ! s’étrangla Rosa. Gare à lui ! Cette fois-ci, gare à lui ! Ah, ça va barder !

Oui, songea le prêtre, de jour en jour plus démente…

9

Rubén et Anita Barragan avaient grandi dans le même quartier, San Telmo. D’abord de loin — la petite fille était décemment trop blonde pour qu’il s’y intéresse — avant qu’Anita ne prenne dix centimètres l’année de ses douze ans.

La métamorphose n’était pas passée inaperçue dans le quartier, mais le problème d’Anita restait le même : ce fichu visage, qu’elle cachait sous ses cheveux devenus châtain clair, la frange comme un rideau tiré sur son théâtre triste. Peu importe ses mensurations, ce grand corps tout neuf qui ne demandait qu’à s’user, c’est avec sa sale gueule qu’Anita se réveillait tous les matins. « Rendez-vous à O.K. Corral », comme elle disait. Ce nez aquilin qu’elle voyait tordu, ses yeux trop petits, sa peau trop blanche, ses lèvres en papier à cigarettes, Anita avait du mal à supporter cette figure neutre, statique, voire dissymétrique, qui n’obéirait aux canons d’aucune époque. Anita fuyait les miroirs sous son masque à sourire, le reflet des vitrines, comme si sa « sale gueule » prenait toute la place. Les garçons d’ailleurs ne s’y trompaient pas : s’ils la suivaient dans la rue et la sifflaient parfois, aucun ne se retournait sur son passage.

Anita vivait de dos.

Côté pile.

Elle avait perdu la face.

Anita délirait.

Elle était amoureuse depuis sa précoce puberté : se croyant moche, Anita avait choisi le plus beau, le plus impressionnant, le plus inaccessible des garçons du quartier, Rubén Calderón évidemment, un grand brun à la démarche terriblement sexy qui avait perdu son père et sa sœur durant le Processus : un héros en somme, avec des yeux à fendre l’âme, un naturel impérial et un petit nez aux antipodes du sien. Anita l’avait abordé dans la rue, alors qu’il parlait à une jolie brune en minijupe ; elle s’était plantée devant lui en tendant un paquet soigneusement enveloppé, que le jeune homme de l’époque avait fini par ouvrir avec une curiosité amusée. Il y avait un dessin faussement naïf à l’intérieur — un bateau voguant sur une mer de larmes, Anita en guise de capitaine, qui lui faisait coucou depuis le pont… « Pour t’accompagner dans la vie qu’on ne vivra jamais ensemble », avait légendé la préado de sa plus ronde écriture. Rubén avait laissé tomber la jolie brune et payé une glace italienne à la fraise à Anita, la meilleure de toute sa vie.

Ils s’étaient revus des années plus tard sous les fenêtres de Juan Martin Yedro, un policier amnistié : Anita et ses amis étudiants, grisés par les chants de vengeance d’une jeunesse vitaminée à l’illusion après la chute de la dictature, jetaient des bombes de peinture rouge sur les murs du tortionnaire, se tenant par les coudes sans cesser de sauter — « Police fédérale ! Honte nationale ! » Rubén était resté seul à l’écart, comme si le journaliste de l’époque observait son futur terrain de chasse, avant de l’inviter à déjeuner. Le début de leur amitié d’adultes. Qu’Anita Barragan intégrât sept ans plus tard cette même police n’était pas le moindre de ses paradoxes. Son diplôme de droit en poche, elle avait passé avec succès son examen pour devenir inspectrice avant d’être trimballée de poste en poste par une administration machiste ; Anita avait finalement échoué dans le commissariat du quartier où elle avait grandi, San Telmo, et à la brigade du « 911 » qui assurait les patrouilles dans le centre-ville de Buenos Aires.

Le commissaire Ledesma, un vieux flic paternaliste relativement hermétique à la corruption, dirigeait l’équipe, une quarantaine d’agents, que la nouvelle police d’élite mise en place par le maire avait fini par ringardiser.

Avocat, homme d’affaires et ancien président du club de Boca Juniors, Torres briguait le poste suprême à la Casa Rosada, le palais présidentiel. Son père, Ignacio, avait fait fortune dans le vin avec le boom des années 90 et financé la première campagne de son fils : Francisco Torres roulait ouvertement pour l’aile droite péroniste qui formait la principale coalition d’opposition, et il était de notoriété publique que le maire en prendrait la tête. Équipements, armes, techniques d’investigation, police scientifique, formations, le maire avait modernisé le système répressif de Buenos Aires à grand renfort de communication. Torres avait chargé Fernando Luque de manager cette unité d’élite destinée à devenir la « police argentine de demain ». On ne lésinait pas sur les moyens, ni sur les méthodes : Luque avait été incriminé l’année précédente dans une affaire d’écoutes illégales avant d’être blanchi — par un juge proche de Torres…

En attendant, les Fiat bicolores du 911 ramassaient les ivrognes, les maris violents, les fauteurs de troubles, quelques voleurs, des pickpockets. Inspectrice sans enquête, Anita se retrouvait à former des stagiaires boutonneux qui passaient plus de temps à mater ses seins qu’à observer la rue, un boulot peu motivant loin de ses compétences initiales. À bientôt quarante ans, elle qui aspirait à des passions solaires vivait seule dans un studio de Parque Patricios avec Nuage, le chat gris qui squattait le bout de son lit, et végétait comme agent de patrouille.

Anita et Rubén se retrouvèrent à El Cuartito, une antique pizzeria du Centro bondée à l’heure du déjeuner. Des posters jaunis tapissaient les murs jusqu’à l’étourdissement, Maradona et d’autres footballeurs en short moulant des années 70 et 80 qui faisaient oublier l’odeur de fromage fondu à la chaîne émanant des cuisines. Mêlés aux employés de bureau, Anita et Rubén tiraient les fils d’une pizza XXL, incognito dans la bronca des commentaires concernant le prochain match. Il portait une chemise et une veste de peau retournée noire qui prenait le graillon sur la chaise, elle son uniforme bleu marine, trois boutons ouverts pour laisser respirer ses prodigieux poumons. Le détective l’avait entretenue du coup de fil de Maria Campallo au journal, de sa visite chez ses parents, de la réaction de sa mère en apprenant l’existence du bébé, du chanteur-géniteur qui l’avait engagé pour retrouver la photographe.

Les serveurs dribblaient les chaises de la cantina, les mains encombrées de plateaux fumants. Anita se pencha vers son amour d’enfance pour éviter de brailler.

— Tu me demandes quoi ? De lancer un avis de recherche concernant la fille d’un des hommes les plus puissants du pays, comme ça ? fit-elle en claquant les doigts.

— Personne n’a signalé sa disparition, répondit Rubén.

— Un suicide, tu y as pensé ?

— Tu as déjà vu une femme enceinte se suicider ?

— Ça dépend de ce qu’elle a dans le ventre, renchérit la célibataire. Imagine que l’enfant ne soit pas celui de Jo Prat, qu’elle porte un monstre, le fruit d’un viol ou je ne sais quoi d’abominable ?

— Tu lis trop de revues féminines, querida.

« Chérie », le surnom qu’il lui donnait pour l’aider à s’aimer. Rubén essuya ses lèvres avec une serviette en papier, la froissa et l’envoya valser dans son assiette, à peine entamée.

— O.K., résuma Anita. Admettons que Maria Victoria se soit volatilisée, qu’elle ait découvert quelque chose au sujet des activités de son père, ou d’un de ses amis liés à la campagne de Torres, imaginons qu’elle se cache ou qu’elle ait peur. Tu as vu beaucoup d’enfants reprocher à leurs parents de se remplir les fouilles ?

— Maria n’a pas appelé Carlos au journal pour parler layette, objecta Rubén.

— Elle était engagée politiquement ? Je veux dire contre son père ?

— Pas à ma connaissance.

— Pour lancer un avis de recherche, avoue que c’est un peu court.

— Son ordinateur aussi a disparu, ou Maria a fui en l’emportant. Il contient peut-être la clé du problème. Carlos est sur le coup, mais ça va prendre du temps, enchaîna-t-il. J’ai besoin de toi pour la retrouver, Anita. Si la fille de Campallo se sentait menacée, elle a pu fuir à l’étranger. Vois avec l’Immigration s’ils ont sa trace quelque part. Il me faudrait aussi les factures détaillées de son portable, ajouta Rubén en écrivant des chiffres sur un coin de table. Je n’ai pu me procurer que le relevé du mois dernier… (Il déchira la nappe en papier et glissa le billet sous son verre.) Voilà son numéro.

Anita souffla sur sa frange blonde — elle suait sous son chemisier, parmi tous ces mâles braillant au rythme des pizzas qui jaillissaient des fours, et Rubén l’affligeait d’un de ses sourires désarmants dont le divin salaud avait le secret.

— Tu sais que personne peut te saquer chez les flics, lui rappela-t-elle. Si je leur dis que l’info vient de toi, je vais me faire taper sur les doigts.

— Tu es plus maligne que ça.

— C’est pas toi qui es sous le marteau.

— Ni au manche. Tu as un copain à l’Immigration, non ?

— On ne couche plus ensemble depuis longtemps, rétorqua l’inspectrice.

— Je suis sûr qu’il en a gardé l’usage de la parole.

— Tss…

Anita rumina au-dessus des croûtes de pizza. Ses années de flic avaient terni son teint, l’uniforme ruiné son sex-appeal, mais Rubén la revoyait, gamine, avec sa glace à la fraise devant le marchand et ses yeux d’ado qui le dévoraient tout frais.

— O.K., soupira-t-elle en empochant le numéro. Je vais voir ce que je peux faire…

— Merci, querida.

— C’est ça, ouais.

Anita se leva au milieu du brouhaha, lança sa serviette au visage de Rubén et, dans un clin d’œil vieux d’un siècle, s’éclipsa vers les toilettes en chaloupant des fesses. Il commanda deux cafés, profita de son absence pour régler l’addition.

La blonde revint rapidement, repoudrée, presque pimpante malgré son accoutrement.

— Merci, dit-elle en voyant les billets sur la table.

— C’était dégueulasse, fit-il pour la rassurer.

Le sourire mollasson d’Anita rappelait les pizzas. Ils expédièrent le café.

Des nuages noirs brassaient le ciel quand ils quittèrent la cantina du Centro ; Rubén alluma une cigarette, et se sentit mieux à l’air libre. Il pensait à la sculptrice de la veille au soir, à sa requête au sujet du meurtre de La Boca. Il avait montré le portrait au fusain du travesti à Anita un peu plus tôt : l’agent de patrouille avait eu vent du cadavre retrouvé au pied du transbordeur, pas de ce qu’on lui avait fait…

— Merde ! s’exclama-t-elle en voyant l’heure. Je suis en retard !

La blonde lui porta l’accolade — elle sentait la vanille, le goût le mieux partagé du monde.

— Au fait, lança Rubén avant de la laisser filer. Ituzaingó 69 : ça te dit quelque chose ?

Anita fronça les sourcils sur son visage curieusement dissymétrique.

— Non, dit-elle. C’est quoi, un club échangiste ?

*

Ituzaingó 69, quelques mots griffonnés retrouvés dans le jean de Maria Campallo. Rubén avait visité l’immeuble de l’artère de San Martín qui portait le même nom, interrogé un couple de travailleurs syndiqués qui avaient tout perdu avec la vague de privatisations, emploi et dignité, survivant tant bien que mal en participant à des clubs de troc, des gens qui n’avaient jamais entendu parler de Maria Victoria Campallo ni de son père. Le détective avait suivi une autre piste la nuit dernière, celle d’un groupe de rock, Ituzaingó, du quartier éponyme, dans la zone de Castelar Norte : les musiciens avaient joué deux semaines plus tôt au Teatro de la Piedad, à l’angle de Bartolome, un bar de nuit associatif assez roots où la bassiste du groupe Ituzaingó se produisait ce soir-là en solo. Voix épurée, sons envoyés d’un ordinateur, ambiance Cocorosie en station lunaire : interrogée après le set, la jeune brune avait certifié n’avoir jamais rencontré la photographe — ils n’étaient qu’un groupe autoproduit de la banlieue Nord.

La piste était froide. Rubén laissa tomber et fila à Palermo où le cordonnier de Maria Victoria, après deux jours de congé hebdomadaire, avait rouvert son échoppe. Il lui présenta la carte trouvée dans le cendrier du loft sans s’appesantir sur l’odeur de cuir et de pieds qui régnait dans la boutique. Le cordonnier, fort aimable, confirma que Mlle Campallo avait en effet déposé une paire de chaussures la semaine précédente, pour un ressemelage.

— Maria n’est pas venue les chercher ?

— Non, répondit l’homme aux cheveux grisonnants. C’était paraît-il urgent, mais je l’attends toujours… Ces jeunes ! souffla-t-il avec empathie.

— Vous savez pourquoi c’était urgent ?

— Bah, pour aller danser !

— Danser ?

— Le tango évidemment.

Évidemment.

— Vous pouvez me les montrer ?

L’homme posa bientôt une paire à talons sur le comptoir de son fourbi, des chaussures de tango qui avaient dû cirer bien des parquets.

— Si vous comptez vous y mettre, je vous conseille un autre modèle, plaisanta le commerçant.

— Maria danse souvent, on dirait. Vous savez où ?

— Je sais qu’elle prend des cours à La Catedral, répondit-il. Depuis un moment déjà…

Un club de tango pas loin du centre. Rubén voulut payer la réparation, pour le dérangement, mais le cordonnier refusa.

— Elle viendra les chercher toute seule, la petite !

Pas sûr.

Rubén rentra chez lui, le cœur un peu plus lourd. Il pensait toujours à l’Indienne qui avait sonné à l’agence la veille au soir, à ses yeux noirs passés à l’eau de pluie, à sa proposition. La pauvre, était-elle désespérée à ce point ? Le soir tombait sur les façades de la rue Perú quand Anita rappela sur son portable. D’après l’Immigration, Maria Victoria Campallo n’avait pas quitté le pays le week-end précédent : elle s’était en revanche rendue en Uruguay, un aller-retour pour Colonia, le mercredi, soit deux jours avant sa disparition.

— Colonia ?

— Oui, par bateau.

Rubén tapa le nom sur Internet. Bingo. « Ituzaingó 69 » : ce n’était pas une adresse en Argentine, mais à Colonia del Sacramento, Uruguay.

*

Un tas de sculptures au rebut s’amoncelait le long des entrepôts désaffectés — bouts de ferraille, moteur, cadres de vélo, roues de tricycle, tuyaux, plaques rouillées, écrous de locomotive, vilebrequins attaqués par les ronces. La « loge » de Paula se situait au fond du jardin, après le géant débile en tôle pliée à l’effigie de la police fédérale : une caravane verdie de mousse montée sur parpaings où le travesti avait rapatrié ses trésors féminins, loin des yeux de sa mère.

Paula avait besoin de paillettes, de parfums, de gens comme « elle », avec des reflets de solitude dans leurs rires échevelés : Miguel avait besoin d’hommes qui le considéreraient comme une femme. Sa mère ne l’avait jamais compris, ou accepté comme tel. Les choses auraient-elles été différentes s’il y avait eu une présence masculine à la maison ? Miguel gardait peu de souvenirs de son enfance, presque aucun de son père Marcelo, décédé lors du conflit des Malouines, quand le navire amiral de la flotte argentine avait sombré avec ses trois cents marins. Une page noire de l’Histoire : la leur s’arrêtait là. Miguel avait cinq ans et sa mère pour seul tuteur, Rosa, une femme pieuse attachée à la propreté et à l’ordre qui, très tôt, avait révélé ses tendances maniaco-dépressives. Déjà petit, elle le bordait avec tant d’acharnement que le lit prenait des allures de sarcophage : la poitrine compressée par les draps, Miguel dormait avec la sensation d’étouffer — une explication psychosomatique à ses problèmes de cœur ? Les objets et les meubles étaient disposés avec une rigueur toute militaire, ses jouets réduits à un lot de petites voitures ou de figurines guerrières dont le garçonnet n’avait que faire. La vie s’était figée depuis la mort du père, héros dont Rosa entretenait le culte. Les rires dans la maison étaient considérés comme des offenses au défunt qui, par son absence, occupait toute la place.

Hormis pour aller à l’école, Miguel ne sortait guère, sinon pour accompagner sa mère à l’église, où l’ambiance ne changeait guère de la maison. À rebours, il se disait que l’arrivée des cousines n’avait été qu’un passage à l’acte. Miguel devait combler le vide qu’il avait dans le cœur, un vide affreux, qu’il ne s’expliquait pas… Sans diplôme, contraint d’aider Rosa à la blanchisserie, le travesti n’avait jamais eu ou pris les moyens de son indépendance. Un amour partagé l’aurait sans doute aidé à quitter sa mère, mais son besoin de se transformer s’interposait entre le désir et l’autre : dès l’âge de vingt ans, Miguel comprit qu’il ne pourrait aimer personne. Jamais vraiment — jamais comme l’idée qu’on s’en fait. Et qu’il en crèverait. C’était lui, l’autre.

Narcisse. Une histoire de reflet, d’un cruel manque de soi, qu’il comblait en vain en se travestissant. Miguel n’était pas le seul à être « malade » : alerté par la subite aggravation de son cas, il s’était renseigné au sujet des délires maniaques de sa mère.

Les gens atteints de géophagie mangeaient de la terre, les coprophages des excréments ; les personnes souffrant du syndrome de Rapunzel ingurgitaient leurs cheveux, du papier mâchonné ou divers débris alimentaires. Rosa risquait l’occlusion intestinale ou d’autres complications sérieuses liées à ce que la médecine considérait comme des conduites boulimiques : dans tous les cas, un suivi psychiatrique restait indispensable. Un souci de plus pour Miguel. Depuis quand sa mère était-elle frappée de ce syndrome ? Avalait-elle n’importe quoi dès qu’il avait le dos tourné ? Quelle quantité ? Devait-il la faire hospitaliser, au plus vite ? Et le chorégraphe, la revue du Niceto : que se passerait-il s’il avait la possibilité de poursuivre la tournée avec la troupe, comme Gelman venait de le lui laisser entendre ? Devrait-il encore abandonner toute idée de vie heureuse pour veiller sa mère folle ?

C’était ce soir la première : Paula avait à peine eu le temps de répéter sa chorégraphie, et le télescopage du réel la mettait dans un état d’excitation confuse — serait-elle à la hauteur de ses rêves ? Une perruque blond vénitien trônait sur le reposoir de la coiffeuse, sa préférée ; Paula finissait de se maquiller quand Jana la trouva devant la psyché, un bandeau sur ses cheveux tirés, épinglés, au milieu des fanfreluches et des cotons.

— Tu es prête ? fit-elle en entrant dans la « loge » du travesti.

Ses cils de girafe papillonnèrent brièvement.

— Presque !

Ça sentait la poudre pailletée et le patchouli dans la caravane : Paula reposa ses ustensiles de beauté, évalua les traits de son visage.

— Ça commence à quelle heure, ta revue ?

— Deux heures sur scène, répondit l’artiste. Mais il faut que j’y sois à onze heures pour le maquillage et les costumes… Oh ! Jana, je suis morte de trouille mais c’est génial ! piaffait-elle, les yeux sur orbite devant le miroir. Une tournée, tu imagines ! Je pourrais réparer ma dent, peut-être même m’acheter… m’acheter…

— Des chewing-gums, l’aida sa copine.

— J’ai baratiné à l’audition, mais j’ai jamais fait de show pareil ! continua Paula, dans sa bulle à strass. Si ça se trouve, je serai comme une tortue : toute pétrifiée ! Tu sais ce qu’on dit du trac ? Il paraît qu’on peut en chier dans sa culotte !

— Ça va être chouette ton spectacle, fit remarquer Jana.

— Tu viens, hein ?

— Évidemment.

Paula avait obtenu une invitation pour son amie, qui ne sortait pour ainsi dire jamais de ses sculptures en fer. Ça lui ferait du bien, à elle aussi.

— Paula ?

— Oui, mon cœur ?

— Pourquoi tu ne viendrais pas habiter ici définitivement ? N’attends pas que ta mère soit internée. C’est inéluctable de toute façon, et cette tournée est peut-être la chance de ta vie : ne la gâche pas.

Jana revoyait la cinglée, avec ses vieux cheveux roux grisonnants filasse et sa tête mauvaise, incapable d’aimer : qu’elle crève en enfer.

— Hein ? insista-t-elle.

— Je ne sais pas, soupira le fils de la blanchisseuse. Je ne sais plus…

— Ce genre d’opportunités ne se renouvellera pas tous les quatre matins, Paula. C’est un signe qu’on t’envoie. La vie en est placardée. Suis-le.

— Tu as peut-être raison. Peut-être que c’est Luz qui m’envoie un signe, de là où il est… Pauvre chéri.

— Alors ?

La perruque ajustée, le travesti pivota sur son siège à moumoute rose.

— Je suis prête !

Paula souriait, maquillée comme pour un mariage sur Vénus. Jana soupira — quelle bourrique…

*

Sarmiento 4006, à l’angle de Medrano : loin des clubs de San Telmo, où les grandes voix de la ville se produisaient pour une clientèle triée sur le volet, « La Catedral » ne payait pas de mine avec son hall d’immeuble passé au néon, son escalier de carrelage années 50 et son entrée à dix pesos.

Une fois à l’étage, tout changeait.

Testostérone, toxines, empreintes codées et phéromones s’entrechoquaient comme des passions aveugles dans le clair-obscur de la salle. Rubén pénétra dans l’antre du tango, théâtre de la danse née il y a plus d’un siècle dans les conventillos, ces vieilles bâtisses louées aux familles immigrées ou transformées en maisons closes. Le lieu devait son nom à l’ancienne cathédrale de bois, qui abritait aujourd’hui un temple d’un autre genre. La lumière y était chaude et brillante, sur d’immenses drapés rouges qui délimitaient l’espace, d’une beauté impressionnante. Un portrait géant de Gardel surplombait la piste où les couples se mesuraient : on y dansait des tangos transversaux, fatalement renversants. À l’ombre, les danseurs qui attendaient leur tour s’épiaient depuis les tables dans un jeu d’œillades subtil : il faudrait s’enlacer tout à l’heure, souvent sans se connaître et parfois sans un mot, sentir et deviner l’intention du cavalier, avant d’engager le premier pas, dès lors inéluctable.

Deux jeunes blondes scandinaves attendaient près de la piste qu’un étalon vienne les débourrer ; Rubén songea à son père (Daniel Calderón avait écrit plusieurs poèmes sur le « monstre bicéphale » du tango), puis se dirigea vers les lourdes tentures rouges ; elles donnaient sur le bar, long comptoir de bois patiné où les aficionados venaient boire un verre entre deux danses. De vieilles affiches grimpaient aux murs de brique décrépis sous les lampions dégingandés ; la sculpture d’un plasticien pendait à la charpente principale de l’antique cathédrale, un gros cœur bâillonné d’un rouge écarlate qui semblait flotter sous les poutres.

— Ça vous rappelle quelque chose ? demanda une voix tandis qu’il visait le ciel.

Rubén se retourna sur une quadragénaire au décolleté pigeonnant, une femme brune et fort avenante malgré son nez sinueux.

— L’amour, non ? dit-il.

Elle évalua l’œuvre qui les surplombait.

— Hum, acquiesça-t-elle. Vous dansez ?

Il vit qu’elle portait des chaussures adéquates.

— Comme un pied, répondit Rubén.

— Ah ? Ce n’est pas l’impression que vous donnez ! s’esclaffa-t-elle dans un rire franc.

— Ne vous fiez pas à l’éclairage, je suis un piètre cavalier. Vous venez là souvent ?

— Non.

— Dommage.

— Oui, sourit-elle. Dommage…

Un jeune homme élégant sous une barbe négligée ramassait les bières vides sur le comptoir : Rubén abandonna la danseuse solitaire, commanda un pisco sour au barman et lui présenta la photo de Maria Victoria.

— Tu connais cette fille ? Ou tu l’as déjà vue ici ?

— Non, répondit bientôt le jeune homme. On voit beaucoup de monde…

— Maria Victoria Campallo, annonça Rubén tandis qu’il pilait la glace. Elle vient danser ici, m’a-t-on dit…

Le barman finit de préparer le cocktail, reluqua de nouveau la photo glissée sur le comptoir, fit une moue évasive en agitant le shaker.

— Je ne sais pas… (Il remplit sa coupe d’une mousse blanche.) Faudrait demander à Lola et à Nico : ils connaissent tout le monde.

— Et on les trouve où, les tourtereaux ?

— Là-bas, fit le barman d’un signe de tête.

Lola et Nico faisaient une pause à la table voisine, à l’écart des danseurs. Rubén laissa un généreux pourboire et embarqua son verre.

Maquillage outrancier, chapeau noir, bas résille, robe rouge moulant les hanches, hormis les baskets qu’elle venait d’enfiler pour soulager ses pieds, Lola avait gardé sa panoplie de tango. Contraint comme beaucoup d’Argentins de multiplier les petits boulots, le couple se produisait en journée sur les terrasses des bars de La Boca où, fascinés par le coït mimé du tango, des touristes patauds se faisaient photographier pendus à leur cou dans des poses sensuelles, moyennant quelques pesos. Le soir, ils donnaient des cours à La Catedral. Nico parlait le lunfardo, l’argot des conventillos. Son amie Lola faisait la gueule : elle aurait voulu être puéricultrice, pas danseuse de rue aguichant le pigeon. Rubén les trouva attablés dans un coin, massant leurs pieds fatigués après les cours du soir. Il se présenta, expliqua brièvement sa requête, photo de Maria Victoria à l’appui. Nico, tout en angles, se pencha sur le visage en papier mat.

— Oui, opina-t-il bientôt. Je lui ai donné quelques cours cet été… Une fille sympa, plutôt douée.

Lola près de lui garda sa moue hautaine.

— Tu l’as vue dernièrement ? demanda Rubén.

— On s’est croisés l’autre week-end. Elle était là, dit Nico en désignant une table à l’ombre des spots. Mais elle ne prenait pas de cours…

Le détective sentit le picotement sur sa peau.

— C’était quand ?

— Vendredi.

Le jour où Maria avait appelé Carlos au journal. De nouveaux couples ombrageux s’enroulaient sur la piste, Rubén ne les cadrait plus.

— Il y avait quelqu’un avec elle ?

— Oui. Oui, une petite rousse maquillée, le genre voiture volée, se moqua Nico pour éviter les foudres de sa panthère. Ils ont dû rester une heure… Pourquoi ?

— Ils ? releva Rubén.

— Pas besoin d’être physionomiste pour voir que la rousse était un trav’ ! glapit le danseur gominé sous les cris du bandonéon.

Rubén avait encore le dessin au fusain de Jana dans sa poche, qu’il avait montré ce midi à Anita. Il déplia la feuille du bloc-notes, plus nerveux qu’il voulait le laisser paraître.

— Un travesti dans ce genre ?

Nico affina son trait de moustache, jeta un œil à sa compagne, qui confirma d’un regard détaché.

— Oui, opina-t-il. C’est plutôt ressemblant.

Rubén frémit à la lumière chaude des spots : Luz.

10

Un jeune Yankee ivre mort sortit d’un taxi, une bière à la main, et quelques pesos en liquide qu’il jeta au chauffeur pour sa course. Décidé à impressionner les quatre majorettes qui l’accompagnaient, il voulut doubler la longue queue à l’entrée du Niceto Club, insista sur son statut de leader naturel du monde libre, protesta quand Rubén passa devant sa cour, et se fit jeter par le physionomiste qui renvoya les vedettes au bout de la file sous les sarcasmes des noctambules.

La boîte la plus hype de Buenos Aires était bourrée à craquer pour le show de cette nuit, qui battait son plein : machine à sons et stroboscopes sur foule extatique, ils s’agglutinaient par centaines devant une scène immense. Le spectacle qui s’y déroulait laissa Rubén un instant médusé.

Une blonde sculpturale sortie d’un comics érotique affublée d’une jupette et d’un uniforme de marin dansait avec volupté sous les lights, roulant à l’occasion des pelles à son alter ego féminin, une liane brune aux cheveux gominés vêtue d’un costard d’homme, qui enlaçait la super bimbo de ses jambes voraces. Aveugle aux attouchements des deux beautés, un trav’ chauve de cent soixante kilos drapé de soie sodomisait un jeune gladiateur masqué et musculeux armé d’un trident ; ses collègues de la Légion romaine enfonçaient leurs épées dans les fesses d’éphèbes terriblement consentants, léchaient la lame de plastique et adressaient des mimiques gloutonnes au public, qui jubilait avec eux, pris dans la transe. Mise à mort sexuelle, acte de luxure débridée, échangismes multiples, lesbienne, homo, trav’, femme ou homme déshonorés, toutes les combinaisons s’enchaînaient sur la scène du Niceto, sorte de lupanar orgiaque mimé par les sbires d’un Sade en grande forme. Le Club 69, c’était le nom de la troupe : une chorégraphie porno-comique extravagante.

Il était quatre heures du matin, c’était la troisième boîte que Rubén écumait et Paula se tenait côté jardin, tortillant son cul dans une robe à strass rouge aux mille reflets ; rayonnant, un sourire à dix carats compensant sa dent manquante, le fils de la blanchisseuse taillait une pipe géante au bec d’un cygne rose, qui décorait le fond de scène. Ils se croisaient depuis des années rue Perú. Rassasiée, Paula tapota la croupe du volatile à paillettes pour en souligner le bon goût, se tourna vers le public qui applaudissait à n’importe quoi, et reconnut l’homme devant le proscenium — le détective lui faisait signe qu’il l’attendait au bar, après le spectacle…

Rubén traversa la cohue en proie à la soûlographie et commanda un verre au comptoir le plus proche. Il reconnut les jeunes Américaines au sex-appeal pasteurisé qui se déhanchaient sur la techno house, reçut sa consommation par-delà une haie de buveurs dont la moyenne d’âge n’excédait pas trente ans. Rubén observait la parade ivre des paons autour des blondes, pensif, quand il aperçut Jana à l’autre bout du bar. Chevelure brune évanescente, débardeur noir et bras de fée : elle aussi l’avait vu.

Il se fraya un passage à travers la faune.

— Qu’est-ce que vous faites là ?! lui lança la sculptrice, encore surprise par ce qui ne pouvait être une coïncidence.

— Je vous cherchais, répondit Rubén au milieu du vacarme.

Jana voulut lui faire une place mais on les pressait contre le comptoir.

— Je croyais qu’on ne valait pas une roupie ? feignit-elle de s’étonner. Comment vous saviez qu’on serait ici ?

Rubén se pencha sur son oreille.

— Vous m’avez laissé une liste de lieux où traînaient vos amis trav’, dit-il dans ses cheveux. J’ai écumé trois dance floor avant que le type à l’entrée me parle du show de ce soir. Ça m’a forcément mis la puce à l’oreille !

— Bravo, Rintintin ! s’esclaffa-t-elle sous les basses.

Rubén déposa un billet sur le comptoir poisseux de bière.

— Je peux vous offrir un verre sans que vous me le balanciez dans la gueule ?

— Je ne voudrais pas abîmer votre costume d’hidalgo, dit-elle avec prévenance.

Calderón portait une chemise sous une veste de peau à la coupe sixties qui devait valoir deux ou trois de ses sculptures.

— Je n’ai pas grandi avec une cuiller en argent dans la bouche, l’informa-t-il.

— Elle était trop grosse ?

Rubén éclata de rire parmi les ivrognes, et eut soudain dix ans de moins.

— Alors, vous prenez quoi ?

— La même chose que vous, dit-elle.

Il accrocha le regard du barman, commanda deux piscos sour. Jana était presque aussi grande que lui, si proche qu’il pouvait sentir son odeur de musc.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Paula ? demanda-t-elle.

— Je vous l’expliquerai quand on aura récupéré nos verres : c’est trop le bocson ici.

Il fallait presque se crier à la gueule pour s’entendre.

— En tout cas je vous ai menti l’autre soir, confessa Jana, pressée par la foule poisseuse. Je n’ai plus du tout envie de vous !

— Vous vous seriez lassée de toute façon.

— Pas mon genre.

Il se pencha pour qu’elle répète.

— Quoi ?

— Vous n’êtes pas mon genre ! cria-t-elle.

Rubén lui tendit son verre qui venait d’atterrir sur le comptoir, et l’entraîna en quête d’un endroit moins bruyant. On dansait jusque dans les allées du club, où déambulaient les soûlards. Ils trouvèrent une table jonchée de verres vides assez loin de la piste pour soutenir une discussion ; un borgne avec un bandeau de pirate ronflait sur la banquette voisine, la chemise débraillée, abandonné probablement par ses comparses. Ils s’assirent sur les poufs vacants sans déranger l’ivrogne. Rubén ôta sa veste, ajusta les manches de sa chemise.

— Alors, demanda la sculptrice, son blouson de toile jeté sur la banquette, vous vouliez nous voir pour quoi ?

— Votre copain Luz a été vu dans un club de tango vendredi dernier, dit-il. Une femme l’accompagnait, Maria Victoria, la fille d’Eduardo Campallo, un riche industriel qui finance la campagne du maire. Vous connaissez ?

Jana matait l’intérieur de ses avant-bras : elle aspira d’un trait la moitié du pisco, la petite paille fichée entre ses lèvres, et répondit par une moue négative.

— Jamais entendu parler.

— Maria Campallo a disparu le soir où Luz a été assassiné, poursuivit le détective. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais je la cherche depuis des jours. Il se trouve que deux témoins les ont vus ensemble à La Catedral quelques heures avant le meurtre de votre ami travesti… (Jana grimaça.) Maria Campallo est photographe, dit-il. J’espérais que vous ou votre copine Paula pourriez m’aider à recoller les morceaux…

— C’est plutôt dingue votre histoire, fit Jana en guise de commentaire.

— Oui.

— Vous croyez que la fille de Campallo aussi a été assassinée ?

— On le saurait si les flics draguaient le port. Mais, vous l’avez dit, ils n’ont pas l’air de se bouger.

La Mapuche gambergea au-dessus de son verre, oublia la honte qui l’avait submergée la veille à l’agence — étranges retrouvailles…

— Drôle comme les choses se retournent, hein ? fit-elle remarquer.

— C’est parce qu’elles vont ensemble, répondit Rubén.

Leurs regards se croisèrent, familiers. Jana changea de mode naturellement.

— Je ne sais pas si ça te servira à quelque chose mais je suis allée fouiller le squat de Luz la nuit dernière, avec Paula. On a trouvé des lettres adressées à sa famille, censée vivre à Junín. J’ai cherché à les contacter mais je n’ai pas vu leur nom dans l’annuaire. Ils sont peut-être sur liste rouge, ou décédés. Luz baratinait tout le monde, expliqua-t-elle, à commencer par ses parents : il faudrait se rendre sur place, mais je ne suis pas sûre que ma bagnole tienne le coup.

Junín était à cinq cents kilomètres, en pleine pampa.

— C’est quoi leur nom ?

— Lavalle. Luz s’appelle en réalité Orlando, Orlando Lavalle. On a aussi trouvé de la dope dans le squat, ajouta Jana. Des doses de paco, que Luz devait dealer dans le quartier. Elle n’en a jamais parlé à Paula.

Rubén opina : la photographe avait de la coke et de l’herbe dans sa table de nuit, rien de très méchant comparé au paco.

— Tu sais qui lui fournissait la came ? demanda-t-il.

— Non, mais Luz a pu marcher sur les plates-bandes d’un caïd de La Boca, un salopard qui l’aura massacrée en signe d’avertissement.

Une guerre de territoire, avec la fille d’Eduardo Campallo au milieu des balles perdues… La Boca jouxtait San Telmo : Rubén connaissait les dopés du quartier, ceux qui vous plantaient un couteau sous la gorge pour se payer leur dose et qu’on retrouvait morts un jour dans la cour d’un conventillo. Maria avait pu se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, en compagnie de Luz, mais quelque chose ne collait pas dans le scénario.

— Maria était enceinte quand elle a disparu, dit-il, et le paco est la pire merde sur le marché. Je la vois mal intoxiquer son bébé avec un truc pareil.

— Sauf si elle voulait le tuer.

— Tu as de drôles d’idées.

— Quelque chose pourtant les a réunis.

Jana acheva son cocktail sous le tremblement des basses. Elle aperçut Paula par-dessus l’épaule du détective, juchée sur une colonne grecque que deux gladiateurs en string poussaient dans la fosse : le travesti se dandinait sous sa robe de rubis illuminée par la poursuite, envoyait des baisers poudrés à la foule hystérique, souriante de bonheur, comme s’il existait.

Rubén la fixait, l’esprit ailleurs visiblement. Elle profita du bug pour observer les savantes mèches brunes qui couvraient son front.

— Tu connais le nom du flic qui a ramassé Luz au pied du transbordeur ? se réveilla-t-il.

— Andretti, répondit Jana. Le chef de l’équipe de nuit. Le genre à bouffer des chauves-souris.

Rubén connaissait l’énergumène de réputation. Il jeta un œil à sa montre : bientôt cinq heures du matin.

— O.K., acquiesça-t-il.

— Quoi ?

— Je vais aller lui dire deux mots, fit Rubén, le regard sombre.

Il reposa son verre sur la table humide. Celui de Jana était déjà vide. L’alcool et des picotements couraient dans ses veines indiennes.

— Je viens avec toi.

*

La police argentine était considérée comme une bande rivale par les malfrats et les gangs, un groupe armé chargé de protéger la haute délinquance de la petite. Une porosité ténue : les armes tournaient dans des circuits illégaux en connexion avec la police et l’armée, les jeunes zonards arrêtés étaient sévèrement battus avant de négocier leur liberté en échange d’une partie ou de la totalité de leur larcin : la maigreur de ces derniers expliquant la propension des flics à les liquider, passer à l’ennemi était un moyen pour les délinquants de gagner de l’argent « légalement », et accessoirement de sauver leur peau.

Souffre-douleur, équipier, homme à tout faire, le rôle de l’agent Troncón variait selon les humeurs de son supérieur, Andretti. Jesus Troncón avait d’abord nettoyé les chiottes du commissariat et les cellules des poivrots avant que le sergent n’eût l’idée de l’embaucher pour des opérations spécifiques. « Apprenti électricien », disait la fiche du blanc-bec : il pouvait toujours trafiquer les systèmes d’alarme, déclencher des feux dans des squats pour le compte de promoteurs immobiliers.

On l’avait mis à l’accueil ce soir-là. Troncón reconnut l’Indienne qui venait de faire irruption dans le commissariat de nuit, mais pas le grand brun au regard électrique qui fondait sur son comptoir.

— Le sergent Andretti est là ? lança-t-il sans se présenter.

Jesus rangea sa revue de fesses sous des papiers mal photocopiés. L’élégance du type ne cadrait pas avec la vétusté du lieu et il voyait mal ce qu’il faisait là avec la negrita.

— Il est pas disponible, déclara Troncón en prenant un air de circonstance. C’est pour quoi ?

— Le meurtre du travesti que vous avez repêché dans le port, répondit Rubén.

— Ah oui.

— Va le chercher, je te dis.

Jana se dandinait près des plantes en plastique : le commissariat était désert, sans même un ivrogne ou un dopé en manque à hurler dans les cellules.

— J’ai des ordres, s’empourpra l’agent Troncón, le front court et buté. C’est moi qui prends les dispositions !

L’andouille se mélangeait les pinceaux.

— Bon, s’impatienta Rubén, il est où le bureau du chef ?

— Au fond à droite, répondit Jana.

— Il est pas là ! objecta l’apprenti policier.

— Tu louches quand tu mens, Averel.

— Personne ne passe ! (Troncón prit position au milieu du couloir, les mains aux hanches, sur son ceinturon.) Il faut prendre rendez-vous !

Rubén poussa le débile contre le mur.

— Chef ! s’écria-t-il en rattrapant sa casquette. Chef, chef !

— Qu’est-ce qui se passe ici ?! tonna alors une voix dans le couloir.

Alerté par les bruits, le colosse sortait de son bureau : le sergent Andretti, cent trente kilos, un peu flasque mais encore capable d’éborgner une jument d’un coup de poing.

— C’est quoi ce bordel ?!

Lui aussi connaissait Calderón, de vue comme de réputation, celle d’un fouille-merde violent dopé au droit-de-l’hommisme qui collectionnait les dossiers sur les anciens répresseurs. Andretti vit l’Indienne dans le dos du détective, celle qu’il avait interrogée l’autre soir, et grimaça. Rubén se posta face au gros flic.

— J’enquête sur une disparition et le meurtre d’Orlando Lavalle, dit-il sans montrer sa plaque, le trav’ que vous avez repêché l’autre nuit. Je sais qu’il a été torturé avant d’être jeté au pied du transbordeur. L’autopsie, elle dit quoi ?

— J’ai pas à te répondre, répliqua Andretti, les manches de chemise repliées sur des avant-bras poilus. Et j’aime pas les privés. Fous-moi le camp avec ta pute !

L’ancien désosseur concourait à la testostérone.

— Mademoiselle est le témoin d’un meurtre. Tu préfères peut-être qu’on avertisse les journalistes ? suggéra Rubén. Un trav’ de La Boca émasculé et balancé comme une merde dans le port, ça peut faire la Une de pas mal de journaux. T’en dis quoi, mon gros père ?

Le sergent eut un rictus désagréable. Il vit la tête de Troncón qui dépassait au bout du couloir et souffla dans ses naseaux.

— Alors ? insista Rubén. Elle raconte quoi, l’autopsie ?

— Rien du tout, répondit Andretti. Elle dit rien parce que y a pas eu d’autopsie. On n’a pas retrouvé le sac à main du trav’ et y avait rien non plus dans son squat : pas de papiers, rien pour l’identifier, que dalle.

— Ça ne vous dispense pas de faire votre boulot.

— On a pour consigne de faire des économies : vous savez combien ça coûte, une autopsie ? fit le sergent en prenant Jana à témoin.

— Pratique, non ?

— C’est pas moi qui donne les consignes.

— Où est le corps ?

— À la fosse commune.

— La place pour les gens comme lui, c’est ça ? (Rubén se concentra sur le regard trouble du policier.) On escamote le corps, ce qui dispense de mener une enquête.

— On a mené une enquête ! se défendit Andretti. On la mène toujours, qu’est-ce que tu crois ! Y a en ce moment deux voitures qui patrouillent sur les docks : vous voyez bien que le commissariat est vide, qu’on fait le maximum !

— Le maximum pour qu’un deuxième meurtre ne vienne pas mettre en lumière vos pratiques, enchaîna Rubén. Il conclut quoi, ton rapport, Andretti ? Qu’un travesti non identifié s’est coupé la bite en s’épilant le maillot avant de trébucher tout nu dans le port ?

— Ah ah !

— Alors ? le pressa-t-il, glacial.

Le sergent jaugea Calderón, visiblement prêt à en découdre, pesa le pour et le contre.

— Personne a vu le trav’ tapiner ce soir-là, déclara-t-il. Ça nous aide pas à avancer.

— Luz/Orlando gardait de la dope chez lui, relança le détective, des dizaines de doses de paco qu’il dealait dans le quartier. Tu sais qui était son fournisseur ?

— Non, grogna-t-il en collant sa masse contre la porte du bureau.

— Toi, Andretti, répondit Rubén. Toi et tes petits copains de l’équipe de nuit, qui doivent toucher leurs étrennes.

Le colosse gonfla ses pectoraux.

— Dis donc, petit con…

— Je me fous de tes trafics : tu as enterré l’enquête pour qu’on ne vienne pas mettre le nez dans vos affaires, exact ? Maintenant réponds à une question, la seule qui m’intéresse. Je sais que Maria Campallo a vu le travesti quelques heures avant sa mort : pourquoi ?

La casquette de Troncón dépassait toujours à l’angle du couloir. Son chef rosissait à vue d’œil.

— Je connais pas cette Maria, répondit-il bientôt. (Il secoua ses bajoues.) C’est qui ?

Son air innocent faisait mal aux dents.

— La fille d’Eduardo Campallo, dit Rubén, un richard qui finance la campagne du maire.

Il lui montra le portrait de la photographe, que le policier inspecta avec circonspection.

— Je connais pas… Jamais vue dans le quartier, ni ailleurs.

— Elle était pourtant avec Orlando peu avant le meurtre.

— Peut-être, dit-il en haussant ses épaules de buffle. Mais pas par chez nous…

Rubén eut un regard en coin pour Jana, à la lumière crue du couloir — pour une fois, ce gros lard avait l’air sincère.

— Luz avait des clients réguliers ? demanda-t-il. Des clients huppés ?

— Je sais pas, bougonna le policier. C’est pas mon business.

— Non, ton business, c’est juste refourguer de la dope à un trav’ paumé pour qu’il pourrisse d’autres paumés. Tu vises une médaille d’or chez les bienfaiteurs de l’humanité ?

Leurs regards se croisèrent, deux crocos dans une mare à la saison sèche. Le flic ne dit rien, fulminait dans un silence éloquent…

— Si tu es dans le coup, Andretti, souffla le détective, je te jure que je te fais bouffer ta graisse de phoque.

— Va te faire foutre, Calderón.

Mais le chef de l’équipe de nuit n’en menait pas large. Rubén fit signe à Jana qu’il était temps de vider les lieux. Ils quittèrent le commissariat de La Boca sans un regard pour l’andouille au comptoir.

Dehors l’air était doux, le ciel d’améthyste. Jana, qui avait observé la joute, laissa Rubén redescendre sur une terre plus hospitalière. Ils firent quelques pas sur le trottoir, entre brume moite et vent de poussière. Rubén lui avait presque fichu la frousse tout à l’heure, quand il avait regardé Andretti. Le détective ruminait dans sa barbe, l’âme alcaline fumant sous les fils électriques reliés aux conventillos.

— Une fausse piste, hein ? fit Jana, lisant dans ses pensées.

— On dirait, oui.

La voiture était garée à un bloc.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda la sculptrice.

Rubén croisa son regard étoilé sous la lune descendante.

— Je te ramène…

*

Les phares réveillèrent l’aviateur aux yeux à ressorts qui montait la garde dans la cour, à l’entrée de la friche. Jana avait laissé les clés de la Ford dans la loge du Niceto, mais Paula n’était pas encore rentrée. Rubén gara la voiture dans la cour.

— Je vais chercher l’adresse des parents, fit la Mapuche en poussant la portière.

Il la laissa filer vers son atelier, profita de la brise pour observer son territoire. Des fourmis rouges géantes paissaient dans les orties, antennes par-dessous tête, sous l’œil narquois d’un crocodile aux dents en vis ; plus loin, un varan rouillé en boulons de locomotive errait dans les broussailles, et qu’on laissait pourrir là… Le jour pointait au-delà du hangar, quelques oiseaux pépiaient sur les poteaux dénudés. Jana le retrouva dans la cour.

— Tiens, dit-elle.

Rubén écrasa sa cigarette au pied de l’aviateur, empocha l’enveloppe avec l’adresse des parents d’Orlando.

— Merci…

— Tu comptes faire un tour à Junín ?

— Hum. Avoir quelques infos en tout cas, dit-il, évasif.

Il avait mis Anita sur la piste de Colonia. Quel rapport entre Luz/Orlando et l’aller-retour de Maria Campallo en Uruguay ? Six heures sonnaient quelque part et la fatigue commençait à peser sur ses épaules.

— Tu veux venir boire un verre en attendant Paula ? proposa Jana. Telle que je la connais, elle ne sera pas de retour avant dix heures du mat’.

Il releva des sourcils circonflexes.

— Je t’ai menti tout à l’heure dans la boîte, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence. Quand je t’ai dit que tu ne me plaisais pas…

Rubén la dévisagea sous les astres fuyants : pour la première fois, son regard en amande avait quelque chose de joyeux.

— Tu as de l’énergie à revendre, on dirait, sourit-il doucement.

— Non, c’est gratuit… Chez moi, tout est gratuit. Tu n’avais pas remarqué ?

Rubén tenta d’esquiver ses longs yeux noirs, sans y parvenir. Elle trouva la mire et ne la lâcha plus. Leurs mains s’attendaient depuis longtemps.

— Jana…

— Chut, murmura-t-elle en approchant.

Jana éparpilla ses lèvres sur sa bouche et se sentit fondre comme un bonbon quand il enroula sa langue à la sienne. Elle n’entendit bientôt plus que le gazouillis des oiseaux. D’une main, Rubén ramassa sa croupe et la pressa contre lui, si tendrement qu’elle se laissa porter par ses yeux ouverts : noir, gris, bleu, les bouquets d’orage explosaient dans la cour. Jana ne voulait plus penser ni respirer, elle caressait ses cheveux flous, les petites boucles sur son front, sentit son sexe le long de son entrejambe et gronda de plaisir. L’ardeur, légère et folle, l’électrisa. Sa main sous ses fesses semblait la soulever de terre, leurs langues étaient deux petits serpents d’eau douce qui lui coulait jusqu’au creux des cuisses… Ils s’embrassaient à pleine bouche quand le klaxon d’un camion les sépara.

Les oiseaux s’enfuirent de leur perchoir, le cœur comme eux à cent à l’heure.

Jana resta une seconde interdite, les lèvres encore humides, tandis que s’éloignaient les éboueurs. Elle voulut dire des choses simples, des choses qu’elle n’avait jamais dites pour ne les avoir jamais vécues, mais une ombre dénatura le visage de Rubén.

— Il faut que je rentre, dit-il en lâchant sa main.

Jana recula d’un pas, désarçonnée.

— Maintenant ?

— Oui… (Rubén se dirigea vers la voiture.) À plus tard…

Et il la planta là, sous l’œil désaxé de l’aviateur au costume de fer.

11

La brusque dépression qui sévissait depuis trois jours sur Buenos Aires avait fait place à un ciel bleu de fin d’été. Rubén écrasa sa cigarette dans le bac à fleurs ; l’enceinte vitrée de la gare maritime abritait des boutiques de souvenirs, un bureau de tabac et une rangée d’employées engoncées dans des uniformes aux couleurs de leur compagnie.

Une blonde décolorée souriait sous son maquillage de toucan : il prit un ticket Buquebus pour Colonia, de l’autre côté de l’embouchure, présenta son passeport à l’Immigration. Le ferry pour l’Uruguay clapotait dans l’eau brune du port ; Rubén se mêla aux passagers qui s’émerveillaient devant le luxe en toc du salon principal, la mine sombre malgré le soleil revenu. Il avait dormi une poignée d’heures en rentrant de la friche, il se sentait toujours fébrile et des images parasites brouillaient son esprit. Une voix de haut-parleur signifia le départ imminent. Il commanda un expresso au comptoir de bois vernis, ouvrit le journal pour oublier la musique d’ambiance : on y parlait des élections à venir, de Francisco Torres, le maire de la ville, qui d’après les derniers sondages réunissait près d’un tiers des suffrages, du foot et des nouvelles frasques de Maradona, mais toujours pas un mot quant à la disparition de Maria Victoria Campallo… Le bateau avait à peine quitté le quai qu’un crooner en mise en plis installa son clavier sur la scène du grand salon pour un tour de chant. Sous un parterre de vieilles aux bras flasques dégoulinant d’or, le séducteur entama My Way, échangeant des clins d’œil ripolinés avec les mémés.

On était loin des Pistols.

Rubén grimpa à l’étage — il y avait un bar à l’air libre et les dorures lui tapaient sur le système — mais ce ne fut pas mieux : deux murs d’enceintes crachaient une techno house tonitruante, chassant les touristes vers les bancs du pont supérieur. Avait-on peur à ce point que les gens s’ennuient ? En croyant remplir les temps morts, on créait des espaces vides ; loin des basses qui continuaient de vider le pont, Rubén trouva un endroit à peu près tranquille à la poupe du navire et fuma accoudé au bastingage, le regard perdu sur l’eau terreuse qui grumelait des hélices. Les grues du port de commerce surveillaient les containers tandis qu’ils prenaient le large. Un trois-mâts rutilant revenait vers la marina, il pensait toujours à Jana, à son odeur dans ses bras, à ce qui l’avait poussé à l’embrasser dans la cour. La Mapuche avait surgi du néant : pour quoi sinon y retourner ? Âge, origines sociales, ethniques, tout les séparait. L’ardeur de leur baiser à l’aube trahissait un profond et commun désespoir, qu’il ne se sentait pas de taille à affronter. C’était trop tard de toute façon, trop tard pour tout… Le vent fraîchit sous le soleil du large. La pollution faisait une bande grise au-dessus de la désormais lointaine Buenos Aires, vaisseau fumant sous le crachat des usines de banlieue ; Rubén oublia la jeune Indienne et l’onde des vagues qui couraient sous la houle.

Anita avait réuni des infos précises concernant l’adresse de Colonia et l’aller-retour effectué par Maria trois jours avant sa disparition : José Ossario, l’homme qui résidait au numéro 69 de la rue Ituzaingó, ne figurait pas dans l’annuaire, mais Anita avait retrouvé la trace de sa voiture dans les fichiers de la police routière — une Honda blanche immatriculée à Colonia del Sacramento. La suite se trouvait sur Internet.

De nationalité argentine, José Ossario avait d’abord travaillé pour différentes revues de science-fiction avant de publier un premier livre, en 1992, La Face cachée du monde, fatras de scientisme sur fond de théories du complot mêlant espionnage, astrologie et paranoïa aiguë. José Ossario y élaborait sa propre vérité, délirante, convaincue, gagnant en notoriété dans les cercles d’initiés. Il avait par la suite travaillé comme paparazzi, avant de monter plusieurs agences de presse au destin invariable : impayés, exercices comptables farfelus, dépôts de bilan, arnaques diverses… Expert en chantage et en extorsion de scoops, Ossario était passé entre les gouttes jusqu’en 2004 et la parution d’une série de photos mettant en scène l’ancien directeur de cabinet de Menem, Rodrigo Campès, et la fille du principal dirigeant syndicaliste du pays, en tenue légère sur la plage de Punta del Este, où les amants séjournaient dans la suite d’un palace — dont personne visiblement ne payait la note. L’affaire défrayant la chronique, Ossario avait cru son heure de gloire arrivée avant de retomber sur Terre. N’en étant pas à ses premiers démêlés avec la justice, enseveli sous les frais de dossiers et d’avocats, blacklisté, José Ossario avait fini par jeter l’éponge. Aucune nouvelle depuis son exil en Uruguay, trois ans plus tôt, excepté un livre, Contrevérités, un récit choc tiré à mille exemplaires chez un petit éditeur de Montevideo, qui n’avait rencontré pour public qu’un mur de silence. À présent âgé de cinquante et un ans, l’ancien paparazzi résidait au numéro 69 de la rue Ituzaingó, seul visiblement…

Rubén écrasa sa cigarette sur le pont métallique.

On arrivait à Colonia.

*

À l’instar du Brésil, l’amnistie pour les bourreaux de la dictature avait assuré la transition démocratique en Uruguay. De récentes avancées laissaient entrevoir le bout du tunnel mais le pays semblait vivre au ralenti, comme si l’occultation du passé avait figé le présent dans la cire.

Colonia del Sacramento, l’ancienne capitale coloniale du pays, ne dérogeait pas à la somnolence ambiante. Vieilles bâtisses à l’abandon, lampadaires 1900, ruines aux balcons perclus de rouille, Ford cabossées des années 50, « Rambler », « American », et d’antiques Fiat 500 qui prenaient le frais sous les orangers : si le décorum rappelait le charme désuet de la Belle Époque, les magasins de souvenirs collectionnaient les horreurs manufacturées — porcelaines, vêtements, artisanat, tout était d’un mauvais goût congestionnant. Rubén longea les rues pavées à l’ombre des palmiers et déboucha sur la Plaza Mayor.

Des moineaux pépiaient sous l’arrosoir tournant des pelouses impeccables, les perruches bariolées perchées à l’arbre centenaire traversaient le ciel pour de brefs flirts avec le vent ; seuls quelques vieux somnolaient sur un banc à l’heure où le soleil étouffait tout. José Ossario habitait un peu plus loin, au bout d’une ruelle bétonnée qui donnait sur la mer.

Ituzaingó 69. Le soleil réverbérait contre le mur d’enceinte, cachant une maison au toit plat presque invisible depuis la rue. Rubén sonna à l’interphone, repéra la caméra de surveillance au-dessus de la grille blindée, réitéra son appel, sans obtenir de réponse. Il recula pour ouvrir son angle de vue, mais le mur ne laissait poindre qu’un bout de façade blanchie à la chaux et deux volets fermés. Il jeta un œil par les interstices de la grille, aperçut un jardin aux fleurs fatiguées et d’autres volets clos, au rez-de-chaussée… La ruelle était vide, la chaleur comme une enclume sur le trottoir, quand Rubén sentit une présence près de lui.

Quelqu’un l’observait depuis la haie voisine : un homme chétif et dégarni d’environ soixante-dix ans, de petits yeux bleu pâle enfoncés dans un visage cerné, soucieux.

— Vous cherchez quelque chose ? demanda-t-il.

Rubén désigna la maison de l’ancien paparazzi.

— José Ossario, c’est bien ici qu’il habite ?

— Oui.

Le voisin portait des lunettes discrètes, un polo et un short laissant entrevoir des jambes blanches et glabres. Rubén approcha de la haie.

— Vous savez depuis quand il est absent ?

Le petit homme haussa les épaules.

— Plusieurs jours, je crois. (Il le jaugea d’un air curieux.) Vous êtes argentin, n’est-ce pas ?

L’accent de Rubén ne laissait pas de doute.

— Martin Sanchez, se présenta-t-il. Oui, je viens de Buenos Aires.

— Franco Diaz, sourit le voisin derrière le grillage. Botaniste à la retraite… Vous cherchez M. Ossario ? demanda-t-il d’un air engageant.

— Oui. Je travaille pour une agence de recouvrements, mentit Rubén. C’est une histoire un peu compliquée, et… disons urgente.

— Ah ? (Diaz hésita, le sécateur à la main, une lueur d’intérêt dans ses petits yeux rapprochés.) Mais vous devez avoir chaud sous ce soleil, dit-il comme s’il manquait à tous ses devoirs. Entrez donc boire une orangeade, ajouta-t-il avec prévenance, nous serons mieux pour discuter… Vous aimez les fleurs ?

Les coquelicots.

Le septuagénaire ouvrit la grille, ergotant sur le retour du soleil après le coup de vent des précédents jours. Franco Diaz vivait seul dans une maison de bord de mer où il semblait couler la plus paisible des retraites : botaniste émérite — contrairement à celui de son voisin, son jardin était splendide —, il avait installé une mare à nénuphars sur le toit-terrasse de l’ancienne posada, d’où l’on pouvait contempler le río. Une petite crique s’étendait en contrebas, à l’ombre d’un saule pleureur, une plage de terre jonchée de plastiques charriés par les eaux du fleuve. Rubén accepta une boisson fraîche en écoutant le retraité vanter la rareté de ses fleurs, avant d’aborder le sujet qui l’intéressait.

Sentant une certaine distance vis-à-vis de son voisin, Rubén abonda dans le sens du botaniste — José Ossario devait de l’argent à ses clients, une vieille dette concernant une assurance qu’il venait solder. Diaz l’écoutait, la mine pâle, presque mélancolique. Il avoua entretenir des rapports mitigés avec son voisin et, au fil de la conversation, devint volubile : procédurier en diable, Ossario lui avait notamment intenté un procès l’année dernière, pour une sombre histoire de nappe phréatique que Franco polluait avec ses herbicides. Était-ce sa faute si son voisin n’avait pas la main verte, que tout pourrissait chez lui alors que son paradis était en pleine floraison ?!

— Le genre de personnes à attaquer les constructeurs de fours à micro-ondes parce que leur chat a grillé dedans ! résuma le septuagénaire avec une ironie datée.

— Les volets sont clos, observa Rubén. Vous l’avez vu dernièrement ?

— Pas depuis vendredi ou samedi… En tout cas, sa voiture n’est plus là.

— Vous savez s’il a reçu de la visite ?

— Non… Non, je ne crois pas. À vrai dire, mon voisin ne reçoit jamais personne. (Le crâne dégarni de Diaz suait malgré la fraîcheur de la mare.) Une autre orangeade ? s’enquit-il.

— Oui, merci.

Rubén profita que l’aimable retraité filait au rez-de-chaussée pour se pencher vers la maison du paparazzi. C’était une bâtisse assez commune dont le balcon surplombait le río : on apercevait la digue du port de plaisance un peu plus loin, avec ses barques à moteur et ses voiliers qui dodelinaient dans le courant. Les stores de l’étage aussi étaient tirés… Franco Diaz revint sur la terrasse, les mains encombrées de boissons fraîches.

— Vous croyez que mon voisin est parti ? lança le botaniste sans cacher sa curiosité. Je veux dire, définitivement ?

— J’espère que non ! s’esclaffa l’assureur d’un jour. Pourquoi, vous avez des raisons de croire qu’il ait pu s’envoler ?

— Non, pourquoi ? À cause de ses dettes ?

— Vous savez comment sont les gens avec l’argent, insinua Rubén.

Diaz acquiesça dans son orangeade. Lui aussi avait un léger accent argentin. Le visage affable du botaniste se figea alors. Rubén se tourna vers la maison d’Ossario : une voiture venait de s’arrêter dans la rue. Un seul claquement de portière, puis le grincement d’une grille… Le détective prit congé.

Une Honda blanche était garée contre le trottoir. Un modèle récent, semblable à celui de l’ancien paparazzi. Rubén posa la main sur le capot : le moteur était brûlant. Il sonna à l’interphone du numéro 69, attendit une réponse face à la caméra de surveillance. Une voix finit par grésiller.

— Qui êtes-vous ?!

— Calderón, dit-il. Je suis détective et je viens de Buenos Aires. Vous êtes José Ossario, j’imagine…

Rubén montra sa plaque à l’œil panoptique qui le scrutait. Bref silence.

— Comment saviez-vous que j’arrivais aujourd’hui ?

— Je ne le savais pas : je m’entretenais avec votre voisin quand j’ai entendu la voiture, expliqua Rubén. Il faut que je vous parle, c’est important.

— Parler de quoi ?

— Maria Victoria Campallo, dit-il. Je la cherche… Laissez-moi entrer, monsieur Ossario.

Les grésillements durèrent plusieurs secondes. Rubén écrasa sa cigarette sur le trottoir ramolli par la chaleur de l’après-midi. Un déclic libéra enfin la grille. Un jardin de mauvaises herbes menait à la porte entrouverte : il avança jusqu’au perron.

— Vous êtes armé ? l’arrêta Ossario derrière la porte blindée.

Il avait gardé la chaîne. Un coup de talon et elle volait.

— Non, répondit Rubén.

— Moi si.

— N’allez pas vous blesser…

L’homme consentit à retirer la chaînette, laissant le détective pénétrer dans son antre. Le contraste avec la lumière du dehors confina Rubén au noir total, deux ou trois secondes, le temps pour Ossario de jauger l’intrus. Rubén leva les paumes en signe de passivité, localisa l’homme dans son dos.

— Pour qui travaillez-vous ? dit-il en refermant la porte.

— Mon propre compte.

— Ne bougez pas, fit l’homme en le contournant.

Rubén aperçut la lueur d’une arme dans la semi-obscurité. Le rez-de-chaussée abritait un labo photo, un banc de montage…

— Ouvrez les pans de votre veste, ordonna le propriétaire.

Rubén obéit.

— O.K., passez devant moi.

L’escalier menait au salon, dont les stores à demi inclinés filtraient la lumière du jour. Rubén découvrit le visage blême d’Ossario qui le fixait, l’air buté, un revolver à la main. Calibre.32. Il portait un treillis kaki, une chemise et un gilet de safari, des rangers de cuir ; musculeux, crâne rasé, une barbiche et des bajoues de métalleux porté sur la bière, José Ossario semblait plus prêt à la self-attack qu’à l’autodéfense.

— Je peux fumer ou les détecteurs vont nous coller une amende ? fit Rubén.

Ossario goûta peu l’esprit du détective.

— Comment vous m’avez retrouvé ?

— Votre adresse était griffonnée sur un papier dans un jean que Maria Victoria n’a pas eu le temps de laver. Ramassez votre artillerie, je vous prie.

L’homme rumina sous sa barbiche. Il y avait un clic-clac et du matériel photo entreposé près de la porte-fenêtre : Rubén jeta un bref coup d’œil à l’étagère de la bibliothèque pendant que l’autre marinait — Meyssan, Roswell, Faurisson, des histoires d’OVNI, de triangle des Bermudes…

— Qu’est-ce que vous savez de Maria Campallo ? lança l’autre sans lâcher son calibre.

— Qu’elle est venue vous voir deux jours avant de disparaître, répondit Rubén.

L’homme blêmit un peu plus.

— Continuez.

— Maria a cherché à contacter un journal hostile à son père, Eduardo, et on n’a plus de nouvelles d’elle depuis ce jour. Ça va bientôt faire une semaine que je la cherche… Vous feriez mieux de ranger votre pétoire si vous ne voulez pas que je vous la confisque.

Rubén alluma sa cigarette en observant sa réaction, mais Ossario resta plongé dans un long mutisme. Le trépied d’une caméra numérique était posté devant la fenêtre qui donnait sur le jardin du voisin.

— L’idiote, souffla alors l’ancien paparazzi.

Rubén lui adressa un regard interrogateur.

— Je lui avais dit de se taire, marmonna-t-il, visiblement entre le choc de la révélation et la colère. Je lui avais dit de me laisser faire… Idiote !

Ossario rangea son arme dans son holster, le regard flou, ébranlé.

— De se taire au sujet de quoi ? demanda Rubén. Des activités de son père, Eduardo ?

— Eduardo, son père ?! Oh ! s’esclaffa-t-il avec une joie mauvaise. Mais ce n’est pas son père ! Oh, non !

— Comment ça ?

Ossario le fixait de ses yeux globuleux, satisfait de son effet.

— Vous ne savez pas ?

— Quoi ?

— Maria Victoria a été adoptée. Elle et son frère ! Ah ! triompha-t-il. Vous ne le saviez pas ?!

Rubén pâlit à son tour.

— Vous voulez dire que Maria a été adoptée pendant la dictature ?

— Évidemment !

On entendait le bruit du ressac au pied de la terrasse. La nouvelle changeait tout — voilà pourquoi Maria avait voulu joindre Carlos au journal, pourquoi on l’avait enlevée : elle faisait partie des bébés volés par les militaires.

— Vous en avez la preuve ?

Les preuves ! exulta le paparazzi.

Rubén avait l’impression de parler à un fou, pourtant il ne mentait pas.

— C’est vous qui avez appris à Maria la vérité sur son adoption, n’est-ce pas ?

— Oui. Oui, je voulais qu’elle témoigne pour moi au Grand Procès.

— Vous comptiez faire un procès à Eduardo Campallo ?

— Oh ! Pas seulement à Campallo ! s’enflamma-t-il. À tous les autres aussi ! Tous ces accapareurs, ces soi-disant élites et professionnels de la pensée unique qui m’ont cousu la bouche pour m’obliger à me taire ! Le Grand Procès : le Grand Procès, voilà ma réponse ! La presse de Campallo m’a assassiné, s’esclaffa-t-il, bien sûr, j’étais un gêneur ! Un empêcheur de penser en rond ! Je l’ai choisi comme étendard !

Il jubilait, prisonnier de ses rancœurs.

— Vous savez ce qui est arrivé à Maria Victoria ? lâcha Rubén.

— Non, fit-il dans un rictus. Non, mais je m’en doute ! L’idiote a voulu retrouver son frère ! Voilà où ça l’a menée !

Rubén sentit l’atmosphère changer autour de lui. Il transpira tout à coup.

— Maria Victoria a un autre frère ? Un autre frère que Rodolfo ?

— Rodolfo est né à l’ESMA mais ce n’est pas lui, son frère ! éructa Ossario, presque effrayant. Son vrai frère a été échangé avec lui à la naissance ! Le pauvre était malade, ou ils avaient trop charcuté sa mère dans la maternité clandestine : Campallo l’a échangé contre un autre bébé né en détention, le fameux Rodolfo, celui-là en parfaite santé ! Mais ce n’est pas son frère ! Pas du tout !

L’ESMA. L’École de Mécanique de la Marine. Pour Rubén aussi l’Histoire bégayait.

— Un homme a été assassiné la nuit où Maria a disparu, dit-il en tâchant de garder un ton neutre, un travesti que des témoins ont vu avec elle ce soir-là. Vous croyez que c’est lui son frère ?

Ossario était de plus en plus agité.

— La petite idiote ! grogna-t-il, dans son délire. Je lui avais dit pourtant de ne pas bouger, que je m’occupais de tout ! Elle m’a désobéi ! Et voilà, voilà !

Rubén entendit un bruit dehors, sur la terrasse, un léger craquement. Il quitta la bibliothèque où il se tenait adossé et écarta le store qui donnait sur la rue : une camionnette blanche aux vitres teintées était garée devant la Honda.

— L’idiote, ruminait Ossario.

Rubén se pencha, vit la grille fracturée du jardin, puis les ombres sur le balcon qui dansaient derrière les stores.

— Attention !!!

Les battants de la porte-fenêtre cédèrent dans un bref éclat de bois : deux hommes cagoulés firent irruption sous le regard interloqué du paparazzi qui, l’espace d’une seconde, resta pétrifié. Un laser rouge se ficha sur sa poitrine. Jaillissant du mur où il s’était plaqué, Rubén frappa le tireur à la gorge, un violent direct qui lui fit lâcher son Taser. L’homme émit un grognement, tituba sur les débris. Voyant son équipier en difficulté, l’autre pressa la détente du pistolet à impulsions électriques au moment où Rubén s’en servait comme d’un bouclier, et foudroya son binôme. Le détective ne lui laissa pas le temps de recharger : il jeta le pantin électrifié devant lui, bondit sur le tireur qui reculait et lui asséna un méchant coup de pied dans les testicules.

— Casse-toi ! hurla-t-il à Ossario.

L’assaillant resta statufié dans le contre-jour de la pièce, une douleur sourde irradiant son entrejambe. Le paparazzi réagit enfin : il empoigna le.32 niché dans son holster, s’enfuit vers l’escalier et tomba nez à nez avec la seconde équipe, qui venait de fracturer la fenêtre du rez-de-chaussée. Ossario fit feu en se jetant sur eux. Les harpons du Taser se plantèrent à bout portant dans sa poitrine, un choc de cinquante mille volts qui dévia son tir : la première balle percuta le plafond de l’escalier, la seconde emporta le front d’Ossario alors qu’il s’écroulait, secoué de spasmes.

Rubén n’avait pas d’arme : il piétina les éclats de stores et de verre en refluant vers le balcon quand il lâcha un cri de douleur. Un cinquième homme se tenait sur la terrasse. Rubén eut un haut-le-cœur quand la corde à piano s’enfonça dans sa glotte, comprit tout de suite qu’il allait mourir : le temps pour l’homme de resserrer sa prise et de lui déchirer l’œsophage. Il donna trois furieux coups de tête en arrière, qui firent mouche, et du talon, lui démolit le cou-de-pied. Le tueur perdit un peu de son assise mais il tenait bon. Rubén étouffait. Ossario gisait en haut de l’escalier, la partie supérieure du crâne pulvérisée, les deux autres types accouraient ; il attrapa les testicules du tueur dans son dos et les tordit de toutes ses forces. L’homme recula contre la rambarde. Rubén sentit sa masse, le sang qui coulait sur sa chemise, plus abondant à mesure que le fil mortel tranchait sa peau : il broyait les testicules mais la brute refusait de lâcher prise. Rubén enroula un bras par-dessus son épaule et, l’entraînant de tout son poids, bascula en arrière.

Deux harpons le frôlèrent tandis qu’ils passaient par-dessus la rambarde.

Cinq mètres de vide les séparaient du río : les deux hommes tombèrent cul par-dessus tête dans l’eau terreuse qui filait sous la terrasse. Le courant les emporta aussitôt. Rubén n’y voyait rien dans cette eau noire, les flots et le tueur accroché à lui l’envoyaient vers le fond : il se débattit furieusement, ses poumons le brûlaient et les coups de coude qu’il balançait au petit bonheur n’y changeaient rien. Ils coulaient dans l’obscurité, aspirés par le courant. Rubén se contorsionna dans la mélasse, à bout de souffle, aperçut la tête de l’agresseur parmi les bulles et planta ses pouces dans ses orbites. Il avalait une première gorgée d’eau quand l’homme lâcha prise. Rubén donna une dernière impulsion pour remonter à la surface, vit la lumière et happa l’air comme un bout d’éternité. Il ne pensait plus au tueur, à sa gorge sanguinolente, à Ossario, juste à respirer. Survivre, s’échapper du piège qu’ils lui avaient tendu dans la maison. Il nagea en aveugle, entraîné par les flots ; le port de plaisance était à deux cents ou trois cents mètres. Il émergea dans les tourbillons et les algues, un goût de vase à la bouche, risqua un œil dans son dos. On ne voyait plus la maison du paparazzi, cachée par les arbres de la corniche, ni traces du tueur qui avait basculé avec lui du balcon : il n’y avait plus que le ponton blanc du petit port devant lui, et les rayons du soleil qui déclinait à fleur d’eau…

Rubén gagna la rive, à bout de forces, et se traîna jusqu’au carré de plage qui précédait le ponton. Un sang tiède coulait de sa gorge tandis qu’il haletait. Il manquait d’oxygène, de repères ; la tête lui tournait. Il ruisselait d’eau et de boue sur le sable humide, le corps encore tremblant après l’attaque. Il s’assit parmi les bouts de plastique et de coquillages, les poumons douloureux après sa trop longue immersion.

— Ça va ? lança un pêcheur depuis sa barque.

Il ne répondit pas. Un relent de vase pataugeait dans sa bouche, et la peur panique redescendait le long de ses jambes. Rubén eut un haut-le-cœur et vomit un liquide noir sur les éclats nacrés des coquillages.

Les salopards avaient failli le tuer.

12

Parmi les cinq cents bébés volés durant la dictature, beaucoup n’étaient pas répertoriés à la BNDG, la banque génétique. La plupart de leurs parents n’avaient jamais réapparu, pulvérisés à la dynamite, brûlés dans des centres clandestins, incinérés dans les cimetières, coulés dans le béton, jetés des avions : sans corps exhumés ni recherchés par les familles, ces enfants resteraient à jamais des fantômes.

On confiait les bébés à des couples stériles proches du pouvoir, officiers, policiers, parfois même aux tortionnaires, faux documents à l’appui. Apropiador : c’était le nom donné aux parents adoptifs. Les listes d’attente étaient longues, les passe-droits de mise. Les apropiadores attendaient qu’une prisonnière accouche sous X avant de récupérer la chair de ses entrailles. Que la mère soit liquidée après avoir donné la vie n’était pas leur problème : ces bébés faisaient partie du « butin de guerre ».

Sauf que, illégalement appropriés, ces enfants n’avaient pas accès à leur histoire : on la leur avait volée. Les hommes et les femmes qui, trente-cinq ans plus tard, avaient un doute sur leurs origines pouvaient s’appuyer sur la CONADEP, organisme chargé de rechercher l’identité des disparus. En apprenant la vérité sur leurs origines, l’affection l’emportant souvent sur l’affliction, beaucoup passaient l’éponge sur le passé et renouaient, le cas échéant, avec leur famille d’origine — grands-parents, oncles, cousines. Dans tous les cas, ces enfants subissaient un véritable séisme psychique : filiation détournée, transmission coupée, les liens qui unissaient ces bébés volés à leurs parents adoptifs étaient établis sur la base du mensonge et du crime. Ils ne pouvaient pas aimer, espérer, construire ou progresser dans leur vie d’adulte, le mensonge s’insinuait partout, opacifiait les esprits et les actes, contaminait les sentiments.

Les Grands-Mères ne s’y étaient pas trompées, ouvrant une cellule psychologique pour aider ces enfants à surmonter le traumatisme. Elles avaient ainsi retrouvé plus d’une centaine d’entre eux : Maria Victoria Campallo faisait partie des quatre cents enfants encore perdus dans la nature. Elle et Luz/Orlando, le frère qu’elle recherchait…

Rubén avait trouvé une place in extremis dans la dernière navette pour Buenos Aires. Son portable n’avait pas supporté le séjour dans l’eau, les remarques à l’Immigration uruguayenne et l’humeur massacrante qu’il traînait depuis son plongeon forcé dans le río n’avaient pas arrangé ses envies de meurtre.

Il finit par joindre Anita sur le bateau qui le ramenait en Argentine : et ce fut pire.

*

La réserve écologique de Buenos Aires bordait le Río de la Plata, déversoir d’eaux boueuses dans l’océan. Bosquets inextricables, marais infestés de moustiques, flamants roses et macareux à la pêche donnaient un aperçu de ce que les premiers conquistadors avaient trouvé en débarquant ici cinq siècles plus tôt. Adossée au Puerto Madero, la réserve était séparée du quartier des affaires par une simple avenue plus ou moins en déshérence ; le crépuscule flambait sur le reflet des buildings quand la patrouille d’Anita Barragan arriva la première sur les lieux.

Novo, le stagiaire du moment, conduisait la Fiat bicolore de la brigade d’intervention. Casquette et uniforme vert, mal fagoté, Jarvis, le gardien du site, faisait chaque soir sa tournée pour chasser les petits malins qui aimaient pique-niquer à la fraîche et fumer des pétards en jouant de la musique : c’est lui qui avait trouvé le corps, et aussitôt appelé le 911.

La Fiat cahota sur la piste caillouteuse qui serpentait dans le bout de jungle et stoppa en vue de l’océan.

— C’est là, fit Jarvis.

La rive se situait à une vingtaine de mètres en contrebas, après le bosquet d’acacias. Ils abandonnèrent le véhicule de police sur le bas-côté et finirent le chemin à pied. De grands roseaux préfiguraient les tours de la ville, qu’on apercevait au loin. Ils affrontèrent une nuée de moustiques particulièrement collants au soleil déclinant, se frayèrent un passage à travers les arbres rabougris et atteignirent la plage, un bout de terre sale où les branchages se mêlaient aux déchets divers.

Une eau marronnasse clapotait à petites poussées huileuses, exhalant une doucereuse odeur de pourriture. La dépression qui avait frappé la côte argentine avait modifié les courants ; des centaines de bouteilles de plastique avaient dérivé sur les plages et les berges, charriant moules et coquillages vides dans l’estuaire. Anita marcha jusqu’au rivage, pleine d’appréhension, et vida ses poumons pour affronter la Mort… Le corps baignait parmi les sacs plastique et les algues, le haut du crâne arraché. Un pantalon de toile bleu, un tee-shirt, pas de chaussures. Une femme, d’après les touffes de cheveux bruns tout emmêlés de sable et de parasites qui sautaient çà et là. Un cadavre gonflé, méconnaissable. Anita frémit en se penchant sur le visage : agglutinés autour des yeux, des dizaines de bulots finissaient de lui ronger les orbites… L’odeur se fit plus prégnante ; l’inspectrice ne savait plus par quel bout la regarder, si elle pouvait encore la regarder, cette pauvre femme au crâne décalotté, à demi dévorée par la mer.

Novo se tenait à distance, occupé par le tiraillement de ses boyaux, le gardien avait détourné les yeux vers le bosquet. Anita s’accrocha à ses tripes. Elle croyait avoir vu le pire en ramassant des cadavres calcinés, mais le pire aussi était sans limites. Elle pensa à son chat pour faire diversion, ravala la salive qu’elle n’avait plus, oublia les émanations putrides, les moustiques qui la harcelaient et s’accroupit dans la vase. Le macchabée avait dû séjourner plusieurs jours dans l’eau pour être dans cet état. Le haut du crâne avait été scalpé, une blessure nette, sans doute provoquée par l’hélice d’un bateau. La vision du visage était difficilement supportable avec ses orifices grouillants de bulots, mais le cou était intact… On devinait un tatouage sous l’oreille : un petit lézard qui grimpait vers son lobe.

L’inspectrice se redressa, des sueurs froides le long de l’échine. Anita avait déjà vu ce tatouage quelque part. La photo numérique de Rubén. Maria Victoria Campallo : elle avait le même petit lézard sous l’oreille…

*

Un sandwich huileux dégoulinait sur la chemise d’Alfredo Grunga. El Toro connaissait la ville comme sa poche pour l’avoir arpentée en Ford Falcon — le bon vieux temps comme on disait, du moins celui qu’ils évoquaient sans se lasser. Assis à ses côtés, el Picador tripatouillait les stations de radio à la recherche d’une chanson d’amour, pour se détendre… Pas mal de trafic sur l’artère principale de Buenos Aires : les employés rentraient chez eux, confiants dans leur vie fonctionnaire, leur famille, leur quotidien rapiécé.

O divina…

Toda, toda mia…

Le Picador avait trouvé la station adéquate. Il adressa un sourire anguleux à son compère qui, au volant du van aménagé, achevait son empanada au fromage : la sueur coulait sur ses joues molles, comme la graisse sur sa chemise encore à peu près blanche — quel porc, ce Toro — ho, ho, ho !

— Baisse-moi cette connerie de musique ! gronda le chauve à l’arrière.

Parise connaissait les énergumènes et il s’agissait de ne pas se gourer cette fois-ci.

Membre historique de la triple A (l’Alliance Anticommuniste Argentine), Hector Parise faisait partie du groupe d’hommes qui avait attendu le retour de Perón à l’aéroport d’Ezeiza en 1973, quand deux millions de personnes s’étaient précipitées pour accueillir le vieux héros. Embusqués aux abords de la tribune officielle, Parise et son équipe avaient tiré dans le tas, comme à la foire, concentrant le feu sur les Montoneros, les militants les plus virulents. Treize morts, quatre cents blessés, le Boeing de Perón détourné vers une base militaire et une panique épouvantable qui allait annoncer le divorce du général avec l’aile gauche de son parti — le 1er mai, depuis le balcon de la Casa Rosada où les Montoneros étaient venus en masse lui porter leur soutien, Perón les avait traités d’« imbéciles imberbes », de « traîtres », de « mercenaires ». Un coup parfaitement orchestré puisque Perón allait mourir deux mois plus tard, laissant le pouvoir à sa femme, une danseuse raspoutinée par López Rega et ses escadrons de la mort, dont Parise faisait partie — le début de la curée, qui allait provoquer le coup d’État de Videla.

De l’histoire ancienne.

Avenida Independencia. Le Toro essuyait ses doigts sur sa chemise quand Parise s’agita à l’arrière du van — il mesurait près de deux mètres et chaque mouvement secouait l’habitacle.

— La première à gauche, ordonna-t-il.

*

Miguel avait opté pour une robe fourreau blanche sous un manteau cintré et évasé qui mettait en valeur ses chevilles — le travesti avait un goût fétichiste pour les escarpins, qu’il portait plus petits que ses pieds pour les « rétrécir ». Sa tenue de coming out. On allait rire, ou pleurer, qu’importe. Le show au Niceto avait tout changé. La magie de la scène, qui vous serre les entrailles et vous libère. Après sa folle nuit passée à danser, à rire et à boire avec d’autres artistes, Paula avait compris que sa vie était en train de basculer. Un bonheur arrivant plus beau accompagné, Gelman et les performeurs du Club 69 l’engageaient pour la tournée à Rosario et d’autres dates se profilaient, de Mendoza jusqu’à Santiago. Le choc avait été frontal, la réponse urgente (ils partaient le surlendemain), la décision, dès lors, définitive : Miguel abandonnerait le tapin sur les docks pour la vie d’artiste. Il remplacerait sa dent cassée et pourquoi pas, un jour, il changerait de sexe, de nom, d’existence, loin de sa mère qui lui bouchait l’horizon. Miguel allait devenir Paula, comme le papillon quittait sa chrysalide : pour toujours…

Le travesti regarda sa montre, un petit cadran rose bonbon qui soulignait les liserés de sa robe : c’était l’heure de fermer et le rideau métallique était déjà tiré sur la blanchisserie. Miguel fit claquer ses talons dans la venelle qui menait à l’arrière-boutique (« l’entrée des artistes », comme il l’appelait), le cœur battant — allez, ma vieille, s’encouragea-t-il, sois un homme, pour la première et la dernière fois de ta vie !

À peine eut-il poussé la porte qu’un cri l’accueillit.

— Le voilà ! sursauta Rosa sur son fauteuil. Aah ! Aaahh !!!

La vieille femme faillit s’étouffer en découvrant son fils ainsi accoutré, se rattrapa aux accoudoirs comme si le diable lui faisait pousser des ailes et serra sa couverture à carreaux entre ses poings faméliques.

— Comment oses-tu ?! le maudit-elle en le fusillant du regard. Comment oses-tu, démon ?!

Rosa n’était pas seule dans l’arrière-boutique de la blanchisserie : un homme en soutane l’accompagnait, un quadragénaire au sourire mou et en col blanc. Le frère Josef sans doute, dont la bigote lui rebattait les oreilles.

— Tu as amené des renforts ? s’enquit Miguel à l’intention de sa mère.

— Regardez-le, frère Josef ! Vous voyez la maladie qui est en lui ! Il faut l’exorciser ! Oh, Seigneur !

— Allons, allons… (Le prêtre tapota le bras fané de son ouaille.) Calmez-vous, Rosa.

Miguel secoua la tête sous sa perruque, dépité, presque amusé par la situation.

— Quelle honte ! Regardez sa tenue de clown homosexuel ! Faire ça à sa mère ! Devant vous, frère Josef ! Et ça le fait rire en plus ! Frère Jo…

— Je vous en prie, Rosa, tempéra l’homme. Calmez-vous et laissez-moi parler à votre fils.

Son air paternaliste puait le complot à plein nez : Miguel était fatigué de ces histoires.

— Je n’ai rien à vous dire, mon vieux, fit-il pour couper court. C’est à ma mère que je veux parler, pas à vous.

— Malotru !

— Laissez-le s’exprimer, Rosa. Votre fils a des choses importantes à vous dire. Parlez, mon fils. Je suis là pour vous aider, vous et votre pauvre maman…

Le prêtre de l’Immaculada Concepción portait de petites lunettes discrètes sur un visage pâle et effacé qui transpirait la bonté du Christ. Miguel passa les mains sur les plis de sa robe, haussa les épaules.

— Soit… (Il souffla pour prendre son élan.) Maman, je suis venu te dire que je fais mes valises. Je quitte la maison. J’ai trouvé un travail dans une revue de travestis : on part dans deux jours à Rosario, en tournée mondiale, et je ne reviendrai pas. Du moins plus ici. Je me fiche de ce que tu peux penser, étant donné que tu n’as jamais pensé à moi, mais toujours à toi. Je ne t’en veux même pas. Si papa avait vécu, on n’en serait pas là. C’est trop tard de toute façon. Dorénavant, Miguel s’habillera en Paula, que ça te plaise ou non. Tu ne m’as jamais aimé, enchaîna-t-il, lui coupant l’herbe sous le pied : petit déjà je faisais tout de travers. Tu me reprenais tout le temps, comme pour me faire étouffer, comme si je n’étais pas celui que j’aurais dû être, eh bien tant pis. Aujourd’hui je m’en vais. Je me casse. Je disparais !

— Quoi ?

— Oui, maman, j’en ai assez de vivre dans la naphtaline, à t’entendre me traiter de malade en prenant tes grands airs d’autruche. Je ne suis pas venu te demander ton autorisation ou ton avis, je suis venu chercher mes affaires. Je reviendrai t’aider à l’occasion, si tu le veux.

— Égoïste ! glapit Rosa.

— Oui. En attendant, je m’en vais vivre avec des gens qui m’aiment comme je suis.

— Imposteur !

— C’est ça.

— Imposteur ! s’égosilla la vieillarde. Tu me fais honte, débauché ! Tu veux ma mort, avoue ! Quelle honte j’ai, mon Dieu, quelle honte !

— Miguel, s’interposa le prêtre, pourquoi quitter ta mère si subitement ? Il est arrivé quelque chose dernièrement, n’est-ce pas, qui aura forcé ta décision…

— C’est marrant, remarqua-t-il, c’est quand on devient libre que les gens se mettent à croire qu’on débloque. Tu sais quoi, frère Josef ? Puisque toi et ton Dieu vous êtes si fortiches, c’est vous qui allez vous occuper de ma mère.

— Miguel, rétorqua le prêtre d’un ton solennel, si j’étais toi je parlerais… Ta mère m’a entretenu d’une visite la semaine dernière : tu étais présent ?

— Imposteur, ruminait Rosa en gobant une pastille de la boîte qu’elle tenait sous sa couverture. Tu n’as toujours été qu’un imposteur…

— Quelle visite ? releva Miguel.

— Une femme, répondit le frère. Elle a remis un document à ta mère, un document important. Rosa dit qu’elle ne se souvient plus où elle l’a mis mais tu dois le savoir : c’est toi qui t’occupes des papiers, n’est-ce pas ?

Sa voix conciliante sonnait aussi faux qu’un rééchelonnement de dettes. Miguel se tourna vers sa mère mais son regard déteint s’était perdu dans l’abîme de sa folie.

— Écoute, dit-il, je ne sais pas ce que t’a raconté ma mère mais tu vois comme moi que ça ne tourne plus rond dans sa tête.

Rosa piochait dans sa boîte, les cheveux fous sortis par mèches du chignon, répétant d’une voix morne :

— Imposteur… Imposteur…

Le prêtre se dandina devant la table de repassage.

— Miguel, insista-t-il, c’est très important : je dois savoir si tu as vu le document remis par cette femme.

— Bon Dieu, s’emporta le travesti, mais de quoi tu parles ?!

Il y eut un moment de flottement dans l’arrière-boutique. Le frère Josef suait maintenant à grosses gouttes sous sa chasuble. Il s’approcha de Miguel et, sur le ton de la confidence, glissa à son oreille :

— Ta mère ne t’a pas dit ?

— Dit quoi ?!

— Eh bien… qu’elle n’était pas ta mère.

Miguel fronça ses sourcils finement épilés.

— Comment ça, pas ma mère ?

— Tu devrais me dire la vérité, Miguel, conjura le prêtre à voix basse.

— Quelle vérité ?! Maman ! s’écria-t-il en se tournant vers la blanchisseuse. Qu’est-ce que tu es encore allée raconter ?!

— C’est toi qui es malade ! Imposteur !

Tout se mélangeait dans sa tête, le passé, le présent, jusqu’alors soigneusement cloisonnés.

— C’est quoi, cette histoire ? lâcha son fils. Comment ça, tu n’es pas ma mère ? Maman, c’est vrai ? Tu n’es pas ma mère ?… Maman, putain, réponds-moi !

Mais la vieille femme mâchouillait sur son siège d’infirme, son regard prédateur fixant une proie imaginaire. Miguel secoua la tête, déconcerté.

— Bon, ça suffit, gronda alors une voix dans leur dos.

Un géant au crâne nervuré fit irruption dans la pièce, suivi par deux hommes peu ragoûtants, un brun râblé à la nuque épaisse, ventru mais taillé dans le roc sous un costard douteux, et une espèce de vieux beau gominé au regard hautain de celui qui au fond n’a rien à dire. Miguel recula contre la table à repasser : les trois hommes se tenaient cachés dans le magasin, le rideau de fer était tiré et leurs têtes fripées faisaient presque peur.

— Qui êtes-vous ? leur lança-t-il. Qu’est-ce que vous faites là ?!

Parise se posta devant la porte de la réserve, coupant toute retraite.

— Ta mère ne t’a rien dit ? demanda-t-il, une lueur malsaine dans les yeux.

Miguel eut soudain très chaud dans sa robe blanche.

— Dit quoi ?! chevrota-t-il.

Personne ne fit plus attention à Rosa Michellini. En retrait, le frère Josef ruisselait.

— C’est toi qui as le document ? relança le géant chauve.

— Quel document ? Je ne comprends rien à votre histoire ! se défendit Miguel. (Il frémit malgré lui devant le regard inquisiteur.) Qui… qui êtes-vous ?

Parise se tourna vers le Toro, cube de muscles aux yeux globuleux qui enfilait des gants de plastique et un bonnet de douche.

— On se dépêche.

Miguel ravala sa salive en voyant l’arme étrange braquée sur lui. L’impulsion électrique le mordit à l’épaule, deux harpons reliés à un fil qui le pétrifièrent. Le travesti eut à peine le temps de crier : poupée chargée de volts, Miguel croisa une dernière fois le visage défait de sa mère avant que le sol ne se rapproche à toute vitesse.

— Qu’est-ce que…

Parise posa la lame de son cran d’arrêt sur le cou flasque de Rosa.

— Ferme-la, vieille chouette, la prévint-il, ou je te cloue au mur. Pigé ?

La pauvre resta statufiée de peur, les mains crispées sur sa précieuse boîte de pastilles. Son fils gisait près de la table de repassage, agité de soubresauts. Le Toro s’accroupit pour empoigner la femmelette pendant que le Picador tirait le rouleau d’adhésif. Miguel sentit le contact du carrelage contre sa joue, le souffle rauque des hommes qui l’entravaient, incapable d’articuler ni d’opérer le moindre mouvement.

— J’amène le van à hauteur, annonça le Picador.

— O.K.

Parise s’agenouilla au chevet du trav’, maintenant pieds et poings liés.

— C’est toi qui as averti Ossario ?

— N… N…

— C’est pas ta mère, alors qui ?!

Miguel secoua la tête, en signe d’impuissance. Le géant se tourna vers la blanchisseuse qui, depuis son fauteuil, le fixait d’un œil maléfique : la terreur semblait l’avoir claquemurée dans son monde d’anges morts et de furies divines, démasquée par ses mensonges ou ne pouvant les entendre. Parise grommela — ils avaient fouillé l’appartement sans rien trouver.

— Je crois qu’il ne sait rien, intervint le frère Josef en désignant le travesti à terre. Il… il me l’aurait dit.

Le talkie-walkie crachouilla dans la poche du chef d’équipe : la voie était libre. Il adressa un signe au Toro, qui cala le « paquet » saucissonné sur son épaule — une plume, comme la fille Campallo et le trav’ de l’autre nuit, qu’ils avaient pris pour un autre… Rosa lâcha sa boîte de pastilles, qui roulèrent contre les plinthes, et sursauta sur son fauteuil, comme frappée par la foudre.

— Qu’est-ce que vous faites à mon fils ?! Lâchez-le ! (Elle brandit sa canne hérissée en direction des deux hommes.) Lâchez-le, Démons !

Le Toro pouffa de rire devant ses pauvres moulinets.

— C’est mon fils ! postillonna Rosa, le menton luisant de bave. Mon fils !

La blanchisseuse frappa le vide, manqua de basculer en avant, repartit à l’attaque avec l’énergie du désespoir.

— Dieu tout-puissant ! Dieu tout-puissant !

Parise saisit le foulard du trav’ qui traînait à terre et contourna le fauteuil roulant : d’un tour de main, il arracha la canne qui tentait de l’éborgner et l’envoya balader à l’autre bout de la pièce.

— Dieu tout-puissant ! Dieu tout…

Il captura le cou maigre de la vieillarde, serra le foulard sur sa glotte. Rosa se débattit sur le siège, suffoqua vite devant la poigne du tueur. Il fallait cinq minutes pour étouffer quelqu’un, beaucoup moins en lui cassant le cou. Parise banda ses muscles, serra de toutes ses forces, tremblant sous l’effort : Rosa émit un long râle d’agonie, les yeux sortis de leurs orbites. Les vertèbres cédèrent dans un bruit d’osselets. La tête retomba, à jamais inerte, sur sa blouse à fleurs.

Parise relâcha son étreinte, la chemise trempée de sueur. Ça puait la lessive et la mort dans la boutique, les autres attendaient dans le van : il était temps de filer. Le chauve eut un ultime rictus pour la momie ébouriffée sur son fauteuil, la langue pendant comme un serpent rose, une bave grumeleuse coulant sur le menton…

Vieille sorcière.

*

Jana n’avait pas dormi de la nuit. L’esprit à rien, même pas à sculpter : ça ne lui arrivait jamais. Elle avait commencé à polir les angles des cratères sur le socle de béton, aiguisé les tiges d’acier pour insérer les tissus aux couleurs des nations autochtones dans les territoires dévastés, mais le souvenir de cette nuit bousculait ses maigres certitudes. Sculpteur, celui qui fait vivre… Rubén avait posé sa main chaude sur la cambrure de ses reins, d’une étreinte il l’avait presque soulevée de terre pour la nicher contre son sexe, du haut d’un rêve où ses yeux dégageaient les comètes, il lui avait donné le baiser le plus sensuel de sa vie, avant de la planter comme une conne, devant l’aviateur au sourire déboulonné… À quoi il jouait ? Lui réservait-il un traitement électrochoc ou se comportait-il ainsi avec toutes les femmes ? Jana ne savait plus quoi penser. Le monde avait changé d’axe, de couleur — gris anthracite, poudré de myosotis. Elle était tombée dans le piège. Comment s’en sortir ? Désirait-elle même en sortir ? Paula était passée à sa « loge » en fin de matinée, elle aussi tourneboulée après sa folle nuit au Niceto, et avait tout de suite remarqué que quelque chose ne collait pas dans le regard de la Mapuche.

— Toi, ma vieille, tu es amoureuse !

Jana avait haussé les épaules.

— Bof.

— Bla-bla-bla ! Tu as les yeux qui brillent, ma beauté ! Alors, il t’a fait quoi ? Vous vous êtes embrassés ?

— À peine.

— Vous avez couché ensemble ?! s’était-elle emballée. Alors, raconte !

— Tu vois Fukushima ? C’était pareil, tout pourri.

— Je te crois pas, petite kamikaze ! Ah ah ! (Elle riait en brassant l’air du hangar.) Tu es amoureuse, Jana : c’est formidable !

Tu parles. Elle n’avait pas réussi à dormir, à peine à travailler, maintenant le sol était jonché d’outils que fixaient d’un œil torve ses monstres alambiqués, Paula était partie chez sa mère avec la Ford et Jana ne savait plus que faire de ses sentiments… Elle préparait un café pour passer le goût des nuits blanches quand un bruit de moteur résonna dans la cour, bientôt suivi d’un claquement de portière. Jana redressa la tête, suspicieuse — personne ne venait jamais ici. Des pas dans l’herbe approchèrent de la porte coulissante, restée entrouverte. Rubén Calderón entra dans l’atelier, loin d’arborer la prestance de la veille au soir : sa belle veste noire, sa chemise, ses bottes courtes italiennes, tous ses vêtements étaient encore imbibés de boue.

— Tu me fais de la concurrence ? lança-t-elle.

Rubén oublia de sourire. Ses cheveux étaient poisseux et une méchante cicatrice courait le long de sa gorge — une fine plaie rouge et rectiligne, où les croûtes de sang commençaient à coaguler.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’assombrit Jana. C’est quoi, cette cicatrice ?

— Des types me sont tombés dessus, dit-il, à Colonia. Ceux qui ont tué Luz et Maria Campallo.

— Qui ?

— On vient de retrouver son cadavre dans la réserve écologique. Morte depuis plusieurs jours apparemment, elle aussi…

Jana le regardait comme s’il sortait de terre.

— J’ai parlé à un type à Colonia, enchaîna-t-il, Ossario, un ancien paparazzi en possession de documents compromettants. Maria Campallo serait une fille de disparus. Votre copain Luz/ Orlando aussi. On l’a échangé avec un autre nourrisson né en détention, Rodolfo, l’actuel frère officiel de Maria, pour des raisons médicales. Dans tous les cas, la famille Campallo est impliquée dans le vol des enfants. Ossario n’a pas eu le temps de m’en dire plus ; il a été tué dans l’attaque de sa maison. Les tueurs étaient en planque. J’ai juste pu m’échapper.

Jana le fixait toujours, dépassée — trop d’informations à la fois.

— Il faut que tu nettoies ça, dit-elle en désignant l’affreuse blessure à son cou.

— Je l’ai fait sur le bateau.

— Avec quoi, de l’eau de mer ?

— Ça va aller.

— On ne dirait pas.

Rubén alluma une cigarette du paquet acheté sur la navette, pensif.

— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? demanda Jana.

— Convaincre les parents d’Orlando de témoigner. Eux aussi sont des voleurs d’enfant : ils peuvent raconter ce qui s’est passé à l’ESMA, l’adoption illégale, l’échange des bébés, faire plonger Campallo et les gens qui les protègent…

Jana resta dubitative.

— Il y a une chose qui ne colle pas dans ton histoire, dit-elle bientôt.

— Quoi ?

— Orlando : il avait vingt-cinq ans quand on l’a tué sur les docks.

À ces mots, le regard de Rubén se figea.

— Oui, poursuivit-elle, il était trop jeune pour avoir été adopté pendant la dictature… Le type de Colonia t’a raconté des craques.

Rubén se remémora les paroles d’Ossario au sujet du frère disparu, la recherche de sa sœur quand elle avait appris son existence, jusqu’aux docks de La Boca où traînait le travesti… Il blêmit tout à coup.

— Le fils de la blanchisseuse, il a quel âge ?

— Trente-quatre ans, répondit sa copine.

L’âge qu’avaient aujourd’hui les enfants de disparus.

— Merde.

Jana ravala sa salive : elle aussi commençait à comprendre.

— Ce n’est pas Orlando Lavalle le frère que recherchait Maria, fit-il dans un souffle. Les tueurs l’ont enlevé avec Maria en sortant du club de tango, mais ils se sont trompés de travesti…

On avait mélangé les dés, mis les cartes à l’envers, interverti les réponses : c’était Miguel le frère de la photographe, pas Luz. Voilà pourquoi elle l’avait appelé l’autre nuit, voilà la chose si importante qu’elle voulait lui révéler avant qu’on l’assassine. Miguel avait été adopté pendant la dictature.

*

Jana tremblait de rage sur le siège de la voiture : la mère de Miguel était du poison brut. C’était elle l’apropiador, et non les parents d’Orlando, elle qui, avec son mari soldat, avait accepté le marché sordide de la riche famille Campallo. Que Rosa Michellini ait eu le choix ou non la laissait de marbre : son mari mort au combat, la perverse s’était vengée sur leur fils adoptif, comme si elle le tenait responsable de ses malheurs — la disparition du héros-complice, l’orientation sexuelle de Miguel, son état de santé. À rebours tout s’expliquait. Voilà pourquoi le désaxé se sentait si seul, incompris et méprisé : il lui manquait sa sœur, ses parents, son identité, l’origine même de sa vie.

Jana avait appelé le portable de Paula mais ça ne répondait pas. Avenida 9 de Julio. Rubén conduisait, anxieux. Ils s’étaient dit l’essentiel sur la route et un silence pesant régnait dans la voiture. Ils arrivèrent entre chien et loup, descendirent la rue Perú désertée à l’heure du dîner. Le rideau de fer était tiré sur la blanchisserie.

— Il y a une entrée par-derrière, l’informa Jana.

Rubén gara la voiture dans la rue perpendiculaire, saisit un colt.45 chromé dans le vide-poches et le fourra sous sa veste.

— Allons-y.

Le chat roux qui paressait sur le pavé se dressa sur ses pattes, avant de subitement détaler : ils s’engouffrèrent dans la venelle et atteignirent la courette aux mauvaises herbes qui donnait sur l’arrière-boutique. Jana portait un simple short de toile et un débardeur noir — pas eu le temps de se changer : elle frappa à la porte, ne reçut aucun écho. Leurs regards se croisèrent. Rubén empoigna le revolver et poussa la porte de la réserve. La pièce était plongée dans la pénombre. D’une main il braqua son arme, de l’autre retint la brune qui se pressait dans son dos : Rosa Michellini reposait sur son fauteuil roulant, la langue bleue sortie de la bouche, un foulard encore serré autour de la gorge… Rubén traversa la pièce en coup de vent et disparut vers le magasin, laissant Jana seule un instant. Elle alluma la lumière et frémit en découvrant les traits de la vieillarde : les yeux sortis de leur orbite, le visage cramoisi incliné sur le torse, la mère de Miguel était morte. Rubén réapparut.

— Ferme la porte à clé, dit-il.

Jana obéit pendant qu’il inspectait les autres pièces. Il revint bientôt, bredouille. L’appartement était vide. La Mapuche n’avait pas bougé, hypnotisée par le cadavre avachi sur le fauteuil. Une odeur de vieux flottait malgré les remugles de lessive.

— Le foulard, dit-elle. C’est celui de Paula… de Miguel, précisa-t-elle dans la confusion. Il l’avait au cou tout à l’heure.

Rubén rumina — un indice pour l’accuser du meurtre, ou brouiller les pistes.

— Tu crois qu’ils l’ont enlevé ?

— S’ils avaient voulu le tuer, on trouverait son cadavre, répondit-il en substance.

Le détective enfila des gants de latex. La mère de Miguel paraissait réduite de moitié avec sa couverture râpée sur ses hanches malades, sa blouse pleine de bave et sa boîte de pastilles éparpillées sur le carrelage. L’inclinaison du cou laissait penser qu’il avait été brisé, la tiédeur du corps que la mort remontait à une heure ou deux. Il n’y avait pas d’autres traces de blessures, juste ce visage défiguré par la strangulation, avec les petites boules de papier mâché encore collées aux lèvres et ce foulard satiné qui appartenait à son fils… La chaleur se fit plus moite dans l’arrière-boutique. Rubén releva la tête de la blanchisseuse, ouvrit sa mâchoire et vit quelque chose, coincé dans l’œsophage. Une boulette de papier, à demi mâchée, qu’il extirpa du bout des doigts.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura-t-il pour lui-même.

— La vieille était folle, dit Jana à ses côtés. Syndrome de Rapunzel…

Il eut un rictus.

— Rosa bouffait ses factures, ses papiers, ses cheveux, tout ce qui lui passait sous la main, expliqua-t-elle. Miguel comptait demander l’aide d’un psychiatre, et puis…

La sculptrice laissa sa phrase en suspens, oscillant entre le ressentiment et la nausée. Rubén essuya la salive sur sa veste, déplia la petite boule de papier ôtée de sa gorge. L’écriture était minuscule, dactylographiée : on distinguait des chiffres, ce qui ressemblait à un tableau, une série de lettres… Rubén se pencha et aperçut la boîte de pastilles et son contenu qui avait roulé contre le mur. Ce n’était pas des bonbons à sucer mais d’autres petites boulettes de papier, que la mère de Miguel avait déchirées avec une attention maniaque. Le détective les ramassa, il y en avait une demi-douzaine, et les défroissa sur la table de repassage : les petites billes de papier renfermaient d’autres chiffres, mais aussi des noms.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura Jana, penchée sur son épaule.

— Pas des factures en tout cas. On dirait plutôt… une fiche.

Les chiffres semblaient correspondre à des horaires. Rubén vit alors une date, « 19/09/1976 », et un code cryptique accolé. Septembre 1976. La dictature.

— Une fiche d’internement, dit-il.

Rubén se tourna vers le cadavre. Il n’avait que sept morceaux intacts. Combien de temps faudrait-il avant l’autopsie de Rosa, dix, douze, vingt heures ? Trop dans tous les cas. D’ici là, les sucs gastriques auraient tout rongé. Il redressa le corps inerte sur le fauteuil, puis il ôta sa veste, retroussa les manches de sa chemise.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Elle a avalé le reste du document, dit-il en désignant l’apropiador. Avec un peu de chance, l’acide n’a pas encore tout effacé…

Jana ne comprit pas tout de suite où il voulait en venir. Le regard de Rubén avait changé, comme s’il était tombé à l’intérieur de lui-même. Jana recula d’un pas, interloquée : il souffla pour évacuer le stress, dégagea la lame de son couteau et déchira la blouse de la vieille femme, qui scrutait le plafond de ses yeux vides. Sa chair flétrie apparut à la lumière crue de la réserve.

— Si j’étais toi, je me retournerais, dit-il.

L’Indienne le garda dans sa mire.

Comme elle voudrait…

Rubén enfonça la lame dans l’abdomen de Rosa Michellini, et l’éventra.

13

La lune grimpait sur les toits quand ils poussèrent la porte blindée de l’agence. Personne ne les avait vus sortir de la blanchisserie et s’engager dans la rue Perú. Le détective habitait deux cuadras plus haut. Jana l’avait suivi sur le trottoir irréel, des images de morts plein la tête, écoutant à peine la brève conversation qu’il eut sur le chemin avec sa copine flic : elle songeait à Miguel, au destin dégueulasse qui depuis sa naissance semblait s’acharner sur lui… Il faisait chaud dans l’appartement, une de ces nuits moites propres à l’été portègne ; Rubén jeta sa veste puante sur le canapé, ajusta les rideaux et étala ses précieux papiers mâchés sur le bureau. La plupart étaient humides, en piteux état. Il les laissa sécher à l’air libre. Les semelles de ses bottes couinaient sur le marbre. Foutues elles aussi.

— Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il.

Jana lui renvoya un signe négatif. Elle avait envie de vomir. Rubén avait toujours cette marque affreuse le long du cou, le sang de la vieille folle sur sa chemise.

— Je vais me laver, dit-il.

La Mapuche ne réagit pas, bras croisés, ses grands yeux noirs en chute libre. Garder l’hiver en soi, ne pas penser à ce qu’ils pouvaient faire à Paula, en ce moment même… Les conduites geignirent derrière les azulejos de la salle de bains. Jana écouta le long gémissement de l’eau dans les tuyaux, loin, très loin des sanglots du vent dans les herbes.

Du jus de sang, d’eau et de matières organiques avait coulé sur la couverture quand Rubén avait retiré l’estomac de l’apropiador : il l’avait déposé sur la table de repassage, tiède et sanguinolent, comme lors des cours d’anthropologie légiste, avait ouvert la membrane avec une habileté déconcertante et, à la pointe du couteau, l’avait déchirée dans le sens de la longueur. Les sucs gastriques avaient commencé à ronger les aliments mais les boulettes de papier étaient encore visibles parmi les remugles ; il en avait trouvé sept, qu’il avait nettoyées brièvement avant de déguerpir avec Jana, le cerveau brûlé.

La douche s’arrêta enfin. Un mauvais rêve.

Rubén réapparut bientôt, pieds nus, vêtu d’un pantalon noir sans ceinture et d’une chemise prune qui moulait les muscles de ses épaules. Elle se sentait minable avec son short élimé, son débardeur et ses vieilles Doc, comme si leur différence d’âge jouait en sa défaveur. Il remplit un verre d’eau fraîche au robinet et lui tendit un cachet.

— Prends, dit-il. Ça va t’aider à tenir le coup.

— C’est quoi ?

— Un relaxant.

— Je n’ai pas envie de me relaxer.

— Et moi je n’ai pas envie de te voir dans cet état… S’il te plaît.

Son regard était de nouveau amical. Jana avala le comprimé avec le verre d’eau, sans voir qu’il la couvait des yeux. Elle pensait toujours à Paula, à ses rêves de paillettes qui s’écroulaient, à leur nuit blanche qui virait au cauchemar.

— Ça t’arrive souvent ? se ressaisit-elle.

— Quoi ?

— D’éventrer des vieilles femmes.

— Non… Toutes ne sont pas aussi siphonnées.

Une pommade cicatrisante luisait sur sa blessure ; Rubén se dirigea vers le bar, prépara un pisco sour.

— Il vaut mieux que tu ne rentres pas chez toi, dit-il en mélangeant les ingrédients. Reste ici pour ce soir… Après on avisera.

Un bus de nuit fit trembler les vitres de l’agence. Il remplit une coupe à ras bord, alluma une cigarette et jeta un œil aux morceaux de papier étalés sur le bureau. Ils étaient presque secs. Ses cheveux gouttaient sur son cou meurtri. Poc, poc, une pluie de larmes sur ce qui leur arrivait.

Elle approcha.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Un puzzle… Enfin, ce qu’il en reste.

Des pans d’écriture avaient disparu sous l’effet de l’acide gastrique, mais la densité des boulettes avait sauvegardé une bonne moitié du contenu.

— Comment la vieille s’est-elle retrouvée en possession de ces papiers ?

— Par l’intermédiaire de Maria Victoria, j’imagine. Ou d’Ossario. À moins qu’elle les ait gardés depuis l’époque de l’adoption, qu’elle ait cherché à les détruire… C’est ce qu’on va voir.

Rubén entama la reconstitution du document sous la lumière en douche de la lampe Art déco, Jana en ombre portée. Il ne savait pas quand la démente avait commencé à ingurgiter ces précieux papiers, combien de morceaux il lui manquait : il tissa sa toile, laborieusement, ajustant une à une les pièces du champ d’îles répandues sur la table. Les minutes passèrent, étranges. Jana bâilla malgré elle.

— Tu peux dormir dans ma chambre, si tu veux, dit Rubén. J’en ai pour un moment je crois…

La sculptrice tombait de sommeil. L’effet du cachet sans doute, la fatigue accumulée ou les nerfs qui se relâchaient.

— Et Miguel, dit-elle tout bas. Tu crois qu’ils vont le faire disparaître, lui aussi ?

— Comme tous les témoins de l’affaire, répondit-il d’une voix qui se voulait neutre. Tu en fais partie.

— Toi aussi.

— Oui. Mais je ne vais pas te lâcher comme ça.

Jana n’était pas sûre que ce soit rassurant. Ils ne s’étaient pas touchés depuis leur baiser au pied de l’aviateur, il y a trois siècles. Rubén ne prêtait plus attention à elle, absorbé par le jeu de chaises musicales du puzzle. Des noms apparurent bientôt, des lieux, puis un écusson aux armes de l’ESMA. Une fiche signalétique, comme il l’escomptait. Celle qu’Ossario avait montrée à Maria Campallo comme preuve de son adoption ? Comment l’ancien paparazzi s’était-il procuré pareil document ? Il poursuivit sa tâche sans plus ressentir de fatigue : le sommeil avait fui, le monde disparu dans un gouffre qui le ramenait trente-cinq ans en arrière. Il fit pivoter les débris, établit des jonctions. L’appartement était silencieux, à peine perturbé par la rumeur de la circulation sur l’autoroute aérienne, au-delà du carrefour maudit. Jana s’était recroquevillée sur le canapé, sans même ôter ses Doc. Une heure encore passa avant qu’il n’obtienne un résultat cohérent.

Il n’y avait pas une, mais manifestement trois pages d’un même document : trois photocopies mal imprimées d’une fiche de renseignements établie à l’ESMA, datée de l’été 1976.

Rubén bâtit un premier scénario d’après les éléments dont il disposait. Ossario avait contacté Maria Victoria pour lui montrer la fiche d’internement qui accablait ses parents adoptifs dans le but de la faire témoigner à son « Grand Procès », mais la photographe n’avait pas suivi les instructions du paranoïaque : elle avait retrouvé la trace de la blanchisseuse à qui était échu son frère biologique, une copie du document pour preuve. Miguel absent, sa mère avait gardé la copie en promettant sans doute de la montrer à son fils, de se confesser à lui, seul à seul. Maria avait dû douter de la parole de la vieille folle : poursuivant ses recherches en interrogeant les gens du quartier, on l’avait envoyée sur les docks de La Boca, où le fils travesti de la blanchisseuse tapinait depuis des années. Maria était alors tombée sur Luz/Orlando, et l’avait emmenée ou lui avait donné rendez-vous au club de tango sans savoir que les tueurs la pistaient. On les avait enlevés à leur sortie…

Rubén gambergeait devant les fragments du puzzle reconstitué. Il y avait des trous, des noms, des dates ou des lieux caviardés par le séjour dans l’estomac, mais on y trouvait l’organigramme des militaires impliqués dans l’enlèvement et la séquestration des parents de Maria Victoria. Leur nom était lisible : Samuel et Gabriella Verón. Celui d’Eduardo Campallo aussi figurait sur le document : on lui avait confié les enfants le 21/09/1976… Le détective resta un moment penché sur la lumière du bureau, troublé. Malgré son état, jamais il n’avait vu une fiche d’internement aussi précise : noms, dates, mouvements, tout y était soigneusement consigné. Il lui faudrait des heures pour en faire l’inventaire, répertorier l’identité des coupables et de leurs complices, les comparer à ses fichiers… Non, cette fois-ci, il ne s’en sortirait pas seul. Il lui fallait de l’aide. Carlos, Anita, les Grands-Mères…

De vieux fantômes rôdaient dans l’agence quand il releva la tête. Jana s’était endormie sur le canapé rouge du salon. Elle était là, à deux mètres à peine, shootée par le cachet. La courbe de ses jambes brunes luisait à l’ombre de la lampe Art déco, l’amorce de son visage, ses cheveux répandus sur l’accoudoir… Ses pieds nus glissèrent sans bruit jusqu’au sofa où elle cuvait son malheur. La Mapuche, recroquevillée en chien de fusil, tenait les bras serrés sur sa poitrine, mais son visage endormi était celui d’une enfant. Une boue de larmes perla à ses paupières, remontée de l’inframonde. Rubén s’agenouilla au chevet du petit ange et, du bout des doigts, caressa son front.

Ma douce… ma douce petite sœur…

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