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– Elle ou toi ? intervint Louis d’un air malicieux.

Emily rassura son père d’un signe de tête. Elle s’arrêta sur la ligne qui délimi-tait au sol le terrain de basket. Le trait rouge ne représentait plus la zone des paniers mais la frontière à partir de laquelle son père devait lui rendre sa liberté. Ses cama-rades de classe l’attendaient sous le préau. Mathias aperçut la vraie Mme Morel adossée contre un arbre.

– On a bien fait de réviser ce week-end, tu me prends la pôle position, dit Mathias en se voulant encourageant.

Emily se campa devant son père.

– C’est pas une course de Formule 1, papa !

– Je sais… mais on vise un petit podium quand même ?

La petite fille s’éloigna en compagnie de Louis, laissant son père seul au milieu de la cour. Il la regarda disparaître derrière la porte de la salle de classe et repartit, inquiet.

Quand il entra dans Bute Street, il aperçut Antoine installé à la terrasse du Coffee Shop, il alla s’asseoir à côté de lui.

– Tu crois qu’elle doit se présenter aux élections de chef de classe ? questionna Mathias en goûtant le cappuccino d’Antoine.

– Ça dépend si tu comptes l’inscrire sur la liste du conseil municipal, je ne suis pas pour le cumul des mandats.

– Vous ne voulez pas attendre les vacances pour vous engueuler, dit Sophie de bon cœur, en les rejoignant.

– Mais personne ne s’engueule, reprit aussitôt Antoine.

La vie s’éveillait dans Bute Street, et tous trois en profitaient pleinement, agrémentant leur petit déjeuner de commentaires moqueurs sur les passants, et les vacheries allaient bon train.

Sophie devait les abandonner, deux clientes attendaient devant la porte de sa boutique.

– Moi aussi je vais y aller, il est temps que j’ouvre la librairie, dit Mathias en se levant. Ne touche pas à cette addition, c’est moi qui t’invite.

– Tu as quelqu’un d’autre ? demanda Antoine.

– Tu peux préciser ce que tu veux dire exactement par « quelqu’un d’autre » ?

Parce que là, je te jure que tu m’inquiètes !

Antoine prit l’addition des mains de Mathias et la remplaça par la contravention qu’il lui avait remise dans la cuisine.

– Rien, oublie tout, c’était ridicule, dit Antoine d’une voix triste.

– Hier soir, j’avais besoin de prendre l’air, l’atmosphère dans la maison était un peu lourde. Qu’est-ce qui ne va pas, Antoine ? Tu fais une tête de cent pieds de long depuis hier.

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– J’ai reçu un mail de Karine, elle ne peut pas prendre son fils pendant les vacances de Pâques. Le pire, c’est qu’elle veut que j’explique à Louis pourquoi elle n’a pas le choix, et moi, je ne sais même pas comment lui annoncer la nouvelle.

– À elle, qu’est-ce que tu as dit ?

– Karine sauve le monde, que veux-tu que je lui dise ? Louis va être effondré, et c’est à moi de me débrouiller avec ça, continua Antoine, la voix tremblante.

Mathias se rassit auprès d’Antoine. Il posa son bras sur l’épaule de son ami et le serra contre lui.

– J’ai une idée, dit-il. Et si pendant les vacances de Pâques, nous emmenions les enfants chasser les fantômes en Écosse ? J’ai lu tout un article sur un périple organisé, avec visite des vieux châteaux hantés.

– Tu ne crois pas qu’ils sont encore un peu jeunes, ils risquent d’avoir peur, non ?

– C’est toi qui vas avoir la trouille de ta vie.

– Et tu pourrais te libérer, avec ta librairie ?

– La clientèle se fait rare pendant les congés scolaires, je fermerai cinq jours, ce ne sera pas la fin du monde.

– Qu’est-ce que tu en sais pour ta clientèle, tu n’as jamais été là à cette période de l’année ?

– Je le sais, c’est tout. Je m’occupe des billets et des réservations d’hôtel. Et puis ce soir, ce sera toi qui annonceras la nouvelle aux enfants.

Il regarda Antoine, le temps de s’assurer que son ami avait retrouvé le sourire.

– Ah ! j’oubliais un détail important. Si nous croisons vraiment un fantôme, c’est toi qui t’en occupes, mon anglais n’est pas encore au point ! À tout à l’heure !

Mathias reposa le P.V. sur la table et repartit pour de bon cette fois vers sa librairie.


*


Quand Antoine révéla au cours du dîner, sous le regard complice de Mathias, la destination qu’ils avaient choisie pour leurs vacances, Emily et Louis furent si heureux qu’ils commencèrent d’établir aussitôt l’inventaire des équipements à emporter afin d’affronter tous les dangers possibles. L’apogée de ce moment de bonheur eut lieu quand Antoine posa devant eux deux appareils photo jetables, équipés chacun d’un flash spécial pour éclairer les suaires.

Les enfants couchés, Antoine entra dans la chambre de son fils et alla s’allonger sur le lit à côté de lui.

Antoine était très embêté, il fallait qu’il partage avec Louis un problème qui le préoccupait : sa maman ne pourrait pas venir avec eux en Écosse. Il avait juré de ne

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rien dire, mais tant pis : la vérité, c’est qu’elle avait une peur bleue des fantômes. Ce ne serait pas très gentil de lui imposer un tel voyage. Louis réfléchit à la question un instant et accorda que ce ne serait effectivement pas très gentil. Alors ensemble, ils se promirent, pour se faire pardonner de l’abandonner cette fois-ci, que Louis passerait tout le mois d’août avec elle au bord de la mer. Antoine raconta l’histoire du soir et quand la respiration paisible du petit garçon donna toute raison de croire qu’il avait trouvé le sommeil, son papa ressortit sur la pointe des pieds.

Alors qu’Antoine refermait doucement la porte, il entendit son fils lui demander d’une voix à peine audible si, au mois d’août, sa maman reviendrait vraiment d’Afrique.


*


La semaine de Mathias et d’Antoine passa à toute vitesse, celle des deux enfants qui décomptaient les jours les séparant encore des châteaux écossais, beaucoup plus lentement. La vie dans la maison avait désormais inventé ses repères. Et même si Mathias sortait souvent le soir, pour prendre l’air dans le jardin, son téléphone portable collé à l’oreille, Antoine se gardait bien de lui poser la moindre question.

Le samedi fut une vraie journée de printemps, et tous décidèrent de partir en balade autour du lac de Hyde Park. Sophie, qui les avait rejoints, essaya sans succès d’apprivoiser un héron. Au grand bonheur des enfants, le volatile s’éloignait d’elle dès qu’elle s’en approchait et revenait dès qu’elle s’en éloignait.

Pendant qu’Emily distribuait sans compter son paquet de biscuits, émiettés pour la bonne cause, aux oies du Canada, Louis avait pour mission de sauver les canards mandarins d’une indigestion certaine, en courant derrière eux. Et tout au long de la promenade, Sophie et Antoine marchaient côte à côte, Mathias les suivait quelques pas derrière.

– Alors, l’homme aux lettres, où en est-il de ses sentiments ? demanda Antoine.

– C’est compliqué, répondit Sophie.

– Tu connais des histoires d’amour simples, toi ?… Tu peux me l’avouer, tu sais, tu es ma meilleure amie, je ne te jugerai pas. Il est marié ?

– Divorcé !

– Alors qu’est-ce qui le retient ?

– Ses souvenirs, j’imagine.

– C’est une lâcheté parmi d’autres. Un pas en arrière, un pas en avant, on confond excuses et prétextes et on se donne de bonnes raisons de s’interdire de vivre le présent.

– Venant de toi, rétorqua Sophie, c’est un avis un peu sévère, tu ne crois pas ?

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– Je te trouve injuste. J’exerce un métier que j’aime, j’élève mon fils, le départ de sa mère remonte à cinq ans, j’estime avoir fait ce qu’il fallait pour tourner le dos au passé.

– En vivant avec ton meilleur ami ou en étant amoureux d’une éponge ? reprit Sophie en riant.

– Arrête avec ça, n’en fais pas une légende.

– Tu es mon meilleur ami, alors j’ai le droit de tout te dire. Regarde-moi droit dans les yeux et ose me dire que tu peux dormir tranquille sans que ta cuisine soit rangée ?

Antoine ébouriffa les cheveux de Sophie.

– Tu es une vraie garce !

– Non, mais toi tu es un vrai maniaque !

Mathias ralentit le pas. Estimant qu’il était à bonne distance, il cacha son portable au creux de sa main et composa un message qu’il envoya aussitôt.

Sophie s’accrocha au bras d’Antoine.

– Je nous donne trente secondes avant que Mathias rapplique.

– Qu’est-ce que tu racontes, il est jaloux ?

– De notre amitié ? Bien sûr, reprit Sophie, tu ne l’avais pas remarqué ? Quand il était à Paris et qu’il m’appelait le soir pour prendre de mes nouvelles…

– Il t’appelait le soir pour prendre de tes nouvelles ? demanda Antoine en lui coupant la parole.

– Oui, deux, trois fois par semaine, je te disais donc que quand il me téléphonait pour prendre de mes nouvelles…

– Il t’appelait vraiment tous les deux jours ? l’interrompit à nouveau Antoine.

– Je peux terminer ma phrase ?

Antoine acquiesça d’un hochement de tête. Sophie reprit.

– Si je lui disais que je ne pouvais pas lui parler parce que j’étais déjà en ligne avec toi, il rappelait toutes les dix minutes pour savoir si nous avions raccroché.

– Mais c’est absurde, tu es certaine de ce que tu dis ?

– Tu ne me crois pas ? Si je pose ma tête sur ton épaule, je te parie qu’il nous rejoint dans moins de deux secondes.

– Mais enfin c’est ridicule, chuchota Antoine, pourquoi serait-il jaloux de notre amitié ?

– Parce que en amitié aussi on peut être exclusif, et tu as tout à fait raison, c’est complètement ridicule.

Antoine gratta la terre du bout de sa chaussure.

– Tu crois qu’il voit quelqu’un à Londres ? demanda-t-il.

– Tu veux dire un psy ?

– Non… une femme !

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– Il ne m’a rien dit !

– Il ne t’a rien dit ou tu ne veux pas m’avouer qu’il t’a dit quelque chose ?

– De toute façon, s’il avait rencontré quelqu’un ce serait une bonne nouvelle, non ?

– Bien sûr ! Je serais fou de joie pour lui, conclut Antoine.

Sophie le regarda, consternée. Ils s’arrêtèrent devant un petit kiosque ambu-lant. Louis et Emily optèrent pour des glaces, Antoine pour une crêpe et Sophie commanda une gaufre. Antoine chercha Mathias, qui marchait quelques pas plus loin, les yeux rivés à l’écran de son téléphone.

– Pose la tête sur mon épaule pour voir, dit-il a Sophie en se retournant.

Elle sourit et fit ce qu’Antoine lui avait demandé.

Mathias se campa devant eux.

– Bon, eh bien puisque je vois que tout le monde se fiche complètement que je sois là ou pas, je vais vous laisser tous les deux ! Si les enfants vous gênent, n’hésitez pas à les jeter dans le lac. Je pars travailler, au moins ça me donnera l’impression d’exister !

– Tu vas travailler un samedi après-midi ? Ta librairie est fermée, reprit Antoine.

– Il y a une vente aux enchères de vieux livres, je l’ai lu dans le journal ce matin.

– Tu fais dans le commerce de livres anciens maintenant ?

– Bon, écoute-moi Antoine, si un jour Christie’s met en vente des vieilles équerres ou des vieux compas, je te ferai un dessin ! Et si par le plus grand des hasards vous vous rendiez compte que je n’étais pas à table ce soir, c’est que je serais certainement resté à la nocturne.

Mathias embrassa sa fille, fit un signe à Louis et s’éclipsa sans même saluer Sophie.

– On avait parié quelque chose ? demanda-t-elle, triomphante.


*


Mathias traversa le parc en courant. Il en sortit par Hyde Park Coiner, héla un taxi et prononça son adresse de destination dans un anglais qui témoignait de ses efforts. La relève de la garde avait lieu dans la cour de Buckingham Palace. Comme chaque week-end, la circulation aux alentours du palais était perturbée par les nombreux passants qui guettaient le défilé des soldats de la reine.

Une colonne de cavaliers remontait Birdcage Walk au pas. Impatient, Mathias, bras à la fenêtre, tapa de la main sur la portière.

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– C’est un taxi, monsieur, pas un cheval, dit le chauffeur en jetant un regard noir dans son rétroviseur.

Au loin, les hauts-reliefs du Parlement se découpaient dans le ciel. À en juger par la longueur de la file de voitures qui s’étirait jusqu’au pont de Westminster, il n’arriverait jamais à temps. Quand Audrey avait répondu à son message, l’invitant à la rejoindre au pied de Big Ben, elle avait précisé qu’elle l’attendrait une demi-heure, pas plus.

– C’est le seul chemin ? supplia Mathias.

– C’est de loin le plus joli, répondit le conducteur en montrant du doigt les allées fleuries de St James Park.

Puisqu’on parlait de fleurs, Mathias confia qu’il avait un rendez-vous amoureux, que chaque seconde comptait, s’il arrivait en retard tout serait perdu pour lui.

Le chauffeur fit aussitôt demi-tour. Se faufilant a travers les petites ruelles du quartier des ministères, le taxi arriva à bon port. Big Ben sonnait trois heures, Mathias n’avait que cinq minutes de retard. Il remercia le chauffeur d’un généreux pourboire, et descendit quatre à quatre les marches qui menaient vers le quai. Audrey l’attendait sur un banc, elle se leva et lui sauta dans les bras. Un couple de passants sourit en les voyant s’enlacer.

– Tu ne devais pas passer la journée avec tes amis ?

– Si, mais je n’en pouvais plus, je voulais te voir, j’ai eu quinze ans toute l’après-midi.

– C’est un âge qui ne te va pas mal, dit-elle en l’embrassant.

– Et toi, tu ne devais pas travailler, aujourd’hui ?

– Si, malheureusement… Nous n’avons qu’une petite demi-heure à nous.

Puisqu’elle était à Londres, la chaîne de télévision qui l’employait lui demandait de réaliser un deuxième reportage sur les principaux centres d’intérêt touris-tiques de la ville.

– Mon cameraman est parti en urgence sur le futur site des Jeux olympiques et je dois me débrouiller toute seule. J’ai au moins dix plans à filmer, je ne sais même pas par où commencer et tout doit être envoyé à Paris lundi matin.

Mathias lui chuchota à l’oreille l’idée géniale qu’il venait d’avoir. Il ramassa la ca-méra à ses pieds et prit Audrey par la main.

– Tu me jures que tu sais vraiment cadrer ?

– Si tu voyais les films que je fais pendant les vacances, tu resterais bouche bée.

– Et tu connais suffisamment la ville ?

– Depuis le temps que j’y vis !

Convaincu qu’il pourrait en partie compter sur la compétence des black cabs londoniens, Mathias ne craignait pas d’endosser, pour le reste de l’après-midi, le rôle de guide-reporter-cameraman.

Proximité oblige, il fallait commencer par filmer les majestueuses courbes de la Tamise et les perspectives colorées des ponts qui la surplombaient. Il était fascinant

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de voir combien, le long du fleuve, les immenses bâtiments, fruits de l’architecture moderne, avaient su parfaitement intégrer le paysage urbain. Bien plus que toutes ses cadettes européennes, Londres avait retrouvé une indiscutable jeunesse en moins de deux décennies. Audrey souhaitait faire quelques plans du palais de la reine, mais Mathias insista pour qu’elle se fie à son expérience : le samedi, les abords de Buckingham étaient impraticables. Non loin d’eux, quelques touristes français hésitaient entre se rendre à la nouvelle Tate Gallery ou visiter les abords de la centrale électrique de Battersea, dont les quatre cheminées figuraient sur la pochette emblématique d’un album des Pink Floyd.

Le plus âgé d’entre eux ouvrit son guide pour détailler à haute voix tous les at-traits qu’offrait le site. Mathias tendit l’oreille et se rapprocha discrètement du groupe. Pendant qu’Audrey s’était mise a l’écart, pour s’entretenir au téléphone avec son producteur, les touristes s’inquiétèrent sérieusement de la présence de cet homme étrange qui se collait à eux. La peur des pickpockets les fit s’éloigner au moment même où Audrey rangeait son portable dans sa poche.

– J’ai une question importante à te poser pour notre avenir, annonça Mathias.

Tu aimes les Pink Floyd ?

– Oui, répondit Audrey. En quoi est-ce important pour notre avenir ?

Mathias reprit la caméra et l’informa que leur prochaine étape se situait un peu plus en amont du fleuve.

Rendus au pied de l’édifice, répétant mot pour mot ce qu’il avait entendu, Mathias dit à Audrey que Sir Gilbert Scot, l’architecte qui avait conçu ce bâtiment, était aussi le designer des fameuses cabines téléphoniques rouges.

Caméra à l’épaule, Mathias expliqua que la construction de la Power Station de Battersea avait débuté en 1929 pour s’achever dix années plus tard. Audrey était impressionnée par les connaissances de Mathias, il lui promit qu’elle aimerait encore plus la nouvelle destination qu’il avait choisie.

En traversant l’esplanade, il salua le groupe de touristes français qui marchaient dans sa direction et fit un clin d’œil appuyé au plus âgé d’entre eux. Quelques instants plus tard, un taxi les emmenait vers la Tate Modem.

Mathias avait fait un très bon choix, c’était la cinquième fois qu’Audrey visitait le musée qui abritait la plus grande collection d’art moderne en Grande-Bretagne et elle ne s’en lasserait jamais. Elle en connaissait presque tous les recoins. À l’entrée, le gardien les pria de déposer leur équipement vidéo au vestiaire. Renonçant pour quelques instants à son reportage, Audrey prit Mathias par la main et l’entraîna vers les étages. Un escalier mécanique les emmenait vers l’espace où était exposée une rétrospective de l’œuvre du photographe canadien Jeff Wall. Audrey se rendit directement dans la salle n°7 et s’arrêta devant un tirage de près de trois mètres sur quatre.

– Regarde, dit-elle à Mathias, émerveillée.

Sur la photographie monumentale, un homme regardait virevolter au-dessus de sa tête des feuilles de papier arrachées par le vent aux mains d’un marcheur. Les pages d’un manuscrit perdu dessinaient la courbe d’une envolée d’oiseaux.

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Audrey vit une émotion dans les yeux de Mathias, heureuse de pouvoir partager avec lui cet instant. Pourtant ce n’était pas la photographie qui le touchait, mais elle, la regardant.

Elle s’était promis de ne pas s’attarder mais quand ils ressortirent du musée, le jour touchait presque à sa fin. Ils poursuivirent leur chemin, marchant main dans la main le long du fleuve en direction de la tour Oxo.


*


– Tu restes dîner ? demanda Antoine à la porte de la maison.

– Je suis fatiguée, il est tard, répondit Sophie.

– Toi aussi, tu dois aller à une vente aux enchères de fleurs séchées…

– Si c’est un moyen de ne pas subir ta mauvaise humeur, je peux même aller rouvrir ma boutique et faire une nocturne.

Antoine baissa les yeux et entra dans le salon.

– Qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas desserré les dents depuis que nous avons quitté le parc.

– Je peux te demander un service ? chuchota Antoine. Tu veux bien ne pas me laisser seul avec les enfants ce soir ?

Sophie fut surprise par la tristesse qu’elle lisait dans ses yeux.

– À une seule condition, dit-elle, tu ne mets pas les pieds dans ta cuisine et tu me laisses vous emmener tous au restaurant.

– On va chez Yvonne ?

– Certainement pas ! Tu vas un peu sortir de ta routine, je connais un endroit dans Chinatown, un boui-boui à la déco infâme, mais qui prépare le meilleur canard laqué du monde.

– Et c’est propre ton boui-boui ?

Sophie ne répondit même pas, elle appela les enfants et les informa que le programme barbant de la soirée venait d’être radicalement changé à son initiative. Elle n’avait pas terminé sa phrase que Louis et Emily avaient déjà repris leur place à l’arrière de l’Austin Healey.

En redescendant les marches du perron, elle marmonna en imitant Antoine

« Et c’est propre ton boui-boui ? ».

La voiture filait sur Old Brompton, Antoine appuya brusquement sur le frein.

– On aurait dû laisser un mot à Mathias pour lui dire où on était, il n’a pas dit que c’était certain pour sa nocturne.

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– C’est drôle, chuchota Sophie, quand tu as parlé de ton projet de le faire venir à Londres, tu avais peur qu’il te colle. Tu crois que tu vas réussir à passer toute une soirée sans lui ?

– Ça, on en doute un peu, répondirent en chœur Louis et Emily.


*


L’esplanade qui entourait le complexe Oxo s’étendait jusqu’à la rivière. De part et d’autre de la grande tour en verre une ribambelle de petits commerces et d’ateliers présentaient dans leurs vitrines leurs dernières collections de tissus, céramiques, meubles et accessoires de décoration. Tournant le dos à Audrey, Mathias prit son portable entre ses doigts et tapota machinalement le clavier.

– Mathias, je t’en supplie, prends cette caméra et filme-moi, la nuit va bientôt tomber.

Il laissa glisser le téléphone dans sa poche et se retourna vers elle, souriant du mieux qu’il le pouvait.

– Ça va ? dit-elle.

– Oui, oui, tout va bien. Alors où en étions-nous ?

– Tu fais le point sur la rive opposée et dès que je commence à parler tu resserres le cadre sur moi. Fais bien attention à me prendre en pied avant de revenir sur le visage.

Mathias appuya sur le bouton d’enregistrement. Le moteur de la caméra tournait déjà. Audrey déroulait son texte, sa voix avait changé et son phrasé adoptait ce rythme saccadé que semblait imposer la télévision à ceux et celles qui s’y exprimaient.

Elle s’interrompit soudainement.

– Tu es sûr que tu sais filmer ?

– Évidemment que je sais ! répondit Mathias en écartant le viseur de son œil, pourquoi tu me demandes ça ?

– Parce que tu es en train de zoomer en actionnant la rondelle du pare-soleil.

Mathias regarda l’objectif et remit la caméra à l’épaule.

– Bon, reste sur moi, on reprend à la dernière phrase.

Mais, cette fois, ce fut Mathias qui interrompit la prise.

– C’est ton écharpe qui me gêne, avec le vent, elle remonte sur ton visage.

Il s’approcha d’Audrey, renoua l’étoffe autour de son cou, l’embrassa et retourna à sa place. Audrey leva la tête, la lumière du soir avait pris une couleur orangée, plus à l’ouest le ciel virait au rouge.

– Laisse tomber, c’est trop tard, dit-elle d’une voix désolée.

– Mais je te vois encore très bien dans l’objectif !

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Audrey marcha vers lui et le débarrassa des équipements qui l’encombraient.

– Peut-être, mais devant ta télévision tu verras juste une grosse tache sombre.

Elle l’entraîna vers un banc, près de la berge. Audrey rangeait son matériel, elle se redressa et s’excusa auprès de Mathias.

– Tu as été un guide parfait, dit-elle.

– Merci pour lui, répondit laconiquement Mathias.

– Ça va ?

– Oui, répondit-il à demi-mot.

Elle posa sa tête sur son épaule et tous deux regardèrent, silencieux, passer un bateau qui remontait lentement le fleuve.

– Tu sais, moi aussi j’y pense, murmura Mathias.

– Et à quoi tu penses ?

Ils se tenaient la main, leurs doigts jouaient ensemble.

– Et moi aussi j’ai la trouille, reprit Mathias, mais ce n’est pas grave d’avoir la trouille. Cette nuit, nous dormirons ensemble et ce sera un fiasco ; au moins, maintenant, on sait que l’autre le sait ; d’ailleurs maintenant que je sais que tu le sais…

Pour le faire taire, Audrey posa ses lèvres sur les siennes.

– Je crois que j’ai faim, dit-elle en se levant.

Elle s’accrocha à son bras et le guida vers la tour. Au dernier étage, les larges baies vitrées d’un restaurant offraient une vue imprenable sur la ville…

Audrey appuya sur un bouton et la cabine s’éleva. L’ascenseur en verre grimpait dans une cage transparente. Elle lui montra la grande roue au loin ; à cette distance, on avait presque l’impression d’être plus haut qu’elle. Et quand Audrey se retourna, elle découvrit le visage de Mathias, plus pâle qu’un linceul.

– Ça va ? demanda-t-elle, inquiète.

– Pas du tout ! répondit Mathias d’une voix à peine audible.

Tétanisé, il posa la caméra et se laissa glisser le long de la paroi. Avant qu’il ne s’évanouisse, Audrey se plaqua à lui, serrant sa tête sur son épaule pour l’empêcher de voir le vide. Elle l’entoura de ses bras protecteurs.

La clochette retentit et les portes s’ouvrirent sur le dernier étage, face à la ré-

ception du restaurant. Un majordome élégant regarda, fort étonné, ce couple emporté dans un baiser si passionné et si tendre à la fois, qu’il promettait à lui seul de bien jolis lendemains. Le maître d’hôtel sourcilla, la cloche tinta et la cabine redescendit.

Quelques instants plus tard, un taxi filait vers Brick Lane, emportant à son bord deux amants, toujours enlacés.


*


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Le drap la couvrait jusqu’aux hanches. Mathias jouait avec sa chevelure. Elle avait posé la tête sur son torse.

– Tu as des cigarettes ? demanda Audrey.

– Je ne fume pas.

Elle se pencha, l’embrassa dans la nuque et ouvrit le tiroir de la table de nuit.

Plongeant la main, elle attrapa du bout des doigts un vieux paquet froissé et un briquet.

– J’étais sûre qu’il clopait, ce menteur.

– Qui est le menteur ?

– Un copain photographe à qui la chaîne loue cet appartement. Il est parti six mois faire un reportage en Asie.

– Et quand il n’est pas en Asie, tu le vois souvent, ce copain ?

– C’est un copain, Mathias ! dit-elle en quittant le lit.

Audrey se leva. Sa longue silhouette avança jusqu’à la fenêtre. Elle porta la cigarette à ses lèvres et la flamme du briquet vacilla.

– Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle le visage collé au carreau.

– Les volutes de fumée.

– Pourquoi ?

– Pour rien, répondit Mathias.

Audrey retourna vers le lit, elle s’allongea contre Mathias et caressa du pouce le contour de ses lèvres.

– Il y a une larme au bord de ta paupière, dit-elle en la cueillant du bout de la langue.

– Tu es tellement belle, murmura Mathias.


*


Antoine frissonnait, il tira la couverture à lui, découvrant aussitôt ses pieds. Il ouvrit les yeux, grelottant. Le salon était dans la pénombre ; Sophie n’était plus là. Il emporta le plaid ; en arrivant sur le palier, il entrouvrit la porte de Mathias et vit que le lit n’était pas défait. Il entra dans la chambre de son fils, se glissa sous la couette et posa sa tête sur l’oreiller. Louis se retourna et, sans ouvrir les yeux, entoura son papa de ses bras ; la nuit passa.


*


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Le jour illuminait la chambre. Mathias plissa les yeux et s’étira. Sa main chercha à tâtons dans le lit. Il découvrit un petit mot, laissé sur la taie d’oreiller, se redressa et déplia la feuille de papier.

Je suis partie chercher des cassettes neuves, tu dormais comme un ange. Je reviens aussi vite que je le peux. Tendrement, Audrey.

P.S. : Le lit n’est qu’à cinquante centimètres du sol, l’affaire est sûre !

Il reposa le petit mot sur la table de chevet et bâilla longuement. Après avoir récupéré son jean abandonné au pied du lit, il trouva sa chemise dans l’entrée, son caleçon sur une chaise non loin de là et se mit à la recherche du reste de ses affaires.

Dans la salle de bains, il regarda, suspicieux, le mikado de brosses à dents qui s’entrecroisaient dans un verre. Il prit le dentifrice, laissa rouler dans le lavabo la première noisette de pâte qui sortait du tube et étala la suivante au bout de son index.

Il fouilla partout dans la cuisine, mais ne trouva que deux boîtes de thé à moitié vides dans un placard, un vieux paquet de biscottes sur un recoin d’étagère, une pla-quette de beurre salé sur une « layette du réfrigérateur et ses chaussettes sous la table.

Pressé de rejoindre un endroit où on lui servirait un petit déjeuner digne de ce nom, il finit de s’habiller à la hâte.

Audrey avait laissé un trousseau de clés en évidence sur le guéridon.

À en juger par leur taille, toutes n’entraient pas dans la serrure de cet appartement. Elles devaient ouvrir le studio qu’Audrey habitait à Paris et qu’elle lui avait décrit cette nuit.

Il laissa glisser entre ses doigts les cordelettes du pompon accroché à l’anneau.

Et en le regardant, il se mit à penser à la chance qu’avait l’objet. Il l’imaginait dans la main d’Audrey, restant toujours près d’elle dans son sac, toutes les fois où elle jouait avec, conversant au téléphone, écoutant les confidences qu’elle faisait à une amie.

Quand il prit conscience qu’il était en train d’envier le pompon d’un porte-clés, il se ressaisit. Il était vraiment temps d’aller manger quelque chose.


*


Les trottoirs étaient bordés de petites maisons en briques rouges. Mains dans les poches et sifflotant, Mathias se mit en marche vers le carrefour qui se trouvait un peu plus haut dans la rue. Quelques bifurcations plus tard, il se réjouit d’avoir enfin trouvé son bonheur.

Comme tous les dimanches matin, le marché de Spitalfields était en pleine ac-tivité ; les étals abondaient de fruits secs et d’épices venus de toutes les provinces de l’Inde. Un peu plus loin, des marchands d’étoffes exposaient leurs tissus importés de Madras, du Cachemire ou du Pashmina. Mathias s’assit à la terrasse du premier café qu’il trouva et accueillit à bras ouverts le serveur qui se présentait à lui.

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Le garçon, originaire de la région de Calcutta, identifia aussitôt l’accent de Mathias et lui dit à quel point il aimait la France. Tout au long de ses études, il avait choisi le français comme première langue étrangère, avant même l’anglais. Il poursuivait un cycle universitaire d’économie internationale à la British School Academy.

Il aurait aimé étudier à Paris, mais la vie n’offrait pas toujours tous les choix. Mathias le félicita pour son vocabulaire qu’il trouvait remarquable. Profitant de la chance qu’il avait de pouvoir s’exprimer enfin sans difficulté, il commanda un petit déjeuner complet et un journal si, par chance, il y en avait un qui traînait près de la caisse.

Le garçon se courba pour le remercier de cette commande qui l’honorait et s’éclipsa. L’appétit aiguisé, Mathias se frotta les mains, heureux de tous ces moments imprévus que la vie lui offrait, heureux d’être assis à cette terrasse ensoleillée, heureux à la pensée de retrouver bientôt Audrey, et finalement, même s’il n’en avait pas conscience, heureux d’être heureux.

Il faudrait prévenir Antoine qu’il ne rentrerait pas avant la fin de l’après-midi, et tout en réfléchissant à l’excuse qui justifierait son absence, il fouilla dans sa poche à la recherche de son téléphone. Il avait dû le laisser dans sa veste. Il la visualisait d’ailleurs parfaitement bien, roulée en boule sur le canapé de l’appartement d’Audrey.

Il lui enverrait un message plus tard, le serveur revenait déjà, portant à l’épaule un immense plateau. Il déposa sur sa table toute une série de mets ainsi qu’un exemplaire daté de la veille du Calcutta Express et un autre daté de l’avant-veille du limes of India ; les quotidiens étaient imprimés en bengali et en hindi.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Mathias affolé en montrant du doigt la soupe de lentilles qui fumait devant lui.

– Du dhal, répondit le serveur, et du halwa suri, c’est très bon ! Le verre de yaourt salé c’est du lassi, ajouta-t-il. Un vrai petit déjeuner complet… indien. Vous allez vous régaler.

Et le serveur retourna en salle, ravi d’avoir satisfait son client.


*


Elles avaient eu la même idée sans se consulter, la journée était radieuse, elle attirerait de nombreux touristes sur Bute Street. Pendant que l’une ouvrait la terrasse de son restaurant, l’autre arrangeait sa devanture.

– Toi aussi tu travailles le dimanche ? dit Yvonne en interpellant Sophie.

– J’aime encore mieux être ici que de traîner à la maison !

– Je me suis dit exactement la même chose.

Yvonne s’approcha d’elle.

– Qu’est-ce que c’est que cette mine chiffon ? dit-elle en passant la main sur la joue de Sophie.

– Mauvaise nuit, la lune devait être pleine.

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– À moins qu’elle n’ait décidé d’être pleine deux fois de suite dans la semaine, ta lune, il faudra que tu trouves une autre explication.

– Alors disons que j’ai mal dormi.

– Tu ne vois pas les garçons aujourd’hui ?

– Ils sont en famille.

Sophie souleva un grand vase, Yvonne l’aida à le porter à l’intérieur de la boutique. Le récipient rangé en bonne place, elle la prit par le bras et l’entraîna au-dehors.

– Allez, laisse tes fleurs un instant, elles ne se faneront pas, viens prendre un café à ma terrasse, j’ai l’impression que nous avons des choses à nous dire toi et moi.

– Je taille ce rosier et je te rejoins tout de suite, répondit Sophie qui avait retrouvé le sourire.


*


Le sécateur sectionna la tige. John Glover regarda attentivement la fleur. La corolle avait presque la taille de celle d’une pivoine, les pétales qui la composaient étaient délicieusement fripés, donnant à sa rose l’aspect sauvage dont il avait rêvé. Il fallait le reconnaître, le résultat du greffon réalisé dans sa serre l’an dernier dépassait toutes ses espérances. Quand il présenterait cette rose la saison prochaine à la grande exposition florale de Chelsea, il remporterait probablement le prix d’excellence. Pour John Glover, cette fleur n’était pas qu’une simple rose, elle était devenue le plus étrange paradoxe auquel il avait été confronté. Chez cet homme, issu d’une grande famille anglaise, l’humilité était presque une religion. Nanti par un père mort honorablement pendant la guerre, il avait délégué la gestion de son patrimoine. Et jamais l’un des clients de la petite librairie où il avait travaillé pendant des années, ni aucun de ses voisins, n’aurait pu imaginer que cet homme solitaire, qui vivait alors dans la plus petite partie d’une maison dont il était propriétaire, était aussi fortuné.

Combien de pavillons d’hôpitaux auraient pu voir son nom gravé sur leur fron-tispice, combien de fondations auraient pu l’honorer, s’il n’avait imposé comme seule condition à sa générosité, qu’elle restât pour toujours anonyme. Et pourtant, à l’âge de soixante-dix ans, face à une simple fleur, il ne pouvait résister à la tentation de la baptiser de son nom.

La rose à la robe pâle s’appellerait Glover. La seule excuse qu’il se trouvait était qu’il n’avait pas de descendance. C’était finalement la seule façon qu’il avait trouvée de faire vivre son nom.

John déposa la fleur dans un soliflore et l’emmena vers la serre. Il regarda la façade blanche de sa maison de campagne, heureux, après des années de travail, d’y vivre une retraite méritée. Le grand jardin accueillait le printemps dans toute sa splendeur. Mais, au milieu de tant de beauté, la seule femme qu’il avait aimée, aussi

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pudiquement qu’il avait vécu, lui manquait. Un jour, Yvonne viendrait le rejoindre dans le Kent.


*


Antoine fut réveillé par les enfants. Penché à la balustrade de l’escalier, il regarda le salon en contrebas. Louis et Emily s’étaient préparé un petit déjeuner qu’ils dévoraient de bon appétit, assis au pied du canapé. Le programme de dessins animés commençait à peine, autant de minutes de tranquillité pour Antoine. Évitant de se faire repérer, il fit un pas en arrière, rêvant déjà au supplément de sommeil qui s’offrait à lui. Avant de s’abandonner à nouveau dans son lit, il entra dans la chambre de Mathias et regarda le lit intact. Depuis le salon, les rires d’Emily montaient jusqu’à l’étage. Antoine délit les draps, prit le pyjama accroché à la patère de la salle de bains et le posa en évidence sur la chaise. Il referma la porte discrètement et retourna dans ses appartements.


*


Sans sa veste, il n’avait sur lui ni portefeuille, ni téléphone ; inquiet, Mathias fouillait les poches de son pantalon, à la recherche de quoi régler la note que le serveur lui présentait. Il sentit un billet au bout de ses doigts. Soulagé, il tendit les vingt livres sterling au garçon et attendit sa monnaie.

Le jeune homme lui rendit quinze pièces et récupéra le journal, demandant à Mathias si les nouvelles étaient bonnes. Mathias en se levant répondit qu’il ne lisait que le tamoul, l’hindi lui était encore un peu difficile d’accès.

Il était grand temps de rentrer, Audrey devait l’attendre chez elle. Il reprit le chemin par lequel il était venu, jusqu’à ce qu’il comprenne, à la première intersection, qu’il était totalement perdu. Tournant sur lui-même à la recherche d’une plaque de rue ou d’un bâtiment qu’il reconnaîtrait, il comprit que, étant arrivé de nuit, une fois guidé par Audrey, une autre fois en taxi, il n’avait aucun moyen de retrouver son adresse.

Il sentit la panique le gagner et appela un passant à son secours. L’homme, élégant, portait une barbe blanche et un turban remarquablement bien noué sur son front. Si le Peter Sellers de La Party avait un frère, il était juste devant lui.

Mathias cherchait une maison de trois étages, la façade était en briques rouges ; l’homme l’invita à regarder autour de lui. Les rues avoisinantes étaient toutes bordées de maisons de briques rouges, et comme dans bien des villes anglaises, toutes parfaitement identiques.

I am so lost, annonça Mathias, désemparé.

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Oh yes sir, répondit l’homme en avalant ses « r », don’t worry too much, we are all lost in this big world…

Il lui donna une tape amicale sur l’épaule et poursuivit sa route.


*


Antoine dormait paisiblement, tout du moins jusqu’à ce que deux boulets de canon atterrissent sur son lit. Louis lui tirait le bras gauche, Emily le droit.

– Papa n’est pas là ? demanda la petite fille.

– Non, répondit Antoine en se redressant, il est parti travailler très tôt ce matin, c’est moi qui m’occupe des monstres aujourd’hui.

– Je sais, reprit Emily, je suis allée voir dans sa chambre, il n’a même pas fait son lit.

Emily et Louis demandèrent l’autorisation d’aller faire du vélo sur le trottoir, jurant de ne pas en descendre et d’être très prudents. Les voitures ne passaient que très rarement dans cette petite rue, Antoine leur accorda la permission. Et pendant qu’ils descendaient l’escalier en courant, il enfila son pyjama et alla préparer son petit déjeuner. Il pourrait les surveiller par la fenêtre de la cuisine.


*


Seul au milieu du quartier de Brick Lane, avec le peu de monnaie qui lui restait au fond de la poche, Mathias se sentait vraiment perdu. Au coin de la rue, une cabine téléphonique lui tendait les bras. Il se précipita à l’intérieur, posa les pièces sur le haut de l’appareil avant d’en introduire une fébrilement dans la fente. En désespoir de cause, il composa le seul numéro londonien qu’il avait appris par cœur.


*


– Excuse-moi une minute, tu peux m’expliquer ce que tu fais exactement à Brick Lane ? demanda Antoine en se servant une tasse de café.

– Alors écoute, là, mon vieux, ce n’est pas du tout le moment de me poser ce genre de question, je t’appelle d’une cabine qui n’a pas été nourrie depuis six mois et

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qui vient d’avaler trois pièces d’un coup, rien que pour te dire bonjour, et il ne m’en reste pas beaucoup.

– Tu ne m’as pas dit bonjour, tu m’as dit « J’ai besoin de toi », reprit Antoine, en beurrant lentement sa tartine, alors je t’écoute…

Ne sachant que dire, Mathias lui demanda, résigné, s’il pouvait lui passer sa fille.

– Non, je ne peux pas, elle est dehors en train de faire du vélo avec Louis. Tu ne sais pas où on a mis la confiture de cerises ?

– Je suis dans la merde, Antoine, avoua Mathias.

– Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Mathias se retourna dans la cabine, le temps de constater qu’une vraie file in-dienne s’était formée devant la porte.

– Rien, tu ne peux rien faire, murmura-t-il en se rendant compte de la situation dans laquelle il se trouvait.

– Alors pourquoi tu m’appelles ?

– Pour rien, un réflexe… Dis à Emily que je suis retenu au travail et embrasse-la pour moi.

Mathias reposa le combiné sur son socle.


*


Assise sur le trottoir, Emily retenait son genou écorché et, déjà, de grosses larmes perlaient sur ses joues. Une femme traversait la rue, pour lui porter secours.

Louis courut vers la maison. Il se rua sur son père et tira de toutes ses forces sur son pantalon de pyjama.

– Mais viens, Emily est tombée, vite !

Antoine se précipita derrière son fils et remonta la rue en courant.

Un peu plus loin, la femme, près d’Emily, agitait les bras, clamant scandalisée à qui voudrait l’entendre :

– Mais enfin où est la maman ?

– Elle est là, la maman ! dit Antoine en arrivant a sa hauteur.

La femme regarda, perplexe, le pyjama écossais d’Antoine, elle leva les yeux au ciel et s’en alla sans rien dire.

– Nous partons dans quinze jours chasser les fantômes ! hurla Antoine alors qu’elle s’éloignait, j’ai le droit moi aussi d’avoir une tenue de circonstance, non ?


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*


Mathias était assis sur un banc, tapotant le dosseret. Une main se posa sur sa nuque.

– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Audrey. Tu attends depuis longtemps ?

– Non, je me promenais, répondit Mathias.

– Tout seul ?

– Ben oui, tout seul, pourquoi ?

– Je suis retournée à l’appartement, tu ne répondais pas, je n’avais pas les clés pour entrer, je me suis inquiétée.

– Je ne vois vraiment pas pourquoi ? Ton copain reporter part bien tout seul au Tadjikistan, je peux quand même me balader dans Brick Lane sans qu’on alerte Europe Assistance.

Audrey le regarda en souriant.

– Tu étais perdu depuis combien de temps ?

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X

Le genou d’Emily pansé, les larmes oubliées contre la promesse d’un déjeuner où tous les desserts seraient permis, Antoine monta prendre sa douche et s’habiller.

De l’autre côté de l’escalier, l’appartement était silencieux. Il entra dans la salle de bains et s’assit sur le rebord de la baignoire, regardant son reflet dans le miroir. La porte grinça sur ses gonds, la petite bouille de Louis venait d’apparaître dans l’entrebâillement.

– Qu’est-ce que c’est que cette frimousse ? demanda Antoine.

– J’allais te poser la même question, répondit Louis.

– Ne me dis pas que tu es venu spontanément prendre une douche ?

– Je suis venu te dire que si tu étais triste, tu pouvais m’en parler, c’est pas Mathias ton meilleur ami, c’est moi.

– Je ne suis pas triste mon chéri, juste un peu fatigué.

– Maman aussi dit qu’elle est fatiguée quand elle repart en voyage.

Antoine regarda son fils qui le toisait depuis le pas de la porte.

– Entre, viens par là, murmura Antoine.

Louis s’approcha et son père le prit au creux de ses bras.

– Tu veux rendre un vrai service à ton père ?

Et comme Louis venait de lui dire oui de la tête, Antoine chuchota à son oreille :

– Ne grandis pas trop vite.


*


Pour compléter le reportage d’Audrey, il fallait traverser la ville et se rendre à Portobello. À l’initiative de Mathias qui n’avait pas retrouvé son portefeuille dans la poche de sa veste, ils avaient décidé de prendre le bus. Le dimanche, le marché était fermé et seuls les antiquaires du haut de la rue avaient ouvert leur échoppe ; Audrey ne quittait pas sa caméra, Mathias la suivait, ne ratant jamais une occasion de la prendre en photo avec le petit appareil numérique qu’il avait emprunté dans sa sacoche vidéo. En début d’après-midi, ils s’installèrent à la terrasse du restaurant Mediterraneo.


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*


Antoine remonta Bute Street à pied. Il entra dans le magasin de Sophie et lui demanda si elle voulait passer l’après-midi avec eux. La jeune fleuriste déclina l’invitation, la rue était très animée et elle avait encore plusieurs bouquets à préparer.

Yvonne courait de la cuisine aux tables de la terrasse qui étaient déjà presque toutes occupées ; quelques clients s’impatientaient pour passer leurs commandes.

– Ça va ? demanda Antoine.

– Non, ça ne va pas du tout, répondit Yvonne, tu as vu le monde dehors, dans une demi-heure, ce sera plein à craquer. Je me suis levée à six heures du matin pour aller acheter des saumons frais que je voulais servir en plat du jour et je ne peux pas les cuire, mon four vient de me lâcher.

– Ton lave-vaisselle fonctionne ? questionna Antoine.

Yvonne le regarda d’un drôle d’air.

– Fais-moi confiance, reprit Antoine, dans dix minutes, tu pourras les servir, tes plats du jour.

Et quand il lui demanda si elle avait des sachets Ziploc, Yvonne ne posa plus de questions, elle ouvrit un tiroir et lui donna ce qu’il demandait.

Antoine rejoignit les enfants qui l’attendaient devant le comptoir. Il s’agenouilla pour les consulter ; Emily accepta aussitôt sa proposition, Louis réclama un dédommagement en argent de poche. Antoine lui fit remarquer qu’il était un peu jeune pour faire du chantage, son fils lui répondit qu’il s’agissait de négoce. La promesse d’une fessée régla l’accord entre eux. Les deux enfants s’installèrent à une table de la salle à manger, Antoine entra dans la cuisine, enfila un tablier et ressortit aussitôt un carnet à la main pour aller prendre les commandes en terrasse. Quand Yvonne lui demanda ce qu’il faisait exactement, il lui suggéra d’un ton qui ne laissait place à aucune réplique d’aller œuvrer en cuisine pendant qu’il s’occupait du reste. Il ajouta qu’il avait eu son compte de négociations pour la journée. Les saumons seraient cuits dans dix minutes.


*


Il posa l’appareil numérique sur la table et appuya sur le bouton du retarda-teur. Puis il invita Audrey à se pencher vers lui pour qu’ils soient tous les deux dans le cadre de l’objectif. Amusé par leur gymnastique, le serveur se proposa de les prendre en photo. Mathias accepta volontiers.

– On a vraiment l’air de deux touristes toi et moi, dit Audrey après avoir remercié le garçon.

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– On visite la ville, non ?

– C’est une façon de voir les choses, dit-elle en se resservant de vin.

Mathias lui ôta la bouteille des mains et la servit.

– C’est rare, un homme galant. Tu ne m’as pas parlé une seule fois de ta fille, dit Audrey.

– Non, c’est vrai, répondit Mathias en baissant la voix.

Audrey remarqua l’expression qui venait de changer sur son visage.

– Tu en as la garde ?

– Elle vit avec moi.

– Emily, c’est un très joli prénom, où est-elle en ce moment ?

– Avec Antoine, mon meilleur ami, tu l’as croisé dans la librairie mais tu ne dois pas t’en souvenir. C’est un peu grâce à lui que je t’ai revue dans cette cour de récréation.

Le serveur apporta le dessert qu’Audrey avait commandé, un simple café pour Mathias. Elle étala la crème de marrons sur sa gaufre.

– Tu ne le sais pas non plus, reprit Mathias, mais, au début, j’ai cru que tu étais la maîtresse de Louis.

– Pardon ?

– L’institutrice du fils d’Antoine !

– C’est une drôle d’idée, pourquoi ?

– C’est un peu compliqué à expliquer, répondit Mathias en trempant son doigt dans la crème.

– Et sa maîtresse est plus jolie que moi ? questionna Audrey, l’air taquin.

– Oh, non !

– Ta fille et Louis s’entendent bien ?

– Comme frère et sœur.

– Quand la retrouves-tu ? demanda Audrey.

– Ce soir, répondit Mathias.

– Ça tombe bien, dit-elle en cherchant une cigarette dans son sac, ce soir, il faut que je mette un peu d’ordre dans mes affaires.

– Tu viens de dire ça comme si tu avais l’intention de te jeter sous un train demain matin.

– Me jeter dessous non, monter dedans oui.

Elle se retourna pour commander un café au serveur.

– Tu pars ? demanda Mathias, d’une voix qui avait perdu toute assurance.

– Je ne pars pas, je rentre, enfin j’imagine que c’est la même chose.

– Et tu comptais me le dire quand ?

– Maintenant.

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Elle tournait mécaniquement la cuillère dans la tasse, Mathias interrompit son geste.

– Tu n’as pas mis de sucre, dit-il en lui ôtant la cuillère des doigts.

– Paris n’est qu’à deux heures quarante. Et puis toi aussi tu peux venir me voir, non ? Enfin, si tu en as envie.

– Bien sûr que j’en ai envie. J’aurais encore plus envie que tu ne partes pas, que nous puissions nous revoir dans la semaine. Je ne t’aurais pas proposé de dîner avec moi lundi, la date aurait été trop proche, je n’aurais pas voulu te faire peur, ou être trop présent, mais je t’aurais dit mardi ; toi tu m’aurais répondu que ce mardi-là, tu étais malheureusement prise ; alors nous aurions choisi de nous revoir mercredi.

Mercredi aurait été parfait pour nous deux. Bien sûr, la première partie de la semaine nous aurait paru interminable, la seconde un peu moins car nous nous serions retrouvés pendant le week-end. D’ailleurs, dimanche prochain, nous aurions brunché, à cette même table, qui serait déjà devenue notre table.

Audrey posa ses lèvres sur celles de Mathias.

– Tu sais ce que nous devrions faire, maintenant ? murmura-t-elle. Profiter de ce dimanche-là, puisque nous sommes assis à notre table, et que nous avons encore toute une après-midi, rien qu’à nous.

Mais Mathias était bien incapable d’entendre ce qu’Audrey venait de lui proposer. Il le savait, son après-midi à lui serait couleur cafard. Il fit semblant de s’amuser de l’allure d’un passant. Elle avait beau être assise à côté de lui, depuis l’annonce de son départ, elle lui manquait déjà. Il regarda les nuages au-dessus d’eux.

– Tu crois qu’il va pleuvoir ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, répondit Audrey.

Mathias se retourna et fit signe au serveur.


*


– Vous avez demandé l’addition ? questionna Antoine.

– Par ici, répondit un client qui agitait la main à l’autre bout de la terrasse.

Antoine portait trois assiettes en équilibre sur l’avant-bras, il ramassa les couverts en désordre et passa un coup d’éponge sur la table avec une dextérité impres-sionnante. Derrière lui, Sophie attendait pour prendre la place de ceux qui s’en allaient.

– Vous avez l’air d’aimer votre métier, dit-elle en s’asseyant.

– Je suis aux anges ! s’exclama un Antoine rayonnant en lui présentant la carte.

– Tu dis aux enfants de venir me rejoindre ?

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– En plat du jour, nous avons un très beau saumon vapeur. Si je peux me permettre un conseil, gardez un peu d’appétit pour les desserts, notre crème caramel est inoubliable.

Et Antoine retourna dans la salle.


*


Mathias fouillait sa veste, cherchant toujours son portefeuille, en vain. Audrey le rassura, il l’avait certainement oublié chez lui. D’ailleurs, elle ne l’avait pas vu le sortir une seule fois, il avait toujours réglé en espèces les différentes additions. Mathias était quand même inquiet et terriblement embarrassé de la situation.

Depuis qu’ils se connaissaient, il n’avait jamais voulu la laisser l’inviter et Audrey se réjouissait de pouvoir enfin le faire, elle regrettait même que ce ne soit que pour une simple gaufre et quelques cafés. Elle avait connu tant d’hommes qui partageaient l’addition.

– Tu en as connu tant que ça ? reprit Mathias.

– Ôte-moi d’un doute, tu ne serais pas un peu jaloux ?

– Pas le moins du monde, et puis Antoine le dit tout le temps, être jaloux c’est ne pas accorder sa confiance à l’autre, c’est ridicule et dégradant.

– C’est Antoine qui le dit, ou c’est toi qui le penses ?

– Bon, je suis un petit peu jaloux, concéda-t-il, mais juste ce qu’il faut. Si on ne l’est pas du tout, c’est qu’on n’est pas très amoureux.

– Et tu as encore beaucoup de théories sur la jalousie ? demanda ironiquement Audrey en se levant.

Ils remontèrent à pied Portobello Road. Audrey se tenait au bras de Mathias.

Pour lui, chaque pas qui les rapprochait de l’arrêt d’autobus était un pas qui les éloi-gnerait l’un de l’autre.

– J’ai une idée, dit Mathias. Arrêtons-nous sur ce banc, le quartier est joli, nous n’avons pas besoin de grand-chose, on ne bouge plus d’ici.

– Tu veux dire que nous restons là, immobiles ?

– C’est exactement ce que je veux dire.

– Combien de temps ? demanda Audrey en s’asseyant.

– Autant de temps que nous le voudrons.

Le vent s’était levé, elle frissonna.

– Et quand l’hiver arrivera ? demanda-t-elle.

– Je te serrerai un peu plus fort.

Audrey se pencha vers lui pour lui souffler une bien meilleure idée. En courant pour prendre le bus qui apparaissait au loin, ils pourraient regagner la chambre de

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Brick Lane en une demi-heure au plus. Mathias la regarda, sourit et se remit en marche.

L’autobus à impériale se rangea devant l’arrêt, Audrey monta sur la plate-forme arrière, Mathias resta sur le trottoir. À son regard, elle comprit et fit un signe au contrôleur pour qu’il n’actionne pas encore le signal du départ. Elle mit un pied sur la chaussée.

– Tu sais, lui confia-t-elle à l’oreille, hier, c’était tout sauf un fiasco.

Mathias ne répondit rien, elle posa une main sur sa joue et caressa ses lèvres.

– Paris n’est qu’à deux heures quarante, dit-elle.

– Rentre, tu grelottes.

Quand l’autobus s’éloigna dans la rue, Mathias agita la main et attendit qu’Audrey ait disparu.

Il retourna s’asseoir sur le banc de la petite place de Westbourne Grove et regarda passer ce couple d’amoureux qui marchait devant lui. En fouillant sa poche, à la recherche des pièces de monnaie qui lui restaient pour rentrer, il trouva un petit bout de papier.

Toi aussi tu m’as manqué toute l’après-midi. Audrey.

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XI


La journée s’achevait. Sophie raccompagna Antoine et les enfants jusqu’à la porte de la maison. Louis aurait voulu qu’elle l’aide à faire ses devoirs, mais elle lui expliqua qu’elle aussi avait des devoirs.

– Tu ne veux pas rester ? insista Antoine.

– Non, je rentre, je suis fatiguée.

– C’était vraiment utile d’ouvrir un dimanche ?

– J’ai pris un peu d’avance sur mon chiffre du mois, je vais pouvoir fermer quelques jours.

– Tu pars en vacances ?

– En week-end.

– Où ça ?

– Je ne sais pas encore, c’est une surprise.

– L’homme aux lettres ?

– Oui, l’homme aux lettres comme tu dis, je vais le rejoindre à Paris et ensuite il m’emmène quelque part.

– Et tu ne sais pas où ? insista Antoine.

– Si je le savais ce ne serait plus une surprise.

– Tu me raconteras en revenant ?

– Peut-être. Je te trouve bien curieux tout à coup.

– Excuse mon indiscrétion, reprit Antoine, après tout, de quoi je me mêle ? Je joue les Cyrano depuis six mois en écrivant des mots d’amour à ta place, je ne vois pas pourquoi cela me donnerait le droit de partager les bonnes nouvelles !… Ah mais au moment où on part en week-end, surtout ne demande rien Antoine, profite juste de mon absence pour remplir ton stylo parce que quand je rentrerai, si je venais à ressentir un manque ou un moment de cafard, je te serais reconnaissante de bien vouloir reprendre la plume et de me pondre une nouvelle lettre qui le fera tomber encore un peu plus amoureux, histoire qu’il m’invite à nouveau à passer un week-end avec lui, dont je ne te dirai rien !

Bras croisés, Sophie dévisageait Antoine.

– Ça y est, tu as fini ?

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Antoine ne répondit pas, il fixait le bout de ses chaussures et l’expression de son visage le faisait ressembler trait pour trait à son fils. Sophie avait du mal à garder son sérieux. Elle l’embrassa sur le front et s’éloigna dans la rue.


*


La nuit tombait sur Westbourne Grove. Une jeune femme qui portait un manteau bien trop grand pour elle vint s’asseoir sur le banc devant l’arrêt du bus.

– Vous avez froid ? demanda-t-elle.

– Non, ça va, répondit Mathias.

– Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

– Il y a des dimanches comme ça.

– J’en ai connu beaucoup, dit la jeune femme en se levant.

– Bonsoir, dit Mathias.

– Bonsoir, dit la jeune femme.

Il la salua d’un signe de tête, elle fit de même et grimpa dans l’autobus qui venait d’arriver. Mathias la regarda partir, se demandant où il avait bien pu la rencontrer.


*


Après le dîner, les enfants s’étaient endormis sur le canapé, épuisés de leur après-midi au parc. Antoine les avait portés jusque dans leur lit. De retour dans le salon, il profitait d’un moment de calme. Il remarqua le portefeuille de Mathias, oublié dans la coupelle qui servait de vide-poches. Il l’ouvrit et tira lentement sur l’angle d’une photo qui dépassait. Sur ce portrait froissé par les années, Valentine souriait les mains posées sur son ventre rond ; témoignage d’un autre temps. Antoine remit la photo en place.


*


Yvonne entra dans la douche et ouvrit le robinet. L’eau ruissela sur son corps.

Antoine avait sauvé son service, par moments elle se demandait ce qu’elle ferait s’il n’était pas là celui-là. Elle repensa à ses saumons cuits à la vapeur du lave-vaisselle et se mit à rire toute seule. Une quinte de toux calma rapidement l’ardeur de son fou

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rire. Épuisée mais de bonne humeur, elle coupa l’eau, enfila un peignoir et alla s’allonger sur son lit. La porte au fond du couloir venait de se refermer. La jeune fille à qui elle avait prêté la chambre au bout du palier devait être rentrée. Yvonne ne savait pas grand-chose d’elle, mais elle avait pour habitude de se fier à son instinct.

Cette petite avait juste besoin d’un coup de pouce pour s’en sortir. Et après tout, elle y trouvait son compte. Sa présence lui faisait du bien ; depuis que John ne tenait plus la librairie, le poids de la solitude se faisait ressentir de plus en plus souvent.


*


Enya ôta son manteau et s’allongea sur son lit. Elle prit les billets dans la poche de son jean et les compta. La journée avait été bonne, les pourboires des clients du restaurant de Westbourne Grove où elle avait fait un extra lui avaient rapporté de quoi vivre toute la semaine. Le patron était content d’elle et lui avait proposé de revenir travailler le week-end prochain.

Drôle de destin que celui d’Enya. Dix ans plus tôt, sa famille n’avait pas résisté à la famine d’un été sans récolte. Une jeune femme médecin l’avait recueillie dans un camp de fortune.

Une nuit, aidée par la doctoresse française, elle s’était cachée dans un camion qui repartait sur la piste. Avait alors commencé le long exode qui, des mois durant, l’emmènerait vers le Nord, fuyant le Sud. Ses compagnons de route n’étaient pas d’in-fortune, mais d’espoir, celui de découvrir un jour ce qu’était l’abondance.

C’était à Tanger qu’elle avait traversé la mer. Autre pays, autres vallées, les Py-rénées. Un passeur lui révéla que, jadis, on payait son grand-père pour faire la route inverse, l’histoire changeait, mais pas le sort des hommes.

Un ami lui avait dit que, de l’autre côté de la Manche, elle trouverait ce qu’elle cherchait depuis toujours : le droit d’être libre et d’être qui elle était. Sur les terres d’Albion, les hommes de toutes ethnies, de toutes religions vivaient en paix dans le respect de l’autre, elle embarqua cette fois à Calais, sous les boggies d’un train. Et quand, épuisée, elle se laissa glisser sur des traverses de rails anglais, elle sut que l’exode venait de prendre fin.

Ce soir, heureuse, elle regardait autour d’elle. Un lit étroit mais des draps frais, un petit bureau avec un joli bouquet de bleuets qui égayait la pièce, une lucarne à travers laquelle, en se penchant un peu, elle pouvait voir les toits du quartier. La chambre était plutôt mignonne, sa logeuse discrète et les temps qu’elle vivait avaient depuis quelques jours des allures de printemps.


*


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Audrey essaya de caler les bandes vidéo entre deux pulls et trois tee-shirts qu’elle avait roulés en boule. Les achats effectués ici et là au cours de ce mois londonien avaient bien du mal à trouver leur place dans sa valise.

En se redressant, elle regarda autour d’elle pour vérifier une dernière fois qu’elle n’avait rien oublié. Elle n’avait pas envie de dîner, un thé suffirait et, même si elle sentait pointer l’insomnie, il fallait essayer de dormir. Demain, quand elle arriverait gare du Nord, la journée commencerait à peine. Il faudrait aller déposer les enregistrements à la régie de la chaîne, participer à la conférence de rédaction de l’après-midi, et peut-être même, si son sujet était programmé à brève échéance, visionner aussitôt les bandes en salle de montage. En entrant dans la cuisine, elle jeta un coup d’œil à la cigarette écrasée dans le cendrier. Son regard glissa vers la table et les deux verres roses par le vin rouge séché, il y avait aussi une tasse dans l’évier. Elle la prit entre ses mains et regarda le bord, se demandant où Mathias avait posé ses lèvres.

Elle l’emporta avec elle et retourna dans la chambre pour aller l’enfouir au fond de sa valise.


*


Le salon était dans la pénombre. Mathias referma la porte de l’entrée le plus lentement possible et se dirigea à pas de loup vers l’escalier. Dès qu’il posa le pied sur la première marche, la lampe du guéridon s’alluma. Il se retourna et découvrit Antoine, assis dans le fauteuil. Il avança jusqu’à lui, prit la bouteille d’eau posée sur la table basse et la vida d’un trait.

– Si un de nous deux doit retomber amoureux en premier, ce sera moi ! dit Antoine.

– Mais tu fais comme tu veux mon vieux, répondit Mathias en reposant la bouteille.

Furieux, Antoine se leva.

– Non, je ne fais pas comme je veux, et ne commence pas à m’embrouiller. Si moi je tombais amoureux ce serait déjà une trahison, alors toi !

– Calme-toi ! Tu crois qu’après avoir fait des pieds et des mains pour abattre ce mur, alors que je partage enfin le quotidien de ma fille, que je vis le bonheur de nos deux enfants que je n’ai d’ailleurs jamais vus aussi heureux… tu crois vraiment que je prendrais le risque de tout gâcher ?

– Absolument ! répondit Antoine, convaincu.

Antoine se mit à faire les cent pas, il balaya la pièce d’un geste circulaire.

– Tu vois, tout ce qu’il y a autour de toi, c’est exactement comme tu le voulais.

Tu voulais des enfants qui rient, ils rient ; tu voulais du bruit dans ta maison, on ne s’entend plus ; même la télé en dînant tu l’as eue ; alors écoute-moi bien : pour une fois dans ta vie, pour une toute petite fois, tu vas renoncer à ton égoïsme et tu vas

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assumer tes choix. Donc si tu es en train de tomber amoureux d’une femme, tu ar-rêtes tout de suite !

– Tu trouves que je suis égoïste ? demanda Mathias d’une voix attristée.

– Tu l’es plus que moi, répondit Antoine.

Mathias le regarda longuement et, sans ajouter d’autre mot, il s’éloigna vers l’escalier.

– Attention, reprit Antoine dans son dos, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit… Je ne m’oppose pas à ce que tu la sautes !

Arrivé sur le palier de l’étage, Mathias s’arrêta net pour se retourner.

– Oui, mais moi je m’oppose à ce que tu parles d’elle comme ça.

Du bas des marches, Antoine pointa vers lui un doigt accusateur.

– Je t’ai eu ! Tu es amoureux, j’ai la preuve, alors tu la quittes !

La porte de la chambre de Mathias claqua derrière lui, celles des chambres d’Emily et de Louis se refermèrent beaucoup plus discrètement.

Le train était immobilisé en gare d’Ashford depuis trente minutes et la voix du contrôleur s’était fait un devoir de réveiller les passagers qui ne s’en seraient pas rendu compte, pour les informer que le train… était immobilisé en gare d’Ashford.

Le message était d’autant plus vital que le même chef de train ajouta qu’il était incapable de dire quand le convoi redémarrerait, il y avait un problème de circulation dans le tunnel.

– J’ai enseigné la physique pendant trente ans, et j’aimerais bien qu’on m’explique comment on peut avoir un problème de circulation sur des voies paral-lèles et à sens unique ; à moins que le chauffeur du train qui nous devance ne se soit arrêté au milieu du tunnel pour aller faire pipi…, grommela la vieille dame assise en face d’Audrey.

Audrey avait fait des études littéraires, elle fut tirée d’affaire quand son portable se mit à sonner. C’était sa meilleure amie, elle se réjouissait de son retour. Audrey lui raconta son périple londonien, et principalement, les événements qui avaient modifié le cours de sa vie, ces derniers jours… Comment Elodie avait-elle fait pour deviner ?… Oui !… elle avait rencontré un homme… très différent de tous les autres.

Pour la première fois depuis de longs mois, depuis sa séparation avec celui qui avait emporté son cœur en faisant sa valise un matin, elle retrouvait l’envie d’aimer. Les longues saisons de deuil amoureux s’étaient presque évanouies en l’espace d’un week-end. Elodie avait raison… la vie avait cette magie-là… il suffisait d’être patiente, le printemps finissait toujours par revenir. Dès qu’elles se reverraient… hélas peut-être pas ce soir, elle risquait de travailler tard, mais à déjeuner demain au plus tard… oui…

elle lui raconterait tout… Chacun des moments passés en la compagnie de… Mathias… c’était un joli prénom, n’est-ce pas ? Oui, il était bel homme… Oui, Élodie l’adorerait, cultivé, courtois… Non, il n’était pas marié… Oui, divorcé… mais de nos jours, chez les hommes célibataires, ne plus être marié était déjà un bel avantage…

Comment avait-elle deviné ?… Ouiiii, ils ne s’étaient pas quittés depuis deux jours…

elle l’avait rencontré dans la cour d’une école, non, dans une librairie, enfin dans les deux à la fois… elle lui raconterait tout, c’était promis, mais le train redémarrait et déjà elle voyait l’entrée du tunnel… Allô ?… Allô ?

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Émue, Audrey regarda son téléphone, elle le tenait au creux de la main, en caressa le cadran en souriant et le rangea dans sa poche. Le professeur de physique soupira et put enfin tourner la page de son livre. Elle venait de relire la même ligne vingt-sept fois.


*


Mathias poussa la porte du bistrot d’Yvonne et lui demanda s’il pouvait s’asseoir à la terrasse pour y prendre un café.

– Je te l’apporte tout de suite, dit Yvonne en appuyant sur le bouton du percolateur.

Les chaises étaient encore empilées les unes sur les autres, Mathias en prit une et s’installa confortablement dans l’axe du soleil. Yvonne posa la tasse sur le guéridon devant lui.

– Tu veux un croissant ?

– Deux, dit Mathias. Tu as besoin d’un coup de main pour installer ta terrasse ?

– Non, si j’installe les chaises maintenant, les clients vont faire comme toi et je ne serai pas tranquille en cuisine. Antoine n’est pas avec toi ?

Mathias but son café d’un trait.

– Tu m’en refais un autre ?

– Ça va ? demanda Yvonne.


*


Assis à son bureau, Antoine consultait son courrier électronique. Une petite enveloppe venait de s’afficher sur le bas de son écran.

Pardon de t’avoir abandonné ce week-end, déjeunons chez Yvonne à treize heures. Ton ami, Mathias.

Il répondit en tapant le texte suivant :

Pardon aussi pour hier soir, je te retrouve à treize heures chez Yvonne.

Après avoir ouvert la librairie, Mathias alluma son vieux Macintosh, lut le message d’Antoine et répondit :

D’accord pour treize heures, mais pourquoi dis-tu « aussi » ?

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Et au même moment, dans la salle informatique du Lycée français, Emily et Louis éteignaient l’ordinateur depuis lequel ils venaient d’envoyer ces messages.

Les rivages de Calais s’éloignaient, l’Eurostar filait à trois cent cinquante kilomètres à l’heure sur les rails français. Le portable d’Audrey se mit à sonner, et dès qu’elle décrocha, la vieille dame assise en face d’elle reposa son livre.

La mère d’Audrey était si heureuse du retour de sa fille… Audrey avait une voix différente… pas celle qu’elle lui connaissait d’habitude… inutile de le lui cacher, sa fille avait du rencontrer quelqu’un, la dernière lois qu’elle avait entendu ce ton-là, Audrey lui annonçait son idylle avec Romain…

– Oui, Audrey se souvenait très bien comment son histoire avec Romain s’était terminée, et aussi de toutes ces soirées passées au téléphone à pleurer dans le combiné. Oui… les hommes étaient tous les mêmes… – Qui était ce nouveau garçon ?…

Mais évidemment qu’elle savait qu’il y avait un nouveau garçon… c’était quand même elle qui l’avait faite…

– Effectivement, il y avait eu une rencontre, mais non elle ne s’emballait pas…

de toute façon cela n’avait rien à voir avec Romain et merci de remuer encore le couteau dans la plaie, au cas où elle ne serait pas encore cicatrisée… Mais si, la plaie était refermée… Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire, c’était juste au cas où… Non, elle n’avait pas reparlé à Romain depuis six mois… sauf une fois le mois dernier pour une histoire de valise oubliée à laquelle il tenait apparemment plus qu’à sa dignité…

Bon, de toute façon il ne s’agissait pas de Romain mais de Mathias… Oui, c’était un joli prénom… Libraire… Oui, c’était aussi un joli métier… Non, elle ne savait pas si un libraire gagnait bien sa vie, mais l’argent n’était pas important, elle non plus ne gagnait pas bien sa vie, et « raison de plus » n’était pas la réponse qu’elle attendait de sa mère…

Et puis, si ce n’était pas pour se réjouir ensemble, autant changer de sujet de conversation… Oui, il habitait à Londres, et oui, Audrey savait que la vie là-bas était chère, elle venait d’y passer un mois… Oui, un mois c’était suffisant, maman tu m’épuises… Mais nooon elle n’avait pas l’intention d’aller s’installer en Angleterre, elle le connaissait depuis deux jours… depuis cinq jours… Non, elle n’avait pas couché avec lui le premier soir… Oui, c’est vrai que pour Romain elle avait voulu partir vivre à Madrid avec lui au bout de quarante-huit heures, mais là ce n’était pas nécessairement l’homme de sa vie… pour l’instant juste un homme formidable… Oui, elle verrait avec le temps et non, il ne fallait pas s’inquiéter pour son travail, elle se battait depuis cinq ans pour avoir un jour sa propre émission, ce n’était pas pour tout gâcher maintenant simplement parce qu’elle avait rencontré un libraire à Londres ! Oui elle l’appellerait dès qu’elle serait à Paris, elle l’embrassait aussi.

Audrey remit le portable dans sa poche et soupira longuement. La vieille dame en face d’elle reprit son livre et le reposa aussitôt.

– Pardon de me mêler de ce qui ne me regarde peut-être pas, dit-elle en repoussant ses lunettes sur le bout de son nez, vous parliez du même homme dans les deux conversations ?

Et comme Audrey, interloquée, ne répondait pas, elle marmonna :

– Et qu’on ne vienne plus me dire que passer dans ce tunnel n’a aucun effet sur l’organisme !

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*


Depuis qu’ils s’étaient installés en terrasse, ils n’avaient pas échangé un mot.

– Tu penses à elle ? demanda Antoine.

Mathias prit un morceau de pain dans la corbeille et le trempa dans le pot de moutarde.

– Je la connais ?

Mathias croqua dans le pain et mastiqua lentement.

– Où l’as-tu rencontrée ?

Cette fois, Mathias prit son verre et le but d’un trait.

– Tu sais, tu peux m’en parler, reprit Antoine.

Mathias reposa le verre sur la table.

– Avant tu me disais tout…, ajouta Antoine.

– Avant, comme tu dis, on n’avait pas mis en place tes règles à la con.

– C’est toi qui as dit qu’on ne ramenait pas de femmes à la maison, moi j’ai juste dit pas de baby-sitter.

– C’était du second degré, Antoine ! Écoute, je rentre chez nous ce soir, si c’est ça que tu veux savoir.

– On ne va pas faire un drame parce qu’on s’est imposé quelques règles de vie quand même. Sois gentil, fais un petit effort, c’est important pour moi.

Yvonne venait de leur apporter deux salades, elle retourna dans sa cuisine en levant les yeux au ciel.

– Tu es heureux, au moins ? reprit Antoine.

– On parle d’autre chose ?

– Je veux bien, mais de quoi ?

Mathias fouilla la poche de sa veste et en sortit quatre billets d’avion.

– Tu es allé les retirer ? demanda Antoine dont le visage s’éclairait.

– Ben non, tu vois !

Dans cinq jours, après avoir récupéré les enfants à la sortie de l’école, ils fileraient vers l’aéroport et dormiraient le soir même en Ecosse.

À la fin du repas, les deux amis étaient rabibochés. Quoique… Mathias précisa à Antoine que se fixer des règles n’avait aucun intérêt, si ce n’était pour essayer de les enfreindre.

Nous étions le premier jour de la semaine, c’était donc au tour d’Antoine de ré-

cupérer Emily et Louis à l’école, Mathias ferait les courses en quittant la librairie,

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préparerait le dîner et Antoine coucherait les enfants. En dépit de quelques heurts, la vie de la maison était parfaitement organisée…


*


Le soir, Antoine reçut un appel urgent de McKenzie. Le prototype des tables qu’il avait dessiné pour le restaurant venait d’arriver au bureau. Le chef d’agence trouvait que le modèle correspondait tout à fait au style d’Yvonne, mais il préférait néanmoins une seconde opinion. Antoine promit de s’y intéresser en arrivant dès le lendemain matin, mais McKenzie insista ; le fournisseur pouvait fabriquer les quantités requises, dans les délais et les prix espérés, à la condition que la commande lui soit envoyée ce soir… L’aller-retour prendrait à Antoine tout au plus une demi-heure.

Mathias n’était pas encore rentré, il fit promettre aux enfants de se tenir à carreau pendant son absence. Il était formellement interdit d’ouvrir la porte à qui-conque, de répondre au téléphone sauf si c’était lui qui appelait – ce qui fit rigoler Emily… comme si on pouvait savoir qui appelait avant d’avoir décroché -, il était aussi interdit de s’approcher de la cuisine, de brancher ou de débrancher le moindre appareil électrique, de se pencher à la balustrade de la rampe d’escalier, de toucher à quoi que ce soit… et il fallut qu’Emily et Louis bâillent en chœur pour interrompre la litanie d’un père qui aurait pourtant juré sur l’honneur qu’il n’était pas d’un naturel inquiet.

Dès que son père fut parti, Louis fonça dans la cuisine, grimpa sur un tabouret, prit deux grands verres sur l’étagère et les passa à Emily avant de redescendre. Puis il ouvrit le réfrigérateur, choisit deux sodas, réaligna les canettes comme Antoine les ordonnait toujours (les rouges Coca à gauche, les orange Fanta au milieu et les vertes Perrier à droite). Les pailles se trouvaient dans le tiroir sous l’évier, les tartelettes aux abricots étaient rangées dans la boîte à biscuits, et le plateau pour emporter tout ça devant la télévision était disposé sur le plan de travail. Tout aurait été parfait si l’écran avait bien voulu s’allumer.

Après examen minutieux des câbles, les piles de la télécommande furent in-criminées. Emily savait où trouver les mêmes… dans le radio-réveil de son père. Elle grimpa à toute vitesse, osant à peine poser sa main sur la rampe d’escalier. En entrant dans la chambre elle fut attirée par un petit appareil photo numérique posé sur la table de nuit. Certainement un achat pour les vacances en Ecosse. Curieuse, elle le prit et appuya sur tous les boutons. Sur l’écran situé au dos du boitier, défilèrent les premières photos que son papa avait dû prendre pour tester l’appareil. Sur la première pose on ne voyait que deux jambes et un bout de trottoir, sur la deuxième le coin d’un étal du marché de Portobello, sur la troisième il fallait incliner l’image pour que le réverbère soit droit… Ce qui défilait sur l’écran n’avait finalement pas grand intérêt, tout du moins jusqu’à la trente-deuxième pose, la seule, d’ailleurs, normale-ment cadrée… On y voyait un couple assis à la terrasse d’un restaurant qui s’embrassait devant l’objectif…


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*


Après le dîner – Emily n’avait pas prononcé un mot à table – Louis monta dans la chambre de sa meilleure amie et écrivit dans son journal intime que la découverte de l’appareil photo avait été un sacré choc pour elle, c’était quand même la première fois que son père lui mentait. Juste avant de s’endormir, Emily ajouta dans la marge que c’était la deuxième… après le coup du père Noël.

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XII

Yvonne referma la porte de son studio et regarda sa montre. En avançant dans le couloir, elle entendit les pas d’Enya qui sortait de sa chambre.

– Tu es bien jolie ce matin, dit-elle en se retournant.

Enya l’embrassa sur la joue.

– J’ai une bonne nouvelle.

– Tu m’en dis un peu plus ?

– J’ai été convoquée hier à l’immigration.

– Ah ? Et c’est une bonne nouvelle ? demanda Yvonne inquiète.

Yvonne regarda le permis de travail qu’Enya lui montrait fièrement. Elle prit la jeune femme dans ses bras et la serra contre elle.

– Et si on fêtait ça devant une tasse de café, dit Yvonne.

Elles empruntèrent l’escalier en colimaçon qui descendait vers la salle. Arrivée au bas des marches, Yvonne la regarda attentivement.

– Où as-tu acheté ce pardessus ? demanda t-elle, perplexe.

– Pourquoi ? demanda Enya.

– Parce que j’ai un ami qui possédait le même. C’était son manteau préféré.

Quand il m’a dit qu’il l’avait perdu, j’ai voulu lui racheter, mais le modèle ne se fait plus depuis des années.

Enya sourit, elle ôta le pardessus et le tendit à Yvonne. Sa logeuse lui demanda combien elle en voulait, Enya répondit que c’était un cadeau qu’elle lui offrait avec grand plaisir. Elle l’avait trouvé sur un portemanteau, un jour où la chance lui avait souri.

Yvonne entra dans sa cuisine et ouvrit la porte du placard qui servait de vestiaire.

– Il va être tellement heureux, dit Yvonne, joyeuse, en accrochant le vêtement à un cintre, il ne le quittait jamais.

Elle prit deux grands bols sur l’étagère au dessus de l’évier, versa deux doses de café dans la partie haute de la cafetière italienne et craqua une allumette. Le brûleur de la gazinière bleuit aussitôt.

– Tu sens cette merveilleuse odeur ? dit Yvonne en humant l’arôme qui enva-hissait la pièce.


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*


Après le coup de l’appareil photo, Emily avait suggéré une idée. Chaque mercredi, Louis et elle déjeuneraient en tête à tête avec leurs pères respectifs. Comme Louis adorait les nems, les garçons iraient dans le restaurant thaïlandais situé côté pair au début de Bute Street ; elle et son père iraient chez Yvonne côté impair, puisqu’elle raffolait de sa crème caramel.

Derrière son comptoir, Yvonne essuyait des verres, surveillant Mathias du coin de l’œil. Emily se pencha au-dessus de son assiette pour attirer l’attention de son papa.

– En Ecosse ce serait mieux de dormir sous des tentes, on pourrait s’installer dans les ruines et on serait sûrs de voir des fantômes.

– Très bien, murmura Mathias en tapant un message sur les touches de son portable.

– La nuit on allumera des feux de camp et tu monteras la garde.

– Oui, oui, dit Mathias, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone.

– Là-bas les moustiques pèsent deux kilos, reprit Emily en tapotant la table, en plus comme toi ils t’adorent, deux piqûres et t’es vide !

Yvonne arriva à leur table pour les servir.

– Comme tu veux ma chérie, répondit Mathias.

Et pendant que la patronne repartait en cuisine sans dire un mot, Emily reprit sa conversation avec le plus grand sérieux.

– Et puis je ferai mon premier saut à l’élastique en sautant du haut d’une tour.

– Deux secondes mon cœur, je réponds à ce texto et je suis à toi.

Les doigts de Mathias virevoltaient sur les touches du clavier.

– C’est chouette, ils nous jettent et après ils coupent la corde, reprit Emily.

– C’est quoi le plat du jour ? demanda Mathias, absorbé par la lecture du message qui venait de s’afficher sur son mobile.

– Une salade de vers de terre.

Mathias posa enfin son téléphone sur la table.

– Excuse-moi une seconde, je vais me laver les mains, dit-il en se levant.

Mathias embrassa sa fille sur le front et se dirigea vers le fond de la salle. Depuis son comptoir, Yvonne n’avait rien perdu de la scène. Elle s’approcha d’Emily et avisa d’un œil réprobateur la purée de pommes de terre maison que Mathias n’avait pas encore touchée. Elle jeta un coup d’œil au-dehors par-delà la vitrine et lui fit un sourire. Emily comprit ce qu’elle lui suggérait et sourit à son tour. La petite fille se leva, prit son assiette et, sous la vigilance d’Yvonne, traversa la rue.

Mathias se regardait dans le miroir accroché au-dessus du lavabo. Ce n’était pas qu’Audrey ait mis un terme à leurs échanges de messages qui le préoccupait, elle était en salle de montage et il comprenait très bien qu’elle ait du travail… Moi aussi je

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suis occupe, je déjeune avec ma fille, on est tous très occupés… de toute façon, si elle travaille sur les images de Londres, elle pense forcément à moi…, c’est son technicien qui a dû lui remonter les bretelles, je vois bien le genre de type, renfrogné et jaloux…

J’ai une sale mine aujourd’hui… C’est bien qu’elle ait écrit qu’elle avait envie de me voir… ce n’est pas son genre de dire des choses qu’elle ne pense pas… Je devrais peut-

être aller me faire couper les cheveux, moi…

Assis dans un box, Antoine et Louis attaquaient un deuxième plat de nems. La porte du restaurant s’ouvrit, Emily entra et vint s’asseoir à côté d’eux. Louis ne fit aucun commentaire et se contenta de goûter la purée de sa meilleure amie.

– Il est encore au téléphone ? questionna Antoine.

Et, comme à son habitude, Emily répondit oui de la tête.

– Tu sais, moi aussi je le trouve contrarié en ce moment, ne t’inquiète pas.

C’est quelque chose qui arrive aux grands, ça passe toujours, dit Antoine d’une voix apaisante.

– Parce que tu crois que nous on n’est jamais préoccupés ? reprit Emily en chi-pant un nem dans le plat.


*


Mathias ressortit des toilettes en sifflotant. Emily n’était plus à sa place. Devant lui, sur la table, son téléphone portable était planté au beau milieu de l’assiette de purée. Ébahi, il se retourna et croisa le regard accusateur d’Yvonne qui lui dési-gnait la devanture du restaurant thaïlandais.


*


En chemin vers le conservatoire de musique, Emily marchait à grands pas, n’adressant pas un mot à son père, qui pourtant faisait du mieux qu’il le pouvait pour s’excuser. Il reconnaissait qu’il n’avait pas été très présent pendant leur déjeuner et promettait que cela ne se reproduirait plus. Et puis, il lui arrivait aussi de parler à sa fille et qu’elle ne l’écoute pas, par exemple quand elle dessinait. La terre entière pouvait s’écrouler, elle ne relevait pas la tête de sa feuille. Face au regard incendiaire qu’Emily lui lança, Mathias admit que sa comparaison n’était pas géniale. Pour se faire pardonner, ce soir il resterait dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle s’endorme. À

l’entrée du cours de guitare, Emily se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser son père. Elle lui demanda si sa maman reviendrait bientôt la voir et referma la porte.

De retour à la librairie, après s’être occupé de deux clientes Mathias s’installa derrière son ordinateur et se connecta sur le site Internet d’Eurostar.

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*


Le lendemain, quand Antoine arriva au bureau, McKenzie lui remit le dossier de rénovation du restaurant, sur lequel il avait travaillé toute la nuit. Antoine déplia les jeux de plans et les étala devant lui. Il examina les dessins du projet, agréablement surpris par le travail de son collaborateur. Sans perdre de son identité, le bistrot mo-dernisé serait très élégant. C’est en consultant le cahier des charges techniques et le devis, caché au fond de la pochette, qu’Antoine faillit s’étrangler. Il convoqua aussitôt son chef d’agence. McKenzie, tout penaud, reconnut qu’il avait peut-être eu la main un peu lourde.

– Vous pensez vraiment que si nous transformons son restaurant en palace, Yvonne va croire que nous avons utilisé des matériaux de récupération ? hurla Antoine.

Selon McKenzie, rien n’était trop beau pour Yvonne.

– Et vous vous souvenez que votre chef-d’œuvre doit être réalisé en deux jours ?

– J’ai tout prévu, répondit McKenzie enthousiaste.

Les éléments seraient fabriqués en atelier et une équipe de douze poseurs, peintres et électriciens seraient à pied d’œuvre le samedi pour que tout soit achevé le dimanche.

– Et l’agence aussi sera achevée le dimanche, conclut Antoine, abattu.

Le coût d’une telle entreprise était faramineux. Les deux hommes ne s’adressèrent pas la parole du reste de la journée. Antoine avait punaisé les plans du restaurant aux murs de son bureau. Crayon en main, il faisait les cent pas, allant de la fenêtre à ses croquis, et des croquis à son ordinateur. Quand il ne dessinait pas, il calculait les économies réalisées sur le budget des travaux. McKenzie, quant à lui, était assis à son poste de travail, lançant au travers de la cloison vitrée des regards à Antoine, aussi courroucés que si ce dernier avait insulté la reine d’Angleterre.

En fin d’après-midi, Antoine appela Mathias à la rescousse. Il rentrerait très tard, Mathias devrait aller chercher les enfants à l’école et s’occuper d’eux le soir.

– Tu auras dîné, ou tu veux que je te prépare quelque chose pour ton retour ?

– La même assiette froide que la dernière fois, ce serait formidable.

– Tu vois que ça a parfois du bon la vie à deux, conclut Mathias en raccro-chant.

Au milieu de la nuit, Antoine achevait les dessins d’un projet devenu réaliste. Il ne lui restait plus qu’à convaincre le gérant de la menuiserie avec laquelle il travaillait de bien vouloir accepter toutes les modifications et espérer qu’il veuille bien l’épauler dans cette aventure. Le chantier devait commencer dans deux semaines, trois tout au plus ; ce samedi, il prendrait sa voiture à la première heure et irait lui rendre visite avec les plans d’exécution. L’atelier se trouvait à trois heures de Londres, il serait de

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retour avant la nuit. Mathias garderait Louis et Emily. Heureux d’avoir trouvé une solution, Antoine quitta ses bureaux et rentra chez lui.

Trop fatigué pour avaler quoi que ce soit, il entra dans sa chambre et s’écroula sur son lit. Le sommeil l’emporta alors qu’il était encore habillé.


*


Le matin était glacial, et les arbres pliaient sous les assauts du vent. On avait ressorti les manteaux délaissés aux prémices du printemps et Mathias, tout en calcu-lant les recettes de la semaine, pensait à la température qu’il ferait en Ecosse. Le départ en vacances approchait et l’impatience des enfants était chaque jour plus perceptible. Une cliente entra, compulsa trois ouvrages pris dans les rayonnages et ressortit en les abandonnant sur une table. « Pourquoi ai-je quitté Paris pour venir m’installer dans ce quartier français ? » râla Mathias en remettant les livres à leur place.


*


Antoine avait besoin d’un bon café, de quelque chose qui lui permettrait de garder les yeux ouverts. La nuit avait été très courte et le travail qui l’ai tendait à l’agence ne lui laissait guère le temps de se reposer.

En remontant Bute Street à pied, il entra rapidement dans la librairie de Mathias et l’informa qu’il devrait partir samedi en province et qu’il faudrait qu’il s’occupe de Louis. « Impossible ! » avait invoqué Mathias, il ne pouvait pas fermer son magasin.

– Chacun son tour, les enfants n’ont pas de jour de fermeture, répondit Antoine, épuisé, en s’en allant.

Il retrouva Sophie dans le Coffee Shop.

– Comment ça va la vie entre vous deux ? questionna Sophie.

– Des hauts et des bas, comme dans tous les couples.

– Je te rappelle que vous n’êtes pas un couple…

– On vit sous le même toit, chacun finit par trouver sa place.

– Je crois que c’est à cause de phrases comme celle-là que je préfère être célibataire, répliqua Sophie.

– Oui, mais tu ne l’es pas…

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– Tu as une sale mine, Antoine.

– J’ai travaillé toute la nuit sur le projet d’Yvonne.

– Et ça avance ?

– Je commencerai les travaux le week-end suivant notre retour d’Ecosse.

– Les enfants ne me parlent que de vos vacances. Ça va être bien vide ici quand vous serez partis.

– Tu as l’homme aux lettres, le temps passera plus vite.

Sophie esquissa un sourire.

– On dirait vraiment que ça t’embête que je parte ? demanda-t-elle en souf-flant sur son thé brûlant.

– Mais non, pourquoi penses-tu une chose pareille ? Si tu es heureuse, je suis heureux.

Le portable de Sophie vibrait sur la table, elle prit l’appareil et reconnut le nu-méro de la librairie qui s’affichait sur l’écran.

– Je te dérange ? demanda la voix de Mathias.

– Jamais…

– J’ai un immense service à te demander, mais tu dois me promettre de ne rien dire à Antoine.

– Certainement !

– Tu parles bizarrement.

– Bien sûr, je suis ravie.

– Tu es ravie de quoi ? ? ?

– Je prendrai le train de neuf heures, et j’arriverai pour le déjeuner.

– Il est en face de toi ? demanda Mathias.

– Exactement !

– Ah merde…

– Je ne te le fais pas dire, moi aussi.

Intrigué, Antoine regardait Sophie.

– Tu peux me garder les enfants samedi ? poursuivit Mathias. Antoine doit partir en province et j’ai quelque chose de vital à faire.

– Hélas, là ça sera impossible, mais un autre jour avec plaisir.

– C’est ce week-end que tu pars ?

– Voilà.

– Bon, je vois que je te gêne, je vais te laisser, chuchota Antoine en se levant.

Sophie le rattrapa par le poignet et le fit se rasseoir. Elle recouvrit le micro avec sa main et promit qu’elle raccrochait dans une minute.

– Je vois que je te dérange, grommela Mathias, je vais me débrouiller tout seul pour trouver une solution ; tu ne lui dis rien, promis ?

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– Juré ! Regarde chez ta voisine, on ne sait jamais.

Mathias raccrocha, et Sophie garda encore quelques secondes l’appareil à son oreille.

– Moi aussi je t’embrasse fort, à très vite.

– C’était l’homme aux lettres ? demanda Antoine.

– Tu veux un autre café ?

– Je ne vois pas pourquoi tu ne me le dis pas, j’ai bien compris que c’était lui.

– Mais qu’est-ce que ça peut bien faire ?

Antoine prit ses grands airs.

– Rien, mais avant on se disait tout…

– Tu es conscient que tu as fait la même remarque à ton colocataire ?

– Quelle remarque ?

– « Avant on se disait tout »… et c’est ridicule.

– Parce qu’il te parle de nous ? Alors là, il est gonflé.

– Je croyais que tu voulais qu’on se dise tout ? ! Sophie l’embrassa sur la joue et retourna travailler. Au moment de franchir la porte de son agence, Antoine vit Mathias se précipiter chez Yvonne.

– J’ai besoin de toi !

– Si tu as faim c’est un peu tôt, répondit la patronne en sortant de sa cuisine.

– C’est sérieux.

– Je t’écoute, dit-elle en ôtant son tablier.

– Est-ce que tu peux garder les enfants samedi ? Dis-moi oui, je t’en supplie !

– Désolée, je prends mon samedi.

– Tu fermes le restaurant ?

– Non, j’ai des choses à faire et je vais demander à la petite que je loge de s’en occuper ; tu ne dis rien, c’est une surprise. Mais d’abord, je veux la mettre à l’essai ce soir et demain.

– Ça doit être drôlement important pour que tu abandonnes tes fourneaux, où vas-tu ?

– Est-ce que je te demande, moi, pourquoi tu veux que je garde les enfants ?

– C’est bien ma chance, Sophie s’en va, Antoine part en province, toi je ne sais où et moi tout le monde s’en fiche.

– Je suis heureuse de voir que tu apprécies désormais ta vie londonienne.

– Je ne vois vraiment pas le rapport, râla Mathias.

– Eh bien, avant, tu passais tes week-ends tout seul et tu ne t’en plaignais pas plus que ça, je constate avec plaisir que si l’on s’absente, on te manque… Je vois que tu changes…

– Yvonne, il faut que tu m’aides, c’est une question de vie ou de mort.

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– Dénicher un jeudi une baby-sitter qui soit libre le samedi, tu es optimiste…

Bon, fiche-moi le camp d’ici, j’ai du travail, je vais voir si je peux te trouver une solution.

Mathias embrassa Yvonne.

– Tu ne dis rien à Antoine… Je compte sur toi !

– Tu as besoin de faire garder les petits pour retourner à une vente aux en-chères de livres anciens ?

– Quelque chose comme ça, oui…

– Alors je me suis peut-être trompée, tu ne changes pas tant que ça.


En fin d’après-midi, Mathias reçut un appel d’Yvonne ; elle avait peut-être dé-

niché la perle rare. Ancienne directrice d’école, Danièle avait ses têtes, mais elle était de toute confiance. D’ailleurs, elle souhaitait impérativement rencontrer le père avant d’accepter de garder ses enfants. Demain, elle viendrait lui rendre une visite à la librairie, et s’ils s’entendaient, elle assurerait la garde du week-end. Mathias demanda si Danièle était discrète. Yvonne ne daigna même pas répondre. Danièle était une de ses trois meilleures amies, pas le genre à balancer…

– Tu crois qu’elle s’y connaît en fantômes ? demanda Mathias.

– Pardon ?

– Non… rien, une idée comme ça.

Devant les grilles de l’école, Mathias était si joyeux qu’il dut se forcer à prendre son air le plus sérieux quand la cloche sonna.

De retour à la librairie, Emily remarqua la première que quelque chose n’allait pas. D’abord son père n’avait pas décroché un mot depuis qu’ils étaient revenus, ensuite, il avait beau avoir l’air plongé dans sa lecture, elle savait bien qu’il faisait semblant ; la preuve, il lisait la même page depuis dix minutes. Pendant que Louis feuilletait une bande dessinée, assis sur un tabouret, elle contourna la caisse et s’assit sur ses genoux.

– Tu es préoccupé ?

Mathias reposa son livre et regarda sa fille, l’air désemparé.

– Je ne sais pas très bien comment vous annoncer ça.

Louis abandonna sa lecture pour prêter une oreille attentive.

– Je crois que nous allons devoir renoncer à l’Ecosse, annonça gravement Mathias.

– Mais pourquoi ? demandèrent en chœur les enfants effondrés.

– C’est un peu de ma faute, je n’avais pas précisé quand j’ai réservé les excur-sions que nous emmenions des enfants.

– Et alors, c’est pas un crime quand même ? répliqua Emily déjà scandalisée.

Pourquoi ils ne voudraient pas de nous ?

– Il y avait certaines règles auxquelles je n’avais pas prêté attention, gémit Mathias.

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– Lesquelles ? demanda cette fois Louis.

– Ils acceptent les enfants, mais sous réserve qu’ils aient quelques connaissances en fantomologie, faute de quoi, les conditions de sécurité ne sont pas réunies.

Les organisateurs ne veulent pas prendre de risques.

– Ben on n’a qu’à lire des livres…, répondit Emily, tu dois en avoir ici, non ?

– Nous partons dans trois jours, j’ai peur que vous n’ayez pas le temps de vous mettre à niveau.

– Papa tu dois trouver une solution ! tempêta la petite fille.

Tu es marrante toi, je ne pense qu’à ça depuis ce matin ! Tu crois que je n’ai rien fait ? J’ai passé la matinée entière à essayer de la trouver ta solution.

– Bon, ben tu l’as trouvée ou pas ? questionna Louis qui ne tenait plus en place.

– J’en ai peut-être une, mais je ne sais pas…

– Dis toujours !

– Si je réussissais à dénicher un professeur de fantômes, vous accepteriez de suivre un programme intensif toute la journée de samedi ?

La réponse fut oui à l’unanimité, Louis et Emily coururent chercher deux cahiers à spirale – modèle petits carreaux -, des feutres et des crayons de couleur au cas où il y aurait des travaux pratiques.

– Ah, une dernière chose, dit Mathias sur un ton très solennel. Antoine vous aime tellement qu’un rien l’inquiète ; alors pas un mot de tout ça ne doit parvenir à ses oreilles. Opération « Botus et Mouche cousue », s’il apprend que les organisateurs ont des réserves au sujet de la sécurité, il va tout annuler. Cela doit rester strictement entre nous.

– Mais tu es sûr qu’après les cours de fantômes ils nous laisseront venir ?

s’inquiéta Louis.

– Demande à ma fille l’efficacité dont j’ai fait preuve quand nous sommes allés voir les dinosaures.

– On est dans de bonnes mains, je te jure, dit Emily d’un ton très affirmatif, depuis le coup du planétarium, tout le monde veut que je sois chef de classe.

Ce soir-là, Antoine ne vit rien des clins d’œil complices qu’échangeaient Mathias et les enfants. Ils s’étaient occupés de tout dans la maison. Antoine trouvait que la vie de famille était de plus en plus agréable.

Mathias, lui, n’écoutait pas un mot des compliments que lui faisait Antoine.

Ses pensées étaient ailleurs. Il lui restait encore un dernier détail important à régler avec l’amie d’Yvonne. Alors il pourrait lui aussi organiser sa journée de samedi.


*


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Assise au comptoir, Enya parcourait, stylo en main, les pages des offres d’emploi. Yvonne lui servit un café et lui demanda quelques instants d’attention. La jeune femme referma son journal. Yvonne avait besoin qu’Enya lui rende un service.

– Tu me donnerais un coup de main au restaurant aujourd’hui ? Je te paierai, bien sûr.

Enya se dirigea vers le vestiaire.

– C’est vous qui me rendez un service, dit-elle.

Enya, qui savait où se trouvait le vestiaire, alla tout de suite enfiler un tablier et s’attela à mettre le couvert dans la salle. Pour la première fois depuis de nombreuses années, Yvonne put enfin passer toute la matinée dans sa cuisine. Dès que la porte de l’établissement s’ouvrait, elle abandonnait ses fourneaux, pour découvrir qu’Enya avait pris, sinon déjà servi, les commandes. La jeune femme maniait le percolateur avec dextérité, ouvrait et refermait aussitôt les frigos du bar en vraie professionnelle.

À la fin du service, Yvonne avait pris sa décision. Enya avait toutes les aptitudes requises pour la remplacer samedi. Elle était aimable avec les clients, savait remettre à leur place, sans esclandre, ceux qui manquaient de courtoisie et, comble du soulagement, elle avait même réussi à détourner l’attention de McKenzie, qui d’ailleurs ne semblait pas être au mieux de sa forme. Mathias, venu prendre un café, s’était entre-tenu avec la nouvelle serveuse. Il était certain de l’avoir déjà rencontrée quelque part ; si c’était pour la draguer, lui dit Yvonne en aparté, ses avances dataient un peu ; de son temps déjà, les hommes abusaient de prétextes aussi stupides pour engager la conversation. Mathias jura sur l’honneur que ce n’était pas le cas, il était certain d’avoir déjà rencontré Enya…

Elle l’interrompit pour lui montrer l’heure qui s’affichait à la pendule, il avait bientôt rendez-vous avec Danièle. Mathias regagna la librairie.


De son passé de directrice d’école, Danièle avait conservé une allure autoritaire et une distinction incontestable. Elle entra dans la librairie, secoua son parapluie sur le paillasson, prit un magazine dans le portant à journaux et décida d’observer Mathias avant de se présenter à lui. Elle avait appliqué cette méthode tout au long de sa carrière. À la rentrée des classes, elle étudiait les attitudes des parents dans la cour de son école et en apprenait souvent bien plus sur eux qu’en les écoutant aux réunions de parents d’élèves. Elle disait toujours : « La vie n’offre jamais une seconde chance de faire une première impression. » Dès qu’elle estima qu’elle en savait assez, elle se présenta à Mathias et annonça qu’elle était envoyée par Yvonne. Il entraîna Danièle dans l’arrière-boutique, pour répondre à toutes les questions qu’elle voulait lui poser.

Oui, Emily et Louis étaient tous les deux adorables et très bien élevés… Non, aucun n’avait de problème avec l’autorité parentale. Oui, c’était la première fois qu’il faisait appel à une baby-sitter… Antoine était contre… Qui était Antoine ? Son meilleur ami !… et le parrain d’Emily ! Oui… la maman travaillait à Paris… Et oui, il était regrettable qu’ils soient séparés… pour les enfants bien sûr… mais l’important était qu’ils ne manquaient pas d’amour… Non, ils n’étaient pas trop gâtés… Oui, ils étaient bons élèves, très studieux. La maîtresse d’Emily la trouvait plutôt matheuse… Celle de Louis ? Il avait malheureusement raté la dernière réunion à l’école… Non, il n’était pas arrivé en retard, un enfant était monté dans un arbre et il avait dû le secourir…

Oui, étrange histoire, mais personne ne s’était blessé et c’était l’essentiel… Non, les

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enfants n’avaient pas de régimes particuliers, oui ils mangeaient des sucreries… mais en quantité tout à fait raisonnable ! Emily suivait des cours de guitare… aucune inquiétude, elle ne répétait jamais le samedi…

En voyant Mathias se ronger les ongles, Danièle eut du mal à garder plus longtemps son sérieux. Elle l’avait suffisamment torturé comme ça, elle avait largement de quoi rigoler avec Yvonne quand elle lui raconterait cet entretien, comme elles se l’étaient toutes les deux promis.

– Pourquoi riez-vous ? demanda Mathias.

– Je ne sais pas si ça a commencé quand vous avez essayé de vous justifier sur les sucreries ou si c’est votre histoire dans l’arbre. Bon, assez de bobards, Louis étant le petit d’Antoine, j’imagine qu’Emily est votre fille, je ne me trompe pas ?

– Vous connaissez Antoine ? demanda Mathias terrifié.

– Je suis une des trois meilleures amies d’Yvonne, il nous arrive de temps à autre de parler de vous ; alors oui, je connais Antoine. Rassurez-vous, je suis une tombe !

Mathias aborda la question des honoraires, mais le plaisir de passer sa journée avec Emily et Louis suffisait amplement à Danièle. Pour l’ancienne directrice d’école, ne pas avoir de petits-enfants était une vacherie qu’elle n’était pas près de pardonner à son fils.

Mathias pourrait profiter de son samedi l’esprit tranquille. Danièle trouverait de quoi leur faire passer une journée palpitante. Palpitante ?… Mathias avait peut-

être un moyen de la rendre inoubliable !


*


L’ancienne directrice d’école jugeait l’idée épatante ! Inculquer aux enfants quelques notions d’histoire sur les lieux qu’ils visiteraient pendant leurs vacances lui paraissait judicieux. Elle connaissait bien la Grande-Bretagne et avait visité plusieurs fois les Highlands, mais qu’entendait exactement Mathias par des cours de fantômes ? Mathias se dirigea vers une étagère pour en retirer plusieurs livres aux re-liures épaisses : Légendes des Tartans, Les Lochs hantés, Tiny MacTimid, Les petits fantômes voyagent en Écosse.

Avec tout ça, vous serez incollable ! dit-il en déposant la pile devant elle.

Il la raccompagna jusqu’à la porte de la librairie.

– Cadeau de la maison ! Et surtout, vous n’oubliez pas la petite interrogation écrite à la fin de la journée…

Danièle sortit dans la rue, les bras encombrés de paquets ; elle croisa Antoine.

– Belle vente ! siffla Antoine en entrant dans la librairie.

– Que puis-je l’aire pour loi ? demanda Mathias d’un air innocent.

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– Je pars à l’aube demain, tu as un programme pour les enfants ?

– Tout est en ordre, répondit Mathias.


*


Le soir, Mathias eut un mal fou à rester en place à la table du dîner. Sous pré-

texte de chercher un pull-over – il faisait froid dans la maison, n’est-ce pas ? -, il alla lire un texto d’Audrey : Je travaille tout le week-end en salle de montage. Plus tard, en retournant dans sa chambre – ce n’était pas son radio-réveil qu’on entendait là-

haut ? – il apprit qu’elle devait remonter toutes les séquences de leur escapade londonienne : Mon technicien s’arrache les cheveux, toutes les prises sont décadrées. Et dix minutes après, enfermé dans la salle de bains, il fit part à Audrey de son étonne-ment : Je te jure que dans le viseur de la caméra, tout était parfait ! ! !


*


Le service du soir s’achevait. Yvonne poussa un grand soupir en refermant la porte sur les derniers clients. Derrière le comptoir, Enya lavait des verres.

– Nous avons fait une bonne soirée, non ? demanda la jeune serveuse.

– Trente couverts, pas mal pour un vendredi soir, il reste des plats du jour ?

– Tout est vendu.

– Alors c’est une bonne soirée. Tu t’en tireras très bien demain, dit Yvonne en débarrassant les couverts dans la salle.

– Demain ?

– Je prends ma journée, je te confie le restaurant.

– C’est vrai ? !

– Ne mets pas les verres à pied sur cette étagère, ils vibrent quand le percolateur est en marche… Tu trouveras de quoi rendre la monnaie dans le tiroir de la caisse. Demain soir, pense à monter la recette dans ta chambre, je n’aime pas la laisser ici, on ne sait jamais.

– Pourquoi me faites-vous confiance comme ça ?

– Pourquoi ne le ferais-je pas ? dit Yvonne en balayant le plancher.

La jeune serveuse s’approcha d’elle pour lui ôter le balai des mains.

– Les interrupteurs sont dans le placard derrière toi, je vais me coucher.

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Yvonne monta l’escalier et entra dans sa chambre. Elle fit une toilette rapide et s’allongea sur le lit. Sous ses draps, elle écoutait les bruits de la salle. Enya venait de casser un verre. Yvonne sourit et éteignit la lumière.


*


Antoine se mit au lit en même temps que les enfants, la nuit serait courte. Mathias, lui, s’enferma dans sa chambre et continua d’échanger des messages avec Audrey. Vers onze heures, elle le prévint qu’elle descendait à la cafétéria. Le réfectoire était au sous-sol et il ne pourrait plus la joindre. Elle lui dit aussi qu’elle avait une envie folle d’être dans ses bras. Mathias ouvrit la penderie et étala toutes ses chemises sur son lit. Après plusieurs essais, il en choisit une blanche avec un col italien, c’était celle qui lui allait le mieux.


*


Sophie referma la petite valise posée sur la chaise. Elle prit son billet de train, vérifia l’heure du départ et entra dans la salle de bains. Elle s’approcha du miroir pour étudier la peau de son visage, tira la langue et fit une grimace. Elle enfila un tee-shirt accroché à la patère derrière la porte et retourna dans sa chambre. Après avoir réglé son réveil, elle s’allongea sur le lit, éteignit la lumière et pria pour que le sommeil ne tarde pas à venir. Demain, elle voulait avoir bonne mine, et surtout, pas de cernes autour des yeux.


*


Lunettes au bout du nez, Danièle était penchée sur son grand cahier à spirale.

Elle prit la règle, et surligna au marqueur jaune le titre du chapitre qu’elle venait de recopier. Le tome 2 des Légendes d’Ecosse était en évidence sur son bureau, elle réci-ta à voix haute le troisième paragraphe de la page ouverte devant elle.


*


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Emily ouvrit tout doucement la porte. Elle traversa le palier sur la pointe des pieds et gratta à la chambre de Louis. Le petit garçon apparut en pyjama. À pas de loup, elle l’entraîna dans l’escalier. Une fois dans la cuisine, Louis entrebâilla la porte du réfrigérateur pour qu’ils aient un peu de lumière. Prenant d’extrêmes précautions, les enfants préparèrent la table du petit déjeuner. Pendant qu’Emily remplissait un verre de jus d’orange et alignait les boîtes de céréales devant le couvert, Louis s’installa au bureau de son père et posa ses doigts sur le clavier. Le moment le plus périlleux de la mission s’annonçait, et il ferma les yeux en appuyant sur la touche

« impression », priant de toutes ses forces pour que l’imprimante ne réveille pas leurs deux pères. Il attendit quelques instants, et attrapa la feuille dans le bac de réception.

Le texte lui semblait parfait. Il plia le papier en deux pour qu’il tienne bien droit sur la table et le tendit à Emily. Un dernier regard, pour vérifier que tout était en place, et les deux enfants remontèrent aussitôt se coucher.

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XIII

Cinq heures trente. Le ciel de South Kensington était rose pâle, l’aube se levait.

Enya referma la fenêtre et retourna se coucher.


*


Le réveil affichait cinq heures quarante-cinq, Antoine prit un gros pull dans son armoire et le passa sur ses épaules. Il récupéra sa sacoche au pied du secrétaire, l’ouvrit pour vérifier que son dossier était complet. Les plans d’exécution étaient à leur place, le jeu de dessins aussi, il referma le rabat et descendit l’escalier. En arrivant dans la cuisine, il découvrit le petit déjeuner qui l’attendait. Il déplia la feuille posée devant l’assiette si gentiment préparée à son intention et lut le petit mot. Sois très prudent et ne dépasse pas la limite de vitesse, met bien ta ceinture (même si tu t’assieds à l’arrière). Je t’ai préparé un termos pour la route. On t’attendra pour le dîner et pense bien a ramené un petit cadeau aux enfants, sa leur fait toujours plaisir quand tu pars en voyage. Je t’embrasse. Mathias. Très ému, Antoine emporta le thermos, récupéra ses clés dans la coupelle à l’entrée et sortit de la maison. L’Austin Healey était garée au bout de la rue. L’air sentait bon le printemps, le ciel était déga-gé, la route serait agréable.


*


Sophie s’étira en entrant dans la cuisine de son petit appartement. Elle se pré-

para une tasse de café et regarda l’heure à la montre du four à micro-ondes. Il était six heures, il fallait se dépêcher un peu si elle ne voulait pas rater son train. Elle hésita sur sa tenue en regardant les robes suspendues dans la penderie et décida qu’un jean et une chemise feraient l’affaire.

Six heures trente. Yvonne referma la porte qui donnait sur l’arrière-cour. Une petite valise à la main, elle mit ses lunettes de soleil et remonta Bute Street en direction de la station de métro de South Kensington. Il y avait de la lumière à la fenêtre de la chambre d’Enya. La jeune fille était réveillée, elle pouvait partir l’esprit tranquille,

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cette petite avait du métier, et puis, de toute façon, c’était bien mieux ainsi que de fermer pour la journée.


*


Danièle regarda sa montre, il était sept heures pile, elle aimait la précision, elle appuya sur le bouton de la sonnette. Mathias la fit entrer et lui proposa une tasse de café. La cafetière était sur le plan de travail, les tasses dans l’égouttoir et le sucre dans le placard au-dessus de l’évier. Les enfants dormaient. Le samedi, ils se réveillaient en général vers neuf heures, elle avait deux heures devant elle. Il enfila un trench-coat, ajusta le col de sa chemise devant le miroir de l’entrée, mit un peu d’ordre dans sa chevelure, et la remercia encore mille fois. Il serait de retour au plus tard vers dix-neuf heures. Le répondeur était branché, ne surtout pas répondre au cas où Antoine appelle ; s’il avait besoin de la joindre il laisserait sonner deux fois et raccrocherait avant de rappeler. Mathias quitta la maison, remonta la rue en courant et héla un taxi sur Old Brompton.

Seule dans le grand salon, Danièle ouvrit son cartable et en sortit deux cahiers Clairefontaine, un petit fantôme était dessiné au crayon bleu sur la couverture de l’un, et au crayon rouge sur la couverture de l’autre.


*


Traversant Sloane Square, encore désert à cette heure matinale, Mathias regarda sa montre ; il arriverait à l’heure à Waterloo.


*


La sortie de métro débouchait devant l’entrée du pont de Waterloo. Yvonne emprunta les escaliers mécaniques. Elle traversa la rue et regarda les grandes fe-nêtres du St Vincent Hospital. Il était sept heures trente, elle avait encore un peu de temps devant elle. Sur la chaussée, un taxi noir filait à vive allure vers la gare.


*

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Huit heures. Sa petite valise à la main, Sophie héla le taxi qui passait à sa hauteur. « Waterloo International », dit-elle en refermant la portière. Le black cab remonta Sloane Avenue. La ville était resplendissante ; tout autour d’Eaton Square, magnolias, amandiers et cerisiers étaient en fleurs. La grande esplanade du palais de la reine se peuplait des touristes qui guettaient la relève de la garde. La plus jolie partie du trajet commençait au moment où la voiture s’engageait dans Birdcage Walk.

Il suffisait alors de tourner la tête pour voir à quelques mètres des hérons gris picorer les pelouses ordonnées de St James Park. Un jeune couple marchait déjà le long d’une allée, tenant chacun par une main la petite fille qu’ils entraînaient de saut en saut à faire des pas de géant. Sophie se pencha à la vitre de séparation pour dire quelques mots au chauffeur ; au feu suivant, la voiture changea de direction.


*


– Et ton match de cricket ? Ce n’est pas aujourd’hui la finale ? demanda Yvonne.

– Je ne t’ai pas demandé la permission de t’accompagner, tu me l’aurais refusée, répondit John en se levant.

– Je ne vois pas l’intérêt que tu passes ta matinée à attendre. Les patients n’ont pas le droit d’être accompagnés.

– Dès que nous aurons tes résultats, et je n’ai aucun doute qu’ils seront satisfaisants, je t’emmènerai déjeuner au parc et puis s’il en est encore temps nous irons assister à la partie qui se joue cette après-midi.

Il était huit heures quinze, Yvonne présenta sa convocation au guichet des ad-missions journalières.

Une infirmière venait à sa rencontre, poussant une chaise roulante.

– Si vous faites tout pour qu’on ait l’impression d’être malade, comment voulez-vous qu’on aille mieux ? râla Yvonne qui refusait de prendre place dans le fauteuil.

L’infirmière était désolée mais l’hôpital ne tolérait aucune entorse à la règle.

Les compagnies d’assurances exigeaient que tous les patients circulent ainsi. Furieuse, Yvonne céda.

– Pourquoi souris-tu ? demanda-t-elle à John.

– Parce que je me rends compte que, pour la première fois de ta vie, tu vas être obligée de faire ce qu’on te dit de faire… et voir cela valait bien toutes les finales de cricket.

– Tu sais que tu me paieras ce trait d’humour au centuple ?

– Même multiplié par mille, je ferais encore une belle affaire, dit John en riant.

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L’infirmière emmena Yvonne. Dès que John fut seul, son sourire s’effaça. Il inspira profondément et traîna sa longue silhouette vers les banquettes de la salle d’attente. La pendule au mur marquait neuf heures, la matinée serait bien longue.

En rentrant chez elle, Sophie ouvrit sa valise et rangea ses affaires dans l’armoire. Elle enfila sa blouse blanche et abandonna la pièce. Marchant vers son magasin, elle composa un message sur son téléphone portable. Impossible de venir ce week-end, embrasse les parents pour moi, ta sœur qui t’aime. Elle appuya sur la touche « envoi ».


*


Neuf heures trente. Assis côté fenêtre, Mathias regardait défiler la campagne anglaise. Dans le haut-parleur, une voix annonçait l’entrée imminente dans le tunnel.

– Ça ne vous fait rien aux oreilles à vous, quand on passe sous la mer ? demanda Mathias à la passagère assise en face de lui.

– Si, un petit bourdonnement. Je fais l’aller-retour une fois par semaine et j’en connais certains pour qui les effets secondaires sont beaucoup plus sérieux ! répondit la vieille dame en reprenant le cours de sa lecture.


*


Antoine mit son clignotant et quitta la M1 ; la route qui longeait la côte était la partie du voyage qu’il préférait. À cette allure, il arriverait à la menuiserie avec une demi-heure d’avance. Il prit le thermos de café sur le siège passager, le coinça entre ses jambes et dévissa le bouchon d’une main, agrippant le volant de l’autre.

Il porta le goulot à ses lèvres et soupira.

– Quel con, c’est du jus d’orange !

Un Eurostar filait dans le lointain. Dans moins d’une minute, il disparaîtrait dans le tunnel qui passait sous la Manche.


*


Bute Street était encore bien calme. Sophie ouvrit les grilles de sa vitrine. À

quelques mètres d’elle, Enya installait la terrasse du restaurant. Sophie lui adressa un

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sourire. Enya disparut dans la salle et en ressortit quelques instants plus tard, une tasse à la main.

– Faites attention, c’est brûlant, dit-elle en tendant un cappuccino à Sophie.

– Merci, c’est gentil. Yvonne n’est pas là ?

– Elle a pris sa journée, répondit Enya.

– Elle me l’avait dit, j’ai la tête ailleurs. Ne lui dites pas que vous m’avez vue aujourd’hui, ce n’est pas la peine.

– Je n’ai pas mis de sucre, je ne savais pas si vous en preniez, dit Enya en retournant à son travail.

Dans sa boutique, Sophie passa la main sur le plan de travail où elle coupait ses fleurs. Elle le contourna et se baissa pour prendre la boîte qui contenait les lettres.

Elle en choisit une au milieu de la pile et remit le coffret en place. Assise sur le plancher, cachée à l’abri du comptoir, elle lisait à voix basse et ses yeux s’embuèrent.

Quelle idiote, il fallait vraiment avoir le goût de se faire du mal. Dire que nous n’étions que samedi. Dimanche était d’ordinaire sa pire journée. Il arrivait que la solitude soit si envahissante que, paradoxe étrange, elle ne trouvait ni la force ni le courage d’aller chercher un quelconque réconfort auprès des siens. Bien sûr, elle aurait pu répondre à l’invitation de son frère. Ne pas renoncer cette fois encore. Il serait venu la chercher à la gare, comme c’était prévu.

Sa belle-sœur et sa nièce lui auraient posé mille questions tout au long du trajet. Et en arrivant dans la maison de ses parents, quand son père ou sa mère lui auraient demandé comment allait sa vie, elle aurait probablement fondu en larmes.

Comment leur dire qu’elle n’avait pas dormi dans les bras d’un homme depuis trois ans ? Comment leur expliquer que, le matin au petit déjeuner, il lui arrivait d’étouffer en regardant sa tasse ? Comment leur décrire le poids de ses pas quand elle rentrait le soir chez elle ? Seul moment de répit, les vacances, quand elle partait rejoindre des amis ; mais les vacances s’achevaient toujours et la solitude reprenait alors ses droits.

Alors, à pleurer pour pleurer, autant qu’elle soit ici, au moins personne ne la voyait.

Et même si cette petite voix lui disait qu’il était toujours temps d’aller prendre le train, à quoi bon. Demain soir, en rentrant, ce serait encore pire, c’est pour cela qu’elle avait préféré défaire sa valise, le c’était mieux comme ça.


*


La file des passagers qui attendaient sur le trottoir de la gare du Nord n’en finissait plus de s’allonger. Trois quarts d’heure après avoir débarqué de l’Eurostar, Mathias montait enfin à bord d’un taxi. Depuis que les abords de la gare étaient en travaux, lui expliqua le chauffeur, ses collègues ne voulaient plus s’y rendre. Y accéder comme en repartir relevait de l’exploit, un périple surréaliste. Ils s’accordèrent à penser que l’auteur du plan de circulation de la ville ne devait pas vivre à Paris ou alors c’était un personnage échappé d’un roman d’Orwell. Le conducteur s’intéressait à l’évolution de la circulation dans le centre de Londres depuis qu’on y avait installé

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un péage, mais Mathias, lui, ne s’intéressait qu’à l’heure affichée sur le tableau de bord. À en juger par les encombrements sur le boulevard Magenta, il n’était pas près de rejoindre l’esplanade de la tour Montparnasse.


*



L’infirmière arrêta le fauteuil devant la marque au sol. Yvonne faisait bonne figure.

– Ça y est, je peux me lever maintenant ?

À l’évidence, se dit John, elle ne manquerait pas au personnel hospitalier. Mais il se trompait, la jeune femme embrassa Yvonne sur les deux joues. Elle n’avait pas autant ri depuis des années, déclara-t-elle. Le moment où Yvonne avait rembarré le chef de service Gisbert resterait à jamais gravé dans sa mémoire et dans celles de ses collègues. Même pendant sa retraite, elle rirait encore en décrivant la tête de son chef quand Yvonne lui avait demandé s’il était docteur en connerie ou en médecine.

– Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? demanda John à voix basse.

– Que tu allais me supporter encore quelques années.

Yvonne mit ses lunettes pour étudier la note d’honoraires que l’agent hospitalier venait de lui glisser sous le guichet.

– Rassurez-moi, cette somme n’ira pas dans la poche du toubib qui s’est occupé de moi ?

Le caissier la rassura sur ce point et refusa le chèque qu’elle lui présentait. Son honnêteté lui interdisait d’encaisser une seconde fois le montant de ses examens. Le monsieur qui se tenait derrière elle avait déjà acquitté la somme due.

– Pourquoi as-tu fait ça ? demanda Yvonne en sortant de l’établissement.

– Tu n’as pas d’assurance et ces examens te ruinent. Je fais ce que je peux mon Yvonne, et tu ne me laisses guère de moyens de m’occuper de toi, alors pour une fois que tu avais le dos tourné, j’en ai lâchement profité.

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser tendre sur le front de John.

– Alors continue encore un peu et emmène-moi déjeuner, j’ai une faim de loup.


*


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Les premiers clients d’Enya s’installaient en terrasse. Le couple consulta le menu du jour et demanda si le plat qu’ils avaient pris la semaine précédente était encore à la carte. Il s’agissait d’un délicieux saumon cuit à la vapeur, servi sur un lit de salade.


*


À deux cents kilomètres de là, une Austin Healey passait sous le porche en briques d’une grande menuiserie. Antoine se rangea dans la cour et gagna la réception à pied. Le patron l’accueillit à bras ouverts et le précéda dans son bureau.


*


Décidément, les dieux n’étaient pas avec lui aujourd’hui. Après avoir affronté les affres de la circulation, Mathias était perdu au milieu de l’immense esplanade de la gare Montparnasse. Un gardien bienveillant de la tour lui indiqua le chemin à prendre. Les studios de télévision étaient à l’opposé de l’endroit où il se trouvait. Il lui fallait remonter la rue de l’Arrivée et le boulevard de Vaugirard, tourner à gauche dans le boulevard Pasteur et emprunter l’allée de la 2e division blindée qu’il trouverait également à sa gauche. En courant, il y serait en dix minutes. Mathias fit une courte halte pour acheter une brassée de roses à un vendeur à la sauvette et arriva enfin à l’entrée des studios. Un agent de sécurité lui demanda de décliner son identité et chercha sur son cahier le numéro d’appel de la régie image. La communication établie, il informa un technicien qu’Audrey était attendue à l’accueil.

Elle portait un jean et un caraco qui soulignait joliment la courbe de ses seins.

Ses joues s’empourprèrent dès qu’elle vit Mathias.

– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle.

– Je me promenais.

– C’est une jolie surprise, mais je t’en supplie, cache ces fleurs. Pas ici, tout le monde nous regarde, chuchota-t-elle.

– Je ne vois que deux, trois types là-bas derrière la vitre.

– Les deux, trois types en question sont le directeur de la rédaction, le chef de l’info et une journaliste qui est la plus grande pipelette du PAF ; alors je t’en prie, sois discret. Sinon j’en ai pour quinze jours de quolibets.

– Tu as un moment de libre ? demanda Mathias en dissimulant le bouquet derrière son dos.

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– Je vais les prévenir que je m’absente une petite heure, attends-moi au café, je te rejoins tout de suite.

Mathias la regarda franchir le portique. Derrière la baie vitrée, on voyait le plateau de télévision où se déroulait en direct l’édition du journal de treize heures. Il s’approcha un peu, le visage du présentateur lui était familier. Audrey se retourna pour lui faire les gros yeux, montrant du doigt le chemin de la sortie. Résigné, Mathias obtempéra et fit demi-tour.

Elle le rejoignit au bout de l’allée, il l’attendait sur un banc ; dans son dos, trois parties de tennis se jouaient sur un terrain de la Ville de Paris. Audrey prit les roses et s’assit à côté de lui.

– Elles sont très jolies, dit-elle en l’embrassant.

– Fais attention à toi, nous avons trois agents du SDEC derrière nous qui disputent une partie de tennis amateur avec trois potes à eux de la D.G.S.E.

– Je suis désolée pour tout à l’heure, mais tu n’as pas idée de ce que c’est là-

bas.

– Un plateau de télévision, par exemple ?

– Je ne veux pas mélanger ma vie privée à mon travail.

– Je comprends, bougonna Mathias en regardant les fleurs qu’Audrey avait posées sur ses genoux.

– Tu fais la tête ?

– Non, j’ai pris le train à l’aube ce matin et je ne sais pas si tu te rends compte à quel point je suis heureux de te voir.

– Je le suis tout autant, dit-elle en l’embrassant à nouveau.

– Je n’aime pas les histoires d’amour où on doit se planquer. Si j’éprouve des sentiments pour toi, je veux pouvoir le dire à tout le monde, je veux que les gens qui me côtoient partagent mon bonheur.

– Et c’est le cas ? demanda Audrey en souriant.

– Pas encore… mais ça viendra. Et puis je ne vois pas ce que cela a de drôle.

Pourquoi ris-tu ?

– Parce que tu as dit « histoire d’amour » et que ça, ça me fait vraiment plaisir.

– Donc, tu es quand même un petit peu heureuse de me voir ?

– Imbécile ! Allons-y, j’ai beau travailler pour une chaîne de télévision libre, comme tu le dis, je ne suis pas pour autant libre de mon temps.

Mathias prit Audrey par la main et l’entraîna vers la terrasse d’un café.

– On a laissé tes fleurs sur le banc ! dit Audrey en ralentissant le pas.

– Laisse-les là, elles sont moches, je les ai achetées sur le parvis de la tour.

J’aurais voulu t’offrir un vrai bouquet, mais je suis parti bien avant que Sophie ouvre.

Et comme Audrey ne disait plus rien, Mathias ajouta :

– Une amie, fleuriste sur Bute Street, tu vois que toi aussi tu es un peu jalouse !


– 138 –


*


Un client venait d’entrer dans le magasin, Sophie ajusta sa blouse.

– Bonjour, je suis venu pour la chambre, dit l’homme en lui serrant la main.

– Quelle chambre ? demanda Sophie, intriguée.

Il avait l’allure d’un explorateur, mais n’en était pas moins perdu. Il expliqua qu’il venait d’arriver ce matin d’Australie, et faisait escale à Londres avant de repartir demain pour la côte Est du Mexique. Il avait fait sa réservation sur Internet, il avait même payé un acompte, et il se trouvait bien à l’adresse qui figurait sur son bon de réservation, Sophie pouvait le constater par elle-même.

– J’ai des roses sauvages, des hélianthèmes, des pivoines, la saison vient d’ailleurs de commencer et elles sont superbes, mais je n’ai pas encore de chambres d’hôtes, répondit-elle en riant de bon cœur. Je crois que vous vous êtes fait escroquer.

Décontenance, l’homme posa sa valise à côté d’une housse qui protégeait une planche de surf, à en juger par sa forme.

– Connaîtriez-vous un endroit abordable où je puisse dormir ce soir ? demanda-t-il avec un accent qui trahissait ses origines australiennes.

– Il y a un très joli hôtel tout près d’ici. En remontant la rue, vous le trouverez de l’autre côté d’Old Brompton Road, c’est au numéro 16.

L’homme la remercia chaleureusement et reprit ses affaires.

– C’est vrai que vos pivoines sont magnifiques, dit-il en sortant.


*


Le patron de la menuiserie étudiait les plans. De toute façon, le projet de McKenzie aurait été difficile à réaliser dans les délais impartis. Les dessins d’Antoine simplifiaient considérablement le travail de l’atelier, les bois n’étaient pas encore débités et il n’y aurait donc pas de problème à remplacer la commande précédente.

L’accord fut scellé par une poignée de main. Antoine pouvait partir visiter l’Écosse en toute sérénité. Le samedi suivant son retour, un camion acheminerait les meubles vers le restaurant d’Yvonne. Les poseurs qui se trouveraient à bord se mettraient à la tâche et le dimanche soir, tout serait terminé. Il était temps d’aller parler des autres projets en cours, deux couverts les attendaient dans une auberge, située à peine à dix kilomètres de là.

Mathias regarda sa montre. Déjà quatorze heures !

– Si on restait un peu plus longtemps à cette terrasse ? dit-il, enjoué.

– J’ai une meilleure idée, répondit Audrey en l’entraînant par la main.

– 139 –


Elle habitait un petit studio perché dans une tour face au port de Javel. En prenant le métro, il leur faudrait à peine un quart d’heure pour s’y rendre. Pendant qu’elle appelait sa rédaction pour annoncer son retard, Mathias téléphonait pour changer l’horaire de retour de son train, le métro aérien filait sur ses rails. La rame s’immobilisa le long du quai de la station Bir-Hakeim. Ils descendirent en courant les grands escaliers métalliques et accélérèrent l’allure sur le quai de Grenelle. Lorsqu’ils furent arrivés sur l’esplanade qui bordait la tour, Mathias, hors d’haleine, se pencha en avant, mains aux genoux. Il se releva pour contempler l’édifice.

– Quel étage ? demanda-t-il d’une voix essoufflée.

L’ascenseur s’élevait vers le vingt-septième étage. La cabine etait opaque et Mathias ne prêtait d’attention qu’à Audrey. En entrant dans le studio, elle avança jusqu’à la baie vitrée qui surplombait la Seine. Elle tira le rideau pour le protéger de son vertige, et lui en inventa un tout autre en ôtant son caraco ; elle fit glisser son jean le long de ses jambes.


*


La terrasse ne désemplissait pas. Enya courait de table en table. Elle encaissa l’addition d’un surfeur australien et accepta volontiers de lui garder sa planche. Il n’avait qu’à la déposer contre un mur de l’office. Le restaurant était ouvert ce soir, il pourrait passer la récupérer jusqu’à vingt-deux heures. Elle lui indiqua le chemin à prendre et retourna aussitôt à son service.


*


John embrassa la main d’Yvonne.

– Combien de temps ? dit-il en lui caressant la joue.

– Je te l’ai dit, je serai centenaire.

– Et les médecins, qu’est-ce qu’ils ont dit, eux ?

– Les mêmes bêtises que d’habitude.

– Que tu devais te ménager, peut-être ?

– Oui, quelque chose comme ça, avec leur accent tu sais, pour les comprendre…

– Prends ta retraite et rejoins-moi dans le Kent.

– Alors là, si je t’écoutais, je raccourcirais vraiment ma durée de vie. Tu le sais bien, je ne peux pas délaisser mon restaurant.

– 140 –


– Tu l’as bien fait aujourd’hui…

– John, si mon bistrot devait fermer après ma mort, cela me tuerait une deuxième fois. Et puis tu m’aimes comme je suis, et c’est pour ça que je t’aime.

– Uniquement pour ça ? demanda John d’un air narquois.

– Non, pour tes grandes oreilles aussi. Allons dans le parc, nous allons rater ta finale.

Mais, aujourd’hui, John se moquait bien du cricket. Il récupéra un peu de pain dans la corbeille, régla l’addition et prit Yvonne par le bras. Il l’entraîna vers le lac, ensemble ils nourriraient les oies qui cacardaient déjà à leur approche.


*


Antoine remercia son hôte. Ils retournaient tous deux à la menuiserie. Antoine détaillerait ses dessins d’exécution au chef d’atelier. Dans deux heures au plus il pourrait reprendre la route. De toute façon, il n’y avait aucune raison de se presser puisque Mathias était avec les enfants.


*


Audrey alluma une cigarette et vint se recoucher contre Mathias.

– J’aime le goût de ta peau, dit-elle en caressant son torse.

– Tu reviendras quand ? demanda-t-il en aspirant une bouffée.

– Tu fumes ?

– J’ai arrêté, dit-il en toussotant.

– Tu vas rater ton train.

– Ça veut dire que tu dois retourner au studio ?

– Si tu veux que je vienne te voir à Londres, il faut que je termine de monter ce reportage et c’est loin d’être fini.

– Les images étaient si mauvaises que ça ?

– Pires encore, je suis obligée d’aller piquer dans les archives ; je me demande pourquoi mes genoux t’obsèdent autant, tu n’as filmé pratiquement qu’eux.

– C’est de la faute de ce viseur, pas de la mienne, répondit Mathias en s’habillant.

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Audrey lui dit de ne pas l’attendre, elle allait profiter d’être chez elle pour se changer et prendre de quoi grignoter ce soir. Pour rattraper le temps perdu, elle tra-vaillerait toute la nuit.

– C’était vraiment du temps perdu ? demanda Mathias.

– Non, mais toi tu es vraiment imbécile, répondit-elle en l’embrassant.

Mathias était déjà sur le palier, Audrey l’observa longuement.

– Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda-t-il en appuyant sur le bouton de l’ascenseur.

– Tu n’as personne d’autre dans ta vie ?

– Si, ma fille…

– Alors file !

Et la porte du studio se referma sur le baiser qu’elle venait de lui envoyer.


*


– À quelle heure est ton train ? demanda Yvonne.

– Puisque tu ne veux pas que nous allions chez toi, et que le Kent est encore trop loin à tes yeux, que dirais-tu de dormir dans un palace ?

– Toi et moi dans un hôtel ? John, tu as vu nos âges ?

– Dans mes yeux tu n’as pas d’âge, et quand je suis avec toi, je n’en ai pas non plus. Je ne te verrai jamais autrement qu’avec le visage de cette jeune femme qui est entrée un jour dans ma librairie.

– Tu es bien le seul ! Tu te souviens de notre première nuit ?

– Je me souviens que tu as pleuré comme une Madeleine.

– J’ai pleuré parce que tu ne m’avais pas touchée.

– Je ne l’ai pas fait parce que tu avais peur.

– C’est bien parce que tu l’avais compris que j’ai pleuré, imbécile.

– J’ai réservé une suite.

– Allons déjà dîner dans ton palace, nous verrons après.

– Aurai-je le droit d’essayer de t’enivrer ?

– Je crois que tu le fais depuis que je t’ai rencontré, dit Yvonne en serrant sa main dans la sienne.


*


– 142 –


Dix-sept heures trente. L’Austin Healey filait sur des chemins de traverse. Le Sussex était une région magnifique. Antoine sourit, au loin la rame d’un Eurostar était arrêtée en pleine campagne. Les passagers à son bord n’étaient pas près d’arriver à destination, alors que lui serait à Londres dans deux heures environ…


*


Dix-sept heures trente-deux. Le contrôleur avait annoncé un retard de une heure sur l’horaire prévu. Mathias aurait voulu appeler Danièle pour la prévenir. Il n’y avait aucune raison pour qu’Antoine arrive avant lui, mais il était préférable de préparer un bon alibi. La campagne était magnifique, mais malheureusement pour lui, le long des voies ferrées, son portable ne captait aucun réseau.

– Je hais les vaches, dit-il en regardant par la fenêtre.


*


La journée tirait à sa fin, Sophie rangea les pétales éparpillés dans le tiroir pré-

vu à cet effet. Elle en dispersait toujours quelques poignées dans ses bouquets. Elle tira la grille du magasin, ôta sa blouse et sortit par l’arrière-boutique. L’air était frais, mais la lumière bien trop belle pour rentrer chez soi. Enya l’invita à choisir une table parmi celles qui étaient libres, et il y en avait beaucoup. Dans la salle de restaurant, un homme aux airs d’explorateur perdu dînait seul. Elle répondit à son sourire, hésita un moment puis fit signe à Enya qu’elle allait dîner au côté du jeune homme. Elle avait toujours rêvé de visiter l’Australie, elle aurait mille questions à poser.


*



Vingt heures. Le train arrivait enfin en gare de Waterloo. Mathias se précipita sur le quai et dévala le tapis roulant, bousculant tous ceux qui gênaient soir passage.

Il arriva le premier à la tête de station de taxis, et promit au chauffeur un pourboire substantiel s’il le déposait à South Kensington dans la demi-heure.


– 143 –


*


La pendule au tableau de bord affichait vingt heures dix, Antoine hésita et bi-furqua dans Bute Street. Les grilles du magasin de fleurs étaient évidemment fermées puisque ce week-end Sophie était en voyage. Le bras posé sur le fauteuil vide du passager, il fit une marche arrière et reprit le chemin de Clareville Grove. Il y avait une place juste devant la maison. Il s’y rangea et récupéra dans le coffre les deux minia-tures que le chef d’atelier lui avait confectionnées : l’oiseau en bois pour Emily, l’avion pour Louis. Mathias ne pourrait pas lui reprocher d’avoir oublié de rapporter des petits cadeaux pour les enfants.

Quand il entra dans le salon, Louis lui sauta dans les bras. Emily releva à peine la tête, elle était en train de terminer un dessin avec Tatie Danièle.


*


Sophie avait mangé son entrée à Sydney, découpé sa sole à Perth, et savourait une crème caramel en visitant Brisbane. C’était décidé, un jour, elle irait en Australie.

Bob Walley ne pourrait hélas lui servir de guide avant longtemps. Son tour du monde l’entraînerait dès le lendemain au Mexique. Un centre de vacances au bord de la mer lui avait promis un emploi de moniteur de voile pour six mois. Ensuite ? Il n’en savait rien, la vie guidait ses pas. Il rêvait de l’Argentine, puis en fonction de ses moyens il gagnerait le Brésil, le Panama. La côte Ouest des États-Unis serait la première étape du périple qu’il ferait l’année prochaine. Il avait rendez-vous avec des amis au printemps suivant pour chasser la grande vague.

– Où exactement sur la côte Ouest ? demanda Sophie.

– Quelque part entre San Diego et Los Angeles.

– Vous avez des points de chute précis, dit Sophie en riant de bon cœur. Comment faites-vous pour vous retrouver, avec vos amis ?

– Par le bouche à oreille, nous finissons toujours par savoir où nous joindre. Le monde des surfeurs est une petite famille.

– Et après ?

– San Francisco, passage obligatoire sous le Golden Gâte avec une voile, ensuite je chercherai un cargo qui voudra bien me prendre à son bord et je filerai vers les îles Hawaï.

Bob Walley comptait rester au moins deux années dans le Pacifique, il y avait tellement d’atolls à découvrir. Au moment de demander l’addition, Enya rappela au jeune surfeur de ne pas oublier la planche qu’il lui avait confiée. Elle l’attendait contre son mur, à l’entrée de l’office.

– Ils n’ont pas voulu vous la garder à l’hôtel ? demanda Sophie.

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– J’avais parlé d’une chambre à un prix abordable…, répondit Bob, gêné.

Pour poursuivre son périple, il fallait qu’il gère son budget au plus serré. Il ne pouvait dépenser pour le lit d’une nuit ce qui lui permettrait de vivre presque un mois en Amérique du Sud. Mais Sophie ne devait surtout pas s’en inquiéter. Le temps était clément, les parcs de Londres magnifiques et il adorait dormir à la belle étoile. Il avait l’habitude.

Sophie leur commanda deux cafés. Un explorateur australien qui partait pour le Mexique et qui ne rentrerait de voyage qu’au siècle prochain… Ne pas s’inquiéter qu’il passe la nuit dehors ?… C’était mal la connaître ! Elle se sentait soudain très coupable de l’avoir mal aiguillé ce matin ; c’était quand même un peu de sa faute à elle, si ce beau surfeur n’avait pu trouver de quoi se loger à un prix raisonnable…

Qu’est-ce qu’elle était mignonne cette fossette qu’il avait au menton… Pour me déculpabiliser et pour me déculpabiliser seulement… C’est fou comme elle se creuse quand il sourit… Qu’est-ce qu’il a de belles mains… S’il pouvait sourire encore une fois, rien qu’une petite fois… Il faut juste trouver du courage… Après tout, ça ne doit pas être si difficile que ça à dire…

– Vous ne connaissez pas la région et c’est normal, mais à Londres il peut pleuvoir à n’importe quel moment… surtout la nuit… et quand il pleut, il pleut vraiment très fort…

Sophie fit discrètement glisser l’addition sur ses genoux, la roula en boule et la jeta sous la table. Elle fit signe à Enya qu’elle viendrait la régler le lendemain.


*


Un peu plus tard, Bob Walley cédait le passage à Sophie en entrant dans son appartement, John Glover faisait de même avec Yvonne au seuil de la suite qu’il avait réservée au Carlton, et quand Mathias inséra sa clé dans la serrure de la maison, ce fut Antoine qui lui ouvrit la porte. Il venait de raccompagner Danièle à un taxi…


*


Les images défilaient en arrière à toute vitesse. Audrey appuya sur une touche du banc de montage pour interrompre le déroulement de la bande. Sur l’écran, elle reconnut l’ancienne usine électrique, avec ses quatre gigantesques cheminées. Sur le parvis, micro en main, elle souriait ; son visage était complètement flou, mais elle s’en souvenait très bien, elle souriait. Elle abandonna son pupitre et décida qu’il était temps de descendre se chercher un café bien chaud à la cafétéria. La nuit serait longue.


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*


Debout face à l’évier, Mathias essuyait la vaisselle. À côté de lui, Antoine, tablier autour de la taille et gants de caoutchouc aux mains, astiquait énergiquement une louche à grands coups d’éponge.

– Ça ne raye pas le bois du côté gratounette ? demanda Mathias.

Antoine l’ignora. De toute la soirée, il n’avait pas dit un mot. Après le dîner, Emily et Louis, ayant senti l’orage qui planait dans la maison, avaient préféré s’installer à l’écart pour réviser les cours de la journée ; avant de partir, Danièle leur avait laissé des devoirs à faire.

– Tu es psychorigide ! lança Mathias en reposant une assiette sur l’égouttoir.

Antoine appuya sur la pédale de la poubelle et y jeta la louche, puis l’éponge. Il se baissa pour en prendre une neuve dans un placard.

– D’accord, j’ai enfreint ta sacro-sainte règle ! poursuivit Mathias en levant les bras au ciel. J’ai eu besoin de m’absenter deux heures en fin de journée, à peine deux petites heures et je me suis permis de faire appel à une amie d’Yvonne pour garder les enfants, où est le drame ?… Et en plus ils l’adorent.

– Une baby-sitter ! rumina Antoine.

– Tu es en train de nettoyer un gobelet en plastique ! hurla Mathias.

Antoine défit son tablier et le jeta en boule sur le sol.

– Je te rappelle que nous avions dit…

– On avait dit qu’on allait s’amuser, pas qu’on allait concurrencer le stand de Monsieur Propre à la Foire de Paris.

– Tu ne respectes rien ! répondit Antoine. Nous nous étions fixé trois règles, trois toutes petites règles…

– Quatre ! répliqua Mathias du tac au tac, et je n’ai pas allumé un seul cigare dans la maison, alors s’il te plaît, hein ! Oh et puis tu me fatigues, moi aussi je vais me coucher. Ah, elles vont être belles les vacances !

– Ça n’a rien à voir avec les vacances.

Mathias monta l’escalier et s’arrêta sur la dernière marche.

– Ecoute moi bien Antoine, à partir de maintenant je change la règle. Nous agi-rons comme un couple normal ; si nous en avons besoin nous referons appel à une baby-sitter, conclut-il en entrant dans sa chambre.

Seul derrière son comptoir, Antoine ôta ses gants et regarda les enfants assis par terre en tailleur. Emily tenait une paire de ciseaux, Louis s’empara du bâton de colle. Minutieusement, ils appliquèrent les photos découpées et comparèrent leurs collages dans leurs cahiers.

– Qu’est-ce que vous faites exactement ? demanda Antoine.

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– Un exposé sur la vie de famille ! répondirent Emily et Louis en cachant leur travail.

Antoine eut un moment d’hésitation.

– Il est temps d’aller se coucher, demain réveil à l’aube pour partir en Écosse.

Allez, tout le monde au lit.

Emily et Louis ne se firent pas prier, ils rangèrent leurs affaires. Après avoir bordé son fils, Antoine éteignit la lumière et attendit quelques instants dans la pé-

nombre.

– Votre exposé sur la vie de famille… vous me le ferez quand même lire avant de le donner à votre maîtresse.

En entrant dans la salle de bains, il tomba nez à nez avec Mathias, déjà en pyjama, qui se brossait les dents.

– Et, en plus, je te ferai remarquer que c’est moi qui l’ai payée la baby-sitter !

ajouta-t-il en reposant le verre sur la tablette.

Mathias salua Antoine et sortit de la pièce. Cinq secondes plus tard, Antoine rouvrait la porte pour crier dans le couloir :

– La prochaine fois paie-toi plutôt des cours de français, parce que ton petit mot ce matin était truffé de fautes d’orthographe !

Mais Mathias était déjà dans sa chambre.


*


Les derniers clients étaient partis. Enya referma la porte et éteignit le néon de la devanture. Elle nettoya la salle, s’assura que les chaises étaient dans l’alignement des tables et retourna vers l’office. Elle vérifia une dernière fois que tout était bien en ordre, et repassa derrière le comptoir pour vider la caisse comme Yvonne le lui avait demandé. Les additions recomptées, elle sépara les pourboires de la recette et rangea les billets dans une enveloppe. Elle la cacherait sous son matelas pour la remettre à Yvonne quand elle rentrerait. Elle voulut repousser le tiroir-caisse, mais il était bloqué ; elle glissa la main et sentit quelque chose qui gênait au fond. C’était un très vieux portefeuille, au cuir patiné. Piquée par la curiosité, Enya l’ouvrit. Elle y trouva une feuille de papier jaunie qu’elle déplia.

7 août 1943,

Ma fille, mon tendre amour,

C’est la dernière lettre que je t’écris. Dans une heure ils vont me fusiller. Je partirai la tête haute, fier de n’avoir pas parlé. Ne t’inquiète pas de ce grand malheur qui nous touche, je ne vais mourir qu’une fois, mais les salauds qui vont tirer mourront autant de fois que l’histoire les nommera. Moi je te laisse en héritage un nom dont tu seras fière.

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Je voulais rejoindre l’Angleterre, je vais saigner dans la cour d’une prison de France, mais pour toi comme pour elle, vos libertés valaient ma vie. J’ai combattu pour une humanité meilleure et j’ai la grande confiance que tu réaliseras les rêves que je ne ferai plus.

Quoi que tu entreprennes, ne renonce jamais, la liberté des hommes est à ce prix.

Ma petite Yvonne, je repense à ce jour où je t’emmenais à la grande roue des Ternes. Tu étais si jolie dans ta robe à fleurs. Tu pointais ton doigt sur les toits de Paris. Je me souviens du vœu que tu avais fait. Aussi, avant qu’ils ne m’arrêtent, j’avais caché pour toi dans le coffre d’une consigne un peu d’argent mis de côté ; il te servira. Je sais maintenant que les rêves n’ont pas de prix, mais cela t’aidera peut-

être quand même un peu à réaliser le tien, là où je ne serai plus. Je glisse la clé dans ce portefeuille, ta mère saura te guider là où il faut.

J’entends les pas qui viennent, je n’ai pas peur, sinon pour toi.

Tu vois, j’entends la clé qui tourne dans la serrure de ma cellule et je souris rien qu’en pensant à toi, ma fille. En bas dans la cour, attaché au poteau, je dirai ton prénom.

Même si je meurs, je ne te quitterai jamais. Dans mon éternité, tu seras ma raison d’avoir été.

Accomplis-toi, tu es ma gloire et ma fierté.

Ton papa qui t’aime


Confuse, Enya replia la lettre et la remit en place sous le rabat du portefeuille.

Elle repoussa le tiroir de la caisse et éteignit les lumières de la salle. Quand elle monta l’escalier, il lui sembla que derrière elle les marches en bois craquaient sous les pas d’un père qui n’avait jamais vraiment quitté sa fille.

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XIV

Chacun s’était chargé de réveiller le père de l’autre. Louis sautait à pieds joints sur le lit de Mathias et Emily avait enlevé brusquement la couette sur celui d’Antoine.

Une heure plus tard, à grand renfort de cris et de bousculades – Mathias ne retrouvait pas les billets, Antoine n’était pas certain d’avoir fermé le robinet du gaz -, le taxi prenait enfin la direction de l’aéroport de Gatwick. Il fallut traverser le terminal en courant pour réussir à embarquer – les derniers -, avant la fermeture de la passerelle.

Le Bœing 737 de la British Midland atterrit en Ecosse à l’heure du déjeuner. Mathias avait cru, en arrivant à Londres, que pratiquer la langue anglaise serait pour lui un enfer, sa rencontre avec le préposé aux locations de voitures de l’aéroport d’Edimbourg lui montra qu’il n’avait connu jusque-là que le purgatoire.

– Je ne comprends pas un mot de ce que dit ce type. Une voiture c’est une voiture, non ? Je te jure qu’il a un bonbon dans la bouche ! tempêta Mathias.

– Laisse-moi faire, je vais m’en occuper, répondit Antoine en le poussant.

Une demi-heure plus tard, la Kangoo vert pomme s’engageait sur l’autoroute M9 en direction du nord. Quand ils dépassèrent la ville de Lilinthgow, Mathias promit une glace à six boules au premier des trois qui réussirait à en prononcer le nom.

Après s’être perdu en contournant Falkirk, ils arrivèrent à la tombée de la nuit dans la ravissante ville d’Airth, dont le château surplombait la rivière Forth. C’était là qu’ils dormiraient ce soir.

Le majordome qui les accueillit était aussi charmant que hideux. Le visage bardé de cicatrices, il portait un bandeau à l’œil gauche. Sa voix haut perchée ne collait pas du tout à son allure de vieux corsaire. À la demande pressante des enfants et en dépit de l’heure tardive, il accepta volontiers de leur faire visiter les communs.

Emily et Louis trépignèrent de joie quand il ouvrit les portes de deux passages secrets qui partaient du grand salon. L’un permettait de rejoindre la bibliothèque, l’autre les cuisines. Les entraînant vers le dernier étage du donjon, il expliqua avec le plus grand sérieux que les suites nos 3,9 et 23 étaient plus fraîches que les autres pendant la nuit, ce qui était normal puisqu’elles étaient hantées. Conformément aux réservations enregistrées, il leur avait d’ailleurs gardé ces deux dernières, chacune avait deux lits.

Antoine se pencha à l’oreille de Mathias.

– Touche-le !

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Je te dis de le toucher, je veux juste vérifier qu’il est vrai.

– Tu as bu ?

– Regarde la tête qu’il a… Qui te dit que ce n’est pas un revenant ? C’est toi qui as voulu qu’on vienne ici, débrouille-toi comme tu veux, tu l’effleures si tu préfères

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mais je veux voir de mes propres yeux que ta main ne passe pas au travers de son corps.

– Tu es ridicule, Antoine.

– Je te préviens, je n’avance plus d’un pas si tu ne le fais pas.

– Comme tu voudras…

Et, profitant de la pénombre qui régnait au fond du corridor, Mathias pinça rapidement la fesse du majordome qui sursauta aussitôt.

– Voilà, tu es content maintenant ? chuchota Mathias.

Interdit, l’homme se retourna pour fixer longuement les deux compères du seul œil qui lui restait.

– Vous préférez peut-être que nous installions les deux petits dans la même chambre et vous deux dans l’autre ?

Sentant pointer une certaine ironie dans la question, Mathias, forçant les graves dans sa voix, confirma aussitôt que chaque père dormirait bien avec son enfant.

De retour dans le hall, Antoine se rapprocha de Mathias.

– Je peux te parler seul une minute ? chuchota-t-il en l’entraînant à l’écart.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Rassure-moi, c’est pour rire ces histoires de fantômes ? Tu ne crois pas que cet endroit est réellement hanté ?

– Et sur un télésiège en haut des pistes, tu vas me demander s’il y a vraiment de la neige en montagne ?

Antoine toussota et retourna voir le réceptionniste.

– Tout compte fait, nous allons tous partager la même chambre, un grand lit pour les enfants, un autre pour les parents, on va se serrer. Et puis comme vous avez dit qu’il faisait froid, ça nous évitera de nous enrhumer !

Emily et Louis étaient euphoriques, les vacances commençaient rudement bien. Après le dîner devant la cheminée de la salle à manger où un feu de bois crépi-tait dans l’âtre, tout le monde décida d’aller se coucher. Mathias ouvrit la marche dans les escaliers du donjon. La suite qu’ils y occupaient était magnifique. Deux grands lits à baldaquin, aux bois ciselés ornés de tentures rouges, faisaient face aux fenêtres ouvrant sur la rivière. Emily et Louis s’endormirent à peine la lumière éteinte. Mathias se mit à ronfler au milieu d’une phrase. Au premier hululement d’une chouette, Antoine se colla contre lui et ne bougea plus de la nuit.


*


Le lendemain matin, un petit déjeuner copieux leur fut servi avant le départ.

Déjà la voiture filait vers la prochaine étape. Ils eurent tout l’après-midi pour visiter

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le château de Stirling. L’impressionnant édifice avait été construit sur des roches volcaniques. Le guide leur conta l’histoire de Lady Rose. Cette femme belle et trou-blante devait son surnom à la couleur de la robe de soie que portait toujours son fantôme quand on l’apercevait.

Certains disaient que c’était Mary, reine d’Ecosse couronnée en 1553 dans la vieille chapelle, d’autres préféraient croire qu’il s’agissait d’une veuve éplorée, cherchant l’ombre d’un mari, tué dans de terribles combats au cours du siège mené par Edward Ier pour s’emparer du château en 1304.

Les lieux étaient également hantés par le spectre de Lady Grey, intendante de Mary Stuart qui sauva cette dernière d’une mort certaine en s’emparant de ses draps alors qu’ils venaient de prendre feu. Hélas, à chaque apparition de Lady Grey, un drame survenait au château.

– Quand je pense qu’on aurait pu passer nos vacances au Club Med ! grommela Antoine à ce moment de la visite.

Emily lui imposa de se taire, elle n’entendait plus ce que le guide disait.

D’ailleurs, ce soir, il faudrait prêter l’oreille pour écouter les pas mystérieux qui résonnaient depuis les contreforts. C’étaient ceux de Margaret Tudor qui, chaque nuit, guettait le retour de son mari James IV, porté disparu dans les combats contre les armées de son beau-frère Henry VIII.

– Je comprends qu’elle l’ait perdu, comment tu voulais t’y retrouver avec tous ces chiffres ? s’exclama Mathias.

Cette fois ce fut Louis qui le rappela à l’ordre.


*


Au matin suivant, Louis et Emily étaient plus impatients que jamais. Aujourd’hui, ils visiteraient le château de Glamis, réputé pour être l’un des plus beaux et des plus hantés d’Ecosse. Le gardien était enchanté de les accueillir, le conférencier habituel était malade, mais il en savait bien plus que lui. De pièces en corridors, et de couloirs en donjons, le vieil homme au dos voûté leur expliqua que la reine mère avait résidé en ces lieux quand elle était enfant. Elle y revint mettre au monde la charmante princesse Margaret. Mais l’histoire du château remontait à la nuit des temps, il avait aussi été la demeure du plus infâme des rois d’Ecosse, Macbeth !

Les pierres accueillaient ici pléthore de fantômes.

Profitant d’une pause – les escaliers de la tour de l’horloge avaient épuisé les jambes de leur guide –, Mathias s’écarta du groupe. À son grand désespoir, son télé-

phone portable ne captait toujours aucun réseau. Le dernier texto qu’il avait pu envoyer à Audrey datait de deux jours. En route vers d’autres pièces, ils apprirent que l’on pouvait y voir le spectre d’un jeune serviteur, mort de froid dans les douves, celui d’une femme sans langue qui rampait dans les couloirs à la tombée de la nuit. Mais le plus grand des mystères était celui de la chambre disparue. Depuis l’extérieur du

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château, on en voyait parfaitement la fenêtre, mais depuis l’intérieur, personne ne pouvait en trouver l’accès. La légende racontait que le comte de Glamis jouait aux cartes en compagnie d’amis et avait refusé d’interrompre la partie quand l’horloge de la tour annonça la venue du dimanche. Un étranger vêtu d’une cape noire se joignit alors à eux. Quand un servant leur apporta de la nourriture, il découvrit son maître jouant avec le diable au milieu d’un cercle de feu. La pièce fut murée, on en perdit l’entrée pour toujours. Mais le guide ajouta en terminant la visite que ce soir, depuis leurs chambres, ils auraient tout loisir d’entendre la donne des cartes.

De retour dans les allées du parc, Antoine fit un aveu, il n’en pouvait plus de ces histoires de revenants et il n’était pas question qu’un jeune serviteur tout gelé lui apporte son plateau s’il avait le malheur d’appeler le room service dans la nuit et encore moins d’avoir une femme sans langue pour voisine de palier.

Furieux, Louis objecta qu’il n’y connaissait rien en matière de fantômes, et comme son père ne voyait pas vraiment où il voulait en venir, Emily courut à sa rescousse.

– Les spectres et les revenants, ça n’a rien à voir. Si tu t’étais un tout petit peu renseigné, tu saurais qu’il y a trois catégories de fantômes : les lumineux, les subjec-tifs et les objectifs, et que même s’ils peuvent te foutre rudement la trouille, ils sont tous inoffensifs ; alors que tes revenants comme tu dis quand tu confonds tout, eh bien eux ce sont des morts vivants et ils sont méchants. Alors tu vois que ça n’a rien à voir puisque c’est pas pareil !

– Eh bien, ectoplasme ou cataplasme, moi ce soir, je dors dans un Holiday Inn ! Et puis je pourrais savoir depuis quand vous êtes experts en fantômes tous les deux ? répondit Antoine en regardant les enfants.

Mathias intervint aussitôt.

– Tu ne vas pas te plaindre si nos enfants sont cultivés, tout de même !

Mathias triturait son portable au fond de la poche de son imperméable. Dans un hôtel moderne, il aurait plus de chances de pouvoir passer un appel, c’était le moment ou jamais de venir au secours de son ami. Il annonça aux deux enfants que, ce soir, chacun aurait sa chambre. Quand bien même les lits des châteaux écossais étaient immenses, il ne dormait pas très bien depuis qu’il partageait le sien avec Antoine… Les guides avaient beau dire que les pièces étaient glaciales, il avait eu beaucoup trop chaud les dernières nuits.

Et quand ils s’éloignèrent vers la voiture, marchant devant Louis et Emily qui ne décoléraient pas, les fantômes des lieux auraient pu entendre une étrange conversation…

– Si, je te jure que tu t’es collé… D’abord tu bouges tout le temps et ensuite tu te colles !

– Non, je ne me colle pas !… Par contre toi tu ronfles !

– Alors là, ça m’étonnerait, aucune femme ne m’a jamais dit que je ronflais.

– Ah oui, et ça remonte à quand ta dernière nuit avec une femme ? Déjà Caroline Leblond disait que tu ronflais.

– Ta gueule !


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*


Le soir, tandis qu’ils prenaient leurs quartiers à l’Holiday Inn, Emily appela sa maman pour lui raconter sa journée au château. Valentine se réjouissait d’entendre sa voix. Bien sûr qu’elle lui manquait, elle embrassait sa photo tous les soirs avant de s’endormir, et au bureau elle regardait tout le temps le petit dessin qu’Emily avait glissé dans son porte-cartes. Oui, pour elle aussi c’était long, elle viendrait bientôt, peut-être même ce week-end, dès son retour. Elle n’avait qu’à lui passer son papa puisqu’il était à côté d’elle, elle organiserait tout cela avec lui. Elle devait participer à un séminaire samedi, mais elle prendrait directement le train en en sortant. Promis, elle viendrait la chercher dimanche matin et elles passeraient la journée toutes les deux en amoureuses… Oui, comme quand elles vivaient ensemble. Maintenant il fallait ne penser qu’aux beaux châteaux et bien profiter de ces vacances merveilleuses que lui offrait son père… Et Antoine… oui… bien sûr !

Mathias parla avec Valentine et repassa le combiné à sa fille. Quand Emily raccrocha, il fit signe à Antoine de regarder discrètement Louis. Le petit garçon était assis tout seul devant la télévision, fixant l’écran… mais le poste était éteint.

Antoine prit son fils dans ses bras et lui fit un énorme câlin, un câlin qui contenait l’amour de quatre bras réunis.


*


Profitant de ce qu’Antoine donnait le bain aux enfants, Mathias retourna à la réception, prétextant avoir oublié son pull dans la Kangoo.

Dans le hall, il réussit, à grand renfort de gesticulations et d’articulations, à se faire comprendre du concierge. Malheureusement, l’hôtel ne possédait qu’un seul ordinateur, au bureau de la comptabilité, et les clients ne pouvaient y avoir accès pour envoyer des e-mails. En revanche, l’employé se proposa fort aimablement d’en envoyer un pour lui, dès que son patron aurait le dos tourné. Quelques minutes plus tard, Mathias lui remit un texte griffonné sur un bout de papier.

À une heure du matin, Audrey recevait l’e-mail suivant : Suis parta en Ecusse avec les enfins, reviendu samedi prochon, impassible de te joindre. Tu me manku teriballement. Matthiew.

Et le lendemain matin, alors qu’Antoine était déjà au volant de la Kangoo, les enfants ceinturés à l’arrière, le standardiste traversa le parking de l’hôtel en courant pour remettre une enveloppe à Mathias.

Mon Matthiew,

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Je m’inquiétais de ne pouvoir te joindre, j’espère que tu fais un beau voyage, j’aime tellement l’Écusse et ses Écussons. Je viendrai te voir bientôt, toi aussi tu me manku… beau cul trop.

Ta Hepburn.

Heureux, il replia la feuille et la rangea dans sa poche.

– Qu’est-ce que c’était ? demanda Antoine.

– Un duplicata de la note d’hôtel.

– C’est moi qui paie la nuit et c’est à toi qu’on donne la facture !

– Tu ne peux pas la passer dans tes frais, moi si ! Et puis arrête de parler et fais attention à la route, si j’en crois la carte, tu dois prendre la prochaine à droite… À

droite j’ai dit, pourquoi tu as pris à gauche ?

– Parce que tu tiens la carte à l’envers, andouille !


*


La voiture remontait vers le nord, direction les Highlands, ils s’arrêteraient dans le ravissant petit village de Speyside, célèbre pour ses distilleries de whiskey, et après le repas de midi, ils iraient tous visiter le fameux château de Cawdor. Emily raconta qu’il était trois fois hanté, d’abord par un ectoplasme mystérieux tout vêtu de soie violette, ensuite par le célèbre John Campbell de Cawdor, et enfin, par la bien triste femme sans mains. En apprenant qui était le troisième habitant des lieux, Antoine enfonça la pédale du frein, la voiture glissa sur plus de cinquante mètres.

– Qu’est-ce qui le prend ?

– Vous faites un choix tout de suite ! On déjeune ou on va voir la femme aux moignons, mais je ne fais pas les deux ! Trop c’est trop !

Les enfants hochèrent la tête, s’abstenant de tout autre commentaire. Décision collégiale fut prise, Antoine était exempté de visite, il les attendrait à l’auberge.

À peine arrivés, Emily et Louis s’échappèrent vers la boutique de souvenirs, laissant Antoine et Mathias seuls à table.

– Ce qui me fascine c’est que l’on dort depuis trois jours dans des endroits plus angoissants les uns que les autres et toi tu as l’air d’y prendre goût ! Ce matin pendant la visite du château tu avais quatre ans d’âge mental, dit Antoine.

– À propos de goût, répondit Mathias en lisant le menu, tu veux prendre le plat du jour ? C’est toujours bien de tester les spécialités locales.

– Ça dépend, c’est quoi ?

– Du haggis.

– Aucune idée de ce que c’est, mais va pour le haggis, dit Antoine à l’hôtesse qui prenait la commande.

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Dix minutes plus tard, elle posa devant lui une panse de brebis farcie et Antoine changea d’avis. Deux œufs au plat feraient l’affaire, il n’avait plus très faim. À la fin du repas, Mathias et les enfants partirent pour leur visite, laissant Antoine.

À la table voisine, un jeune homme et sa compagne parlaient de projets d’avenir. Tendant l’oreille, Antoine comprit que son voisin était architecte comme lui ; seul à table il s’ennuyait à mourir, cela faisait deux bonnes raisons d’engager la conversation.

Antoine se présenta et l’homme lui demanda s’il était bien français comme il avait cru le deviner. Antoine ne devait surtout pas s’offenser, son anglais était parfait, mais ayant vécu lui-même quelques années à Paris, il lui était facile d’identifier ce léger accent.

Antoine adorait les États-Unis et voulut savoir de quelle ville ils venaient, lui aussi avait reconnu leur accent.

Le couple était originaire de la côte Ouest, ils vivaient à San Francisco et prenaient des vacances bien méritées.

– Vous êtes venu en Écosse pour voir les fantômes ? interrogea Antoine.

– Non, pour ça j’ai ce qu’il faut à la maison, il me suffit d’ouvrir les placards, dit le jeune homme en regardant sa compagne.

Elle lui asséna en retour un coup de pied sous la table.

Il s’appelait Arthur, elle Lauren, tous les deux parcouraient l’Europe, suivant presque à la lettre l’itinéraire recommandé par un couple de leurs vieux amis, Georges Pilguez et sa compagne qui étaient revenus enchantés du périple qu’ils avaient l’ait l’an dernier. D’ailleurs au cours de ce voyage, ils s’étaient mariés en Italie.

– Et vous aussi, vous êtes venus ici vous marier ? demanda Antoine piqué par la curiosité.

– Non, pas encore, répondit la ravissante jeune femme.

– Mais nous fêtons un autre heureux événement, reprit son voisin. Lauren est enceinte, nous attendons notre bébé pour la fin de l’été. Il ne faut pas le dire, c’est un secret pour le moment.

– Je ne veux pas qu’on l’apprenne au Mémorial Hospital, Arthur ! dit Lauren.

Elle se tourna vers Antoine et le prit gentiment à partie.

– Je viens d’être titularisée, je préfère éviter que des rumeurs d’absentéisme circulent dans les couloirs. C’est normal, non ?

– Elle a été nommée chef de service l’été dernier et son métier l’obsède un peu, reprit Arthur.

La conversation se prolongea : la jeune médecin avait une repartie sans égal ; Antoine était émerveillé par la complicité qu’elle entretenait avec son compagnon.

Quand ils s’excusèrent – ils avaient de la route à faire – Antoine les félicita tous les deux pour le bébé et leur promit d’être discret. S’il visitait un jour San Francisco, il espérait n’avoir aucune raison de se rendre au Mémorial Hospital.

– Ne jurez de rien, croyez-moi… La vie a beaucoup plus d’imagination que nous !

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En partant, Arthur lui remit sa carte, lui faisant promettre de les appeler s’il venait un jour en Californie.


*


Mathias et les enfants revinrent fous de joie de leur après-midi. Antoine aurait dû les accompagner, le château de Cawdor était magnifique.

– Ça te dirait de découvrir San Francisco l’an prochain ? demanda Antoine en reprenant la route.

– Les hamburgers ce n’est pas mon truc, répondit Mathias.

– Eh ben, le haggis, ce n’est pas le mien et pourtant je suis là.

– Bon, eh bien, alors on verra l’an prochain. Tu ne veux pas rouler un peu plus vite, on se traîne là !

Le lendemain, ils filèrent vers le sud et firent une longue halte sur les rives du Loch Ness. Mathias paria cent livres sterling qu’Antoine ne serait « pas cap » de tremper un pied dans le lac, et il gagna son pari.

Le vendredi matin, les vacances s’achevaient déjà. À l’aéroport d’Édimbourg, Mathias bombarda Audrey de messages. Il en envoya un caché derrière un portant à journaux, deux autres depuis les toilettes où il avait dû retourner chercher un sac oublié au pied du lavabo, un quatrième pendant qu’Antoine passait sous le portique de sécurité, un cinquième dans son dos, en descendant la passerelle qui menait à l’avion, et un dernier pendant qu’Antoine rangeait les blousons des enfants dans les compartiments à bagages. Audrey était heureuse de le savoir de retour, elle avait une folle envie de le voir, elle viendrait bientôt.

Dans l’avion qui les ramenait, Antoine et Mathias se disputèrent – comme à l’aller – pour ne pas s’asseoir près du hublot.

Antoine n’aimait pas être coincé au fond de la rangée, Mathias rappelait qu’il avait le vertige.

– Personne n’a le vertige en avion, c’est bien connu, tu racontes n’importe quoi, râla Antoine en s’asseyant à la place contre son gré.

– Eh bien, moi quand je regarde le bout de l’aile, si !

– Eh bien, tu n’as qu’à pas le regarder, de toute façon, tu veux m’expliquer l’intérêt de regarder le bout d’une aile ? Tu as peur qu’elle se décroche ?

– J’ai peur de rien du tout ! C’est toi qui as peur que l’aile se décroche, c’est pour ça que tu ne veux pas t’asseoir au hublot. Qui est-ce qui serre les poings quand il y a des turbulences ?


*

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De retour à Londres, Emily résuma parfaitement l’amitié qui liait les deux hommes. Elle confia à son journal intime qu’Antoine et Mathias, c’étaient exactement les mêmes… mais en très différents, et cette fois Louis n’ajouta rien dans la marge.

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XV

Dans le bureau du directeur de l’information, ce vendredi matin, Audrey apprit une nouvelle qui la rendit folle de joie. La rédaction de la chaîne, satisfaite de son travail, avait décidé d’accorder plus d’importance à son sujet. Pour compléter son reportage, elle devrait se rendre dans la ville d’Ashford où une partie de la communauté française s’était installée. Le mieux pour réaliser les interviews serait d’aller à la rencontre des familles, le samedi midi à la sortie des écoles. Audrey en profiterait aussi pour retourner certaines images inutilisables à cause d’une histoire à laquelle le directeur de l’information ne comprenait rien. De toute sa carrière, il n’avait jamais entendu parler d’un « viseur de caméra qui décadrait les plans », mais il fallait bien un début à tout… Un cameraman professionnel la rejoindrait à Londres. Elle avait à peine le temps de rentrer chez elle pour faire sa valise, son train partait dans trois heures.



*


La porte s’était ouverte, mais Mathias n’avait pas jugé bon de quitter son ar-rière-boutique ; à cette heure de la journée, la plupart des clientes qui attendaient l’heure de la sortie de l’école entraient chez lui pour feuilleter les pages d’un magazine et repartaient quelques minutes plus tard sans rien acheter. C’est quand il entendit une voix au timbre légèrement éraillé demander s’il avait le Lagarde et Michard édition XVIIIe qu’il laissa tomber son livre et se précipita dans la librairie.

Ils se regardaient, chacun surpris du bonheur de retrouver l’autre ; pour Mathias la surprise était totale. Il la prit dans ses bras et cette fois ce fut elle qui eut presque le vertige. Pour combien de temps était-elle là ?… – Pourquoi parler déjà de son départ alors qu’elle venait à peine d’arriver ?… – Parce que le temps lui avait paru très long… Quatre jours ici… c’était court… Elle avait la peau douce, il avait envie d’elle… – Elle avait dans la poche de son imperméable la clé de l’appartement de Brick Lane… – Oui, il trouverait un moyen de faire garder sa fille, Antoine s’en occu-perait. – Antoine ?… – Un ami avec qui il était parti en vacances… mais assez parlé !

Il était si heureux de la voir, c’était sa voix à elle qu’il voulait entendre… – Il fallait qu’elle lui avoue quelque chose, elle avait un peu honte… mais d’avoir eu tant de mal à le joindre alors qu’il était en Ecosse… c’était difficile à dire… oh et puis autant l’avouer, elle avait fini par croire qu’il était marié, qu’il lui mentait… tous ces messages qui arrivaient toujours avant le dîner, et puis ensuite les silences des soirées…

elle était désolée, c’était à cause des cicatrices du passé… – Bien sûr qu’il ne lui en voulait pas… au contraire, maintenant tout était clair, c’était bien mieux quand les choses étaient claires. Evidemment qu’Antoine savait pour eux deux, là-bas il n’avait

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pas cessé de parler d’elle… Et il mourait d’envie de la rencontrer… peut-être pas ce week-end, puisque leur temps était compté… il ne voulait être qu’avec elle. – Elle reviendrait en début de soirée, maintenant elle avait rendez-vous à Pimlico avec un cameraman qu’elle emmenait à Ashford. Hélas oui, elle s’absenterait demain, peut-

être aussi dimanche, c’est vrai, ils n’auraient plus que deux jours si on enlevait ceux-là… Il fallait vraiment qu’elle file, elle était déjà en retard. Non, il ne pouvait pas l’accompagner à Ashford, la chaîne avait exigé un cadreur professionnel… Il n’avait aucune raison de faire cette tête, son collègue était marié et attendait un enfant… Il fallait qu’il la laisse partir, elle allait rater son rendez-vous… Elle aussi voulait encore l’embrasser. Elle le retrouverait au bar d’Yvonne… vers huit heures.


*


Audrey monta dans un taxi et Mathias se précipita sur le téléphone. Antoine était en réunion, il suffisait que McKenzie le prévienne de faire dîner les enfants et de ne surtout pas l’attendre. Rien de grave, un ami parisien de passage à Londres lui avait fait la surprise d’entrer dans sa librairie. Sa femme venait de le quitter, elle demandait la garde des enfants. Son copain était au plus mal, il allait s’occuper de lui ce soir. Il avait bien pensé le ramener à la maison mais ce n’était pas une bonne idée…

à cause des enfants. McKenzie était tout à fait d’accord avec Mathias, ç’aurait été une très mauvaise idée ! Il était sincèrement désolé pour l’ami de Mathias, quelle tristesse… Et à propos d’enfants, comment ceux de son ami prenaient-ils la chose ?

– Eh bien, écoutez McKenzie, je vais lui poser la question ce soir et je vous rappelle demain pour tout vous raconter !

McKenzie toussota dans le combiné et promit de transmettre le message. Mathias raccrocha le premier.


*


Audrey arriva en retard à son rendez-vous. Le cameraman écouta ce qu’elle attendait de lui et demanda s’il avait un espoir de pouvoir rentrer le soir même.

Audrey n’avait pas plus envie que lui de dormir à Ashford, mais le travail passerait avant tout. Rendez-vous fut donné pour le lendemain sur le quai de la gare, au départ du premier train.

De retour dans le quartier, elle passa chercher Mathias. Il y avait trois clientes dans sa libraire ; de la rue elle lui indiqua qu’elle l’attendrait chez Yvonne.

Audrey alla s’installer au comptoir.

– Je vous garde une table ? demanda la patronne.

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Audrey ne savait pas si elle dînerait ici. Elle préférait attendre au bar. Elle commanda une boisson. Le restaurant était désert et Yvonne s’approcha pour converser avec elle et tuer l’ennui.

– Vous êtes bien la journaliste qui enquêtez sur nous ? dit Yvonne en se levant.

Vous restez combien de temps, cette fois ?

– Quelques jours seulement.

– Alors, ce week-end, ne ratez surtout pas la grande fête des fleurs de Chelsea, dit Sophie qui venait de s’asseoir à côté d’elle.

L’événement, qui n’avait lieu qu’une fois par an, présentait les créations des plus grands horticulteurs et pépiniéristes du pays. On pouvait y voir et acheter de nouvelles variétés de roses et d’orchidées.

– La vie semble bien douce de ce côté de la Manche, dit Audrey.

– Tout dépend pour qui, répondit Yvonne. Mais je dois avouer que lorsqu’on a fait son trou dans le quartier, on n’a plus vraiment envie d’en sortir.

Yvonne ajouta, au grand bonheur de Sophie, qu’au fil du temps, les gens de Bute Street étaient devenus presque une famille.

– En tout cas, vous avez l’air de former une bien jolie bande d’amis, reprit Audrey en regardant Sophie. Vous vivez tous ici depuis longtemps ?

– À mon âge, on ne compte plus, Antoine a ouvert son agence ici un an après la naissance de son fils et l’installation de Sophie remonte à peu de temps après, si ma mémoire est bonne.

– Huit ans ! reprit Sophie en aspirant à la paille de son verre. Et Mathias est le dernier arrivé, conclut-elle.

Yvonne s’en voulait de l’avoir presque oublié.

– C’est vrai qu’il n’est ici que depuis peu, l’excusa Sophie.

Audrey rougit.

– Vous faites une drôle de tête, j’ai dit quelque chose ? demanda Yvonne.

– Non, rien de particulier. En fait, j’ai eu l’occasion de l’interviewer lui aussi, et il me semblait qu’il vivait en Angleterre depuis toujours.

– Il a débarqué le 2 février exactement, affirma Yvonne.

Elle ne pourrait jamais oublier cette date. Ce jour-là, John avait pris sa retraite.

– Le temps est relatif, ajouta-t-elle, Mathias doit avoir l’impression que son emménagement remonte à plus longtemps. Il a connu certaines déconvenues en s’installant ici.

– Lesquelles ? demanda discrètement Audrey.

– Il me tuerait si je parlais de ça. Oh, et puis de toutes les façons, il est le seul à ignorer ce que tout le monde sait.

– Je crois que tu as raison, Yvonne, Mathias te tuerait ! l’interrompit Sophie.

– Peut-être, mais tous ces secrets de polichinelle m’enquiquinent, et puis aujourd’hui j’ai envie de m’exprimer, reprit la maîtresse des lieux en se resservant un verre de bordeaux. Mathias ne s’est jamais remis de sa séparation d’avec Valentine…

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la mère de sa fille. Et bien qu’il soit prêt à jurer le contraire, il est venu en grande partie ici pour la reconquérir. Mais il n’a pas eu de chance, elle s’est fait muter à Paris au moment même où il arrivait en ville. Il m’en voudra encore plus de dire ça, mais je pense que la vie lui a rendu un sacré service. Valentine ne reviendra pas.

– Maintenant je pense qu’il va effectivement t’en vouloir, répéta Sophie pour couper la parole à Yvonne. Toutes ces histoires n’intéressent en rien mademoiselle.

Yvonne regarda les deux femmes assises à son bar et haussa les épaules.

– Tu as probablement raison et puis j’ai à faire.

Elle prit son verre et retourna vers l’office.

– Le jus de tomate est pour la maison, dit-elle en s’en allant.

– Je suis désolée, dit Sophie, gênée. Yvonne est d’ordinaire peu bavarde… sauf quand elle est triste. Et, à regarder la salle, la soirée ne s’annonce pas fameuse.

Audrey resta silencieuse. Elle reposa son verre sur le comptoir.

– Ça ne va pas ? demanda Sophie. Vous êtes toute pâle.

– C’est moi qui suis désolée, c’est à cause du train, j’ai eu mal au cœur pendant tout le voyage, dit Audrey.

Il fallut à Audrey puiser au fond d’elle-même pour masquer ce poids qui lui comprimait maintenant la poitrine. Ce n’était pas parce que Yvonne lui avait révélé pourquoi Mathias avait quitté Paris. Mais en entendant le prénom de Valentine, elle s’était sentie projetée au cœur d’une intimité qui ne lui appartenait pas et la morsure fut saisissante.

– Je dois avoir une tête épouvantable ? demanda Audrey.

– Non, vous reprenez des couleurs, répondit Sophie. Venez avec moi, allons faire quelques pas.

Elle l’invita à se rafraîchir dans son arrière-boutique.

– Voilà, maintenant il n’y paraît presque plus, dit Sophie. Il doit y avoir un virus dans l’air, moi aussi je me sens nauséeuse depuis ce matin.

Audrey ne savait pas comment la remercier. Mathias entra dans le magasin.

– Tu es là ? Je t’ai cherchée partout.

– Tu aurais dû commencer par ici, j’y suis toujours, répondit Sophie.

Mais c’est Audrey que Mathias regardait.

– J’étais venu admirer les fleurs en t’attendant, reprit cette dernière.

– On y va ? demanda Mathias, j’ai fermé la librairie.

Sophie se taisait, son regard se promenait d’Audrey à Mathias et de Mathias à Audrey. Et quand ils s’en allèrent tous les deux, elle ne put s’empêcher de penser qu’Yvonne avait vu juste. Si un jour Mathias avait vent de sa conversation, il aurait vraiment envie de la tuer.


Le taxi remontait Old Brompton Road. Au croisement de Clareville Grove, Mathias montra du doigt sa maison.

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– Ça a l’air grand, dit Audrey.

– Ça a du charme.

– Tu me feras visiter un jour ?

– Oui, un jour…, répondit Mathias.

Elle posa sa tête contre la vitre. Mathias lui caressait la main, Audrey était silencieuse.

– Tu es certaine que tu ne veux pas aller dîner ? demanda-t-il. Tu as l’air bizarre.

– J’ai mal au cœur, mais ça va passer.

Mathias proposa d’aller marcher, l’air du soir lui ferait du bien. Le taxi les dé-

posa le long de la Tamise. Ils s’assirent sur un banc, au bout de la jetée. Devant eux, les lumières de la tour Oxo se reflétaient dans le fleuve.

– Pourquoi as-tu voulu venir ici ? demanda Audrey.

– Parce que, depuis notre week-end, j’y suis retourné plusieurs fois. C’est un peu notre lieu à nous.

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