– Ce n’était pas la question que je te posais, mais cela n’a plus d’importance.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Rien, je t’assure, des choses idiotes m’ont traversé l’esprit, mais je les ai chassées.

– Alors ton appétit est revenu ?

Audrey sourit.

– Tu crois qu’un jour tu pourras monter là-haut ? demanda-t-elle en levant la tête.

Au dernier étage, les fenêtres du restaurant étaient illuminées.

– Un jour, peut-être, répondit Mathias songeur.

Il entraîna Audrey vers la promenade qui longeait la berge.

– Quelle était cette question que tu voulais me poser ?

– Je me demandais pourquoi tu étais venu vivre à Londres.

– J’imagine que c’était pour te rencontrer, répondit Mathias.

En entrant dans l’appartement de Brick Lane, Audrey entraîna Mathias vers la chambre. Dans un lit refait à la hâte, ils passèrent le reste de la soirée, enlacés l’un à l’autre ; plus le temps s’écoulait, plus le souvenir d’un mauvais moment passé au bar d’Yvonne s’effaçait. Àminuit, Audrey avait faim, le réfrigérateur était vide. Ils s’habillèrent à toute vitesse et descendirent en courant vers Spitalfields. Ils s’installèrent au fond d’un de ces restaurants ouverts toute la nuit. La clientèle était hétéroclite. Assis à côté d’une table de musiciens, ils se mêlèrent à leur conversation.

Et pendant qu’Audrey s’enflammait, soutenant contre l’avis des autres que Chet Baker avait été un bien plus grand trompettiste que Miles Davis, Mathias la dévorait des yeux.

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Les ruelles de Londres étaient belles, quand elle marchait à son bras. Ils écoutaient le bruit de leurs pas, jouaient avec leur ombre qui s’étirait sur le macadam à la lumière d’un lampadaire. Mathias raccompagna Audrey jusqu’à la maison en briques rouges, il se laissa à nouveau entraîner chez elle et repartit quand elle l’en chassa, bien trop tard dans la nuit. Elle prenait le train dans quelques heures et une grande journée de travail l’attendait. Elle ne savait pas quand elle rentrerait d’Ashford. Elle l’appellerait demain, c’était promis.

De retour chez lui, Mathias retrouva Antoine qui travaillait à son bureau.

– Qu’est-ce que tu fais encore debout ?

– Emily a fait un cauchemar, je me suis levé pour la calmer et je n’ai pas pu me rendormir, alors je rattrape mon retard.

– Elle va bien ? demanda Mathias inquiet.

– Je ne t’ai pas dit qu’elle était malade, je t’ai dit qu’elle avait fait un cauchemar. Vous l’avez cherché, avec vos histoires de fantômes.

– Dis-moi, tu n’as pas oublié pourquoi on est partis en Ecosse quand même ?

– Le week-end prochain, je commence les travaux chez Yvonne.

– Tu travaillais là-dessus ?

– Entre autres !

– Tu me montres ? dit Mathias en ôtant sa veste.

Antoine ouvrit le carton à dessins et étala les planches de perspectives devant son ami. Mathias s’extasia.

– Ça va être formidable ; qu’est-ce qu’elle va être contente !

– Elle peut !

– C’est toujours toi qui paies ses travaux ?

– Je ne veux pas qu’elle le sache, c’est bien clair entre nous ?

– Ça va coûter cher ce projet ?

– Si je ne compte pas les honoraires de l’agence, disons que j’y perdrai la marge de deux autres chantiers.

– Et tu en as les moyens ?

– Non.

– Alors pourquoi fais-tu ça ?

Antoine regarda longuement Mathias.

– C’est bien ce que tu as fait ce soir, remonter le moral d’un ami qui s’est fait larguer par sa femme, alors que tu souffres tant de ta séparation.

Mathias ne répondit rien, il se pencha sur les dessins d’Antoine et regarda une nouvelle fois à quoi ressemblerait bientôt la salle.

– Combien il y a de chaises en tout ? demanda-t-il.

– Autant que de couverts, soixante-seize !

– Et c’est combien la chaise ?

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– Pourquoi ? demanda Antoine.

– Parce que je vais les lui offrir, moi…

– Tu n’irais pas te fumer un bon cigare dans le jardin ? dit Antoine en prenant Mathias par l’épaule.

– Tu as vu l’heure ?

– Tu ne vas pas te mettre à inverser nos répliques, c’est la meilleure de toutes les heures, le jour va se lever, on y va ?

Assis sur le muret, Antoine sortit deux Monte Cristo de sa poche. Il huma les capes avant de les chauffer à la flamme d’une allumette. Quand il estima que le cigare de Mathias était prêt, il le coupa, le lui tendit et s’occupa de préparer le sien.

– C’était qui ton copain en détresse ?

– Un certain David.

– Jamais entendu parler ! répondit Antoine.

– Tu es sûr ? Tu m’étonnes… Je ne t’ai jamais parlé de David ?

– Mathias… tu as du gloss sur les lèvres ! Fous-toi encore de ma gueule et je remonte la cloison.


*


Audrey dormit pendant tout le trajet. En arrivant à Ashford, le cameraman dut la secouer pour la réveiller avant que le train entre en gare. La journée fut sans répit, mais l’entente entre eux très cordiale. Quand il lui demanda d’ôter son écharpe qui le gênait pour faire le point, elle eut une envie folle d’interrompre la prise et de se précipiter sur son portable. Mais la librairie sonnait toujours occupé, Louis avait passé une grande partie de l’après-midi dans l’arrière-boutique, assis devant l’ordinateur. Il échangeait des e-mails avec l’Afrique et Emily lui corrigeait toutes les fautes d’orthographe. C’était pour elle un bon moyen de calmer l’impatience qui la gagnait d’heure en heure, et pour cause…


… Le soir, autour de la table, elle annonça la nouvelle. Sa maman l’avait appelée, elle arriverait tard dans la nuit et logerait à l’hôtel de l’autre côté de Bute Street.

Elle viendrait la chercher demain matin. Ce serait un dimanche génial, elles le passeraient rien que toutes les deux.

À la fin du dîner, Sophie prit Antoine en aparté et lui proposa d’emmener Louis à la fête des fleurs de Chelsea. Son fils avait grandement besoin d’un moment de complicité féminine. Quand son père était là, il se confiait moins. Sophie lisait dans les yeux du petit garçon comme dans un livre ouvert.

Touché, Antoine la remercia. Et puis ça l’arrangeait, il en profiterait pour passer sa journée à l’agence. Il se débarrasserait ainsi du retard accumulé dans son tra-

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vail. Mathias ne disait rien. Après tout, que chacun organise son petit programme en l’oubliant, lui aussi avait le sien !… À condition toutefois qu’Audrey revienne d’Ashford. Son dernier message disait : Au pire, demain en fin d’après-midi.


*


Antoine avait quitté la maison dès l’aube. Bute Street dormait encore quand il entra dans l’agence. Il mit la cafetière en marche, ouvrit en grand les fenêtres de son bureau et se mit à la tâche.

Comme promis, Sophie passa chercher Louis à huit heures. Le petit garçon avait insisté pour porter son blazer et Mathias, encore titubant de sommeil, avait dû s’appliquer à bien faire le nœud de la petite cravate. La fête des fleurs de Chelsea avait ses coutumes et il était d’usage d’y être très élégant. Sophie avait fait rire Emily aux éclats, quand elle était entrée dans le salon avec son grand chapeau.

Dès que Louis et Sophie furent partis, Emily monta se préparer. Elle aussi voulait être jolie. Elle porterait une salopette bleue, des baskets, et son tee-shirt rose ; quand elle était habillée comme ça, sa mère disait toujours qu’elle était mignonne à croquer. On sonnait à la porte, elle voulait encore se coiffer, tant pis, elle ferait attendre sa maman, après tout, elle attendait bien depuis deux mois, elle.

Mathias, cheveux ébouriffés, accueillit Valentine en robe de chambre.

– Sexy ! dit-elle en entrant.

– Je pensais que tu arriverais plus tard.

– J’étais debout à six heures du matin et depuis je tourne en rond dans ma chambre d’hôtel. Emily est réveillée ?

– Elle se met sur son trente et un, mais chut, je ne t’ai rien dit, elle doit se changer pour la dixième fois, tu n’imagines pas dans quel état est la salle de bains.

– Elle a quand même hérité de deux, trois choses de son père cette enfant, dit Valentine en riant. Tu me prépares un café ?

Mathias se dirigea vers la cuisine et passa derrière le comptoir.

– C’est beau chez vous, s’exclama Valentine en regardant tout autour d’elle.

– Antoine a du goût… Pourquoi ris-tu ?

– Parce que c’est ce que tu disais de moi aux amis qui venaient dîner chez nous, dit Valentine en s’asseyant sur un tabouret.

Mathias remplit la tasse et la posa devant Valentine.

– Tu as du sucre ? demanda-t-elle.

– Tu n’en prends pas, répondit Mathias.

Valentine parcourut la cuisine du regard. Sur les étagères chaque chose était en ordre.

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– C’est formidable ce que vous avez construit ensemble.

– Tu te moques ? demanda Mathias en se servant à son tour un café.

– Non, je suis sincèrement impressionnée.

– Je te l’ai dit, Antoine y est pour beaucoup.

– Peut-être, mais ça respire le bonheur ici, et ça c’est toi qui dois y être pour beaucoup.

– Disons que je fais de mon mieux.

– Et rassure-moi, vous vous disputez quand même de temps en temps ?

– Antoine et moi ? Jamais !

– Je t’ai demandé de me rassurer !

– Bon, d’accord, un petit peu tous les jours !

– Tu crois qu’Emily en a encore pour longtemps à se préparer ?

– Que veux-tu que je te dise ?… Elle a quand même hérité de deux ou trois choses de sa mère, cette enfant !

– Tu n’as pas idée de ce qu’elle me manque.

– Si. Elle m’a manqué pendant trois ans.

– Elle est heureuse ?

– Tu le sais très bien, tu lui téléphones tous les jours.

Valentine s’étira en bâillant.

– Tu veux une autre tasse ? demanda Mathias en retournant vers la cafetière électrique.

– J’en aurais bien besoin, ma nuit a été courte.

– Tu es arrivée tard hier ?

– Raisonnablement, mais j’ai très peu dormi… impatiente de voir ma fille. Tu es sûr que je ne peux pas monter l’embrasser ? C’est une torture.

– Si tu veux lui gâcher son plaisir, vas-y, sinon résiste et laisse-la descendre.

Elle préparait déjà sa tenue en se couchant hier.

– En tout cas, je te trouve très en forme, même en peignoir, dit Valentine en posant sa main sur la joue de Mathias.

– Je vais bien, Valentine, je vais bien.

Valentine jouait à faire rouler un morceau de sucre sur le comptoir.

– J’ai repris la guitare tu sais ?

– C’est bien, je t’ai toujours dit que tu n’aurais pas dû arrêter.

– Je pensais que tu me rejoindrais à l’hôtel hier, tu connaissais la chambre…

– Je ne ferai plus ça, Valentine…

– Tu as quelqu’un ?

Mathias acquiesça.

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– Et c’est sérieux au point de te rendre fidèle ? Alors tu as vraiment changé…

Elle a de la chance.

Emily dévala l’escalier, traversa le salon et sauta dans les bras de sa maman.

Mère et fille s’enlaçaient dans un tourbillon de baisers, Mathias les regardait, et le sourire qui le gagnait témoignait que les années qui passent n’effacent pas toujours les moments écrits à deux.

Valentine prit sa fille par la main. Mathias les accompagna. Il ouvrit la porte de la maison, mais Emily avait oublié son sac à dos dans sa chambre. Pendant qu’elle remontait le chercher, Valentine l’attendit sur le perron.

– Je te la ramène vers six heures. Ça ira ?

– Pour le pique-nique avec ta fille, tu fais comme tu veux, mais moi je lui coupe les côtés du pain de mie. Bon, maintenant quand tu es avec elle, tu fais comme tu veux… mais elle aime mieux sans la croûte.

Valentine passa tendrement sa main sur la joue de Mathias.

– Détends-toi, on va s’en sortir elle et moi.

Et, se penchant par-dessus son épaule, elle cria à Emily de se presser.

– Dépêche-toi, ma chérie, on va perdre du temps.

Mais la petite fille la prenait déjà par la main, l’entraînant vers le trottoir.

Valentine revint vers Mathias et se pencha à son oreille.

– Je suis heureuse pour toi, tu le mérites, tu es un homme formidable.

Mathias resta quelques instants sur le perron à regarder Emily et Valentine qui s’éloignaient dans Clareville Grove.

Quand il rentra dans la maison, son téléphone portable sonnait. Il le cherchait partout, sans le trouver. Enfin, il le vit, posé sur le rebord de la fenêtre, il décrocha juste à temps et reconnut immédiatement la voix d’Audrey.

– De jour, dit-elle d’une voix triste, la façade est encore plus belle, et ta femme est vraiment ravissante.

La jeune journaliste qui avait quitté Ashford à l’aube pour faire une jolie surprise à l’homme dont elle était tombée amoureuse referma son téléphone et quitta Clareville Grove à son tour.

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XVI

Dans le taxi qui la ramenait vers Brick Lane, Audrey se disait que le mieux serait peut-être de ne plus jamais aimer. Pouvoir tout effacer, oublier les promesses, recracher ce poison au goût de trahison. Combien de jours et de nuits faudrait-il, cette fois encore, pour cicatriser ? Surtout, ne pas penser maintenant aux week-ends à venir. Réapprendre à contrôler les battements de son cœur quand on croit voir l’autre au détour d’un carrefour. Ne pas baisser les yeux parce qu’un couple s’embrasse sur un banc devant vous. Et ne plus jamais, jamais attendre que le télé-

phone sonne.

S’empêcher d’imaginer la vie de celui qu’on a aimé. Par pitié, ne pas le voir lorsqu’on ferme les yeux, ne pas penser à ses journées. Hurler que l’on est en colère, qu’on vous a trompée.

Que sera devenu le temps de la tendresse, des mains qui se croisaient quand on marchait ensemble ?

Dans le rétroviseur, le chauffeur voyait sa passagère pleurer.

– Ça va, madame ?

– Non, répondit Audrey emportée par un sanglot.

Elle lui demanda de bien vouloir s’arrêter ; le taxi se rangea sur le bas-côté.

Audrey ouvrit la portière et se jeta, pliée en deux, sur une rambarde. Et pendant qu’elle se vidait de tout ce chagrin-là, l’homme qui la conduisait coupa son moteur et, sans dire un mot, vint poser un bras maladroit sur son épaule. Il se contenta de lui offrir une présence. Quand il lui sembla que le plus gros de l’orage était passé, il reprit place derrière son volant, éteignit son compteur, et la raccompagna jusqu’à Brick Lane.


*


Mathias avait enfilé un pantalon, une chemise et la première paire de baskets qui lui était tombée sous la main. Il avait couru jusqu’à Old Brompton, mais il était arrivé trop tard. Depuis deux heures déjà, il arpentait les rues de Brick Lane, elles se ressemblaient toutes. Ce n’était pas celle-là, ni cette autre, dans laquelle il venait de tourner, encore moins cette impasse. À chaque carrefour il criait le prénom d’Audrey, mais personne ne se penchait aux fenêtres.

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Perdu, il rebroussa chemin vers le seul endroit qu’il reconnaissait, le marché.

Un serveur le salua à la terrasse d’un café, les allées étaient noires de monde. Deux heures déjà qu’il parcourait le quartier. En désespoir de cause, il retourna s’asseoir sur un banc qui lui était familier. Soudain, il sentit une présence dans son dos.

– Quand Romain m’a quittée, il m’a dit qu’il m’aimait, mais que c’était avec sa femme qu’il devait vivre. Tu crois que le cynisme est sans limites ? dit Audrey en s’asseyant à côté de lui.

– Je ne suis pas Romain.

– Moi, j’ai été sa maîtresse pendant trois ans ; trente-six mois dans l’attente d’une promesse qu’il n’a jamais tenue. Qu’est-ce qu’il y a de déglingué chez moi pour que je retombe amoureuse d’un homme qui en aime une autre ? Je n’ai plus la force, Mathias. Je ne veux plus jamais regarder ma montre en me disant que celui que j’aime vient de rentrer chez lui, qu’il s’assied à la table d’une autre, lui dit les mêmes mots, fait comme si je n’avais pas existé… Je ne veux plus jamais me dire que je n’étais qu’un épisode, une aventure qui les aura rapprochés, qu’il a compris grâce à moi que c’est elle qu’il aimait… J’en ai perdu tant de dignité que j’ai même fini par avoir de la compassion pour elle ; je te le jure, je me suis surprise un jour à être en colère des mensonges qu’il avait dû lui faire. Si elle l’avait entendu, si elle avait vu ses yeux, son envie, quand il me retrouvait en cachette. Je m’en veux tellement d’avoir été conne à ce point-là. Je ne veux plus jamais entendre la voix de cette amie qui croit vous protéger et vous dit que l’autre aussi s’est trompé, qu’il était peut-être sincère ; et surtout pas, non surtout pas que c’est mieux comme ça ! Je ne veux plus jamais d’une demi-vie. J’ai mis des mois à pouvoir croire à nouveau que, moi aussi, j’en méritais une entière.

– Je ne vis pas avec Valentine, elle était juste venue chercher sa fille.

– Le pire, Mathias, ce n’est pas de l’avoir vue t’embrasser sur le perron, toi en peignoir, elle, belle comme je ne le serai jamais…

– Elle ne m’embrassait pas, elle me confiait un secret qu’elle ne voulait pas qu’Emily entende, l’interrompit Mathias, et si seulement tu savais…

– Non, Mathias, le pire, c’est la façon dont tu la regardais.

Et, comme il se taisait, elle le gifla.

Alors Mathias passa le reste de l’après-midi à tout lui dire de sa nouvelle vie, à lui parler de l’amitié qui le liait à Antoine, de toutes ces différences sur lesquelles ils avaient réussi à construire une telle complicité. Elle l’écoutait sans rien dire, et plus tard encore, quand il lui raconta ses vacances en Écosse, elle en retrouva presque le sourire.

Ce soir, elle préférait rester seule, elle était épuisée. Mathias comprenait. Il proposa de venir la chercher le lendemain, ils iraient dîner tous les deux au restaurant. Audrey accepta l’invitation, mais elle avait une autre idée…


*


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Quand il arriva dans Clareville Grove, il vit le taxi de Valentine disparaître au coin de la rue. Antoine et les enfants l’attendaient dans le salon. Louis avait passé une journée géniale avec Sophie. Emily était un peu cafardeuse, mais elle retrouva toute la tendresse du monde dans les bras de son père. La soirée fut consacrée à coller les photos des vacances dans des albums. Mathias attendit qu’Antoine fût couché, il frappa à la porte de sa chambre et entra.

– Je vais te demander une petite dérogation exceptionnelle à la règle n 2, tu ne vas me poser aucune question et tu me diras oui.

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XVII

Un silence insolite régnait dans la maison. Les enfants révisaient leurs devoirs, Mathias mettait le couvert, Antoine faisait la cuisine. Emily posa son livre sur la table et récita à voix basse la page d’histoire qu’elle venait d’apprendre par cœur. Hésitant sur un paragraphe, elle tapota l’épaule de Louis avachi sur sa copie.

– Juste après Henri IV, c’était qui ? chuchota-t-elle.

– Ravaillac ! répondit Antoine en ouvrant le réfrigérateur.

– Ah ben même pas ! dit Louis affirmatif.

– Demande à Mathias, tu verras bien !

Les deux enfants échangèrent un regard de connivence et replongèrent aussitôt dans leurs cahiers. Mathias posa la bouteille de vin qu’il venait de déboucher et se rapprocha d’Antoine.

– Qu’est-ce que tu nous as fait de bon à dîner ? demanda-t-il d’une voix douce-reuse.

Le ciel tonna, une lourde pluie se mit à frapper aux carreaux de la maison.

– Pause orage ! dit Antoine.

Plus tard, Emily confierait à son journal intime que le plat que son père détestait le plus au monde c’était le gratin de courgettes, et Louis ajouterait dans la marge que, ce soir-là, son papa avait fait du gratin de courgettes.


*


On sonna à la porte, Mathias contrôla une dernière fois son apparence dans le petit miroir de l’entrée et ouvrit à Audrey.

– Entre vite, tu es trempée.

Elle ôta son trench-coat et le tendit à Mathias. Antoine rajusta son tablier et vint l’accueillir à son tour. Elle était irrésistible dans sa petite robe noire.

Un couvert pour trois était élégamment mis. Mathias servit le gratin et la conversation alla bon train. Journaliste dans l’âme, Audrey avait coutume de mener les débats ; pour ne pas parler de soi, le meilleur moyen était de poser beaucoup de questions aux autres, stratégie d’autant plus efficace quand votre interlocuteur ne s’en rendait pas compte. À la fin du repas, si Audrey avait appris bien des choses sur

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l’architecture, Antoine, lui, aurait eu bien du mal à définir le métier de journaliste reporter indépendant.

Quand Audrey l’interrogea sur leurs vacances en Écosse, Antoine se fit un plaisir de lui montrer des photos. Il se leva, prit un, puis deux, puis trois albums dans la bibliothèque, avant de revenir s’asseoir près d’elle en rapprochant sa chaise.

Et de page en page, les anecdotes qu’il relatait se concluaient toutes d’un regard appuyé vers son meilleur ami et invariablement par : « Hein Mathias ! »

Et même si ce dernier luttait pour réprimer son agacement, il préférait rester en retrait et ne pas troubler la complicité qui s’établissait entre Antoine et Audrey.

À la fin du dîner, Emily et Louis redescendirent, en pyjama, pour venir dire bonsoir et il fut impossible de leur refuser de rester à la table. Emily s’assit à côté d’Audrey et prit aussitôt le relais d’Antoine. Elle s’appliqua à commenter toutes les photos, prises cette fois aux sports d’hiver l’année passée. À l’époque, expliquèrent Emily et Louis à tour de rôle, Papa et Papa ne vivaient pas encore ensemble, mais tout le monde se retrouvait pour les vacances, sauf celles de Noël, où c’était une année sur deux, ajouta la petite fille.

Audrey feuilletait le troisième album, depuis la cuisine Mathias ne la quittait pas des yeux. Quand sa fille avait posé une main sur le bras d’Audrey, un sourire avait éclairé son visage, il en était certain.

– Votre dîner était délicieux, dit-elle à Antoine.

Il la remercia et désigna aussitôt une photographie, collée de travers.

– Celle-là, c’était juste avant que le brancard ne redescende Mathias de la piste. Là, sous la cagoule rouge c’est moi, les enfants n’étaient pas dans le cadre. En fait Mathias n’avait rien du tout, c’était juste une grosse chute.

Et comme Mathias se rongeait les ongles, il en profita pour lui donner une lé-

gère tape sur la main.

– Bon on ne va peut-être pas remonter aux vacances de maternelle, dit Mathias, exaspéré, recommençant à se ronger les ongles.

Cette fois, Antoine tira sur sa manche.

– Mousse aux trois chocolats et écorces d’orange, annonça Antoine à demi-voix. D’habitude on me demande la recette, mais là, je ne sais pas ce qui s’est passé, elle est retombée, ajouta-t-il en remuant la louche dans la jarre.

Il avait l’air si contrarié en regardant sa préparation qu’Audrey intervint.

– Vous avez de la glace pilée ? demanda-t-elle.

Mathias se leva à nouveau et remplit un bol de glaçons.

– C’est tout ce que nous avons.

Audrey enveloppa les glaçons dans sa serviette et donna de grands coups sur le plan de travail. Quand elle la déplia, elle contenait une neige épaisse qu’elle incorpora aussitôt à la mousse. En quelques loues de spatule, le dessert avait repris sa consis-tance.

– Et voilà, dit-elle en servant les enfants, sous le regard médusé d’Antoine.

– Dessert et au lit ! dit Mathias à Emily.

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– Tu leur avais promis un film ! s’interposa Antoine.

Emily et Louis avaient déjà filé vers le canapé du salon, Audrey continua de servir la mousse au chocolat.

– Pas trop pour lui, dit Antoine, il ne digère pas bien le soir.

Antoine ne prêtait aucune attention à Mathias qui lui lançait un regard noir. Il recula sa chaise pour permettre à Audrey de passer.

– Laissez-moi vous aider, insista-t-elle, quand Antoine voulut lui ôter les assiettes des mains.

– Alors vous avez toujours été journaliste ? poursuivit-il, affable, en ouvrant le robinet de l’évier.

– Depuis l’âge de cinq ans, répondit Audrey, rieuse.

Mathias se leva, prit le torchon des mains d’Audrey et lui suggéra d’aller au salon. Elle rejoignit les enfants dans le canapé. Dès qu’elle s’éloigna, Mathias se pencha vers Antoine.

– Et toi, crétin, tu as toujours été architecte ?

Continuant de l’ignorer, Antoine se retourna pour observer Audrey. Emily et Louis s’étaient blottis contre elle, l’inclinaison de leurs têtes annonçait l’arrivée du sommeil. Antoine et Mathias abandonnèrent aussitôt vaisselle et torchon pour aller les coucher.

Audrey les regarda monter l’escalier, portant chacun dans ses bras son petit ange au visage endormi. Quand ils arrivèrent sur le palier, aucun adulte ne vit le clin d’œil complice que venaient d’échanger Louis et Emily. Les deux pères redescendirent quelques minutes plus tard, Audrey avait déjà remis son imperméable et attendait debout au milieu du salon.

– Je vais rentrer, il est tard, dit-elle, merci beaucoup pour cette soirée.

Mathias décrocha sa gabardine du portemanteau, et annonça à Antoine qu’il la raccompagnait.

– Je serais heureuse que vous me donniez un jour la recette de cette mousse, reprit Audrey en embrassant Antoine sur la joue.

Elle descendit les marches du perron au bras de Mathias et Antoine referma la porte de la maison.

– On trouvera un taxi sur Old Brompton, dit Mathias. C’était bien, non ?

Audrey se taisait, écoutant leurs pas résonner dans la rue déserte.

– Emily t’a adorée.

Audrey acquiesça d’un léger mouvement de tête.

– Ce que je veux dire, ajouta Mathias, c’est que si toi et moi…

– J’ai compris ce que tu voulais dire, l’interrompit Audrey.

Elle s’arrêta pour lui faire face.

– J’ai eu un appel de ma rédaction cette après-midi. Je suis titularisée.

– Et c’est une bonne nouvelle ? demanda Mathias.

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– Très ! Je vais enfin avoir mon émission hebdomadaire… à Paris, ajouta-t-elle en baissant les yeux.

Mathias la regarda, attendri.

– Et j’imagine que tu te bats pour ça depuis longtemps ?

– Depuis l’âge de cinq ans…, répondit Audrey, le sourire fragile.

– C’est compliqué la vie, hein ? reprit Mathias.

– C’est de faire des choix qui est compliqué, répondit Audrey. Tu retournerais vivre en France ?

– Tu es sérieuse ?

– Il y a cinq minutes sur le trottoir là-bas, tu allais me dire que tu m’aimais, tu étais sérieux ?

– Bien sûr que je suis sérieux, mais il y a Emily…

– Je ne demande qu’à l’aimer, Emily… mais à Paris.

Audrey leva la main, un taxi se rangea sur le côté.

– Et puis il y a la librairie…, murmura Mathias.

Elle posa sa main sur sa joue et recula vers la chaussée.

– C’est merveilleux, ce que vous avez construit, avec Antoine ; tu as beaucoup de chance, tu l’as trouvé, ton équilibre.

Elle monta à bord et referma aussitôt la portière. Penchée à la vitre elle regardait Mathias, il avait l’air si perdu sur ce trottoir.

– N’appelle pas, c’est déjà assez difficile comme ça, dit-elle d’une voix triste ; j’ai ta voix sur mon répondeur, je l’écouterai encore quelques jours et puis, promis, ensuite je l’effacerai.

Mathias avança vers elle, prit sa main et l’embrassa.

– Alors je n’aurai plus le droit de te voir ?

– Si, répondit Audrey… tu me verras à la télévision.

Elle fit signe au chauffeur et Mathias regarda le taxi disparaître dans la nuit.

Il rebroussa chemin dans la rue déserte. Il lui semblait encore voir les traces des pas d’Audrey sur le trottoir mouillé. Il s’adossa à un arbre, prit sa tête dans ses mains et se laissa glisser le long du tronc.

Le salon était éclairé par une seule petite lampe posée sur le guéridon. Antoine attendait, assis dans le fauteuil en cuir. Mathias venait d’entrer.

– J’avoue qu’avant j’étais contre, mais là…, s’exclama Antoine.

– Ah oui, là…, répondit Mathias en se laissant choir dans le fauteuil en vis-à-

vis.

– Ah non, parce que là, vraiment… elle est formidable !

– Bon, eh bien, si tu en es convaincu, tant mieux ! répondit Mathias en serrant les mâchoires.

Il se leva et se dirigea vers l’escalier.

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– Je me demande si on ne lui a pas fait un tout petit peu peur ? questionna Antoine.

– Ne te le demande plus !

– On n’a pas fait un petit peu couple, quand même ?

– Mais non, pourquoi ? questionna Mathias en haussant le ton.

Il se rapprocha d’Antoine et lui prit la main.

– Mais pas du tout ! Et puis surtout, tu n’as rien fait pour… Ça fait couple, ça ?

dit-il en lui assénant une tape sur la paume. Rassure-moi, ça ne fait pas couple, répé-

ta-t-il en tapant à nouveau. Elle est tellement formidable qu’elle vient de me quitter !

– Attends, ne mets pas tout sur mon dos, les enfants aussi ont mis le paquet.

– Ta gueule, Antoine ! dit Mathias en s’éloignant vers l’entrée.

Antoine le rattrapa et le retint par le bras.

– Mais qu’est-ce que tu croyais ? Que ce ne serait pas difficile pour elle ?

Quand est-ce que tu vas voir la vie autrement que par tes petites prunelles ?

Et alors qu’il lui parlait de ses yeux, il les vit se remplir de larmes. Sa colère retomba aussitôt. Antoine prit Mathias par l’épaule et le laissa épancher son chagrin.

– Je suis désolé mon vieux, allez, calme-toi, dit-il en le serrant contre lui, ce n’est peut-être pas fichu ?

– Si, c’est foutu, dit Mathias en ressortant de la maison.

Antoine le laissa s’éloigner dans la rue. Mathias avait besoin d’être seul.

Il s’arrêta au carrefour d’Old Brompton, c’était là qu’il avait pris un taxi la dernière fois avec Audrey. Un peu plus loin, il passa devant l’atelier d’un facteur de pianos ; Audrey lui avait confié qu’elle en jouait de temps à autre et qu’elle rêvait de reprendre des cours ; mais, dans le reflet de la vitrine, c’était sa propre image qu’il détestait.

Ses pas le guidèrent jusqu’à Bute Street. Il vit le rai de lumière qui passait sous le rideau de fer du restaurant d’Yvonne, entra dans l’impasse et frappa à la porte de service.


*


Yvonne posa ses cartes et se leva.

– Excusez-moi une minute, dit-elle à ses trois amies.

Danièle, Colette et Martine râlèrent de concert. Si Yvonne quittait la table, elle perdait le coup d’office.

– Tu as du monde ? dit Mathias en entrant dans la cuisine.

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– Tu peux jouer avec nous si tu veux… Tu connais déjà Danièle, elle est coriace, mais elle bluffe tout le temps, Colette est un peu pompette et Martine est facile à battre.

Mathias ouvrit le réfrigérateur.

– Tu as quelque chose à grignoter ?

– Il reste du rôti de ce soir, répondit Yvonne en observant Mathias.

– Je serais plutôt pour une douceur… Ça me ferait du bien, une petite douceur.

Mais va, ne te soucie pas de moi, je vais trouver mon bonheur là-dedans.

– À voir ta tête, je doute que tu le trouves dans mon frigo !

Yvonne retourna dans la salle rejoindre ses amies.

– Tu as perdu le coup ma vieille, dit Danièle en ramassant les cartes.

– Elle a triché, annonça Colette en se resservant un verre de vin blanc.

– Et moi ? dit Martine en tendant son verre. Quelqu’un t’a dit que je n’avais pas soif ?

Colette regarda la bouteille, rassurée, il y avait encore de quoi servir Martine.

Yvonne prit les cartes des mains de Danièle. Pendant qu’elle les battait, ses trois copines tournèrent la tête vers la cuisine. Et comme la maîtresse des lieux ne bronchait pas, elles haussèrent les épaules et replongèrent dans leur partie.

Colette toussota, Mathias venait d’entrer, il s’assit à leur table et les salua. Da-nièle lui servit un jeu d’office.

– Le coup est à combien ? demanda Mathias inquiet en voyant le pécule entassé sur la table.

– Cent et on se tait ! répondit Danièle du tac au tac.

– Je passe, annonça aussitôt Mathias en jetant ses cartes.

Les trois copines qui n’avaient même pas eu le temps de regarder les leurs lui jetèrent un regard incendiaire avant d’abattre à leur tour. Danièle regroupa les cartes en pile, fit couper à Martine et redistribua. Une fois encore, Mathias déplia sa poignée et annonça tout de suite qu’il passait.

– Tu veux peut-être parler ? suggéra Yvonne.

– Ah non ! reprit aussitôt Danièle, pour une fois que tu ne jacasses pas à chaque pli, on se tait !

– Ce n’est pas à Martine qu’elle s’adressait, mais à lui ! rétorqua Colette en montrant Mathias du doigt.

– Eh bien, lui non plus il ne parle pas ! reprit Martine. Dès que je dis un mot je me fais rembarrer. Ça fait trois tours de suite qu’il passe, alors qu’il parle avec sa mise et qu’il se taise !

Mathias prit la pile et distribua les cartes.

– Qu’est-ce que tu vieillis mal ma vieille, reprit Danièle à l’intention de Martine, on ne te parle pas de parler pendant la partie, mais de le laisser parler lui ! Tu ne vois pas qu’il en a gros sur la patate !

Martine réordonna son jeu et dodelina de la tête.

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– Ah ben là c’est différent, s’il doit parler alors qu’il parle, qu’est-ce que tu veux que je te dise !

Elle étala un brelan d’as et ramassa la mise. Mathias prit son verre et le but d’un trait.

– Il y a des gens qui font deux heures de transport en commun tous les jours pour aller travailler ! dit-il en parlant tout seul.

Les quatre amies se regardèrent sans dire un mot.

– Paris, ce n’est jamais qu’à deux heures quarante, ajouta Mathias.

– On va se faire le temps de trajet de toutes les capitales européennes ou on joue au poker ? tempêta Colette.

Danièle lui donna un coup de coude pour qu’elle se taise.

Mathias les regarda tour à tour, avant de reprendre sa litanie.

– C’est quand même compliqué de changer de ville et de retourner vivre à Paris…

– C’est moins compliqué que d’immigrer de Pologne en 1934 si tu veux mon avis ! grommela Colette en jetant une carte.

Cette fois, ce fut Martine qui lui donna un coup de coude.

Yvonne tança Mathias du regard.

– Ça ne semblait pas l’être tant que ça au début du printemps ! répondit-elle du tac au tac.

– Pourquoi dis-tu ça ? demanda Mathias.

– Tu m’as très bien comprise !

– Nous on n’a rien compris en tout cas, reprirent en chœur ses trois copines.

– Ce n’est pas la distance physique qui abîme un couple, c’est celle qu’on installe dans sa vie. C’est pour ça que tu as perdu Valentine, pas parce que tu l’avais trompée. Elle t’aimait trop pour ne pas finir un jour par te pardonner. Mais tu étais si loin d’elle. Il serait temps que tu te décides à grandir un peu, essaie au moins de le faire avant que ta fille soit plus mûre que toi ! Maintenant tais-toi, c’est à toi de jouer !

– Je vais peut-être aller nous rouvrir une bouteille, annonça Colette en quittant la table.


*


Mathias avait noyé son chagrin en compagnie des quatre sœurs Dalton. Ce soir-là, en remontant l’escalier de la maison, il eut un vrai sentiment de vertige.


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*


Le lendemain, Antoine raccompagna les enfants de l’école avant de repartir aussitôt. Il avait beaucoup de travail à l’agence à cause du chantier d’Yvonne. Et puisque Mathias courait au parc pour se changer les idées, Sophie vint les garder pendant deux heures. Emily se dit que si son père voulait changer d’idée, il aurait dû en choisir une meilleure ; aller courir au parc, c’était pas très malin dans son état.

Depuis que son papa avait mangé du gratin de courgettes, il avait vraiment une mine épouvantable et son vertige empirait. Et comme ça remontait maintenant à deux jours, c’était quand même qu’il devait couver quelque chose.

Après concertation avec Louis, il fut décidé de ne faire aucun commentaire.

Avec un peu de chance, Sophie resterait dîner et quand elle était là c’était toujours une bonne nouvelle : plateau-télé et couché tard.


*


Ce soir-là justement, Emily confia à son journal intime qu’elle avait bien remarqué que quelque chose ne tournait pas rond. Au moment où elle avait entendu le bruit de la chute dans l’escalier, elle avait dit à Louis d’appeler tout de suite les secours, et Louis ajouta dans la marge que les secours en question, c’était son papa.


*


Antoine faisait les cent pas dans le couloir du centre médical. La salle d’attente était pleine à craquer. Chacun attendait son tour, feuilletant les magazines écornés empilés sur la table basse. Inquiet comme il l’était, il n’avait aucun goût pour la lecture.

Enfin, le médecin sortait de la salle d’examen et venait à sa rencontre. Le docteur le pria de bien vouloir le suivre et l’entraîna à l’écart.

– Il n’y a aucune contusion cérébrale, juste un gros hématome sur le front, et les radios sont tout à fait rassurantes. À titre préventif, nous avons fait une échogra-phie. On ne voit pas grand-chose, mais la meilleure nouvelle que je puisse vous donner, c’est que le bébé n’a rien.

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XVIII

La porte du box s’entrouvrit. Sophie portait une blouse bleue et les chaussons qu’on lui avait fait mettre pour les examens.

– Va m’attendre dehors, dit-elle à Antoine.

Il retourna s’asseoir sur les chaises, en face de l’accueil. Elle avait une toute petite mine quand elle le rejoignit.

– Tu attendais quoi pour m’en parler ? demanda Antoine.

– Te parler de quoi ?… Ce n’est pas une maladie.

– Le père, c’est le type à qui j’écris tes lettres ?

La caissière du dispensaire fit un signe à Sophie. Le compte-rendu était dacty-lographié, elle pouvait venir régler.

– Je suis fatiguée Antoine, je paie et tu me ramènes !


*


La clé tournait dans la serrure. Mathias posa son portefeuille dans le vide-poches de l’entrée. Installé dans le fauteuil en cuir, Antoine lisait à la faveur de la lampe du guéridon.

– Pardon, il est tard mais j’avais un boulot de dingue.

– Mmm.

– Quoi ?

– Rien, tu as un boulot de dingue tous les soirs.

– Ben voilà, j’ai un boulot de dingue !

– Parle moins fort, Sophie dort dans le bureau.

– Tu es sorti ?

– De quoi tu parles ?… Elle a eu un malaise.

– Ah mince, c’est grave ?

– Elle a vomi et elle s’est évanouie.

– Elle a mangé de ta mousse au chocolat ?

– Une femme qui vomit et qui s’évanouit, tu veux un sous-titre ?

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– Oh merde ! dit Mathias en se laissant tomber dans le fauteuil en vis-à-vis.


*


Tard dans la nuit, Antoine et Mathias étaient face à face, assis à la table de la cuisine. Mathias n’avait toujours pas dîné, Antoine sortit une bouteille de vin rouge, une panière et une assiette de fromages.

– C’est formidable le XXIe siècle, dit Mathias, on divorce pour un rien, les femmes font leurs enfants avec des surfeurs de passage et après, elles disent qu’elles nous trouvent moins sûrs de nous qu’avant…

– Oui et puis il y a aussi des hommes qui vivent à deux, sous le même toit… Tu vas nous débiter toutes les conneries que tu as en stock ?

– Tiens, passe-moi le beurre, demanda Mathias en se préparant une tartine.

Antoine déboucha la bouteille.

– Il faut qu’on l’aide, dit-il en se servant un verre.

Mathias reprit la bouteille des mains d’Antoine et se servit à son tour.

– Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-il.

– Il n’y a pas de père… Je vais reconnaître l’enfant.

– Et pourquoi toi ? s’insurgea Mathias.

– Par devoir, et puis parce que je l’ai dit en premier.

– Ah oui, ça c’est deux vraies bonnes raisons.

Mathias réfléchit quelques instants et but d’un trait le verre d’Antoine.

– De toute façon, ça ne pourra pas être toi, elle ne voudra jamais d’un père aveugle, dit-il le sourire aux lèvres.

Les deux amis se regardaient en silence, et comme Antoine ne comprenait pas l’allusion de son ami, Mathias poursuivit :

– Ça fait combien de temps que tu t’écris des lettres à toi-même ?

La porte du bureau venait de s’ouvrir, Sophie apparut en pyjama, les yeux rougis ; elle regardait les deux compères.

– C’est dégueulasse votre conversation, dit-elle en les dévisageant.

Elle ramassa ses affaires, les roula en boule sous son bras et sortit dans la rue.

– Tu vois, c’est bien ce que je disais, t’es complètement aveugle ! répéta Mathias.

Antoine se précipita. Sophie était déjà loin sur le trottoir, il courut et finit enfin par la rejoindre. Elle continuait de marcher vers le boulevard.

– Arrête-toi ! dit-il en la prenant entre ses bras.

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Leurs lèvres se rapprochèrent, jusqu’à venir se frôler, et pour la première fois, ils s’embrassèrent. Le baiser dura et puis Sophie releva la tête et regarda Antoine.

– Je ne veux plus te voir Antoine, plus jamais, et lui non plus.

– Ne dis rien, chuchota Antoine.

– Tu fais des dîners pour dix mais tu ne t’assieds jamais à table ; tu as du mal à joindre les deux bouts et tu refais le restaurant d’Yvonne ; tu t’es mis en ménage avec ton meilleur ami parce qu’il se sentait seul alors que toi, tu n’en avais pas vraiment envie ; tu crois vraiment que je te laisserai élever mon enfant ? Et tu sais le plus terrible ? C’est que c’est pour toutes ces raisons que je suis amoureuse de toi depuis toujours. Maintenant va faire tes devoirs et fiche-moi la paix.

Les bras ballants, Antoine regarda Sophie s’éloigner, seule, en pyjama sur Old Brompton.


*


De retour à la maison, il retrouva Mathias, assis sur le parapet du jardin.

– On devrait se donner une seconde chance tous les deux.

– Ça ne marche jamais les secondes chances, bougonna Antoine.

Mathias sortit un cigare de sa poche, fit rouler la cape entre ses doigts et l’alluma.

– C’est vrai, répondit-il, mais nous ce n’est pas pareil, on ne couche pas !

– Tu as raison, ça c’est vraiment un plus ! répondit Antoine, ironique.

– Qu’est-ce qu’on risque ? demanda Mathias en regardant les volutes de fu-mée.

Antoine se leva, prit le cigare de Mathias. Il se dirigea vers la maison et se retourna sur le pas de la porte.

– Rien, à part se marrer !

Et il entra dans le salon en tirant une énorme bouffée de cigare.


*


Les bonnes résolutions furent mises en pratique dès le lendemain. Les cheveux pleins de mousse, Mathias chantait à tue-tête dans sa baignoire l’air de la Traviata, même si le cœur n’y était pas. Du bout de l’orteil, il fit tourner le robinet pour rehausser la température de son bain. Le filet d’eau qui coulait était glacial. De l’autre côté du mur, Antoine, bonnet sur la tête, se frottait le dos avec une brosse en crin, sous

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une douche brûlante. Mathias entra dans la salle de bains d’Antoine, ouvrit la porte de la douche, coupa l’eau chaude et retourna dans sa baignoire, laissant dans son sillage une ribambelle de petits nuages de mousse sur le parquet.

Une heure plus tard, les deux amis se rejoignirent sur le palier d’étage, tous deux vêtus d’une robe de chambre identique, fermée jusqu’au col. Chacun entra dans la chambre de son enfant pour le coucher. De retour en haut des escaliers, ils abandonnèrent leurs tenues sur le sol et descendirent les marches d’un pas synchrone, mais cette fois en caleçon, chaussettes, chemise blanche et nœud papillon. Ils enfilè-

rent leurs pantalons, pliés sur les accoudoirs du gros fauteuil, nouèrent les lacets de leurs chaussures et vinrent s’asseoir sur le canapé du salon, aux côtés de la baby-sitter qui avait été appelée pour l’occasion.

Plongée dans ses mots croisés, Danièle fit glisser la monture de ses lunettes jusqu’au bout de son nez et les regarda à tour de rôle.

– Pas plus tard que une heure du matin !

Les deux hommes se levèrent d’un bond et se dirigèrent vers la porte d’entrée.

Alors qu’ils s’apprêtaient à sortir, Danièle avisa les robes de chambre qui avaient glissé sur les marches et leur demanda si « mettre de l’ordre » en six lettres leur disait quelque chose.


La discothèque était bondée. Mathias se retrouva écrasé contre le bar qu’Antoine peinait à atteindre. Une créature semblant sortie des pages d’un magazine levait la main pour attirer l’attention d’un serveur. Mathias et Antoine échangèrent un regard, mais à quoi bon. Si l’un ou l’autre avait trouvé le courage de lui parler, le volume de la musique aurait rendu tout échange impossible. Le barman demanda enfin à la jeune femme ce qu’elle désirait boire.

– N’importe quoi du moment qu’il y a une petite ombrelle dans le verre, ré-

pondit-elle.

– On s’en va ? hurla Antoine à l’oreille de Mathias.

– Le dernier qui arrive au vestiaire invite l’autre à dîner, répondit Mathias en essayant désespérément de couvrir la voix de Puff Daddy.

Il leur fallut presque une demi-heure pour traverser la salle. Une fois dans la rue, Antoine se demanda le temps que mettrait l’acouphène qui sifflait dans sa tête pour disparaître. Mathias, lui, était presque aphone. Ils sautèrent dans un taxi, direction un club qui venait d’ouvrir dans le quartier de Mayfair.

Une longue file s’étirait devant la porte. La jeunesse dorée londonienne se bousculait pour entrer dans la place. Un videur repéra Antoine et lui fit signe de passer devant tout le monde. Très fier, il entraîna Mathias dans son sillage, se frayant un passage dans la foule.

Quand il arriva à l’entrée, le même videur lui demanda de désigner les adolescents qu’ils accompagnaient. Le club privilégiait toujours leur entrée quand les parents venaient avec eux.

– On s’en va ! dit aussitôt Mathias à Antoine.

Autre taxi, direction Soho, un DJ house donnait un concert vers onze heures dans un « lounge tendance ». Mathias se retrouva assis sur une enceinte, Antoine sur

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un quart de strapontin, le temps d’échanger un regard et de filer vers la sortie. Le

black cab roulait maintenant vers l’East End River, l’un des quartiers les plus branchés du moment.

– J’ai faim, dit Mathias.

– Je connais un restaurant japonais pas très loin d’ici.

– On va où tu veux, mais on garde le taxi… au cas où.

Mathias trouva l’endroit épatant. Tout le monde était assis autour d’un immense comptoir où circulaient, sur un tapis mécanisé, des assortiments de sushis et de sashimis. On ne commandait pas, il suffisait de choisir les mini-assiettes qui passaient et vous faisaient envie. Après avoir goûté du thon cru, Mathias demanda s’il pouvait avoir du pain et un morceau de fromage ; la réponse fut la même que celle obtenue quand il avait réclamé une fourchette.

Il posa sa serviette sur le tapis roulant et retourna dans le taxi qui attendait en double file.

– Je te croyais affamé ? questionna Antoine en le rejoignant à bord.

– Pas au point de manger du mérou avec les doigts !

Sur les conseils du chauffeur, ils prirent la direction d’un « lap dance club ».

Cette fois confortablement installés dans leurs fauteuils, Mathias et Antoine sirotaient leur quatrième cocktail de la soirée, non sans ressentir les prémices d’une certaine ivresse.

– On ne se parle pas assez, dit Antoine en reposant son verre. Nous dînons tous les soirs ensemble et on ne se dit plus rien.

– C’est pour des phrases comme ça que j’ai quitté ma femme, répondit Mathias.

– C’est ta femme qui est partie !

– C’est la troisième fois que tu regardes ta montre, Antoine, ce n’est pas parce qu’on a dit qu’on réessayait que tu dois te sentir obligé.

– Tu penses encore à elle ?

– Tu vois, c’est tout toi ça, je te pose une question et tu réponds par une autre.

– C’est pour nous faire gagner du temps. Ça fait trente ans que je te connais Mathias, et trente ans que le sujet de chacune de nos conversations revient toujours à toi, pourquoi est-ce que cela changerait ce soir ?

– Parce que c’est toi qui refuses toujours de t’ouvrir. Vas-y, je te mets au défi, dis-moi une chose très personnelle, rien qu’une seule.

Sous leur nez, une danseuse semblait éperdument s’amouracher de la barre en métal sur laquelle elle se trémoussait. Antoine fit rouler une poignée d’amandes entre ses doigts et soupira.

– Je n’ai plus de désir, Mathias.

– Si tu fais référence à ce qui se passe sur la piste, je te rassure, moi non plus !

– On s’en va ? supplia Antoine.

Mathias était déjà debout et l’attendait au vestiaire.

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La conversation reprit dans le taxi qui les ramenait chez eux.

– Je crois que l’idée de draguer m’a toujours ennuyé.

– Tu t’es ennuyé avec Caroline Leblond ?

– Non, avec Caroline Leblond c’est toi que j’ai ennuyé.

– Il y a bien quelque chose qu’une femme pourrait te faire au lit pour te rendre fou ?

– Oui, cacher la télécommande de la télévision.

– Tu as un coup de fatigue, c’est tout.

– Alors ça doit faire un sacré bout de temps que je suis fatigué. Je regardais ces types dans la boîte de nuit tout à l’heure, on aurait dit des loups à l’affût. Ça ne m’amuse plus, ça ne m’a jamais amusé. Moi, quand une femme me regarde à l’autre bout du bar, il me faut six mois pour trouver le courage de traverser la salle. Et puis l’idée de me réveiller à côté de quelqu’un mais dans un lit où il n’y a aucun sentiment, je ne peux plus.

– Je t’envie, tu te rends compte du bonheur de savoir que quelqu’un vous aime avant de vous désirer ? Accepte-toi comme tu es, ton problème n’a rien à voir avec le désir.

– C’est mécanique, Mathias, ça fait trois mois que même le matin ça ne marche plus. Pour une fois, écoute ce que je suis en train de te dire, je n’ai plus de désir !

Les yeux de Mathias se remplirent de larmes.

– Qu’est-ce que tu as ? demanda Antoine.

– C’est à cause de moi ? dit Mathias en pleurant.

– Mais tu es complètement con, qu’est-ce que tu vas te mettre dans la tête ? Ça n’a rien à voir avec toi, je te dis que ça vient de moi !

– C’est parce que je t’étouffe, c’est ça ?

– Mais enfin arrête, tu es complètement fou !

– Ben si, je t’empêche de bander !

– Tu vois, tu recommences ! Tu me demandes de te parler de moi et quoi que je fasse ou que je dise, la conversation revient à toi. C’est une maladie incurable. Alors vas-y, ne perdons plus de temps, parle-moi de ce qui te tracasse ! hurla Antoine.

– Tu veux bien ?

– C’est toi qui paies le taxi !

– Tu crois que j’ai manqué de courage avec Audrey ? demanda Mathias.

– Donne-moi ton portefeuille !

– Pourquoi ?

– On a dit que tu payais le taxi, non ? Alors donne-moi ton portefeuille !

Mathias s’exécuta, Antoine l’ouvrit et prit, sous le rabat, la petite photo où Valentine souriait.

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– Ce n’est pas de courage dont tu as manqué, mais de discernement ! Tourne la page, une bonne fois pour toutes, dit Antoine en réglant le chauffeur avec l’argent de Mathias.

Il remit la photo à sa place et sortit du taxi qui venait d’arriver à destination.


*


Quand Antoine et Mathias regagnèrent la maison, ils entendirent un râle répé-

titif. Antoine, qui n’avait pas étudié l’architecture pendant dix ans pour rien, identifia aussitôt le bruit d’une tuyère percée dont l’air chaud s’échappait. Son diagnostic était fait, la chaudière était en train de rendre l’âme. Mathias lui fit remarquer que le bruit ne venait pas du sous-sol mais du salon. Dépassant de l’extrémité du canapé, une paire de chaussettes bougeait en rythme parfait avec le ronflement qui les avait inquiétés. Danièle, étendue de tout son long, dormait paisiblement.

Danièle partie, les deux amis débouchèrent une bouteille de bordeaux avant d’aller s’installer à leur tour dans le canapé.

– Qu’est-ce qu’on est bien chez soi ! exulta Mathias en étendant les jambes.

Et, comme Antoine regardait les pieds qu’il avait posés sur la table basse, il ajouta :

– Règle 124, on fait ce qu’on veut !

La semaine qui s’écoula fut celle de bien des efforts. Mathias faisait tout ce qu’il pouvait pour se concentrer sur son travail et uniquement sur son travail. Quand il trouva dans le courrier de la librairie un prospectus qui annonçait la parution de la nouvelle collection des Lagarde et Michard, il ne put ignorer un certain pincement au cœur. Il jeta le catalogue dans la corbeille à papier mais le soir, en la vidant, il le récu-péra pour le ranger sous la caisse.


*


Tous les jours, en se rendant à son bureau, Antoine passait devant la boutique de Sophie. Pourquoi ses pas le conduisaient-ils de ce côté du trottoir alors que son bureau était en face ? Il n’en savait rien et aurait même juré ne pas s’en rendre compte. Et quand Sophie découvrait Antoine figé devant sa vitrine, elle détournait les yeux.


*

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Les travaux devaient commencer bientôt. Yvonne, aidée d’Enya, mettait un peu d’ordre dans le restaurant, multipliant les allers-retours entre le bar et la cave.

Un matin, Enya déplaça une caisse de château-labegorce-zédé, Yvonne la supplia de la reposer. Ces bouteilles étaient très particulières.


*


Un jour, au tableau noir de la salle de classe, la maîtresse avait tracé à la craie l’énoncé du devoir de géographie. Emily copiait sur le cahier de Louis, qui, lui, le regard tourné vers la fenêtre, rêvait à des terres africaines.


*


Un matin, alors qu’il se rendait à la banque, Mathias crut reconnaître la silhouette d’Antoine qui traversait le carrefour. Il accéléra pour le rattraper, et ralentit le pas. Antoine venait de s’arrêter devant un magasin de layettes ; il hésitait, regardait à gauche puis à droite, et poussa la porte de la boutique.

Caché derrière un réverbère, Mathias l’observait à travers la vitrine.

Il vit Antoine passer de rayonnage en rayonnage, effleurant de la main les piles de vêtements pour bébés. La vendeuse s’adressait à lui, d’un signe de la main il lui faisait comprendre qu’il se contentait de regarder. Deux petits chaussons avaient attiré son attention. Il les prit sur l’étagère et les regarda sous toutes les coutures.

Puis il en enfila un à l’index, l’autre au majeur.

Au milieu des peluches, Antoine rejouait sur la paume de sa main gauche la danse des petits pains. Quand il surprit le regard amusé de la vendeuse, il rougit et reposa les chaussons sur l’étagère. Mathias abandonna son réverbère et s’éloigna dans la rue.


*


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À l’heure du déjeuner, McKenzie quitta discrètement l’agence et courut jusqu’à la station de South Kensington. Il sauta dans un taxi et demanda au chauffeur de le conduire sur St James Street. Il régla sa course, vérifia que personne ne l’avait suivi, et entra de belle humeur dans l’échoppe d’Archibald Lexington, tailleur agréé auprès de Sa Majesté. Un court passage dans la cabine d’essayage, puis il monta sur une petite estrade réservée à cet usage et laissa Sir Archibald faire les retouches nécessaires au costume qu’il lui avait commandé. En se regardant dans le grand miroir, il se dit qu’il avait bien fait. La semaine prochaine, quand aurait lieu l’inauguration de la future salle du restaurant d’Yvonne, il serait encore plus séduisant que d’habitude, voire irrésistible.


*


En milieu d’après-midi, John Glover quitta son cottage pour se rendre au village. Il emprunta la rue principale, poussa la porte du maître verrier, et présenta son ticket. Sa commande était prête. L’apprenti qui l’avait accueilli s’éclipsa un instant et revint tenant un paquet dans les mains. John ôta délicatement le papier qui l’entourait, découvrant une photographie encadrée. En dédicace, on pouvait lire :

« Pour ma chère Yvonne, avec toute mon amitié, Eric Cantona. » John remercia d’un signe de la main les artisans qui œuvraient dans l’atelier et emporta le cadre ; ce soir il l’accrocherait dans la grande chambre du premier étage.


*


Et ce même soir, pendant que Mathias préparait le dîner, Antoine regardait la télévision en compagnie des enfants. Emily prit la télécommande et commença de faire défiler les chaînes. Essuyant un verre, Mathias reconnut la voix de la journaliste qui parlait de la communauté française installée en Angleterre. Il releva la tête et vit les barrettes du volume glisser à la gauche du visage d’Audrey. Antoine avait récupéré la télécommande des mains d’Emily.


*


À Paris, dans les studios d’une chaîne de télévision, le directeur de l’information sortait d’une réunion de bouclage et s’entretenait avec une jeune journaliste. Après son départ, un technicien entra dans la pièce.

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– Alors ? dit Nathan, ça y est, c’est officiel, tu as ton émission ?

Audrey acquiesça d’un signe de tête.

– Je te raccompagne ?

Et Audrey répondit oui de la même façon.


*


Au milieu de la nuit, pendant que Sophie relisait des lettres, seule au fond de son arrière-boutique, Yvonne confiait à Enya, qui s’était assise au bout de son lit, quelques secrets de sa vie et la recette de sa crème caramel.

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XIX

Le regard dans le vide, Mathias tournait sa cuillère dans son bol de café. Antoine s’assit à côté de lui et la lui ôta des mains.

– Tu as mal dormi ? demanda-t-il.

Louis descendait de sa chambre et vint s’asseoir à table.

– Qu’est-ce qu’elle fait encore ma fille ? On va être en retard à l’école.

– Elle arrive de suite, répondit Louis.

– On ne dit pas « de suite » mais « tout de suite », le reprit Mathias en haussant la voix.

Il leva la tête et vit Emily qui glissait sur la rampe de l’escalier.

– Descends de là immédiatement, hurla Mathias en se levant d’un bond.

Le visage renfrogné, la petite fille alla se réfugier sur le canapé du salon.

– J’en ai marre de toi ! continua de crier son père, tu viens à table immédiatement !

La lèvre tremblotante, Emily obéit et vint s’asseoir sur sa chaise.

– Tu es pourrie gâtée, il faut te répéter les choses cent fois, mes phrases n’arrivent plus jusqu’à ton cerveau ? continua Mathias.

Interloqué, Louis regarda son père, qui lui conseilla de se faire le plus discret possible.

– Et ne me regarde pas sur ce ton ! enchaîna Mathias qui ne décolérait pas. Tu es punie ! Ce soir quand tu rentres… devoirs, dîner et tu monteras te coucher sans télé, c’est clair ?

La petite fille ne répondit pas.

– Est-ce que c’est clair ? insista Mathias en haussant encore le ton.

– Oui papa, balbutia Emily, les yeux pleins de larmes.

Louis prit son cartable, fusilla Mathias du regard et entraîna sa copine vers l’entrée. Antoine ne dit mot et prit les clés de la voiture dans le vide-poches.

Après avoir déposé les enfants, Antoine gara l’Austin Healey devant la librairie.

Au moment où Mathias descendait de la voiture, il le rattrapa par le bras.

– Je veux bien comprendre que tu ne te sentes pas bien en ce moment, mais tu y as été un peu fort avec ta fille ce matin.

– Quand je l’ai vue enjamber la rambarde, j’ai eu peur, une peur bleue si tu veux savoir.

– 189 –


– Ce n’est pas parce que toi tu as le vertige que tu dois l’empêcher de marcher !

– Ça te va bien de dire ça, toi qui mets un pull à ton fils dès que tu as froid…

J’ai vraiment crié à ce point-là ?

– Non, tu as vraiment hurlé à ce point-là ! Promets-moi quelque chose, va prendre l’air, retourne dans le parc cette après-midi, tu en as besoin !

Antoine lui donna une tape amicale sur l’épaule et se dirigea vers ses bureaux.


*


À treize heures, Antoine convia McKenzie à déjeuner dans le restaurant d’Yvonne. Pour commencer, déclara-t-il, ils emporteraient les dessins d’exécution que McKenzie avait achevés et profiteraient du repas pour vérifier les derniers détails sur place.

Ils étaient attablés dans la salle, Yvonne vint chercher Antoine, on le demandait au téléphone. Antoine s’excusa auprès de son collaborateur et prit le combiné sur le comptoir.

– Dis-moi la vérité, tu crois qu’Emily peut cesser de m’aimer ?

Antoine regarda le combiné et raccrocha sans répondre. Il resta près de l’appareil, il avait vu juste, déjà la sonnerie grelottait. Il décrocha aussitôt.

– Tu m’emmerdes, Mathias… Pardon ? Non, nous ne prenons pas de réservations à midi… Oui, je vous remercie.

Et sous l’œil intrigué d’Yvonne, il reposa doucement le combiné. Antoine retourna vers sa table et fit aussitôt demi-tour, le téléphone sonnait à nouveau. Yvonne lui tendit l’appareil.

– Ne dis rien et écoute-moi ! supplia Mathias qui faisait les cent pas dans sa librairie. Ce soir, tu lèves la punition, je rentrerai après toi et j’improviserai.

Mathias raccrocha aussitôt.

Le combiné toujours à l’oreille, Antoine faisait de son mieux pour garder son calme. Et comme Yvonne ne le quittait pas des yeux, il improvisa lui aussi.

– C’est la dernière fois que tu me déranges en réunion ! dit-il avant de raccrocher à son tour.

Assise sur un banc, Danièle avait abandonné ses mots croisés pour tricoter une barboteuse. Elle tira sur le fil de laine et repoussa ses lunettes au bout du nez. En face d’elle, Sophie, assise en tailleur sur la pelouse, jouait aux cartes avec Emily et Louis.

Son dos lui faisait mal, elle s’excusa auprès des enfants et les laissa le temps de faire quelques pas.

– Qu’est-ce qu’il a ton père en ce moment ? demanda Louis à Emily.

– Je crois que c’est à cause de la journaliste qui est venue dîner à la maison.

– 190 –


– Qu’est-ce qu’il y a entre eux exactement ? questionna le petit garçon en jetant une carte.

– Ton père… et ma mère, répondit-elle en abattant son jeu.

Mathias marchait d’un pas pressé dans une allée du parc. Il ouvrit le sachet de la boulangerie, y plongea la main et en sortit un pain aux raisins qu’il croqua à pleines dents. Soudain, il ralentit et son visage changea d’expression. Il se cacha derrière un chêne pour épier la scène devant lui.

Emily et Louis riaient de bon cœur. À quatre pattes sur l’herbe, Sophie cha-touillait l’un, puis l’autre. Elle se redressa pour leur poser une question.

– Une surprise en six lettres ?

– Manège ! s’exclama Louis.

Comme par magie, elle fit apparaître deux tickets dans le creux de sa main.

Elle se releva et invita les enfants à la suivre vers le carrousel.

Louis était à la traîne, il entendit siffler et se retourna. La tête de Mathias dé-

passait du tronc d’un arbre. Il lui fit signe de venir discrètement vers lui.

Louis jeta un rapide coup d’œil aux filles qui marchaient loin devant et courut vers le banc où Mathias l’attendait déjà.

– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda le petit garçon.

– Et Sophie, qu’est-ce qu’elle fait là ? répondit Mathias.

– Je peux pas te le dire, c’est secret !

– Dis donc, quand j’ai appris qu’un certain petit garçon avait arraché une écaille du dinosaure au musée, j’ai rien dit !

– Oui mais là c’est pas pareil, le dinosaure il était mort.

– Et pourquoi c’est un secret que Sophie soit là ? insista Mathias.

– Au début, quand tu t’es séparé de Valentine et que tu venais voir Emily en cachette au jardin du Luxembourg, c’était un secret aussi, non ?

– Ah je vois…, murmura Mathias.

– Ben non, tu vois rien du tout ! Depuis que vous vous êtes engueulés avec Sophie on lui manque, et à moi aussi elle me manque.

Le petit garçon se leva d’un bond.

– Bon, faut que j’y aille, ils vont remarquer que je suis pas là.

Louis s’éloigna de quelques pas mais Mathias le rappela aussitôt.

– Notre conversation, c’est secret aussi, d’accord ?

Louis fit oui de la tête et confirma son serment (l’une main posée solennelle-ment sur le cœur. Mathias sourit et lui lança le sachet de viennoiseries.

– Il reste deux pains aux raisins, tu en donneras un à ma fille ?

Le petit garçon regarda Mathias, l’air effondré.

– Et je lui dis quoi à Emily, que ton pain aux raisins a poussé dans un arbre ?

T’es vraiment nul en mensonge mon vieux !

– 191 –


Il lui relança le sachet et repartit en hochant la tête.


*


Le soir, en rentrant à la maison, Mathias trouva Emily et Louis assis devant des dessins animés. Antoine préparait le repas dans la cuisine. Mathias se dirigea vers lui et croisa les bras.

– Je ne comprends pas bien ! dit-il en désignant la télévision allumée. Qu’est-ce que j’avais dit ?

Ébahi, Antoine releva la tête.

– Pas… de… té-lé-vi-sion ! Alors ce que je dis ou rien, c’est pareil ? C’est quand même un comble ! cria-t-il en levant les bras au ciel.

Depuis le canapé, Emily et Louis observaient la scène.

– Je voudrais bien que l’on respecte un peu mon autorité dans cette maison.

Quand je prends une décision au sujet des enfants, j’aimerais que tu m’épaules, c’est un peu facile que ce soit toujours le même qui punisse et l’autre qui récompense !

Antoine, qui n’avait pas quitté Mathias du regard, en arrêta de touiller sa rata-touille.

– C’est une question de cohérence familiale ! conclut Mathias en trempant son doigt dans la casserole et en faisant un clin d’œil à son ami.

Antoine lui asséna un coup sur la main avec la louche.

L’incident clos, tout le monde passa à table. À la fin du dîner, Mathias emmena Emily se coucher.

Allongé à côté d’elle, il lui raconta la plus longue des histoires qu’il connaissait.

Et quand, pour finir, Théodore, le lapin aux pouvoirs magiques, vit dans le ciel l’aigle qui tournait en rond (le pauvre animal avait depuis sa naissance une aile plus courte que l’autre… de quelques plumes), Emily mit son pouce dans sa bouche et se blottit contre son père.

– Tu dors, ma princesse ? chuchota Mathias.

Il se laissa glisser tout doucement sur le côté. Agenouillé près du lit, il caressa les cheveux de sa petite fille et resta un long moment à la regarder dormir.

Emily avait une main posée sur le front, l’autre retenait encore celle de son père. De temps en temps, ses lèvres frémissaient, comme si elle allait dire quelque chose.

– Qu’est-ce que tu lui ressembles, murmura Mathias.

Il posa un baiser sur sa joue, lui dit qu’il l’aimait plus que tout et quitta la chambre sans faire de bruit.


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*


Antoine, en pyjama, couché dans son lit, lisait tranquillement. On frappa à sa chambre.

– J’ai oublié de récupérer mon costume chez le teinturier, dit Mathias en passant la tête par l’entrebâillement de la porte.

– J’y suis passé, il est dans ta penderie, répondit Antoine en reprenant le début de sa page.

Mathias s’approcha du lit et s’allongea sur la couverture. Il prit la télécommande et alluma la télévision.

– Il est bon, ton matelas !

– C’est le même que le tien !

Mathias se redressa et tapota l’oreiller pour améliorer son confort.

– Je ne te dérange pas ? demanda Mathias.

– Si !

– Tu vois, après tu te plains qu’on ne se parle jamais.

Antoine lui confisqua la télécommande et éteignit le poste.

– Tu sais, j’ai repensé à ton vertige, ce n’est pas neutre comme problème. Tu as peur de grandir, de te projeter en avant et c’est ça qui te paralyse, y compris dans tes relations avec les autres. Avec ta femme tu avais peur d’être un mari, et parfois, même avec ta fille tu as peur d’être un père. À quand remonte la dernière fois que tu as fait quelque chose pour quelqu’un d’autre que toi ?

Antoine appuya sur l’interrupteur de la lampe de chevet et se retourna. Mathias resta ainsi quelques minutes, silencieux dans l’obscurité ; il finit par se lever et, juste avant de sortir, regarda fixement son ami.

– Alors tu sais quoi ? Conseil pour conseil, j’en ai un qui te concerne, Antoine : laisser entrer quelqu’un dans sa vie, c’est abattre les murs qu’on a construits pour se protéger, pas attendre que l’autre les enfonce !

– Et pourquoi tu me dis ça ? Je ne l’ai pas cassé le mur, peut-être ? cria Antoine.

– Non, c’est moi qui l’ai fait et je ne parlais pas de ça ! C’était quoi la pointure des chaussons dans le magasin de layette ?

Et la porte se referma.


*


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Antoine ne dormit pas de la nuit… ou presque. Il ralluma la lumière, ouvrit le tiroir de sa table de chevet, prit une feuille de papier et se mit à écrire. Ce n’est qu’au petit matin que le sommeil l’emporta, quand il eut finit de rédiger sa lettre.

Mathias non plus ne dormit pas de la nuit… ou presque. Lui aussi ralluma la lumière, et comme pour Antoine, ce n’est qu’au petit matin qu’enfin le sommeil l’emporta, quand il eut pris quelques résolutions.

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XX


Ce vendredi, Emily et Louis arrivèrent vraiment en retard à l’école. Ils avaient eu beau secouer leurs pères pour les tirer du lit, rien n’y fit. Et pendant qu’ils regardaient des dessins animés (cartables au dos, au cas où quelqu’un aurait eu le culot de leur faire un reproche), Mathias se rasait dans sa salle de bains et Antoine, catastro-phé, appelait McKenzie pour le prévenir qu’il serait à l’agence dans une demi-heure.


*


Mathias entra dans sa librairie, écrivit au marqueur sur une feuille de papier Canson « Fermé pour la journée », la colla sur la porte vitrée et repartit aussitôt.

Il passa à l’agence, et dérangea Antoine en pleine réunion pour le forcer à lui prêter sa voiture. La première étape de son périple le fit longer la Tamise. Une fois garé sur le parking de la tour Oxo, il alla s’asseoir sur le banc qui faisait face à la jetée, le temps de se concentrer.


*


Yvonne s’assura qu’elle n’avait rien oublié et vérifia à nouveau son billet. Ce soir, à la gare Victoria, elle monterait dans le train de dix-huit heures. Elle arriverait à Chatham cinquante-cinq minutes plus tard. Elle referma sa petite valise noire, la laissa sur le lit et quitta son studio.

Le cœur serré, elle descendit l’escalier qui conduisait vers la salle ; elle avait rendez-vous avec Antoine. C’était une bonne idée de partir ce week-end. Elle n’aurait jamais supporté de voir le grand chambardement dans son restaurant. Mais la vraie raison de ce voyage, même si son sacré caractère lui interdisait de se l’avouer, venait plutôt du cœur. Cette nuit, pour la première fois, elle dormirait dans le Kent.

Antoine regarda sa montre en sortant de sa réunion. Yvonne devait l’attendre depuis un bon quart d’heure. Il fouilla la poche de sa veste, vérifia qu’une enveloppe s’y trouvait et courut à son rendez-vous.

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*


Sophie se tenait de profil devant le miroir accroché au mur de son arrière-boutique. Elle caressa son ventre et sourit.


*


Mathias regarda une dernière fois les ondulations du fleuve. Il inspira profondément et abandonna son banc. Il avança d’un pas déterminé vers la tour Oxo et traversa le hall pour s’entretenir avec le liftier. L’homme l’écouta attentivement et accepta le généreux pourboire que Mathias lui offrait en échange d’un service qu’il trouvait néanmoins étrange. Puis il demanda aux passagers de bien vouloir se tasser un peu vers le fond de l’ascenseur. Mathias entra dans la cabine, se plaça face aux portes et annonça qu’il était prêt. Le liftier appuya sur le bouton.


*


Enya promit à Yvonne qu’elle resterait là tout le temps des travaux. Elle veillerait à ce que les ouvriers n’abîment pas sa caisse enregistreuse. C’était déjà difficile d’imaginer qu’à son retour, plus rien ne ressemblerait à rien, mais si sa vieille machine était endommagée, l’âme même de son bistrot ficherait le camp.

Elle refusa de voir les derniers dessins qu’Antoine lui présentait. Elle lui faisait confiance. Elle passa derrière son comptoir, ouvrit un tiroir et lui tendit une enveloppe.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Tu verras en l’ouvrant ! dit Yvonne.

– Si c’est un chèque je ne l’encaisserai pas !

– Si tu ne l’encaisses pas, je prends deux pots de peinture et je barbouille tout ton travail en rentrant, tu m’as bien comprise ?

Antoine voulut discuter mais Yvonne lui reprit l’enveloppe et la mit de force dans sa veste.

– Tu les prends ou non ? dit-elle en agitant un trousseau de clés. Je veux bien rajeunir ma salle, mais ma fierté ne mourra qu’avec moi, je suis de la vieille école. Je

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sais très bien que tu ne voudras jamais que je te règle tes honoraires, en tout cas mes travaux, je me les paie !

Antoine prit les clés des mains d’Yvonne et lui annonça que le restaurant était à lui jusqu’à dimanche soir. Elle n’aurait pas le droit d’y remettre les pieds avant lundi matin.


*


– Monsieur ? Il faut vraiment enlever votre pied de la porte, les gens s’impatientent ! supplia le liftier de la tour Oxo.

La cabine n’avait toujours pas quitté le rez-de-chaussée et, bien que le garçon d’ascenseur ait tenté d’expliquer la situation à tous les clients, certains n’en pouvaient plus d’attendre de rejoindre leur table au dernier étage.

– Je suis presque prêt, dit Mathias, presque prêt !

Il inspira à fond et recroquevilla ses orteils dans ses chaussures.

La femme d’affaires à ses côtés lui décocha un coup de parapluie dans le mol-let, Mathias plia la jambe et enfin la cabine s’éleva dans le ciel de Londres.


*


Yvonne quitta son restaurant. Elle avait rendez-vous chez le coiffeur et repasserait plus tard reprendre sa valise. Enya dut presque la pousser dehors, elle pouvait compter sur elle. Yvonne la serra dans ses bras et l’embrassa avant de monter dans son taxi.

Antoine remontait la rue, il s’arrêta devant le magasin de Sophie, frappa à la porte et entra.


*


Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le dernier étage. Les clients du restaurant se précipitèrent au-dehors. Accroché à la rambarde, au fond de la cabine en verre, Mathias ouvrit les yeux. Émerveillé, il découvrait une ville comme il ne l’avait jamais vue. Le liftier frappa une première fois dans ses mains, une seconde, puis l’applaudit de tout son cœur.

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– On s’en refait un, rien que tous les deux ? demanda le garçon d’ascenseur.

Mathias le regarda et sourit.

– Alors un petit seulement, parce que après j’ai de la route à faire, répondit Mathias. Je peux ? ajouta-t-il en posant son doigt sur le bouton.

– Vous êtes mon invité ! répondit fièrement le liftier.


*


– Tu viens acheter des fleurs ? demanda Sophie en regardant Antoine qui s’approchait d’elle.

Il sortit l’enveloppe de sa poche et la lui tendit.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Tu sais, cet imbécile pour lequel tu me demandais d’écrire… je crois qu’il t’a enfin répondu, alors je voulais t’apporter sa lettre en personne.

Sophie ne dit rien, elle se baissa pour ouvrir le coffret en liège et rangea la lettre au-dessus des autres.

– Tu ne l’ouvriras pas ?

– Si, peut-être plus tard, et puis je crois qu’il n’aimerait pas que je la lise devant toi.

Antoine avança lentement vers elle, il la serra dans ses bras, l’embrassa sur la joue et ressortit du magasin.


*


L’Austin Healey filait sur la M25, Mathias se pencha vers la boîte à gants et attrapa la carte routière. Dans dix miles, il devrait bifurquer sur la M2. Ce matin, il avait accompli sa première résolution. En maintenant l’allure, il accomplirait peut-

être la deuxième dans moins d’une heure.


*


Antoine passa le reste de la journée en compagnie de McKenzie dans le restaurant. Avec Enya, ils avaient empilé les vieilles tables dans le fond de la salle.

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Demain, le camion de la menuiserie les emporterait toutes. Ensemble, ils traçaient maintenant sur les murs de grandes lignes au fil de craie bleu, marquant pour les menuisiers qui seraient à l’œuvre samedi les limites des allèges en bois, et les impostes pour les peintres qui interviendraient dimanche.


*


En fin d’après-midi, Sophie reçut un appel téléphonique de Mathias. Il savait bien qu’elle ne voulait plus lui parler, mais il la supplia de l’écouter.

Au milieu de la conversation, Sophie posa le combiné, le temps d’aller fermer la porte de son magasin pour que personne ne la dérange. Elle ne l’interrompit pas une fois. Quand Mathias raccrocha, Sophie ouvrit le coffret. Elle décacheta alors la lettre et lut les mots dont elle avait rêvé pendant toutes les années d’une amitié qui finalement n’en était pas une.


Sophie


J’ai cru que le prochain amour serait encore une défaite, alors comment risquer de te perdre quand je n’avais que toi ?

Pourtant, à nourrir mes peurs, je t’ai perdue quand même.

Toutes ces années, je t’écrivais ces lettres, rêvant sans jamais te le dire d’être celui qui les lirait. Ce dernier soir non plus, je n’ai pas su te dire…

J’aimerai cet enfant mieux qu’un père puisqu’il est de toi, mieux qu’un amant même s’il est d’un autre.

Si tu voulais encore de nous, je chasserais tes solitudes, te prendrais par la main pour t’emmener sur un chemin que nous ferions ensemble.

Je veux vieillir dans tes regards et habiller tes nuits jusqu’à la fin de mes jours.

Ces mots-là, c’est à toi seule que je les écris mon amour.


Antoine


*


Mathias s’arrêta dans une station-service. Il fit le plein d’essence et reprit la M25 en direction de Londres. Tout à l’heure, dans un petit village du Kent, il avait

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accompli sa deuxième résolution. En le raccompagnant à sa voiture, Mr Glover avoua qu’il avait espéré cette visite, mais de l’identité de Popinot, il ne voulut rien dire.

En s’engageant sur l’autoroute, Mathias composa le numéro du portable d’Antoine. Il s’était arrangé pour faire garder les enfants et il l’invitait à dîner en tête à tête.

Antoine lui demanda ce qu’ils fêtaient, Mathias ne lui répondit pas mais lui proposa de choisir l’endroit.

– Yvonne est partie, nous avons le restaurant pour nous deux, si ça te va ?

Il interrogea rapidement Enya qui était tout à fait d’accord pour leur préparer un petit dîner. Elle laisserait tout dans la cuisine, il n’y aurait plus qu’à réchauffer.

– Parfait, dit Mathias, j’apporterai le vin, huit heures précises !


*


Enya leur avait mis un très joli couvert. En rangeant la cave, elle avait trouvé un chandelier et l’avait installé au milieu de la table. Les plats étaient dans le four, ils n’auraient plus qu’à les sortir.

Quand Mathias arriva, elle les salua tous les deux et remonta dans sa chambre.

Antoine déboucha la bouteille que Mathias avait apportée et servit leurs deux verres.

– Ça va être beau ici. Dimanche soir, tu ne reconnaîtras plus rien. Si je ne me suis pas trompé, l’âme des lieux n’aura pas changé, ce sera toujours chez Yvonne, mais en plus moderne.

Et, comme Mathias ne disait rien, il leva son verre.

– Alors, qu’est-ce que nous fêtons ?

– Nous, répondit Mathias.

– Pourquoi ?

– Pour tout ce que nous avons fait l’un pour l’autre, enfin surtout toi. Tu vois, en amitié on ne passe pas devant le maire, alors il n’y a pas vraiment de date anniversaire ; mais ça peut quand même durer toute une vie puisqu’on s’est choisis.

– Tu te souviens de la première fois que nous nous sommes rencontrés ? dit Antoine en trinquant.

– À Caroline Leblond, répondit Mathias.

Antoine voulut aller chercher les plats en cuisine, mais Mathias l’en empêcha.

– Reste assis, j’ai quelque chose d’important à te dire.

– Je t’écoute.

– Je t’aime.

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– Tu répètes ton texte pour un rendez-vous ? demanda Antoine.

– Non, je t’aime vraiment.

– Tu déconnes encore ? Arrête tout de suite parce que là, tu m’inquiètes vraiment !

– Je te quitte, Antoine.

Antoine reposa son verre et regarda fixement Mathias.

– Tu as quelqu’un d’autre ?

– Là, maintenant, c’est toi qui déconnes.

– Pourquoi fais-tu ça ?

– Pour nous deux. Tu m’as demandé à quand remontait la dernière fois que j’avais fait quelque chose pour quelqu’un d’autre que moi, maintenant je pourrai te répondre.

Antoine se leva.

– Je n’ai plus très faim tu sais, tu veux bien que nous allions marcher ?

Mathias repoussa sa chaise. Ils abandonnèrent la table et refermèrent derrière eux la porte de service.

Ils se promenaient sur la berge, chacun respectant le silence de l’autre.

Accoudé à la balustrade d’un pont qui surplombait la Tamise, Antoine prit le dernier cigare qui restait dans sa poche. Il le fit rouler entre ses doigts et craqua une allumette.

– De toute façon, moi je ne voulais pas d’autre enfant, dit Mathias en souriant.

– Je crois que moi, si ! répondit Antoine en lui tendant le cigare.

– Viens, traversons, de l’autre côté la vue est plus belle, reprit Mathias.

– Tu viendras demain ?

– Non, je crois que c’est mieux qu’on ne se voie pas pendant quelque temps, mais je te téléphonerai dimanche pour savoir comment tes travaux se sont passés.

– Je comprends, dit Antoine.

– Je vais emmener Emily en voyage. Ce n’est pas très grave si elle rate l’école une semaine. J’ai besoin de passer du temps avec elle, il faut que je lui parle.

– Tu as des projets ? demanda Antoine.

– Oui, c’est de ça dont je veux lui parler.

– Et à moi, tu ne veux plus en parler ?

– Si, répondit Mathias, mais à elle d’abord.

Un taxi traversait le pont, Mathias lui fit signe.

Antoine monta. Mathias referma la portière et se pencha à la vitre.

– Rentre, moi je vais encore faire quelques pas.

– D’accord, répondit Antoine. Tu as vu l’heure, dit-il en regardant sa montre.

Je connais une baby-sitter qui va m’engueuler en rentrant.

– 201 –


– Ne t’inquiète pas pour Mme Doubtfire, je me suis occupé de tout.

Mathias attendit que le taxi s’éloigne. Il enfouit ses mains dans les poches de sa gabardine et se remit en marche. Il était deux heures vingt, il croisa les doigts pour que s’accomplisse sa troisième résolution.


*


Antoine entra dans la maison et regarda le vide-poches. Le salon était dans la pénombre, éclairé par le scintillement de l’écran de télévision.

Deux pieds dépassaient de l’extrémité du canapé, l’un portait une chaussette rose, l’autre une bleue. Il se dirigea vers la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. Sur la clayette les canettes de sodas étaient alignées par ordre de couleur. Il les déplaça l’une après l’autre pour les mettre en désordre et referma la porte. Il remplit un grand verre d’eau au robinet et le but d’un seul trait.

C’est lorsqu’il retourna vers le salon qu’il découvrit Sophie. Elle dormait profondément. Antoine ôta sa veste pour lui recouvrir les épaules. Se penchant vers elle, il lui caressa les cheveux, posa un baiser sur son front, et glissa jusqu’à ses lèvres. Il éteignit la télévision et se rendit à l’autre bout du canapé. Il souleva délicatement les jambes de Sophie, s’assit sans faire de bruit et les reposa sur ses genoux. Enfin, il s’enfonça dans les coussins, à la recherche d’une position pour dormir. Quand il cessa de bouger, Sophie ouvrit un œil, sourit et le referma aussitôt.

– 202 –


XXI

Antoine était parti aux premières heures du matin. Il voulait être sur place quand le camion de la menuiserie arriverait. Sophie avait préparé la petite valise d’Emily et regroupé quelques affaires pour son père dans un grand sac. Mathias passa la chercher vers neuf heures. Ils se rendaient en Cornouailles et profiteraient de ce moment à deux pour discuter ensemble de l’avenir. Emily embrassa Louis et promit qu’elle lui enverrait une carte postale tous les jours. Sophie les raccompagna jusqu’à la porte de la maison.

– Merci pour le sac, dit Mathias.

– Merci à toi, répondit Sophie en le serrant dans ses bras. Ça va aller ? demanda-t-elle.

– Bien sûr, j’ai mon petit ange gardien avec moi.

– Tu reviens quand ?

– Dans quelques jours, je ne sais pas encore.

Mathias prit sa fille par la main et descendit les marches du perron, puis il se retourna pour contempler la façade de la maison. La glycine courait de chaque côté des deux portes d’entrée. Sophie le regardait, il lui sourit, ému.

– Occupe-toi bien de lui, murmura Mathias.

– Tu peux compter sur moi.

Mathias remonta les marches, il souleva Louis et l’embrassa comme un bonbon.

– Et toi, occupe-toi bien de Sophie, tu es l’homme de la maison pendant mon absence.

– Et mon père ? répondit Louis en reposant les pieds à terre.

Mathias lui fit un clin d’œil complice et s’éloigna dans la rue.


*


Antoine entra dans le restaurant désert. Au fond de la salle, un chandelier trô-

nait sur une table revêtue d’une nappe blanche. Le couvert était immaculé, seuls deux verres étaient emplis de vin. Il s’approcha et s’assit sur la chaise qu’occupait Mathias la veille.

– 203 –


– Laissez ça, je vais débarrasser, dit Enya, au pied de l’escalier.

– Je ne vous avais pas entendue.

– Moi si, dit-elle en s’approchant de lui.

– C’était un beau printemps, n’est-ce pas ?

– Avec quelques orages, comme à chaque printemps, dit-elle en regardant la salle vide.

– Je crois que j’entends le camion dans la rue.

Enya regarda par la vitrine.

– J’ai le trac, dit Antoine.

– Yvonne va adorer.

– Vous dites ça pour me rassurer ?

– Non, je vous dis ça parce que hier, après votre départ, elle est repassée regarder tous vos dessins, et croyez-moi, ses yeux riaient comme je ne les avais encore jamais vus le faire.

– Elle n’a fait aucun commentaire ?

– Si, elle a dit : « Tu vois papa, on y est arrivés. » Maintenant, je vais vous faire du café. Allez, bougez de là, il faut que je débarrasse cette table. Ouste !

Et déjà les menuisiers envahissaient le restaurant.


*


Dimanche matin, John avait fait visiter son village à Yvonne. Elle raffolait du lieu. Le long de la rue principale, les façades des maisons étaient toutes de couleurs différentes, roses, bleues, parfois blanches, même violettes, et tous les balcons débordaient de fleurs. Ils déjeunèrent au pub, institution locale. Le soleil brillait dans le ciel du Kent, et le patron les avait installés à l’extérieur. Étrangement, tous les gens du coin devaient avoir des courses à faire ce jour-là, car tous passaient ou repassaient devant la terrasse, saluant John Glover et son amie française.

Ils rentrèrent en coupant à travers champs ; la campagne anglaise était une des plus belles du monde. L’après-midi aussi était belle, John avait du travail dans la serre, Yvonne en profiterait pour faire une sieste dans le jardin. Il l’installa dans une chaise longue, l’embrassa et alla chercher ses outils dans l’appentis.

Les menuisiers avaient tenu leurs promesses. Toutes les boiseries étaient po-sées. Antoine et McKenzie se penchaient chacun à une extrémité du comptoir pour vérifier les ajustements. Ils étaient parfaits, pas une écharde ne dépassait des montants. Les vernis réalisés en atelier avaient été lissés au moins six fois pour obtenir une telle brillance. Avec mille précautions, et sous l’œil vigilant et impitoyable d’Enya, la vieille caisse enregistreuse avait retrouvé sa place. Louis l’astiquait. Dans la salle, les peintres finissaient les impostes qu’ils avaient égrenées et enduites dans la nuit.

– 204 –


Antoine regarda sa montre, il restait à déposer les bâches de protection, nettoyer à grands coups de balai et remettre les nouvelles tables et chaises en place. Les électriciens fixaient déjà les appliques aux murs, Sophie entra, un grand vase dans les bras.

Les corolles des pivoines étaient à peine ouvertes ; demain, quand Yvonne rentrerait, elles seraient parfaites.


*


Au sud de Falmouth, un père faisait découvrir à sa fille les falaises de Cornouailles. Quand il s’approcha du bord pour lui montrer au loin les côtes de France, elle n’en crut pas ses yeux, et elle courut le prendre dans ses bras, lui dire qu’elle était fière de lui. Regagnant la voiture, elle en profita pour lui demander si, maintenant qu’il n’avait plus le vertige, elle pourrait enfin glisser sur les rampes d’escalier sans se faire gronder.


*


Il était bientôt seize heures et tout était achevé. Debout devant la porte, Antoine, Sophie, Louis et Enya regardaient le travail accompli.

– Je n’arrive pas à le croire, dit Sophie en contemplant la salle.

– Moi non plus, répondit Antoine en lui prenant la main.

Sophie se pencha vers Louis pour lui faire une confidence, à lui seul.

– Dans deux secondes ton père va me demander si Yvonne va aimer, chuchota-t-elle à son oreille.

Le téléphone sonnait. Enya décrocha et fit signe à Antoine, l’appel était pour lui.

– C’est elle qui veut savoir si c’est fini, dit-il en se dirigeant vers le comptoir.

Et il se retourna, pour demander à Sophie si elle pensait que la nouvelle salle plairait à Yvonne…

Il prit l’appareil, et l’expression de son visage changea. Au bout du fil, ce n’était pas Yvonne mais John Glover.


*


– 205 –


Elle avait ressenti la douleur au début de l’après-midi. Elle n’avait pas voulu inquiéter John. Il avait tant attendu ce moment. La campagne autour d’elle était irradiée de lumière, les frondaisons des arbres oscillaient lentement sous le vent. Que ces parfums d’été naissant étaient doux. Elle était si fatiguée, la tasse glissait entre ses doigts, pourquoi lutter pour en retenir l’anse, ce n’était que de la porcelaine ; John était dans la serre, il n’entendrait pas de bruit. Elle aimait la façon dont il taillait les rosiers grimpants.

C’est drôle, elle pensait à lui et le voilà au bout de cette allée. Comme il ressemble à son père, il a sa douceur, cette même réserve, une élégance naturelle. Qui est cette petite fille qui le tient par la main ? Ce n’est pas Emily. Elle agite cette écharpe qu’elle portait le jour où il l’avait emmenée sur la grande roue. Elle lui fait signe de venir.

Les rayons du soleil sont chauds, elle les sent sur sa peau. Il ne faut pas avoir peur, elle a dit l’essentiel. Une dernière gorgée de café peut-être ? Le récipient est sur le guéridon, si près et déjà si loin d’elle. Un oiseau passe dans le ciel ; ce soir, il survo-lera la France.

John marchait vers elle, pourvu qu’il aille vers les sous-bois, il vaut mieux être seule.

Sa tête lui pesait trop. Elle la laissa glisser vers son épaule. Il faudrait garder les paupières encore un peu ouvertes, s’imprégner de tout ce qui était la, je voudrais voir les magnolias, me pencher sur les roses ; la lumière s’apaise, le soleil est moins chaud, l’oiseau est parti ; la petite fille me fait signe, mon père me sourit. Dieu que la vie est belle quand elle s’en va… et la tasse roula sur l’herbe.

Elle se tenait toute droite sur sa chaise, la tête penchée, quelques morceaux de porcelaine à ses pieds.

John abandonna ses outils, et courut dans l’allée, en hurlant son prénom…

Yvonne venait de mourir, dans un jardin du Kent.

– 206 –


XXII

Yvonne aurait aimé ce ciel de traîne au-dessus du cimetière d’Old Brompton.

John ouvrait le cortège. Danièle, Colette, Martine suivaient sur un seul rang. Sophie, Antoine, Enya et Louis soutenaient McKenzie, inconsolable dans son costume neuf.

Derrière eux, des commerçants, des clients, tous les gens de Bute Street formaient une longue file.

Quand ils la mirent en terre, une clameur sans pareille s’éleva du grand stade.

Ce mercredi, Manchester United avait gagné la partie. Et qui aujourd’hui pourrait dire le contraire, cette silhouette qui marchait dans l’allée et qui souriait à John était celle d’un grand joueur. Il n’y eut pas de messe, Yvonne n’en voulait pas, quelques paroles seulement pour témoigner que, même morte, elle serait encore là.


La cérémonie fut brève, selon le souhait d’Yvonne. Tout le monde se retrouva chez elle ; cela, c’était le souhait de John.

Les avis étaient unanimes, et même si Antoine pleurait, il fallait se réjouir, le restaurant était encore plus beau qu’elle ne l’avait imaginé. Bien sûr qu’elle aurait aimé ! Tout le monde s’installa aux tables et les verres se levèrent à la mémoire d’Yvonne.

À midi, des clients de passage entrèrent dans la salle. Enya ne savait pas quoi faire, Danièle lui fit un signe, il fallait les servir. Quand ils demandèrent à régler, elle avança vers la caisse enregistreuse, ne sachant pas si elle devait ou non taper cette addition.

John, qui s’était avancé dans son dos, appuya sur la touche et la sonnette de la caisse résonna dans la salle.

– Vous voyez, elle est là, parmi nous, lui dit-il.

Le restaurant venait de rouvrir. D’ailleurs, chuchota John en aparté, Yvonne le lui avait dit un jour, s’il venait à fermer, elle en mourrait une seconde fois. Enya ne devait pas s’inquiéter, ce matin il l’avait vue à l’œuvre, courir entre les tables sans jamais se presser, John en était certain, elle saurait comment faire.

Rien n’aurait pu la rendre plus heureuse, mais Enya n’avait pas les moyens de reprendre l’affaire. John la rassura, elle n’en avait pas besoin, ils trouveraient un accord, une gérance. Comme avec Mathias à la librairie, il lui expliquerait. Et puis si elle avait besoin d’un peu d’aide, il ne serait pas loin. John n’avait qu’une requête. Il lui tendit un cadre en bois avec une fine baguette et lui demanda de bien vouloir l’accrocher au-dessus du bar et que cette photo y reste pour toujours. Avant de s’absenter – il avait encore une chose à régler – John lui montra son manteau accroché à la patère, et il le lui offrit, pour la seconde fois. Il faudrait qu’elle le garde, il portait chance, n’est-ce pas ?

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Sophie regardait Antoine, Mathias venait d’entrer.

– Tu es venu ? dit Antoine en avançant vers lui.

– Ben non, tu vois !

– Je pensais que tu serais au cimetière.

– Je n’ai appris la nouvelle que ce matin, en appelant Glover. J’ai fait au plus vite, mais tu sais avec toutes ces voitures anglaises qui roulent du mauvais côté !

– Tu restes ?

– Non, je dois repartir.

– Je comprends.

– Tu peux garder Emily quelques jours ?

– Bien sûr !

– Et pour la maison, qu’est-ce que tu veux faire ?

Antoine regarda Sophie, elle apportait une pile de mouchoirs à McKenzie.

De toute façon, j’aurais eu besoin de ta chambre, dit Antoine en la voyant qui se tenait le ventre.

Mathias se dirigea vers la porte, il revint sur ses pas et serra son ami dans ses bras.

– Jure-moi quelque chose : aujourd’hui ne regarde pas les détails qui clochent, regarde tout ce que tu as fait, c’est magnifique.

– Promis, dit Antoine.


*


Mathias entra dans la librairie où l’attendait John Glover. John signa tous les papiers dont ils avaient discuté dans le Kent. Avant de partir, Mathias monta sur l’escabeau. Il prit un livre sur l’étagère la plus haute et retourna derrière la caisse.

Il avait réparé le tiroir, maintenant il ne faisait plus son petit bruit quand on l’ouvrait.

Il remercia encore le vieux libraire de tout ce qu’il avait fait pour lui et lui rendit l’unique exemplaire que la librairie possédait des aventures de Jeeves.

Avant de partir, Mathias avait une dernière question à lui poser : Qui était donc ce Popinot ?

Glover sourit et invita Mathias à prendre les deux paquets qu’il avait déposés à son intention devant l’entrée. Mathias défit le papier cadeau qui les enrobait. Le premier contenait une plaque émaillée et le second, un magnifique parapluie orné d’un

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pommeau sculpté dans le bois d’un cerisier… Où que l’on aille, où que l’on vive, il pouvait pleuvoir certains soirs, dit John en le saluant.


Dès que Mathias sortit de la librairie, John passa la main dans le tiroir de la caisse, et remit le petit ressort exactement comme il était avant.


Le train entra en gare, Mathias courut sur le quai, doubla toute la file des passagers et monta dans le premier taxi. Il avait un rendez-vous dont sa vie dépendait, cria-t-il par la vitre aux gens qui l’injuriaient ; mais la voiture descendait déjà le boulevard Magenta, exceptionnellement fluide ce jour-là.

Il accéléra le pas à l’entrée de l’allée piétonnière et se mit à courir.

Derrière la grande baie vitrée, on pouvait voir le plateau de télévision où se préparait déjà l’édition du journal de vingt heures. Un agent de sécurité lui demanda de décliner son identité et le nom de la personne qu’il venait visiter.

Le gardien appela la régie.

Elle était absente pour quelques jours et le règlement interdisait de communi-quer l’endroit où elle se trouvait.

Était-ce au moins en France ? avait demandé Mathias, la voix chancelante. –

On ne peut rien dire… le règlement, avait répété le gardien ; de toute façon ce n’était même pas consigné, avait-il ajouté en consultant son grand cahier ; elle reviendrait la semaine prochaine, c’était tout ce qu’il savait. – Pouvait-on au moins lui dire que Mathias était venu la voir ?

Un technicien franchissait le portique et tendit l’oreille en entendant un nom qui lui était familier.

Oui, il s’appelait bien Mathias, pourquoi ? Comment connaissait-il son pré-

nom ?… – Il l’avait reconnu, elle l’avait tant décrit, avait si souvent parlé de lui, ré-

pondit le jeune homme. Il avait bien fallu l’écouter pour la consoler quand elle était rentrée de Londres. Et puis tant pis pour le règlement, avait dit Nathan en l’entraînant au loin ; elle était son amie ; les règles c’était bien, à condition de pouvoir les enfreindre quand la situation l’imposait… Si Mathias se pressait, il la trouverait peut-être au Champ-de-Mars, en principe, c’était là qu’elle filmait.


Les pneus du taxi crissèrent quand ils tournèrent sur le quai Voltaire.

Depuis les voies sur berge, l’enfilade des ponts offrait une perspective unique ; à droite les verrières bleutées du Grand Palais venaient de s’illuminer, devant lui la tour Eiffel scintillait. Paris était vraiment la plus belle ville du monde, encore plus quand on s’en éloignait.

Il était vingt heures passées, un dernier demi-tour à la hauteur du pont de l’Aima et le taxi se rangea le long du trottoir.

Mathias ajusta sa veste, vérifia dans le rétroviseur que ses cheveux n’étaient pas trop en bataille. En rangeant le pourboire dans sa poche, le chauffeur le rassura, sa tenue était impeccable.


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XXIII

Elle terminait son reportage et s’entretenait avec quelques collègues. Quand elle le vit sur l’esplanade, son visage se figea. Elle traversa la place en courant pour venir à sa rencontre.

Il portait un costume élégant ; Audrey regarda les mains de Mathias, elles tremblaient légèrement ; elle remarqua qu’il avait oublié de mettre des boulons à ses manchettes.

– Je ne sais jamais où je les range, dit-il en regardant ses poignets.

– J’ai emporté ta tasse à thé avec moi mais pas tes boulons de manchettes.

– Tu sais, je n’ai plus le vertige.

– Qu’est-ce que tu veux, Mathias ?

Il la regarda droit dans les yeux.

– J’ai grandi, donne-nous une seconde chance.

– Ça ne marche pas souvent les secondes chances.

– Oui, je sais, mais nous on couchait ensemble.

– Je m’en souviens.

– Tu crois toujours que tu pourrais aimer ma fille, si elle vivait à Paris ?

Elle le fixa longuement, prit sa main et se mit à sourire.

– Viens, dit-elle, je voudrais vérifier quelque chose.

Et Audrey l’entraîna en courant vers le dernier étage de la tour Eiffel.

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Épilogue


Au printemps suivant, une rose remporta le grand prix à la fête de Chelsea.

Elle avait été baptisée Yvonne. Dans le cimetière d’Old Brompton, elle fleurissait déjà sur sa tombe.


*


Des années plus tard, un jeune homme et sa meilleure amie se retrouvaient, comme ils en avaient l’habitude dès que leurs emplois du temps le permettaient.

– Excuse-moi, mon train avait du retard. Tu es là depuis longtemps ? demanda Emily en s’asseyant sur le banc.

– Je viens d’arriver, je suis allé chercher maman à l’aéroport, elle est rentrée de mission. Je l’emmène en week-end, répondit Louis. Alors, Oxford ? Comment se sont passés tes examens ?

– Papa va être content, j’ai eu un petit podium…

Assis côte à côte sur un banc qui bordait le carrousel du parc, ils avisèrent un homme en complet bleu qui venait de prendre place en face d’eux. Il posa un gros sac au pied d’une chaise et accompagna sa petite fille jusqu’au manège.

– Six mois, dit Louis.

– Trois mois, pas plus ! répondit Emily.

Elle tendit la main, et Louis lui tapa dans la paume.

– Pari tenu !

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… et Mathias ne sait toujours pas qui est Popinot.

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Merci

à Nicole Lattès, Leonello Brandolini, Brigitte Lannaud, Emmanuelle Hardouin, Antoine Caro, Rose Lantheaume, Kerry Glencorse, Claudine Guérin, Katrin Hodapp, Mark Kessler, Anne-Marie Lenfant, Elisabeth Villeneuve, Sylvie Bardeau, Tine Gerber, Marie Dubois, Brigitte Strauss, Serge Bovet, Lydie Leroy, Aude de Margerie, Joël Renaudat, Arié Sberro et toutes les équipes des Éditions Robert Laffont, à Pauline Normand, Marie-Eve Provost,

à Dominique Farrugia, Vincent Lindon et Patrick Timsit, à Pauline,

à Raymond et Danièle Levy, Lorraine Levy,

à Philippe Guez, sans qui cette histoire n’existerait pas, et

à Susanna Lea et Antoine Audouard


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