Prologue

J’aime être aimé pour le bon motif et souffre de la louange si je sens qu’elle m’est octroyée par méprise.

André GIDE, lauréat du prix Nobel de littérature 1947


Berkeley, Californie
De nos jours

Drôle d’endroit pour mourir.

Durant l’année universitaire, quelque vingt-trois mille étudiants déambulaient en permanence dans les allées ombragées de Berkeley. Cependant, en cette fraîche soirée de juin, le campus était pratiquement désert.

Pierre Tardivel prit la main de Molly Bond. Trente-trois ans, brun, grand et mince, épaules étroites et visage arrondi : il était plutôt beau garçon. Molly – trente-trois ans également dans quinze jours – était une fille superbe, même sans maquillage. Pommettes hautes, lèvres pleines, prunelles d’un bleu profond. Ses cheveux blonds, séparés par une raie au milieu, étaient coupés court devant mais retombaient en cascade sur ses épaules. Elle pressa la main de Pierre. Tout naturellement, ils se mirent à marcher côte à côte.

Les cloches du campanile venaient de sonner vingt-trois coups. Molly avait travaillé tard au département de psychologie, où elle enseignait. Pierre n’aimait pas qu’elle rentre seule le soir. Il était donc resté au Lawrence Berkeley National Laboratory sur la colline au-dessus du campus, jusqu’à ce qu’elle lui téléphone pour lui dire qu’elle s’apprêtait à partir. Ce n’était pas une contrainte pour lui, bien au contraire. D’habitude, c’était elle qui avait du mal à l’arracher à son labo.

Elle ne doutait pas des sentiments de Pierre à son égard. Son don lui donnait au moins cette certitude. Il y avait des moments où elle aurait eu envie qu’il la prenne par la taille en marchant, mais ce n’était pas son genre. Non par manque d’affection. C’était un Canadien français, après tout : il avait le goût du contact humain propre aux Canadiens et la nature exubérante des Français. Mais il disait qu’elle aurait toujours le temps, plus tard, de l’aider à marcher en lui tenant la taille, et que pour le moment il était encore capable de se déplacer sans canne !

En franchissant le pont à l’embranchement nord de Strawberry Creek, Molly lui demanda :

— Ça a été, au boulot, aujourd’hui ?

Il répondit avec son accent chantant :

— Burian Klimus a été particulièrement chiant.

Elle eut un rire de gorge. Quand elle parlait, sa voix était haut perchée et très féminine ; mais son rire avait des résonances plus profondes, qu’il trouvait, lui avait-il dit un jour, très sexy.

— On peut savoir à quel moment il ne l’est pas ? demanda-t-elle.

— C’est vrai. C’est un perfectionniste, et c’est son droit, je suppose. Mais le but du programme Génome humain, justement, est de déterminer ce qui fait de nous des humains ; or l’erreur est humaine.

Molly était habituée à l’accent de Pierre, mais elle ne put s’empêcher de sourire en l’entendant répéter trois fois dans la même phrase le mot you-meyn.

— Cet après-midi, il a étripé Shari, reprit-il.

Elle hocha la tête.

— Quelqu’un s’est amusé à l’imiter, en salle des profs, hier matin.

Elle se racla la gorge et prit l’accent allemand pour dire d’une voix gutturale :

— Che ne zuis bas zeulement un mempre du Club des zhommes, che zuis auzi zon Janzelier.

Pierre éclata de rire.

Un peu plus loin, il y avait un banc. Un costaud d’une trentaine d’années, en jean délavé et blouson de cuir ouvert, y était assis. Son menton faisait penser à deux petits poings protubérants et ses cheveux blonds coupés très court avaient l’air crasseux. Quel manque de respect ! se dit Molly. Tu es ici dans le berceau du mouvement hippie des années soixante, tu pourrais les laisser pousser un peu.

Ils continuèrent leur chemin. Normalement, ils auraient fait un écart : Molly prenait bien soin de tenir les inconnus en dehors de sa zone. Mais l’allée était bordée d’une haie à cet endroit, et ils furent contraints de passer à cinquante centimètres de lui.

Ce putain de bouffeur de grenouilles, il était temps qu’il se pointe.

Molly accentua sa pression, ses ongles courts et sans vernis s’incrustèrent dans la paume de Pierre.

Dommage qu’il ne soit pas tout seul. Mais peut-être que Grozny sera encore plus content.

Molly balbutia, d’une voix si faible que les mots furent presque emportés par la brise :

— Vite, filons d’ici.

Étonné, Pierre haussa les sourcils mais accéléra tout de même le pas. Molly jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Il s’est levé, murmura-t-elle. Il vient vers nous.

Elle scruta l’horizon. La grille nord du campus était encore à une trentaine de mètres. Plus loin, c’était Euclid Avenue et ses cafés déserts. Sur la gauche, une barrière séparait l’université de Hearst Avenue. À droite, un bosquet de séquoias et Haviland Hall, le siège des services sociaux universitaires. La plupart des fenêtres étaient éteintes. Un bus passa bruyamment de l’autre côté de la grille. Il n’y en aurait pas d’autre avant longtemps, à cette heure tardive. Pierre se mordit la lèvre inférieure. Il entendait les pas qui se rapprochaient d’eux. Il mit la main dans sa poche et Molly perçut le tintement des clés qu’il retournait entre ses doigts.

Elle lit glisser la fermeture Éclair de son sac en cuir blanc et en sortit son sifflet d’alarme. Elle risqua un nouveau coup d’œil en arrière et… Bon Dieu ! Un couteau !

— Cours ! hurla-t-elle.

Obliquant sur la droite, elle porta le sifflet à ses lèvres. Le bruit déchira la nuit.

Pierre fonça vers la grille nord, mais se retourna au bout de quelques mètres : maintenant que l’effet de surprise était passé, l’homme avait peut-être changé d’avis et rebroussé chemin. Surtout, il voulait s’assurer que Molly n’était pas en danger.

Ce fut là son erreur. L’individu le talonnait. Pierre avait de longues jambes, mais il avait perdu de précieuses secondes en se retournant et avait ainsi permis à l’autre de le rattraper. Il entendit hurler Molly, à dix mètres de là.

Le punk tenait un couteau à cran d’arrêt dans la main droite. Il était difficile de distinguer quoi que ce soit dans la pénombre. Seule la lame d’une trentaine de centimètres scintillait à la lueur des réverbères de l’avenue ; pointée vers le haut, prête à se ficher dans le dos de Pierre.

L’homme se jeta sur lui. Pierre fit ce qu’aurait fait n’importe quel adolescent de Montréal rêvant de jouer dans l’équipe de hockey des Canadiens. Il feinta sur la gauche, et quand le type obliqua dans cette direction, il pivota vers la droite et l’intercepta. L’assaillant fut déséquilibré. Pierre lança le poing en avant, la clé de son appartement calée entre l’index et le majeur. L’agresseur reçut le coup en pleine figure. Il hurla de douleur.

Molly arriva en courant. Elle sauta sur le dos de l’homme, en le martelant de ses poings. Il essaya de se retourner pour la maîtriser, mais Pierre lui fit un croc-en-jambe. L’autre ne lâcha pourtant pas son couteau. Lorsqu’il perdit l’équilibre, son bras se replia, son blouson de cuir s’ouvrit. Sous le poids de Molly, la lame lui transperça l’abdomen.

Soudain, du sang gicla partout. Molly se releva avec une grimace. L’homme gisait à terre, la respiration sourde, gargouillante.

Pierre saisit la main de Molly. Il voulut reculer, mais prit soudain conscience de la gravité de la blessure de son agresseur. Il allait se vider de tout son sang s’il n’était pas promptement secouru.

— Trouve un téléphone, dit-il. Appelle le 911.

Elle partit en courant en direction de Haviland Hall.

Il retourna le blessé sur le dos. Le poignard glissa par terre. Pierre le saisit et le lança le plus loin possible, au cas où il aurait surestimé la gravité de la blessure. Puis il écarta la chemise de coton, imbibée de sang, pour découvrir la plaie. L’homme était en état de choc. Son teint, dans la pénombre, semblait cireux. Pierre ôta sa propre chemise et la roula en boule pour tenter de stopper l’hémorragie.

Molly fut de retour quelques minutes plus tard, haletante.

— L’ambulance va arriver, et la police aussi. Comment va-t-il ?

Pierre maintenait le tampon en place, mais le tissu était tellement saturé que le sang suintait dès qu’il appuyait dessus.

— Il est en train de mourir, dit-il d’une voix angoissée.

Molly se pencha sur l’homme.

— Tu ne l’avais jamais vu ? demanda-t-elle.

Il secoua la tête.

— Un menton comme ça, je ne l’aurais pas oublié.

Elle s’agenouilla à côté du blessé et ferma les yeux, écoutant la voix intérieure qu’elle seule était capable d’entendre.

C’est pas juste. Je n’ai tué que des gens qui le méritaient d’après Grozny. Mais je ne mérite pas de mourir, moi. Je ne suis pas un putain de…

La voix muette s’éteignit subitement. Molly ouvrit les yeux et retira doucement les mains ensanglantées de Pierre de la chemise en boule.

— Inutile, c’est fini, dit-elle.

Pierre, toujours accroupi, se tourna lentement vers elle. Il avait les joues livides et les lèvres légèrement entrouvertes. Elle reconnut les symptômes. Comme leur agresseur quelques instants plus tôt, il était en état de choc. Elle l’aida à s’écarter du corps et à s’asseoir dans l’herbe au pied d’un séquoia.

Au bout de ce qui lui parut une éternité, elle entendit les sirènes. La police arriva la première sur les lieux, par la grille nord, suivie, quelques secondes plus tard, par une voiture de la sécurité du campus. Les deux véhicules se garèrent côte à côte à la lisière du bosquet de séquoias.

L’équipe de la police était poivre et sel : un Noir corpulent et une Blanche longue et sèche. C’était le Noir qui semblait commander. Il ouvrit un sachet en plastique encore scellé contenant une paire de gants en latex, qu’il enfila sur ses énormes paluches. Puis il se pencha pour examiner le corps.

Il essaya de trouver le pouls au poignet, puis à la base du cou.

— Bon Dieu ! s’écria-t-il. Karen ?

Son équipière s’approcha et braqua le faisceau de sa lampe torche sur le visage de l’homme.

— Il est salement amoché, c’est sûr, dit-elle en indiquant l’endroit où la clé de Pierre avait percuté la joue.

Puis elle se pencha en avant.

— Mais je le reconnais ! On ne l’a pas embarqué il y a deux ou trois semaines ?

— Chuck Hanratty. Un vaurien, confirma le policier noir.

Il hocha la tête, plus surpris qu’affligé, semblait-il. Il se redressa, arrachant ses gants dans un double claquement, et jeta un regard bref au flic du campus, un Blanc grassouillet aux cheveux gris qui évitait de regarder le cadavre. Puis il se tourna vers Molly et Pierre.

— Vous n’avez rien ?

— Non, répondit Molly d’une voix légèrement tremblante. Un peu secoués, c’est tout.

La femme flic inspectait les alentours avec sa lampe électrique.

— C’est ça, l’arme ? demanda-t-elle en indiquant le cran d’arrêt, qui avait atterri au pied d’un autre séquoia.

Pierre leva les yeux vers elle mais il ne semblait pas l’avoir entendue.

— Le couteau, insista la femme. Le couteau qui l’a tué.

Pierre acquiesça.

— Il a voulu nous assassiner, murmura Molly.

Le Noir se tourna vers elle.

— Vous êtes étudiante ici ?

— Non, j’enseigne la psycho.

— Votre nom ?

— Molly Bond.

Il pointa le menton en direction de Pierre, qui regardait toujours dans le vague.

— Et lui ?

— Pierre Tardivel. Il travaille au Centre du Génome humain, là-haut, au labo Lawrence Berkeley.

L’officier se tourna vers le flic du campus.

— Vous connaissez ces deux personnes ?

Le vieil homme reprenait peu à peu ses esprits. Quelle histoire, pour lui dont l’activité principale consistait à envoyer à la fourrière des voitures garées sur les emplacements réservés aux handicapés ! Il secoua la tête.

— Vous avez vos papiers ? demanda l’officier de police.

Molly ouvrit son sac et lui tendit son permis de conduire et sa carte d’identité du campus. Pierre, torse nu, frissonnant, les mains couvertes de sang séché, réussit à sortir son portefeuille qu’il contempla d’un air hébété. Molly le prit et montra ses papiers au policier.

— Canadien, fit ce dernier en hochant la tête comme si ce simple fait le rendait éminemment suspect. Vous avez un permis de séjour ?

— Permis…, répéta Pierre sans paraître comprendre.

— Il a sa carte verte, déclara Molly.

Elle la chercha dans le portefeuille et la tendit au policier noir, qui l’examina avec attention. Son équipière, pendant ce temps, était allée chercher un Polaroid dans la voiture de patrouille pour photographier les lieux.

L’ambulance arriva enfin. Elle franchit le portail nord mais ne put s’avancer jusqu’à eux. Les autres véhicules avaient arrêté leur sirène après s’être garés et l’ambulance laissa tourner son gyrophare, qui fit danser des ombres orangées sur toute la scène. On entendait le crachotement des appels radio de la police et de l’ambulance. Deux paramédicaux s’occupèrent de transporter le corps. Quelques curieux s’étaient rassemblés devant la grille.

— Pas de pouls, pas le moindre signe respiratoire, déclara le policier noir.

Les infirmiers procédèrent aux vérifications d’usage, puis confirmèrent :

— Pour être mort, il est bien mort. Mais ça ne change rien, nous devons l’embarquer.

— Karen ? appela le policier.

Elle hocha la tête.

— J’ai fini avec les photos.

— Vous pouvez y aller, dit le policier aux paramédicaux.

Il se tourna vers Molly et Pierre.

— Nous devons recueillir vos dépositions.

— C’est un cas de légitime défense, fit vivement Molly.

Pour la première fois, le flic fit montre d’un peu de chaleur humaine.

— Naturellement, dit-il. Ne vous inquiétez pas, c’est une simple formalité. Votre agresseur est bien connu de nos services. Attaques à main armée, agressions, croix enflammées…

— Croix enflammées ? répéta Molly, choquée.

Le flic acquiesça.

— Une vraie ordure, ce Chuck Hanratty. Il faisait partie du Reich Millénaire, un mouvement néonazi. Ils sont implantés surtout de l’autre côté de la baie de San Francisco, mais ils recrutent parfois ici aussi, à Berkeley. (Il parcourut du regard les bâtiments voisins.) Vous êtes garés par ici ?

— Nous sommes à pied, lui dit Molly.

— Il est plus de minuit et votre copain, franchement, m’a l’air un peu sonné. Voulez-vous qu’on vous raccompagne ? Vous pourrez passer demain au poste faire votre déposition.

Il lui tendit sa carte.

— Mais pourquoi un néonazi s’en prendrait-il à moi ? demanda Pierre, qui commençait à retrouver ses esprits.

Le policier haussa les épaules.

— Aucun mystère là-dedans. Il en avait après votre portefeuille et le sac de votre amie.

Molly savait que c’était faux. Mais elle se contenta de prendre Pierre par la main et de le guider jusqu’à la voiture de police.


Pierre prit une douche pour se débarrasser du sang coagulé qui lui souillait les mains, les bras et le torse. L’eau qui s’écoulait était teintée de rouge. Il se frotta la peau jusqu’à ce qu’elle soit presque à vif. Après s’être séché, il s’allongea à côté de Molly. Ils restèrent longtemps blottis l’un contre l’autre.

— Pourquoi un néonazi s’en prendrait-il à moi ? répéta Pierre dans le noir. (Il soupira très fort.) Pourquoi chercherait-on à me tuer ? Puisque, après tout…

La pensée s’était déjà formée dans son esprit, en anglais, mais il décida de ne pas l’exprimer à haute voix.

Néanmoins, Molly savait ce qu’il avait été sur le point de dire, et elle l’attira contre elle pour le serrer dans ses bras.

Puisque, après tout, je serai bientôt mort, avait pensé Pierre Tardivel.

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