Franco Diaz eut les larmes aux yeux en voyant les majestueux ombus s’élever dans le ciel argentin — des arbres que la botanique classait parmi les herbes géantes, typiques de la pampa. Le retraité de Colonia ne les avait pas revus depuis combien : quinze ans ?
Fervent catholique, patriote, Franco Diaz était un homme de principes — ne pas regretter, ne pas trahir. Pendant près de trente ans l’armée argentine avait été sa maîtresse exclusive, exigeante, fidèle. Une famille, c’était bon pour les civils. Mais avec l’âge, sa retraite anticipée lui assurant une pension confortable, Franco avait commis l’idée de vieillir avec une femme — une femme douce et soumise, comme sa mère, qui n’aurait qu’à respecter l’ordre des choses pour suffire à son bonheur. Rien de compliqué, croyait-il. Il s’était retiré à Colonia del Sacramento, le port uruguayen qui faisait face à Buenos Aires, espérant trouver chaussure à son pied. Il avait dû déchanter. L’ancienne ville coloniale recevant essentiellement des touristes ou des familles en short et avec appareils numériques, les femmes libres dans ses âges étaient rares ou surveillées, voire athées, si bien que, le temps succédant aux expériences épisodiques ou malheureuses, Franco Diaz avait fini par oublier l’idée de vieillir à deux.
Peut-être aurait-il dû y penser plus tôt. Peut-être aussi avait-il vu trop de choses laides — et les femmes devaient le sentir. Franco n’avait pas de regrets : ce qui avait été fait devait être fait, et puis surtout il avait trouvé dans les fleurs l’altérité qui manquait à sa vie de caserne.
Il pensait au début que la botanique l’aiderait à combattre la solitude, l’oisiveté : mieux qu’un hobby, il avait découvert avec les fleurs un autre temps. Celui de la pousse… Iris sauvages des marécages, glaïeuls rutilants, roses altières ou azalées, les fleurs seraient sa rédemption.
Car Franco Diaz voulait mourir en paix.
Le cancer du foie qui le rongeait se généralisait. Les médecins consultés à Montevideo lui donnaient à peine six mois d’espérance de vie. Personne ne le savait. Pas même ses anciens supérieurs. La maladie évoluait par crises successives, de plus en plus violentes, et rien ne pourrait bientôt plus l’endiguer. Franco était seul avec la Mort, ses métastases et son Secret qui, peut-être mieux que le cancer, le gangrenait.
« Parle, et Dieu t’aidera », lui disait son ami et confesseur de l’époque.
Ses derniers mois de vie s’épuisant, Franco Diaz était devenu mystique. Il L’entendait parfois, à force de prières et d’appels extatiques, quand sa raison flanchait ou quand la douleur de ses entrailles devenait trop intolérable. La Voix alors le conseillait, omnisciente et pourtant si proche, plus réconfortante que les cachets de morphine : c’est Elle qui lui avait donné l’idée de cacher son Secret, de laisser le temps au temps. Il avait planté le ceibo, l’arbre national argentin, comme une stèle, un mausolée. Le monde n’était pas encore prêt : sa génération, d’abord, devait disparaître… Ironie du sort, c’est au moment où Franco Diaz s’apprêtait à tirer sa révérence que son passé le rattrapait.
Tout avait commencé la semaine précédente, quand le retraité avait noté des mouvements inhabituels dans sa rue : une voiture grise et des silhouettes qui rôdaient autour de la maison de son voisin. Un homme était venu lui poser des questions le lendemain, un grand costaud au fort accent argentin qui prétendait être un ami d’Ossario de passage dans la région. Ce dernier n’avait pas ouvert ses volets depuis trois jours et sa voiture n’était pas là : tout laissait croire qu’il était parti. Le grand type se voulait aimable, mais Franco avait deviné qu’il mentait. Ossario ne recevait jamais d’amis, et sa maison semblait bel et bien sous surveillance. L’agent d’assurances débarqué de Buenos Aires lui aussi mentait sur son identité. Pourquoi en voulaient-ils tous à Ossario ? Franco Diaz avait senti le danger. Quelque chose avait filtré, forcément, quelque chose qui le concernait. Chantage, extorsion d’argent, mise aux enchères de « révélations », l’ancien paparazzi était capable de tout : il avait pu mener une enquête, apprendre par un traître ou un repenti qui il était. Rompu aux interrogatoires, Diaz savait que les hommes venus lui rendre visite étaient des professionnels, flics ou barbouzes appartenant à une quelconque officine. Si les hommes qui rôdaient autour de sa maison étaient envoyés par les siens, ils le lui auraient dit… Le retour impromptu d’Ossario et l’attaque de la maison avaient tout précipité.
Contrairement à ces anciens militaires débusqués qui vendaient leur maison de Floride for a quick sale, Diaz avait fui en abandonnant tout derrière lui : ses biens, sa posada au bord du río, les plantes précieuses qu’il avait mis tant d’années à élever et qui faneraient sans lui, dans son jardin secret. Il avait passé la frontière le soir même à bord de l’Audi et dormi en Argentine, son pays bien-aimé, dans un petit hôtel où il avait rempli le registre sous un faux nom. Il roulait maintenant le long d’une route ombragée, l’esprit taraudé, en fuite. « Parle, et Dieu t’aidera », lui répétait son confident. Oui, mais parler à qui ? Camps, Viola, Galtieri, Bignone, la plupart des généraux impliqués dans le Processus étaient morts. Qui d’autre savait ? Qui avait trahi ? Dans ce jeu de dupes, à qui faire confiance ?
Des hommes de l’époque, il ne restait que son confesseur. Et la Voix lui disait de le retrouver, tant qu’il lui restait des forces — de le retrouver avant qu’il ne soit trop tard…
C’était un jeudi : le soleil revenu, les moineaux de la place de Mai prenaient une douche à la fontaine de l’obélisque en attendant l’arrivée des Grands-Mères.
Elles convergeaient vers le point de rassemblement, par deux ou en petits groupes, le pas incertain, les plus âgées agrippées aux bras de leurs filles… On salua Elena Calderón, qui installait les prospectus, les DVD et les livres de l’association, sous le regard impassible d’un escadron de policiers — la fameuse police d’élite. La mère de Rubén arrangea son pañuelo que le vent malmenait, renvoya le salut à ses amies de malheur.
Elena Calderón n’aurait jamais pensé partager le sort de ces femmes.
Elena était issue de la vieille bourgeoisie de Buenos Aires, descendante de ces oligarchies qui avaient fait fortune à la fin du XIXe siècle quand l’Argentine, vidée de ses autochtones à coups de Remington, s’était ouverte au commerce international. Son grand-père, officier du général Roca, avait reçu pour récompense d’immenses étendues de terres et consolidé sa fortune en s’alliant à d’autres grandes familles qui s’étaient partagé le pays. Son fils Felipe avait ainsi hérité de milliers d’hectares où paissait la meilleure viande bovine du monde, nourri l’Europe en reconstruction avec de substantiels bénéfices et tissé des réseaux d’influence dans les différents courants politiques argentins dont l’armée, toujours étroitement liée au pouvoir, organisait la valse des coups d’État.
La chute de Perón, qui après la mort d’Evita s’affichait avec une adolescente de treize ans, n’y changeait rien. Choyée par les siens, à l’abri des contingences matérielles, Elena avait grandi dans une maison bourgeoise de La Recoleta où, sa beauté éclatant, la jeune fille fut très vite courtisée par les meilleurs partis de la capitale. Mais, contrairement à ses frères et sœurs qui sacrifiaient aux rites de passage de leur classe sociale — fêtes pour les quinze ans des jeunes filles, bals au son des boléros et romantisme exacerbé —, la benjamine rêvait d’émancipation. Lors d’une lecture au Querandí, un café enfumé où se réunissait la jeunesse contestataire, Elena avait croisé un jeune poète et polémiste, Daniel Calderón, dont le verbe rivalisait avec ses yeux de feu ; un coup de foudre frontal et réciproque qui dès lors les rendit inséparables.
Rubén était né deux ans plus tard, puis Elsa.
Progressiste, comme tout bon petit-bourgeois ou intellectuel argentin, Daniel s’arrangeait pour passer entre les filets de la censure militaire, toujours présente ; ses poèmes commençaient à être traduits à l’étranger et sa femme l’encourageait à écrire, sûre que le meilleur était encore à venir. Daniel Calderón avait le duende, le don d’enchantement. Le monde serait un jour comme elle, ébloui par sa personnalité et sa puissance d’évocation, ce sourire qui, par sa paix lumineuse, désarmait tous les autres — Elena était une femme amoureuse…
Et puis le Golpe était survenu, le 24 mars 1976.
Videla, Massera, Agosti. De par ses origines sociales, Elena se croyait protégée des généraux qui, chacun représentant son corps d’armée, s’érigèrent en gardiens de la morale et de l’ordre chrétien : le fameux Processus de Réorganisation nationale. Malgré ses choix de vie, Elena représentait la vieille droite du pays, péroniste à ses heures. Elle dut vite déchanter. Œuvres étrangères interdites, publications surveillées, autodafé de livres d’histoire et de culture générale trop empreints de « marxisme », le paysage littéraire se dissolvait dans la terreur diffuse et l’autocensure. Des écrivains disparaissaient.
Sociologie, philosophie, psychologie, politique, même les livres de mathématiques devinrent bientôt introuvables. La revue puis les livres de Daniel Calderón subirent le même sort. D’après le pouvoir en place, les subversifs étaient « déguisés en hommes de la rue », ce qui justifiait une répression tous azimuts.
Chaque cas de disparition constituait un univers en soi, une totalité indicible de douleurs et un bouleversement irréversible pour ceux qui restaient.
La peur : chaque Argentin devenait une cible potentielle et se préoccupait d’abord d’assurer sa propre sécurité et celle de ses proches.
L’ignorance : les médias ne parlaient pas des enlèvements, ratifiaient les communiqués officiels de la police et des militaires selon lesquels les funèbres découvertes quotidiennes étaient le fruit d’affrontements avec des subversifs, ou même entre eux.
La confusion : cette violence n’avait-elle pas commencé avant le coup d’État, au milieu du désordre et de la corruption du régime péroniste ? La guérilla n’avait-elle pas lutté contre la précédente dictature militaire, n’avait-elle pas refusé de jouer le jeu de la démocratie et porté la violence à des extrêmes inadmissibles ?
La répression était terrible à Buenos Aires, l’ambiance sordide ; les gens évitaient de se saluer dans la rue, de parler à des inconnus sous peine d’être accusés de conspiration, ou arrêtés pour avoir donné du feu à un passant. Elena et Daniel tergiversaient. Il fallait faire quelque chose mais quoi ? Qui pouvait résister aux militaires : l’Église ? Complice. Les partis politiques ? Étouffés. Les intellectuels, les journalistes ? Dans l’axe de tir.
Ils avaient pourtant décidé d’agir.
La junte contrôlant la nature des ouvrages envoyés par la poste, Elena avait fait des pieds et des mains auprès des amis de son père afin d’obtenir un visa pour Daniel, invité à participer à une série de conférences à la Sorbonne sur la poésie argentine du XIXe siècle. Après des mois de tractations, le visa de sortie avait fini par être accordé. Daniel Calderón était parti pour la France au début de l’année 1978 avec ses manuscrits cachés dans la doublure de sa valise — un éditeur parisien publierait ses derniers recueils de poésie sous pseudo, tandis que Daniel nouerait des liens avec les comités de résistance à la dictature, réfugiés politiques pour la plupart, qui tentaient d’alerter les défenseurs des Droits de l’Homme sur la réalité du pays à l’approche du Mundial. France, terre d’accueil pour les exilés argentins ; Daniel avait convaincu l’actrice Simone Signoret de devenir le porte-parole de leur combat auprès des médias — dans sa grandeur, la comédienne avait payé de sa poche banderoles et tracts — et Danielle Mitterrand d’user de son influence dans les sphères politiques, dont l’ancienne résistante connaissait les arcanes.
Daniel Calderón assurait ses conférences à Paris quand il apprit l’enlèvement des enfants sur le chemin de l’école.
Quelqu’un l’avait-il trahi ? Où, en Argentine ou en France ? Dans tous les cas, il fallait les retrouver avant qu’ils ne disparaissent à jamais, aspirés par la machine d’État. Daniel était aussitôt rentré à Buenos Aires, malgré les craintes de sa femme, et fut cueilli par les agents du SIDE avant même de sortir de l’aéroport.
L’« opération retour » dans le jargon des militaires, tactique consistant à tendre un piège aux exilés en infiltrant leurs associations à l’étranger. Le visa pour la France avait-il été accordé dans ce seul but ? Elena Calderón s’était démenée pour retrouver les traces de sa famille, avait fait jouer ce qu’elle croyait être ses relations, sans résultats : « Votre mari s’est fait la belle ! » avait-on osé lui répondre. Elena s’était tournée vers les soutiens de Daniel en France. L’affaire avait été portée vers les plus hautes instances, mais si le pays des Droits de l’Homme condamnait le coup d’État de Videla, en coulisses les choses étaient plus troubles : la DST avait été avertie de l’émission de faux papiers pour des agents de la junte chargés de traquer les dissidents sur le territoire français, mais Poniatowski, le ministre de l’Intérieur, n’avait rien fait pour les arrêter. On retrouvait des anciens de l’OAS dans les services secrets, en France comme en Argentine, où certains barbouzes revenant d’Algérie étaient devenus instructeurs pour des interrogatoires musclés. Il n’y avait pas seulement l’OAS : de 1957 à 1983, des cadres et des officiers de l’armée régulière assuraient des cours à Paris, via la « mission française », formant les futurs tortionnaires à la guerre contre-insurrectionnelle et à la terreur psychologique pour une mise au pas de la population… Un double jeu ? Elena Calderón avait rencontré l’ambassadeur de France à Buenos Aires, un homme affable et cultivé qui s’était montré plus enclin à améliorer son passing-shot sur les courts de tennis qu’à exiger des informations sur la disparition d’un poète à son retour de Paris.
Elena, comme les autres femmes ou mères de disparus, avait dû se résigner à l’arbitraire : les militaires frappaient quand et où ils le désiraient, rejetant les demandes d’habeas corpus comme autant de sarcasmes au visage humilié des plaignants.
Elles étaient des dizaines, tous les jours, devant chaque commissariat de quartier, à demander des nouvelles de leurs proches ; Elena Calderón s’était mêlée à ces femmes rongées d’angoisse, des femmes d’ouvriers pour la plupart, dont les enfants avaient été enlevés par des forces de police roulant sans plaque ni identité. À leur contact, Elena découvrit avec effarement la condition de ses compatriotes, dont certaines sortaient seules dehors pour la première fois de leur vie. Réduites à l’entretien des maisons et des enfants, ces femmes ne savaient rien. La politique ne les concernait pas — du moins avaient-elles fini par le croire —, toutes notions de droit leur étaient étrangères, peu lisaient ou alors elles tombaient par hasard sur La Nación, porte-parole du Processus. Des femmes qui surtout ne comprenaient pas ce qui leur arrivait : « ils » avaient dû faire une erreur…
Ces mères restaient des heures prostrées, impuissantes, l’insomnie au bout du désespoir. Les autorités leur riaient au nez : « Votre fils a dû fuguer avec une nana ! », « Encore un règlement de comptes entre terroristes ! ». Les plus chanceuses recevaient un cercueil renfermant la dépouille de leur fils ou de leur mari, avec des militaires armés pour en interdire l’ouverture — on aurait alors vu les traces de tortures, ou que le cercueil était vide…
Les femmes décidèrent d’entrer en résistance.
Elles n’étaient que quatorze lors de la première réunion autour de l’obélisque, Plaza de Mayo, le 30 avril 1977. Il n’existait pas de lieu plus surveillé en Argentine : la place de Mai était le centre du pouvoir militaire, le lieu symbolique de la mémoire politique du pays, situé entre le Cabildo, siège de l’ancien gouvernement colonial espagnol, et la Casa Rosada qui avait vu passer tous les gouvernants depuis l’éviction du dernier vice-roi d’Espagne en 1810 et la proclamation de la République.
Les femmes s’étaient réunies devant l’obélisque, un lange de bébé sur la tête, le pañuelo, comme symbole de leurs enfants volés. Défiant ouvertement le pouvoir, les Mères réclamaient l’« apparition en vie » de leurs proches, refusant le deuil sur ce principe : les enfants étaient partis vivants et, aussi longtemps que les tortionnaires n’auraient pas avoué leurs crimes, ces « disparus » resteraient vivants. La police avait vite menacé, puis ordonné la dispersion, mais les Mères, se tenant par les coudes, s’étaient mises à circuler autour de la place, au sens propre et inverse des aiguilles d’une montre, par ultime défi. Des « folles », avait raillé le pouvoir.
Mais elles revenaient. Chaque jeudi…
On leur avait envoyé les chiens, les charges de la police montée, on avait procédé à des arrestations en bande : les Mères de la place de Mai revenaient après chaque dispersion, reformaient les rangs, bientôt gonflés par leurs sœurs, leurs filles, leurs amis. Elles se mirent à ficher les agresseurs, à interroger les rares détenus libérés, glanant quantité d’informations payées au prix fort : lâchées par le haut clergé de l’Église, infiltrées puis trahies par Astiz (un militaire si féroce que ses collègues l’avaient surnommé par antiphrase l’« ange blond »), accablées par l’enlèvement et la disparition de trois Mères fondatrices et des deux sœurs françaises qui les soutenaient, les vieilles femmes continuaient de tourner, chaque jeudi, devant la Casa Rosada, pour réclamer justice.
La chute de la dictature n’avait pas calmé longtemps leur ardeur. Aux lois de « pacification nationale » établies par les militaires, Alfonsín, le nouveau président élu au suffrage universel, avait d’abord répondu en abrogeant l’amnistie, provoquant l’inculpation des principaux généraux et la mise en retraite anticipée d’une moitié des officiers, tout en condamnant les violences de l’armée révolutionnaire du peuple et des Montoneros, dont le chef fut arrêté. Une théorie « des deux démons » qui s’avéra fatale : l’armée menaçant de soulever les casernes, Alfonsín se rétracta, annonça que les délits de violation des Droits de l’Homme seraient jugés par les tribunaux militaires, abrogeant la clause de « devoir d’obéissance » qui, hormis les « cas d’atrocités avérées », déchargeait de facto les exécutants.
Une Commission pour les disparus, la CONADEP, fut mise en place mais celle-ci avait davantage pour vocation de donner un certificat de décès pour les personnes enlevées que de juger les coupables. La loi du « Point final » ne donna bientôt plus que soixante jours aux plaignants pour inculper les membres des forces armées incriminés, avant que Menem n’enfonçât le clou en décrétant l’indulto, le pardon… Après quinze ans de procédures, Videla, Galtieri, Viola, Massera, les principaux généraux, s’en tiraient avec quelques années de détention dans des prisons aménagées, les pilleurs, les tortionnaires et leurs complices, tous ceux qui n’avaient pas le grade de colonel, étaient blanchis.
Une insulte pour les Mères et les Grands-Mères de la place de Mai, plus que jamais inflexibles. Pas d’exhumations des ossements sans enquête ni jugement des coupables, pas d’hommage posthume ou d’indemnités pour effacer l’ardoise, pas de réconciliation avec l’Église.
Iglesia ! Bassura !
Vos sos la dictatura[7] !
Les Grands-Mères se battraient jusqu’à leur dernier souffle, sans esprit de vengeance mais sans pardon, ni oubli. « Ils ont peut-être réussi à tuer nos maris et nos enfants, mais ils n’ont pas réussi à tuer notre amour », répétaient-elles.
Plus de trente ans étaient passés, Elena Calderón n’était plus la femme altière et distinguée qui distribuait des daiquiris aux réfugiés chiliens de passage à la maison, mais sa détermination n’avait pas pris une ride…
Un vent de bataille soufflait Plaza de Mayo ; Elena préparait l’étalage où elle distribuerait les derniers bulletins d’informations de l’association quand son fils apparut parmi les touristes en short écrasés de moiteur. Rubén portait une chemise prune faussement négligée sur un pantalon noir à la coupe impeccable, sa démarche était souple, alerte, comme si quelque chose en lui non plus ne vieillissait pas. Elena sourit de sa partialité : elle n’avait plus que son fils, qui lui rappelait tellement Daniel…
— Salut, maman.
— Bonjour, mon chéri !
Rubén étreignit sa mère, sentit son parfum léger et son cœur battre contre le sien avec une émotion particulière.
— Tu as l’air fatigué, dit-elle en souriant de le voir.
— Ça aurait pu être pire.
Elena vit alors l’horrible cicatrice rouge qui barrait son cou, les croûtes de sang enduites de pommade, et ses beaux yeux bleus se ternirent.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta-t-elle.
— On a retrouvé un cadavre hier soir, dit-il, échoué sur une rive de la réserve écologique. Celui de Maria Victoria Campallo, la fille d’Eduardo, un ami du maire. Maria avait découvert qu’elle était un enfant de disparus. Elle a appelé Carlos à Página la semaine dernière pour régler ses comptes avec sa famille. Ça semble du moins plausible. Et on l’a assassinée avant qu’elle ne parle.
Elena oublia le cou blessé de son fils, ses bulletins d’informations, son pañuelo.
— Mon Dieu…
— Oui. J’ai aussi trouvé un document, une fiche d’internement de l’ESMA qui retrace la séquestration des parents biologiques de Maria et la naissance de son frère en détention. Eduardo Campallo y figure comme apropiador.
Rubén jeta un regard inamical vers les rangées de flics suréquipés qui surveillaient la place. Sa mère enregistrait les informations, surprise, affligée.
— La pauvre petite, s’émut la vieille dame.
— Hum. D’autant que Maria était enceinte quand on l’a enlevée.
— Ooh… Mais pourquoi n’est-elle pas venue nous voir ? réagit la militante. On l’aurait aidée ! Pourquoi prévenir Página ?
— Elle n’allait pas appeler Clarín.
La directrice du journal de centre droit était elle-même soupçonnée d’être une apropiador. Elena acquiesça, encore sous le choc de la révélation. Eduardo Campallo était un proche de Torres, le maire qui entrait en campagne, cette histoire sentait le soufre et la tendance générale de son fils était de mettre le feu aux poudres. Tout ça ne lui disait rien qui vaille.
— Je ne sais pas jusqu’où Campallo est impliqué, continua Rubén, même si les papiers que j’ai trouvés l’accusent, Maria reste sa fille. L’affaire se complique. J’ai besoin de vous pour décrypter le document et retrouver la trace des parents assassinés. J’ai leur nom mais ils n’apparaissent pas dans nos fichiers.
— Quel document ?
— Une fiche d’internement du temps de la dictature. Je t’expliquerai sur la route…
Les rides se creusèrent sur le visage apprêté de sa mère. Elena n’avait plus l’énergie de l’époque des premières manifestations, des premiers procès (quand elle y pensait — trente ans ! — , l’âpreté du combat lui donnait le vertige), ses jambes s’étaient alourdies, ses robes perdues sur ce corps redevenu vierge, mais sa soif de vérité et de justice la tenait debout, comme au premier jour. Elena aiguisa son regard vers la place et les Grands-Mères, qui serraient les rangs derrière leurs banderoles : la vice-présidente des Abuelas lui adressait des signes de ralliement depuis l’obélisque où les guerrières entameraient leur ronde du jeudi, un lange de bébé en guise de casque… Elena posa une pierre sur ses piles de tracts feuilletés par le vent.
— Je préviens Susana et j’arrive, dit-elle à son fils.
À soixante-seize ans, Susana Arguan, la vice-présidente des Abuelas, arborait de printanières robes à pois sur un corps toujours alerte (la seule à porter son pañuelo façon Marilyn sortant de la mine) et maniait l’ironie avec la fausse légèreté d’un désespoir rancunier. Fille d’ouvrier communiste, Susana avait tout perdu quand sa fille avait été enlevée à l’aube avec son petit garçon, un jour d’avril 1977. Son portrait d’ange maudit trônait près de son bureau, un amour en noir et blanc aussi intact que sa foi en leur quête. Elena Calderón, dite « la Duchesse », se demandait si ce vieux bout de femme était une force de la nature ou une travailleuse congénitale du genre fourmi rouge : une amie, c’était sûr.
Spécialisées dans la recherche des enfants disparus pendant la dictature, les Abuelas apprenaient leur existence par le biais de lettres, d’appels anonymes, ou quand les victimes rongées de doutes se présentaient elles-mêmes au siège de l’association, rue Virrey Cevallos. Maison de ville plus que bureau d’enquêtes, les Abuelas y avaient établi leur quartier général, une véritable machine de guerre contre le mensonge d’État. Secrétariat, comptabilité, salle d’ordinateurs avec spécialiste informatique, bureau de diffusion et de contact presse, accueil pour les présentations spontanées avec une équipe psychologique, un bureau d’investigations, un autre pour les avocats qui venaient les mardis prodiguer leurs conseils, une cuisine et le bureau près de l’entrée, que se partageaient la présidente et la vice-présidente : quarante personnes travaillaient de manière permanente ou épisodique pour le compte des Abuelas. Elles y recevaient témoins, sympathisants, journalistes ou écoliers, écrivaient aux juges, harcelaient les politiciens, les militaires ou policiers à la retraite. Intimidations, mises à sac, disparitions de dossiers importants ou d’ordinateurs, comme les Mères de la place de Mai avec lesquelles elles travaillaient main dans la main, les Abuelas avaient tout connu. Leur temps était compté : chaque victoire n’en devenait que plus précieuse.
On préparait la fête pour les retrouvailles du cent sixième bébé disparu avec sa véritable famille lorsque la vice-présidente débarqua au siège de l’association, Elena Calderón et son fils détective sur les talons.
Rubén leur avait dit ce qu’il savait sur le chemin : les révélations d’Ossario avant de mourir, les tueurs de Colonia en planque devant la maison, l’enlèvement de Miguel et la copie du document détenu par sa mère, sa mort par strangulation, son coup de fil à Anita pour qu’elle ramasse le cadavre, les cheveux du travesti qu’il avait prélevés ce matin dans une perruque de sa « loge » et déposés au Centre d’Anthropologie légiste, puis son passage à l’hôpital Duran, où l’on stockait l’ADN des disparus. Si Maria Victoria avait eu un doute sur ses origines, la seule façon de retrouver la trace de ses parents biologiques consistait à demander des tests ADN, ce qui équivalait à lancer une procédure judiciaire contre Eduardo et Isabel Campallo. Or, elle ne l’avait pas fait.
— Sans doute n’en a-t-elle pas eu le temps, estimait-il.
— Oui, mais si l’ADN de Miguel concorde avec celui de Maria Victoria, ça prouvera que les Campallo ont volé les enfants !
— Ils n’accepteront jamais de passer les tests, à moins qu’une plainte officielle les y contraigne.
— Et son soi-disant frère, là, Rodolfo ?
— Il a son gros cul assis sur un tas d’or : il ne bougera pas.
— Belle mentalité, commenta Susana. Bon, installons-nous…
Le bureau était minuscule. On se tassa, sans même prendre le temps de boire un thé. Les Grands-Mères ajustèrent leurs lunettes quand Rubén étala ses fragments : trois feuillets sous forme de puzzle, faits de papiers déchirés parfois illisibles, que le détective avait scotchés les uns aux autres. Il manquait plusieurs pièces au triptyque mais l’ensemble laissa les Grands-Mères sans voix.
Identifié sous forme de numéro, chaque détenu incarcéré dans les centres clandestins avait un dossier « strictement confidentiel et secret » : identité, antécédents, activité, niveau de dangerosité, ce dossier était seulement connu des officiers interrogateurs. C’est ce type de document qu’elles avaient sous les yeux. L’écriture était serrée, dactylographiée, la copie de mauvaise qualité mais on déchiffrait les différents lieux où avaient été transférés les disparus, les noms de certains interrogateurs, leur Groupe de Travail, le numéro des détenus, la date et l’heure des séances de torture, l’état des prisonniers en sortant — « normal » ou mort… Un document d’une précision tout administrative, qui arracha aux vieilles femmes des grognements revendicatifs : Samuel et Gabriella Verón avaient été enlevés le 13/08/1976 et transférés à l’École de Mécanique de la Marine avec leur petite fille, âgée d’un an et demi. Gabriella Verón était alors enceinte de huit mois. On ne l’avait pas torturée, son mari si, tous les jours. Celle qu’on rebaptiserait Maria Victoria avait été isolée avec d’autres enfants de détenus, dans l’attente d’être adoptés par des proches du pouvoir. Gabriella avait accouché d’un garçon le 19 septembre suivant à la maternité clandestine de l’ESMA (nom du médecin militaire caviardé). Le nouveau-né souffrant d’insuffisance cardiaque, ses apropiadores attitrés, la famille Campallo, l’avaient échangé avec un autre bébé de disparus né dix jours plus tôt, « Rodolfo », alors en possession de Rosa et Javier Michellini, sous-officier dans la Marine.
Le cœur des Grands-Mères battait plus fort. Il n’y avait pas que l’identité des voleurs d’enfants sur ces fiches : on y trouvait les noms des tortionnaires, leurs complices, les lieux, les dates… Un document exceptionnel, dont ils n’avaient qu’une copie partielle.
Susana réagit la première.
— Le paparazzi, dit-elle. C’est lui qui a l’original ?
— Avait, sans doute oui.
— Tu crois que les tueurs l’ont récupéré ?
— Peut-être. (Rubén tâta les poches de sa veste pendant que les Grands-Mères réfléchissaient, se tourna vers la vice-présidente.) Je peux fumer en ouvrant la fenêtre, Miss Marple ?
— Bien sûr, répondit l’ancienne communiste. Le jour où je serai sanctifiée.
— Quelle tête de mule.
— Toujours pas de cancer : épatant, non ?
— Tu comptes faire quoi avec ce document, Rubén, recadra sa mère. Attaquer la famille Campallo ?
— On n’a que la copie à demi illisible d’une fiche d’internement vieille de trente-cinq ans, fit-il dans une moue. En l’état, les avocats de Campallo discuteront l’authenticité du document, trois feuillets rapiécés qui auront tout aussi bien pu être falsifiés. Non, il faudrait que vous retrouviez la trace des parents disparus, Samuel et Gabriella Verón, des membres de leur famille et les raisons de leur silence. Il reste peut-être des témoins, des gens qui se cachent, qui ont peur ou qui ne veulent plus se souvenir…
Les Grands-Mères opinèrent au-dessus du puzzle. Environ un quart des mots avait disparu mais elles pouvaient recomposer l’organigramme des militaires et leurs complices impliqués dans la séquestration du couple, le vol des enfants, établir des concordances, remonter la piste jusqu’aux familles des disparus.
— Oui, assura Susana, l’esprit déjà ailleurs. Oui, on va s’en occuper.
— J’ai donné une copie du document à Carlos, les informa Rubén. Il s’occupe des liens entre Campallo et les hauts gradés de l’époque susceptibles de lui avoir fourni les bébés. Il vous contactera.
— Très bien.
L’air était lourd dans le bureau des Abuelas. Rubén observait le portrait en noir et blanc au mur, cette jeune femme d’à peine vingt ans, qu’il n’avait pas connue : pourquoi avait-elle ce sourire si doux ? Pourquoi, en la voyant, avait-il envie de l’aimer ? À cause de ce qu’ils lui avaient fait ? Elena sonda le regard fiévreux de son fils, trouble qui n’était pas simplement dû à son manque de nicotine.
— Et toi ? demanda-t-elle.
— Je m’occupe des cadavres des parents biologiques, dit-il, sorti de ses pensées. Si je les retrouve, leur ADN sera la preuve de la filiation avec Maria et Miguel, avec ou sans l’assentiment de la famille Campallo. Il faut aussi que je mette un témoin à l’abri, une amie de Miguel, chez qui il gardait son barda de trav’. Elle était avec moi chez la blanchisseuse quand on a découvert son cadavre.
— Une témoin ? Elle est où ?
— Enfermée dans l’agence.
— Ce n’est pas très prudent, nota Susana. À l’heure qu’il est, les tueurs de Colonia savent peut-être qui tu es.
— Justement, les prévint-il, tenez-vous sur vos gardes : le commanditaire des enlèvements et des meurtres doit figurer sur la fiche…
Rubén ne disait pas tout, Elena le sentait, aussi sûr qu’il n’avait jamais parlé de ses mois d’incarcération à l’ESMA, pas même à Carlos (elle le lui avait demandé un soir d’audace), qui était certainement son ami le plus proche. Ce qui tenait son fils debout pouvait le tuer — le savait-il ? Elena lui avait demandé s’il avait eu des nouvelles d’Elsa et de Daniel quand ils l’avaient relâché : Rubén avait répondu par la négative. Sans doute avaient-ils été dispatchés dans différents camps clandestins. Le problème, c’est qu’il évinçait le sujet, au lieu, comme elle, de s’en inquiéter. Tout ce qui touchait à sa détention relevait du tabou. La torture l’avait vissé cheville au corps. On ne pouvait pas lui parler de femme, d’enfants, de descendance et de toutes ces choses qu’une mère peut espérer de son fils. Ça ne l’empêchait pas de le connaître, jusqu’au bout des doigts. Elena haussa ses frêles épaules.
— Ne t’inquiète pas pour nous, si c’est ça qui te tracasse, dit-elle en le dévisageant. C’est plutôt toi qui es en danger, Rubén. Toi et ton témoin…
Rubén savait ce qu’il risquait. Néstor Kirchner avait aboli les lois d’amnistie à son arrivée au pouvoir en 2003, n’hésitant pas à destituer cinquante-quatre généraux et amiraux, à décrocher les portraits des répresseurs dans les casernes et à transformer l’ESMA en Centre pour la mémoire. Mais dès les premiers procès, un menuisier victime de tortures et témoin essentiel de l’accusation avait disparu sans laisser de traces. D’autres personnes impliquées dans ces crimes ou prêtes à témoigner moururent par la suite dans des circonstances étranges — balles dans la tête, absorption de cyanure — ou disparurent simplement de la circulation.
Trente officiers convaincus de crimes pendant la dictature avaient ainsi recouvré la liberté en raison du dépassement du délai d’instruction. En 2008, parmi les huit cents affaires en cours depuis l’annulation de l’impunité, seules douze étaient allées au bout de leur jugement, avec trente-six condamnations à la clé.
« Ils sont en train d’éliminer tout le monde », avait dénoncé la présidente des Abuelas.
Cristina Kirchner poursuivant la politique de son défunt mari, le rythme des inculpations s’était accéléré depuis 2010 et le procès de l’ESMA. Huit cents nouvelles inculpations, près de trois cents condamnations prononcées, même si cela représentait à peine deux accusés par centre de détention clandestin, les anciens répresseurs étaient sur le gril et on ne comptait plus les morts suspectes de témoins, scandales dont on ne retrouvait jamais les auteurs. Car si certains juges et ministres semblaient de bonne foi, la loi du silence régnait le plus souvent du côté des enquêteurs : les soupçons dénonçaient des réseaux d’intérêts et de protections qui auraient survécu à l’effondrement de la dictature, mais personne n’osait prononcer les noms de ceux qui s’attachaient à effacer leurs traces. Les Grands-Mères avaient exigé la destitution des juges passifs et la prolongation des détentions préventives, mais les pressions restaient énormes. L’enlèvement de Maria Campallo était-il lié à l’une de ces affaires en cours d’instruction ?
Rubén avait passé une partie de la nuit à encoder les noms et les lieux qui figuraient sur la fiche d’internement, déposé une copie dans une consigne, une autre à Carlos et laissé le puzzle aux Grands-Mères. Il ne savait pas comment un paranoïaque comme Ossario avait pu se procurer un tel document, mais s’il possédait l’original, ce dernier avait disparu avec lui. Quelqu’un l’avait trahi, à son corps défendant : Maria Victoria. Les kidnappeurs avaient dû la faire parler, remonter jusqu’à Ossario, dont ils attendaient le retour à Colonia. Mais elle, qui l’avait trahie ? La blanchisseuse, à qui Maria avait eu l’imprudence de laisser une copie du document ? Rosa Michellini était-elle démente au point de livrer son propre enfant aux répresseurs ? Dans tous les cas, les tueurs avaient un temps d’avance. Un double kidnapping en plein Buenos Aires, le travesti jeté dans le port pour maquiller le délit en crime sexuel, la maison d’Ossario sous surveillance, l’attaque, le meurtre quasi simultané de Rosa et l’enlèvement de son fils, des opérations de cette envergure ne s’improvisaient pas : il fallait une logistique, des véhicules et des armes impossibles à identifier, une planque pour les interrogatoires, des hommes entraînés, des complicités, des moyens qu’il n’avait pas.
Rubén perdit une heure dans une boutique de Florida, le temps de récupérer deux téléphones à cartes, une autre à organiser la retraite avant de filer vers San Telmo.
Anita Barragan l’attendait dans la librairie d’art de la rue Perú, à quelques pas du commissariat : aucun flic n’y allait jamais.
Oscar, le libraire, avait installé deux tables d’osier et des fauteuils de cuir aux accoudoirs râpés dans le fond de la salle, où l’on pouvait lire en buvant du maté. Anita n’était pas une grande lectrice mais elle aimait la quiétude du lieu, le regard des clients et le breuvage amer qu’on y servait à volonté. L’inspectrice regarda sa montre publicitaire (elle se fichait des montres et bijoux en général), plus nerveuse qu’à l’accoutumée. Grâce à Rubén, elle avait découvert deux cadavres en moins de vingt-quatre heures ; les types aux commandes de l’appareil répressif la confinaient à un rôle de faire-valoir, mais elle leur montrerait qu’ils se trompaient, sur toute la ligne.
Rubén arriva ponctuel au rendez-vous fixé un peu plus tôt, salua le libraire à la moustache poivre et sel derrière le comptoir, repéra la blonde installée dans le salon de lecture. Anita portait son uniforme de flic, les cheveux détachés de son chignon réglementaire, cachant au mieux le duvet qui courait le long de ses joues — un extrait de femme à barbe selon son complexe Numéro 12.
— Tu n’as pas très bonne mine, bourreau des cœurs, fit-elle remarquer.
Son blouson de coton noir aux coutures surpiquées de bleu était au diapason de ses yeux, le reste semblait sous haute tension.
— Je dois me faire vieux, concéda-t-il en s’échouant dans le fauteuil prévu à cet effet.
— Impossible, fit l’amie d’enfance. Toi tu es immortel, comme David Bowie.
Rubén secoua la tête : il était brun, porteño jusqu’au bout des ongles, entraîné au combat, et parlait l’anglais avec un accent de coyote mexicain. Elle vit alors la traînée rouge qui barrait son cou, réprima un frisson — les types de Colonia sans doute.
— Joli ton collier, commenta-t-elle. C’est décoratif ?
— Oui, j’ai rapporté ça d’Uruguay. Y avait aussi des trucs en coquillages, mais tu aurais trouvé que ça faisait un peu pédé… (Rubén passa un œil par-dessus les rayons de livres, vit les derniers clients papoter à la caisse avec Oscar.) Tu as des nouvelles ?
— Oui. La maison d’Ossario a brûlé après ton passage hier. Un corps a été retrouvé dans les décombres, celui d’un homme semblant répondre au signalement du locataire. Je n’ai pas d’autres infos pour le moment, ni de suspects, ni d’éventuels témoins.
— Il y en avait un pourtant, objecta Rubén. Diaz, le voisin que j’ai interrogé avant l’attaque. Je l’ai baratiné mais il sait que je suis argentin : l’Immigration n’aura aucun mal à me retrouver sur la liste des passagers.
— Je peux appeler quelques collègues pour avoir des tuyaux. Mais si j’étais toi, je tâcherais de disparaître un moment… Je te dirais bien de venir chez moi, ajouta la blonde, mais je n’ai qu’un lit.
— Je vais me débrouiller, querida, dit-il en répondant à son sourire oblique.
Rubén l’avait appelée la veille au soir en sortant de la blanchisserie. Anita avait dû inventer une histoire de vêtements à déposer au pressing avant de prendre son service, de rideau de fer anormalement baissé sur la blanchisserie pour s’inquiéter de l’état de santé de la vieille infirme et découvrir la scène de crime — peu ragoûtante au demeurant.
— Le meurtre de la rue Perú, ça donne quoi ?
— Ce n’est pas la découverte du cadavre qui pose problème, répondit Anita, mais à qui échoue l’enquête.
— Ledesma te l’a retirée ?!
— J’ai bidouillé mon rapport mais le Vieux a besoin de redorer son blason : c’est lui qui chapeaute l’affaire. Je reste sur le coup, à titre d’auxiliaire, comme d’habitude, commenta l’inspectrice. Pour le moment, on cherche à joindre son fils Miguel : autant dire qu’ils ne sont pas près de trouver l’assassin, ajouta-t-elle avec une ironie acerbe.
Anita aspira son maté pendant qu’il gambergeait. Le « Vieux » Ledesma n’était pas le pire des flics, mais Rubén ne pouvait pas se permettre de les avoir sur le dos.
— Le cadavre de Maria Victoria a été identifié ?
— Oui, répondit Anita, son père est venu reconnaître le corps hier soir. Le meurtre n’est pas encore officiel mais une enquête a été ouverte. La police scientifique s’en charge évidemment.
— Luque ?
— Roncero, dit-elle, c’est tout comme.
Le chef du département homicides de la police d’élite.
— Tu as vu le corps de Maria sur la plage, fit Rubén. Il portait des marques de sévices ?
— Le haut du crâne décapité, tu appelles ça comment ?
— Des traces de torture caractérisées ?
— Je n’ai rien remarqué de ce genre. Difficile à savoir, vu son état… (Anita frissonna en se remémorant la vision du macchabée échoué parmi les coquillages et les bulots.) On en saura plus à l’autopsie, dit-elle. Elle a lieu en ce moment. C’est Munoz qui s’en occupe.
Le médecin en chef de l’institut médico-légal, un cireur de bottes aux ordres de Luque. On tournait en rond.
— Tu es bien informée pour un agent de patrouille, la complimenta Rubén. D’où tu tiens tes sources ?
— De Guillermo, l’interne de la morgue. C’est un copain.
Anita eut un sourire enchanté.
— Bien joué, Barbarella.
— Je ne dirais pas la même chose de ta virée à Colonia, le doucha-t-elle. La police uruguayenne va bientôt t’avoir dans le collimateur, celle de Buenos Aires se fera un plaisir de te mettre sur le gril, Luque tuera le premier qui marche sur ses plates-bandes et Ledesma m’a gentiment priée de m’occuper de mon vernis à ongles pendant qu’il résolvait l’enquête de la rue Perú. Tu comptes t’en sortir comment ? Les pieds devant ?
— C’est pas très sympa de me dire ça.
— Rigole. La seule solution, c’est de tout raconter au Vieux.
— Et se mettre sous la protection de la police ? fit-il, cynique. Non, il nous faut des preuves. L’enterrement de Maria a lieu quand ? enchaîna-t-il.
— Demain, en fin de journée.
— Déjà ?
— Tu n’as pas vu le cadavre, fit Anita dans une moue affligée. Et puis Campallo doit tenir à enterrer sa fille avant que la presse ne s’empare du drame.
Un silence feutré passa au fond de la librairie. Les derniers clients partis, Oscar finissait de faire sa caisse. Rubén gambergeait au fond du vieux fauteuil.
— Il faut que je voie le corps de Maria Victoria, dit-il enfin.
— Impossible, répliqua Anita. Les thanatologues débarquent après l’autopsie pour préparer la dépouille.
— Il me faudrait aussi une copie de l’autopsie de Munoz : radiographies, demandes d’analyses, photos du corps, tout ce que tu pourras trouver.
— Hein ?
— Débrouille-toi avec ton copain interne, querida.
Anita aurait aimé un soupçon de jalousie dans sa voix, mais Rubén avait le même sourire qu’au premier jour, quand il lui avait offert une glace à la fraise…
Des heures que Jana se morfondait dans sa tour d’ivoire, à ressasser les mêmes angoisses. Elle avait surfé sur Internet mais la presse ne parlait pas des cadavres, de l’enlèvement de Miguel, du meurtre de la blanchisseuse. Trop tôt ? La Mapuche tournait comme un fauve en cage. Impossible de lire, de trouver une télévision, de se concentrer sur quoi que ce soit. Elle avait écouté de la musique, croyant se calmer : Godspeed You, Barn Owl, This Morn’Omina, Lustmord, Glass, Eno, Marc Sens, la discothèque de Rubén était pleine de musiques sans texte, allant du tragique au sinistre en passant par l’aérien et le déstructuré électrique. Le reflet de son âme ? Ils s’étaient à peine croisés ce matin : elle s’était réveillée au moment où il partait, n’ayant visiblement pas dormi de la nuit, la priant de rester là, enfermée à double tour, jusqu’à son retour… Le soleil déclinait sur les toits de la rue Perú quand Jana entendit le cliquetis des clés dans la serrure.
Rubén arrivait enfin, la mine pas bien fraîche.
— Désolé pour le retard, dit-il en entrant.
— J’ai de nouveaux poils qui ont poussé : tu veux les voir ?
Le détective esquissa un sourire, posa le sac de toile rapporté ce matin de l’atelier.
— J’ai pris ce qui traînait dans ton placard, dit-il, j’espère que ça ira.
— Ça ira. Tu as des nouvelles ?
— Pas encore, mais j’ai mis les Grands-Mères et ma copine flic sur le coup, Anita. On en saura plus d’ici peu. En attendant j’ai trouvé une planque, dit-il sans ôter son blouson. C’est l’histoire de quelques jours. Après tu pourras retourner chez toi.
— Je m’en fous, renvoya Jana, des fourmis dans les jambes. Ce qui m’intéresse, c’est de retrouver Miguel.
— Moi aussi, figure-toi. Écoute, les tueurs m’ont vu à Colonia, peut-être qu’ils m’ont déjà identifié. Le plus urgent pour le moment, c’est de déguerpir.
— O.K. Où ça ?
— Chez un type. Je t’expliquerai en route.
Elle acquiesça dans une moue. Rubén embarqua l’ordinateur portable du bureau pendant que Jana fouillait parmi ses affaires. Il laissa la jeune femme se changer et fila vers le couloir. L’air était moite derrière les rideaux de la chambre ; Rubén tira le vieux sac de cuir râpé qui prenait la poussière sous la commode, y fourra l’ordinateur, une paire de chaussures, quelques vêtements accrochés dans la penderie. Le Cahier triste était là, sur l’étagère, entre les robes qu’Elsa ne porterait plus, la coquelicot et les autres… Il hésita, un instant. Était-ce la peur que les tueurs s’introduisent chez lui, qu’ils tombent sur cette relique, une intuition a priori irrationnelle ? Rubén enfouissait le cahier d’écolier dans son bagage quand le craquement du parquet le fit sursauter. Jana se tenait dans l’embrasure de la porte. Elle ne portait plus son short mais le treillis noir de l’autre nuit, et une veste militaire au chic radicalement clashien. Elle vit le sac de voyage à terre, une sacoche de cuir marron clair qui devait dater de Bolívar, et la confusion sur le visage de Rubén, comme si on l’avait pris en faute.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien… Rien.
Quelque chose tremblait dans sa voix.
— Tu es tout pâle, dit-elle.
— Un coup de barre, c’est rien.
Une fine pellicule de sueur perlait sur son front. Rubén fit glisser le tapis sous la commode.
— Tu as déjà tiré avec une arme à feu ? demanda-t-il en relevant la tête.
— Mes frères avaient des carabines, fit Jana en guise de réponse.
— Ce ne sera pas pour dégommer des ballons de baudruche.
— On partait chasser en forêt : j’étais la meilleure si tu veux tout savoir… Pourquoi, tu comptes tuer des gens ?
— J’espère que non.
La cache était sous le vieux meuble, un faux plancher qui suivait les lignes du parquet. Rubén y stockait des armes de plusieurs calibres non marquées, l’argent liquide extorqué aux anciens répresseurs, un fusil et son matériel de visée, une grenade défensive, des menottes. Jana se pencha sur la cache d’armes, intriguée. Il prit pour elle un calibre .38 à barillet, qui ne risquait pas de s’enrayer, le Colt.45, deux boîtes de balles, la matraque télescopique, un couteau de combat et la moitié de la liasse. Après quoi, il remit la commode en place.
— Tu es prête ?
— Je t’attends depuis ce matin, répondit Jana.
Rubén avait fait trois fois le tour du cuadra, sans rien remarquer de suspect. Il empoigna le sac qui avait appartenu à son père.
— Allons-y tant que la voie est libre.
Un standard de cumbia passa à l’angle de la rue, beuglé depuis les vitres ouvertes d’une Polo en surcharge : des jeunes, qui partaient en java… Rubén bipa la portière de sa voiture et emboîta le pas de la sculptrice sur le trottoir.
Convaincre Jo Prat de leur offrir une planque n’avait pas posé de problèmes. Maria Victoria portait son enfant, on l’avait assassinée, elle, une fille de disparus, sa propre tante Noemi avait été enlevée lors du Processus, des cousins qu’il n’avait vus qu’en photos et que les vieux pleuraient encore, des gens sans deuil, sans corps, dévastés par cette absence plus cruelle que la mort. Gurruchaga 3180 : l’escalier sur la gauche menait à l’étage, il n’y en avait pas d’autre. Rubén s’attarda sur la sonnette de l’appartement — on entendait de la musique derrière la porte blindée — Hint-Ez3kiel, du post-rock aux riffs dévastateurs. Le chanteur ouvrit bientôt. Lui aussi semblait sortir d’une tombe.
— Tiens, tiens, fit-il en voyant le couple sur le palier.
Calderón était accompagné d’une jeune brune élancée en tenue de guérilla urbaine, aussi plate qu’une limande sous son débardeur noir — une Mapuche d’après les traits de son visage, tout à fait ravissant.
— Jo, se présenta-t-il dans un sourire joufflu.
— Jana.
Il serra la main de l’Indienne, l’invita à poser son sac dans l’entrée, baissa le son. Rubén referma derrière eux tandis qu’elle découvrait le loft du musicien — une pièce de vie haute de plafond tournant autour d’un bar de brique, un escalier de verre et d’acier avec un filet de pêche pour garde-corps, des photos d’art aux murs, des instruments de musique, un canapé et des meubles japonais, plus loin un collage de Dao Anh Viet…
— Sympa chez vous, fit Jana.
— Heureux que ça vous plaise, sourit Jo Prat de sa belle voix grave.
Le rocker lui semblait un peu ringard avec ses yeux maquillés et son pantalon de cuir, mais somme toute séduisant malgré ses bourrelets.
— Quelque chose vous ferait plaisir ? demanda-t-il avec une prévenance que Rubén ne lui connaissait pas.
Jo préférait les femmes aux hommes.
— Je ne sais pas, fit-elle avec emphase, voir la Piazza Navona à Rome, la fontaine de Borromini surtout, avec sa muse qui tord le cou d’un cygne… L’art baroque, vous connaissez ?
— Je ne demande qu’à apprendre. Rien de plus, disons, accessible ?
— Vous avez de quoi faire sauter des banques ou des entreprises pétrolières ?
— Pas sous la main, concéda-t-il. Mais je peux en faire une chanson pour la paix dans le monde si vous voulez.
Elle haussa les sourcils.
— Vous croyez à ce genre de truc ?
— Avec l’âge, vous verrez, ça console…
Un gros chat blanc observait les intrus depuis l’escalier de verre, deux billes dorées sur le qui-vive.
— Vous n’avez rien contre les vieux matous, j’espère ?
— Pas tant qu’ils chient dans leur caisse, répondit-elle en lorgnant l’animal. Il s’appelle comment ?
— Ledzep. Forcément il n’est plus tout jeune, mais passé les premières vingt-quatre heures, il vous mangera dans la main.
— Vous n’avez pas d’écuelles ?
Le musicien sourit avant de se tourner vers Calderón.
— Il y a un canapé à l’étage, tu n’auras qu’à dormir là-haut, l’informa-t-il avant de désigner le couloir qui filait sur la droite. Je vous ai installée dans ma chambre, dit-il à l’intention de la jeune femme. Il y a une douche attenante et un jacuzzi en haut, si vous voulez prendre un bain : la vue est très jolie si vous aimez le bleu du ciel.
— On vous chasse, insinua Jana, peu rôdée au rentre-dedans.
— J’ai l’habitude de vivre à l’hôtel, la rassura Jo.
— Une chance.
— De vous revoir ?
— Vous voulez dire vivante ?
Rubén les laissa s’escrimer et, chassant inopinément Ledzep réfugié sur les marches, grimpa l’escalier avec son matériel. La pièce à l’étage était mansardée, avec une table basse en bois montée sur roulettes, un canapé de tissu blanc, une salle de bains à mosaïques et une lourde baie vitrée qui donnait sur la terrasse : une voile de bateau était tirée au-dessus d’une table en teck, cernée de plantes foisonnantes. Il posa son sac de voyage sur le canapé-lit, réévalua les lieux inspectés dans l’après-midi. Un barbecue pour l’asado, une douche extérieure et une clôture de bambous qui les séparait des voisins, dont on apercevait la terrasse en contrebas. La porte d’entrée du loft était blindée et, hormis Carlos et Anita, personne ne savait que Prat l’avait engagé pour retrouver Maria Campallo… La brise du soir lui rappela qu’il n’avait pas dormi trois heures en deux jours ; Rubén tria ses affaires sur le canapé sans voir le chat terré dessous, brancha l’ordinateur sur la table, entendit la porte d’entrée claquer, réprima une série de bâillements avant que les icônes informatiques ne se mettent en place.
Des pieds nus grimpèrent bientôt l’escalier de verre : Rubén fit à peine attention à elle, absorbé par le reflet bleu des cristaux liquides. Jana jeta un œil par-dessus son épaule, une serviette immaculée à la main.
— Je vais prendre un bain.
— O.K.
Mais il n’écoutait pas. Jana disparut vers le jacuzzi, tandis que les informations défilaient sur l’écran. Rongés par l’acide, illisibles ou manquants, plusieurs noms de répresseurs figurant sur la fiche d’internement étaient définitivement perdus — l’aumônier de service s’il y en avait un, le médecin accoucheur, certains interrogateurs. Parmi les noms exploitables, Rubén avait répertorié Victor Heintze, Pedro Menez, Manuel Camponi, les gardiens successifs des parents disparus. Les deux premiers apparaissaient dans ses fichiers (rubrique décès), le troisième s’était exilé en Italie au milieu des années 80. Restaient les protagonistes de l’extraction.
D’après la copie du document, Samuel, le père biologique de Miguel et Maria Victoria, avait été torturé quotidiennement jusqu’à l’accouchement de sa femme Gabriella, survenu le 19/09/ 1976. On avait « extrait » le couple trois jours plus tard mais, bizarrement, Samuel et Gabriella Verón avaient été abattus le surlendemain, soit le 21 septembre. Le lieu de l’exécution était malheureusement caviardé, comme le nom de l’officier chargé de la besogne : on ne devinait que le nom incomplet du caporal (« … do Montanez »), qui l’accompagnait. Ce dernier n’apparaissait dans aucun de ses fichiers. Rubén poursuivit les recherches sur l’annuaire électronique : Leonardo, Fernando, Orlando, Eduardo, Ricardo, Bernardo, Alfredo, il recensa des dizaines de « Montanez », éparpillés aux quatre coins du pays… Le temps passa avant que Jana sorte du jacuzzi, une grande serviette blanche serrée sur le buste et la taille.
Ses cheveux paraissaient plus longs mouillés, tombant sur ses épaules dénudées. Elle vit le sac de voyage et les affaires du détective, s’assit sans un mot et replia ses jambes sur le canapé-lit.
— Ça va ? lança-t-il machinalement.
Comme elle ne répondit pas, Rubén abandonna l’écran et releva la tête. Ses yeux en amande étaient troubles, sombres. Tristes. Aucun rêve là-dedans.
— Pourquoi tu m’as embrassée l’autre nuit ? lança-t-elle à brûle-pourpoint.
Il esquissa un soupir.
— J’en avais envie, sans doute…
Jana le fixait sous ses mèches humides.
— Ça veut dire quoi « sans doute » ?
Rubén se tut. Bientôt trente-cinq ans de pratique. Jana serra sa serviette contre elle, maigre pare-feu à ce qui la consumait.
— Hein ? elle insista.
— J’ai quarante-sept ans, Baby Doll, dit-il enfin. Je crains que toutes mes réponses soient mauvaises.
— Je suis sculptrice, je peux t’en donner d’autres.
L’odeur de sa peau savonnée parvenait jusqu’à lui. Rubén alluma une cigarette pour se donner une contenance, mais ça ne prit pas.
— J’ai baisé avec des serpents à sonnette pour survivre, lâcha Jana entre ses jolis crocs. Ça ne veut pas dire que j’embrasse le premier venu. Mon amie a disparu, tu es mon seul espoir de la retrouver et tu ne me dis rien, ne montres rien, sinon un Grand Silence mystérieux qui sent le vide cosmique à des kilomètres. C’est quoi ton problème, Calderón ? Tu m’embrasses à l’aube comme si tu n’avais que moi au monde pour me planter comme une grue devant mes bouts de ferraille, tu me rattrapes au vol pour m’emmener chez une vieille folle que tu charcutes sous mon nez avant de m’enfermer à double tour au milieu de tes chers disparus avec interdiction de sortir : tu me prends pour quoi, une princesse à la con ? Je ne vaux même pas une explication, deux mots tendres pour savoir où me situer dans ce bordel ? Tu crois que je suis une fille jetable, un simple Kleenex où on essuie ses moments d’égarement ?!
— Ce n’est pas la question.
— On dirait que ce n’est jamais la question avec toi, dit-elle en refrénant sa rage. Tu as quoi dans le cœur, à part des morts ? Tu vis dans le passé, Rubén, tellement que tu n’es pas foutu d’imaginer l’avenir. Tu as perdu des sens en route, winka, pas moi. Tu as perdu l’odeur de la mousse, ce qui fait la différence entre nous et tous ces fils de pute. J’ai la foi dans ce que je fais, dans ce qui me tient debout. Aujourd’hui c’est toi. Parce qu’on a encore une chance de retrouver Miguel et parce qu’on ne m’a jamais embrassée aussi gentiment.
Jana ne le quittait pas des yeux, ses jambes cuivrées repliées sous la serviette.
— Je suis désolé, dit-il.
— De quoi, de m’avoir embrassée ? Je ne te crois pas, mon vieux.
— On est en fuite.
— Ça change quoi, la couleur de mes yeux ?
Jana voulait qu’il la prenne dans ses bras comme l’autre nuit dans la cour et lui plante ses putains de myosotis à travers le cœur, qu’elle crève de lui une bonne fois pour toutes puisque le destin les avait réduits l’un à l’autre : la sonnerie du BlackBerry retentit alors sur la table basse.
Le détective vit le nom d’Anita sur le cadran, décrocha. La discussion fut brève — ils avaient un créneau d’une heure…
Jana le fixait toujours depuis le canapé-lit, ses cheveux de jais gouttant sur ses cuisses.
— Il faut que je parte, dit-il.
Il était onze heures du soir.
— Où ça ?
— À la morgue.
Anita Barragan n’était pas à proprement parler érotomane : était-ce sa faute si les hommes, d’ordinaire si fiers de leur raison, perdaient la tête pour une paire de nichons ? Ça leur rappelait quoi, se gaussait-elle, leur maman ? Sa propension à soulager les pauvres petits choux n’ayant d’égale que l’obstination du seul célibataire qui la faisait rêver à ignorer ses charmes, Anita couchait de préférence avec des hommes mariés pour des aventures d’ordinaire sans lendemain. A priori, Guillermo Piezza, le légiste chevelu de quinze ans son benjamin qui achevait sa formation à la Morgue Judicial, n’aurait jamais dû être son amant : Guillermo ne comptait pas se marier, et à quarante ans Anita s’estimait trop commune pour attirer la fougue de la jeunesse, mais il faut croire que l’interne aimait les vieilles filles maniant sexe et humour avec tout le paradoxe d’une complexée dépravée — comme elle se définissait pour faire passer la pilule. Guillermo la sodomisait parfois à la sauvette dans les toilettes de l’étage, un petit jeu excitant et sans conséquence qui durerait tant qu’aucune partie ne s’estimerait lésée. Anita n’attendait rien de lui : Guillermo ne pouvait rien lui refuser…
Accolé à la faculté de médecine, le vieil institut médico-légal de Buenos Aires avait été transféré avenida Comodoro Py, non loin de Retiro et du nouveau port. Ouvert en grande pompe dans la nouvelle zone d’édifices publics d’Antepuerto, la Morgue Judicial, bâtiment résolument moderne, tranchait avec l’austérité mussolinienne du siècle passé ; un grand hall marbré abritait l’accueil, la cafétéria, le secteur éducatif et un espace privé réservé aux familles des victimes. On accédait aux étages — laboratoires, cliniques thanatologiques — par un double système d’ascenseurs permettant une circulation verticale, le premier réservé au public et aux employés, l’autre exclusivement au personnel médical, aux cadavres et aux personnes autorisées.
Anita attendait devant l’accès réservé aux ambulances, nerveuse à l’idée de se faire pincer, quand Rubén arriva.
— Personne ne t’a vu ? souffla-t-elle.
— À part quelques satellites espions, non.
— Ho, ho, ho. (Anita lui planta le badge que lui avait remis Guillermo au rebord de sa veste.) Allez, ne perdons pas de temps.
Long couloir de marbre, lumières douces, balustrades et escaliers de verre, l’architecture lisse de l’institut médico-légal rappelait plus l’aéroport international que la clinique des morts. Une petite Bolivienne nettoyait le sol sans conviction, un masque blanc sur son visage hâlé, qu’elle releva à peine à leur passage. Anita marchait vite sous les néons tamisés : Rubén n’avait rien à faire dans l’antre de la police scientifique, elle jouait carrément son job dans l’affaire.
— Le corps a été préparé pour l’inhumation, chuchota-t-elle en entraînant le détective dans les méandres du bunker high-tech. Putain, le service funéraire va débarquer d’une minute à l’autre, c’est de la folie d’être ici !
Rubén évita la caméra de surveillance à l’angle du couloir et suivit la blonde jusqu’à la chambre froide.
— On a cinq minutes, pas plus, fit Anita en poussant la porte.
La pièce exhalait un mélange d’ammoniaque et de déodorant pour sanisettes. Des murs blancs aseptisés, une lumière crue et une rangée de casiers sur la droite, des morts classés par ordre d’arrivée. Numéro 23 : Anita fit coulisser le tiroir d’aluminium et détourna aussitôt les yeux.
Rubén fit le vide en approchant du monstre. Munoz, qui venait de finir l’autopsie, avait essayé de donner un aspect à peu près présentable au cadavre mais, avec la moitié de la tête emportée, l’état de sa peau et ses orbites vides, la pauvre Maria était méconnaissable. Rubén déglutit en songeant aux autoportraits pendus dans son loft, comprit mieux pourquoi la famille précipitait les obsèques.
— Quatre minutes, souffla Anita, qui regardait le mur.
La peau était flétrie, délavée, le crâne sectionné au niveau des lobes frontaux, de manière assez nette malgré les bandes de gaze. Les hélices d’un bateau sans doute. Le reste du visage confinait à l’horreur. Il n’y avait pas que les yeux, la bouche aussi avait été rongée par les mollusques. Maria Victoria Campallo. Un corps diaphane, presque laiteux, des seins ronds, le ventre légèrement bombé, recousu à la va-vite…
— Le coup de vent qui a balayé la côte a causé quelques dégâts dans les ports et les marinas, fit Anita en restant à distance, mais d’après les affaires maritimes, aucun naufrage n’a été déclaré dans la zone du Río de la Plata.
Rubén acquiesça. La blancheur du cadavre attestait d’une macération prolongée, plusieurs jours à en croire l’état de la peau, qui commençait à se putréfier au contact de l’air. Pas d’impact de balle, ni de coup de couteau ou de brûlure de cigarette…
— Le rapport de Munoz, il dit quoi ?
— Si je le savais, je ne serais pas là à me cailler les miches, répondit sa copine.
L’odeur surtout lui vrillait le cerveau. Rubén enfila des gants de chirurgie, en tendit une paire à Anita.
— Tiens, aide-moi à la retourner.
La flic souffla sur sa frange blonde, un tic nerveux. Ils empoignèrent le corps de Maria et le basculèrent sur le ventre. Pas de lésions visibles malgré les multiples fractures apparentes… Cargo, ferry, chalutiers, le cadavre avait dû flotter à la surface avant d’être broyé par des hélices, qui avaient décalotté le haut du crâne. Rubén oublia la laideur de la mort, ses substituts, posa ses mains plastifiées sur le dos de la noyée. Ses sens très vite s’aiguisèrent, comme si les cours d’anthropologie légiste de Raúl lui remontaient au bout des doigts : il tâta les os, épousa les formes inégales des fractures, circonspect. Les mâchoires étaient brisées, les clavicules, les côtes…
— Les résultats des analyses toxicologiques ne seront pas connus avant plusieurs jours mais Guillermo a des trucs pour toi, dit Anita pour accélérer le mouvement. Fichons le camp, tu veux.
Le jeune interne, de garde cette nuit-là, connaissait Calderón de réputation, celle d’un fouille-merde, comme lui, n’en déplaisent aux autorités supérieures pour lesquelles il n’éprouvait qu’un respect modéré — le futur légiste avait caillassé les blindés de la police pendant la crise, brandi son majeur avec des milliers d’autres chevelus torse nu quand les responsables de la banqueroute s’étaient enfuis par les toits, en hélicoptère. Guillermo n’avait pas assisté Munoz durant l’autopsie, mais il avait fait le ménage après l’intervention du grand ponte. Il avait notamment retrouvé deux radiographies dans les poubelles prévues à cet effet, des rebuts qu’il avait subtilisés avant qu’on ne les détruise.
Rubén planta les clichés sur le panneau éclairant de la petite salle où les attendait l’interne. Certaines zones de fracture n’étaient pas nettes. Il resta un long moment à les observer. Il n’y avait pas seulement les mâchoires, les clavicules et les côtes du thorax qui avaient été enfoncées : les têtes fémorales, le talon, le corps de Maria semblait avoir comme implosé.
Les caractéristiques des fractures ne laissaient plus de doutes. Maria Campallo n’avait pas été battue à coups de barre de fer, ni écrasée par la coque d’un ferry alors qu’elle flottait à la surface : on l’avait précipitée d’un avion.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Anita.
Rubén était pâle à son tour : les Vols de la Mort…
Endormis au Penthotal, chargés dans des camions ou des voitures, bâillonnés, ficelés, encagoulés, les subversifs extraits des prisons clandestines étaient transférés jusqu’aux aérodromes de l’armée avant d’être jetés vivants dans le Río de la Plata. Des vols de nuit, en hélicoptère ou le plus souvent en avion. On retrouvait parfois des cadavres ligotés sur les côtes uruguayennes, des corps démembrés ou mutilés que les vagues ramenaient selon les humeurs des courants. La tempête inopinée de la semaine précédente avait ramené le cadavre de la photographe vers Buenos Aires, comme aux pires heures de la guerre sale.
Perdu dans ces réminiscences, Rubén revoyait la scène par flashs au volant de sa voiture, l’enlèvement de Maria Victoria et de celui qu’elle croyait être son frère à la sortie de La Catedral, le travesti qu’on torture devant elle pour la faire parler, les cris, les aveux, leur séparation, Orlando dirigé vers les quais déserts de La Boca, Maria droguée pour le transfert jusqu’à un aérodrome de campagne, la fille du riche industriel réduite à l’état de paquet jeté dans le coffre d’une voiture, un simple numéro à effacer, à faire disparaître, Maria inerte qu’on colle au fond de la carlingue, le survol de la zone de largage, la peau noire de l’océan qui craquelle sous la lune, elle toujours plongée dans ses rêves chimiques, ne sentant ni le vent ni la peur, les eaux voraces et boueuses à l’embouchure tout en bas, et puis Maria Victoria qu’on précipite dans le vide, sa chute, sa chute interminable vers l’océan sous les yeux crevés de la lune… À deux mille mètres, la mer est un mur de béton : les os de Maria avaient explosé sous ses chairs.
Rubén roulait le long de Corrientes, secoué après sa visite à la Morgue Judicial. Sa main happa l’air de la nuit par la vitre ouverte. Sa chemise était trempée de sueur, son Colt chargé dans le vide-poches. De grosses cylindrées défilaient sur l’avenue grouillante du Centro ; les enseignes toujours allumées des magasins de luxe piaffaient sous le regard de vieilles femmes en fourrure qu’emmenaient dîner des hidalgos grisonnants après la soirée au spectacle. Les gens du centre-ville semblaient riches, heureux, bien portants, gardiens de l’âme portègne. L’âge de son père s’il avait vécu…
Rubén arriva à l’appartement de Palermo, les yeux brûlants de fatigue. La lumière du salon japonais était allumée, les rideaux tirés, mais la pièce était vide.
— Jana ?
Une odeur d’herbe descendait de l’escalier de verre. Il la trouva à l’étage, assise en tailleur devant la table basse qui faisait office de bureau, rivée à l’écran de l’ordinateur.
— Dracula m’a laissé de la flores, fit-elle, lui tendant le joint.
Jana portait une chemise grise élimée sur les épaules, un short en jean noir aussi fatigué que le précédent. Un mégot illicite avait déjà séché dans le cendrier — de la marijuana locale — sous l’œil avisé du gros chat blanc qui, posté sur la commode, avait fini par sortir de sa cachette. Rubén chassa les images de mort qui le hantaient depuis l’institut médico-légal, prit le stick entre ses lèvres et se pencha vers les cristaux liquides.
— Le Montanez que tu cherches doit avoir au moins cinquante-cinq ans aujourd’hui, dit-elle, s’il est encore vivant. (Jana montra les notes qu’elle avait griffonnées sur ses feuilles volantes.) J’en ai retrouvé une dizaine sur Internet : l’ancien caporal est peut-être parmi eux…
Rubén parcourut ses notes : transport routier, restaurateur, épicerie fine, écrivain public, aucun des « Montanez » répertoriés par Jana ne travaillait dans une officine de sécurité privée ou de gardiennage…
— La morgue, ça a donné quoi ? demanda-t-elle.
— Maria Campallo a été jetée d’un avion, dit-il d’une voix traînante. Les courants ont ramené le corps sur la côte. Ça implique un pilote, un appareil approprié, un aérodrome assez proche de Buenos Aires pour organiser le transfert, des complicités…
Il lui repassa le joint.
— Je peux m’en occuper, affirma la sculptrice.
— Tu ne connais pas mes fichiers, le système de classement.
— Tu me prends pour une demeurée ? Dis-moi plutôt ce qu’il faut chercher.
Son air frondeur la rajeunit.
— Des noms de pilotes, répondit Rubén. À comparer avec ceux qui figurent dans les dossiers. Vois aussi leurs antécédents, le type d’avion utilisé le week-end du double meurtre, le profil des aérodromes autour de la ville, avec ou sans tour de contrôle… Tout ce que tu trouveras.
— O.K. Et Montanez ?
— Il faudrait voir dans les archives de la Marine. Faire une demande auprès des organismes compétents. Ça peut prendre des semaines.
Il bâilla, plombé par la flores du musicien et la nuit blanche de la veille.
— O.K., abrégea-t-elle. Va te coucher, je m’occupe des aérodromes. Tu n’as qu’à dormir dans la chambre en bas.
Il acquiesça. Le visage de la Mapuche était tout proche, ses lèvres pulpeuses dessinées au crayon fin. Rubén se redressa dans un appel d’air, tangua au-dessus d’elle, qui avait déjà basculé sur la connexion Internet.
— Bonne nuit, dit-il.
— Tâche de dormir, tête de pioche.
Ledzep, qui suivait la discussion depuis la commode, bondit à la suite de Rubén.
L’espoir de retrouver Miguel vivant s’amenuisait d’heure en heure. Une chance sur cent d’après le détective : sans lui, Jana n’en avait aucune. Elle ralluma le joint et commença à parcourir les sites. Une demi-douzaine d’aérodromes étaient disséminés autour de la ville, des aéroclubs privés tirant souvent le diable par la queue et, de ce fait, peu regardants sur les gens ou les marchandises qui transitaient sur leurs pistes. Les plus modestes ne possédaient pas de tour de contrôle, se contentant visiblement de donner des cours de pilotage. Deux d’entre eux bordaient la Ruta 9, l’axe routier le plus proche du Río de la Plata. Jana répertoria les noms des pilotes sur le site du premier, trois mines aux sourires Top Gun, entra les coordonnées sur les fichiers du détective. Nouvelles recherches. Recoupements. Photos disponibles. Comparaisons avec les organigrammes des répresseurs et de leurs complices, autant de temps perdu : aucun des trois pilotes ne figurait sur les listes noires du détective. Elle nota les noms, à tout hasard.
Le second aérodrome n’avait pas de véritable site Internet, sinon une vague publicité dont les photos semblaient dater des années 70. Aucun nom propre : juste les tarifs de vol et les formules proposées… Ledzep, qui avait dû se faire jeter de la chambre, glissa son museau contre ses pieds nus avec une application de fauve en reconquête territoriale. Jana vit l’heure, très tardive. Trop énervée pour dormir, elle laissa l’ordinateur en veille et descendit l’escalier de verre. Des flashs lui traversaient le cerveau, plus sinistres les uns que les autres — les tueurs avaient-ils déjà balancé Miguel dans l’estuaire ? Elle fuma un stick de flores pure en observant la rue derrière les rideaux. Les lumières de la ville faisaient des lucioles dans le ciel violet. Elle se sentit soudain perdue, étrangère au lieu, comme si le temps passait sans elle. Sans lui ? Rubén gardait ses distances, comme si quelque chose d’inéluctable devait arriver et les broyer tous les deux. Jana se fichait de leurs différences, de sa violence à fleur de peau, même de son âge. Le corps avait des sentiments qui, eux, ne mentaient pas. Ses mains brûlantes, son sexe, l’étreinte passionnée l’autre nuit, dans la cour…
Le miaulement de Ledzep la sortit de ses pensées noctambules — lui aussi voulait aller se coucher. De guerre lasse, elle écrasa le carton du joint, but un verre d’eau et se lava les dents dans la salle de bains adjacente à la chambre. Miroir design, lit king size, mobilier minimaliste, lumières tamisées orientales pour atmosphère voluptueuse, Jo Prat avait disposé un bouquet de fleurs sur la table de nuit, des roses rouges évidemment, magnifiques. Rubén dormait d’un sommeil agité sur les draps blancs, ayant tout juste ôté ses chaussures, les bras étreignant l’oreiller comme s’il pouvait lui échapper. Jana s’allongea. Espoir, désespoir. Elle tangua un moment sous l’effet du THC, ferma les yeux sur le désastre et sombra sans regret, à l’ombre de ses bras.
Deux trous noirs lancés dans le vide.
En l’absence de politique foncière, la population de Buenos Aires s’était installée le long des axes ferroviaires, dessinant une urbanisation en « main ouverte ». Les industries s’étaient à leur tour glissées dans les interstices, repoussant toujours plus loin la banlieue et ses trois couronnes. Rubén roulait sur la Ruta 9 embouteillée, supportant sans broncher les infos en continu à la radio. Il avait dormi huit heures d’affilée et la fatigue qu’il traînait depuis deux jours s’était diluée dans le café noir. Le journal venait d’annoncer la mort de Maria Victoria Campallo, dont le corps avait été retrouvé sur les rives de la réserve écologique. Pas d’autres précisions pour le moment, sinon qu’une enquête était ouverte. Aucun mot concernant l’inhumation qui aurait lieu en fin de journée, ni du meurtre, pourtant avéré. Son père, qui avait ses antennes dans les médias, avait-il donné des ordres en ce sens ?
Jana avait répertorié trois aérodromes susceptibles d’avoir embarqué Maria pour un vol de nuit, un au sud de la ville, deux au nord. Il revenait de l’aéroclub de San Miguel, où tous les pilotes avaient renseigné leur vol la nuit du double enlèvement. Il était maintenant midi passé, une chaleur orageuse poissait l’habitacle et les pots d’échappement dégueulaient dans le trafic en bandonéon. Le détective traversa des espaces déprimants saturés de panneaux publicitaires, des zones marchandes à l’ennui clinquant infligées depuis le sacre de Wal-Mart et du capitalisme financier, hédonisme de pacotille fumant sur du vide qui bientôt submergerait la planète. Du désespoir en code-barres ; Rubén songeait à des vagues mortelles quand il coupa vers la banlieue résidentielle d’El Tigre.
Ancien lieu de résidence secondaire pour les bien-nés de la Belle Époque, la petite ville d’El Tigre se situait à l’entrée du delta éponyme, qui s’étendait au nord de la capitale. Clubs d’aviron, de natation, de cricket, les Portègnes se pressaient les week-ends autour des guinguettes et du port de plaisance, d’où ils sillonneraient les canaux dans des bateaux de bois au luxe révolu. Les maisons ici étaient fleuries, les jardins pavillonnaires, les pelouses bien peignées. L’orage avait fait place à de méchantes éclaircies où miroitaient les flaques sur l’asphalte : d’après la carte, l’aérodrome se situait un peu à l’écart de la ville.
Un marais succéda à un champ d’herbe grasse. Quelques bœufs parés à l’export y paissaient, à demi assoupis ; au-delà des barbelés, Rubén aperçut la chaussette rouge et blanche de l’aérodrome, gonflée par la brise. Il gara la voiture sur le bout de terre sèche qui servait de parking, étira les muscles de ses épaules.
Un baraquement vétuste aux volets clos jouxtait la station-essence en bordure de piste. Trop modeste pour bénéficier d’une tour de contrôle, l’aérodrome d’El Tigre se résumait à un hangar de tôle ondulée, un bureau de préfabriqué et un avion-école, qui séchait sur le tarmac — un petit biplace à la peinture blanche fatiguée. Un aérodrome de campagne, désert, où le temps paraissait suspendu. Rubén longea le bâtiment principal, jeta un bref coup d’œil à l’avion au milieu de la piste et marcha jusqu’au hangar. Un autre appareil était garé au fond du garage, un Cessna 185. Ni pilote ni mécano dans le périmètre ; il rebroussa chemin et suivit l’ombre des baraquements.
Un ventilateur perché sur un comptoir taché brassait l’air moite du bureau principal. Un homme obèse s’épongeait sans conviction devant l’écran d’un ordinateur, des restes de papiers gras roulés en boule près du clavier. Valdès, le chef pilote, releva à peine la tête en voyant débarquer Rubén. Le gérant de l’aéroclub avait joué au rugby à un haut niveau, au poste de pilier, il avait même songé un moment à devenir pro avant de se faire châtier par des toxinés du Tucumán. Valdès avait passé ses brevets de pilote et, faute d’exercice, pris cinquante kilos de pizza dans la foulée, qu’il ne semblait pas pressé de perdre.
Rubén montra sa plaque de détective.
— Je voudrais parler à un de vos pilotes, dit-il en lorgnant la pièce annexe. On dirait qu’il n’y a personne…
Dérangé en pleine réussite électronique, Valdès releva son menton de morse.
— Qu’est-ce que vous leur voulez, à mes pilotes ?
— Vous êtes combien à travailler ici ?
— Ma secrétaire est enceinte jusqu’aux dents et je suis tout seul à m’occuper de la paperasse, répondit-il d’un air bourru qui semblait chez lui naturel. Y a que Del Piro. Quand il est là…
— Un de vos pilotes ?
— Le seul. À part moi. Mais je vole plus beaucoup, ajouta le gros homme.
— Je vois ça… Il est où, Del Piro ?
— Il a pris sa semaine pour un stage de voltige. Pourquoi ?
— Vous n’avez pas d’autres instructeurs ?
— Plus depuis deux ans, fit le chef pilote. C’est la crise, z’êtes au courant ?
Rubén jeta un œil sur les étagères poussiéreuses, les tiroirs coulissants derrière la carrure du type.
— L’as de la voltige était de service en fin de semaine dernière ? demanda-t-il.
— J’sais pas, renvoya Valdès. Ici on donne des cours, pas des renseignements.
L’ancien rugbyman replongea sur son écran, déplaça quelques cartes électroniques sous le souffle rafraîchissant du ventilateur. Rubén se pencha sur le comptoir et arracha la prise de l’ordinateur. Valdès releva une mine de pilier avant la mêlée.
— C’est quoi ton problème ?
— Un vol de nuit, dit Rubén. Vous tenez un registre de ce qui se passe ici ou vos avions sont juste là pour prendre l’air ?
Valdès le dévisagea de ses yeux mornes. Le détective ne cilla pas.
— Ouvrez ce putain de registre.
Le ventilateur tournant souffla à sa hauteur.
— Y a aucune loi qui m’y oblige, mon gars, rétorqua-t-il.
— Ça te prendra deux minutes. Peut-être deux ans de taule si tu refuses de collaborer. J’enquête au sujet d’un meurtre qui intéresse aussi les flics, et je suis sûr qu’ils seront ravis de mettre le nez dans tes comptes. Ça n’a pas l’air de tourner des masses, ton business, insinua Rubén en prenant le décor à partie.
Valdès montra les dents, étincelantes de morgue malgré les alvéoles de nicotine.
— Je veux juste vérifier deux ou trois choses sur le registre, reprit Rubén d’une voix qui se voulait conciliante. Après, je te laisse à tes petites affaires. À moins que tu aies une raison de refuser ?
Valdès haussa les épaules, souffla l’air de deux zeppelins en guise d’assentiment, contourna tant bien que mal le bureau et finit par ouvrir le registre où était consigné le planning des vols.
— Le week-end du 8, hein ? maugréa-t-il. Bah, non : y a rien de mentionné.
Rubén retourna le document pour vérifier. Rien.
— Le pilote n’a pas forcément renseigné son planning de vol, avança-t-il.
— Pourquoi il ferait ça ?
— Pour aller pisser à deux mille pieds.
— Pas le genre de Del Piro, rétorqua le gérant, goguenard.
— Ah oui, et c’est quoi son genre ?
— Chaud lapin. Comme tous les pilotes.
— Ah oui. Et toi, tu étais où le week-end dernier ?
— Avec ma femme. C’était son anniversaire et ça fait vingt ans que ça dure. Si ça te pose un problème, dis-toi qu’à moi aussi : O.K. ?
— Je peux voir la fiche de Del Piro ?
Valdès grommela, tria les fiches d’un tiroir métallique, déposa celle qui l’intéressait sur le comptoir, passablement exaspéré.
Gianni Del Piro, né le 15/04/1954, résidant à El Tigre. Visage bronzé et émacié, favoris grisonnants, assez bel homme malgré le regard d’aigle en chasse qu’il voulait se donner sur la photo.
— Del Piro a passé son brevet de pilote à l’armée ?
— Comme les neuf dixièmes des types que j’ai rencontrés dans ma vie, répondit le gérant.
Rubén sortit son BlackBerry, fit une copie numérique du visage et des coordonnées de Del Piro. Valdès ruminait sous son goitre.
— C’est toi qui habites le baraquement dehors ? demanda-t-il.
L’obèse secoua ses bajoues.
— Non. Il prend l’eau depuis des lustres. J’habite en ville.
— L’aéroclub est donc désert la nuit.
— Ouais.
— Del Piro a un double des clés du hangar ?
— Évidemment, bougonna l’autre. C’est un petit aéroclub ici : les pilotes attendent pas que je sois là pour donner les cours… Tu vas me faire chier longtemps comme ça ?
Rubén embarqua le registre des vols.
— Donne-moi la clé du Cessna dans le hangar.
— Pourquoi, tu comptes traverser les Andes avec ce coucou ? plaisanta le chef pilote.
Rubén resta de glace.
— Dépêche-toi, qu’on en finisse.
Valdès jeta bientôt une paire de clés sur le comptoir, désigna les registres.
— Tu me les rapportes, hein ?!
Ça sentait l’huile de moteur et la graisse dans le hangar : Rubén inspecta brièvement le matériel entreposé avant de se diriger vers le Cessna au fond du garage. L’avion de tourisme pouvait accueillir deux personnes à l’avant et une charge équivalente à l’arrière : en enlevant la portière, on pouvait larguer un corps en vol et revenir comme une fleur à l’aérodrome. Il se hissa à bord du cockpit.
Les pilotes renseignaient les heures moteur après chaque vol. Il compara le carnet de bord avec le compteur. Le kilométrage correspondait. Del Piro avait aussi pu le débrancher. Rubén releva la jauge d’essence, enfila des gants de latex, fouilla minutieusement l’habitacle, passa sa torche à l’arrière de l’appareil : le sol, les sièges, le fond de la cabine, tout était propre, ou nettoyé depuis peu. En tout cas, rien qui pût laisser penser à un vol fantôme…
Le soleil l’éblouit un instant lorsqu’il sortit du hangar. Il longea le tarmac et se dirigea vers la pompe à essence, cinquante mètres avant le bureau de Valdès. C’était une station-service des plus sommaires, avec une simple pompe et un registre que remplissaient les pilotes en se servant. Rubén consulta le document ; aucun plein n’était mentionné le week-end en question.
Il calcula la moyenne de consommation d’après la fréquence de remplissage du réservoir, compara avec les vols effectués depuis par le Cessna et la jauge relevée sur l’appareil, et tiqua. Ça ne collait pas. Del Piro avait fait le plein « trop tôt », après le week-end du 8.
Rubén vérifia plusieurs fois ses calculs. L’adrénaline poussa verticale : il manquait l’équivalent de deux à trois heures de vol.
Parmi les quarante-deux « Montanez » répertoriés dans l’annuaire, Jana finit par en joindre les trois quarts, en baratinant pour un jeu de loterie se référant à la date de naissance. Après une série de coups de fil fastidieux, onze personnes avaient l’âge de l’ancien caporal impliqué dans le meurtre des parents Verón.
DDHH (sorte de ministère des Droits de l’Homme), ANM (Archives Nationales de la Mémoire, basée à l’ex-ESMA), CONADEP, Jana fouilla dans les listes des membres des forces armées liés à la répression, celles du Centre d’Études légales et sociales mises à la disposition des Grands-Mères, dossiers stockés dans l’ordinateur du détective, sans trouver la moindre trace d’un Montanez correspondant. Elle n’avait que ces onze noms allongés sur du papier, onze suspects éparpillés aux quatre coins du pays. Procédure trop longue. Paula serait morte depuis mille ans… Restaient les archives de l’armée.
Les documents top secret liés à la séquestration et à l’assassinat des trente mille disparus avaient été brûlés à l’arrivée de la démocratie (et les éventuelles copies probablement détruites), mais la Marine, comme tous les corps d’armée, avait gardé ses archives. Le public n’y avait pas accès, pour la simple et bonne raison que la Marine refusait de les donner : seuls cas exceptionnels, les « usagers légitimes » justifiant la « nécessité d’une consultation » pouvaient y accéder — autant dire peu de monde, et au prix de démarches qui avaient peu de chances d’aboutir. C’est ce que lui avait dit Rubén ce matin avant de partir, alors qu’elle émergeait du brouillard.
Sortant d’une sieste carabinée, Ledzep fit une apparition remarquée tandis qu’elle ouvrait le frigo. Il avait goûté les restes du petit déjeuner laissés sur la table du salon, mais son air chafouin plaidait pour du carné. Jana but une bière fraîche, pour se donner du courage, et quitta la planque à l’heure de midi.
Par une ironie macabre propre à l’Argentine, le bâtiment qui abritait les archives de la Marine se situait près de la Morgue Judicial, avenida Comodoro Py. L’édifice, baptisé Libertad (…), était un immeuble en forme de parallélépipède haut d’une dizaine d’étages fraîchement repeint en blanc, chargé de faire oublier la tristement célèbre École de Mécanique de la Marine, aujourd’hui transformée en musée et lieu de mémoire.
Jana était venue en colectivo, le bus local, son sac de toile noire à l’épaule et sa carte d’identité dans la poche de son treillis. Le ciel était bleu après l’averse, le vent frémissait dans les maigres arbres qui bordaient le parking. La jeune femme grimpa l’escalier, pleine d’appréhension, montra son sac aux deux molosses à l’entrée, passa entre les détecteurs de métaux et se présenta à l’accueil.
Une quadragénaire à voix de perruche s’entretenait au téléphone avec ce qui semblait être une amie : l’arrivée d’une visiteuse ne parut d’abord pas l’émouvoir, puisqu’elle poursuivit sa discussion un moment avant de se tourner vers la Mapuche qui se dandinait derrière le comptoir.
— Attends une seconde, lâcha-t-elle à sa copine, avant de plaquer le combiné contre sa poitrine. Oui, c’est pour quoi ?!
Jana fit un effort surhumain pour sourire.
— Je cherche mon cousin, dit-elle en approchant du bureau stratifié. Garcia Marquez, il était caporal dans la Marine. Je l’ai perdu de vue et je cherche à reprendre contact avec lui, expliqua-t-elle, pour des raisons familiales et aussi juridiques…
Comme l’autre grimaçait derrière son fard, elle insista.
— C’est au sujet d’un héritage, de papiers à remplir. Le notaire qui s’en occupe m’a dit qu’on retrouverait la trace de mon cousin dans vos archives. Vous savez où elles se trouvent ?
Quelques hommes grisonnants en uniforme passaient dans le grand hall, un dossier sous le bras, ou partaient déjeuner à l’extérieur. La femme de l’accueil fit un geste nerveux en direction des ascenseurs.
— Dixième étage. Il faut faire une demande officielle au service concerné, remplir les formulaires en apportant les justificatifs de votre démarche et revenir quand vous recevrez la réponse, en général pas avant une quinzaine de jours, ajouta-t-elle comme une litanie. Vous avez une pièce d’identité ?
Jana lui tendit sa carte, que l’employée photocopia sans quitter sa chaise à roulettes. Après quoi elle jeta machinalement un badge sur le comptoir.
— Vous me le redéposez en sortant !
— Merci, madame.
La femme avait repris son combiné.
— Oui, Gina, tu es là ?
Jana accrocha le badge au col de sa veste en jean noir et se dirigea vers les ascenseurs, la vessie soudain compressée. Un garde armé se tenait près des issues de secours, un béret aux couleurs de la Marine sur ses tempes dégagées. Dixième étage : un vaste hall lustré faisait danser les reflets du soleil depuis les baies vitrées qui donnaient sur le nouveau port. Des affichettes aiguillaient les visiteurs vers les différents services administratifs ; Jana composa un numéro fictif sur le portable que lui avait laissé Rubén et, entamant une conversation imaginaire, inspecta les lieux. « Oui… Non… » Elle déambulait sans que personne fît attention à elle : la salle d’archives se situait tout au bout, sur la droite.
Un soldat attablé devant un bureau sommaire en gardait l’accès, pâle doublure de Sean Penn malgré son air de petite frappe. Talkie-walkie, pistolet et matraque pendaient à sa ceinture. C’était l’heure de midi : il mangeait un sandwich emballé dans du papier, observant l’étendue proprette qui, comme lui, s’ennuyait fermement entre les plantes vertes. Jana s’assit à distance sur un des sièges vacants au milieu du hall. Elle ne connaissait pas l’agencement de la pièce où l’on stockait les archives, mais le garde était seul. Jana trouva un vieux bout de crayon khôl dans le fond de son sac, se maquilla pour donner le change. Le gardien du temple but une nouvelle rasade d’eau dans la petite bouteille, qu’il reposa sur le bureau, bientôt vide. Quelques minutes passèrent avant qu’il parte se soulager dans les toilettes voisines.
Jana n’attendit pas qu’il disparaisse pour filer dans son dos. Elle accéléra le pas, arriva à quelques mètres de l’entrée quand un homme sortit des W-C. Il marcha vers elle, l’uniforme tiré à quatre épingles, fronça imperceptiblement les sourcils et, découvrant le badge à sa veste, la croisa sans mot dire. La voie était momentanément libre. Jana passa le bureau déserté et se glissa par la porte vernie, un frisson le long de l’échine.
La climatisation tournait à plein régime dans la salle des archives. Jana referma doucement la porte derrière elle, et se logea contre le mur perpendiculaire qui lui faisait face : des bruits de pas résonnaient dans la semi-pénombre, bientôt suivis par un claquement de porte. La Mapuche se tint collée contre le mur du vestiaire mais ses jambes semblaient se dérober : qu’est-ce qu’elle foutait là, bon Dieu ?! Elle attendit que le poison descende de ses cuisses soudain molles, se répande et se noie dans le sol, pour enfin risquer un œil. La salle était vide. Deux ordinateurs à écrans plats ronronnaient sur les bureaux, accolés à une impressionnante rangée d’étagères : il y en avait une vingtaine, cathédrale de paperasses faiblement éclairées dans ce bunker sans ouvertures… Jana s’engouffra dans le tunnel le plus proche et fila à croupetons au bout de l’allée, comme si cela l’aiderait à se rendre invisible. L’envie d’uriner se fit plus pressante. Deux hommes revinrent bientôt, leurs voix rauques rebondissant dans l’univers confiné de la salle d’archives. Ils parlaient de foot, elle n’écoutait pas. La sueur commençait à couler le long de ses tempes. Jana s’éloigna, légère, se cacha au bout de la rangée et leva les yeux. D3, c’était le numéro de l’étagère.
Les voix des employés étaient indistinctes, tout au bout du couloir. Ses pas la guidèrent dans le labyrinthe. M1, M2, M3, Jana trouva le rayonnage correspondant au nom de Montanez en M4. Des centaines de dossiers s’entassaient dans l’allée, qui donnait sur l’espace de déambulation. Elle hésita un instant à s’y engager : instinct, signe des temps ? Un employé passa vingt mètres plus loin, droit comme un I, sans remarquer sa présence.
Le tee-shirt de Jana était imbibé de sueur ; elle marcha à pas de loup entre les murs de documents qui la protégeaient, retenant son souffle. Monterubio, Monteramos… Montalban, Montamas, Montanez : cinquième étagère, juste au-dessus de son crâne. Jana saisit une pile de dossiers, entendit des pas, retint son souffle : quelqu’un se déplaçait à deux ou trois travées de là.
Une minute passa, avec un sale goût d’éternité. Les pas enfin s’éloignèrent. La Mapuche fit le tri entre les livrets militaires, le cœur électrique. Montanez Oswaldo, né le 10/02/1971 : trop jeune. Montanez Alfredo, né le 24/08/1967 : trop jeune aussi. Une goutte de sueur s’échoua sur le papier jauni du dossier qu’elle consultait d’une main fébrile. Montanez Ricardo, né le 06/12/1955 à Rufino. La date de naissance collait, celle de son incorporation à l’ESMA aussi, qu’il avait quittée fin 1976 avec le grade de caporal. C’était lui. Ça ne pouvait être que lui. La gorge de Jana, accroupie au pied de l’étagère, se fit plus sèche. Une voix la fit sursauter.
— C’est quoi cette odeur ?!
La peur.
La sienne, qui lui dégoulinait du corps.
Le type était dans la rangée voisine, reniflant sa présence.
— Oh, il y a quelqu’un ?! s’écria-t-il en aveugle.
Jana avait déjà fourré la fiche dans la poche de son treillis : elle logea le dossier en vrac dans l’étagère et se glissa vers l’issue de secours, au bout de l’allée. Personne à gauche, ni à droite. Elle poussa la porte coupe-feu et disparut.
— Oh ! Il y a quelqu’un ?!
Dix étages. On avertirait la sécurité, qui n’aurait plus qu’à la cueillir en bas de l’escalier. Jana suivit la petite lumière verte, dévala les marches en prenant appui sur la rampe pour amortir le bruit de ses pas et débarqua au neuvième étage, le cœur battant à tout rompre. Le groupe de militaires qui discutaient devant les baies vitrées lui adressa à peine un regard. Jana appela l’ascenseur en tentant de garder son sang-froid. Toujours pas d’alarme. L’employé de la salle des archives avait pourtant dû entendre le clic de la porte de secours. L’ascenseur arriva vite : elle appuya sur le bouton, laissa les portes se refermer sur elle, commença la descente. La Mapuche essuyait la sueur qui perlait sur son front, priant les dieux des ancêtres de l’épargner pour cette fois, quand la cabine stoppa. Cinquième étage. Un homme de haute stature dans un uniforme à galons entra sans un mot : l’officier qu’elle avait croisé un peu plus tôt, sortant des toilettes.
— Vous descendez ? demanda-t-il.
— Oui.
Son air affable ne dura pas. À peine l’ascenseur eut-il entamé sa descente que l’homme se rétracta : une odeur désagréable empuantissait la cabine. Il adressa un rictus compassé à l’Indienne, absorbée par la contemplation de ses Doc. Les portes s’ouvrirent enfin sur le grand hall : Jana déglutit la salive qu’elle n’avait plus, se dirigea vers l’accueil, roseau souple dans la tempête. Personne ne l’interceptait. Toujours pas. Elle déposa le badge sous la mine indifférente de la perruche au comptoir, et se retint de courir vers la sortie.
Les talkies-walkies des types de la sécurité se mirent à crépiter. Jana passa à leur hauteur au moment où ils décrochaient, emprunta le grand escalier qui menait au parking. Les deux hommes se précipitèrent à l’intérieur du bâtiment, trop tard : le vent rafraîchissait son visage et le colectivo arrivait, au bout de l’esplanade…
La station balnéaire d’El Tigre s’était vidée avec la fin de l’été. Les clubs d’aviron ronronnant, quelques débiles faisaient hurler leur scooter des mers entre les citrons pourris qui flottaient à la surface du plan d’eau. Rubén roula sur l’artère principale, un sandwich à la main, acheté à la volée des boutiques de l’embarcadère. Gianni Del Piro habitait au bout de l’avenue, une maison pavillonnaire qui jurait avec les somptueuses demeures bâties un siècle plus tôt.
Une voiture de petite cylindrée était parquée sous le préau. Il balança les restes de sandwich au clébard qui faisait les poubelles du voisin, sonna à la porte d’entrée. La femme du pilote ouvrit sans tarder, Anabel, une fausse blonde dodue au sourire rouge cru qui, à en croire son vaste décolleté en forme de cœur, refusait toujours ses cinquante ans.
— Bonjour ! lança-t-elle au dandy qui usait ses semelles sur le perron.
Rubén, tout sourire, se fit passer pour un ancien copain de l’armée chargé de rameuter l’escadrille pour fêter la retraite d’un ami commun. Charmée de l’attention, Anabel expliqua que Gianni était parti la semaine dernière à Neuquén pour un stage de « perfectionnement à la voltige », qu’il serait de retour dimanche, mais qu’elle pouvait toujours l’appeler pour l’informer de sa démarche.
— Si vous le désirez, bien sûr ! avança la cocotte.
— J’aimerais lui faire la surprise, singea-t-il en retour.
— Comme vous voudrez !
Rubén sonda brièvement la femme qui se ventilait sur le pas de la porte. Malgré ses valses d’œillades liftées, son air innocent laissait peu de doutes. Il abandonna Anabel à son destin de Botox, regagna la voiture garée un peu plus loin et, adossé au capot, contacta les aéroclubs de Neuquén.
L’un d’eux proposait bien des stages par des pilotes confirmés mais, d’après le type joint au téléphone, la prochaine formation de voltige n’aurait pas lieu avant le mois prochain.
Il appela Anita dans la foulée.
L’inspectrice n’avait pas lu le rapport d’autopsie de Munoz concernant le décès de Maria Victoria Campallo et, d’après les infos glanées, la thèse d’un homicide restait en suspens : accident, suicide, meurtre, l’équipe du capitaine Roncero, chargé par Luque de l’enquête, n’occultait aucune piste.
— Le rapport d’autopsie est faux, renvoya Rubén, tu le sais comme moi.
— Oui. Ça fait deux personnes contre le reste du monde. Maria est enterrée tout à l’heure et personne ne nous laissera exhumer le corps pour une contre-expertise. À moins de prouver la non-filiation entre la famille Campallo et ses enfants volés… Tu en es où ?
— J’ai le nom d’un type, répondit Rubén, Gianni Del Piro, un ancien pilote de l’armée qui travaille dans un petit aéroclub d’El Tigre. Je le soupçonne d’avoir transporté le corps de Maria et trafiqué son carnet de vol pour jouer les hommes invisibles. Del Piro a baratiné sa femme et son employeur au sujet d’un stage à Neuquén et quitté le domicile conjugal la veille du double meurtre, la semaine dernière. Tu pourrais me pister ce type d’après son numéro de portable ?
— Je te rappelle que mon pouvoir se résume à conduire la voiture de patrouille en présence d’un collègue masculin et à taper les rapports parce que ces pajeros[8] n’ont que deux pouces, rétorqua Anita.
— Et ton copain des télécoms ?
— Surveiller les communications, c’est encore possible, bougonna-t-elle, mais le localiser ne se fera pas sans l’aval de Ledesma.
Le chef du commissariat de quartier qui l’employait.
— Luque et ses flics d’élite le considèrent au mieux comme un vieux tas de merde : Ledesma aura peut-être envie de leur mettre des bâtons dans les roues, hypothéqua Rubén.
— À deux ans de la retraite, le Vieux ne prendra pas le risque de se faire révoquer sans preuves solides, assura sa subalterne.
— Dis-lui que c’est au sujet du meurtre de la rue Perú, du fils travesti de la blanchisseuse qu’on aurait vu dans un club de tango avec la fille de Campallo avant sa disparition.
— Putain, Rubén, si je lui dis que j’ai mené une enquête parallèle au sujet de Campallo, je vais me retrouver à ramasser les clodos en Troisième Couronne !
— L’occasion rêvée de changer de métier, non ?
— Bien gentil. Tu as un job à me proposer ?
— Del Piro est dans le coup, insista Rubén, j’en suis sûr. Il peut nous mener à Miguel et aux tueurs. Enrobe ça comme un bonbon pour Ledesma et localise-moi ce type. Je me charge de lui faire cracher le morceau.
Pour ça, on pouvait lui faire confiance.
— Tu me fais faire que des conneries, grommela son amie d’enfance. Le Vieux va vouloir savoir qui est ma source.
— Dis-lui que les Grands-Mères ont de sérieux doutes sur l’identité réelle de Maria Campallo, que vous vous cantonnez de toute façon à l’affaire Michellini, que Del Piro est soupçonné d’avoir participé à l’enlèvement de Miguel, le principal témoin disparu.
Anita évalua brièvement la situation — oui, le coup était jouable.
— Bon, elle acquiesça, je vais voir ce que je peux faire.
— En attendant ça te coûtera un restau. Aux chandelles, hein ! elle précisa.
Rubén sourit, adossé au capot de la voiture — une fille à vélo passait à sa hauteur, toutes jambes dehors.
— Au fait, rebondit l’inspectrice, j’ai des nouvelles de Colonia. Le corps trouvé dans les décombres de la maison a été identifié comme celui de José Ossario. Il est mort d’une balle dans la tête, un calibre.22 qui lui appartenait. Obtention légale. Une enquête est en cours mais l’incendie brouille les pistes, d’autant que l’appel à témoins n’a rien donné.
— Et le voisin d’Ossario, Diaz ? La police locale ne l’a pas interrogé ?
— Je te répète ce qu’on m’a dit : pas de témoins. Ton botaniste a dû se barrer, avança Anita. Ou il a peur et il se tait. Peut-être aussi qu’on l’a liquidé. Qu’on l’a balancé d’un avion, voir s’il volait.
— Ah oui…
Mais il n’avait pas l’air convaincu.
— Les gens ont tendance à mourir dans ton sillage, tu n’as pas remarqué ?
Rubén reçut alors un double appel sur le BlackBerry : c’était Jana.
— Excuse-moi, il faut que je te laisse, s’empressa-t-il. Tâche de convaincre Ledesma. On se rappelle !
Il prit la communication, le pouls plus rapide.
— Jana ?
— Ça va, Mermoz ?
— Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai trouvé le caporal, là, Montanez : dans les archives de l’armée.
Rubén grimaça sous l’éclaircie tapageuse.
— Quoi ?
— J’y suis allée ce midi, expliqua-t-elle : Ricardo Montanez, c’est son nom complet. La date de naissance du livret militaire correspond avec un des types que j’ai baratinés hier au téléphone.
Rubén chercha un peu d’ombre le long de l’allée pavillonnaire.
— Tu es allée fouiller dans les archives de l’armée ?!
— C’est là que sont stockés les livrets militaires, rétorqua Jana. C’est toi qui me l’as dit.
— Mais je ne t’ai jamais dit d’y aller !
— Qui d’autre ? Toi peut-être ? C’est vrai que personne ne te connaît chez les militaires. Je suis sûre d’ailleurs qu’ils t’adorent : je me trompe ?
Rubén secouait la tête, décontenancé.
— Tu es folle, imagine qu’on t’ait prise la main dans le sac ! Putain, tu aurais dû me prévenir.
— De quoi ? Que je sortais sans ton autorisation ? Tu n’es pas mon père, et je ne me suis pas échappée de ma réserve pour obéir au dernier venu, si tu vois ce que je veux dire.
— Non.
— Bon, de toute façon, c’est trop tard, dit Jana pour évincer le sujet.
— Tu es où ?
— À la maison. Je viens d’arriver.
— N’en bouge plus. S’il te plaît.
— O.K., concéda-t-elle à l’autre bout des ondes. Tu rentres quand ?
— Pas avant huit heures. Deux trois choses à régler. Je t’expliquerai.
— Bon…
— Bravo en tout cas, dit-il avant de raccrocher. Pour les archives. Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu te débrouilles comme un chef.
— Tu ne m’as pas vue au lit, renchérit Jana. Un vrai petit lynx !
Rubén sourit malgré lui, sous le charme — oui, complètement cinglée.
Des bourrasques chahutaient les voiles des femmes réunies autour du caveau familial ; les hommes s’accrochaient à leurs chapeaux, à leur chagrin, les femmes s’accrochaient à leur bras. Aucun enfant présent, juste un nouveau-né qui ne craignait pas encore le cimetière.
Celui de La Recoleta accueillait la fine fleur du pays, présidents, gouverneurs, ministres, célébrités — pour le tombeau d’Eva Duarte, dite Evita, il suffisait de suivre les gerbes. La famille Campallo faisait partie des privilégiés. Ça ne les consolait pas. De lourds nuages gris étaient tombés en fin d’après-midi sur la ville, assombrissant un peu plus les visages. Ils étaient une vingtaine, vêtus de noir, à se presser devant la dépouille de Maria Victoria. Eduardo, un homme de forte stature rasé de frais dans un costume de marque, sa femme Isabel, invisible squelette sous sa voilette, agrippée à lui comme à un tuteur, leur fils Rodolfo, pantalon à pinces et mâchoires rentrées dans son double menton. Quelques femmes voûtées s’agglutinaient derrière le trio, le mouchoir pendant à leurs tristes serres, deux adolescents peu amènes dans leur costard, qu’on avait peignés de force et qui re-plaquaient leur mèche dérangée par le vent. En retrait du cocon familial, la mine sévère sous de fines lunettes noires, un costaud au crâne rasé se chargeait d’éloigner d’éventuels reporters.
Eduardo Campallo avait veillé à enterrer sa fille dans la plus stricte intimité, après la fermeture officielle du cimetière. Il se recueillait devant le cercueil, mains jointes. Il avait refusé que sa femme voie le corps de Maria, vision en tout point traumatisante. Un prêtre au visage émacié officiait en latin, si maigre sous sa chasuble qu’il semblait balancer dans la brise : il répandit un peu d’eau bénite sur le cercueil de chêne. Isabel tenait à peine debout. Dernière oraison funèbre, dernières larmes ; Eduardo fit signe aux préposés de déposer la dépouille de Maria Victoria dans le caveau familial. Les sanglots redoublèrent.
La statue du général Richieri montait une garde inutile sur la placette en étoile. Rubén, qui avait joué à cache-cache avec le gardien du cimetière avant sa fermeture, avait trouvé un poste d’observation un peu plus loin — un monument de marbre blanc retraçant la « Conquête du Désert », illustré par des gravures de Mapuche à cheval, plutôt minables. Le détective descendit de son perchoir : on refermait le tombeau sur le corps de la malheureuse.
Le chat tigré qui roulait des épaules entre les tombes vint quémander une caresse, l’œil sale, indifférent. Rubén tapota le crâne griffé du matou et emprunta la contre-allée.
Le cortège, chassé par le chagrin, avait commencé à se disperser entre les croix grises piquées de mousse. Eduardo Campallo sortait au bras de sa femme quand il vit l’homme près de la placette. Isabel, qui marchait tête baissée, l’aperçut à son tour. Ses doigts se contractèrent sur la manche de son mari.
— Il faut que je vous parle, monsieur Campallo, fit Rubén en approchant.
Le visage de l’homme d’affaires, costume Prada noir, chaussures cirées, n’exprimait que dignité, tristesse et désolation. Isabel glissa un mot à son oreille, à la suite de quoi Eduardo se rembrunit un peu plus.
— Je n’ai rien à vous dire, Calderón. Votre présence ici est aussi indécente que malvenue. Je suis au courant de votre intrusion chez nous, ajouta-t-il sans masquer sa colère. La police aussi. Je vous préviens tout de suite que vous allez entendre parler de moi.
— La presse aussi quand ils sauront que vous avez adopté deux bébés pendant la dictature, le doucha-t-il.
Le garde du corps intervint aussitôt, veste à épaulettes et mâchoires proéminentes.
— Un problème, monsieur Campallo ?
Rubén brandit un sachet plastifié à l’intention de son employeur.
— Ces cheveux sont ceux de votre fille, dit-il avec un regard franc du collier. Ou plutôt de votre fille adoptive, Maria Victoria. J’ai comparé vos ADN : vous n’avez aucun lien biologique… Vous préférez m’en parler maintenant ou vous expliquer devant la presse ?
Le patriarche blêmit sous son masque de cire. Son fils, Rodolfo, arrivait près de la placette.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta le cadet en voyant l’agitation.
Rubén ignora le gorille à poils ras qui attendait les ordres du boss.
— Maria Victoria a été enlevée avant d’être assassinée, dit-il. Elle et ceux qui l’ont côtoyée. Maria recherchait son frère : son vrai frère, Miguel Michellini. Ce nom vous rappelle quelque chose, ou vous n’avez jamais rencontré la famille qui a procédé à l’échange des nourrissons ?
Il y eut un moment de flottement à l’entrée du cimetière. Eduardo s’empourpra.
— Vous n’avez aucun savoir-vivre ni compassion pour…
— Vous avez lu le rapport d’autopsie ? le coupa Rubén.
— Maria Victoria s’est noyée, gronda le père de famille. Ça ne vous suffit pas ?!
— Demandez à Munoz s’il y avait de l’eau dans ses poumons, demandez-lui si elle était encore vivante quand on l’a jetée dans l’océan ! feula-t-il avec l’envie de mordre.
— Qu’est-ce que vous racontez ?!
— Les fractures sont caractéristiques. On a jeté votre fille d’un avion, monsieur Campallo, comme au bon vieux temps de la dictature. Maintenant de deux choses l’une, enchaîna-t-il : ou vous êtes au courant et vous êtes le pire fumier sur Terre, ou vous n’en savez rien et je vous conseille d’en parler à vos amis.
— N’écoute pas ce bâtard, papa, siffla Rodolfo.
Isabel sembla s’effacer dans le dos de son mari. Une demi-douzaine de personnes s’étaient maintenant regroupées autour du patriarche.
— Maria a découvert que vous n’étiez pas ses parents biologiques, continua Rubén, que ses vrais parents ont été enlevés et liquidés lors du Processus. Maria a aussi appris l’existence de son frère, né en détention, ajouta-t-il en se tournant vers le cadet. Mais ce n’est pas toi, Rodolfo : son vrai frère a été échangé à la naissance en raison d’insuffisance cardiaque. C’est lui que Maria cherchait quand on l’a kidnappée : Miguel Michellini… C’était quoi son problème, lança-t-il aux apropiadores : le bébé marchait moins bien, alors vous l’avez bradé contre un neuf ? Il vous a coûté combien celui-là ?
Rodolfo resta incrédule. Son père ne cillait pas, statufié devant la placette. Une larme coula sous le voile d’Isabel.
— Sale chien ! aboya le cadet.
— Laisse-le parler, souffla Eduardo.
Rodolfo jeta un regard effaré à son père.
— Votre fille comptait vous attaquer en justice, monsieur Campallo, poursuivit Rubén. Vous et votre femme. On l’a assassinée avant qu’elle ne parle. C’est une chose dont je suis sûr.
Une volée de corbeaux passa dans les yeux du bâtisseur.
— Je n’ai pas tué ma fille, Calderón, déclara-t-il, la voix cassée.
— Un autre a pu le faire pour vous. Maria Victoria a eu en main un document qui vous compromettait, l’enfonça-t-il, vous et les personnes impliquées dans la séquestration de ses parents. Sept ans de prison, c’est la peine que vous risquiez comme voleurs d’enfants.
Eduardo oscilla dans la brise, livide.
— Quoi ? C’est vrai ?… Papa ?
— N’écoute pas ce démon, réagit enfin Isabel.
Eduardo Campallo avalait des serpents par la tête. Le monde s’écroulait. Il resta immobile, le regard vide, tout à fait frappé de stupeur. Près de lui, le front de son fils se lézardait. Rodolfo posa une main sur l’épaule accablée de son père.
— Papa ?… Papa ?!
Rubén rentra du cimetière de La Recoleta chargé d’adrénaline. Il déposa ses affaires dans l’entrée de l’appartement et trouva Ledzep allongé sur le dos, les pattes avant pédalant dans le vide. Les lampes japonaises du salon étaient allumées, les rideaux tirés…
— Jana ?
Pas d’échos, si ce n’est les rumeurs de la rue, ni d’odeur d’herbe évanescente. Rubén enjamba le chat et grimpa l’escalier de verre — peut-être était-elle dans le jacuzzi. L’ordinateur était en veille sur la table basse, son sac de voyage et ses affaires éparpillées sur le canapé-lit, la salle de bains vide. Il ouvrit la baie vitrée, attiré par les petites lumières sur la terrasse…
— Jana ?
La table était apprêtée, nappe blanche, assiettes et couverts alambiqués, des îlots de photophores vacillants dans le vent tiède, quelques pétales de roses rouges répandus au hasard, mais de la sculptrice, nulle trace… Le chat miaula dans son dos, le poil ébouriffé, frotta son museau contre son pantalon. Où était-elle encore fourrée ? Ledzep détala devant lui, qui redescendit l’escalier à sa suite, inquiet. L’animal s’amouracha du frigo, étirant sa queue touffue comme un roseau tremblant dans la bise. Rubén fila vers le couloir, vit la porte de la chambre entrouverte…
— Jana ?
La chaleur se fit plus épaisse quand il entra. L’odeur des roses flottait dans la pénombre, entêtante, une dizaine de photophores allumés disséminés autour du lit. Il se figea. Jana reposait sur les draps, les yeux clos. Elle ne portait rien d’autre qu’un débardeur noir et semblait dormir, les mains ramenées le long du corps… Rubén observa la toison brune de son pubis, sa bouche, les reflets mouvants de sa peau sous les ombres dorées des bougies, et n’osait plus bouger. L’avait-elle entendu ? Il voulut un instant refluer, revenir trente ans en arrière, au temps des passantes et des serments de grâce, mais ses mains, ses pauvres mains ne répondaient plus : elles se posèrent sur les joues de la Mapuche, qui frémit à peine à son contact.
Rubén l’embrassa comme au premier soir, tendrement, tout entière.
— Ta salive a goût d’herbe, dit-il tout bas.
Jana ouvrit enfin les paupières, sourit en le voyant penché sur elle, et écarta les cuisses. Trois pétales de rose rouge décoraient ses lèvres.
— Baise-moi au lieu de dire des conneries…
Jana n’avait pas connu beaucoup d’hommes — ce n’était pas non plus une compétition. Passé les étreintes maladroites de l’adolescence, elle avait entrevu les portes d’un paradis à conquérir lorsque Arturo, un jeune homme qui l’avait prise en stop sur la route de Buenos Aires, l’avait amenée chez lui pour une nuit d’amour d’autant plus belle qu’elle serait la seule, avant d’arriver à la capitale et percuter le mur de la réalité : un pays en temps de crise, où chacun survivait avec les moyens du bord. Furlan l’avait ramassée comme une pomme tombée trop tôt dans un champ de ruines et l’avait mangée verte. Les deux types avec qui elle avait couché par la suite — un étudiant lors d’un vernissage et un conservateur de musée d’une cinquantaine d’années qui l’avait invitée à un gueuleton à la « Taberna Basca » de San Telmo, avant de lui proposer fort aimablement de passer la nuit à l’hôtel — étaient comme des petits coquillages trouvés au fond d’une poche, souvenirs-témoins dont on se débarrasse sans presque y prendre garde.
Jana était sentimentale sous ses airs de chat sauvage, le blindage en couvercle de poubelle. Non, sa rencontre avec Rubén ne devait rien au hasard. Le hasard était comme le bonheur, une formule de winka. La veulerie des élites et les diktats de la finance l’avaient jetée vivante dans la décharge du monde, là où les rats faisaient la queue pour lui apprendre à avoir dix-neuf ans, mais l’étudiante avait dressé des barbelés pour garder inviolée la maison où grandirait l’Amour. Pour ce feu imaginaire, elle aurait tout donné, même ses sculptures.
Il crépitait encore à l’ombre des photophores, où leurs corps alanguis se remettaient du voyage. Jana voyait des formes étranges dans les draps froissés, des oreilles d’animaux, de vieux bonshommes, des glaciers comme elle, tout chamboulés. Ils venaient de faire l’amour, en avaient mis partout ; le fluide refluait entre ses cuisses, des étoiles lourdes bâillaient au plafond, les pétales de rose éparpillés parmi leurs humeurs terrestres. Jana appréhendait leur premier contact, sensation souvent irrévocable, mais Rubén avait enroulé ses mains lisses autour de ses jambes, frotté ses cheveux comme le pelage d’un animal soyeux et l’avait lapée à petites goulées : ses chevilles, l’angle mort de ses genoux, le creux de son aine, ses lèvres, le winka l’avait léchée en petits ronds concentriques sans jamais s’aventurer sur ses seins — la délicate attention —, sa langue douce avait remonté le cours de ses bras, ses aisselles, son cou, le lobe électrique de son oreille, puis il s’était dressé dans le ciel pour lui faire goûter son sexe, si gonflé d’elle que la goulue, ne tenant bientôt plus qu’à Babylone, l’avait attiré tout au fond de son ventre.
Des bouts d’âme bleue s’évaporaient. Les glissements sériels de sa queue sur son clitoris, hypnotiques, ses murmures pour le recevoir, ses yeux quand il l’avait pénétrée, le trait incandescent s’immisçant dans la soie, la quête patiente de son abandon, l’abandon : Jana avait tout aimé. Maintenant la nuit tombait derrière les stores de la chambre, elle rêvait à d’étranges sculptures sur les draps défaits, le monde s’était agrandi d’un tiers, il dépassait même, de tous les bords. Elle reposait près de lui, goûtant le silence qui les unissait encore dans la pénombre clinquante d’une chambre qui n’était pas la leur. Émotion inconnue, qu’elle mit sur le compte de ses antécédents — amour ou pas, on ne l’avait jamais baisée comme ça…
— Dis donc, je te fais de l’effet, dit-elle pour briser les chaînes.
Rubén sourit, les draps ramenés sur son torse. Pudeur ? Elle avait vu les marques sur son corps, mais ce n’était pas le moment de parler de ça.
— Tu as faim ? demanda-t-elle.
— Bof.
— Je vais préparer un truc pendant que tu rêvasses.
— O.K.
Jana se leva d’un bond, enfila son short et sa chemise par-dessus le débardeur moulant, qu’elle n’avait pas quitté.
— C’est prêt dans dix minutes !
Jana fila vers la cuisine, le laissant seul dans la chambre. Ledzep grimpa aussitôt sur le lit, enfouit le museau contre le visage de Rubén, ronronna comme un vapeur remontant le Mississippi.
— Putain, souffla-t-il en s’époussetant, tu me fous des poils partout.
Mais, à la tête qu’il faisait, le chat s’en fichait complètement.
Un Iggy Pop rugueux et bagarreur passait dans le salon quand il sortit de la douche, « Beat’em up ». Il retrouva Jana sur la terrasse, où elle avait dressé la table en attendant son retour. La Mapuche s’était légèrement maquillée, c’était la première fois. Rubén s’assit devant le plat fumant.
— C’est quoi ?
— J’en sais rien, répondit-elle.
Les produits macrobiotiques qui traînaient dans le frigo du rocker manquaient, il est vrai, un peu d’allure. En bout de table, Ledzep non plus n’avait pas l’air très convaincu. Rubén entama le steak de soja et fit le récit de sa journée. Les pétales sur la nappe évoquaient le moment qu’ils venaient de vivre, la nuit était douce, les voisins invisibles derrière la haie de bambous qui les protégeait du monde. Jana l’écouta, reprit espoir à l’évocation du pilote, raconta à son tour son intrusion dans le bâtiment de la Marine. La garde relâchée autour de la salle des archives, son échappée belle et son retour avec le colectivo d’Antepuerto avec le livret militaire de Montanez : les yeux ronds de Rubén rappelaient ceux du chat en bout de table.
— Et si tu t’étais fait piquer ?! la rabroua-t-il.
— Comme un vieux chien ?
— Tss.
Jana donnait le change mais elle avait eu la peur de sa vie ce midi. Il ouvrit bientôt le document qu’elle avait volé pour lui. Une photo en haut de page révélait le visage d’un jeune joufflu acnéique : Ricardo Montanez avait fait ses classes à Campo de Mayo avant d’intégrer l’ESMA (05/01/1976), qu’il avait quittée à la fin de son engagement en novembre de la même année, avec le grade de caporal. Tout concordait, la date de naissance, celle du transfert. Jana avait ses coordonnées sur sa liste télécom : Ricardo Montanez était aujourd’hui propriétaire d’un hôtel à Rufino, « La Rosada » (pas de site Internet), qui lui tenait lieu d’adresse.
— Ça vaudrait le coup d’interroger ce type, non ? conclut Jana.
Rubén acquiesça, dans ses pensées. Le Centre d’Anthropologie légiste de Rivadavia venait de confirmer les liens génétiques entre Maria Campallo et Miguel Michellini, mais la comparaison de leur ADN avec les ossements anonymes déterrés des fosses communes stockés dans leurs réserves ne donnait rien pour le moment. Si les parents disparus avaient été exécutés lors du « transfert », seuls Montanez et l’officier qui le commandait connaissaient le lieu de leur sanctuaire. Retrouver l’ADN du couple assassiné prouverait leur filiation avec Maria et Miguel : Eduardo Campallo et sa femme seraient alors contraints d’avouer le vol des enfants, validant l’authenticité de la fiche d’internement, même parcellaire, de Samuel et Gabriella Verón.
Rufino, un trou perdu dans la pampa. Jana avait pris des risques inconsidérés mais elle avait fait du bon boulot.
— Pisco sour ? proposa-t-elle.
Rubén sortit de sa léthargie. Presse-agrumes, citron, sucre, shaker, alcool, œuf, Jana avait rangé le matériel en bout de table.
— Je vais chercher les glaçons, dit-il en se levant.
— Ils sont là.
Un bol, niché sous les plantes : une attaque au cordeau. Ils se mirent à deux pour préparer le cocktail, remplirent les verres de mousse alcoolisée, trinquèrent à cette journée particulière. Les bambous ballaient mollement avec le vent du soir qui plongeait entre les buildings. La tension retombait ; ils burent et oublièrent l’enquête, les menaces qui pesaient sur eux, livrèrent les restes de soja à Ledzep et fumèrent pour allonger l’ivresse. Les étoiles s’allumèrent une à une au-dessus de la terrasse. Rubén réalisa qu’il ne savait rien d’elle.
— Tu as grandi où ? demanda-t-il depuis le banc qui lui faisait face.
— Dans le Chubut, répondit Jana.
— En territoires mapuche ?
— Oui… (Elle saisit un pétale de rose au hasard de la nappe, le déchira avec application.) Mais on a été expulsés de nos terres, elle ajouta. Une multinationale italienne…
— United Colors ?
— Oui. On ne devait pas avoir la bonne…
L’ironie cachait mal l’amertume.
— C’est pour ça que tu es venue à Buenos Aires ?
— Non. Non, je suis venue pour la sculpture, dit-elle. C’est la machi, la chamane de la communauté où on s’est réfugiés, qui m’a encouragée à sculpter mes rêves quand j’étais petite. J’ai commencé comme ça, en sculptant mes visions nocturnes dans le bois d’araucarias… L’école d’art, c’est venu plus tard.
Jana garda de la distance — terrain savonneux.
— La machi voulait peut-être te transmettre ses pouvoirs ? continua Rubén.
— Non, ça c’est ma sœur qui s’y colle… Mais c’est une autre histoire. Défendre l’identité mapuche n’a pas le même sens pour eux que pour moi. La force qui me lie à la Terre est moins organique : j’utilise des symboles, des matériaux… Ça t’intéresse ?
— Tu me prends pour un demeuré ?
Elle sourit au petit malin.
Peu d’Argentins connaissaient la situation de ceux qu’on persistait à appeler « Indiens ». Jana lui parla d’un monde de misère et de défiance, de villages perdus dans les contreforts des Andes où le développement se réduisait à quelques tracteurs, des conseils tribaux parfois corrompus qui vendaient par parcelles les terres ancestrales durement reconquises, un monde où les militants disparaissaient ou se faisaient tuer sans qu’on ouvre d’enquête, un monde de gens qui n’intéressaient personne. Rubén l’écoutait, attentif aux variations de sa voix, qui trahissaient des émotions grandissantes. Jana n’avait pas attendu Furlan ou les cours d’histoire de l’art pour savoir que la culture mapuche avait sa place auprès des autres : pour elle, l’affirmation de leur identité et de leur savoir n’était pas tant la possibilité d’un autre monde — avec la finance comme arme de destruction massive, il était en soi déjà mort — qu’un pacte de résistance avec la Terre. Les winka avaient volé les territoires mapuche, mais ils ne saisissaient rien du dialogue permanent qui les unissait au monde. Leur ignorance serait sa ligne de force.
Rubén repensait à sa sculpture monumentale au milieu de l’atelier, commençait à coller les petits bouts d’elle.
— Et tu n’as jamais eu envie de retourner dans ta communauté ?
— Non… (Elle secoua la tête.) Non.
— Pourquoi ?
Jana broya le dernier pétale du bout de ses doigts.
— Parce que c’est trop dur de la quitter. Et puis je te l’ai dit : c’est une autre histoire…
Son regard était devenu triste, comme lorsqu’il l’avait trouvée devant sa porte. Elle lui cachait quelque chose. L’essentiel peut-être…
— Je peux mettre ma tête sur tes genoux ? demanda Jana.
Rubén l’invita à s’allonger près de lui, sur le banc. Les coupes étaient vides, le vent plus frais après minuit. Elle fuma en regardant les étoiles, la nuque posée sur ses cuisses. Demain la journée serait longue jusqu’à Rufino mais personne n’avait envie de dormir.
— Et toi, tu n’as jamais songé à te marier, Sherlock Holmes ? fit-elle d’un ton désinvolte. Avoir des enfants ?
Rubén haussa les épaules.
— Il y a bien eu une femme dans ta vie ?
Sa sœur.
— Non. Non, pas de femme… Enfin, pas comme tu l’entends.
— Un mec ?
Rubén caressa sa joue.
— Les avis de recherche des disparus dans ton agence, la photo à l’écart, avec le jeune barbu et ses potes devant la tour Eiffel, continua-t-elle. C’est qui, ton père ?
Le visage sépia de Daniel Calderón, entouré de ses frères d’armes — un autre poète argentin et un éditeur exilé qui le traduisait toujours.
— Oui. C’est la dernière photo qu’on ait de lui. Un éditeur parisien me l’a donnée… Mon père a été enlevé en rentrant de France.
— Oui, j’ai lu ça… Tu es devenu détective pour quoi, le venger ?
— Venger les morts ne les fait pas revenir, éluda Rubén.
— Les vivants ne sont pas toujours mieux lotis.
— C’est vrai…
Les photophores s’éteignaient les uns après les autres : Jana dressa la nuque — difficile de voir s’il parlait de lui, avec l’obscurité des toits. Ancêtres ou disparus, ils couraient tous les deux après la même chose : des fantômes. Et avec un père poète de ce calibre, se dit-elle, Rubén devait aimer les histoires. Jana lui raconta celle des Selk’nam, cousins des géants patagons, dont elle descendait par son arrière-grand-mère, Angela, dernière représentante de ce peuple disparu en Terre de Feu. Elle lui raconta ses vieilles mains ridées qu’elle caressait petite, comme des crevasses, le couteau de ses ancêtres et le secret du Hain, que la matriarche lui avait révélé sur son lit de mort… La cérémonie du Hain était un véritable théâtre cosmogonique, mis en scène par les hommes pour effrayer et garder le pouvoir sur les femmes. Pour ça les Selk’nam prenaient l’allure de personnages fantastiques, revêtant les costumes terrifiants, extraordinaires, ceux des esprits qui composaient leurs mythes et qui les rendaient proprement méconnaissables ; certains personnages se montraient violents, d’autres ridicules ou obscènes. Les femmes, qui ne savaient rien du travestissement des hommes, réagissaient en conséquence, huaient ou tremblaient de peur en rassemblant les enfants sous les peaux. Les plus âgés d’entre eux étaient arrachés à leur mère pour subir trois jours d’enfer, humiliés, battus et poursuivis dans la neige et la forêt par les esprits les plus maléfiques. Dans ce théâtre cosmogonique, Jana avait une fascination particulière pour Kulan, « la Femme terrible ». Esprit de chair et d’os, Kulan descendait la nuit du ciel pour tourmenter ses victimes masculines : les hommes l’annonçaient en chantant, les femmes et les enfants se cachaient. L’esprit de Kulan, jeune et mince, était incarné par un kloketen, un enfant ou une adolescente sans poitrine, la tête camouflée sous un étrange masque conique, le corps traversé par une bande blanche jusqu’à l’entrejambe, couvert d’un cache-sexe. Kulan enlevait les hommes la nuit pour en faire ses esclaves sexuels, les gardait une semaine ou davantage sans qu’on ait aucune nouvelle d’eux. Les femmes la suppliaient au firmament, mais l’appétit de l’ogresse était insatiable : les hommes revenaient au campement en titubant, épuisés, vidés par les excès de Kulan, seulement nourris d’œufs d’oiseaux, les cheveux couverts de fiente céleste…
Rubén souriait en caressant la tête de Jana posée sur ses genoux, goûtant la magie de cet instant qu’ils savaient tous deux éperdument éphémère.
— Et c’est quoi, le secret ? demanda-t-il.
— Le secret du Hain ? Ça, je te le dirai la prochaine fois !
Ses yeux noirs dégommaient les étoiles.
— On ne se quitte plus, si je comprends bien, insinua Rubén.
— Non… (Jana ne souriait plus.) Non, répéta-t-elle. On ne se quitte plus…
Jamais.
— Montanez, ce nom vous dit quelque chose ? Ricardo Montanez ?
— Ma foi, non. Qui est-ce ?
— Un ancien caporal rattaché à l’ESMA, répondit Luque. Montanez a servi là-bas en 1976 et on vient de me signaler la disparition de son livret militaire. Quelqu’un s’est introduit illégalement dans les archives de la Marine, une Indienne d’après les caméras de surveillance. Jana Wenchwn. Elle a laissé ses papiers à l’accueil. Inconnue des services de police. Wenchwn, ce nom ne vous dit rien non plus ?
— Non, répondit son interlocuteur.
— On la soupçonne de s’être enfuie avec Calderón. Je ne sais pas pourquoi elle recherchait ce livret militaire mais, comme Montanez a servi à l’ESMA, j’ai pensé que ça pouvait vous intéresser.
— Hum… Vous avez bien fait.
Torres ruminait dans le combiné du téléphone. Calderón travaillait pour les Mères de la place de Mai et les fouineuses remueraient ciel et terre. Leur style.
— Ce Montanez, relança Torres, vous savez ce qu’il est devenu ?
— Gérant d’hôtel à Rufino, d’après les premières infos, répondit Luque. Un bled perdu le long de la Ruta 7. Reste à savoir ce qu’il a à dire.
Un silence entendu flotta dans les ondes. La ligne était sécurisée, la menace diffuse. Le chef de la police s’enhardit.
— Dois-je en faire part…
— Non, non, le coupa Torres. Il n’est au courant de rien. Je vais prévenir le général. Si quelqu’un connaît Montanez, c’est lui. Je vous recontacterai en conséquence.
— Bien, monsieur Torres.
— Au revoir, monsieur.
— Au revoir.
Fernando Luque raccrocha, pensif. Torres l’avait mis dans le pétrin, jusqu’au cou, et il ne pouvait plus reculer. Le chef de la police d’élite actionna la ligne de sa secrétaire.
— Sylvia, passez-moi les douanes…
Passé les derniers faubourgs du Gran Buenos Aires, le vent soufflait sur les plaines, le pampero des gauchos. Les troupeaux y étaient jadis si abondants que les Portègnes lâchaient les vaches à l’arrivée des bateaux ennemis pour faire rempart de leurs cornes… La pampa où elles paissaient toujours s’étendait jusqu’aux Andes sur un millier de kilomètres, « paysage amorphe et anodin, uniforme et ennuyeux, comme la représentation du néant » qui aurait, d’après l’écrivain Sábato, nourri l’imaginaire métaphysique de la littérature argentine. Les conquistadors déjà avaient recherché en vain ces fabuleuses mines d’argent dont parlait la légende, et qui avaient donné le nom à cet eldorado dépressif — l’Argentine, désert d’herbes et de lacs, traversé aujourd’hui par une route de bitume sans virages apparents.
Rubén pensait à son père sur la Ruta 7, déchiffrant les phares des camions qui se signalaient au loin. Jana somnolait sur le siège voisin, les kilomètres défilaient et le détective surveillait les rétroviseurs à intervalles réguliers. Ils avaient passé un barrage de la police tout à l’heure, en quittant la province. Le motard avait demandé les papiers du véhicule, noté leurs noms, avant de les laisser poursuivre leur route. Les armes étaient cachées sous le siège, leurs bagages dans le coffre, avec les courses effectuées le matin même dans un centre commercial de banlieue. Encore quatre cents kilomètres avant Rufino. Il fuma en ouvrant la vitre, bercé par le ronron du moteur. Jana s’éveilla enfin ; elle cala les semelles de ses Doc sur le vide-poches, l’esprit encore vaporeux.
— Ça va ?
Le soleil brillait au-delà du pare-brise poussiéreux, des champs s’étendaient à perte de vue, océans verts clairsemés de vaches brunes.
— Hum, répondit-elle du bout des lèvres.
La tête brinquebalée contre la vitre, elle avait rêvé de Miguel. Le souvenir lui laissait un sale goût dans la bouche.
— Je prendrais bien un café, dit-elle bientôt.
Une station-service se profilait sur le bord de la route…
Ils remplirent le réservoir à la pompe pendant que les camions faisaient la queue pour le gasoil, se dégourdirent les jambes en regardant passer les semi-remorques. Un vent de poussière balayait la cour, écrasée de chaleur au zénith.
— Je vais te relayer au volant, dit Jana pour sortir de ses brumes oniriques.
— Plus tard si tu veux.
— Je conduis mieux que toi, blagua-t-elle, un autre débardeur noir sur les épaules.
Rubén aussi se fichait des bagnoles. La sienne, une Hyundai, marchait correctement. Il passa son index sur les lèvres de la Mapuche, recompta les baisers laissés là pour elle.
— Tu as faim de quoi ? demanda-t-il.
— Devine.
Une odeur de frites molles empestait le snack de la station-service. Ils burent un café à la machine en observant le taudis où grommelaient les routiers, s’embrassèrent furtivement en allant aux toilettes, se retrouvèrent dans la boutique. Ils payèrent l’essence à la caisse où s’entassaient les cochonneries chocolatées et emportèrent les empanadas plus ou moins frais qu’on proposait sous vide. Ils s’installaient dehors, à l’ombre d’un parasol publicitaire jauni, quand Rubén reçut le sms d’Anita. Un message laconique, « Le Vieux est O.K. ».
— Ça veut dire quoi ?
— Qu’on pourra bientôt pister le portable de Del Piro, le pilote…
Jana prit le volant dix minutes plus tard, remontée : elle mit l’album de Jesus Lizard emprunté à l’appartement dans l’autoradio, déboucha sur la nationale et suivit l’aspiration des camions qui polluaient l’azur. « Goat. » Chacabuco, Junín, Vedia, les villes passèrent comme des bombes le long de la Ruta 7.
Simple étape sur la route de Mendoza, la petite ville de Rufino vivait au ralenti, son rythme de croisière. Une usine de soja aux cheminées fumantes constituait l’essentiel de l’activité, le reste se résumait à un lot de stations-service où s’agglutinaient les semi-remorques repus, à quelques magasins aux vitrines de Far West et à deux hôtels dans la rue principale, quasi désertée malgré le samedi soir qui s’annonçait. Aucun d’eux ne répondait au nom de « La Rosada ». Les reins rompus par la route, Jana et Rubén dînèrent au restaurant de l’hôtel le moins déprimant. La jeune serveuse semblait s’ennuyer à mourir, décolleté pigeonnant dans l’attente qu’on la tire de l’impasse : d’après elle, « La Rosada » se situait à la sortie de la ville, après le rond-point qui ramenait les routiers vers la nationale. Le regard de la fille, d’abord avenant, avait viré à l’aigre-doux…
Une petite route d’asphalte jonchée de nids-de-poule s’échappait vers le nord ; suivant les indications de la serveuse, ils dépassèrent la station-service BP aux couleurs délavées et roulèrent un kilomètre. L’enseigne de « La Rosada » apparut bientôt entre les buissons, une pancarte miteuse dont les flèches signalétiques semblaient dater du retour de San Martín. Jana gara la Hyundai dans la cour de gravier. Des box de parking vides s’alignaient à l’arrière du bâtiment, l’un d’eux fermé par une bâche de plastique bleu. Ils mirent pied à terre, firent un bref panoramique, cherchant en vain l’entrée de l’hôtel.
— Bizarre comme endroit, fit Jana.
Rubén se pencha vers le box au rideau tiré, remarqua les roues d’une voiture qui dépassaient de la bâche…
— Bonsoir ! lança une voix dans leur dos.
Un homme au visage buriné approchait. Il portait un pull de laine mité évasé sur ses courtes jambes, un pantalon de survêtement difforme et des sandales éculées où pataugeaient deux chaussettes de couleurs différentes, en partie trouées. Il jaugea l’Indienne et le Blanc qui l’accompagnait, sourit de ses dents valides.
— Vous êtes deux ? C’est cent cinquante pesos la chambre ! annonça-t-il avec vaillance. La demi-heure, hein ! ajouta-t-il dans un clin d’œil bonhomme.
Un orteil noir de crasse pointait de sa chaussette verte. Le couple le regarda avec circonspection, mais l’homme ne se laissa pas démonter.
— Si vous avez envie de rester une heure, ou plus, je peux vous faire un prix ! Allez, s’emporta-t-il dans un élan jovial : cent pesos !
Jana se tourna vers le box ouvert, aperçut une affichette en forme de cœur rouge grossièrement scotchée sur la porte du fond, laquelle devait donner sur une chambre croquignolette… « La Rosada » : un hôtel de passe pour routiers ou maris infidèles qui venaient soulager là l’ennui des grandes plaines.
— Vous êtes Ricardo Montanez ? grimaça Rubén.
— Bah, non ! rétorqua le nain sale. Lui, c’est l’patron : moi j’suis juste gérant des box, Paco ! Pour les chambres, on peut s’arranger, enchaîna-t-il dans un sourire carié. Deux cents pesos la nuit entière, ça vous va ?
Le dénommé Paco était affublé d’une perruque, si grossière qu’elle tenait plus de la casquette. Les poches sombres qui cernaient ses yeux lui donnaient une mine de panda triste, le cerveau aussi avait l’air de mâchouiller du bambou.
— Il est où, le grand patron ? grogna Rubén.
— Bah, chez lui, dit-il en indiquant la maison derrière les arbres.
Des lumières pointaient au crépuscule, en partie cachées par une haie touffue. Le tenancier du bordel autoroutier dévisagea l’Indienne, croisa le regard oblique du grand brun qui inspectait les lieux d’un air pas commode, tenta son va-tout.
— Cinquante ! Cinquante pesos pour une heure !
Le lourd. Rubén prit le traîne-savates par le col de la serpillière qui lui servait de tunique, souffla à sa face avinée :
— Viens avec nous, Don Juan.
— Hey ! Vous pouvez pas aller chez m’sieur Montanez comme ça ! s’étrangla Paco pendant qu’il le tirait sur le gravier. C’est privé ! Hey ! C’est privé !
— Ta gueule, on t’a dit.
Une petite propriété apparut, une maison de plain-pied couverte de lierre, invisible depuis la route. Une guirlande de lampions et une glycine égayaient l’entrée, les fenêtres en revanche étaient closes.
— Montanez a une femme, des enfants ?
— L’a divorcé, j’crois.
— C’est quoi son business ?
— L’hôtel !
— Quoi d’autre ?
— J’en sais rien, balbutia le gérant des box. Les chambres… Je m’occupe juste des chambres !
Un oiseau de nuit pépia dans les branches. Rubén poussa le type vers le perron et tendit le calibre.45 à Jana.
— Si ce tas de poux essaie de filer, tire-lui une balle dans le pied.
— O.K.
Paco regarda autour de lui comme une mouette devant une proie échouée sur la plage.
— Hein ?! Z’êtes cinglés ou quoi ?! K’es vous allez faire avec…
— Une autre dans le cul si tu joues au con, siffla Rubén. Maintenant, sonne.
Les jambes courtaudes de Paco tremblaient sous ses hardes. Il sonna, plusieurs fois. Le bruit sporadique des camions perçait au loin, des insectes virevoltaient sous la glycine, mais personne ne répondait. La porte était ouverte : Rubén poussa le nain à perruque devant eux en le sommant de la boucler. Un couloir sombre balisé de bougies menait à une double porte blanche aux reliefs dorés. Ça sentait le jasmin dans le couloir où dansaient les bougies. Paco marchait à pas comptés sur le marbre rose, dégageant une odeur de putois parmi l’encens. Les voix se firent plus audibles derrière les dorures de la double porte : des gémissements féminins, langoureux, ponctués de cris d’extase sans équivoque. Leurs regards se croisèrent, interloqués. La double porte était fermée à clé : Rubén fit sauter la serrure d’un violent coup de pied et jeta le loqueteux au milieu de la pièce avec la même virulence.
Ce n’était pas une partie fine entre notables de Rufino, encore moins une partouze avec putes de luxe payées au soupir : Ricardo Montanez était seul au milieu du lupanar, nu comme un ver, du champagne dans un seau à glace à portée de main. Un écran géant relié à un ordinateur faisait face au jacuzzi bouillonnant sous les enceintes, d’où vagissaient des orgasmes tonitruants. Une fille s’exhibait sur l’écran king size, porte-jarretelles et clitoris humecté sur son pubis rasé, dans un décor cliché d’hôtel de passe. Adepte du cybersexe, Montanez communiquait avec les animatrices performeuses d’un site qui, à raison de cinquante pesos les dix minutes, offraient des stimulations sexuelles de tout ordre : les filles répondaient aux injonctions des clients par des textes brefs tapés sur le clavier, vagissant pour la forme. Montanez vit son employé à quatre pattes sur les peaux de bêtes acryliques, le couple qui l’accompagnait et, après un moment de stupéfaction partagé, réagit.
— Qu’est-ce que vous faites là ?! C’est… C’est privé ici !
La soixantaine bouffie aux repas d’affaires, Ricardo Montanez avait un corps mou et laiteux couvert d’huiles odorantes, de courts yeux bruns et un ventre pachydermique qui cachait presque son sexe d’enfant : un sexe imberbe, qui n’avait pas dix ans.
Rubén approcha pendant que Jana coupait la sono. Honteux, furibond, Montanez se redressa dans son plus simple appareil et se précipita vers le peignoir de soie posé sur le lit pour cacher son prépuce.
— C’est… c’est une violation de domicile ! s’insurgea-t-il.
Ricardo Montanez avait pris cinquante kilos depuis sa jeunesse militaire, mais il s’agissait bien de l’ancien caporal.
— Écoute, mon gros, commença Rubén en lui faisant face. J’enquête au sujet d’un double meurtre qui a eu lieu pendant la dictature : Samuel et Gabriella Verón. Je sais que tu as servi à l’ESMA à cette période, je sais aussi que tu as participé au transfert du couple et à leur assassinat. Septembre 1976. Un couple dont les enfants ont été volés.
— Qui… Qui êtes-vous ?! s’empourpra le propriétaire.
Il chercha autour de lui, ne trouva qu’une vidéo soudain obscène et son employé, penaud.
— N’attends de l’aide de personne, le prévint Rubén.
— Mais…
— Je me fous de tes problèmes sexuels, Montanez. Je veux juste savoir qui était l’officier qui t’accompagnait cette nuit-là, et où vous avez enterré les cadavres.
Le gros homme serra plus fort son peignoir, ne sachant plus à quel saint se vouer.
— Tu parles ou il faut te couper l’asticot, le pressa l’Indienne.
— C’est pas moi, bredouilla-t-il. Je… Je n’étais que chauffeur… C’est de l’histoire ancienne.
— Pas pour nous. Qui était l’officier chargé de l’extraction du couple ?
Ricardo suait à grosses gouttes sous son fond de teint. Rubén l’empoigna par le col.
— Tu entends ce que je te dis ?!
— J’en sais rien ! glapit-il. On me l’a jamais dit. Il… il n’était pas de l’ESMA. Ou j’en avais jamais entendu parler. Je ne sais rien, je le jure !
— Où sont enterrés les corps ?
— Je… Je ne sais plus.
— Où ?!
Il commençait à l’étrangler.
— Dans les Andes… Près de la frontière chilienne.
— Où dans les Andes ?!
— Un col ! souffla l’obèse. Je sais plus !
Paco recula vers la porte, fixant d’un air effaré le visage cramoisi de son patron que le grand brun malmenait.
— Bouge pas, toi ! siffla Jana en lui donnant un coup de pied.
— Un col ! s’étouffait le boss. Vers Puente del Inca ! Dans… dans ce coin-là !
L’ancien caporal commençait à suffoquer. Rubén relâcha son étreinte.
— Tu vas nous y emmener, annonça-t-il d’une voix caverneuse.
— Qu… quoi ?
— Au col où tu les as enterrés.
Montanez tremblait encore de tout son corps, qui sembla se dégonfler.
— Hein ?! Mais… c’est à mille bornes d’ici ! dit-il en rajustant le col de son kimono, froissé par l’empoignade.
Rubén jaugea l’homme au sexe d’enfant, qui flageolait sous la soie.
— Habille-toi, mon gros père.
Jana conduisait pendant que Rubén cuisinait le type à l’arrière. Bouddha recroquevillé dans le coin de l’habitacle, réceptif aux menaces du détective ou soulagé de parler après toutes ces années de silence, Montanez avait raconté son histoire.
Ayant grandi dans la région, sans projets ni autre diplôme qu’un permis poids lourds (son père était routier), Ricardo s’était engagé dans l’armée à dix-neuf ans, sur un coup de tête aux effets boomerang. Les verdes, les jeunes recrues, n’avaient pas le choix : ceux qui n’obéissaient pas aux ordres, fussent-ils iniques, se retrouvaient de l’autre côté de la barrière. Ricardo avait d’abord été affecté au Campo de Mayo, devenu avec la chasse aux « subversifs » un vaste camp de concentration, puis à l’ESMA, comme chauffeur. On l’avait choisi pour l’extraction d’un couple de détenus, sans rien lui révéler de la mission spéciale à laquelle on l’avait affecté. L’identité des prisonniers, drogués pour le voyage, lui était inconnue, mais il se souvenait du transfert, une route interminable effectuée en partie de nuit, qui les avait menés jusqu’à la cordillère. Un officier l’accompagnait, un colonel de l’armée qui n’avait jamais dit son nom. Montanez avait conduit le fourgon sans poser de questions. Arrivé au pied des Andes, l’officier lui avait ordonné d’enfiler une des capuches avec lesquelles ils aveuglaient les subversifs, et de se tenir tranquille pendant qu’il le relayait au volant. Ils avaient roulé une heure ou deux, sans un mot, jusqu’à une estancia isolée, quelque part au fond d’une vallée. Montanez avait aidé le colonel à sortir le couple du fourgon. Ils étaient réveillés à ce moment-là, les mains attachées dans le dos, un homme hirsute et une femme dans une robe en piteux état, qui marchait avec peine. Quelqu’un les attendait à l’intérieur de l’estancia : le colonel était entré avec les deux détenus, lui était resté à se les geler dans le fourgon. Le trio était ressorti une heure plus tard. Ricardo avait renfilé la cagoule, toujours sans un mot, et ils étaient repartis dans la nuit, comme ils étaient venus. Après ce qui lui avait semblé une nouvelle heure de route, le colonel avait emprunté des chemins sinueux avant de stopper le véhicule en plein désert.
Les prisonniers tremblaient de peur quand ils les avaient fait descendre du fourgon. L’officier leur avait ordonné de creuser leur tombe, revolver au poing, mais le couple avait refusé. Finalement, c’est Ricardo qui s’était coltiné la corvée. Le colonel avait abattu lui-même les subversifs d’une balle dans la nuque, la femme d’abord, puis le barbu… Après quoi, l’officier chargé de la mission l’avait sommé de reprendre le volant et de la boucler s’il ne voulait pas s’attirer d’ennuis : c’est ce qu’il avait fait. Montanez avait quitté l’armée deux mois plus tard, à la fin de son engagement, et s’était installé dans sa région d’origine en espérant n’entendre plus jamais parler de cette période.
L’ancien chauffeur suait sur la banquette arrière, ses joues tremblant sous les aléas de la route. Rubén le harcelait.
— On t’a donné de l’argent pour que tu la fermes ?
— Non.
— Comment tu t’es acheté ton hôtel pourri ?
— Mes parents sont morts… Ils m’ont laissé un peu d’argent.
— Ce colonel, tu as dû le recroiser après cet épisode ?
— Non. Non, jamais. Il n’était pas de l’ESMA, je vous dis !
— Décris-le.
— Assez grand… les cheveux épais, bruns… Plutôt jeune à l’époque, la quarantaine… C’était il y a longtemps, je ne me souviens plus.
— Ben voyons. Un signe particulier ?
— Non… Non… Je ne l’avais jamais vu, et ne l’ai jamais revu depuis. C’est une période que je veux oublier et…
— Décris le lieu de l’exécution.
— Vers Puente del Inca… Je me souviens de rochers noirs le long d’une piste, d’un éboulis géant… C’était il y a longtemps !
Rubén maugréait à l’arrière. Il y avait des trous dans le récit du caporal — le lieu de l’estancia, ce qui avait pu s’y dérouler, l’identité du propriétaire, celle de l’officier chargé du transfert et de l’assassinat. L’interrogatoire avait duré plus d’une heure. Montanez finit par s’assoupir, les nerfs en chute libre après la confession… Rubén réfléchit un long moment sur la banquette. Jana scrutait la route, attentive aux vaches égarées qui pouvaient les pulvériser. Il se pencha bientôt vers elle.
— Tu veux que je te relaie ?
— Non, ça va… Dis, chuchota la sculptrice. Je pense à un truc.
— Quoi ?
— Comment on va faire pour le chat ? Il va avoir faim, le pauvre vieux…
Rubén caressa la nuque de la Mapuche, et sourit dans le noir de l’habitacle.
— T’en fais pas pour lui, va…
La vallée d’Uspallata taillait la cordillère dans le vif : le cœur de la roche y était jaune, rouge, gris, noir, vert, miracle de la nature escortant le défilé. Ils avaient dépassé Mendoza avant l’aube et suivi la route de montagne qui gravissait les Andes. Quelques carrières aux camions à l’arrêt et d’improbables derricks mimant la conquête de l’Ouest semblaient figés sous les premiers rayons du soleil. Plus loin, une chapelle bricolée dans un tuyau d’évacuation alignait ses ex-voto. Ils longèrent des gorges spectaculaires, un lac d’eau turquoise surmonté de mesas, des canyons alambiqués où dormaient des clubs de rafting, fermés avec la fin de l’été. Neuf heures qu’ils roulaient, sans presque s’arrêter ; le manque de sommeil se faisant sentir, ils s’arrêtèrent pour prendre un café dans un hôtel de montagne, qui ouvrait ses portes.
Arraché à son extase virtuelle, Ricardo Montanez s’ébroua sur la banquette. Il portait un pantalon de lin, une tunique beige enfilés à la va-vite et des mocassins sans chaussettes.
— Faut que j’aille me soulager, dit-il.
L’auberge était vide à cette heure. Rubén profita qu’il descende aux toilettes pour commander les petits déjeuners, rejoignit la terrasse ensoleillée. Des pierres géantes gisaient de l’autre côté de la route, tombées depuis des siècles ; Jana miaulait en étirant ses bras, les muscles roides. Le jour se levait sur les crêtes, un oiseau de proie volait haut dans le ciel rose. L’air était plus frais à deux mille mètres, le paysage d’une limpidité cinématographique.
— Je ne suis jamais venue par ici, dit la Mapuche. C’est beau…
Ils atteindraient bientôt l’Aconcagua, « la sentinelle de pierre », toit des Amériques, dont les pics enneigés se perdaient dans les nuages. Rubén se tint près d’elle, le parfum de ses cheveux comme témoin.
— Tu crois que Montanez nous baratine ? demanda-t-elle alors. Des heures qu’il geint à l’arrière.
— On le saura bientôt.
Un camion passa à hauteur, à fond de deuxième.
— On ferait quand même mieux de se méfier, dit Jana dans une moue. Ce type m’a tout l’air d’un faux cul, avec sa petite bite…
Un mince sourire grandit sur ses lèvres. Rubén eut soudain envie de l’embrasser, de lui dire que la soirée d’hier avait été merveilleuse, mais l’ancien caporal revenait des toilettes, pâle comme un linge…
Puente del Inca : dernier col avant la bascule vers le Chili. Une poussière orange volait sur la route bitumée ; ils ne croisaient plus que de rares camions à l’approche du poste-frontière. Montanez continuait de suer sang et eau à l’arrière de la Hyundai, guère revigoré par le petit déjeuner. Ils aperçurent un couple de lamas perdus dans la caillasse à la sortie de Las Cuervas, mais plus le moindre humain. Les flancs des montagnes variaient du mauve au rouge, sous une chaleur grandissante. Jana ralentit devant les rails d’un train oublié : un vieux pont en ferraille annonçait el Puente del Inca, l’extrémité méridionale de l’ancien royaume inca.
— Tu te repères ? lança Rubén au volant.
Montanez ruisselait sous sa tunique. Il avait peur de ses souvenirs, de passer des années en prison pour une faute qu’il n’avait pas commise. La prescription contre les crimes d’État ayant été levée, le détective avait passé un marché avec l’ancien militaire : pas de poursuites pénales en échange de sa collaboration. Ils longèrent la faille d’un río asséché, puis les éboulis dramatiques d’un accident de canyon : Montanez observait les lieux, concentré.
— À droite, dit-il bientôt.
Une plaque de glace luisait à l’ombre lunaire d’un piton rocheux. Ils suivirent la piste de terre qui filait vers la droite. L’air était plus chaud par les vitres ouvertes. La Hyundai roulait aux pieds de titans érodés par le vent quand le gros homme fit signe de ralentir. Une coulée de lave s’était échouée près d’un pic de roche noire aux reflets d’acier.
— C’est là ?
— Oui… Oui, je crois.
Le caporal n’était jamais revenu sur les lieux du crime mais impossible d’oublier ces contrastes. Ils garèrent la voiture sur le bas-côté. Montanez ne disait rien, hypnotisé par les reflets métalliques de la roche qui mangeait le ciel. Rubén prit les outils dans le coffre. Ricardo sondait le sol avec appréhension, comme si les morts pouvaient se relever. Enfin, il désigna un carré de terre au pied des éboulis.
— Ici, je crois.
Le sol était sec, parsemé de petits cailloux. Rubén jeta une pelle et une pioche flambant neuves devant ses mocassins à pompons.
— Creuse.
Le soleil grimpa en flèche dans le cœur des Andes. Montanez ahanait, arc-bouté sur son manche : deux heures déjà qu’il piochait face au précipice. Il se plaignait d’ampoules, de crampes, de mal de dos. La terre était rude et la chaleur éprouvante malgré le linge qui protégeait sa grosse tête rasée ; réfugiés dans la voiture, portières ouvertes pour brasser l’air du désert, Jana et Rubén le regardaient s’escrimer.
Jana n’était jamais venue au nord de la cordillère mais elle savait qu’il existait un site huarpe dans la région, un centre énergétique aussi puissant qu’au Machu Picchu, où les chamans dialoguaient avec l’esprit cosmique. Les Huarpe, ces géants pacifiques, n’avaient pas été détruits par les petits Incas mais par les Jésuites, qui les avaient embrigadés pour les sauver. Rubén l’écoutait en fumant, surveillant d’un œil l’évolution des travaux. Il repensait à leur discussion sur le toit-terrasse. Les Mapuche aussi dialoguaient avec la Terre. Sa sœur, machi…
— Au fait, tu ne m’as pas dit, reprit Rubén. C’est quoi le secret du Hain ?
L’arrière-petite-fille selk’nam lui adressa un regard charmant.
— Tu le sauras peut-être un jour. Ou jamais.
Il cracha la fumée de sa cigarette par la portière ouverte. Pas très juste, son histoire… À vingt mètres de là, Montanez n’en finissait plus de jurer contre la terre barbare ; sa tunique était sale, ses mocassins poussiéreux, ses mains couvertes d’ampoules au pied de la masse rocheuse. Il continua à s’échiner sous le soleil d’airain, masse flageolante à demi avalée par le trou, creusa, creusa encore, jusqu’à buter sur un os.
— Y a un truc, là ! cria-t-il enfin.
Montanez avait reposé le manche de pioche, l’œil torve sous son linge. Jana et Rubén quittèrent l’habitacle qui les protégeait du soleil et rejoignirent la fosse, d’où le gros homme s’extirpait avec peine. Des bouts d’os apparaissaient au fond du trou. Rubén déposa la petite mallette que lui avait remise Raúl Sanz, descendit d’un bond dans la cavité. Jana surveillait Montanez, la figure rougie par l’effort, au bord de l’apoplexie. Le détective déblaya la terre plus meuble à l’aide de petits outils d’archéologie : pinceaux, râteaux, pic, ses gestes étaient précis, précautionneux. Jana se pencha sur la tombe. D’autres os apparurent, des vertèbres, la couleur d’un tissu, puis un crâne humain. Celui d’une femme, d’après ce qui devait être les restes de la robe… Montanez épongeait encore son visage, assis à l’ombre du pic noir qui les dominait.
— C’est le vêtement qu’elle portait ? lui lança Rubén.
L’ancien caporal approcha de la fosse avec une lenteur exténuée, fit un signe affirmatif. Rubén poursuivit l’exhumation. Il y avait un autre corps, emmêlé au premier, un homme, la nuque brisée par l’impact d’une balle. Samuel et Gabriella Verón. Ça ne pouvait être qu’eux.
Le détective ne dégagea pas les squelettes du couple enlacé dans la mort : il détacha les crânes et les fourra dans le sac militaire prévu à cet effet. Jana non plus ne disait rien. Le soleil mordait à l’heure de midi. Rubén eut une pensée émue pour ces deux jeunes qui, après six semaines cauchemardesques dans les geôles de l’ESMA, s’étaient retrouvés en pleine nuit au milieu des Andes, se serrant en tremblant devant la tombe qu’on creusait pour eux… La fille d’abord, avait dit Montanez, puis le barbu. Deux jeunes de vingt-cinq ans, dont on avait volé les enfants. Des amoureux…
Un orage gris de colère balayait le plateau de la vallée. Ils passèrent au large du nuage, suivant le rayon du soleil qui transperçait l’opaque. Jana conduisait sans un mot. Ils venaient de quitter la piste et de retrouver la route bitumée qui serpentait jusqu’à Uspallata. Les ossements étaient dans le coffre, avec les outils et leurs bagages. Rubén avait enseveli les restes de Samuel et de Gabriella, espérant leur offrir plus tard une sépulture décente. À l’arrière, Montanez se remettait doucement, comptant les ampoules éclatées sur ses doigts boudinés. Lui aussi était retourné. Ils longèrent des roches abruptes d’une beauté stupéfiante, sans croiser de véhicules. Le détective envoyait des messages sur son BlackBerry quand Jana ralentit à la sortie d’un virage.
Des gens barraient la route.
— Rubén…
Il releva la tête. Des piqueteros. Ils étaient peu nombreux, à une centaine de mètres, oubliés de la croissance réunis sous une banderole bombée à la va-vite. Difficile d’y lire grand-chose — des revendications pour du travail. Bizarre. Les chômeurs faisaient des signes au milieu de la route : Jana freina à l’approche du barrage, vitre baissée. Un homme vêtu d’un vieux survêtement avança à sa rencontre, un bob aux couleurs passées sur la tête. Le piquetero sourit de toutes ses dents, une méchante balafre sur le nez, des prospectus à la main.
— Hola, señorita ! fit-il en se penchant à la portière.
Ils étaient six sous la banderole, la tête protégée par des chapeaux de paille : il n’y avait personne près des glacières mais un type au volant d’un pick-up, qui les observait sur le bas-côté.
— Fonce ! cria Rubén en plongeant la main sous sa veste. Fonce !
Ces types n’étaient pas des piqueteros. L’homme à la portière lâcha les prospectus qui cachaient son arme et braqua le canon sur la Mapuche au volant : une détonation claqua dans l’habitacle tandis qu’elle écrasait l’accélérateur. Rubén avait tiré le premier, à bout portant : touché au plexus, le balafré bascula sur l’asphalte.
— Fonce, fonce !
Jana n’entendait plus les cris de Rubén sur le siège voisin ni les rugissements du moteur : la détonation avait retenti à quelques centimètres de ses oreilles, un sifflement aigu lui perçait les tympans et le monde semblait basculer. Elle traversa le cordon de faux piqueteros, qui se dégagèrent aussitôt. Ils dégainèrent les armes camouflées sous leurs chemises et vidèrent leur chargeur comme au stand de tir. La vitre arrière de la Hyundai vola en éclats.
— Baisse la tête, Jana ! rugit Rubén. Putain, baisse la tête !
La Mapuche fixait la route, agrippée au volant : une volée de balles s’abattit sur eux, répandant des bouts de verre à travers l’habitacle. Jana roulait pied au plancher mais ils manquaient encore de vitesse : le pare-chocs et les phares furent touchés, le coffre troué de balles. Montanez hurla à l’arrière. Jana se cramponnait quand un pneu explosa. Elle perdit aussitôt le contrôle du véhicule, qui dériva brutalement vers le bas-côté. Il n’y avait pas de rail de sécurité mais une terre aride qui amortit la sortie de route : les projectiles fusaient toujours autour d’eux, brinquebalés sur le bout de désert.
— Continue, continue !
Jana roula une centaine de mètres avant d’entendre les premières bribes de sons : Rubén lui montrait un point au-delà du pare-brise, des ruines, un peu plus haut sur la colline. La Hyundai gravit encore une trentaine de mètres et s’immobilisa contre un talus de pierre et de sable. Rubén embarqua le .38 sous le siège conducteur et poussa la portière.
— On dégage, vite !
Jana s’éjecta tandis qu’il contournait la voiture pour prendre le sac au fond du coffre. Ricardo Montanez s’extirpa à son tour en gémissant, la tunique mouchetée de sang : une balle lui avait brisé l’humérus. Les projectiles sifflaient à travers le nuage de poussière qui les protégeait encore, Montanez grimaçait en tenant son bras blessé, déboussolé. Rubén l’entraîna vers la Mapuche qui détalait en direction des ruines, le revolver à la main. Le pick-up arrivait dans leur dos, cinq hommes grimpés sur le plateau. Ils stoppèrent à hauteur de la Hyundai, firent cracher leurs feux au milieu de la poussière tourbillonnante qui finissait de se dissiper. Cent mètres d’avance. Les piqueteros bondirent à terre, s’adressèrent des signes codés pour se diviser en deux groupes et se lancèrent à la poursuite des fugitifs.
Rubén lâcha Montanez, dont le bras pissait le sang, peina pour rattraper Jana qui avait atteint la première butte. Le refuge était un peu plus haut, après le dénivelé. Il fila à sa suite, le sac militaire à l’épaule, sans se retourner : de nouveaux projectiles ricochèrent dans la rocaille. La pente était raide avant de rejoindre les ruines. Jana et Rubén atteignirent le muret les premiers. Montanez était à la traîne, les yeux révulsés devant sa fracture ouverte et les trajectoires mortelles qui sifflaient à ses oreilles. Il perdit un mocassin dans la course, voulut le récupérer et lâcha un cri strident. L’omoplate et le poumon perforés, l’ancien caporal s’écroula à mi-pente. Peur panique : il s’agrippa aux pierres qui fuyaient sous ses mains, refusant de croire sa dernière heure venue et, dans un hoquet de sang, se laissa glisser sur les cailloux. Les tueurs accouraient dans son dos, six hommes répartis en deux groupes qui montaient à l’assaut de la butte. Rubén reprit son souffle, compta les balles qui cliquetaient dans sa poche : cinq. Plus les sept dans le barillet du Colt. Le .38 était chargé. Ça faisait vingt-deux.
— Planque-toi, fit-il d’un coup de tête vers l’abri de pierres.
Tir sur cibles mouvantes : leur rendez-vous hebdomadaire, avec Anita… Rubén visa les types qui cherchaient à les contourner vers la droite, bras tendu, et fit feu trois fois. Un homme s’affala, touché au ventre. Aucune cache possible dans un rayon de vingt mètres : il tira deux autres coups en direction du plus corpulent, un type en jean crasseux, qui recula sous l’impact. Rubén plia l’échine et fila sous un tonnerre d’acier approximatif. Jana tentait de se déboucher les oreilles, accroupie derrière le mur en ruine.
— Ça va ?
— J’entends rien !
Ce n’était pas les restes d’une estancia perdue dans la cordillère mais l’ancien bâtiment des thermes qu’une avalanche avait détruit un siècle plus tôt. L’hôtel de luxe surplombait le Río las Cuevas, vingt mètres plus bas. Rubén se colla à une fenêtre qui faisait office de meurtrière, posa le sac de toile qui renfermait les têtes.
— Jana, tu m’entends ?!
— Ouais, ça va mieux.
Rubén logea le .38 dans ses mains.
— Je tire sur qui ? demanda-t-elle.
— Le groupe de gauche, dit-il en désignant les trois hommes qui s’approchaient.
La Mapuche n’avait jamais manié un revolver, toujours des carabines : elle releva le chien. Sa joue était blessée, un éclat de pierre ou de pare-brise.
— Prête ?
Elle fit signe que oui.
— O.K. !
Ils jaillirent par l’ouverture et firent feu dans le même mouvement. Jana rata ses cibles, qui se jetèrent à terre. Rubén en profita pour abattre l’homme qui atteignait le bâtiment sur la droite. L’adrénaline battait à pleines veines ; il empoigna le sac à terre et s’enfuit avec Jana par les galeries.
Une cascade crachait ses embruns le long du canyon, déversant une eau riche en fer et en soufre qui donnait une couleur jaune orangé à la roche millénaire : ils filèrent sous les voûtes fraîches des anciens thermes, accédèrent à ce qui devait être les bains. Un pont de bois traversait la rivière verte qui coulait en contrebas ; ils s’adossèrent contre la roche de la plate-forme en bordure du pont, le cœur battant. Un nuage d’eau venu des sommets se jetait dans le río, qui les rafraîchit à peine.
— Ça va ? souffla Rubén en rechargeant son arme.
— Oui. Occupe-toi plutôt de ces salopards…
Les tueurs étaient trois, mieux armés. On les entendait approcher sous les voûtes. Une puissante odeur de soufre s’épanchait de la rivière colorée, ils ne la sentaient plus. Les piqueteros n’étaient plus qu’à quelques mètres, ombres mouvantes le long des parois, sécurisant le terrain à mesure qu’ils avançaient. Rubén serra la crosse du Colt.45. Jana se tenait accroupie près de lui, plaquée dans une anfractuosité, le revolver pointé vers les assaillants — il lui restait quelques balles… Les tueurs étaient tapis dans la pénombre des bains, Rubén gardait le doigt crispé sur la détente, anxieux. Les piqueteros connaissaient leur position : s’ils attaquaient le pont, à si courte distance, la fusillade causerait un carnage, et il ne lui restait que cinq balles… L’eau ruisselait vers le gouffre, chargeant l’air devenu soudain irrespirable. Jana retint son souffle, les mains moites. Rubén songeait à tirer deux coups en aveugle pour disperser les tueurs et lui laisser le temps de sauter du pont : une chute de vingt mètres avant de toucher l’eau du río. Avec la fin de l’été, ils pouvaient tout aussi bien se rompre le cou…
La sonnerie d’un téléphone portable retentit alors, incongrue, depuis la grotte. Jana jeta un regard interrogatif vers Rubén, qui lui fit signe de se tenir prête à plonger dans le vide. Ils attendirent, quelques secondes qui durèrent un monde, mais rien ne se passa. Les tueurs semblaient tergiverser. L’un d’eux avait reflué dans la salle humide pour prendre le coup de fil ; il y eut un moment de flottement sous le grondement de la cascade, l’écho d’une voix sourde depuis les voûtes des anciens thermes, un silence obscur, puis le glissement d’un caillou sous une chaussure. Des bruits de pas… Des pas qui rebroussaient chemin.
Leurs regards se croisèrent de nouveau, dans l’expectative. Rubén attendit encore une poignée de secondes, fit signe à Jana de ne pas bouger et déguerpit comme un chat. Il grimpa le long de la paroi, équilibriste, surplomba le pont et le río tout en bas : trois silhouettes descendaient la colline à la hâte, traînant les cadavres de leurs comparses. Ils se repliaient.
Montanez, témoin du double assassinat, était mort. Ça leur suffisait, visiblement. Pas à lui : Rubén évalua la topographie du site, vit Jana cachée près du pont, la main serrée sur son arme, qui lui jetait des regards interrogateurs.
— Prends le sac ! lança-t-il depuis son piédestal.
Puis il contourna le piton rocheux.
Jana le vit flirter avec le vide en longeant la crête, atteindre la terre ferme et se ruer vers la pente qui menait à la route. Il dévala l’éboulis dans une traînée de poussière jaune, dérapa sur les cailloux glissants, manqua de basculer tête la première et de rouler au pied de la colline, se rattrapa aux nuages.
De l’autre côté du piton rocheux, les tueurs grimpaient dans le pick-up, emportant leurs blessés. L’un d’eux ne réagissait plus, les deux autres, qui marchaient à peine, furent hissés à la va-vite sur le plateau. Le 4 × 4 cahota sur le terrain vague avant de rejoindre l’asphalte. Rubén courut pour leur couper la route, comprit qu’il serait trop court, changea brusquement sa course et remonta vers la petite pente sur sa gauche. Un arbre mort plastronnait au sommet de la butte ; les tueurs passaient à hauteur, dix mètres plus bas. Le temps d’ajuster la mire, ils fonçaient vers le virage : Rubén vida son chargeur sur le plateau du pick-up, la main froide, pour contenir sa rage.
Frappé au poitrail, un piquetero s’effondra contre la cabine ; celui qui arborait un bandeau rouge porta la main à sa mâchoire, qui venait de se disloquer. Un des blessés sembla rebondir sous l’impact, son voisin, déjà mort, reçut une balle en plein visage. Rubén expulsa le souffle qui lui compressait les poumons, les yeux rivés vers sa cible mouvante, et pesta : il n’avait pas touché le conducteur et son barillet était vide. Ils s’échappaient.
Un petit nuage de poudre s’évanouit dans la brise du désert. Il eut une dernière vision, celle du pick-up qui disparaissait dans le virage, une gerbe de sang répandue sur la cabine, et des morts à l’arrière… Rubén serra les dents, débraillé, hors d’haleine.
Les sales fils de pute.
Jana avait suivi la riposte depuis le pont déglingué des anciens thermes. Une brise glacée l’accompagna jusqu’au piton rocheux où Rubén maugréait, le revolver encore brûlant à la main. Les habits du Porteño étaient couverts de poussière, son visage exsangue malgré la course et la sueur qui courait le long de ses tempes.
— Tu les as eus ?
— Pas tous…
Il s’était écorché les mains en dévalant la pente. Jana déposa le sac à terre, vit les douilles éparpillées dans les broussailles, croisa le regard fiévreux du détective.
— Il vaut mieux t’avoir dans son lit, toi…
Rubén ne broncha pas. Leurs corps sentaient la sueur, la peur et la mort. Ils se serrèrent l’un contre l’autre pour être sûrs d’être ensemble, vivants. La tension redescendait le long de leurs jambes. Les tueurs s’étaient enfuis, aussi subitement qu’ils étaient apparus. Rubén caressa la joue blessée de la Mapuche, une simple éraflure… Elle sentit les muscles de ses bras qui la protégeaient, la tendresse de ses mains sur elle, et respira mieux. La situation en attendant n’était pas brillante : un cadavre à mi-pente, Montanez, dont la tunique ensanglantée envoyait des signaux olfactifs aux oiseaux de proie, des douilles correspondant à leurs armes sur tout le périmètre et la Hyundai hors piste, plantée comme un biplan dans le désert. Il lâcha la main de Jana, qui le serrait toujours.
— Ne restons pas là…
Ils dévalèrent la butte, épiant les crêtes et la route qui serpentait dans la roche. Si le radiateur avait tenu le choc, le capot s’était plié dans le tas de sable. Des éclats de verre jonchaient l’habitacle, la banquette arrière encore poisseuse de sang. Des lambeaux de caoutchouc s’accrochaient à la jante : les autres pneus semblaient aptes à rouler et les clés étaient toujours sur le contact. Rubén grimpa à bord, démarra. Le moteur fonctionnait normalement.
— Qu’est-ce qu’on fait de Montanez ? demanda Jana.
— Pas le temps de l’enterrer. Il faut partir d’ici avant que les flics nous tombent sur le dos… Tiens, aide-moi.
L’ombre était chère au cœur de l’après-midi. Rubén installa la roue de secours pendant que Jana aplatissait la tôle froissée du capot, à coup de Doc. La route serpentait à cent mètres, après le terrain vague où ils s’étaient échoués. Rubén tremblait encore. Il ne savait pas comment des faux piqueteros avaient pu leur tendre un piège si vite, en pleine montagne, il savait juste qu’il avait failli la perdre.
— Une idée d’où sortaient ces types ? lança Jana pendant qu’il s’escrimait sur la roue.
— Non… Montanez était peut-être sous surveillance. Le vol de son livret militaire a dû être signalé, et l’info remonter jusqu’au commanditaire, qui nous a envoyé ses sbires. À moins qu’on ait été suivis à la trace.
— Quelle trace ?
— Les postes-frontières des provinces.
— Tu veux dire que les flics sont dans le coup ? grimaça Jana.
— Je ne vois pas comment le légiste aurait pu falsifier le rapport d’autopsie de Maria sans l’accord de Luque. C’est lui qui chapeaute l’affaire, et il a visiblement menti à la famille Campallo.
Elle fronça les sourcils, adossée au capot.
— Je croyais que Campallo était un ami du maire : c’est bien Torres qui a mis en place les flics d’élite ?
— Oui, concéda-t-il, ses mains écorchées maintenant noires de crasse. Quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire.
Il ôta la roue endommagée, la remplaça par celle de secours.
— Merde, voilà quelqu’un…
Descendant le col, un camion ralentit sur le bas-côté de la route, un vieux Ford bleu qui n’avait jamais connu l’électronique. Deux ouvriers agricoles au chapeau de paille se tenaient à l’avant.
— Besoin d’un coup de main ?! lança le conducteur depuis la portière cabossée.
— C’est bon, merci !
Jana leur adressa des signes rassurants, pour les éloigner. Les ouvriers repartirent dans leur guimbarde, un geste amical en guise d’adieu, sans remarquer le corps au loin qui séchait au soleil… Rubén se redressa enfin, le front ruisselant de sueur : la roue de secours tiendrait jusqu’à la ville suivante mais l’essieu semblait faussé. Ils dégagèrent la voiture et retrouvèrent la portion d’asphalte qui menait à la nationale.
« Uspallata 22 km » indiquait la pancarte. Rubén alluma deux cigarettes, logea la première entre les lèvres de Jana au volant, chargea les revolvers, encore tièdes. La police locale heureusement mettrait du temps avant de localiser le corps de l’hôtelier : avec un peu de chance, ils seraient loin. Le vague témoignage des ouvriers agricoles croisés pendant qu’il changeait la roue ne donnerait rien, celui du type du bordel de Rufino en revanche, malgré les menaces proférées, lui causait plus de soucis… Ils suivirent la route sinueuse et encaissée qui se faufilait entre les cols de l’Aconcagua, en silence. Un aigle faisait des cercles lascifs dans le ciel de traîne. Rubén visionnait pour la dixième fois la fusillade de tout à l’heure.
— Ce sont tes frères qui t’ont appris à tirer ? dit-il après une longue courbe.
— Oui.
— Vous chassiez quoi, avec vos carabines ?
Jana haussa les épaules.
— Des carabiniers…
Il lui jeta un œil interrogateur, auquel elle ne répondit pas.
La Ruta 7 serpentait entre les flancs des Andes : une file de camions bouchonnait dans le sens inverse, bloquée par un convoi. Jana roulait, prudente, craignant de tomber sur une patrouille de flics. Un vent chaud soufflait par les vitres pulvérisées, Rubén épiait les bords de la route, les entrées des canyons, les revolvers à portée de main, mais les tueurs s’étaient bel et bien volatilisés.
Uspallata, « Les crocs de la terre », un village endormi en ce dimanche caniculaire : les étals des magasins étaient vides, les terrasses désertées à l’heure de la sieste. La Hyundai traversa la rue principale, ralentit devant le casino fermé qui marquait l’intersection de trois routes. Ils aperçurent les fanions d’un garage un peu plus loin, un relais station-service assailli par les broussailles.
Le mécano qui sortit de l’atelier fit un rictus en découvrant la voiture échouée dans la cour.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? lança-t-il en inspectant la carrosserie. Un accident ?
— Non, on nous l’a volée, répondit Rubén avec aplomb. On l’a retrouvée dans cet état.
— C’est pas de chance, ça !
Le garagiste n’était pas dupe mais fit tout comme.
— On doit la ramener à Mendoza : vous pouvez réparer ?
Son frère débarqua dans la courette inondée de soleil, essuya ses mains sur son bleu, salua le couple de la tête. Jana partit aux toilettes pendant qu’ils tergiversaient. Pare-brise arrière, phares, essieu, sans parler des trous dans la carrosserie : vu les dégâts, ils en avaient au moins jusqu’au lendemain midi, et encore, si on leur apportait les bonnes pièces…
— Et si je vous donne le double ? suggéra Rubén.
— Ça fera pas venir les pièces en avion, rétorqua l’ami du cambouis. Même si on y passe la nuit, elle sera pas prête avant demain midi. Au plus tôt ! C’est rien que de la merde électronique, votre bagnole.
Sûr… Un silence poisseux passa devant l’atelier.
— O.K., fit Rubén. Demain midi.
Il avança les frais pour les pièces que le frère allait chercher à Mendoza, et la même somme pour qu’ils oublient le reste. La voiture stationnée sur le pont du garage, Rubén embarqua les sacs au fond du coffre et rejoignit Jana, qui s’aspergeait le visage au lavabo. Elle n’avait qu’une coupure superficielle à la joue, qui ne saignait plus.
— Alors ? demanda-t-elle.
— On est bloqués ici jusqu’à demain.
Jana soupira.
— Pauvre Ledzep…
Rubén lava ses mains écorchées dans l’évier crasseux.
— Et la police locale ? Ils ne vont pas nous faire des embrouilles ?
— Le premier commissariat est à vingt kilomètres, dit-il. Et les types du garage ont l’air réglo… Allons manger un morceau, après on avisera.
Soleil de plomb pour un dimanche soporifique dans la petite ville des Andes. Il était six heures de l’après-midi, le vent chaud et le manque de sommeil leur brûlaient les yeux, et ils n’avaient rien dans le ventre depuis ce matin. Une blonde décolorée au tee-shirt Hello Kitty tenait la seule boutique ouverte du village, un snack aux enseignes tapageuses plutôt fourni en glaces. Ils avalèrent des bocadillos maison sous le souffle d’un ventilateur capricieux. La salle était vide, la cumbia à bloc : c’est à peine si Rubén entendit la sonnerie de son portable.
Il sortit pour prendre l’appel d’Anita.
Les hommes mariés faisant relâche pour le traditionnel asado, l’interne cuvant avec ses copains fêtards, Anita profitait du dimanche pour faire la sieste avec son chat Nuage. Les derniers événements bousculaient leurs petites habitudes. Del Piro ne s’était toujours pas manifesté mais l’inspectrice avait retrouvé la trace du botaniste grâce à son « copain » de l’Immigration : Diaz avait en effet passé la frontière argentine le mercredi précédent, soit le jour même du raid à Colonia. Le voisin du paparazzi avait fui. Qui ? Les tueurs ou les flics ? Son animosité pour Ossario était-elle une façade ? Pour cacher quoi ? À l’autre bout des ondes, Anita restait dubitative.
— Qui te dit que ton botaniste n’est pas dans le coup ? C’est peut-être un militaire, un ancien nazi, une vieille ordure réfugiée sous un faux nom en Uruguay, ou un complice de ton fameux commanditaire.
— Hum.
Le chien errant qui reniflait les poubelles municipales à l’ombre des murs craquelés contourna Rubén, la queue basse.
— Tu as une photo de Diaz à m’envoyer ? demanda-t-il.
— Je peux scanner celle de son passeport.
— O.K. Envoie-la aussi à Carlos et aux Grands-Mères. Diaz figure peut-être dans nos fichiers sous un autre nom.
— Tu rentres quand ?
— Pas avant deux jours.
— Et les piqueteros ?
— Je les ai à peine vus, dit-il, à part le type qui a arrêté la voiture : un brun trapu, balafré, taille moyenne, la quarantaine… Je peux demander à Jana de faire un portrait-robot, si on trouve du papier dans ce trou.
— Jana ? releva Anita.
— Tu veux que je l’appelle comment : Picasso ?
— Elle dessine aussi les tueurs sur la route ? feignit-elle de s’étonner. Quel talent !
— Tu es jalouse ?
— À mort.
— Tss.
— Je suis amoureuse de toi depuis que je suis gamine, salopard.
— Tu n’es plus une gamine, querida. Bon, c’est fini ?
— Ouais. Je te tiens au courant si Del Piro appelle de son portable, dit Anita avant de raccrocher. Ciao bello ! La bise à qui tu sais !
La charmante amie…
Jana attendait devant le snack, avec les sacs. D’après Hello Kitty, l’unique hôtel d’Uspallata avait fermé l’année précédente : il ne restait plus que les bungalows de préfabriqué au charme de suppositoire qu’on devinait derrière les haies du camping.
— Pas joli joli, commenta Rubén.
— C’est ça ou la belle étoile…
Ses yeux noirs brillaient déjà.
Une zone désertique s’étendait sur des kilomètres à la sortie du village, plateau andin cerné de monts bleu et mauve où planaient les faucons. Rubén et Jana marchaient vers le nord, leurs sacs alourdis à l’épaule. Des carcasses d’animaux blanchissaient le long de la piste de terre brune ; l’ardeur du soleil était moins âpre à mesure qu’ils foulaient le terrain dépouillé. La marche les avait réduits au silence des immensités, comme si rien avant eux n’avait existé. Bientôt le paysage dévora tout, ravines et rocaille, arbustes et herbes cassantes ; ils marchèrent une poignée de kilomètres, le souffle du vent comme une onde chantante sur le sable. La nature était si impressionnante qu’ils oublièrent la frayeur de la journée.
— Ça va, le vieux ? lança-t-elle à Rubén, qui se coltinait les sacs les plus lourds.
— Je peux encore marcher un mètre ou deux, la rassura-t-il. Et toi ?
— Faut que je remette mes pompes…
Un chemin caillouteux menait au rocher des Sept Couleurs. Jana, qui depuis la sortie du village évoluait pieds nus, fit une pause pour renfiler ses Doc. Drôle de petite bête. Ils dépassèrent le squelette d’une vache qui prenait le frais sous un arbre rabougri et trouvèrent un lit de sable où établir le campement pour la nuit. Le site, enclavé au fond d’un canyon, s’embrasait à la lumière du crépuscule. Ils disposèrent les couvertures et les courses — salade industrielle, pain industriel, deux bières encore à peu près fraîches et un morceau de bœuf, qu’ils feraient griller s’ils trouvaient du bois. Jana fit sauter les capsules au briquet pendant que Rubén réunissait des pierres pour le feu, attendit qu’il s’assît près d’elle, face au rocher couleur arc-en-ciel, et lui tendit une bouteille. Des Quilmes, ce peuple de montagnards qui s’étaient laissés mourir dans les réserves de la plaine où on les avait parqués, il ne restait que le nom d’une bière — Quilmes…
— Étrange comme les chrétiens ont le don d’honorer ceux qu’ils ont massacrés, observa la Mapuche.
— Vous faisiez quoi de vos victimes, vous leur tiriez les poils du nez ?
— Avec les dents, oui, pour faire rire les enfants…
Leurs goulots s’entrechoquèrent.
— À la vie, dit-elle.
— Oui, à la vie…
Rubén trinqua avec elle, plus troublé qu’il voulait le laisser paraître. La peur de la perdre ne l’avait pas quitté. Il eut envie de serrer Jana contre lui, qu’importe le prétexte, la serrer jusqu’à sentir son pouls d’Indienne battre dans ses veines, mais une part de lui était toujours là-bas… Son regard se perdit sur la rocaille. Jana se rapprocha imperceptiblement, comme si elle avait senti l’écho du silence qui traversait son gouffre, et posa la tête sur son épaule. Le ciel virait au rose en s’échappant des Andes. Ils restèrent un moment à contempler le désert, les cols crépusculaires. La beauté du monde : elle était là, sous leurs yeux avides, et Rubén ne distinguait que des fantômes… Le ciel fondait sur la roche quand elle murmura :
— Rubén… Il y a une chose que je ne t’ai pas dite. L’autre soir, dans la chambre, j’ai vu les marques sur ta peau quand on a fait l’amour, ces cicatrices…
Des traces noires à la lueur des photophores, les tétons, les aisselles, des blessures affreuses que l’usure du temps n’avait pas effacées. Rubén ne répondait pas mais les petites fleurs tremblotaient dans ses yeux.
— Ils t’ont torturé, c’est ça ? Ces cicatrices, dit-elle, ce sont eux qui te les ont faites ? Des brûlures à l’électricité ? (Il se taisait toujours.) Toi aussi, tu as été dans les geôles de l’ESMA, n’est-ce pas… Mais tu t’en es sorti, renchérit-elle pour l’aider. Ils ne t’ont pas eu, toi.
— Si… (Son regard errait sur le sable.) Si.
— Non, Rubén, non. Toi tu es vivant : plus que n’importe qui sur Terre.
— Non.
La fêlure était maintenant béante. Il n’avait rien dit aux autres, rien montré. Il avait vu la Mort, celle qu’on ne doit pas voir, sous aucun prétexte, sauf à devenir fou.
— Ta mère a bien survécu au malheur, dit Jana d’une voix qui se voulait douce.
— Elle ne sait pas ce qui s’est passé.
— Elle le devine.
— Non… Non.
Rubén avait des cailloux dans la bouche. Elle le dévisagea, soudain inquiète. Des esprits flottaient autour de lui, des esprits de pierre. Jana connaissait ce sentiment de solitude éternelle, toutes ces années où ses seins n’avaient pas poussé — solitude, colère et désarroi.
— On a failli se faire tuer aujourd’hui, dit-elle bravement. Ça arrivera peut-être demain, en sortant d’un café ou d’un immeuble, alors il sera trop tard. Je veux tout partager avec toi, Rubén, pas seulement des caresses anonymes dans le lit d’un autre. Tes mains ont connu des femmes mais je ne veux pas leur ressembler. Ni aujourd’hui ni demain. La coquetterie morale n’a rien à voir là-dedans. Tu as peur de quoi, de moi ? Tu crois que je vais te voler quelque chose ? Ton bien le plus précieux peut-être ? Tu me prends pour qui, une winka ?
Il esquissa un sourire, qui ne valait pas tripette.
— Je peux tout, le défia-t-elle. Après ce que j’ai vécu sans toi, je peux tout.
— On ne peut pas tout.
— Il faut d’abord vouloir. Et moi je veux.
— Quoi ?
— Toi. Dans ma bouche, dans mes bras, toi en entier. Comme tu es.
Il baissa la tête…
— Tu crois que c’est trop ? ajouta-t-elle.
Jana caressait sa main égarée sur le sable, remplie d’une tendresse inconnue, comme vierge. Le ciel tombait sur le rocher des Sept Couleurs ; Rubén eut un regard pour le vieux sac de son père — tout était là, à portée de main… Bien sûr… Ce n’était pas la peur que les tueurs fouillent son appartement qui l’avait poussé à vider le placard, c’était elle… Sa petite sœur… Il se leva pour empoigner le sac de cuir, fouilla à l’intérieur et lui tendit un cahier d’écolier. Jana reconnut l’écriture, à l’encre bleue délavée sur la couverture : Le Cahier triste… Celle de Rubén. Ses yeux aussi étaient remplis de larmes.
— Je vais chercher de quoi faire du feu, dit-il.
Le désert était paisible au crépuscule ; Jana ouvrit la première page, intriguée. Rubén s’éloignait déjà, silhouette voûtée sous le ciel finissant. Elle lut le cahier, sans presque respirer, jusqu’au bout.
Et l’horreur l’avait électrisée.
La « tumba » : un ragoût d’eau grasse à l’odeur de boyaux où des morceaux de viande bouillie surnageaient du désastre, le pain qu’on y trempait avec l’appréhension de la boue, et les yeux qu’il fallait fermer pour avaler… Indigestion du monde, poésie des affamés. La poésie parlons-en — ou plutôt n’en parlons plus. Quand on a faim, l’existence n’a plus l’heure, c’est une vie figée dans la cire, le vaisseau derelict écrasé par les glaces, des visages sans regard qui dodelinent précisément, comme les ours s’arrangent de la cage, des yeux bandés qui ne trichent plus, ou si peu, les barreaux qu’on inflige et puis les gargouillis, le ventre qui se tord sous les coups du vide et tant de choses encore qu’il faut te dire, petite sœur… L’urine suintait des murs. Il y avait un seau pourtant, avec des traces de merde sèche sur le plastique — il suffisait de soulever la cagoule pour voir que le mien était rouge —, compagnon de cellule pour peu qu’on eût quelque chose à chier. Même les rêves devenaient gris, des songes sans femme et sans amour qui échappaient à peine à la réalité, aux coups, à la fièvre, aux cris, la crasse. Depuis combien de temps étions-nous séparés ? Je t’avais quittée chancelante parmi les brebis du garage Orletti, avec cette expression de pure frayeur dans tes yeux et les efforts que tu faisais pour cacher ta nudité de jeune adolescente. Combien de temps séparés, petite sœur : deux ? Trois mois ? On m’avait d’abord allongé dans une boîte à l’étage, des cercueils de quatre-vingts centimètres de large dont on gardait le couvercle ouvert pour mieux nous surveiller, nous, les « sardines », comme ils disaient, avec l’esprit fameux des obéissants ordinaires. Une première variante, pour se mettre en condition. P 45, c’était mon nom. Interdit de bouger, de communiquer. On pouvait rester ainsi des jours entiers dans ces « cages à lion », alignés captifs. Au début, je ne savais même pas que je me trouvais à l’École de Mécanique de la Marine : je n’avais pas quitté ma cagoule durant le transfert et on m’avait mis à l’isolement, dans une cage-cercueil. Je ne savais pas pourquoi ils me gardaient ainsi, jusqu’à quand, s’ils allaient me tuer ou me rendre fou. Et puis ils m’ont transféré un jour dans une cellule, un container d’un mètre cinquante sur deux qui, je l’appris plus tard, se trouvait au sous-sol de l’ESMA. Et ce fut pire. Attaché, nu, les jambes entravées et pliées, une cagoule sur la tête, réduit à attendre sans vivre la prochaine séance de picana. L’as-tu connue ? À douze ans, te considéraient-ils comme une enfant ou comme une adulte ? J’ai vu des morts, petite sœur, des morts par panique quand on venait les chercher en annonçant qu’on allait les découper à la tronçonneuse — ils faisaient vrombir la machine dans le couloir pour qu’ils hurlent plus fort — ou quand, par le jeu des portes qui claquent, j’entendais les cris d’un autre, un autre qui était déjà moi. La terreur alors était telle qu’on oubliait sa propre puanteur, ce jus de peur qui nous coulait le long des cuisses : je ne voyais plus que les yeux vissés des bourreaux au-dessus de moi et les diodes qu’ils m’appliquaient avant de me décoller la peau. Ça pue, la peau, quand on la brûle, petite sœur. Certains officiers interrogateurs jouaient les bons pères : « Pourquoi tu ne parles pas, mon petit ? Regarde dans quel état tu es maintenant ! » J’ai vu des corps noircis qu’on tirait des cellules, tellement couverts de brûlures qu’on leur voyait à peine les yeux, noirs comme du charbon, certains qui succombaient ou qui avaient renoncé et qu’on retrouvait barbouillés d’excréments, la barbe éparse répétant les mêmes phrases, des ombres ou ce qu’il en restait, incrédules à l’idée d’assister à leur propre enterrement — des gens qui me ressemblaient, sans doute… Où étais-tu ? Femme ou enfant ? C’est sur vous qu’ils se vengeaient le plus : les corps des femmes étaient pour eux des champs de bataille, les plus belles en particulier, que les geôliers s’acharnaient à violer pour leur apprendre à ne pas rester à la maison, ou à porter des minijupes. Des putes, ou considérées comme telles. Je les entendais rire de leurs exploits sexuels, élire les championnes, comme cette brune de trente ans que j’avais croisée dans le couloir et dont j’étais tombé spontanément amoureux. Je ne connaissais pas son nom mais je l’avais baptisée Hermione, un prénom de poète. Des femmes alors je ne connaissais que les baisers des filles qu’on retrouvait au cinéma et qu’on découvrait dans le noir, Steve McQueen ou Faye Dunaway en toile de fond, mais cette brune élancée au regard si digne, si intelligent, était pour moi une apparition fantasmatique au cœur du néant. J’y tenais le soir, je m’accrochais à elle, à ses grands yeux bleus qui m’avaient transpercé dans le couloir. Elle me rapprochait des passantes que nous traquions à la terrasse des bistrots, de la vie heureuse, la vie d’avant. Hermione… Je l’ai croisée plus tard, hagarde, ne tenant plus debout après une « séance de travail ». Elle ne pouvait plus me voir car ses yeux bleus n’exprimaient plus rien : elle était devenue folle… Les geôliers donnaient des scores : elle, c’était « 322 » — il l’avait violée trois cent vingt-deux fois… Où étais-tu, petite sœur ?
Ils avaient bétonné l’escalier qui menait aux geôles pour la visite de la Commission des Droits de l’Homme : les corps nus et humides sur les plaques de fer, les viols, l’électricité, les émissaires de la communauté internationale ne virent rien du tout. La Coupe du Monde de football pouvait avoir lieu. Ils étaient repartis avec leurs mallettes à recommandations, nous laissant seuls, à leur merci. Et tout recommença. Les interdictions — parler, voir, s’asseoir —, l’odeur des capuches imprégnées du sang d’anciens détenus qui s’étaient mordu la langue quand on les torturait, mes cris quand on me menait pour la dixième fois à la salle de travail, la picana qui vous vide les intestins, les blagues des tortionnaires, la soif inextinguible, les pulsations du cœur qui bourdonnent jusque dans les tempes, cent trente, cent quarante, cent cinquante, les coups encore, la nudité, l’isolement, la perte de repère, l’odeur de merde presque familière, la peur, les coups toujours, que je ne voyais pas venir sous ma cagoule, les insultes, les menaces et le désespoir panique quand je songeais à toi. Les pensées terribles… Où étais-tu, petite sœur ? J’entendais les cris des nouveaux arrivants qu’on torturait, les dessins animés ou les films comiques que les gardiens passaient en salle de repos pour couvrir les hurlements, tremblant à l’idée que c’était toi qu’on écartelait sur les madriers. Ils m’interrogeaient au sujet de papa, me demandaient où il était — en France —, ce qu’il y faisait — des poèmes —, ils répétaient que je mentais, que j’étais une graine de Rouge, qu’ils étaient là pour éradiquer la chienlit, que j’en faisais déjà partie. Papa ne m’avait rien dit au sujet des communistes, des Montoneros, des terroristes enfuis à l’étranger. Les réponses que je n’avais pas les mettaient dans des rages folles, ou simulées. Les crises de larmes, les supplications, leur entêtement, la folie rôdait partout. Le temps s’effaçait, une vie de crayon à papier. J’avais peur de devenir comme ces zombies, ceux qui n’avaient jamais milité et qui n’étaient pas préparés à mourir pour une cause qu’ils ne défendaient pas, des gens incapables de reprendre le dessus et qui perdaient la raison, qui faisaient l’esclave en croyant quémander la clémence des bourreaux ou collaboraient, pour qu’enfin tout s’arrête.
Mourir ou devenir fou.
Mourir ou devenir fou.
Mourir ou devenir fou.
L’élastique de la cagoule me compressait le crâne, me sciait à petit feu, une douleur lancinante, insupportable ; des larmes coulaient toutes seules la nuit, ou le jour, je ne savais plus, le temps s’était dissous, pendu, une vie morte — la folie qui bientôt ne rôde plus mais rampe, guette, à l’affût de la moindre défaillance, pour m’emporter comme un mouton dans ses serres. Je sentais la présence des autres détenus à travers les murs, comme moi dépossédés de leur nom, de leurs droits, devenus de simples matricules qu’on tourmentait à volonté, l’univers abstrait des questions où la soumission valait la survie, le ragoût immonde qu’on nous servait, les terreurs nocturnes quand on nous réveillait à l’improviste pour nous battre, cravache, bâtons, fouet, prises de karaté, la technique du sous-marin, pendus par les pieds avec un linge sur le visage et précipités dans une baignoire remplie d’eau glacée : le choc, l’asphyxie, la douleur de l’eau dans les poumons, une mort par étouffement. Des médecins étaient chargés de ramener le noyé à la vie, pour mieux recommencer, une fois, dix fois, des morts à répétition, et puis les chiens d’attaque dressés pour tuer qu’on lâchait sur de pauvres bougres à qui ne restaient que les os, mes voisins que je découvrais quand on nous sortait des cellules pour les tabassages collectifs, les brûlures de cigarette, l’eau bouillante, le fer rouge, on coupait, balafrait, tailladait, écorchait vif, les nouvelles arrivantes à qui on donnait le choix entre la gégène ou le viol collectif, les vexations sadiques, systématiques, assis par terre sans avoir le droit de s’adosser au mur de la cellule, du lever six heures au coucher vingt heures, quatorze heures à tenir dans cette position, ceux qui tombaient étaient battus, ceux qui parlaient étaient battus, ceux qui tournaient la tête étaient battus, et puis les détenus qu’on obligeait à se bagarrer sans retirer leur cagoule, cet ouvrier, matricule 412, qu’on avait littéralement oublié dans sa cellule, victime d’un problème administratif, et qui était mort de soif et d’épuisement, les humiliations raffinées, les coups encore, gratuits, la même routine qu’on infligeait pour nous punir d’être nés les cheveux longs, de porter des lunettes, de sortir en boîte de nuit… Où étais-tu ? Avec le temps, j’avais réussi à communiquer avec mes voisins de cellule, à glisser quelques mots lors des bousculades ou quand l’un d’eux servait la pitance. De toi, nulle trace. J’entendais des cris d’enfants parfois à l’étage, mais ça ne durait pas. Je ne savais pas encore qu’on les donnait à des couples stériles proches des militaires. Douze ans, petite sœur : tu étais trop grande pour qu’on te donne à qui que ce soit… Et puis un soir, tandis que je recueillais mon bol de « tumba », la voix d’un camarade m’avait chuchoté :
— Ton père est là…
Mon cœur s’est mis à cogner si fort que je faillis renverser mon auge : papa s’était-il laissé prendre pour nous retrouver, nous, ses enfants disparus ?! Quelle folie !
La Coupe du Monde battant son plein, la pression des gardiens s’était un peu relâchée, ou plutôt elle s’était déplacée sur l’équipe nationale. 17 juin 1978, le jour de mes quinze ans. Un nouveau détenu servit la soupe par le loquet, serré de près par el Turco, le geôlier. J’allais me précipiter sur les grumeaux de viande qui flottaient à la surface lorsque je vis la petite bille d’aluminium, mêlée à la boue gluante. Je l’ai nettoyée dans ma bouche avant de soigneusement la déplier : c’était un papier d’aluminium tiré d’un paquet de cigarettes qui, au recto, renfermait un trésor. Un poème, petite sœur, griffonné à pattes de mouche, sur le papier intérieur…
N’aie pas peur
Des géants ensevelis
C’est l’éclair qu’on décapite
Pour réchauffer la matière
Regarde,
La peau des astres est douce
Les plaines en sont nues
Marche petit homme,
Marche :
La même main caresse et tue
Le souvenir du couteau…
Il ne reste que nous deux
Dans la fosse aux lions,
J’y vois des ruines
De cathédrales
Des signaux lumineux,
C’est l’éclair sur nos traces,
Regarde,
La guerre est passée
La forêt s’est tue
Va, petit homme,
Va,
La même main caresse et tue
Le souvenir du couteau !
Un poème de papa, pour mon anniversaire. Mes quinze ans. Le dernier poème de Daniel Calderón… Je n’ai pas pu le détruire, petite sœur : ce poème était ma vie. Je l’ai lu des dizaines et des dizaines de fois ce soir-là, avec une joie malade, je l’ai appris par cœur, puis je l’ai réduit en boule et caché dans une anfractuosité du mur de la cellule. Invisible. Les tortionnaires avaient volé notre liberté, notre intégrité, mais pas notre amour… Une semaine plus tard, en pleine nuit, les gardiens ont effectué une fouille minutieuse des cellules, jetant les détenus dans le couloir. C’est là, entre deux salves de coups, que j’ai croisé le visage barbu de papa. On l’avait torturé, mais je savais qu’il tenait le choc. Nous n’avons échangé aucun mot, il m’a juste adressé un signe apaisant (il devait savoir que j’étais dans la cellule voisine), quand une main me happa par les cheveux.
— C’est quoi, ça ?!
Ils venaient de découvrir le petit papier dissimulé dans le mur : mon trésor.
Daniel Calderón, matricule 563, n’avait pas peur de mourir : il savait pourquoi il était là. Non seulement il refusait de parler, mais en écrivant un poème il avait enfreint le règlement. Il défiait l’autorité, gravement. En plus du traitement habituel, des coups et de la picana, ils décidèrent alors de l’affamer.
Les tortionnaires n’étaient pas tous des sadiques ou des violeurs patentés, plutôt des brutes ordinaires à qui on avait lâché la bride ; el Turco serait leur marionnette. Des jours passèrent, d’autres encore. Affaibli, « le Poète », comme ils l’appelaient avec sarcasme, ne tiendrait plus longtemps. J’avais connu cette faim obsédante, dans la cage à lion où ils m’avaient gardé allongé pendant des jours. Le plus dur était l’heure de la soupe, quand le cliquetis des cuillères vous mâchait l’estomac et vous faisait monter les larmes aux yeux. El Turco et les autres en rajoutaient, le narguaient par le loquet, riaient, imbéciles et repus. Enfin survint le grand jour, celui que tout le pays attendait. 25 juin 1978. Les gardiens, les officiers interrogateurs, tout le monde ne parlait plus que du match à venir : l’équipe de Menotti allait la gagner, cette putain de finale. On les entendait brailler depuis la salle de repos où ils avaient installé la télé. Fin du régime forcé ou offrande aux dieux du football, on servit ce soir-là une écuelle de « tumba » au Poète. Les gardiens, eux, s’égosillaient : un but partout à la fin du temps réglementaire, Argentine et Pays-Bas joueraient les prolongations. Profitant de la pause, el Turco et sa bande firent irruption dans la cellule de papa : ils virent l’écuelle vide, astiquée de fond en comble, et se mirent à rire comme des hyènes. J’entendais leurs commentaires dans le couloir, mais je ne comprenais pas ce qui les rendait si goguenards.
La télé hurlait quand une clameur formidable accueillit le troisième but argentin. Les gardiens exultaient d’une joie taurine : « Argentina ! Argentina ! » La rumeur de la victoire enflait depuis l’avenue. Le stade de River Plate où se jouait la finale était tout proche de l’ESMA : les gardiens dans la salle de télé criaient trop pour l’entendre, mais ce bruit sourd qui provenait de la cellule voisine, ce bruit compact, je l’identifiais clairement : c’était la tête de papa contre le mur mitoyen.
L’homme qui se brisait le crâne et geignait comme un chiot, c’était lui, petite sœur.
Ils sont venus me voir peu après, el Turco et les autres. Ils avaient attendu que le Poète finisse son ragoût immonde pour lui montrer ce qu’ils cachaient dans leur dos, et qu’ils exhibaient maintenant devant ma figure exsangue : ta tête, petite sœur. Ta tête d’enfant qu’ils brandissaient comme un trophée. Les ogres avaient laissé tes yeux noisette ouverts : on y lisait encore l’instant de stupéfaction qui avait traversé ton esprit au moment de te décapiter.
Mourir ou devenir fou : Daniel Calderón avait choisi de mourir. D’ailleurs, sa tête ne résonnait plus contre le mur de ma geôle. Le Poète était mort par indigestion du monde, et toi en chair bouillie, qu’el Turco et les autres lui avaient fait ingurgiter, mêlée à la « tumba »…
Non, la cruauté des hommes n’a pas de limites.
Ils m’ont libéré deux jours plus tard, au milieu de la liesse nationale, pour que je raconte votre histoire. Mais je ne dirai rien, petite sœur : jamais. Jamais qu’à toi… Mon petit coquelicot.
Jana referma le cahier d’écolier, les yeux fixes, mâchant ses petits caillots de haine. Non : la cruauté des hommes n’avait pas de limites…
Les étoiles dégringolaient sur la roche embrasée, mais elle ne distinguait plus les couleurs, les oiseaux planant depuis les pics enneigés, les teintes du désert au couchant. Elle ne voyait plus que cette pauvre gamine et son frère de quinze ans dans les geôles putrides de l’ESMA, tout cet amour décapité, qui lui tiraient des larmes froides. Elle serra le cahier maudit où dormaient ses cauchemars, blême. Mourir ou devenir fou : Rubén avait survécu. Seul.
Une onde bleu pétrole délavait le ciel quand la Mapuche releva la tête. Il revenait justement vers leur campement de fortune, quelques branches rabougries dans les bras. Jana ravala la rage qui lui cassait le cœur et se leva à son approche.
— Tu as trouvé ce que tu cherchais ? lui lança-t-elle.
Le visage de Rubén était pâle sous la lune. Il jeta ses maigres branches sur les pierres.
— Non…
— Moi si, dit-elle.
Jana ôta le débardeur qui moulait son torse, l’abandonna sur le sable et lui fit face. Ses seins rachitiques pointèrent, deux petits monstres à la lumière des astres. Rubén ne ressentit aucune pitié devant le corps amputé de l’Indienne : sa beauté malheureuse l’éblouissait.
Jana l’enlaça la première, pressa sa poitrine contre lui et l’embrassa. Elle n’avait pas peur des winka qui avaient tenté de les détruire. Les Mapuche avaient résisté aux Incas, aux conquistadors, à l’armée régulière argentine, aux estancieros et aux coupeurs d’oreilles payés à la tâche, aux carabiniers, aux élites politiques et financières qui avaient saigné le pays : elle était une descendante de survivants. Leurs pieds dansèrent un moment sur le sable, Jana l’embrassait, l’embrassait encore.
— Viens, dit-elle en se détachant, viens…
Leurs vêtements disparurent, envolés, leur pudeur, le passé, le futur, ce qu’ils vivraient ensemble ou non, la solitude éternelle et les mots jamais dits : ils firent l’amour en tremblant, debout, se tenant par les yeux comme s’ils pouvaient se perdre, s’encastrèrent à s’en faire mal pour conjurer la mort qui les étreignait, et jouirent ensemble, comme des démons.
Elsa Calderón comptait parmi les cent soixante-douze enfants assassinés durant le Processus.
Sans nouvelles de sa famille, Elena avait rejoint les Mères de la place de Mai deux mois avant la fameuse Coupe du Monde. De par sa connaissance de l’ennemi, Elena Calderón était vite devenue une des principales têtes pensantes de l’Association de défense des Droits de l’Homme. C’est à elles que les militaires s’attaquaient en priorité. Une première rafle avait eu lieu après l’infiltration d’Astiz, qui s’était fait passer pour un frère de disparu, quand douze personnes avaient été enlevées à la sortie de l’église Santa Cruz, parmi lesquelles la première présidente et deux religieuses françaises. Fin 1977. La junte avait fait publier un faux document pour incriminer les Montoneros, un photomontage assez grossier qui avait fait le tour du monde, mais le leurre n’avait pas pris. Des voix s’élevaient. La communauté internationale s’en mêlait. L’émoi suscité par la disparition des premières Mères menaçant de gâcher la fête du football, on avait décidé d’utiliser un procédé plus subtil pour abattre ces Folles, qui osaient défier le pouvoir. Les menaces s’avérant sans effet, les répresseurs avaient ainsi imaginé un coup à plusieurs bandes qui les toucherait de plein fouet, en particulier Elena Calderón.
Les enlèvements, la mise en détention illégale et la torture systématique étaient une structure parallèle de coercition bureaucratique et hiérarchique efficace, apte à semer une terreur sans précédent dans la population ; le but était aussi de faire souffrir l’imagination des vivants. Des survivants. Rubén savait que la mise en scène de l’exécution d’Elsa et le suicide du poète-cannibale n’avaient pu fermenter dans l’esprit des geôliers. El Turco et ses sbires étaient de simples brutes, ignares et obéissantes. En le libérant, les instigateurs de cette machination comptaient faire de lui leur colporteur de douleur, le témoin rescapé qui raconterait à sa Folle de mère comment ses chers disparus étaient morts, sûrs que la vérité la tuerait, comme elle avait anéanti son mari.
Mourir ou devenir fou. Rubén s’était tu, obstinément.
Depuis trente ans, tous les jeudis, il voyait sa mère déambuler autour de l’obélisque Plaza de Mayo, inflexible dans son combat pour la Vérité : rien ni personne ne les ferait céder, c’était le pacte. Ce pacte, il lui était impossible de le briser.
Nudité, contacts corporels, sons, odeurs, Rubén avait mis des années à supporter les situations associées à la torture. Au-delà du traumatisme physique, les blessures psychiques avaient été les plus longues à cicatriser : une souffrance mentale aiguë relayait alors celle des sévices endurés, l’horreur s’engouffrait dans les brèches jusqu’à faire désirer le suicide comme dernier geste d’autonomie. Daniel Calderón l’avait compris : il s’était tué aussitôt, en se fracassant le crâne contre le mur de sa cellule…
Pas lui.
Rubén alluma une cigarette, pensif. L’obscurité s’étirait sur le désert de la cordillère, Jana reposait près du feu, emmitouflée dans la couverture. Les flammes rougeoyaient sur son visage apaisé après l’amour, et lui n’arrivait pas à dormir. Des images défilaient dans son esprit, confusion des sentiments, des époques, en boucle. L’âme bleue que voulait lui donner son père avait disparu un soir de juin 1978, un soir d’allégresse. Les mots l’avaient trahi, ceux de son poème d’anniversaire, que Rubén n’avait pu se résoudre à détruire… Il avait écrit le Cahier triste des années plus tard, d’un trait, comme on s’arrache d’une passion mortelle, pour s’exorciser la moelle : il avait caché leur mémoire sous les robes de sa petite sœur, dans l’appartement qui faisait face au carrefour où on les avait enlevés, et n’avait plus jamais réécrit depuis.
Cette nuit, tout changeait.
Rubén disposa la dernière souche dans les braises du campement et, à la lueur d’un feu vacillant, fit une chose qu’il croyait ne plus jamais faire. Jana endormie en ligne de mire, il ouvrit le cahier d’Elsa à la dernière page et commença à écrire. Une heure passa, peut-être deux. Du temps abstrait, qui se fichait des époques, des spectres d’enfants et de la mort. Quand tout fut achevé, Rubén arracha la page et se dressa sous la lune. Jana dormait toujours, à poings fermés, recroquevillée sur le sable. Il serra une dernière fois le cahier d’écolier entre ses mains.
Ma douce… douce petite sœur…
Et le jeta au feu.
Le rocher des Sept Couleurs s’étirait au fond du canyon. Ils se réveillèrent ensemble, roulés dans la couverture. Les souches n’étaient plus que cendres entre les pierres noircies du campement. L’aube grandissait sur les cols escarpés. Ils s’étreignirent pour conjurer le froid qui les avait saisis, s’embrassèrent en guise de bienvenue.
— Tu as les fesses glacées, dit-il, la main glissée dans sa culotte.
— Et toi la main chaude. Brr !
Elle s’enfouit contre lui. Rubén ne pensait pas à ce qui s’était passé durant la nuit, le visage de Jana resplendissait déjà, miracle de la jeunesse.
— Bien dormi ?
— Oui.
Elle se leva sous les rayons pâles du soleil, jambes nues, frotta son nez humide après la nuit à la belle étoile.
— J’ai du sable partout, fit-elle en ventilant son débardeur.
Elle ôta sa petite culotte, l’épousseta à son tour, puis l’échangea contre une autre prise dans son sac, triangle de coton noir qu’elle enfila sans pudeur.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle, se sentant observée.
— Rien, dit-il. Tu me fais rire…
— Oui… Oui, répéta-t-elle, n’oublie jamais ça.
Il essaierait. Promis.
La brise tiédissait avec le lever du soleil, la cordillère déployait ses arcs-en-ciel de pierres. Rubén ramassait les restes de victuailles en proie aux fourmis quand Jana trouva la feuille pliée en deux sous son sac, qui lui servait d’oreiller : une page arrachée au cahier d’écolier, disparu sous les cendres. Jana la déplia, et sa gorge lentement se serra…
À ne voir dans la rosée
Que la toilette du condamné
L’aube s’est fendue,
Comme une bûche.
Ne reste plus de l’horizon
Que l’écorce,
Des failles,
Figures de poux,
Carcasses…
Qui tue les chiens
Quand la laisse est trop courte ?
Les oiseaux se sont enfuis du ciel
Dans le paysage peint,
Des traces d’ailes.
Du silence
Ne reste plus que la rumeur
En pointillé,
Des nuages gercés
Figures de poux,
Carcasses…
Qui tue les chiens
Quand la laisse est trop courte ?
Mordre les mots dans la bouche des autres,
C’est comme l’ombre dans tes yeux,
Je m’y colle,
Je m’y glisse à genoux sans prières pour t’aimer en dedans,
Le cul des astres y brille,
Ta peau, regarde, sitôt scintille,
Je la touche,
L’effleure,
M’en repais,
Encore,
C’est ton cœur à la louche,
Un chagrin sur la paille,
À mi-distance de rien du tout,
Je traîne en toi comme un chemin à la fin du jour,
Tes mains tes doigts tes cuisses, j’aime tout,
Vois,
Mes larmes chiffonnées en toi dégringolent,
Des glaciers délavés,
Un désastre au travail, c’est tout comme,
Et des éclairs à retardement qui s’épuisent
À l’aurore adorée,
Qui s’en va,
Pourtant…
Arbres, rendez vos branches,
Relevez les fossés !
À vous je vends du large
Au plus tonnant
L’usage
Du hasard
Et du temps,
Qu’importe les cimes,
Du chemin
Je ne céderai pas un caillou,
Pas une caillasse
J’obéis aux rivières
Aux lacs
Au filon qui les mènent à la mer
Pour toi j’égrainerai ma poudre
Marchand de rien
Sur un désert de pierres
Ou de sable
Coupant,
Redevenu silex
Je tirerai le sabre,
La vie a ses têtes,
Et dans le miroir des flammes
Dansant sur les surfaces,
Lisse,
J’attends.
Si ce n’est toi, Jana… Le vent.
Un poème. Le premier. Pour elle… Jana tint le trésor de papier entre ses doigts tremblants : non, Daniel Calderón n’était plus seul, son fils aussi avait le duende. Rubén, démonté mille fois, remonté par miracle, Rubén, un spectre amoureux qu’elle aimait à balles réelles. Pour elle aussi, tout changeait. Même la laideur de ses seins ridicules ne lui faisait plus honte. Jana ne s’était jamais sentie belle — elle ne s’était jamais sentie si belle…
— Pourquoi tu pleures ?
Il s’était approché mais Jana ne pouvait pas parler. Rubén effaça les larmes qui couraient sur ses joues, puis il prit son visage entre ses mains.
— Je t’aime, dit-il. Je t’aime, petit lynx…
Rubén loucha légèrement, pour se rendre plus convaincant. Jana sourit enfin, en grand, les yeux comme des diamants. Et le monde changea de peau : elle aussi avait l’âme bleue.
Le chemin caillouteux, l’étendue de sable, les carcasses blanchies dans le désert, leurs ombres longues revenant vers la piste, le paysage défilait à rebours. Ils avaient faim, soif, mais cela n’avait plus beaucoup d’importance. Ils atteignirent Uspallata à l’heure où les premiers véhicules déambulaient le long de la rue principale, dépassèrent le casino fermé et déjeunèrent à la terrasse du bistrot qui venait d’ouvrir, de l’autre côté du carrefour. Œufs brouillés, thé, toast, lard grillé.
— Tu as retrouvé l’appétit, dit-elle.
— Grâce à toi, ma grosse.
Leurs regards se croisèrent, amusés.
— Je vais me refaire une beauté, lança Jana d’un air de défi, tu vas voir ça…
Rubén regarda ses jolies fesses moulées dans le treillis se mouvoir jusqu’au bar, alluma une première cigarette. Douceur et volupté — du haut de son cul, on voyait le monde — qui contrastaient avec la situation. Toujours aucune nouvelle d’Anita, des Grands-Mères, de Carlos, la Hyundai, en revanche, serait bientôt prête. Ils se débarbouillèrent aux lavabos du café-restaurant, achetèrent le journal, quelques victuailles et de l’eau pour la route. Mille trois cents kilomètres de ligne droite avant de retrouver Buenos Aires. Le retour au réel se déroulait encore en douceur. C’est en récupérant la voiture au garage d’Uspallata, vers midi, que la nouvelle tomba, abrupte : Eduardo Campallo venait de se suicider.
On l’avait retrouvé ce matin chez lui, une balle dans la tête.
Trois pactes liaient les différents corps d’armée et la police argentine : celui « du sang » quand il fallait éliminer ou torturer les subversifs, « d’obéissance », qui unissait la hiérarchie du haut en bas de la pyramide, et le dernier, « de corruption », avec le partage des biens volés aux disparus. Alfredo el Toro Grunga et Leon el Picador Angoni s’étaient enrichis durant le Processus, revendant la marchandise récupérée à des antiquaires ou à des magasins d’occasion qui fermaient les yeux sur sa provenance. Le bon temps, celui de l’argent facile et des filles qui allaient avec.
Les cheveux gris tirés en arrière, le Picador portait une fine moustache sous des pommettes saillantes, des costumes trois-pièces cintrés un rien surannés et des chaussures bicolores rappelant les maquereaux du début du siècle. Silencieux, tourmenté, spécialiste de la picana, le Picador avait élevé son art à un raffinement que son binôme aurait pu voir comme l’osmose de leur contraire, s’il avait eu quelque vocabulaire. Celui qu’on avait surnommé le Toro. Atavisme ou médiocrité congénitale, son père déjà était mort de la manière la plus stupide qui soit — il pissait sous un arbre quand celui-ci lui était tombé dessus. Court sur pattes, râblé et fonceur, le Toro suivait son instinct et considérait le Picador comme son meilleur ami. Les deux hommes n’avaient jamais été très forts à l’école : l’armée, mieux qu’un avenir, leur avait offert un présent.
Avec Hector el Pelado Parise, ils formaient une patota, une bande de copains chahuteurs comme on disait communément. Ensemble, ils avaient enlevé des Rouges dans les rues ou à leur domicile, fait sauter la tête d’un tas de Juifs, d’intellos, d’ouvriers syndiqués, de moricauds, parfois en pleine rue, ils avaient arraché des aveux à la pince, à la picana, ils avaient bu du champagne dans les coupes des gens qui se tortillaient au milieu des débris de leurs maisons, porté des toasts aux anniversaires des collègues, soutenu des inepties et encore tant de choses à demi oubliées qu’ils vivaient avec comme le souvenir d’une jeunesse tumultueuse.
La fin de la dictature avait marqué un tournant dans leur carrière : le Toro et le Picador avaient trempé dans un trafic de voitures de luxe avec l’ambassade d’Union soviétique, mais ils avaient failli se faire prendre la main dans le sac, si bien qu’ils avaient abandonné toute velléité de libre entreprise. Pas assez calés. Trop têtes brûlées. Ils préféraient s’en remettre à Hector Parise, leur ancien officier interrogateur et tête pensante de leur association, toujours sur les bons coups.
Celui-là devait leur rapporter gros.
La maison qui leur servait de base arrière était confortable, quoiqu’un peu trop isolée à leur goût : quatre jours qu’ils pourrissaient là, dans cette jungle moite où vrombissaient les moustiques. Enfin, Parise et les autres absents, les deux compères pouvaient se la couler douce au bord du fleuve. Un troisième homme les avait rejoints dans la maison du delta, Del Piro, dit « le pilote ». Ce dernier, peu disert, gardait ses distances avec eux en prenant de grands airs aristocrates.
— Pourquoi tu veux pas jouer au truco ? lança le Toro à l’homme qui boudait dans le fauteuil en osier. Tilingo[9] ! On n’a que ça à foutre !
— J’ai pas envie, répondit l’intéressé, c’est tout.
Gianni Del Piro n’avait pas envie de jouer aux cartes, ni aux dominos, encore moins avec ces deux types. Ça le faisait chier, les dominos, et il ne savait pas jouer au truco. Ce qui le rendait le plus dingue, c’était ces enfoirés de moustiques, des monstres voraces capables de piquer à travers les vêtements. De quoi attraper la dengue justement — le delta en était infesté. Gianni Del Piro ruminait au bord du fleuve, maussade. Il avait prévu de rejoindre Linda pour une escapade à Punta del Este sitôt l’opération terminée, pas de jouer aux dominos dans une maison perdue au milieu de la jungle avec deux abrutis insensibles aux piqûres d’insectes — un gros type franchement répugnant avec ses taches de gras sur sa chemise et son alter ego en lame de couteau, le taciturne de service.
Del Piro avait dû prolonger sa mission, ce qui n’était pas prévu. Contrairement à sa gourde de femme, Linda n’était pas de celles qu’on besogne au motel après une pizza à emporter. La rémunération de ses anciens employeurs valait un petit écart de conduite, le temps d’une pige qui lui rapporterait de quoi se payer plusieurs fugues adultères : Gianni Del Piro avait menti à tout le monde, à son employeur, à sa femme Anabel, à quelques amis trop curieux, mais un contretemps le clouait en Argentine et les autres ne lui avaient guère laissé le choix. Anabel ne causerait pas de soucis, contrairement à la belle Linda. Sa jeune maîtresse l’attendait depuis ce midi à l’hôtel de Punta del Este, elle le harcelait de messages auxquels il n’avait pas le droit de répondre, plus mordante à mesure qu’il restait muet. Dire que Linda était jalouse relevait de l’euphémisme : possessive, exclusive, anticipant les perversités de l’autre comme si les coups bas et la trahison étaient par nature inéluctables, supportant son baratin au sujet du divorce tant qu’il jurait ne plus toucher sa femme, Linda l’appelait plusieurs fois par jour et, au premier doute fomenté par son esprit tordu, refusait d’accorder la moindre bonne foi à quiconque, en particulier à lui, Gianni, son mâle italien… Le pilote avait, il est vrai, son petit succès auprès des femmes que le prestige de la fonction impressionnait. Son silence obligé devait la rendre folle.
— Alors, tu joues ?! lança le Toro depuis la terrasse.
— Non !
Le pilote renâclait sous l’allée de pins qui bordait le cours d’eau. Les moustiques attaquaient au crépuscule et lui se morfondait à l’idée de perdre Linda — quelle croupe, nom de Dieu ! Un bateau-taxi était passé plus tôt, trop loin du ponton pour les voir, soulevant quelques vaguelettes poussives le long de la rive. C’était le premier bateau depuis deux jours. Un endroit vraiment paumé…
— Puta madre, s’égosilla le Toro, les cartes à la main, c’est pas marrant de jouer au truco à deux !
— Ouais !
Il faisait chaud sur la terrasse ombragée. Le gros homme se tourna vers son compagnon de jeu et s’écria, goguenard :
— J’ai une idée ! (Il jeta le paquet de cartes sur la table.) Viens avec moi !
Le Picador se leva sans demander quelle était l’idée, et suivit son ami vers la maison de bois. Gianni Del Piro aspergeait du One sur ses vêtements, le seul spray anti-moustiques qu’on trouvait dans le pays, quand les deux hommes réapparurent sur la terrasse. Ils avaient sorti le prisonnier de la chambre, le trav’ qui ne tenait pas debout, et le portaient à bout de bras.
Le rimmel de Miguel Michellini avait coulé sur ses paupières, qui clignèrent en voyant le soleil du soir entre les branches. Del Piro se contracta sur son fauteuil : ils l’avaient détaché.
— Putain, mais qu’est-ce que vous foutez ?! les rabroua-t-il en se contorsionnant.
— Ha, ha, ha !
Le Toro riait au visage du travesti. Le pauvre chou avait beaucoup pleuré quand il l’avait astiqué : le Picador n’avait pas daigné mettre la main à la pâte, laissant la femmelette à son compère qui, de fait, s’était régalé — sa robe de mariage était encore pleine de sang.
— Allez, ma mignonne, postillonna le Toro, viens jouer avec nous !
Ils soulevèrent le pantin et l’assirent lourdement sur la chaise. Miguel gémit de douleur, s’accrocha au rebord de la table. Ses tortionnaires lui rappelaient ces varans de Komodo qui dévoraient leur proie vivante, en meute, ces bêtes immondes dont les morsures empoisonnaient le sang de leurs victimes, dès lors condamnées. Les monstres. Ils avaient gardé sa figure intacte pour le maquiller — un travesti, c’était un peu comme une Barbie ! — et, pour rire, l’avaient barbouillé de matière fécale. Elle avait séché sur les joues creusées du gringalet, livide.
Le Toro lui souffla son haleine pleine de bière.
— Une petite partie de cartes, ça te dit, Madonna ?
Miguel sentit les larmes perler sur ses croûtes.
— Va te faire mettre, sale truie.
— Ho, ho, ho ! Tu entends ça ?! Tu l’entends, le rebelle ?!
Le Picador, dans son rôle, se contenta d’un sourire effilé. Son complice se leva, excité.
— Distribue les cartes, je reviens.
Del Piro secoua la tête, repoussa à grands gestes les moustiques qui l’assaillaient ; il n’était pas présent lors des « séances de travail », mais il avait entendu les hurlements déchirants du petit pédé. Le pilote s’attendait au pire, il ne fut pas déçu. Le Toro revint bientôt sur la terrasse, une cuvette dans ses grosses mains hilares. Pas besoin de se pencher pour voir que c’était de la merde.
Le Picador, qui avait distribué les cartes sous les yeux défaits de Miguel, recula sur sa chaise.
— De la fraîche ! s’esclaffa le Toro.
Il posa la cuvette nauséabonde sur la table de jeu, ravi de son tour. Miguel détourna le regard pour se préserver de l’odeur tandis que le gros type enfilait ses gants de vaisselle.
— Tiens-le à la chaise !
Le Picador s’empara du malheureux.
— Qu’est-ce que vous foutez, nom de Dieu ! grogna Del Piro en s’aspergeant de spray. Vous allez le bousiller !
— T’en fais pas ! On va juste le cuisiner ! Ha, ha, ha !
Miguel n’avait plus la force de résister, à peine celle de leur cracher à la figure. Il avait dit ce qu’il savait, ne comprenait pas pourquoi on le maintenait en vie, pourquoi ils s’acharnaient sur lui. Il ferma les yeux pendant qu’ils tapissaient son visage.
L’odeur d’excréments parvenait jusqu’au ponton.
— Putain, vous êtes vraiment des porcs ! commenta Del Piro sans bouger de son fauteuil.
Le Toro faisait de la sculpture in vivo, encouragé par les rires sardoniques de son acolyte.
Le pilote souffla, excédé — ces types lui fichaient la nausée —, et partit se réfugier dans la maison. Qu’ils aillent se faire foutre avec leur délire scato : il téléphonerait à Linda pendant qu’ils étaient occupés, deux minutes, le temps de la baratiner — avec un peu de chance et de talent, il réussirait à calmer sa furie érotique… Le soir tombant, moustiques et papillons de nuit s’écrasaient contre les vitres de la cuisine. La dernière vision de Gianni Del Piro fut celle de trois hommes assis autour d’une table de jeu, un travesti famélique, avec des cartes collées sur son visage couvert de merde, et deux quinquagénaires qui ricanaient.
— À toi de jouer, Madonna !
Parise appela le soir même. La fille Campallo n’avait pas dit qu’elle était enceinte quand ils avaient charcuté le trav’ enlevé avec elle à la sortie du club de tango. Calderón lui le savait. Qui d’autre que le père du marmot avait pu le renseigner ? Enceinte de trois mois, d’après les infos révélées par Eduardo Campallo le matin de son suicide. Parise avait enfin une piste. Et le hasard du calendrier faisait bien les choses…
Les Abuelas avaient monté une cellule de crise au siège de l’association. Discrétion absolue sur le but de leurs recherches, communications réduites au minimum, rendez-vous reportés sine die pour raisons de santé, le QG était en ébullition. Le document en lambeaux rapporté par Rubén rappelait les fragments grecs des présocratiques, mais les Grands-Mères avaient commencé par entrer les noms lisibles dans leur base de données. Dossiers d’hôpitaux civils et militaires, archives, procédures de justice, procès-verbaux, elles effectuèrent par équipe des dizaines de recoupements souvent hasardeux pour vérifier les pistes. Samuel et Gabriella Verón, les parents disparus, n’apparaissaient ni à la banque ADN de l’hôpital Duran ni dans leurs fichiers, ce qui laissait supposer qu’aucun membre de leurs familles n’avait réclamé leurs corps. Leurs proches avaient-ils aussi été aspirés par la machine d’État ? Si l’ADN des squelettes déterrés par Rubén correspondait avec celui de Maria et de Miguel, elles pourraient alors confier l’affaire à un juge, demander une protection pour les témoins, confondre Eduardo Campallo et sa femme comme apropiador, forcer ceux qui s’acharnaient à étouffer l’affaire à sortir du bois.
Le suicide de l’homme d’affaires, qu’elles venaient d’apprendre, leur coupait l’herbe sous le pied.
Les domestiques de la maison de Belgrano mis en congé, c’est sa femme Isabel qui avait découvert le corps au petit matin. Eduardo reposait sur le fauteuil du bureau, une balle dans la tête, l’arme encore pendante à la main. Isabel avait appelé les secours aussitôt, mais le projectile, tiré à bout touchant contre la tempe, avait emporté les lobes frontaux et la moitié du cerveau. Son mari était mort sur le coup. Il n’avait pas laissé de lettre explicative derrière lui mais les traces de poudre, les empreintes et les brûlures attestaient qu’il avait appuyé sur la détente. Le pistolet, un Browning, lui appartenant — port d’arme en règle —, le suicide laissait peu de doutes. À l’approche des élections, le coup était rude pour Francisco Torres, le maire, qui perdait là un ami et un de ses principaux piliers financiers.
Pour Rubén et les Grands-Mères, c’est leur témoin numéro Un qui disparaissait. Un de plus.
Le détective eut une longue discussion avec elles et Carlos sur la route des Andes. Le portable du pilote toujours muet, l’espoir de retrouver Miguel Michellini s’amenuisait. La mort de Campallo les obligeait à réviser leur plan de bataille, mais un nouveau personnage venait de réapparaître : Franco Diaz.
Les Grands-Mères avaient mené des recherches d’après le nom et la photo du passeport envoyé par Anita Barragan. L’homme de Colonia figurait parmi leurs fiches, qu’Elena avait basculées sur le BlackBerry de son fils.
Franco Diaz, né le 08/11/1941 à Córdoba. Formation militaire au Panamá (1961/1964), sert à Santa Cruz, Mendoza, puis Buenos Aires. Intègre le SIDE, les services de renseignements argentins, en avril 1979. Trou noir jusqu’en 1982 et la guerre des Malouines : officier de liaison dans une unité héliportée, Diaz est décoré — son commando avait pris possession de l’île en capturant la poignée d’Anglais endormis qui tenaient la place. Témoigne au procès des généraux en 1986 à la décharge du général Bignone, un des principaux responsables du fiasco des Malouines, soupçonné par ailleurs d’avoir détruit les archives des disparus avant de quitter le pouvoir. Émigré en Uruguay à la fin des années 80, retraité, Franco Diaz jouit d’une pension de l’armée et n’a plus jamais fait parler de lui.
Un héros des Malouines, un homme a priori inattaquable. Agent proche de Bignone, Diaz avait pu garder la fiche de l’ESMA incriminant Campallo. Dans quel but ? La vendre à son voisin paparazzi en vue de créer un scandale sans précédent ? Pourquoi Diaz aurait-il décidé de torpiller un homme qui avait fréquenté ses anciens employeurs : se venger ? De qui ? D’Eduardo Campallo ou d’une autre personne présente sur le fameux document ? La photo envoyée sur le BlackBerry de Rubén datait du procès de 1986, mais Anita avait dupliqué celle de son passeport : Diaz n’avait pas beaucoup changé — même homme au visage quelconque, le regard terne sous sa calvitie. Débusqué à Colonia, l’ancien agent du SIDE avait regagné l’Argentine. Rubén ne savait pas encore s’il cherchait à monnayer ou à remettre le document original à une tierce personne, mais si Diaz prenait le risque de revenir sur les lieux du crime, il pouvait les mener tout droit au commanditaire…
Les camions-citernes succédaient aux semi-remorques sur la nationale. Jana conduisait, concentrée, le pare-brise couvert de poussière orangée rapportée des Andes. Ils avaient récupéré la Hyundai au garage d’Uspallata et depuis se relayaient au volant sans presque s’arrêter. Les kilomètres défilaient, monotones ; après le stress des barrages de police aux frontières des provinces, la nuit passée dans le désert de la cordillère semblait presque lointaine… Rubén somnolait contre la vitre, épuisé par cette journée caniculaire, ou alors réfléchissait-il, l’esprit pénétré d’équations fumantes. Jana surveillait les rétroviseurs, perdue dans ses pensées. Il s’était passé quelque chose cette nuit : un des événements les plus importants de sa vie… Pourquoi était-elle si triste ? Si triste et si heureuse ? Le feu qui la brûlait pouvait la rendre folle, elle le sentait bouillir dans chaque pore de sa peau, sa sale peau d’Indienne que les winka avaient jetée aux chiens… « Qui tue les chiens quand la laisse est trop courte ? » Ils seraient libres. Bientôt.
Le soleil inondait les plaines. La Mapuche passa la main par la vitre ouverte pour absorber un peu de fraîcheur, la reposa sur le genou de Rubén endormi, et la laissa grésiller.
Buenos Aires 350.
Jo Prat avait joué en apnée toute la soirée. Ces concerts en plein air lui collaient des rhumes tonitruants, et même les appels hiératiques du trio de groupies amassant leurs seins au pied du micro l’avaient laissé de marbre. Trempé de sueur dans son ensemble de cuir qui l’engonçait, la montée d’asthme l’avait pris en sortant de scène. Fuir. Fuir tous ces gens qui n’en voulaient qu’à sa gloire passée.
Jo Prat aspira deux sprays de Ventoline et quitta le festival par la sortie VIP en catimini. Aucune envie de sexe ce soir, encore moins de parler à des inconnus : il absorba une nouvelle bouffée de Ventoline, la troisième, pour calmer la crise d’asthme qui pointait. Peut-être qu’il se faisait vieux, ou qu’il avait tout donné, trop abusé, qu’importe, il ne rêvait plus que de retrouver sa chambre d’hôtel, une petite suite un peu vieillotte et calme dans le quartier huppé de Belgrano où personne ne le reconnaîtrait : il prendrait une douche et dormirait en coupant la climatisation, jusqu’à ce que le rhume se passe.
Vivre à l’hôtel était bien le seul luxe qui lui allait. Calderón et son témoin squattaient chez lui depuis plusieurs jours mais, sous ses airs souverains, le dandy avait été ébranlé par la mort de Maria Victoria. La pauvre petite. Qui aurait cru ? Jo en était malade. Même si la photographe lui cachait sa paternité (Maria désirait plus un enfant qu’un mari), elle portait un peu de lui dans ses entrailles, et elle ne l’avait pas choisi au hasard. Son portrait trônait dans son loft, c’était tout de même une preuve de reconnaissance sinon d’amour. Jo avait promis une rallonge au détective s’il découvrait la vérité sur les circonstances de sa mort : Calderón ne donnait pas de nouvelles mais il lui faisait confiance — ce type avait l’air aussi enragé que ses chansons de l’époque.
Jo Prat reniflait, tête basse, les mains dans les poches de son pantalon de cuir. Il avait passé les différentes barrières, son badge Sésame autour du cou. Une demi-lune l’escortait à la sortie du parc de Lezama, il songeait à Maria, au bébé qui était mort avec elle, quand un piéton qui venait vers lui s’arrêta.
— Jo Prat ? demanda l’inconnu.
Le rocker releva la tête : un géant à la peau grêlée lui faisait face, un chauve d’une soixantaine d’années qui se donnait bien du mal pour paraître avenant. Inconnu égale emmerdeur.
— Désolé, fit Prat, je suis pressé.
— La fille Campallo, c’était votre petite copine ? insinua-t-il dans un sourire de mérou.
Une chape de plomb tomba sur les épaules du musicien. L’homme qui l’abordait lui laissait une impression franchement désagréable.
— Si vous êtes journaliste, dites à vos lecteurs que je n’ai rien à déclarer… (Il toussa.) Pareil si vous êtes flic.
Il voulut s’engager dans l’allée mais le colosse lui bloqua le chemin.
— C’est toi qui l’as mise en cloque, hein ? relança-t-il avec une familiarité agressive.
— Vous êtes sourd ? Je n’ai rien à vous dire : O.K. ?
— Enceinte de trois mois, poursuivit l’homme. J’ai vérifié les dates sur son site : vous étiez en tournée ensemble quand elle est tombée enceinte. C’est toi le père de son gosse. Le petit copain de Maria Campallo qui a prévenu Calderón.
Parise avait vu ce visage chez la photographe quand il avait nettoyé l’appartement, des tirages en noir et blanc qu’elle avait pendus sur un fil, comme un trophée. Il ne pouvait pas faire le rapprochement au moment de l’enlèvement, mais les révélations de Campallo avant de mourir concernant sa fille lui avaient mis la puce à l’oreille… Le rocker eut un rictus.
— Vous travaillez pour qui, son père ? Vous commencez à me faire chier avec vos histoires, feula-t-il d’une voix éraillée. Laissez-moi passer !
Ses poumons lui faisaient mal, il ne se méfiait pas. Le type à face de craie le saisit par le bras et, d’une prise alambiquée, le retourna contre sa propre gorge. Jo Prat voulut se dégager mais le géant l’avait immobilisé et il savait se battre. Pas lui. L’homme pressait son avant-bras sur sa glotte, si fort qu’il lui faisait jaillir les larmes des yeux.
— Lâchez… moi !
Parise entraîna le rocker sous les arbres de l’allée déserte.
— Calderón est venu te cuisiner, hein ? grogna-t-il.
— Foutez-moi… la paix.
La prise comprimait la trachée, bloquait l’arrivée d’air. Il étouffait déjà et le chauve semblait d’une force herculéenne. Jo chercha à se libérer, en vain. Parise souffla son haleine mentholée sur son visage.
— La fille Campallo t’a parlé de quelque chose, dit-il d’un air doucereux. Quelque chose de très important, dans les jours qui ont précédé sa disparition.
— Je l’ai… pas vue.
— Un document, insista le colosse sans diminuer la pression, un papier au sujet de ses parents. Maria Victoria t’en a forcément parlé. Et tu en as parlé à Calderón.
— Non ! expulsa Jo.
Parise jeta un coup d’œil furtif vers l’allée du parc, toujours vide. Il relâcha la clef qui immobilisait sa proie, serra son poing comme une enclume et le frappa durement au ventre. Un coup vicieux à l’estomac, qui lui vola ce qui lui restait de souffle.
— Je te crois pas, éructa l’ancien officier interrogateur.
Jo Prat se tenait le ventre, soldat sous la mitraille, happant l’air qui ne venait pas. De sa main libre, l’asthmatique attrapa le tube de Ventoline dans sa poche et le porta nerveusement à sa bouche. Il n’eut pas le temps d’aspirer la vie ; Parise lui arracha l’inhalateur des mains.
— Dis-moi ce que tu sais et je te refile ta dose. C’est toi qui as engagé Calderón ?
Jo se sentait mourir. Il secoua la tête, en apnée. Il s’étouffait, pour de bon.
— Oui…
— Où il est ?
— Je… sais pas.
Le géant fouilla ses poches sans qu’il puisse réagir, trouva un petit portefeuille et la clé d’un hôtel, le « Majestic », dans le quartier de Belgrano. Bizarre. D’après ses infos Prat habitait Buenos Aires, et les papiers indiquaient une adresse à Palermo Hollywood.
— Qu’est-ce que tu fous à l’hôtel ? Hein ? Pourquoi tu ne dors pas chez toi ?
Parise agita le précieux tube sous les yeux vitreux du chanteur. Jo avait besoin du médicament, d’urgence : il agrippa le bras de l’homme qui, le voyant cramoisi et incapable d’articuler, consentit à coller la Ventoline entre ses lèvres. Jo aspira une goulée salvatrice, qui le fit sortir des abysses, mais l’homme retira aussitôt le tube de ses mains tremblantes.
— Encore, chuinta Jo. Il m’en faut… encore…
Ses poumons sifflaient comme une locomotive, il tenait à peine debout, pantin pathétique glissant sur le tapis d’épines. Parise gambergea un instant sous les branches : Calderón n’avait plus mis les pieds dans son agence, la fille qui vivait avec le trav’ avait disparu de la circulation et la surveillance des locaux des Grands-Mères ne donnait rien. Le détective avait dû trouver une planque pour son témoin, d’où il pourrait rayonner sans attirer l’attention.
— Tu sais où est Calderón, dit-il.
Jo ne répondit pas, implorant, tandis que l’autre le tenait debout à bout de bras.
— C’est lui qui squatte chez toi ? poursuivit Parise. C’est pour ça que tu es à l’hôtel ?
En proie à la panique, Jo Prat opina. Il tendit la main vers l’inhalateur, sans forces, bientôt sans air. Parise sourit sous l’arbre du parc qui les cachait. Les autres attendaient près des grilles, dans le van.
— Merci pour l’info, sourit-il à la nuit.
Parise évapora la Ventoline vers les branches et regarda l’homme s’étouffer, inexorablement, sur le tapis de mousse…
Buenos Aires recomptait ses tours au milieu du brouillard de pollution quand la Hyundai s’englua dans le trafic autoroutier. Sept heures du matin aux abords de la capitale. Fumées noires crachées des pots d’échappement, voitures rafistolées pétaradantes, trucks américains aux chromes rutilants, Rubén et Jana traversèrent des cités de béton aux linges pendus sur la crasse avant d’atteindre Rivadavia, l’une des plus longues avenues au monde — quarante mille numéros.
Ils arrivèrent à l’heure où les cartoneros rentraient chez eux.
Raúl Sanz les attendait au Centre d’Anthropologie légiste. L’EAAF (l’Equipo Argentino de Antropologia Forense) avait été créé en 1984 sous la direction de Clyde Snow, anthropologue et médecin légiste nord-américain, qui avait proposé son savoir et formé ceux qui deviendraient ses successeurs. L’organisme, indépendant, travaillait dans plus de quarante pays avec différentes institutions, gouvernementales ou non. Sous la houlette de Raúl Sanz, Rubén avait appris la balistique, la génétique, l’archéologie, l’exhumation et l’identification des corps, la localisation des fosses et la reconstitution des faits d’après la position des cadavres, des objets trouvés sur la scène de crime, les vêtements, les fractures… Raúl, quadragénaire toujours tiré à quatre épingles, fit le baise-main à Jana avant de porter l’accolade à son ami.
— On se demandait si vous alliez arriver, dit-il en les entraînant dans son antre.
— Nous aussi, commenta Jana.
Raúl jeta un œil interrogatif à Rubén, qui lui fit signe de laisser tomber. Il déposa le sac militaire sur le bureau de l’anthropologue.
— Un vrai petit Père Noël, nota ce dernier en découvrant le contenu.
Les crânes n’avaient pas trop souffert malgré les péripéties du voyage. Raúl Sanz les empoigna comme des chiots dans leur panier. Résultats ADN disponibles d’ici vingt-quatre heures, assura-t-il bientôt. Ils échangèrent quelques mots explicatifs devant un café noir, saluèrent son équipe au grand complet, et se quittèrent dans le hall du Centre d’Anthropologie. Jana et Rubén avaient rendez-vous à dix heures au siège des Abuelas avec les Grands-Mères et Carlos : ça leur laissait le temps de passer à l’appartement, de prendre une douche et de nourrir Ledzep…
— Le pauvre matou doit reluquer sa gamelle en se demandant ce qu’on fout, remarqua Jana sur la route.
— Deux ou trois kilos de moins, ça ne lui fera pas de mal, commenta Rubén : comme à son maître.
— Vilain petit puma, tout le monde n’a pas la chance d’avoir ton poil.
Elle passa les mains dans ses cheveux, reçut son sourire fatigué. Jana bâilla malgré elle. Hâte de rentrer.
Hormis le kiosco qui ouvrait à l’angle, les magasins de la rue Gurruchaga étaient encore fermés à cette heure. Ils firent deux fois le tour du cuadra avant de garer la voiture et s’engouffrèrent dans le hall d’immeuble.
L’atmosphère feutrée du loft avait quelque chose de décalé, comme s’ils étaient partis depuis un siècle. Ils déposèrent les sacs dans l’entrée. Rubén se dirigea vers la fenêtre aux rideaux tirés, ne vit que des véhicules sans chauffeur garés le long du trottoir.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien… rien.
La fatigue lui jouait des tours. Ou le stress. Jana déposa un baiser furtif sur ses lèvres, pour le détendre.
— Je vais prendre une douche.
Elle prit son sac dans l’entrée, se demanda où était fourré Ledzep — le vieux chat devait roupiller dans un placard ; les stores étaient tirés dans la chambre de Jo Prat, les roses flétries par la chaleur. Jana posa le .38 sur la table de nuit, tria les vêtements propres. Un miaulement se fit entendre, sous le lit. Elle se pencha et aperçut deux yeux ronds qui luisaient.
— Qu’est-ce que tu fais là, mon vieux ?
Pour toute réponse, Ledzep lui cracha au visage.
Rubén grimpait l’escalier de verre quand Anita appela sur son portable. Au son de sa voix, le détective sentit tout de suite que les nouvelles étaient mauvaises. On venait de trouver Jo Prat dans le parc de Lezama, mort : c’est un bénévole du festival qui avait découvert son corps inanimé et prévenu les secours. Une crise d’asthme d’après les premiers constats — un tube de Ventoline vide traînait près de lui.
— Merde.
— Tu es où ? s’inquiéta Anita.
— Chez lui, répondit Rubén.
La lampe marocaine tamisait la lumière de la chambre à coucher : Jana s’apprêtait à se déshabiller mais quelque chose l’arrêta. Elle huma l’air de la pièce. Les objets étaient familiers, l’atmosphère soudain irrespirable… La Mapuche recula : il y avait quelqu’un dans l’appartement. L’odeur de sueur imprégnait les murs, de plus en plus forte. Elle empoigna le revolver chargé posé près du vase où noircissaient les fleurs mortes, sentit une présence sur sa gauche.
— Tu bouges ou tu cries, je te…
Jana fit feu sans viser : la balle du .38 expulsa une pluie de plâtre en percutant le mur mais rata sa cible. Elle n’eut pas le temps d’appuyer de nouveau sur la détente : deux harpons la mordirent au cou.
— La concha de tu hermana[10] ! siffla le Toro, la main plaquée sur l’oreille.
Les muscles tétanisés par le choc électrique, Jana s’effondra contre la table de nuit. Le Picador jaillit à son tour de la salle de bains, en sueur dans son costume trois-pièces. Le sang gouttait sur la veste à épaulettes du Toro qui grimaçait, le lobe de l’oreille arraché. La fille gisait près du lit, en proie aux convulsions. Le Picador déposa sa mallette à terre, saisit la seringue prête à l’usage et jeta le garrot dans les mains du gros homme.
— Magne-toi, putain !
Rubén s’entretenait avec Anita sur la terrasse du loft quand la détonation retentit au rez-de-chaussée.
— Qu’est-ce qui se passe ?! s’écria la flic. Rubén !
Il se retourna et tomba aussitôt nez à nez avec deux hommes, qui giclaient de la porte coulissante, un grand chauve et un type au nez couvert d’un pansement. Rubén se jeta sur lui au moment où il actionnait la détente, dévia le tir d’une manchette et enroula son bras autour de son cou. Parise braqua son Taser mais Calderón précipitait Puel en arrière, s’en servant de bouclier.
— Dégage de mon axe de tir ! siffla Parise. Bordel, dégage !
Puel, qui avait servi chez les commandos, sentit les os de son cou craquer : il expédia un chassé dans son dos pour déstabiliser Calderón, qui l’envoya dinguer avec lui contre la clôture. La cloison de bambous céda sous leur poids ; ils tombèrent trois mètres plus bas, sur la terrasse des voisins.
Parise piétina fleurs et arbustes, se pencha sur le muret. Puel et Calderón s’empoignaient au pied d’une table de plastique blanc, qui avait amorti la chute. Ils chuintaient de haine en s’agrippant, un combat féroce où chacun tour à tour semblait prendre le dessus. Valse folle, mortelle. Parise hésita à tirer. À cette distance, il pouvait tout aussi bien toucher la mauvaise cible — quant à sauter chez les voisins pour lui régler son compte, il n’était pas sûr de pouvoir remonter. Les deux hommes roulèrent sur la dalle, muscles bandés, s’empoignant furieusement dans une lutte aussi brève que violente. Le masque qui protégeait son nez le gênait mais Puel, cette fois-ci, ne lâcherait pas sa proie : Rubén mordait la poussière sur la terrasse, l’avant-bras enfoncé contre sa glotte. Il lâcha un cri pour se dégager, y parvint et projeta sa paume à la base du nez cassé : un flot de sang jaillit sous le pansement. Puel sentit la flèche enflammée remonter jusqu’à son cerveau. En une seconde, Rubén l’avait retourné. Le détective souffla à pleins poumons pour expulser la haine qui comprimait ses muscles, cala les mains à la base de la tête du tueur pour lui rompre les vertèbres et soudain se figea : il y avait un enfant sur la terrasse.
Un bambin en slip de bain qui les regardait s’étriper, un gosse de trois ou quatre ans aussi surpris que lui, le regard d’une innocence bleue sous son bob et ses bouclettes.
Rubén serra le crâne, mâchoire et nuque en étau, et d’un coup sec lui brisa les cervicales. La tête de l’homme qu’il tenait dans ses bras retomba contre sa poitrine, qui ne pesait plus rien.
Seconde stupéfiante.
Le gamin non plus n’avait pas bougé.
— Emiliano ? lança une voix de femme depuis l’appartement. Emiliano, tu es là ?!
Perché sur la terrasse voisine, Parise avait dégainé son arme automatique : le chauve allait se résigner à tirer dans le tas quand il avait vu le gosse, ce putain de mioche dans son slip Disney, qui les regardait lutter à mort.
— Emiliano, tu es où, mon chéri ?!
Des voilages blancs voletaient par la porte-fenêtre des voisins. Parise reporta son regard sur Calderón qui, protégé par le corps inerte de Puel, fouillait d’une main aveugle son blouson en quête d’une arme.
— Emiliano !
Parise jura entre ses dents. Le remue-ménage allait alerter tout le quartier, la mère du mioche approchait et il ne pouvait pas liquider tous les témoins. Le tueur rebroussa chemin en pestant et dévala l’escalier de verre. Le Toro épongeait le sang qui gouttait sur son costard douteux tandis que son binôme traînait la fille jusqu’à la porte d’entrée. Ils l’avaient droguée, bâillonnée, pieds et poings liés à l’adhésif. Trop tard pour Calderón.
— Vamos, vamos ! ordonna le chef d’équipe.
Etcheverry attendait dans le van, en double file.
Rubén avait croisé le regard du chauve qui le braquait depuis la terrasse. Il trouva le pistolet sous l’aisselle du mort, saisit la crosse pour faire feu mais Parise avait disparu.
Le bambin l’observait toujours, sourd aux appels de sa mère.
— Emiliano !
Une jeune femme traversa le voilage et lâcha un cri de stupeur en découvrant la scène. Rubén se dégagea du cadavre sans un regard pour le bambin, évalua la situation. Le mur des voisins mesurait près de trois mètres, aucune prise pour l’escalader. La femme se précipita vers son enfant et le protégea de ses bras tremblants.
— Ne nous faites pas de mal, implora-t-elle, je vous en prie…
Retrouvant sa mère, le gamin se mit à pleurnicher.
Rubén coinça le Beretta du tueur dans sa ceinture, poussa la table de jardin contre le mur blanc écaillé, y dressa une des chaises en plastique et grimpa sur l’édifice branlant en priant pour que personne ne l’attende là-haut. La voisine le regardait faire, effarée, serrant son rejeton comme s’il pouvait s’envoler. Rubén agrippa un bout de clôture défoncée et, au prix de rudes contorsions, se hissa jusqu’à la terrasse de Prat. Elle était déserte, la porte coulissante grande ouverte : il fonça vers l’escalier, le doigt crispé sur la queue de détente.
La cuisine et le salon étaient vides. Rubén courut vers la chambre, arme au poing, vit le sac de toile sur le lit, les roses répandues sur le sol. Ledzep s’échappa de sa cachette et fila à toute bombe vers le couloir, les griffes dérapant sur le parquet. Rubén braqua le Beretta vers la salle de bains adjacente, elle aussi vide, crut entendre un crissement de pneus dans la rue. Il se rua vers la porte-fenêtre du living et jaillit sur le balconnet, le cœur battant à tout rompre.
Trop tard : le véhicule des ravisseurs avait disparu au coin de la rue Gurruchaga. Le temps d’atteindre la voiture, ils seraient loin…
Rubén mit quelques secondes avant de réaliser : lentement son visage se décomposa — Jana.
Le Toro serrait les dents à l’arrière de la carlingue. Cette petite pute avait failli lui faire sauter la cervelle : quelques centimètres plus à gauche et il aurait pu dire adieu à sa prime. En attendant, la douleur lui cuisait les cartilages et le sang s’écoulait toujours malgré le mouchoir qui épongeait la plaie. Le Picador ricanait sur le siège voisin, relégué avec lui au fond de la cabine.
— Déjà que la masturbation rend sourd ! s’esclaffa-t-il par-dessus le vacarme de l’appareil.
Le Toro haussa les épaules, revanchard. Etcheverry broyait du noir sur le siège devant eux : chargé de conduire le van jusqu’à l’aérodrome, le chef du Groupe d’Intervention en planque à Colonia venait de perdre son meilleur homme. Puel, qu’il avait vu frapper un colosse slave à coups de chaînes durant des heures (une force de la nature dont les os refusaient de céder que Puel avait battu à mort sans presque se reposer), lui qu’Etcheverry avait repêché encore la semaine précédente le long du río pendant que les autres mettaient le feu à la baraque, Puel était mort. Pire, ils avaient dû l’abandonner sur le terrain… Etcheverry se pencha vers le pilote.
— On arrive dans combien de temps ?
— Un quart d’heure ! répondit Del Piro.
Ils survolaient le delta, une étendue de jungle zébrée d’eau boueuse qui ne lui inspirait que dégoût. Del Piro avait dû revenir en catastrophe à Buenos Aires en embarquant les deux brutes dans l’hydravion, laissant la garde du prisonnier aux hommes de Puel, qui accompagnaient le boss. Responsable de l’opération, les jambes coincées contre le tableau de bord, réfugié derrière une paire de Ray-Ban extra-large, Parise venait de raccrocher son portable — le boss râlait, comme d’habitude. Calderón était toujours dans la nature, un des leurs était resté sur le carreau et ils n’avaient pu enlever que la fille. Personne ne faisait attention à elle, simple « paquet » jeté au fond de la carlingue.
Peu de turbulences en ce jour ensoleillé. Jana émergea une première fois, serpent dans le formol ; ses membres étaient entravés, son cerveau intermittent sous les bruits de moteur. Celui d’un avion ? La Mapuche reposait à même le sol, les muscles encore douloureux après le choc électrique, l’esprit vaporeux. On l’avait droguée. Sûrement. Son regard roula vers la cabine à l’avant, ne distingua que des têtes qui dépassaient des sièges. Quatre, en plus du pilote. Jana crut reconnaître le gros à face de porc, un mouchoir rouge pressé contre l’oreille, se sentit partir sous les soubresauts. Son cerveau bascula en arrière et sombra comme on oublie, sans s’en rendre compte.
Un trou noir.
La maison se situait sur la rive sud de l’île, perdue dans la jungle du delta. Le canal ici était assez étroit, le trafic quasi inexistant. Des arbres tombés des tempêtes empêchaient le passage des bateaux-taxis qui arpentaient les bras du fleuve, et la première habitation se trouvait à des kilomètres. L’île était infestée de moustiques, qui attaquaient en masse au premier déclin du soleil.
Del Piro avait parqué l’hydravion sur la rive opposée, le long d’un ponton où le plan d’eau, plus large et moins pollué par les branchages, permettait l’amerrissage. L’avion somnolait sur ses flotteurs après le vol matinal. Toute l’équipe était réunie sur l’île du delta, Parise, le chef de la sécurité de Santa Barbara, le Toro et le Picador, ses sbires de toujours, l’ex-lieutenant Etcheverry, en charge du Groupe d’Intervention en Uruguay, Frei qui, prisonnier de sa minerve, se déplaçait avec l’élégance d’une tourelle, enfin Gomez et Pina, qui avaient planqué en vain devant l’agence de Calderón.
Le boss était arrivé avec eux par bateau la veille au soir, le général Ardiles, polo Lacoste rose et lunettes Porsche, escorté par un gorille peu causant, Duran, et par le toujours fringant docteur Fillol — Jaime « Penthotal » Fillol, comme les pilotes le surnommaient à l’époque. C’est lui qui avait opéré son ami Ardiles dans la clinique privée du countrie en 2005, lui qui avait délivré les certificats médicaux du vieux général pour qu’il évite les déplacements au tribunal. Fillol lui devait, il est vrai, une partie de sa fortune — une clinique équipée de matériels dernier cri, de l’argent au chaud sur des comptes à l’étranger, une femme plus jeune… L’homme n’aimait guère revenir sur le passé, mais lui aussi figurait sur la fiche de l’ESMA exhumée par la fille Campallo. Fillol avait accouché sa mère trente-cinq ans plus tôt, sorti son frère malade de ses entrailles. Étranges retrouvailles… Le médecin se souvenait surtout du crâne violacé du bébé expulsé du vagin, du cordon qui l’étranglait et des gestes qu’il avait faits pour le sauver. Son métier. Le cœur du nourrisson avait souffert, augurant une durée d’existence limitée, mais il avait survécu : il était là, sous ses yeux, trente-cinq ans plus tard. Miguel Michellini. Oui, étranges retrouvailles…
— Vous en pensez quoi, doc ?
Fillol ravala sa salive devant l’état du pantin disloqué sur le madrier, rangea son stéthoscope.
— Le cœur est faible, dit-il, mais il devrait tenir encore un peu.
Leandro Ardiles bougonnait, assis sur une chaise qui ne le soulageait pas. Montée à la dernière minute, l’opération avait en partie échoué puisque le détective était toujours dans la nature…
— O.K., lança le général au chauve qui mènerait l’interrogatoire. Ne perdons pas de temps.
Jana s’était réveillée dans une chambre aux rideaux tirés, vaseuse, les chevilles et les poignets entravés par des serre-joints de plastique qui lui sciaient la peau. Elle reposait sur la plaque de fer d’un madrier, dénudée. Elle ne savait pas où elle se trouvait, ce qu’était devenu Rubén. Étourdie par les vapeurs chimiques, elle avait mis quelques secondes avant de réaliser qu’elle n’était pas seule : un visage lui faisait face, méconnaissable sous son masque de merde sèche, celui de Miguel. Ou plutôt ce qui restait de Paula, attachée sur le madrier voisin. La robe blanche du travesti était à demi déchirée, maculée de sang, mais il respirait encore. La sculptrice n’avait pas eu le temps de lui parler : un groupe d’hommes était entré dans la chambre pour ausculter Miguel, sans lui prêter attention.
Jana ravala sa salive, le dos accolé à la plaque de fer. Ils étaient cinq autour du malheureux, un vieux en chemise Lacoste, le cheveu terne et l’œil acéré, un autre qui devait être médecin remballait son stéthoscope, suivaient un géant chauve à la peau grêlée, une espèce de maquereau vérolé et le gros type à face de porc qui l’avait foudroyée dans la chambre. Ils se tournèrent bientôt vers elle, prisonnière du madrier qui faisait face à Miguel.
Le Toro passa devant le corps écartelé de l’Indienne, jaugea son torse.
— Sacrés nichons, ironisa-t-il.
Pauvre con.
— Allons-y, le pressa Parise.
Certaines personnes pouvaient supporter la douleur physique au-delà de l’imaginable : très peu pouvaient assister au supplice infligé à autrui sans flancher, surtout s’il s’agissait de proches — généralement, les femmes à qui on posait le bébé sur le ventre pour le torturer à l’électricité avouaient tout aux premiers hurlements.
Le Picador installa la machine. La picana : deux pinces de cuivre reliées à un transfo électrique que les tortionnaires appliquaient sur les parties les plus sensibles — anus, organes génitaux, gencives, tétons, oreilles, aisselles, fosses nasales. Le procédé n’était pas nouveau : dès les années 30, Lugones, commissaire de police et fils du grand poète argentin, avait testé la machine. Les instructeurs français revenant de la guerre d’Algérie l’avaient remise au goût du jour.
Miguel pleura doucement quand le Picador posa les pinces sur ses oreilles. Parise se pencha vers Jana, ivre de peur.
— Écoute-moi bien, l’Indienne. Tu me dis tout ce que tu sais, jusqu’au nom de ta mère si tu la connais, sans mentir : on est pressés et la patience n’est pas mon fort, la prévint-il dans un rictus qui n’avait pas besoin d’être menaçant. Ça signifie qu’à la première mauvaise réponse ton copain pédé se transformera en centrale électrique. Est-ce que c’est bien compris ?
Jana avait la gorge nouée : elle fit signe que oui, son ami implorant en ligne de mire.
— Qui a mis Calderón sur le coup ? La fille Campallo ?
— Je… je ne sais pas.
Parise émit un claquement de langue à l’intention du Picador.
— Je sais pas ! cria Jana. Je sais pas, c’est lui qui est venu me trouver !
— Qui d’autre est au courant de l’affaire ?
— Les… les Grands-Mères.
— Qui d’autre ?
— Une flic… Anita je sais plus quoi. Une amie de Calderón… Elle l’aide dans son enquête. Je ne sais rien de plus, il ne m’a rien dit.
— Qui d’autre ?
— Personne !
— Qui d’autre ?!
— Personne, putain ! Personne !
Au signe du chef, le Picador actionna la picana. Miguel trépigna sur la plaque de fer.
— Maman ! Ma-man !
Le Toro sourit — ils finissaient tous par appeler leur mère.
— Personne, répétait Jana en pleurant, personne… Arrêtez… Arrêtez, merde !
Le prisonnier se contorsionnait de plus belle. Jana fermait les yeux mais les hurlements de son ami lui déchiraient les tripes. Enfin on coupa l’électricité.
— O.K., reprit Parise. Maintenant dis-moi comment vous avez retrouvé Montanez ?
Miguel gémissait comme un chiot, elle allait devenir folle.
— Son nom… son nom était sur la fiche d’internement, répondit Jana en détournant les yeux. Celle des parents… Les disparus.
Parise se tourna vers le général Ardiles, aux premières loges sur la chaise. Le visage émacié du militaire prit une teinte grisâtre. Il lui fit signe de poursuivre l’interrogatoire.
— Calderón a récupéré les squelettes ?
— Les têtes…
— Pour comparer l’ADN avec celui de Maria Campallo ?
— Oui. Oui.
Jana haletait, il lui fallait des réponses.
— D’où elle sort, cette fiche d’internement ?
— De l’ESMA.
— Je sais, grogna le chauve. Je te demande qui vous l’a donnée !
— La vieille, fit Jana dans un souffle. La blanchisseuse, elle avait gardé une copie.
Parise grimaça : la sorcière… Ils avaient pourtant fouillé sa boutique.
— Calderón, dit-il, c’est lui qui a l’original ?
— Non, juste une copie.
— Tu mens, India de mierda.
— Non ! Non ! supplia Jana.
— Qui a l’original ?!
— Diaz ! se souvint-elle. Franco Diaz !
Parise se tourna de nouveau vers le boss, qui répondit d’un rictus dubitatif — le nom lui était visiblement inconnu.
— Qui c’est, ce Diaz ? poursuivit le chef interrogateur.
— Le voisin d’Ossario. À Colonia. Il s’est enfui après l’attaque, dit-elle, les yeux pleins de larmes. C’est un ancien des services secrets. Un Argentin. Un retraité de la guerre des Malouines. Je ne le connais pas, ajouta-t-elle avec empressement, je ne l’ai jamais vu.
— Et Calderón ?
— Non plus. Il le cherche.
Le général Ardiles nota le nom de Diaz sur son carnet.
— Calderón cherchait à compromettre Campallo, mais Campallo est mort, reprit Parise. Qui sont ses prochaines cibles ?
— Je… je ne sais pas, répondit-elle, interloquée.
— Te fous pas de ma gueule, petite pute : le médecin accoucheur, l’aumônier, l’officier chargé de l’extraction, tout le monde figure sur la fiche d’internement !
La sculptrice le fixa, désemparée.
— Je ne sais pas…
— Tu mens.
— Non ! Non, putain ! se défendit Jana. Vous allez nous tuer de toute façon !
Le Toro jaugeait la lavette sur le madrier voisin : c’est vrai qu’il n’avait pas l’air d’aller très fort.
— Alors ?!
— La copie qu’on a récupérée est en mauvais état, comprit enfin Jana. Il manque des noms, au moins la moitié des noms ! La mère de Miguel a déchiré la fiche en petits morceaux : elle… elle mangeait du papier, ses cheveux, c’était sa manie, elle était malade, complètement cinglée, débita-t-elle. Calderón a récupéré des bouts du puzzle dans son estomac.
Un bref silence passa.
— Et tu imagines que je vais croire ces bobards ?! s’étrangla Parise.
Il fit signe au Picador, qui envoya les volts. Miguel poussa un cri de douleur aigu.
— Arrêtez, je vous en supplie. Arrêtez !
— Tu mens, sale petite pute ! s’égosilla Parise.
— Non !
— Tu mens !
Miguel hurlait mais Jana ne l’entendait plus : elle cracha au visage du géant, qui reçut le jet de salive sur la paupière.
Du poing, il lui cassa le nez.
— Doucement ! siffla Ardiles dans son dos.
La tête de Jana avait rebondi contre le madrier. La douleur lui brûlait le visage. Elle sentit le sang tiède couler sur son cou, les larmes affluer, tant qu’elle ne distinguait plus rien. Une chaleur infernale imprégnait la chambre, son corps dénudé, ses veines. Parise essuya le crachat du revers de la manche, jaugea l’Indienne écartelée, le visage en sang. D’un signe, il informa le boss que la séance était terminée.
Le docteur Fillol, jusqu’alors silencieux, se précipita vers l’ancien officier interrogateur.
— Vous croyez ce qu’elle dit ? s’empressa-t-il. Que je n’apparais nulle part ?
Parise snoba le médecin.
— En fouillant dans le passé de Campallo, ils risquent de remonter jusqu’à vous, général, dit-il à l’intéressé. Il faut passer au plan B.
— Le monastère ?
— En attendant de voir comment le vent tourne, répondit le chef de la sécurité.
Leandro Ardiles resta quelques secondes indécis. Depuis la mort de sa femme, deux ans plus tôt, le vieil homme ne sortait plus guère de sa résidence sécurisée. À quoi bon ? Mais l’imminence du danger lui procurait des sensations oubliées : courage, devoir, abnégation. Devait-il fuir, comme le lui conseillait Parise ? On pouvait lui tomber dessus d’une heure à l’autre et, à quatre-vingts ans, le militaire avait passé l’âge de jouer la fille de l’air. Il fallait baliser le terrain, assurer les arrières.
— Et le frère Josef ? demanda-t-il.
— Commençons par sortir de ce guêpier, trancha Parise.
Le prêtre n’avait aucune raison de les trahir. Ardiles acquiesça, la mine sombre. Il avait confiance en Parise, devenu avec le temps beaucoup plus qu’un homme de main. Soit, ils partiraient au plus vite.
— Et moi ? s’enquit Fillol.
— Vous feriez bien de nous suivre, répondit le chef de la sécurité. Calderón et les Folles ont une copie du document : abîmé ou pas, ils peuvent le rendre public pour semer la polémique. Il faut partir, se mettre au vert. Le plus tôt sera le mieux.
— Mais… ma clinique, mes rendez-v…
— Vous préférez une assignation à résidence ?
Le directeur de clinique se tut. Pour lui aussi, tout allait trop vite. Parise entraîna les deux hommes hors de la pièce. Jana suivait la scène, tremblant de tout son corps. Miguel, lui, ne bougeait plus.
— Et eux ? lança le Picador en désignant les prisonniers.
Le géant eut à peine un regard.
— On s’en débarrasse, dit-il avant de refermer la porte de la chambre.
Le Toro jaugea le pantin sanglotant.
— Pour un type censé avoir le cœur faible, il tient le coup, le gigolo !
Le Picador disposa sa mallette de cuir sur la table, découvrant une demi-douzaine de banderilles et de lames de différentes tailles. Il choisit la plus épaisse, une pointe d’acier de plusieurs centimètres, et se posta au-dessus du travesti. Jana ne respirait plus. Le tortionnaire resta quelques secondes en suspens, concentré, immobile, la banderille pointée sur la colonne vertébrale du supplicié.
— Non, gémit Jana. Non…
Le malheureux ne tenait plus qu’à ses larmes, souillé de morve vermillon. La banderille se planta sous l’omoplate et perça le cœur. Miguel tressaillit sous le choc ; ses membres s’agitèrent dans un spasme nerveux, une dernière fois. Le coup de grâce.
Jana tremblait d’effroi sur la plaque de fer. Son nez cassé dégoulinait de sang, sa vision était trouble, les larmes comme des rasoirs sur ses joues. Miguel. Un vent mauvais souffla sur elle. Le Toro souriait devant son corps nu.
— Calderón te baise, hein, petite pute…
— Ta sœur aussi ! siffla-t-elle à sa face de pourceau.
Le gros homme renifla en débouclant sa ceinture : pas besoin du Picador pour cette India de mierda. Il déboutonna son pantalon et libéra son sexe, comme un soulagement. Il était dur, brûlant, déjà énorme.
— Qu’est-ce tu fous ? lança son acolyte.
— Je vais me la faire avant, répondit le Toro.
Jana frémit devant le sexe monstrueux. Le Toro avait sodomisé des gens, par dizaines, des prisonniers mâles surtout — là il faisait un malheur. L’humour de caserne l’avait surnommé el Toro ; non pas tant pour son esprit fonceur que pour son sexe démesuré, un pénis épais, une bûche veinée affublée de testicules qui pendaient comme des oiseaux mort-nés sur ses cuisses grasses et poilues. Vingt-cinq centimètres, il avait mesuré, forcément. Avec ça, plus besoin de violer les opposants avec des épis de maïs comme le faisait la police de Rosas : le Toro avait ce qu’il fallait dans le pantalon. Un engin de mort. Il avait déchiré l’anus du petit trav’ pour le faire parler, lui avait perforé les entrailles pendant qu’il criait grâce. Son adrénaline. Il se remplissait à vue d’œil.
Le Toro goûta la peur de l’Indienne prisonnière du madrier. Une joie huileuse irradiait son visage quand il colla son engin de mort entre ses jambes.
— Tu vas voir, susurra-t-il à son oreille. Toi aussi tu vas appeler ta mère…
Le Paraná naissait au Brésil, quatre mille kilomètres plus au nord. Charriant tout sur son passage, le fleuve nervurait le delta avant de déboucher sur le Río de la Plata, où il se perdait en mer.
Rhizome d’eau, de boue et de jungle, d’une surface presque aussi grande que l’Uruguay, le delta d’El Tigre comptait des centaines de canaux et autant d’îles habitées ou non, îlots parfois mouvants constitués par l’accumulation de végétation drainée au fil des courants. Aucun véhicule n’avait sa place dans la réserve écologique, sinon des bateaux à moteur ; ports, magasins de luxe, hôtels, résidences ou bed and breakfast, l’activité se concentrait autour de la ville d’El Tigre, mais il suffisait de naviguer quelques kilomètres pour que les habitations et les cabanes à louer se dispersent. La nature devenait alors luxuriante, sauvage, omniprésente.
Rubén scrutait la rive à l’arrière de l’embarcation, silencieux. Ils longèrent un bosquet de broussailles, dérangeant à peine les oiseaux qui nichaient là. Anita se tenait à l’avant, avec une carte détaillée de la région, Oswaldo à la barre.
Alertée par le remue-ménage au téléphone, Anita avait foncé jusqu’à Palermo et trouvé Rubén dans l’appartement de Jo Prat, hagard. Il y avait le cadavre d’un homme sur la terrasse des voisins, des gens affolés qui prévenaient les secours et le regard perdu de son ami d’enfance, prostré dans le salon. Il fixait les armes posées sur la table d’un air absent, réagissant à peine à son arrivée. Anita l’avait sorti de sa léthargie. Son précieux témoin avait été enlevé à son tour mais tout n’était pas perdu : Gianni Del Piro avait passé un coup de fil la veille au soir. D’après l’info qui venait de lui parvenir, le pilote se trouvait alors dans le delta d’El Tigre.
Oswaldo était venu les chercher au port de plaisance, où Rubén lui avait donné rendez-vous en urgence.
Vieil ami de son père, Oswaldo habitait une baraque vermoulue en pleine jungle : militant de l’ERP et grand amoureux des livres, Oswaldo s’était réfugié dans le delta dès les premières rafles en 1976, où il vivait depuis en ermite, s’adonnant à la pêche et à la peinture. Oswaldo gardait de l’époque une phobie de la ville et une haine farouche pour tout ce qui portait un uniforme… Le vieil homme pilotait le bateau à moteur d’une main sûre, sa barbe drue capturant les embruns soulevés par la coque. Rubén lui avait expliqué la situation sans lui donner de détails, Oswaldo n’en avait pas demandé : Daniel Calderón n’avait jamais vu aucune de ses toiles, son fils était pour lui une sorte de neveu et il connaissait la région comme sa poche.
L’appel de Del Piro avait été émis à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau du port d’El Tigre. Il n’existait aucune ville sur la carte, qu’un simple relais télécom au cœur de nulle part. Le pilote avait dû appeler depuis une des îles éparpillées le long des canaux. Rubén broyait du noir entre les bidons d’eau et d’essence. Il avait commis une erreur en informant Isabel Campallo de la grossesse de sa fille. Elle l’avait répété à son mari qui, d’une manière ou d’une autre, en avait informé les tueurs. Ils avaient remonté la piste jusqu’à Jo Prat, découvert la planque. Jana. L’idée qu’ils puissent lui faire du mal le révulsait. Mourir ou devenir fou… Non, il ne pouvait pas vivre deux fois le même cauchemar. Encore moins à cet instant précis de sa vie…
Palmiers et bananiers se dressaient sur la rive. Son sac de voyage était calé sous le banc, au sec, rempli d’armes. Oswaldo naviguait à allure réduite sur la portion en zigzag du canal, évitant les arbres écroulés et les branches à fleur d’eau. Pas âme qui vive, sinon celle de millions d’insectes vrombissant au soleil.
— Normalement c’est la bonne direction, commenta Anita, penchée sur sa carte.
Oswaldo bougonna. Il n’aimait pas les flics, même blonde avec des gros seins. Le pollen et ses vaisseaux de pétales volaient dans l’air tandis qu’ils remontaient le courant. Une odeur de vase s’épanchait de l’eau trouble ; ils dépassèrent le ponton abandonné d’une maison coloniale en bois et torchis, quelques champs de pins et un saule vautré qui retenait les alluvions. Les dernières bicoques de tôle ondulée avaient disparu, au-delà ne s’étendaient plus que des kilomètres de jungle, inextricable.
Dérangé, un urutaü, sorte de hibou local, s’ébroua dans les branches. Quittant les méandres, Oswaldo fila droit devant et accéléra dans la lagune. La barque n’excédait pas quatre mètres, mais le moteur était puissant. Ils soulevèrent des gerbes d’eau sans faire fuir les oiseaux, rois du delta. Il y avait une île en face, semblable à des dizaines d’autres. Un éclat vif-argent brilla alors au soleil. Rubén prit la cible dans ses jumelles et sentit son cœur se gonfler : le reflet d’une carlingue. Un hydravion.
Il posa la main sur le bras d’Oswaldo pour qu’il ralentisse : ils étaient là.
Anita était fébrile à l’avant du canot.
— Tu crois qu’ils nous ont vus ?
Ils avaient fait une boucle pour passer au large de l’île et revenaient maintenant par le canal opposé. Rubén ne répondit pas. Il avait son arme chargée, les poches remplies de balles, une matraque, un couteau de combat, une pince, une bombe lacrymogène et une haine vieille de trente-cinq ans qui lui tordait l’estomac. Oswaldo les ramenait en cabotant à contre-courant, face au vent. Il faisait de plus en plus chaud à l’heure de midi. Rubén jeta un œil à son portable : il captait de nouveau. Le premier poste de police se trouvait loin de là, sur le fleuve Paraná.
— Appelle Ledesma, dit-il. Qu’il envoie une vedette de la brigade fluviale.
— Le Vieux ? fit Anita. O.K., mais… Putain, je lui dis quoi ?!
— Qu’on tient les assassins de Maria Campallo et de la blanchisseuse rue Perú. Dis-lui que je prends tout sur moi, et surtout qu’il se bouge le cul.
L’enquêtrice lui adressa une mimique depuis la proue du canot, croisa son regard glacé et composa le numéro du commissaire sur son portable. Après une vive discussion, Anita sut se montrer convaincante ; elle raccrocha bientôt, les cheveux balayés par la brise du bateau.
— C’est bon, dit-elle, il va alerter la brigade fluviale. Mais ça risque de chauffer pour toi si ça foire, ajouta-t-elle.
Rubén ne broncha pas. Les flics du delta ne seraient pas là avant trois quarts d’heure. Trop tard ? L’île se rapprochait sous les vaguelettes, cent mètres à peine. Une poule d’eau pédalait à quelques encablures, sereine dans le courant. Ils longèrent des amas de branchages échoués près de la rive, une végétation touffue aux lianes emmêlées : Oswaldo pilotait au ralenti, épiant les mouvements alentour.
L’hydravion aperçu plus tôt dans les jumelles clapotait de l’autre côté de l’île. Ils virent alors un terrain dégagé, des rondins de bois rangés sous les pins et, plus loin, au creux d’une petite crique abritée, la façade d’une maison rose. Rubén fit signe à Oswaldo d’accoster. L’ermite coupa le moteur. Anita se tenait prête, son arme de service chargée, guettant les ombres sous les branches. La barque racla bientôt l’amas de cailloux et de vase piqué de roseaux ; d’un bond, ils furent à terre.
— Cache le bateau et attends-nous ici, souffla Rubén. Et tiens-toi prêt à partir en vitesse…
— Ne t’en fais pas, fils.
Oswaldo leur adressa un clin d’œil rassurant et les regarda s’éloigner sous la futaie. Anita suivit Rubén à l’ombre des pins, de plus en plus anxieuse. Il avançait en courbant l’échine, sans un bruit, et s’agenouilla brusquement à l’abri d’un fourré. Il y avait deux gardes sur la terrasse de la maison, un hors-bord accosté au ponton, et un autre guetteur sous les pins, à une vingtaine de mètres. Un type avec une minerve, derrière les rondins de bois, assis sur un transat. Rubén l’avait croisé à Colonia…
— On ferait peut-être mieux d’attendre l’arrivée de la police, chuchota Anita à ses côtés.
Rubén secoua la tête. Dans une heure Jana serait morte. Torturée, violée, la peau décollée à l’électricité, ses bouts d’amour éparpillés. Elle était peut-être déjà morte.
— Attends-moi là, dit-il tout bas.
Oscar Frei s’escrimait contre les moustiques, vissé sur son siège de jardin, une arme automatique sous l’aisselle. Il ne vit pas l’ombre qui rampait jusqu’à la pile de bûches. Le garde sentit une présence dans son dos mais, engoncé dans sa minerve et son transat, se retourna trop tard : la matraque percuta violemment sa tempe. Une main se plaqua sur sa bouche tandis qu’il vacillait. Frei bascula du fauteuil, la tête pleine d’étoiles, au moment où on le tirait vers les rondins. L’homme voulut se redresser, mais la pointe effilée d’un couteau se ficha sous sa paupière, entaillant la peau fine.
— Un geste, un mot plus haut que l’autre et je te crève l’œil et ta putain de cervelle…
Allongé sur son corps cotonneux, Calderón le fixait avec des yeux de dingue.
— Ils sont combien à l’intérieur ? murmura-t-il, tout près de son visage.
La pointe du couteau perçait sa paupière inférieure. Sur la terrasse, Pina et Gomez n’avaient rien vu.
— Une douzaine, répondit Frei, cloué à terre. Je sais pas exactement…
— Tous armés ?
— Non… Y a un civil… Un médecin.
— L’Indienne est là ?
Frei fit signe que oui.
— Elle est où ? Dans quelle pièce ?
— Je sais pas… Je suis de garde… J’ai rien vu.
Rubén redressa la tête, évalua rapidement la topographie du lieu. Les deux types gobaient les mouches sur la terrasse, qu’on devinait à peine sous les branches. C’était une vieille maison en bois peint montée sur pilotis, flanquée de hautes fenêtres vitrées. L’une d’elles avait les rideaux tirés. Frei fit l’erreur de croire que Calderón était distrait : il saisit le poignet du détective, bien décidé à rouler avec lui sur le tapis d’épines, mais la lame s’enfonça aussitôt. Un coup brusque, porté avec le poids du corps. Frei gémit dans la main de Rubén, crispée sur sa bouche pour étouffer ses râles. L’acier glissa sous son œil comme dans du beurre, déversant un flot rouge et continu, avant d’atteindre le cerveau. L’homme émit un dernier soubresaut et expira.
Rubén respirait par saccades. Il essuya grossièrement la lame sur la veste du mort, laissa le corps derrière les rondins et rampa vers Anita, l’adrénaline en phase combustion : des cris affreux perçaient depuis la maison.
La blonde guettait son retour sous les feuillages.
— Alors ?
— Ils sont une douzaine. Tu vas passer par-derrière, annonça-t-il. Contourne la maison par la jungle et tiens-toi prête. Tu as combien de chargeurs ?
— Trois, répondit-elle.
— O.K. Dès que tu entends les premiers coups de feu, tu les prends à revers et tu tires dans le tas.
Anita grimaça sous les frondaisons.
— C’est ça, ton plan ?
— Ils sont en train de la torturer, feula Rubén. Fais diversion, je m’occupe du reste.
Son visage était pâle à l’ombre des branches, ses yeux d’un vide cosmique.
— Tu ne voudrais pas m’embrasser avant que je meure ? demanda Anita.
— Tu ne mourras pas.
— Au cas où.
Elle sourit de toutes ses forces mais ses mains tremblaient. Rubén déposa un baiser sur ses lèvres.
— Tu ne mourras pas, O.K. ?
— O.K. Et s’ils te descendent ?
Il haussa les sourcils.
— Alors on aura tout raté…
La blonde au visage asymétrique souffla sur sa frange. Le stress lui ramollissait les muscles, son uniforme était trempé de sueur. Rubén regarda sa montre.
— Tu as cinq minutes, querida.
Anita chassa la peur qui la tétanisait, eut un dernier regard pour l’homme qu’elle aimait et, sans un mot de plus, fila à couvert.
Rubén approcha à pas de loup. Les gardes semblaient discuter sur la terrasse ombragée. Les pins étaient trop distants de la maison pour espérer se cacher derrière les troncs ou les fourrés. Anita aurait plus de chances à revers — la jungle s’étendait probablement jusqu’à l’autre rive, où attendait l’hydravion. Trois minutes s’étaient écoulées. Un nouveau cri perça depuis l’aile gauche de la maison, supplantant le bourdonnement des insectes ; Rubén serra plus fort la crosse du revolver. Au moins dix hommes armés : attaquer la maison en plein jour, c’était de la folie.
Assis sur une chaise de jardin, Gomez regardait passer les branches mortes, un pistolet-mitrailleur sur les genoux. Les cris dans la chambre avaient cessé — les prisonniers n’étaient pas à la fête. Pina partit écouter la radio à l’intérieur. Ils s’adressaient des signes à travers la porte vitrée — ouais, vivement qu’ils se taillent de ce maudit nid à moustiques… Gomez recula sur son pliant quand des éclats de bois explosèrent à quelques centimètres de sa tête. Une détonation, qui venait de la gauche. Il bondit, braqua son automatique en refluant vers la maison — putain, on leur tirait dessus ! — et reçut l’impact en pleine poitrine.
Pina arrosa le jardin en donnant l’alerte. D’autres détonations claquèrent alors, de l’autre côté de la maison. Ils étaient pris entre deux feux. Parise surgit le premier dans la cuisine et lança des ordres brefs à ses hommes qui se ruaient hors de la chambre.
— Magnez-vous, nom de Dieu !
Le Picador et le Toro se postèrent aux fenêtres, tirèrent quelques coups au jugé pendant que Parise évacuait le général vers la salle de bains. Le Toro jurait dans sa barbe, accroupi sous la vitre — même pas eu le temps de s’enfiler l’Indienne : il l’avait laissée la chatte à l’air et lui débandait à peine. Etcheverry passa un œil par la lucarne du vestibule, aperçut la silhouette d’une flic à une dizaine de mètres, calée derrière le chêne qui bordait la maison : les balles qu’elle tirait traversaient les vitres et la porte, fusaient en sifflant dans la cuisine. Trajectoire mortelle. Pina gémit de douleur et s’arc-bouta sur sa cuisse, d’où giclait un sang vermeil. Parise évalua la situation. La flic allait les descendre comme des lapins s’ils sortaient par l’arrière. Il fallait tenter une contre-attaque côté est. Etcheverry courba l’échine et adressa un signe au chauve qui envoyait des rafales au petit bonheur, la carcasse arc-boutée sous la fenêtre. Les coups de feu de la flic cessèrent un instant. Parise s’ébroua. Elle était en train de recharger.
— Vamos ! cria-t-il à ses hommes. Vamos !
Le Toro et son compère jaillirent par la porte qui donnait sur le jardin. Ils allaient labourer le grand chêne au pistolet-mitrailleur quand une vision les stoppa net. La flic se tenait genoux à terre, les mains derrière la nuque, le Glock de Del Piro vissé sur ses cheveux blonds. Le pilote l’avait prise à revers…
Rubén avait couru vers l’aile ouest de la maison dès le début de la fusillade. Il atteignit la porte-fenêtre sans essuyer de tir, fit sauter la serrure d’un coup de pied, envoya balader tringles et rideaux, et braqua le Colt sur la pièce, le cerveau chauffé à blanc. Il vit d’abord le cadavre de Miguel, une étrange banderille fichée dans le dos, puis Jana, écartelée sur le madrier. Elle était nue, le visage barbouillé de sang, vivante.
— Rubén…
Le nez était cassé, son corps poisseux mais elle vivait : il dégaina son couteau, le revolver pointé vers la porte entrouverte, plongea la lame sur les liens qui l’entravaient sans cesser de surveiller le couloir, quatre coups rageurs qui la libérèrent. Les détonations avaient cessé dans les pièces voisines ; Rubén saisit Jana comme un bouquet de peur, la hissa sur ses pieds.
— Tu peux courir ?
Ses membres étaient ankylosés, Jana tenait à peine debout.
— Oui… Oui.
Ils tremblaient tous les deux.
— Va-t’en, souffla-t-il. Va-t’en vite.
Leurs cœurs battaient comme au bout d’un canon. Une tête apparut dans le couloir, à l’angle du mur qui donnait sur la chambre de torture, le docteur Fillol, visiblement déboussolé par la fusillade.
— Attention ! hurla une voix dans son dos.
Fillol porta aussitôt la main à sa bouche, mais il n’avait plus de bouche ; la moitié de la mâchoire inférieure avait été emportée par la balle du Colt, pulvérisant molaires et incisives. Le doigt sur la détente, Rubén poussa Jana vers la porte éventrée.
— Il y a un bateau à trois cents mètres, sur la rive, lui lança-t-il fiévreusement. Fonce, je te rejoins.
Jana était nue, sans arme, un filet de sang s’échappant de son nez blessé. Rubén ramassa son treillis à terre, son tee-shirt, et les colla entre ses mains.
— Putain, Jana, CASSE-TOI !
Une balle fusa près d’eux, qui perfora le bois du madrier. La Mapuche croisa une dernière fois son regard électrique, et détala à travers les rideaux qu’un courant d’air soulevait. Rubén tira trois balles vers le couloir pour couvrir sa fuite, vit Jana courir comme un cabri entre les pins, reprit espoir. Une odeur de poudre volait dans la pièce. Il recula sur les débris de verre, s’apprêtait à foncer à son tour vers le jardin mais un cri de femme l’arrêta.
— Rubén ! Rubén !
C’était la voix d’Anita.
— Lâche ton arme ! tonna une voix depuis le couloir. Lâche ton arme ou je la bute !
Les tueurs l’avaient prise en otage. Le détective pesta dans sa barbe, la main crispée sur le Colt.45. L’un d’eux chercherait à parlementer pendant que les autres contourneraient la maison. Plus de couverture, plus de fuite possible, ce n’était qu’une question de secondes.
— Lâche ton arme ou je la flingue ! réitéra la voix.
Etcheverry apparut à l’angle du couloir, protégé par son bouclier humain : Anita levait les bras, terrorisée, le canon d’un Glock contre la tempe.
— Je lui fais sauter la tête ! menaça Etcheverry. (Il avança d’un mètre, le pistolet toujours vissé sur son crâne.) Lâche ton arme, tu entends, Calderón !
Le tueur dépassait Anita d’une demi-tête. Les autres se terraient derrière le mur, près de la salle de bains. Rubén serra son calibre — trop tard pour déguerpir, il entendait des pas se rapprocher dans son dos, au moins deux hommes qui bloquaient maintenant toute retraite. Il bondit vers le couloir, croisa dans une fraction de seconde le regard apeuré de son amie d’enfance, et lui tira dessus à bout portant.
Touchée de plein fouet, Anita recula contre Etcheverry, le doigt encore posé sur la queue de détente. Seconde fatale pour regards frontaux. La balle de.45 avait perforé l’épaule de la blonde avant de ressortir au-dessus de l’omoplate et de continuer sa course meurtrière : Etcheverry reçut l’acier en plein cœur. Un rictus de surprise traversa son visage ; il eut un dernier soupir tandis que la flic s’écroulait à ses pieds, et glissa avec elle contre le mur du couloir. Accourant à revers, Parise fit feu depuis les débris de la porte-fenêtre. Rubén sauta par-dessus les corps à terre, se jeta contre le mur opposé et vida son chargeur sur les cibles mouvantes : Fillol, qui titubait à hauteur de la cuisine en tenant les restes de sa mâchoire, fut projeté contre l’évier. Le garde du corps d’Ardiles, l’estomac transpercé, arrosa le parquet de son fusil-mitrailleur. Des esquilles giclèrent dans un nuage de poudre ; plaqué contre le mur de la salle de bains, Pina traînait la jambe — la flic l’avait touché un peu plus tôt. Rubén fit feu au milieu du chaos : la dernière balle du.45 fracassa l’arcade sourcilière du tueur. L’adrénaline brûlait dans ses veines. Rubén se redressa, tira son couteau et sentit le danger sur sa gauche. Il chercha l’ennemi en un éclair, le repéra à dix heures et planta la lame dans le même mouvement. Le général Ardiles guettait près de la salle de bains, un Browning à la main : l’acier s’enfonça dans son bras jusqu’à l’os.
Rubén ressortait la lame, les yeux luisant de haine, quand une décharge de cinquante mille volts l’électrisa.
Le Taser XREP pouvait propulser des petites cartouches à effet paralysant jusqu’à cinquante mètres. À bout portant, l’arrêt cardiaque était possible : Calderón avait le cœur solide. Il se convulsait sur le sol jonché de cadavres, le cerveau grillé par le choc électrique. Parise renifla, arme au poing. Del Piro avançait vers lui, comme sur un terrain de mines.
— Rattrape la fille, lança-t-il au pilote. Liquide-la et retrouve-nous à l’hydravion. Le Toro, tu sécurises la zone. Toi, fit-il en se tournant vers son compère, occupe-toi de Calderón et tires-en le maximum. Tu as dix minutes. Je m’occupe du général.
— O.K., chef !
L’odeur de poudre retombait dans la maison. Les semelles des tueurs craquèrent sur les éclats de verre et les douilles répandues là. Le Picador traîna le corps tétanisé de Calderón vers la chambre tandis que Parise évaluait les dégâts. Six corps gisaient à terre, un sur la terrasse, quatre dans le couloir, un autre dans la cuisine. Morts, ou agonisants. Des giclées de sang et des bouts de chair mouchetaient un angle de porte et les murs, troués d’impacts de balles. Etcheverry ne bougeait plus, affalé contre la cloison de bois. La flic qui accompagnait Calderón, en revanche, respirait toujours : elle gémissait au milieu du couloir, à demi inconsciente, un trou noir au-dessus du cœur. Parise éloigna les armes sur le sol, enjamba les corps et vint au chevet du boss. Ardiles se tenait accroupi dans l’embrasure de la salle de bains, pâle comme un linge.
— Ça va aller, général ?
Il avait une méchante plaie à l’avant-bras, qu’il serrait contre lui comme pour le protéger.
— Non, dit-il, les yeux injectés de sang. Non…
La lame avait fissuré l’os. Parise passa sa main sur son visage en nage, rangea son Taser. Ardiles perdait du sang, son ami médecin faisait des bulles devant l’évier de la cuisine, la mâchoire démanchée parmi les débris de verre.
— Je vais colmater ça, dit-il.
Parise fouilla dans la pharmacie de la salle de bains, trouva compresses et désinfectants. Parer au plus pressé, se débarrasser des corps, prendre la fuite avant qu’on leur tombe dessus. Calderón les avait pistés jusqu’à la maison du delta, une flic était sur le coup, il y en avait peut-être d’autres. Il faudrait jeter les cadavres dans le courant, peut-être mettre le feu à la baraque. L’hydravion était sur l’autre rive, à cinq minutes de marche… Le vieux général grimaçait tandis qu’il nettoyait la plaie.
— Vous allez rejoindre l’appareil au plus vite, monsieur, annonça Parise en déballant les compresses. Il ne faut pas rester là.
L’entaille était nette. Le sang coulait toujours et le vieillard donnait des signes de faiblesse.
— Vous allez tenir le coup ?
— Oui… Oui.
— Il va falloir vous recoudre. On verra ça au monastère, pas avant je le crains.
— Où est le docteur Fillol ? réalisa Ardiles.
— Désolé, monsieur, il a été tué dans la fusillade.
Parise posa une compresse sur la plaie, la fixa autour du bras avec de l’adhésif. Ardiles serra les dents, ne pensant plus qu’à quitter cette maison. Le Toro revint alors de son inspection, le costume couvert d’épines et de pollen.
— Je suis tombé sur un vieux planqué dans une barque, un peu plus loin sur la rive ! lança-t-il comme au rapport. C’est lui qu’a trimballé Calderón et la flic. Le vieux m’a dit qu’ils étaient seuls, ajouta le gros homme en reprenant son souffle. S’il y avait d’autres flics, ils seraient là !
— O.K. Et le type dans la barque ?
— Aux poissons.
Parise saisit le coude valide du boss pour l’aider à se relever.
— O.K., dit-il. Va voir où en est ton binôme pendant que j’amène le général à l’hydravion. Faites cracher ce qu’il sait à Calderón et tuez-le. On se retrouve au ponton dans dix minutes. Exécution !
Le Toro opina machinalement, enjamba le cadavre d’Etcheverry et disparut vers la chambre. Parise soutenait Ardiles, le polo rose imbibé de sang.
— Vous pouvez marcher ?
— Oui, s’agaça le militaire.
— Dans ce cas, allez-y, je vous rejoins.
Il laissa le général déambuler parmi les morts, vérifia le chargeur de son Glock et se tourna vers la blonde à terre.
Anita reprenait connaissance après le chaos de la fusillade. La balle de Rubén l’avait traversée sans toucher d’organe vital, mais une douleur vive irradiait son épaule. Le couloir où elle gisait puait l’hémoglobine, la poudre, et un grand froid s’immisçait dans son corps engourdi. Elle tenta de se redresser mais le choc hydrostatique l’avait clouée au sol. Elle frémit en voyant le géant chauve approcher. Une sale gueule et une impression de vide qui la poussèrent à agir. Anita étendit son bras droit en quête d’une arme, mais ne trouva que sang et poussière… Parise jaugea brièvement la blonde répandue à ses pieds.
— Les flics arrivent, souffla-t-elle pour l’éloigner.
— C’est pas eux qui vont te sauver, ma vieille, dit-il en relevant le chien.
L’inspectrice eut un réflexe de défense, en vain : le canon du Glock visait la tête.
— Sale con, le maudit-elle entre ses dents.
Anita n’eut pas de dernière pensée pour Rubén, prisonnier dans la chambre voisine, ni pour son chat qui l’attendait ou les hommes qu’elle avait aimés : Parise lui logea une balle en plein visage.
Anita expira au milieu du couloir, les yeux grands ouverts.
Des douilles parsemaient le parquet vermoulu de la chambre de torture. La porte-fenêtre était à demi fracassée, les rideaux voletaient dans les courants d’air, laissant filtrer la lumière du soleil.
Le Picador avait attaché Calderón au madrier, dans la même position que le trav’, poupée sanglante qui gisait à deux pas de là.
— Tu te réveilles, Cendrillon ? fit l’ignare.
Rubén reprenait ses esprits, le ventre accolé à la plaque de fer. La peur le saisit aussitôt : une peur d’enfant, qui lui revenait de l’enfer. De l’ESMA, el Turco et les autres. Il ne savait pas si Jana avait réussi à s’échapper, s’ils l’avaient tuée, où était Anita : ses muscles étaient douloureux après le choc électrique, des liens l’entravaient et un type au visage émacié fouillait dans une mallette, posée sur la table voisine. Il vit la picana et sa gorge se serra.
Le Toro entra alors dans la pièce, le front perlé de sueur après sa course autour de la maison.
— On a dix minutes ! annonça-t-il.
Le Picador triait ses ustensiles, un œil sur sa future victime — un dur à cuire, hein ?… Il choisit une banderille pendant que son acolyte déchirait la chemise du prisonnier, une pointe de petite taille d’abord, pour le mettre en condition. Il prit position au-dessus du dos nu, se concentra sur les muscles qui saillaient sous les petits os, choisit le point d’impact. Rubén tira sur ses liens, un effort désespéré, inutile : d’une flexion, le tueur enfonça la banderille dans sa colonne vertébrale. La douleur, fulgurante, lui coupa le souffle. La pointe aiguisée s’était fichée entre deux vertèbres, le clouant littéralement à la plaque de fer. Rubén happa l’air, le cerveau en panique, mais la vie semblait s’enfuir.
— Alors, dandy de mes deux, on fait moins le malin, se réjouit le Toro.
Rubén sentit son haleine fétide, comme un relent d’abattoir.
— Tu vas nous dire tout ce que tu sais, professa-t-il, et plus vite que ça. D’où tu sors le document sur Campallo ? Hein ?
— Va… te faire foutre.
— Ha, ha, ha !
Le Picador appliqua les pinces de la picana aux oreilles du détective. L’engin était rudimentaire, une dynamo électrique manuelle avec générateur portatif, mais les dégâts causés aux parties rattachées étaient irrémédiables. Le Toro jubilait : Calderón était là, épinglé comme un papillon sur la plaque.
— On va voir ce que tu as dans le ventre, mon mignon…
Jana avait décampé sans penser à autre chose que courir. Elle avait vu ce qu’ils avaient fait à Miguel, ce que le Toro lui aurait fait si Rubén ne l’avait pas tirée de là. Elle courait droit devant mais le monde hurlait autour d’elle. La Mapuche ne sentait pas les entailles sous ses pieds, ni le sang qui coulait de son nez blessé, ni les branches qui la cinglaient : la corne était épaisse et la peur la rendait véloce.
Elle s’était jetée à corps perdu dans la jungle, serrant ses vêtements entre ses bras. Des coups de feu avaient retenti dans son dos, une brève fusillade, elle ne savait pas ce qui s’était passé, s’il s’était échappé lui aussi — Rubén, Rubén, son cœur cognait comme un oiseau contre des vitres. Il était resté en arrière, dans la maison de cauchemar. Elle brassait la mêlée de plantes grasses et de ronces qui s’accrochait à sa peau, le sang gouttait dans son cou, sur son torse, et puis l’angoisse, les pensées sauvages qui la traversaient, l’asphyxiaient, Jana fonçait droit devant mais ses poumons manquaient d’air. Elle s’arrêta, à bout de souffle, enfila son tee-shirt et son treillis. Les oiseaux s’étaient tus, son pouls battait contre ses tempes. Son corps entier ruisselait. Elle tourna la tête dans toutes les directions, perdue. Il faisait sombre sous le toit de verdure, elle ne savait pas où se situait le canal, si elle était dans la bonne direction. Vite, se ressaisir. Une barque le long du rivage, avait dit Rubén : cela laissait supposer qu’elle se trouvait sur une île. La Mapuche eut à peine le temps d’essuyer le sang tiède qui coulait sur sa bouche : des bruits de machette se firent entendre, supplantant le bourdonnement des insectes. Quelqu’un la pistait. Quelqu’un qui ne pouvait pas être Rubén… Jana serra les dents et fila sur sa gauche.
Les lianes et les branches griffaient sa peau, les racines la faisaient trébucher, elle bondissait pourtant sur le terrain accidenté, échappait aux pièges dressés pour la perdre. Elle étouffa un cri en traversant un mur de ronces, aplatit des nids de fougères, la corne de ses pieds comme des semelles de sang, trébucha encore, se rattrapa aux branches, puis soudain le paysage se transforma.
Quelques pins géants bordaient la rive, inondée de soleil. Jana ventila ses poumons au supplice. Les épines des pins étaient plus douces sous ses pieds meurtris, des oiseaux noirs rasaient l’horizon mais le monde était toujours hostile. Le sang coulait toujours à gros bouillons de son nez cassé, et les coups de machette se rapprochaient à l’orée du bois. Ajoncs et nénuphars se poussaient des coudes le long du rivage ; Jana courut vers le champ de fleurs aquatiques et les roseaux qui ballaient mollement. L’eau, couleur terre, s’échouait à petites vaguelettes sur le bout de plage. La Mapuche escalada un petit rocher, se glissa dans l’eau fraîche et, sans bruit, se cacha entre les roseaux…
Del Piro s’extirpait de la jungle, le coupe-coupe à la main. Des gouttes de sang égrainaient le parcours de la fugitive, jusqu’à ce terrain découvert clairsemé de grands pins. Aucune silhouette en vue : la piste était pourtant fraîche. Del Piro marcha vers le rivage, la joue couverte de griffures, repoussa le talkie-walkie pour caler la machette à sa ceinture et saisit son Glock : l’Indienne était là, quelque part…
— Tu te caches où, petite pute ? murmura-t-il dans le vide.
Del Piro serra la crosse dans sa paume moite, les sens aux aguets, ne capta que le clapotis des vaguelettes. Quelques cris d’oiseaux au loin dérangèrent le silence : il scruta la surface de l’eau à la recherche d’une tête qui émergerait, mais le canal était lisse, sans écume… Le pilote approcha des roseaux, le doigt sur la détente — oui, la fugitive était là, quelque part…
Jana s’était laissée couler à pic ; l’eau trouble et les nénuphars la protégeraient mais, en apnée, elle ne tiendrait pas plus de deux minutes. Les pas du tueur stoppèrent devant le lit de vase. Les lentilles ondulaient à la surface. Del Piro observa le petit champ d’ajoncs, l’eau brune qui courait jusqu’à ses chaussures. Les roseaux pliaient doucement sous la brise, le soleil brillait dans le ciel limpide : l’homme se pencha, intrigué par le mince filet coloré qui s’écoulait des ajoncs. Un petit nuage rouge qui, emporté par le courant, se dissolvait dans l’eau saumâtre… Il sourit : l’Indienne était là, qui pissait le sang.
Le pilote braqua le Glock vers les nénuphars, bang bang, quand le talkie-walkie à sa ceinture se mit à crachoter.
— Del Piro, putain, ramène-toi ! gueulait Parise. Vite !
Jana ne voyait rien : la boue et la peur brouillaient ses circuits, les sons lui parvenaient déformés. Depuis combien de temps était-elle immergée ? Une, deux minutes ? Elle n’avait plus de souffle, d’autonomie, qu’une douleur écrasante dans la cage thoracique. On allait la couper en deux. Les poumons à l’agonie, Jana remonta à la surface, prête à mourir.
La lumière du soleil l’aveugla une seconde ; elle aperçut la rive déserte, les rochers, mais plus l’homme lancé à ses trousses. Il avait disparu. La Mapuche resta un moment immobile, n’osant sortir des roseaux. Une rumeur perça bientôt à ses oreilles. Une plainte lancinante qui traversait la jungle : la sirène de la brigade fluviale.
Jana trembla durant tout le chemin. Ses pieds étaient écorchés, ses bras, ses mains, le sang gouttait de son nez fracturé, elle longeait le rivage qui la ramenait vers la maison, dégoulinant de vase, de stress : où était Rubén ? Elle n’avait pas vu l’hydravion décoller plus tôt, juste entendu le grondement des moteurs quand il s’était enfui dans le ciel. Le soleil filtrait à travers les branches. Elle découvrit l’embarcation dont parlait Rubén, cachée sous le ventre d’un grand saule ; le sac de cuir qui avait appartenu à son père était glissé sous le siège. Elle se tourna vers les bois.
— Rubén ?
Pas de réponse. La maison n’était plus très loin. Bloquée par un bosquet d’épineux, elle coupa vers la jungle, moins dense à mesure qu’elle approchait. Les voix bientôt se firent plus distinctes : la Mapuche s’accroupit derrière les fourrés, à quarante mètres à peine de la maison, observa la scène, un goût de terre dans la bouche… Les flics avaient investi les lieux, certains revêtus de gilets pare-balles. Deux civils s’affairaient autour des cadavres. Ils étaient une demi-douzaine, alignés sur le sol. Jana frémit sous les branches : il flottait là comme une odeur d’épouvante. Elle scruta fiévreusement l’étalage de morts, ombre noire sous les frondaisons, mais aucun des hommes qui gisaient là ne ressemblait à Rubén. Des agents de police échangeaient quelques mots indistincts devant la vedette à coque grise amarrée contre le ponton. L’un d’eux, jusqu’alors accroupi, se releva avant de se diriger vers celui qui semblait être son supérieur. Jana aperçut alors les deux corps à terre, à l’écart : une blonde en uniforme de police, le visage dévasté, et Rubén, lui aussi inerte, qui baignait dans son sang. Il était torse nu, allongé sur le ventre, les bras ramenés le long des jambes, deux banderilles encore plantées dans le dos…
Jana reflua sous les branches, sourde au monde.
Elle marcha en automate, un temps à jamais indéterminé, hagarde, et attendit de se perdre dans la jungle pour hurler.