CHAPITRE XI LA FUITE… AU PROCHAIN NUMÉRO

Je retraverse la chaussée, mais cette fois au lieu de pénétrer au « Champignon », je me faufile dans l’allée voisine. Je serre dans ma main la clé remise par la môme Portemanteau. Sa chambrette, je n’ai aucune difficulté à la trouver. C’est un petit nid pour soubrette en délire. Le mobilier se compose d’un canapé-lit façon Galeries Barbés à tempérament, d’un fauteuil couvert d’une peluche jaune-désespoir-d’amour et d’une commode en bois verni. Bien entendu, il y a des horreurs en plâtre un peu partout et des photos dédicacées de sous-arrière vedettes. C’est à la fois tendre, cucul et gentillet.

J’allonge ma barbaque sur le pucier et je me mets à réfléchir. Vous allez croire que la réflexion est mon sport favori… Y a de ça. J’aime bien mettre un jeton dans mon appareil à déduction lorsque je traverse des temps morts. Et ce moment en est un.

Je ne puis AGIR, PASSER à AUTRE CHOSE, TANT QUE JE N’AURAIS PAS liquidé la question du « Champignon ».

Le plus grand des hasards, joint à mon renifleur breveté, m’a amené dans cet établissement. Le patron est mêlé d’extrêmement près à tout le bidule. Pas l’ombre d’une hésitation à ce sujet : Schwartz a téléphoné à Maubourg pour lui dire de lâcher sa partie de jarretelles. Il savait où il se rendrait et ce qui allait se passer, puisqu’il m’a prévenu.

Conclusion, ce mec en connaît plus long sur l’affaire Stevens que sur le chiffre secret de Louis XIV. C’est net, précis, remis à neuf et emballé dans du papier de soie. J’ouvre les tiroirs des commodes, afin de me rendre compte si la môme Porte-Fringues a un flacon de quelque chose à la traîne pour les invités. Elle a en effet un flacon de quelque chose, mais il s’agit d’eau de Cologne ! Je reviens au paddock. Il n’y a plus qu’à attendre. D’ici une petite heure, elle s’amènera, et je m’arrangerai pour lui faire cracher tout ce qu’elle sait sur le singulier patron du « Champignon ».

Ouf ! c’est rudement fameux de s’allonger un instant. Les minutes passent. Le réveil de ma petite copine égrène le temps… Les bruits du « Champignon » ne me parviennent presque pas. C’est une vague rumeur, très confuse, qui ne trouble pas le silence ambiant. Depuis que je suis entré, il se fait dans la pièce comme une espèce de léger sifflement continu. Ça doit venir d’une conduite de flotte qui passe par là. Je ne me laisse pas distraire de mes préoccupations. Je remue toujours à plein cerveau les éléments de cette ténébreuse histoire. Coup de téléphone ; Schwartz ; Maubourg ; Héléna… La tête d’Héléna…

Soudain, j’ai la force de comprendre que je m’endors… Vous savez : j’ai le sentiment bizarre de flotter au-dessus du lit. Je pense en pointillé… Je…

Et alors, soudain, mon subconscient réagit. Je fais une découverte. Une découverte intime ; une découverte ébouriffante : je suis en train de m’endormir, et pourtant JE N’AI PAS SOMMEIL. Vous entravez, bande de noix ?

Je me sens bien, je glisse dans le cirage, mais sans avoir envie d’en écraser.

Que se passe-t-il ?

Il me faut un bon moment pour me faire une opinion. J’ai la tête lourde comme si elle était en plomb, et je me sens sans forces. Vous me donneriez une cacahuète, que je serais incapable de l’écraser.

Est-ce que je prends une attaque ?

Avec ce que je me colle derrière le pare brise, cela n’aurait rien de trop surprenant… Tout de même… Ce sont mes oreilles qui m’apportent la solution. Elles ne sont pas munies de radar, mais elles valent des feuilles de choux…

Le petit sifflement que j’entends, c’est tout crûment une fuite de gaz… Et mon sommeil à la gomme n’est autre qu’une gentille petite asphyxie des familles.

La paix (éternelle) chez soi, disait Courteline.

Si je ne veux pas finir la nuit chez saint Pierre, il faut à tout prix que j’aille ouvrir cette saloperie de fenêtre. J’essaie de me mettre sur mon séant, en vain !

Je n’ai plus de forces qu’une limace au berceau…

Ça, alors ! Je ne vais pas crever dans cette chambrette de bonne sur cour ! Quelle fin pour l’as des as des services secrets…

Je fais une nouvelle tentative, mais sans obtenir de meilleurs résultats.

Bonsoir la compagnie. Mes guiboles sont en coton hydrophile et mes nerfs en crème fouettée…

Je me dis que c’est ultra-gland de finir comme ça. C’est toujours gland de finir, mais aussi stupidement, y a de quoi se faire friser les poils du nez…

Peser près de cent kilos et pas pouvoir remuer le petit orteil !

Ma respiration change de rythme, de cela je me rends parfaitement compte…

Puisque mes jambes sont paralysées, mes bras peuvent peut-être se mouvoir encore, non ?

J’essaie. Mon bras droit est clamsé vers l’épaule, mais l’avant-bras est utilisable. C’est le moment d’en profiter. Je glisse péniblement ma main par l’ouverture de ma vestouze, et je parviens à la poser sur la crosse de mon pétard. Le plus coton maintenant, ça va être de la retirer de sa gaine. Je me mets à la besogne. Un gamin de huit mois y arriverait du premier coup ; bibi est obligé de s’y prendre à plusieurs reprises. Enfin, j’amorce le dégainage et le feu vient. Je le sors de sous mon aisselle ; mon bras, incapable de supporter le poids de l’arme, retombe sur le lit. Heureusement, ma paluche est restée crispée sur la crosse.

Ma tête me paraît immense comme le Vélodrome d’Hiver. Les cloches sonnent à toute volée. Drôle de patacaisse ! Je regarde le revolver et, de l’œil, je fais un calcul élémentaire de balistique ; si je ne suis pas absolument pocheté, je vais presser la détente, et la balle fracassera un des carreaux de la fenêtre.

J’ai agi en même temps que je pensais. Comme dans un songe, j’entends un bruit qui doit être énorme — le bruit de mon soufflant, quoi ! — mais qui, dans la torpeur où je baigne, me paraît aussi insignifiant qu’un pet de rosière…

Un autre bruit lui répond, plus compliqué, plus cristallin, ça, c’est le carreau qui se répand. Comme mon feu est à répétition et que je n’ai pas ôté mon doigt de sur la détente, les dragées continuent de sortir. Dans un réflexe, je bouge un peu la main et les autres carreaux de la fenêtre dégringolent. Une énorme bouffée d’air frais me chavire. Les rideaux volent à l’intérieur de l’appartement. Mon bocal se met à faire un bruit de caisse enregistreuse. Je clape du bec à plusieurs reprises ; l’air pur me met groggy. Je perds conscience…

- :-

J’entends des voix autour de moi. Plusieurs visages me cernent ; des visages de poissons exotiques… La buée rosâtre qui les estompe s’effiloche, et les poissons deviennent des gens. Il y a des femmes, des hommes… Je ne sais pas ; je ne les connais pas…

Quelqu’un dit :

— Je vais le conduire à l’hôpital, prévenez un plombier pour cette satanée fuite de gaz…

Cette voix, je crois la reconnaître. Dans quelle vie antérieure l’ai-je entendue ?

Des mains m’empoignent. On m’emmène. Il y a quelques personnes dans le couloir. Il fait sombre ; je respire profondément… Les cloches qui carillonnent sous mon dôme s’éloignent. Peut-être qu’elles s’en vont à Rome ? J’ai l’impression que le sang circule à nouveau dans mes flubes ; que mes nerfs redeviennent des nerfs et que si je veux remuer mes nougats, je peux y arriver. Une formidable envie de dégueuler me tord les tripes. Je me dis que c’est bon signe et que je tiens le bon bout. Je suis sauvé. Grâce à mon feu. Il m’a donné l’air pur régénérateur et a attiré du trèfle.

Cette dernière pensée me contriste un brin. Y a pas, c’est gagné pour la chose de la discrétion. Et moi qui voulais me rencarder en loucedé sur le « Champignon »… C’est pour le coup que toute la boîte doit être en émoi. Si Schwartz croisait dans le secteur, il est affranchi maintenant.

Le naturel flicard reprend le pas sur mes nausées.

Je me débats afin de me remettre sur pattes. Nous autres, matuches, nous avons le boulot chevillé à l’âme. Lorsque vous tranchez le goulot d’un canard, il court encore en balançant son moignon sanglant ; eh bien ! pour les agents secrets, c’est presque du kif qui se produit ! Mortibus, il lui reste des réflexes, et ces réflexes manœuvrent encore pour le turbin.

— Ne vous agitez pas, fait une voix de gerce.

Je pense, dans mon état comateux, qu’il serait mieux, en effet, qu’on me fasse un tubage ou une piquouse, ou je ne sais pas quoi, à l’hosto du coin, pour me rebecqueter.

Je me tiens peinard.

On me rentre avec des ahanements de bûcheron dans une bagnole. Quelqu’un s’installe à mes côtés, ça doit être la femme qui vient de parler, car ça renifle le parfum. Des mecs prennent place devant. Tout ça, je le devine à des heurts familiers.

Je pousse un soupir qui attendrirait une bordure de trottoir, et j’ouvre un store. C’est moins trouble que tout à l’heure. Les formes sont plus précises. Je distingue très bien leurs contours, leurs couleurs…

Ainsi, je peux parfaitement vérifier qu’effectivement c’est bien une femme qui se trouve près de moi.

Je peux même constater qu’il s’agit de miss Héléna, et qu’elle a sa tête solidement arrimée sur ses jolies épaules.

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