CHAPITRE IV CHAMPIGNON ?

Si jamais un type a éprouvé le besoin de dépaver la ganache d’un de ses contemporains c’est bien moi en ce moment.

Je donne une poussée à la porte ; j’y vais de si bon cœur que mon coup d’épaule aurait pu défoncer le mur de l’Atlantique. Le frisé est propulsé à l’intérieur de la salle. Il a perdu son sourire. Ses yeux d’aveugle contiennent autant de cordialité que ceux d’une vipère à qui l’on flanque des coups de bâton.

Je pénètre enfin dans l’établissement et je lui demande de mon ton le plus suave :

— Vous n’êtes pas blessé, au moins ?

Il ne répond rien. Un instant, je me demande s’il ne va pas sortir de sa poche le couteau à dessert qui lui a servi à assaisonner Ferdinand. Mais il détourne la tête et s’en va.

Cette petite saynète pour patronage me laisse perplexe, je me dis que le frisé m’a reconnu. Il n’avait aucune raison de me coincer dans le tambour de la lourde… Pour moi, il devait encore être dans la rue des Abbesses lorsque je me suis annoncé chez Ferdinoche. Il a compris que j’étais un flic et, tout à l’heure, en me voyant entrer dans le restaurant il a cru que je venais lui essayer une paire de bracelets nickelés. Il s’est donné peur et c’est pour gagner du temps qu’il a bloqué la lourde avec son pied.

Oui, ça doit être la bonne explication. Mais alors, me voilà grillé !

Une bouffée de rage empourpre mon front d’archange ; je dois vous avoir déjà fait comprendre que la fée qui m’a cloqué les dons les plus précieux dans mon berceau, en a oublié un : la patience… Probable qu’il n’en restait plus en magasin ce jour-là. Lorsque quelque chose ne tourne pas rond, je boulotterais le pont Alexandre III…

Brusquement je me demande où est passée la môme Héléna pendant ce bref intermède.

J’examine la salle et je ne la vois pas. Comme l’établissement possède une autre sortie, je me dis que je viens d’être pigeonné et que je me suis salement rouillé sur la Côte ! Va falloir que je prenne mes invalides ; que je me consacre à la pêche à la ligne, et encore les gardons seraient capables de repérer ma bouille de matuche !

J’en suis là de mes déprimantes pensées lorsque mes châsses se mettent â faire du morse : Héléna réapparaît, venant du sous sol. Elle s’installe à une table et s’empare du menu que lui brandit un garçon.

Ouf !

Un maître d’hôtel s’approche de moi :

— Un couvert ? il fait.

Après tout, pourquoi pas ?

— C’est ça, mon gros ; auparavant, je descends téléphoner au nonce apostolique.

Je dévale les escaliers du sous-sol. La bonne femme qui règne dans ce royaume des gogues et du téléphone est une petite bougresse gentille, d’un âge avancé.

— Police, lui fais-je en exhibant ma carte.

C’est un mot que je ne prononce qu’à bon escient, lorsque je comprends qu’il peut avoir un effet magique sur mon interlocuteur. C’est le cas. La madame-pipi joue un vieil air espagnol avec son dentier et l’on dirait que le machiniste de service lui envoie le projecteur vert en pleine poire. Elle réalise brusquement qu’elle aura grâce à moi quelque chose à raconter à ses petits-enfants avant de clamser.

Elle se fait aimable.

— Que puis-je pour votre service, monsieur l’inspecteur ?

Comme je ne suis pas à cheval sur la hiérarchie, je ne relève pas son erreur.

— Une jeune femme sort d’ici : manteau gris, pull jaune, vu ?

— Oui.

— C’était pour se refaire une beauté ou pour le téléphone ?

— Téléphone.

Je regarde les cabines et je constate qu’elles sont munies d’appareils automatiques. Poisse ! Les usagers composent eux-mêmes leur numéro. Je suis marron…

— Avez-vous une idée du numéro qu’elle a appelé ?

— Non…

Je fais mon sourire des grands jours, celui qui pousse les souris à me dire que leur mari part à la chasse, qu’elles resteront at home et que la clef sera sous le paillasson.

— Dites donc, les distractions sont nulles dans votre caveau de famille ; vous devez bien — par simple passe-temps — tendre un peu l’oreille lorsque de belles pépées babillent ?

Elle rougit.

— Oh ! Monsieur l’inspecteur !

— Écoutez, lui dis-je, il y a des cas où la curiosité est une qualité. Peut-être avez-vous saisi des brides de mots, même sans le vouloir… Je suis certain que vous avez de la mémoire…

— Eh bien…

— Voyons, elle parlait à un homme ?

— Je ne sais pas… Elle causait pas en français…

Du coup, ma rogne me remonte dans l’arrière-gorge. Mon visage doit exprimer ma température mieux qu’un thermomètre car la madame-pipe ne peut contenir un mouvement de recul. Ça, c’est toute la gerce. Elles font des simagrées pour se rendre intéressantes et, la plupart du temps, elles n’ont rien à dégoiser.

Je m’apprête à remonter après un ultime regard de fureur à la bonne femme lorsque celle-ci, prenant son courage à deux mains pour ne pas le laisser tomber, me dit :

— Je sais pas dans quelle langue elle causait ; mais y a un mot français qui revenait à tout bout de champ dans sa conversation…

— Ah bon, murmuré-je. Et quel était ce mot ?

— Champignon.

— Pardon ?

— Champignon.

Ça me bouscule un peu le ciboulot.

— Champignon ?

— Oui.

Cette fois je laisse glaner madame-pipi.

Héléna est en train de se flanquer une coquille Saint-Jacques par la margoulette. Au fond, l’idée est à retenir. Je m’installe non loin d’elle et j’en commande une également.

Tout en mastiquant, je la reluque vachement. Pas la coquille Saint-Jacques, mais Héléna. D’où je suis, je la découvre de trois quarts. C’est un beau coup d’œil. Quel profil ! Et dire qu’elle a la paire ! Dommage qu’elle se livre à un job pas catholique…

Je siffle mon verre de pouilly.

Après tout, rien ne prouve qu’elle soit mouillée. C’est un simple boulot de déduction qui nous a conduits, le patron et moi, à la jouer coupable. Peut-être qu’à côté d’elle Blanche-Neige est une Marie-couche-toi-là…

Seulement un fait contrarie cet optimisme : je ne crois pas qu’on puisse mettre sur le compte du hasard la présence simultanée dans ce restaurant d’Héléna et du frisé au regard d’aveugle.

Enfin, comme disait si bien la comtesse de Chauvillé du Parc :

— C’est pas la peine de se casser le bol avant d’être mieux rencardé…

Au dessert, il se passe du nouveau :

Un beau ténébreux vient s’asseoir à la table de la poulette. C’est un grand blond, d’une quarantaine d’années, qui ressemble à un don juan du cinéma muet.

Il se met à susurrer des mamours à Héléna et Héléna paraît savourer sa guimauve. Elle lui fait des sourires format carte postale. Lui il se trémousse, il fait des gestes délicats, il ne se sent plus… Tout à l’heure il va boire la flotte contenue dans le vase de fleurs…

À cette allure, ils ne vont pas tarder à filer ; ils doivent avoir des tas de trucs à se dire et sûrement à se faire, en particulier…

Pour prévenir toute éventualité, je paie mon addition et je file dans ma bagnole. Bien m’en a pris. Je ne suis pas derrière mon volant que déjà ils apparaissent.

La filature continue. Pas longtemps. Le couple atterrit rue de Courcelles. Il pénètre dans un immeuble discret qui m’a tout l’air d’être un de ces endroits où les messieurs et les dames qui ne sont pas maridas ensemble vont jouer à papa-maman. Lorsqu’ils ont franchi la porte je compte jusqu’à soixante, ce qui est la meilleure façon de fabriquer une minute, et j’appuie sur le bouton de la lourde.

Comme prévu, je pénètre dans un vaste hall plein de tapis et de plantes vertes. Une dame d’aspect trop respectable s’amène, la bouche en issue d’œufs… Elle tient de la dame patronnesse avec un petit quelque chose d’un peu rombière.

— Vous désirez ? me demande-t-elle.

— Une chambre, je lui fais…

Elle prend l’air horrifié d’une religieuse à qui on proposerait des photos obscènes.

— Enfin, un studio, rectifié-je…

Elle hésite puis, dans un souffle, en détournant la tête elle murmure :

— Vous venez de la part de quelqu’un ?

— Bien sûr, fais-je.

— De la part de qui ?

— Du cousin de la bicyclette à Jules, vous voyez ce que je veux dire ? Celui qui a son pantalon déchiré aux coudes…

— Monsieur ! s’étrangle la dame… Je vous prie de sortir… C’est une maison respectable ici !

— Sans blague ! je lui dis en reluquant la crèche. Et qu’est-ce que vous voulez encore me faire croire ? Que le bruit de la mer empêche les poissons de dormir ?

« Je voudrais une planque, pour moi tout seul. C’est pas que j’ai des passions honteuses, mais il faut que la carrée en question se trouve juste à côté de celle des tourtereaux qui viennent d’entrer, do you understand ? »

Elle n’a pas plus de réaction qu’un sac de farine.

Alors, aux grands maux les grands remèdes je lui mets ma carte sous le nez.

Là, elle réagit. Son allure de dame patronnesse s’évanouit pour laisser place à des sentiments très humains qui sont la pétoche et la méfiance.

— De… de quoi s’agit-il ? demande-t-elle.

— D’un petit marché, je lui réponds. J’ai besoin de me tuyauter bien à fond sur les gens qui viennent d’entrer. Alors vous allez me faciliter la besogne. En revanche, je vous promets d’oublier votre adresse, vous pigez ?

Elle me fait un signe affirmatif.

— Il y a longtemps que ce couple vient ici ?

— Une quinzaine…

— Souvent ?

— Deux ou trois fois par semaine.

— Vous les connaissez ?

— Non. Lorsqu’ils viennent, le monsieur me téléphone dans l’après-midi.

— Ils passent la nuit complète ?

— Oui.

— Ça va, conduisez-moi dans une pièce contiguë…

Quelques minutes plus tard, je suis dans un coquet studio arrangé avec beaucoup de goût. La tenancière me désigne un tableau qui représente une poire sur une soucoupe.

— Derrière ce tableau, il y a un trou par lequel vous pourrez observer, me dit-elle.

Elle se fait la paire.

Je décroche le tableau et je constate qu’en effet le mur est percé à cet endroit. Dans la cavité se trouve un verre de loupe qui permet de bigler l’ensemble de la chambre voisine.

Ce que je vois transforme ma moelle épinière en sirop d’orange. Notre Héléna nationale se dessape sans faire de tintouin devant son copain qui en fait autant.

Je constate de visu que son châssis correspond parfaitement à l’idée que je m’en faisais. Elle est mince, souple, et ses hanches sont creusées harmonieusement. Bref, pour décrire convenablement ce petit lot il faudrait les dons d’un Pierre Louys.

Tout à l’heure mes châsses vont être salement mélangés, j’en ai peur. Je suis bon pour une visite à l’oculiste.

Mais même si j’étais menacé de devenir aveugle, je ne raterais pas un spectacle de cette qualité.

Héléna vient de s’allonger sur le pageot. Sa peau est pâle comme le sont certains vases de Bohème ; ses seins sont drus et modelés pour s’adapter à la main de l’homme. Ses cheveux répandus sous sa tête achèvent de donner à l’image un caractère affolant. Je me dis que si je mate encore un moment par mon judas je vais avoir un voltage tel que je sauterai à pieds joints l’île de la Cité.

Je laisse retomber le tableau et je descends à ma voiture afin d’y prendre le matériel dont je me suis muni. C’est un petit magnétophone de notre cru qui s’adapte n’importe où. Je le branche dans le trou et j’arrange le dispositif. Il me faudrait quelque chose pour caler l’appareil contre le mur. J’empoigne un annuaire téléphonique qui se trouve sur une tablette et je l’ouvre en son milieu afin qu’il serve de support au magnétophone. J’arrange mon petit bazar et je m’offre une cigarette.

Je peux me détendre un brin : pas un soupir de la môme Héléna ne m’échappera. J’ai dans l’idée que l’enregistrement vaudra son pesant de moutarde. Il y a des amateurs qui en proposeront une fortune !

J’éprouve une légitime fierté. En somme je n’ai pas perdu mon temps.

Je règle l’appareil et je m’apprête à me relever lorsque mon regard qui est toujours à la hauteur des circonstances se pose sur l’annuaire ouvert. On peut y lire une ligne non recouverte par le magnétophone. Je lis :

Le Champignon, bar, rue Fontaine.

Je ne sais pas si vous croyez au père Noël ? Moi je vous affirme que pour le quart d’heure je ferais du pâté de foie avec le type qui me soutiendrait qu’il n’existe pas.

Le Champignon bar ! Champignon ! Champignon !

Comment n’ai-je pas songé plus tôt à un truc de ce genre ?

Comment n’ai-je pas compris que les mots français qui se prononcent dans une conversation étrangère sont en général des noms de lieux ?

Champignon ! répétait Héléna dans le téléphone…

Pourquoi ne s’agirait-il point d’un bar ? Je décide d’aller traîner mon pif rue Fontaine.

Je sors en fermant soigneusement ma porte à clef !

En bas, je dis à la mère Tapedur :

— Je reviendrai un peu plus tard ; en attendant je vous interdis d’entrer dans ma chambre ou de dire un mot à mon sujet à qui que se soit. Si vous ne tenez pas votre langue, je vous enverrai droit au mitard et vous y resterez tellement longtemps que vous vous demanderez pourquoi le Bon Dieu vous a dotée de jambes !

Là-dessus je fonce sur le boulevard des Batignolles.

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