Il y a deux grandes tragédies dans la vie. La première, c’est de perdre l’objet de tous ses désirs ; la seconde, c’est de l’obtenir.
Valerie Beckett, première présidente des États-Unis, regarda les cinq cents personnes assemblées sur la pelouse de la Maison-Blanche. La plupart étaient assises sur des chaises pliantes en métal spécialement fournies pour l’occasion, mais quelques-unes avaient un fauteuil roulant. Derrière la grille en fer forgé, des centaines de spectateurs et de touristes observaient la scène avec étonnement. C’était une belle matinée ensoleillée, avec un ciel céruléen et un parfum de roses qui flottait dans l’air. Le mari de Beckett, le Premier Gentleman, Roger Ashton, lui souriait au premier rang. De minuscules caméras de télé, beaucoup plus petites que celles qu’on utilisait seulement quelques années auparavant, étaient posées sur leurs trépieds. Les drapeaux flottaient au vent.
— Nous sommes ici aujourd’hui pour rendre honneur à un grand homme, commença Valerie Beckett sur le podium présidentiel. Son nom est connu partout comme celui du colauréat, avec Shari Cohen Goldfarb, du prix Nobel récompensant une série d’extraordinaires découvertes sur les secrets renfermés dans notre ADN, découvertes qui ont radicalement transformé nos vues sur nous-mêmes et sur notre évolution. Pour certains, il s’agit là de la plus haute récompense possible, et je n’aurai pas l’impudence de suggérer que je pourrais lui décerner une médaille posthume honorant davantage sa mémoire. Aucune médaille ne peut compter plus que la somme de travail dévoué et désintéressé qu’elle couronne. Dix années durant, l’homme à qui nous rendons ici hommage s’est trouvé à l’avant-garde d’un combat visant à faire passer une loi fédérale interdisant aux compagnies d’assurances de nos cinquante et un États de pratiquer une politique discriminatoire envers les êtres humains, nés ou à naître, en fonction de leur profil génétique ou de leurs antécédents familiaux. Comme vous le savez tous, cette loi a été votée au cours de la dernière session du Congrès, et…
Elle s’interrompit pendant que les applaudissements crépitaient, puis reprit :
— Ainsi, le projet de loi Tardivel n’existe plus. Désormais, c’est la loi Tardivel, en vigueur sur tout notre territoire. Et aujourd’hui, nous sommes ici pour rendre hommage à la mémoire du Dr Pierre Jacques Tardivel, qui s’est battu jusqu’à la fin pour que cette loi soit votée.
Molly, encore très belle à l’âge de cinquante ans, se tourna vers sa fille, Amanda, qui en avait seize. Dieu, que son mari lui manquait ! Mais elle éprouvait une gratitude indicible à l’idée d’avoir Amanda et de partager avec elle le lien spécial qui les unissait.
Prête ? demanda la jeune fille. Molly acquiesça.
J’aurais tellement aimé que papa soit là pour voir ça.
Molly prit la main de sa fille dans la sienne.
— Il serait fier de toi s’il te voyait, chuchota-t-elle.
La présidente poursuivit :
— Je vais maintenant demander à la veuve du Dr Tardivel, Molly Bond, et à sa fille, Amanda, de monter sur la tribune pour recevoir cette médaille avec tous les remerciements du peuple américain.
Molly se leva. Avec Amanda – qui avait une longue frange lui descendant jusqu’aux sourcils pour cacher le subtil plateau osseux à la base de son front –, elle monta sur le podium à côté de la présidente, qui leur serra tour à tour la main. Puis Molly s’avança vers le micro pour dire :
— Merci. Je sais que cela aurait eu une très grande signification pour Pierre. Merci à tous, de tout mon cœur.
Amanda, toujours dans la zone de réception de sa mère, lança une pensée. Je t’aime très fort. Molly lui sourit. Sa fille ne lisait pas vraiment dans ses pensées, mais elles étaient si proches l’une de l’autre, si étroitement mêlées dans leur esprit… Les mots n’avaient pas besoin d’être prononcés à haute voix pour que la fille sache ce que pensait la mère. Moi aussi, je t’aime.
Amanda leva les deux mains pour s’exprimer dans le langage des signes. Molly reprit le micro pour traduire.
— Amanda dit que son père lui manque chaque jour et qu’elle l’aime très fort. Elle dit aussi qu’elle voudrait réciter un petit discours qui faisait partie des textes favoris de Pierre et qui fut prononcé pour la première fois à quelques centaines de mètres seulement de l’endroit où nous nous trouvons, il y a un demi-siècle de cela, par un homme qui devait plus tard, lui aussi, recevoir le prix Nobel.
Amanda demeura un instant immobile puis jeta un coup d’œil à sa mère, puisant son courage dans le lien qui les unis sait. Ses mains reprirent alors leur ballet complexe.
— « J’ai un rêve, dit Molly, donnant voix aux gestes d’Amanda. Je rêve qu’un jour cette nation se dressera pour appliquer ses vrais préceptes : Nous tenons cette vérité comme allant de soi que les hommes naissent égaux. Je rêve qu’un jour mes enfants habiteront une nation où ils seront jugés non pas selon la couleur de leur peau, mais selon la teneur de leur personnalité. Je fais ce rêve aujourd’hui, mais je sais qu’il se réalisera un jour. »
Amanda s’interrompit. Molly essuya furtivement ses larmes. Puis les mains d’Amanda se remirent à bouger.
— En votant cette loi qui nous fait regarder au-delà de nos gènes, continua d’interpréter Molly, nous avons accompli un pas de plus en avant dans la réalisation du grand rêve d’une nation dont tous les citoyens seront considérés comme égaux à la naissance.
Amanda laissa retomber ses bras et regarda sa mère. Elle émit une pensée qui n’était destinée qu’à elle. Puis elle se tourna vers la foule qui lui faisait une ovation.
La fille de Pierre Tardivel sourit alors.
Et ce fut un sourire merveilleux.