Dixième lettre

Une nouvelle fois, Marcus te salue, ô Tullia !


Il y a longtemps que mon cœur s’est détaché de toi, ô Tullia ! Je suis pénétré du sentiment que rien de ce que j’ai écrit ne peut te convaincre et que si tu lisais mes lettres, tu te moquerais en pensant que les fils d’Israël m’ont sans doute jeté un sort.

Une étrange pensée m’obsède cependant : le jour viendra peut-être où mon regard sera en mesure de te dépouiller de tes vêtements un à un, où même ton corps deviendra un objet inutile, où enfin je verrai ton âme et te ferai croire ce que je crois ! Certes ce moment signifierait l’abandon de maintes choses que tu apprécies et auxquelles tu attaches de la valeur en cette vie, mais si tu parvenais à porter un regard semblable sur toi, tu t’apercevrais que tout cela n’a guère plus d’importance qu’un vêtement usagé dont on se débarrasse. Nul doute que cette pensée soit sans espoir, car seul l’homme qui a vécu ces événements et les a vus de ses propres yeux peut y croire, encore que nombreux soient ceux qui les ayant vus n’y croient point !

Je vais consigner la suite de mon récit.

Le jour des courses, Claudia Procula m’invita à me rendre en son palais et m’annonça, comme si ce fut une grande faveur, qu’elle se proposait de m’amener dans sa loge où je pourrais prendre place derrière elle. Sa coiffure majestueuse rehaussée d’un diadème de grand prix, elle arborait une robe en soie de couleur pourpre, ce qui n’était pas parfaitement adapté à la circonstance, quoiqu’il lui restât toujours la possibilité de se référer à son lien de parenté avec l’empereur. Elle avait fait préparer à mon intention des vêtements romains ainsi qu’une toge. Un barbier m’attendait pour me raser la barbe et friser ma chevelure.

— Il est temps à présent que tu délaisses tes lubies juives pour te présenter devant les Barbares comme un vrai Romain, ordonna Claudia.

Surpris, je lui fis remarquer la grande confusion de styles qui régnait dans la cité des thermes et lui rappelai que le conseiller lui-même avait laissé pousser sa barbe et s’habillait à la manière orientale pour ne point mettre inutilement l’accent à la cour sur sa nationalité romaine. Enfin, pour couper court, je me vis contraint de dire la vérité.

— Ne te fâche point, ô Claudia Procula, commençai-je, mais je n’ai nul désir de sortir de ces lieux pour assister à ces courses. Au contraire, je veux demeurer car j’ai des raisons de croire que les adeptes du Nazaréen vont se rassembler bientôt pour le rencontrer. J’attends avec espoir un message qui me permettra de suivre ses disciples à distance et d’arriver à temps à la réunion.

— Jeanne m’en a déjà parlé, tu ne m’apprends rien ! répondit Claudia. Ah ! Si j’étais plus jeune et entourée de serviteurs de confiance et discrets, peut-être me laisserais-je tenter moi aussi par l’aventure et me rendrais-je à cette montagne sous un déguisement ! Car la réunion est bien prévue sur une montagne, n’est-ce pas ?

— Pourquoi Jeanne ne m’a-t-elle rien dit ? m’étonnai-je. N’a-t-elle pas confiance en moi ?

— Je crois qu’elle est obligée de se taire ! répliqua-t-elle avec désinvolture. Mais elle m’a promis de parler de moi au Nazaréen ; je crois qu’il a soigné autrefois des malades à distance ; peut-être qu’il m’enverra par l’intermédiaire de Jeanne quelque objet qui aura touché sa peau. Mais je ne vois pas ce que tu vas faire là-bas ! Ressaisis-toi, ô Marcus, et redeviens Romain ! Ces courses représentent l’événement le plus considérable de l’année, non seulement en Galilée, mais encore dans tous les pays voisins !

Je ne pouvais croire ce que j’entendais et la regardai d’un air ébahi.

— Ainsi te voilà prête à échanger le fils de Dieu contre des chevaux ! ironisai-je.

— Chaque chose en son temps ! rétorqua-t-elle. Grâce aux bains, je me sens mieux et mon esprit n’est plus aussi confus que le tien. Franchement, j’ai l’impression que tu n’es même plus capable de mesurer l’importance respective des choses.

— Claudia Procula ! m’exclamai-je. Ton époux a beau s’en laver les mains, c’est lui que je sache qui a condamné à la croix le Nazaréen ! Ne t’inspire-t-il nulle crainte ?

— Mais moi j’ai déjà fait tout ce que j’ai pu pour le sauver, ô Marcus ! dit Claudia avec un geste d’excuse. Il l’apprendra d’ailleurs s’il ne le sait déjà ! En outre Jeanne m’a raconté que tout devait se passer comme cela s’est passé, afin que s’accomplissent les écritures sacrées des Juifs ; ainsi, devrait-il plutôt être reconnaissant à Ponce Pilate de l’avoir aidé dans sa tâche sous la pression des fils d’Israël. La philosophie hébraïque, certes, ne laisse point d’être obscure et compliquée, mais je n’ai aucun mal à croire les affirmations de Jeanne, Jeanne qui va m’accompagner aux courses, dusse-t-elle pour cela arriver en retard au rendez-vous de la montagne, ce qui te laisse juger de l’importance de cette manifestation.

Si je n’arrivais pas à la faire changer d’avis, je refusai tout de même absolument que le barbier me rasât la barbe ; il dut se contenter d’employer son art à l’arranger et la parfumer ; il assura d’ailleurs que les Hérodiens en portaient une tout à fait semblable.

Le cirque du prince Hérode Antipas n’a rien d’un monument gigantesque et il me semble qu’il ne doit point contenir plus de trente mille personnes. Il était en tout cas plein à craquer d’une multitude inquiète et vociférante, parmi laquelle on notait plus de spectateurs étrangers que de Galiléens.

Hérode Antipas avait fait élever à l’intention de l’épouse du proconsul une tribune de l’autre côté de la piste, face à la sienne et on en avait couvert les balcons de somptueux tapis. À l’évidence, le prince avait cherché dans les moindres détails à complaire à Ponce Pilate et la tribune de Claudia n’était construite qu’un pas plus bas que la tribune princière. D’autres loges s’érigeaient en différents points de la piste, destinées aux cheiks arabes et aux autres visiteurs éminents.

Des instructions précises avaient sans nul doute été données car lorsque Claudia Procula fit son entrée avec son escorte dans la tribune, de vibrantes acclamations la saluèrent de tous côtés et le peuple s’unit de bonne grâce à ces ovations trouvant ainsi un exutoire à son excitation.

Puis Hérodiade apparut dans la loge princière accompagnée de sa fille. Elle était vêtue, suivant ce que j’en pus juger de ma place, avec une extrême somptuosité ce qui fit soupirer Claudia et l’amena à dire que cette catin assoiffée de sang eût pu s’habiller plus modestement, ne fût-ce que par égard pour elle et pour l’empire. De bruyantes acclamations parties de divers points du cirque s’élevèrent également à l’entrée de la princesse, mais cette fois le peuple ne s’y joignit point et les étrangers gardèrent le silence quand ils virent que ceux qui criaient étaient bousculés, houspillés voire battus. Force fut donc à Hérodiade de s’asseoir sans plus attendre.

Enfin parut Hérode Antipas, les bras levés en un joyeux salut à la foule. Comme pour souligner son hostilité à la princesse, le peuple se leva à l’entrée de son époux en hurlant son enthousiasme et frappant des pieds en cadence sur les gradins.

Dans l’arène, quelques gladiateurs vinrent lutter par deux ou en groupes, mais leurs armes étant émoussées à dessein, le sang ne coulait point ; Hérode, respectueux de la loi judaïque, n’osait autoriser des condamnés à mort à prendre part aux jeux du cirque. Ses cavaliers réalisèrent maintes prouesses jusqu’à ce que le public commençât à trépigner avec impatience, réclamant le début de la course.

Alors les magnifiques quadriges aux attelages superbes défilèrent autour de la piste, pendant que des hommes parcouraient les gradins munis de grands panneaux pour inscrire les paris. Le favori semblait être le quadrige noir du prince Hérode. Les chevaux d’un même attelage n’étaient point forcément d’une même couleur, les conducteurs choisissant les bêtes dans les écuries de leur maître suivant des exigences précises. Pour parier, on ne tenait donc compte que des couleurs des rênes et des vêtements de l’aurige. Je remarquai que l’on applaudissait également le quadrige en provenance du pays d’Édom et celui de Syrie.

Le char d’un cheik arabe composé de coursiers blancs comme neige fut le dernier à faire son apparition. Les quadriges apparus les premiers s’étaient emmêlés près de la porte et se trouvaient si empêtrés que j’en eus la chair de poule. L’aurige blanc, dans l’intention sans doute d’effectuer avec majesté son tour de présentation, tira si brusquement les rênes de ses chevaux lancés à toute allure qu’ils trébuchèrent et tombèrent à genoux, la bouche pleine d’écume. C’était là un si mauvais présage que de bruyants éclats de rire fusèrent de toutes parts. L’homme, furieux, fit claquer son fouet sur le dos de ses bêtes, ne réussissant qu’à les faire cabrer davantage.

Au cours d’une de ces compétitions normales et inoffensives, que les connaisseurs apprécient parce qu’elles leur permettent de supputer leurs chances pour parier et de jouir d’une certaine progression dans leur émotion, on commence par former au hasard des couples de chars qui s’éliminent peu à peu en effectuant un nombre déterminé de tours de piste ; les deux derniers attelages en lice luttent pour la victoire finale. Mais de toute évidence les Barbares ont le goût du danger et du désordre : à ma grande stupéfaction, tous les chars à la fois s’alignèrent au hasard sur la piste et j’appris alors que la course ne comportait pas moins de quarante tours ! J’éprouvai une grande pitié, tant pour les hommes que pour les bêtes, car on pouvait prévoir maintes pattes brisées et sans doute quelques morts parmi les auriges !

En voyant se cabrer les chevaux du quadrige blanc, me revinrent en mémoire les paroles du pêcheur solitaire sur la rive de la mer de Galilée et je me demandai si j’allais réellement courir le risque de parier sur eux. On me dit qu’ils avaient compté parmi les favoris mais que depuis le mauvais présage de leur entrée, plus personne ne voulait tenter sa chance avec eux.

Au cours d’une course en groupe aussi éprouvante que celle-ci, des chevaux robustes guidés par des hommes aux nerfs bien trempés ont quelque chance de vaincre des chevaux rapides.

Claudia Procula leva les bras en criant avec enthousiasme :

— Le quadrige du prince Hérode !

En vérité, les coursiers à la robe noire lustrée et leur aurige à la peau brune avaient un aspect des plus attrayants ; Ils défendaient la couleur rouge, nul ne pariant jamais sur le noir. Claudia me fit cette question d’un air détaché :

— Je suppose que tu as assez d’argent ?

J’aurais dû d’avance me douter des raisons de son insistance à m’avoir près d’elle pour les courses ! En effet, je n’ai jamais vu une femme parier avec son argent personnel : si elle perd, elle oublie aussitôt sa dette, se lamentant seulement sur sa mauvaise fortune, et en revanche si elle gagne, il faut que le prêteur ait vraiment de la chance pour récupérer son bien !

— Cent drachmes, répondis-je de mauvaise grâce.

— Marcus Mézentius Manilianus ! s’écria-t-elle. M’offenses-tu à dessein ou es-tu réellement devenu Juif ? Il me faut au moins cent pièces d’or et cette somme n’est même pas digne de chevaux aussi magnifiques !

À vrai dire je me trouvais complètement démuni, mais les banquiers et les changeurs de Tibériade circulaient parmi la noblesse prenant eux-mêmes des paris. J’appelai à voix haute le correspondant qu’Aristhènes m’avait indiqué à Jérusalem, et l’on me signala un homme qui, de visage et d’allure, pouvait passer pour le frère jumeau de mon banquier. Je lui fis part de ma situation et il m’accorda fort courtoisement un crédit, tout en m’avisant que j’aurais du mal à jouer avantageusement sur les chevaux du prince ; il obtint la maigre mise à un contre un d’un noble Édomien qui souligna qu’il n’y souscrivait que par égard pour l’épouse du procurateur de la Judée.

— Pense à moi lorsque tu compteras ton argent après la victoire, cria-t-il en souriant à Claudia Procula comme s’il lui eût fait un présent en inscrivant son pari sur la tablette de cire.

Je regardai les quadriges qui à présent se maintenaient en place à grand peine. Cette longue attente, qui permettait certes l’inscription des paris, avait également pour résultat de mettre les nerfs des auriges à rude épreuve tandis que leurs bêtes s’excitaient et se cabraient. Je craignis même qu’un char ne se renversât dès le départ. Les chevaux blancs du cheik arabe, à l’évidence peu accoutumés à un départ brutal de masses, lançaient des ruades contre leur propre char, l’écume aux lèvres, tout en secouant la tête pour se libérer des rênes.

— Combien me donnerais-tu pour le quadrige blanc ? demandai-je au banquier.

— Si tu tiens absolument à m’offrir de l’argent, je prends personnellement le pari à sept contre un ! répondit-il sourire aux lèvres. Combien dois-je marquer ?

— Quarante monnaies d’or de Marcus pour le quadrige blanc à sept contre un ! décidai-je à l’ultime instant lorsque déjà Hérode levait la lance avec un emblème. Elle se ficha dans l’arène au moment-même où le banquier inscrivait mon pari.

Les auriges lancèrent un cri perçant et les attelages prirent le départ dans un vacarme assourdissant. Les cavaliers chevronnés tiraient de toutes leurs forces sur les rênes, le corps arc-bouté en arrière, afin de dominer leurs bêtes et de laisser les plus impétueux passer devant pour se rompre les os. Mais déjà nulle force humaine n’aurait pu retenir les chevaux emballés ! Deux chars démarrèrent au galop, leurs auriges inclinés vers l’avant pour fustiger à coups de fouet leurs bêtes et gagner ainsi quelque avance en essayant d’atteindre les premiers les bornes signalant la courbe ; ce n’était d’ailleurs qu’une tactique de sauvegarde, car les chars lancés derrière eux risquaient de les renverser.

Je me levai comme les autres, car jamais il ne m’avait été donné de voir au cirque départ aussi fulgurant. Au milieu de l’essaim d’attelages, celui du prince parvint à s’ouvrir un passage, son conducteur faisant claquer brutalement son fouet à droite et à gauche pour obliger les chevaux les plus proches à s’écarter. Je vis nettement que son fouet frappait en plein dans les yeux du cheval latéral du quadrige blanc et il me sembla même en entendre le choc. Le char de l’arabe heurta violemment le mur de soutènement et je me demande encore comment la roue ne se brisa point.

Au second tour de piste, le conducteur de l’attelage brun, appartenant au commandant de la cohorte de cavalerie de Césarée, renversa avec le poids de son char celui d’Édom ; l’aurige, empêtré dans les rênes, fut traîné sur la piste jusqu’à ce que le cheval de côté s’écroulât à son tour. Le char romain prit ainsi une avance appréciable, mais celui du prince le talonna bientôt. L’homme à terre se releva en titubant, la moitié du corps ensanglantée, remit sur pieds le cheval tombé en le tirant par les naseaux et réussit également à reposer sur ses roues son quadrige, de sorte qu’il se trouva en mesure de reprendre la course ; l’animal blessé boitait toutefois à tel point que son char ne représentait plus aucun danger dans la compétition, sinon une gêne pour les autres attelages. L’homme, à mon avis, n’était retourné en piste que pour se venger du Romain.

Dans une course semblable où les attelages, d’une puissance quasi égale, se précipitent sur la piste, il est pratiquement impossible d’obtenir une avance supérieure à un tour : en effet, les derniers chars bouchent le passage et le conducteur qui a réussi à gagner un tour ne peut décider de risquer sa chance en tentant de les dépasser. Le blanc avait complètement perdu la cadence car le cheval, aveuglé par le coup de fouet, remuait désespérément la tête ; son maître paraissait en proie à la fureur, il agitait les bras en proférant des malédictions et brandit son poing contre Hérode lorsqu’il passa devant sa tribune. Pendant ce temps, les noirs coursiers arrivaient à la hauteur du solide attelage du lourd char romain. Claudia Procula, debout, criait et trépignait sur ses sandales dorées.

Je n’arrivais point à tenir le compte du nombre de tours effectués et je ne vis pas non plus ce qui se passa mais tout à coup, le char syrien, avec son attelage, sortit du peloton comme lancé par une catapulte et s’écroula au milieu de l’arène ; les bêtes s’effondrèrent tout enchevêtrées et le conducteur, les rênes toujours attachées à la ceinture, vola de sa voiture pour aller rouler sous les sabots des animaux : je ne saurais dire quel cri de mort fut le plus terrible, de l’homme ou d’un des chevaux.

Quelques instants plus tard, le quadrige blanc, surgissant aux côtés de celui qui prenait le virage très près des bornes, le projeta contre une d’elles si violemment qu’il tomba en pleine vitesse ; l’arabe en revanche se tira de la rencontre sans le moindre accroc. Je pense que la bête blessée fut la responsable de ce choc, car si elle eût vu, sans doute ne se fût-elle point tant approchée de l’autre char. L’aurige renversé, luttant contre la mort, réussit à écarter ses chevaux de la piste avant que n’arrivât l’attelage suivant pour le piétiner, puis, lorsqu’il vit les garçons d’écurie accourir vers lui, il s’écroula face contre terre, sans plus pouvoir se relever. J’admirai sincèrement la merveilleuse habileté de ces conducteurs !

Les paris à présent fusaient de toutes parts. Apparemment, le quadrige brun du commandant romain de cavalerie avait trouvé des partisans en grand nombre qui misèrent sur lui contre celui du prince ; les Arabes, en particulier, après avoir abandonné leur propre couleur choisissaient de préférence le Romain contre Hérode et agitaient leurs mains frénétiquement dans leur enthousiasme. Le char princier avait maintes fois essayé de dépasser le romain que son aurige conduisait toujours avec froideur, faisant claquer son fouet sans répit. Dans sa tribune Hérode se leva, frappa des pieds et vociféra des encouragements à son aurige, l’exhortant à passer le Romain ! Tous les chevaux étaient couverts d’écume et on respirait des nuages de poussière bien que la piste eût été copieusement arrosée avant le départ.

Le plus étonnant était que, presque par inadvertance, l’attelage blanc, grâce à sa vitesse, occupait maintenant la troisième place et ce, malgré les nombreuses secousses infligées à son char de faible poids. Après s’être un peu fatigués, les splendides chevaux à la robe blanche galopaient à présent d’une allure régulière qu’ils conservaient habilement en dépit de tout. Le cheval blessé lança un hennissement en levant la tête ; son maître alors se penchant lui dit quelques mots et l’intelligent animal cessa de donner des ruades pour tenter de se séparer de ses compagnons.

Un autre char perdit une roue ; l’aurige parvint à faire tourner son attelage de manière à le placer hors de l’atteinte des autres, mais la roue continua de rouler sur la piste et le Romain se vit contraint de l’esquiver. Le Galiléen saisit l’occasion et, se penchant en avant, fouetta sauvagement ses bêtes qui réussirent à passer devant le Romain. Tout le public debout poussait de grands cris et Claudia Procula sautillait sur place en hurlant de joie, malgré la honte que lui inspirait sans doute la défaite de son compatriote ; sa façon d’agir éveilla parmi la plèbe une vive sympathie et fit sourire maintes personnes.

Le nombre de chars concurrents avait considérablement diminué, mais les traînards empêchaient le conducteur du prince de profiter de son avantage. Alors l’aurige d’Édom, tout ensanglanté et un côté du visage arraché, tourna la tête, lui fit un signe de la main et se rangea pour lui laisser le passage ; puis, d’une manière délibérée, il se plaça devant le quadrige romain et réduisit manifestement son allure. Cela se passait sur la ligne droite, non dans la courbe, et l’aurige brun furibond, hurla une série de malédictions car cette attitude constituait une grave infraction au règlement. Mais qui aurait pu en témoigner ? L’Édomien pourrait toujours inventer un prétexte pour la justifier ! Même les Arabes, qui avaient parié sur le quadrige romain, hurlaient et montraient le poing. Et pendant ce temps, les coursiers blancs filant comme le vent sur le côté extérieur, laissèrent derrière le Romain et l’Édomien, atteignant avant eux la courbe et reprirent leur place dans la partie intérieure de la piste, talonnant dès lors le char du prince Hérode. Le silence s’abattit sur les gradins car nul n’avait cru un tel exploit possible.

Après la courbe, le Romain galopa à l’extérieur où il rattrapa sans difficulté le char brinquebalant de l’Édomien. Il avait largement la place de le doubler avant d’atteindre le virage suivant mais, retenant ses bêtes, il asséna de violents coups de fouet sur la tête de l’aurige blessé qui tomba à genoux dans son char. Cette brutalité souleva de nouveau les hurlements de la foule et si l’on entendait de nombreux applaudissements, elle provoqua également une flambée de haine contre les Romains et l’on put voir des gens échanger des horions sur les gradins. Mais tout cela n’avait guère duré que le temps d’un éclair ; presque aussitôt l’Édomien, se relevant à grand peine, excita ses bêtes et parvint dans un ultime effort à se placer devant le quadrige romain ; puis, il fit faire volte-face à ses chevaux dans le but évident de fermer le passage au brun attelage : ce n’était plus une course mais un assassinat ! Les grands chevaux à la robe brune heurtèrent de plein fouet ceux du quadrige du pays d’Édom, le brusque arrêt en grande vitesse projeta le Romain la tête la première hors de son char et, en dépit des lanières et du casque, il se fracassa le crâne contre le mur au pied des spectateurs et il demeura sans vie sur la piste. De son côté, l’Édomien expira avant la fin de la course des suites des blessures infligées par les sabots des chevaux.

Le déblaiement de la collision obligea les attelages qui restaient en lice à freiner leur vélocité. Mais l’aurige du prince Hérode vociféra en brandissant son fouet, si bien que es garçons d’écurie qui tentaient d’ôter le corps du Romain du milieu de la piste le laissèrent choir pour s’enfuir en courant, craignant pour leur propre vie. L’homme du prince tenta de faire passer sur le cadavre ses noirs coursiers mais, n’étant point des chevaux de combat, ils se cabrèrent plutôt que de marcher sur le corps d’un homme, infligeant de telles secousses à leur char que peu s’en fallut qu’il ne se retournât.

Et pendant ce temps, l’aurige arabe eut l’extrême habileté de guider ses chevaux blancs dans le faible espace laissé libre par le quadrige galiléen, réussissant ainsi à le dépasser. Une de ses roues heurta le mur de bordure et l’escalada, mais le char se maintint en équilibre et atteignit les bornes de la courbe avant que le conducteur appartenant à Hérode n’eût eu le temps de contourner le cadavre et de redonner l’allure à ses bêtes. Cela paraissait incroyable, mais le blanc quadrige aux mauvais présages menait la course bien près maintenant de sa fin ! Ce fut mon tour de me lever et de crier ! Tous les Arabes présents sur les gradins joignirent leur voix à la mienne. Mais sur la piste, dépourvue de pavement, des sillons s’étaient creusés comme dans un champ fraîchement labouré, mettant les conducteurs en un péril extrême.

Pour la première fois, l’aurige du quadrige rouge perdit son sang-froid ; il tenta sans relâche de pousser sur le côté les chevaux blancs qui furent sauvés par leur vitesse et la régularité de leur allure ; en outre, le char était si léger qu’il pouvait effectuer les tours de piste à toute vitesse sans frôler les bornes des tournants et sans crainte de voir les noirs chevaux regagner le terrain perdu.

Il ne restait plus en course que trois autres quadriges que le blanc essayait toujours de doubler avec noblesse par l’extérieur. Mais l’aurige du rouge intima l’ordre aux autres conducteurs de s’écarter afin de lui céder le passage ; la peur poussa deux d’entre eux à obtempérer tandis que le troisième, qui menait un attelage de chevaux dociles et tenaces, refusa de lui obéir. Le Galiléen fouetta une nouvelle fois ses bêtes, puis bloqua soudain leur allure de façon à ce que son moyeu heurtât les roues du char récalcitrant, le renversant sans difficulté ; force fut à l’aurige, grièvement blessé, d’abandonner la course. Les deux restants continuèrent à évoluer sur la piste, confiant en leur chance qui pouvait encore interrompre la marche de ceux qui briguaient la première place.

Mais leurs espoirs furent déçus, car le drapeau levé salua la victoire des coursiers à la robe blanche qui, rapides comme des hirondelles, galopaient de leur superbe allure. La foule innombrable éclata en bruyants applaudissements, rendant également un vibrant hommage à l’attelage du prince Hérode qui ne franchit la ligne d’arrivée qu’avec deux longueurs de quadrige de retard. Les deux auriges rapprochèrent leur char puis, après avoir calmé leurs bêtes, se saluèrent avec un respect affecté, échangeant d’hypocrites félicitations pour la bonne course qu’ils venaient d’accomplir. Le cheik vainqueur enjamba la balustrade de sa loge pour sauter sur la piste et se précipita, le manteau volant au vent, pour saluer ses coursiers ; il leur parlait, les flattait, et, en versant des larmes, baisait les yeux gonflés et fermés du cheval blessé par le coup de fouet.

On vit quelques bagarres entre les tenants des diverses couleurs, mais les gardes firent promptement évacuer les fauteurs de troubles. Les perdants affichaient une feinte satisfaction d’avoir assisté à une belle course.

Le banquier vint me féliciter en compagnie du commerçant édomien auquel il paya sous mes yeux les cent monnaies d’or perdues par Claudia Procula avant de me compter cent quatre-vingts de ces mêmes pièces, ce qui pour beaucoup de gens représente une fortune considérable. Je n’éprouvai donc aucune rancune à l’égard de l’épouse du proconsul !

J’étais sûr d’avoir rêvé d’un cheval blanc la nuit qui avait suivi la tempête et de m’être réveillé les yeux noyés de larmes sans savoir pourquoi. Il est donc possible que me souvenant de mon rêve à l’apparition du beau quadrige blanc, j’ai misé sur lui de ma propre initiative. Mais de cela, je ne suis pas sûr : les chevaux blancs avaient trébuché et fait une chute en pénétrant dans l’arène et, bien que je n’accorde guère de crédit aux présages, je n’ai point coutume de les contrarier non plus. Ainsi donc me sentis-je dans l’obligation de partir à la recherche de la fille en deuil de son frère, sans autre indication que les paroles du pêcheur solitaire suivant lesquelles elle pleurait cette nuit-là dans le théâtre grec la mort de son frère.

Claudia Procula me pria de l’accompagner à la fête du prince Hérode bien que je n’eusse point reçu d’invitation à y assister ; elle considérait sans doute que cette faveur valait bien les cent monnaies en or que je lui avait prêtées. Mais je n’éprouvai pas la moindre envie de jouer l’étranger qui n’a pas été invité au milieu des convives, plusieurs centaines pour le moins, que le prince aurait jugé nécessaire de flatter pour raisons d’État. Claudia ne se fâcha point lorsque je déclinai son offre, m’estimant sans doute stupide de ne point savoir profiter de l’occasion qu’elle me proposait.

Quand le cirque se vida, un véritable torrent humain envahit les rues de Tibériade, laissant présager bagarres et altercations en dépit de la présence de vigiles et de légionnaires patrouillant dans la cité pour maintenir l’ordre. J’arrivai sans encombre au petit théâtre grec. Nulle représentation n’était annoncée mais les portes étaient néanmoins grandes ouvertes et, sur les gradins, campait une foule de petites gens qui n’avaient point trouvé à se loger dans la ville ; certains même préparaient leur repas sur un feu improvisé et j’imaginai l’aspect qu’offrirait le lendemain ce beau petit théâtre !

Je descendis jusqu’à l’espace compris entre les gradins et la scène, et personne ne m’empêcha de pénétrer dans les dessous où se trouve toute la machinerie et où parfois les comédiens doivent s’installer à défaut d’un autre abri offert par quelque protecteur. Tout était vide et désolé, avec cette apparence fantasmagorique habituelle aux dessous de tous les théâtres après le départ des artistes, un peu comme si les personnages et les répliques des œuvres représentées demeuraient encore présents dans l’atmosphère. Ces lieux pleins de ténèbres m’ont toujours semblé le royaume des ombres tel que les poètes le décrivent. Chaque fois que je suis descendu plein d’enthousiasme apporter un présent à quelque acteur qui avait réussi à me toucher, je me suis senti refroidi par une impression d’irréalité ; l’acteur lorsqu’il ôte son costume de scène n’est plus le même être que celui qui joue la comédie.

Tout en évoluant à travers ces demeures du royaume des ombres, je mesurai la distance qui me séparait de ma vie antérieure et de tout ce qui m’avait apporté joie et plaisir il n’y avait guère si longtemps. Tout pourtant n’était que souvenir, et j’éprouvai un léger pincement au cœur en découvrant que plus jamais je n’y goûterais.

Il me sembla voir un fantôme lorsque tout au fond de l’obscurité du couloir j’aperçus un vieux Grec au ventre difforme et aux yeux bouffis d’ivrogne qui se dirigeait vers moi. Il brandissait une canne d’un air menaçant, me demandant ce que je cherchais là et comment j’y étais parvenu. Je lui expliquai aussitôt pour le calmer que j’étais à la recherche d’une personne qui peut-être se trouvait dans une des loges de son théâtre.

— Parlerais-tu par hasard, cria-t-il en redoublant de colère, de ces canailles d’Égyptiens ambulants qui m’ont trompé avec leurs mensonges et qui ont introduit un cadavre sous le toit de mon théâtre ? Ô disgrâce ! Ils se sont enfuis pendant la nuit sans payer ce qu’ils me devaient. Je crois que j’ai plus que toi-même envie de les retrouver !

— On m’a cependant affirmé que je trouverai ici une jeune fille qui a perdu son frère. Il faut que je lui parle !

Le vieux posa sur moi des yeux pleins de perplexité.

— Serais-tu un complice venu comploter avec elle ? Je garde la fille en otage et lui ai retiré ses vêtements et ses chaussures. Je ne la libérerai pas avant d’être remboursé jusqu’à la dernière obole.

— On m’a envoyé pour la récupérer, dis-je en faisant tinter les pièces. Conduis-moi auprès d’elle, tu n’auras point à t’en repentir !

Le vieux, point trop rassuré, me précéda en titubant jusqu’au bout du couloir devant une porte de bois dont il enleva la barre ouvrant ainsi une petite pièce ; à la faible lueur qui filtrait par une ouverture percée dans la cloison, je distinguai une frêle jeune fille nue et accroupie dans un coin, le visage caché par sa chevelure en désordre ; on l’eût dit pétrifiée de tristesse. Elle ne fit pas le moindre mouvement à notre entrée. Il n’y avait dans la pièce ni eau ni nourriture et rien qu’elle pût utiliser pour se couvrir.

— C’est une enragée ! Elle m’a tiré la barbe quand j’ai voulu l’obliger à danser devant la porte du théâtre, raconta le vieux. La cité regorge d’étrangers, peut-être lui auraient-ils jeté de l’argent si elle avait dansé. Tu dois savoir que c’est moi qui ai réglé tous les frais de l’enterrement de son frère pour que personne n’apprenne qu’ils avaient apporté un cadavre à l’intérieur du théâtre. Et en plus, ces Égyptiens m’ont laissé d’autres dettes.

Je touchai l’épaule de la jeune fille et lui jetai la bourse.

— On m’a adressé à toi afin que je te porte cent quarante pièces en or, dis-je à haute voix. Paie ce que tu dois, ordonne que l’on te rende tes vêtements et tout ce qui t’appartient, puis tu seras libre d’aller où bon te semble.

Mais la jeune fille ne broncha toujours pas.

— Cent quarante pièces en or ! s’exclama le vieux en faisant avec sa main droite des sortes de moulinets comme pour conjurer un mauvais sort. J’ai peur de ce qui m’arrive ! Le vin est terminé et voici que j’ai des visions et que j’entends la voix des esprits !

Il essaya d’attraper la bourse, mais je la repris moi-même car la jeune fille ne l’avait point touchée. Je demandai alors au vieux à quelle somme s’élevait sa dette.

Il se frotta les mains, leva ses yeux bouffis et se mit à marmonner des chiffres dans sa barbe.

— Comme je suis un homme raisonnable, finit-il par dire, et bien que cette fille m’ait amené la disgrâce, dix pièces me suffiront. Donnes-les-moi et j’irai chercher sur-le-champ ses vêtements, du vin et de quoi manger ; elle doit être si affaiblie par la faim, qu’elle ne peut prononcer un seul mot ! Dans l’état où elle est, tu n’en retireras nul plaisir !

Alors s’agrippant à mon épaule, il susurra dans mon oreille :

— Cent quarante pièces en or, c’est une véritable folie pour une fille comme elle ! Tu dois avoir perdu le jugement ! Il suffit que tu règles sa dette et tu peux l’amener où bon te semblera ! Si tu me donnes une seule pièce en plus, je te procurerai les papiers nécessaires et tu pourras la faire marquer au fer rouge devant la justice comme ton esclave, puisqu’elle n’a plus personne pour la protéger.

Sans lever la tête, la prisonnière écarta les cheveux qui couvraient son visage et dit entre ses dents :

— Donne cinq pièces à cet ignoble vieillard, cela suffira à payer ce que je lui dois.

J’ouvris donc la bourse et comptai cinq pièces au vieux, manifestement si heureux qu’il en oublia de marchander et sortit en courant pour ramener aussitôt les hardes de la jeune fille. Après avoir lancé le paquet au milieu de la pièce, il nous annonça triomphalement qu’il partait en toute hâte chercher de la nourriture et du vin. Je jetai une nouvelle fois la bourse aux pieds de l’inconnue et fis demi-tour pour me diriger vers la sortie.

Elle lança une question qui me retint :

— Que veux-tu de moi ? Je ne puis te donner de la joie pour cent quarante pièces ! Cette nuit-même j’avais résolu de me pendre avec ma chevelure.

— Je ne veux rien de toi, la rassurai-je. On m’a envoyé pour te remettre cet argent, c’est tout.

— Ce n’est pas possible ! répondit-elle avec méfiance et elle leva la tête pour me regarder.

À ma grande surprise, je la connaissais : c’était Myrina, la danseuse que j’avais rencontrée sur le navire durant ma traversée. Elle tarda à me reconnaître à cause de ma barbe et de mon actuel accoutrement judaïque.

— Myrina ! m’écriai-je. J’ignorais que ce fût toi ! Qu’est-il arrivé ? Pourquoi te sens-tu si malheureuse que tu veuilles te pendre ?

Elle ouvrit son baluchon d’où elle sortit un peigne, démêla ses cheveux et les releva avec un ruban ; ensuite elle passa sa courte tunique et attacha ses sandales ornées de danseuse. Puis, elle éclata en sanglots, se jeta dans mes bras en pressant son corps menu contre le mien, cacha son visage dans ma poitrine et inonda mon manteau de ses larmes.

Je tapotai ses épaules avec douceur et tâchai de la consoler.

— Ton frère est-il vraiment mort et pleures-tu sur lui ?

— Pour lui, j’ai déjà épuisé toutes mes larmes ! parvint-elle à hoqueter entre deux sanglots. À présent je pleure parce qu’il existe encore en ce monde une personne qui désire mon bien. J’allais mourir cette nuit sans posséder seulement l’obole que l’on doit mettre dans la bouche des morts pour le batelier !

Et se serrant plus fort contre moi, elle pleura de plus belle. J’eus du mal à en obtenir une seule parole intelligible, mais elle finit par se calmer et m’expliqua quelle terrible infortune avait accompagné les comédiens tout au long de leurs pérégrinations. Après avoir marché jusqu’à la Pérée où ils avaient donné quelques spectacles dans la cité de villégiature des soldats romains, ils étaient tombés victimes des fièvres. Lors de leur voyage de retour, contraints de jouer sur les aires de battage du blé, ils avaient été lapidés par les Juifs. Ils étaient alors venus à Tibériade dans l’espoir d’organiser une représentation à l’occasion des courses, mais en se baignant dans le lac, son frère s’était noyé ; ils avaient eu beau le sortir immédiatement de l’eau et le rouler sur le sol, essayer de lui souffler la vie, ce qu’elle fit elle-même, il ne revint point à lui. En cachette, ils avaient transporté son cadavre ici où le vieux Grec avait fini par les aider à l’enterrer pour échapper à la purification à laquelle il aurait été obligé, son théâtre ayant abrité un corps sans vie. Enfin, les autres comédiens avaient fui, la laissant en otage mais elle était désormais incapable de danser, car elle avait trop peur depuis que les Juifs l’avaient lapidée en plein spectacle.

— Tant que vivait mon frère, nous nous protégions l’un l’autre et je n’étais point seule au monde. Mais depuis qu’il est mort et que je l’ai mis en terre, le désespoir s’est emparé de moi. J’ai compris que, où que j’aille, la malchance ne cesserait de me poursuivre sans que nul me protège et je ne désire plus vivre. Je ne puis ni manger ni boire, je me sens brisée et me refuse désormais à rien voir en ce monde, rien entendre, rien sentir et rien avaler ! Tout me lasse et je n’éprouve plus que tristesse pour mon frère.

« Je ne te comprends pas, poursuivit-elle. Ton argent doit être un nouveau leurre ou une tentation pour que je continue ma vaine existence et m’expose sans protecteur aux nouveaux coups que me réserve le mauvais sort. Non ! Reprends ton or et laisse-moi seule ici pour mourir ! Je ne veux pas souffrir plus de désillusions en ce monde de douleurs et de désespoir maintenant que j’ai enfin retrouvé ma raison.

Le vieux Grec revint porteur de pain et d’un plat rempli de soupe d’orge. Il versa de ses mains tremblantes le vin dans une coupe, invitant Myrina à boire.

— Venez dans ma chambre, ajouta-t-il. Vous aurez une couche et une lampe, je vais tout arranger pour que vous y soyez bien installés.

— Peu importe, nous sommes bien partout, répondis-je. Laisse-nous seuls, car nous avons à parler.

Il nous assura aimablement que nous pourrions rester tranquilles jusqu’au lendemain et que si nous désirions davantage de vin, il suffirait d’aller le lui demander. Puis il s’en fut, emportant la jarre. Myrina commença à manger, d’abord sans appétit, puis manifesta peu à peu plus de plaisir jusqu’à vider complètement la soupière et achever la dernière miette de pain.

Lorsqu’elle fut rassasiée, elle dit :

— Qu’y a-t-il de répréhensible dans ma danse ? Pourquoi la malédiction s’est-elle abattue sur moi au point que je n’aie plus aucune confiance en mes membres tremblants de peur ? Tu m’as vue danser sur le bateau ! Je ne danse point pour séduire les hommes, mais pour distraire et faire naître une émotion par le truchement de mon art. Et qu’importe que je danse nue ? Le mouvement des vêtements me déséquilibrerait et d’ailleurs il n’y a guère d’appas sur ma maigre personne, je n’ai même pas de seins à montrer ! Je suis musclée voilà tout ! Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les Juifs m’ont jeté des pierres aussi impitoyablement.

Elle me montra les coups qu’elle avait reçus ainsi qu’une contusion mal guérie dans le cuir chevelu.

— On avait demandé à manger dans un village et, en guise de remerciement, nous voulûmes les distraire de notre mieux en chantant, jouant de la musique et dansant, mais ils m’auraient tuée n’eût été l’importance de notre troupe. L’idée que l’on peut trouver quelque chose de répréhensible dans mon art me tourmente et je crois que plus jamais je ne saurai danser comme avant.

— Il me semble comprendre la raison de leur haine, dis-je après réflexion. On m’a raconté que la princesse Hérodiade ordonna à sa fille de danser devant l’impudique Hérode Antipas afin de le séduire et d’obtenir la condamnation à mort d’un prophète qui avait médit à son sujet. Voilà pourquoi les fils d’Israël respectueux de la loi détestent la danse profane.

Myrina secoua la tête, disant :

— Autrefois, j’étais fière de ma profession et j’aimais la vie libre et différente du comédien. Mais nous avons essuyé un malheur après l’autre si bien que l’angoisse s’est glissée en moi, je crains maintenant l’avenir, et notre ultime malheur, la mort de mon frère, a brisé mon courage à tout jamais.

Malgré tout, après avoir de la sorte soulagé son cœur, poussée par la curiosité elle ouvrit la bourse, en tripota les pièces et me demanda quel saint homme m’avait envoyé et comment je l’avais dénichée. Je lui racontai ma rencontre avec le pêcheur solitaire et mon pari dans le cirque.

— Je suis convaincu que cet homme t’a entendue alors que tu pleurais ici sous la scène du théâtre et que lui se trouvait de l’autre côté du lac. Comment est-ce possible et comment connaissait-il la mon de ton frère, je n’ose même pas tenter de te l’expliquer. Les pièces en tout cas t’appartiennent et tu es libre d’aller et venir à ta guise.

Myrina, le front plissé, me supplia :

— Décris-moi cet homme ? Avait-il l’air d’avoir beaucoup souffert et d’être à bout de forces ? Son visage était-il si doux et si grave à la fois qu’il est impossible de l’oublier ? Avait-il des cicatrices aux pieds et aux poignets ?

— Exactement ! m’écriai-je avec enthousiasme. Où donc l’as-tu rencontré ?

— Après notre fuite pour échapper à la fureur des Juifs, se souvint Myrina, nous n’avions à manger que des herbes des champs. Enfin nous trouvâmes un puits et, fatigués autant que découragés, nous décidâmes de rester auprès pour passer la nuit. C’est alors que cet homme, se traînant de fatigue sur le chemin, vint à nous en disant : « Donnez-moi à boire à moi aussi ! » Mais nous étions tous pleins de ressentiment à l’égard des Juifs et les hommes de la troupe le contraignirent à s’éloigner, mon frère même se moqua de lui, criant : « Même si tu étais dans l’enfer des Juifs, je ne me mouillerais pas le petit doigt pour te soulager parce que tu es un Juif maudit ! » Mais moi, j’eus pitié de lui, je tirai de l’eau, lui donnai à boire et lavai ses pieds blessés, ce qu’il ne pouvait lui-même. Nul comédien ne m’en empêcha car, dans le fond, ce sont des gens pleins de compassion et je suis sûre que mon frère ne faisait que plaisanter et l’aurait finalement laissé s’approcher du puits. N’oublie point qu’à ce moment-là nous étions tous remplis de colère contre les Juifs !

« Après avoir bu et lorsque j’eus fini de lui laver les pieds, il me regarda avec tendresse, me bénit et dit : « Ce que tu m’as fait, tu l’as fait à celui qui m’a envoyé. Il te sera beaucoup pardonné pour cette seule action. Les princes et les rois te regarderont avec envie parce que tu m’as donné à boire lorsque j’avais soif. »

— En vérité, il t’a dit cela, ô Myrina ? demandai-je avec étonnement.

— Oui, il l’a dit ! répéta Myrina. Je me garderais d’oublier ces paroles même si je ne les ai guère comprises et leur étrangeté les a gravées dans mon esprit. Mais quand je retournai auprès du reste de la troupe, il a disparu. Le ventre vide, nous nous résolûmes à dormir près du puits tout en mâchonnant des écorces d’arbres. Peu après que nous nous fûmes installés pour la nuit, survint par le chemin une vieille femme qui regardait tout autour d’elle comme à la recherche de quelqu’un. Elle portait un panier avec du pain d’orge et de la viande de mouton qu’elle nous offrit et quand nous la prévînmes que nous ne possédions rien pour la payer, elle répondit :

— Prenez et mangez ! On m’a promis que tout ce que je donnerais me serait rendu au centuple !

« Nous le prîmes donc, le mangeâmes et fûmes rassasiés. Les hommes furent d’avis que les Juifs, effrayés des mauvais traitements qu’ils nous avaient infligés, tentaient ainsi de nous dédommager. Puis la vieille femme ramassa les restes et s’en fut avec son panier.

« Moi, je pense que cet homme si las et si épuisé devait l’avoir rencontrée sur le chemin et lui avait demandé de nous apporter de la nourriture parce que je m’étais montrée aimable avec lui. Qui est-il donc en réalité si c’est le même homme que celui que tu rencontras cette nuit de l’autre côté du lac ?

Je réfléchis à l’opportunité de lui parler du Nazaréen, mais après une brève hésitation, je lui répondis :

— Je ne le sais ni le comprends. En tout cas, il te rembourse à la manière d’un roi le peu d’eau que tu lui as donnée ! Quant à moi, j’étais loin de me douter que j’allais te retrouver ici et que c’était à toi, ô Myrina, que je devais verser l’argent gagné aux courses ! Je vois là un signe m’avertissant que ce ne fut point de mon propre chef que je m’embarquai à Alexandrie. À présent, reste en paix et fais ce qui te plaira de cette fortune, je dois en effet te quitter car j’attends un message.

Myrina s’accrocha à mon bras d’un air résolu et me força à me rasseoir.

— Il n’est pas question, dit-elle, que tu partes d’ici sans plus ample explication ! L’homme dont tu as parlé ne peut être un homme ordinaire car nul n’agit ainsi et ne s’exprime de cette manière.

Ne désirant pour rien au monde révéler le secret du royaume à une jeune inconnue dont la profession de surcroît était plus que suspecte, je dis sur un ton brusque :

— Tu as reçu de lui ton dû et même plus que ce que tu mérites ! Laisse-moi donc en paix !

Elle remit la bourse dans mes mains et répliqua avec colère :

— Garde tes pièces et qu’elles brûlent dans ta conscience jusqu’à la fin de tes jours ! Tu ne pourras te débarrasser de moi avec de l’argent qui ne soulage en rien mon angoisse ! Mieux vaut me pendre ! Raconte-moi immédiatement tout ce que tu connais sur cet homme et conduis-moi auprès de lui !

Voyant que je n’avais plus d’échappatoire, je me lamentai amèrement, criant :

— Ses œuvres ne sont point œuvres humaines et je ne puis en saisir le sens avec ma raison d’être humain ! N’y avait-il point en ce pays des veuves et des orphelins juifs, craignant Dieu et en quête du royaume ? Pourquoi a-t-il fallu qu’il choisît pour mon châtiment une Égyptienne pécheresse depuis l’enfance ?

— Je ne suis pas une Égyptienne d’humble origine, protesta-t-elle d’un air offensé. Je suis née sur une île de parents grecs d’excellente réputation et je ne vois pas ce que tu essayes d’insinuer en me traitant de pécheresse depuis l’enfance ! Il n’y a aucun déshonneur à exercer mon art qui ne vise qu’à susciter la joie et les rêves du public. Certes, je ne prétends pas avoir été la fille d’un seul homme, mais pour ce péché-là, il faut être deux, et je ne saurais dire qui est le plus fautif de moi ou de l’homme qui me force avec son argent à pécher avec lui. Mais ma vie d’autrefois a pris fin comme si je m’étais pendue. J’aspire à une nouvelle vie qui ne s’achète pas celle-là et tu dois m’aider à y parvenir comme si tu étais mon frère.

J’avais envie de pleurer ! Je venais à peine de me libérer de Marie de Beerot et voici qu’une autre fille, encore plus dangereuse, voulait me prendre sous sa coupe ! Je n’avais pas d’autre solution que parler ! Après avoir soupesé mes mots, je commençai ainsi :

— Je ne sais ce que tu pourras comprendre de ce que je vais dire, tu as vu maintes choses en ta vie et peut-être t’est-il déjà arrivé des événements que tu n’as pu expliquer. J’ai des raisons de croire que l’homme auquel tu as donné à boire et avec lequel j’ai discuté une nuit sur le rivage du lac est un certain Jésus de Nazareth.

— J’ai entendu parler de lui ! s’exclama-t-elle à ma grande surprise. Il était pratiquement l’unique sujet de conversation des légionnaires de la Décapole : il faisait des miracles, guérissait des malades, réveillait des morts et promettait de construire un royaume pour les fils d’Israël, c’est pourquoi il a été crucifié à Jérusalem ; mais ses disciples subtilisèrent son corps du sépulcre sous le nez de Ponce Pilate dans le but de faire croire au peuple qu’il avait ressuscité des morts. Mais veux-tu dire qu’il est vraiment ressuscité et que c’était lui que j’ai rencontré sur le chemin près du puits ?

— En vérité, il est ressuscité ! affirmai-je. Pour cela, il est le fils de Dieu et je crois savoir qu’il possède tout le pouvoir sur la terre comme dans les cieux. Rien de semblable n’avait jamais eu lieu ! Il est venu en Galilée, précédant les siens, et leur a donné rendez-vous sur la montagne ; sans doute l’as-tu rencontré en chemin.

— Mais…, objecta Myrina avec sagesse, comment pouvait-il éprouver la soif s’il est vraiment le fils de Dieu ?

— Comment le saurais-je ? grommelai-je. J’ai senti les traces des coups de fouet sur ses épaules, si réellement c’était lui ! Je peux témoigner qu’il est de chair et d’os, que c’est un homme parmi les hommes, mais en même temps il est le fils de Dieu ! Et ne me demande point comment ni pourquoi cela se peut ! Mais je suis pénétré du sentiment que ce mystère est ce qu’il y a de plus merveilleux en lui et ne s’était jamais vu à ce jour. Toutes ces raisons m’amènent à penser que son royaume ne peut être de ce monde comme les fils d’Israël se l’imaginent.

Myrina réfléchissait à ce que je venais de dire, ses grands yeux étonnés errant dans le vague.

— S’il est tel que tu le décris, finit-elle par exprimer avec crainte, alors il t’a envoyé afin que tu remplaces mon frère mort et non pas seulement pour que tu me donnes de l’argent. Il nous a ainsi attachés l’un à l’autre comme l’on attache par les pattes une paire de pigeons. Moi aussi j’ai soif de son royaume quel qu’il soit, pourvu qu’il ne ressemble point à cette vie dont je suis rassasiée. Partons ensemble à la montagne et jetons-nous à ses pieds pour qu’il nous accepte dans son royaume de même qu’il t’a donné à moi pour frère et m’a donnée à toi pour sœur.

— Ô Myrina, je n’ai ni le besoin ni la nostalgie d’une sœur, je te l’assure ! répliquai-je. Tu te trompes absolument ! Il ne peut être question que je t’amène avec moi à la montagne, car d’une part j’ignore moi-même si j’en trouverai le chemin, et d’autre part les disciples risquent de me tuer en croyant que j’espionne leurs mystères sacrés ! Tâche de comprendre ! Ils sont convaincus que leur royaume ne concerne que les Juifs circoncis et en prohibent l’entrée à tous les autres, qu’ils soient Romains, Grecs, ou même Samaritains parce qu’ils ne respectent point leur temple. L’affaire est beaucoup plus compliquée et dangereuse que tu ne l’imagines. Si tu me promets cependant de te bien conduire et de ne point me gêner, je m’engage à revenir dans le cas où il n’amènerait pas tout de suite dans son royaume ceux qui croient en lui, et à te raconter tout ce que j’aurai appris à son sujet ; dans le cas contraire, je ne reviendrai plus mais j’espère que tu conserveras un bon souvenir de moi.

Elle me jeta la bourse à la figure.

— C’est bien, dit-elle avec dérision. De même que celui qui se noie s’accroche à une planche, de même je suis prête à m’accrocher à Jésus de Nazareth et à t’accepter comme mon frère bien que tu sois loin de le valoir ! Tous deux nous nous comprenions à demi-mot, un seul regard parfois nous suffisait, les mêmes choses nous faisaient rire et nous nous moquions de tout, même de la faim et de la misère ! Va-t’en donc, homme au cœur de pierre, qui croit pouvoir acheter un être humain avec de l’argent ! Dépêche-toi de courir pour atteindre ta montagne ! Mais il me semble bien étrange le royaume où on te laisserait entrer après que tu m’aies abandonnée dans l’angoisse et la mort. Que sais-tu du désespoir et de la solitude, toi, un homme riche ?

Je la regardai et je lus dans ses yeux verts qu’elle était vraiment décidée à mettre fin à ses jours, ne fût-ce que pour m’ennuyer. Mais la gravité de ses paroles fit naître en mon esprit une étonnante pensée : peut-être après tout le Nazaréen désirait-il que je la prisse en pitié et l’acceptasse pour sœur, même si cette idée me paraissait dénuée de sens. Et je compris que son royaume n’était pas seulement une source d’agréments, mais exigeait aussi de l’homme des actions difficiles à accomplir.

— Ma sœur Myrina, dis-je sur un ton revêche, partons donc ensemble, mais ne me reproche pas ensuite ce qui peut arriver !

— Ne parle pas sur ce ton désagréable, ordonna-t-elle, visiblement peu satisfaite de ma manière d’accepter, si tu m’amènes avec toi, comporte-toi comme un frère et accepte de bon cœur ! Sinon, il est inutile que je t’accompagne.

Je n’avais plus qu’à prendre fraternellement dans mes bras son corps menu, à l’embrasser sur les joues et à la consoler avec de tendres paroles. Elle versa encore quelques larmes, puis nous quittâmes ensemble le théâtre sans que le vieux Grec qui chantonnait dans sa chambre devant sa jarre de vin n’y fît la moindre objection.

Le soleil venait de disparaître derrière les montagnes. Partout dans la cité en effervescence, on avait allumé des lampes et des torches. J’éprouvai un tel sentiment d’urgence à regagner mon hôtellerie, qu’il ne me vint même pas à l’idée d’acheter des vêtements neufs à la jeune fille et son accoutrement de danseuse avec ses sandales ornées lui attirèrent maintes galanteries de la part des promeneurs que nous croisions. J’avais le pressentiment que les disciples de Jésus se mettraient en route cette nuit vers la montagne ; ils ne pouvaient en effet choisir moment plus opportun car demain une foule de gens quitterait Tibériade en empruntant tous les chemins de la région et nul voyageur n’attirerait l’attention. Ces pensées me firent presser le pas.

Mais lorsque j’atteignis haletant et en nage l’hôtellerie grecque, je me rendis compte sous le brillant éclairage que j’avais agi comme un dément. L’élégant propriétaire de l’hôtel, habitué pourtant aux fantaisies de ses riches clients, se dirigea vers moi tout en examinant Myrina de la tête aux pieds.

— Tu es insatiable, Romain ! dit-il sur le ton du reproche. Tu as d’abord amené pour te distraire une jeune Juive, et j’ai fermé les yeux car tu la cachais derrière les rideaux de ta chambre. Mais ceci passe la mesure : après un seul jour de fête, tu ramènes dans ma maison une stupide actrice qui dès que tu seras endormi viendra s’offrir aux autres clients pour quelques drachmes, fera du scandale et partira en emportant les draps ! Nous connaissons de reste la race des comédiens !

Je regardai Myrina de haut en bas avec les yeux de ce Grec et je remarquai seulement alors son vieux manteau fané de danseuse, ses genoux salis, son visage gonflé par les larmes et je vis que l’on pouvait croire qu’elle sortait tout droit d’une orgie ; elle portait en outre sous le bras le syrinx de son frère, ce qui n’est guère une recommandation lorsque l’on désire louer une chambre dans une hôtellerie de luxe ! Je compris donc les sentiments qui agitaient mon hôte, et de son côté Myrina jugea préférable de baisser les yeux et de se taire bien qu’elle eût sans doute beaucoup à répliquer. Je ne laissai point cependant de me sentir offensé par ces remarques qui mettaient en doute la santé de mon jugement. Saisi par l’absurdité d’une telle situation, je me pris la tête entre les mains.

— Tu fais complètement erreur ! m’écriai-je. Cette jeune fille est ma sœur : nous nous sommes disputés sur le bateau qui nous amenait d’Alexandrie et elle s’est entêtée à suivre une troupe de comédiens ; je l’ai dénichée dans le théâtre de Tibériade déjà lassée de ses aventures. J’espère qu’elle va trouver ici la possibilité de se baigner, de se vêtir décemment et de se faire coiffer. Je te supplie pour sa réputation de ne rien dire et tu n’auras point à t’en repentir.

Le Grec parut croire à moitié mon histoire, bien qu’il grommelât que jamais encore aucun de ses clients, aussi ivre de vin fût-il, n’avait eu le front de prétendre que la catin qu’il ramenait dans sa chambre était sa sœur. Mais lorsqu’il eut compris que je n’étais point pris de boisson, que je connaissais Myrina auparavant et que je ne l’avais pas ramassée dans la rue, il consentit à nous laisser entrer et enjoignit à un esclave de conduire la jeune fille au bain, puis à un coiffeur de lui friser la chevelure, enfin à un marchand d’apporter des vêtements dans ma chambre afin que je pusse choisir. Je désirais des habits décents et point trop voyants pour le voyage, mais quand Myrina revint du bain, elle voulut essayer plusieurs modèles, se contempler sur toutes les coutures dans le miroir que lui présentait l’esclave, si bien que son manège finit par me fatiguer et que je me jetai à plat ventre sur ma couche en me bouchant les oreilles pour ne plus entendre son insupportable bavardage.

En me voyant sérieusement fâché, elle laissa tomber le tas de toilettes par terre et congédia l’esclave ; puis, s’asseyant près de moi, elle me toucha l’épaule.

— Cela soulage une femme de sa tristesse et de ses peines quand on parfume son corps, peigne artistement sa chevelure et la revêt de beaux habits ! Mais tu ne dois point oublier que mon manteau élimé et mes vieilles sandales déchirées me sembleraient mille fois préférables si, les portant, je pouvais encore partager un morceau de pain d’orge avec mon frère ! Il faut au moins tenter de rire comme moi et te distraire de mes façons d’agir afin de chasser de ton esprit les mauvaises pensées.

— Ô ma sœur ! Il est bien que ta tristesse s’apaise ! m’écriai-je en me cachant la tête dans les mains. Mais à présent c’est moi qui suis rempli d’angoisse ; vois, il est déjà tard et chaque instant qui passe augmente ma terreur. Je ne sais ce que je crains, mais du fond de mon cœur je supplie Jésus le Nazaréen de ne point nous abandonner. Ne me parle plus de cheveux ni de vêtements ! Que m’importe à moi comment je m’habille, ce que je mange ou ce que je bois ! Le moment de l’accomplissement approche et le maître va bientôt apparaître devant les siens !

Myrina me serra dans ses bras, posant sa joue délicate contre mon épaule.

— M’as-tu appelée ta sœur avec sincérité ? demanda-t-elle à voix basse. Si oui, je ne désire plus rien. Je dormais ainsi dans les bras de mon frère, appuyant avec confiance ma tête sur sa poitrine.

Myrina s’endormit entre mes bras, quelques sanglots encore ponctuant parfois ses rêves. L’inquiétude qui m’avait envahi m’empêcha de fermer l’œil. À la lisière du rêve et de la pleine conscience, j’eus une vision dont je ne saisis point le sens : vieilli et la tête chenue, je cheminais interminablement à travers le désert, pieds nus et vêtu d’un manteau déchiré. Près de moi marchait Myrina, frêle et fatiguée, un paquet sur son épaule. Derrière nous, une Marie de Beerot grosse et bouffie, montée sur un âne, avançait, une expression de mécontentement inscrite sur son visage. Quelque part, au loin devant moi, un être resplendissant se retournait parfois pour nous regarder mais, malgré ma hâte, je n’arrivais jamais à le rejoindre.

Je me réveillai trempé de sueur : si, en vérité, je devais voir là un présage de mon avenir, et si tel était le royaume que m’offrait le Nazaréen, alors peut-être abandonnerais-je sa poursuite. Il me revint en mémoire qu’il m’avait également prédit d’autres maux la nuit où nous l’avions rencontré sur le rivage, si tant est que ce fut lui ! J’eus l’impression que des ténèbres plus épaisses que celles de la nuit s’approchaient de moi pour m’envelopper.

— Jésus de Nazareth, fils de Dieu, aie pitié de moi ! criai-je à haute voix poussé par mon angoisse.

Et voici que les ténèbres s’éloignèrent de moi. Je joignis les paumes de mes mains, et récitai en moi-même la prière que Suzanne m’avait apprise. Après avoir dit : « Amen ! » je m’endormis paisiblement jusqu’au petit matin.

Le brusque mouvement que fit Myrina en se relevant et s’asseyant à mes côtés me tira du sommeil. L’aube filtrait sa livide lumière à travers les fentes des persiennes.

— Ô mon frère Marcus ! s’exclama-t-elle, les yeux brillants et le visage éclairé par un sourire. Quel merveilleux rêve !

Puis elle raconta :

— Nous gravissions un escalier de feu, toi, moi et un autre ; mais le feu ne brûlait point et nous montions toujours plus haut vers une lumière toujours plus éclatante ; tu te fatiguas, mais je t’ai pris par la main et aidé à continuer.

Jamais je n’avais rêvé une chose aussi belle ; c’est un rêve de bon augure.

— J’ai rêvé moi aussi ! Dis-je. Et je pensai que peut-être nos deux rêves voulaient dire la même chose mais vue de manières différentes. Sur ces entrefaites, on entendit frapper à la porte et un esclave ensommeillé pénétra dans la chambre.

— Ne te fâche point, ô maître, chuchota-t-il avec crainte, mais on te demande ! Je n’aurais jamais osé venir te réveiller s’il n’y avait en bas un homme têtu avec deux ânes. Il ne cesse de répéter avec insistance que tu dois partir en voyage immédiatement !

Je m’enveloppai dans mon manteau et m’empressai de descendre. Le soleil n’était pas encore levé ; j’aperçus Nâtan, grelottant de froid, et laissai échapper un cri d’allégresse. Il paraissait également si impatient qu’en me voyant, il en oublia son mutisme.

— Ils ont quitté Capharnaüm cette nuit. Le message a été envoyé à tout le monde. Ils sont partis en groupes, chacun avec sa famille et ses parents. Ils ont emmené Suzanne à laquelle j’ai donné un âne ; j’ai prêté l’autre à Simon Pierre dont la belle-mère âgée est de santé délicate ; j’ai pensé qu’il convenait que tu fusses en bons termes avec lui, bien que pour le moment il ignore le nom du propriétaire de l’âne prêté. Mais je crois qu’ils ne repousseront aucun de ceux qui auront reçu le message, car c’est le jour de la grâce. Il est possible que la nuit prochaine soit fondé le royaume.

— Dois-je emporter mon épée ? demandai-je aussitôt.

— Non, répondit Nâtan. Il a dit que tous ceux qui se serviront de l’épée périront par l’épée. Il est en mesure d’appeler une légion d’anges pour le protéger le cas échéant. Partons rapidement et courons vers la montagne comme les faiseurs de rêves.

Je l’interrogeai encore pour savoir si nous étions loin de la montagne et Nâtan répondit qu’il la connaissait, ainsi que tous les chemins qui y menaient. Il nous faudrait une journée de marche et il pensait que le plus prudent serait d’arriver à la tombée de la nuit afin de ne pas nous faire remarquer inutilement. Je le priai d’attendre, le temps de me vêtir et d’avertir ma compagne de route.

Lorsque parut Myrina, je me rendis compte que Nâtan avait cru que Marie de Beerot était encore avec moi. Il regarda la jeune fille d’un air étonné, puis posa sur moi des yeux lourds de reproche. Je me sentis coupable comme si j’eusse trahi sa confiance.

— C’est une étrangère comme moi, dis-je pour me disculper. Elle a perdu son frère et je l’ai adoptée comme sœur. Prends-la en pitié au nom de Jésus de Nazareth ! Mais si tu refuses de l’emmener avec toi, je ne pourrai te suivre, car j’ai fait une promesse qui m’oblige à me rendre avec elle au rendez-vous de la montagne.

Je perdis ma dignité aux yeux du grave Nâtan, qui certainement jugea que je manquais de parole, mais il ne s’opposa point à ma décision et se contenta de faire son geste habituel. Je crois qu’après une si longue attente, il éprouvait un tel soulagement de partir qu’il eût même accepté d’emmener Hérode Antipas si ce dernier l’en eût prié. Reprenant courage, j’exprimai l’idée que les disciples eux-mêmes, animés pourtant d’un zèle plein d’inquiétude, laisseraient Jésus décider de ceux qu’il devait accepter ou repousser.

Nâtan, tournant le dos à la cité, nous conduisit par le chemin le plus direct à la route qui mène vers l’intérieur du pays. Ainsi que je l’avais prévu, nombre de spectateurs des courses qui avaient passé la nuit à Tibériade quittaient également la ville. Lorsque nous fûmes au sommet de la pente, je pus contempler sous mes yeux le magnifique paysage de la mer de Galilée et de la ville avec ses portiques. Le chemin derrière nous fourmillait de monde, tandis que des nuages de poussière signalaient le passage de ceux qui nous précédaient.

Tout au long de la route et près de chaque pont, nous rencontrâmes des postes de garde : les autorités romaines avaient décidé ce jour-là de faire une bonne recette, car les légionnaires intimaient l’ordre à tous les véhicules, qu’ils fussent tirés par des ânes, des chameaux, des chevaux ou des bœufs, de s’arrêter pour s’acquitter d’un droit de péage. Ils n’obligeaient point ceux qui allaient à pied à payer le tribut, mais interpellaient parfois un homme d’allure suspecte pour l’interroger et s’assurer qu’il ne portait point d’armes.

Lorsque nous entamâmes la descente, la Galilée tout entière nous parut un jardin tant les terres autour de nous étaient cultivées avec soin ! Nombre de piétons cependant, pour fuir les Romains, s’écartaient en courant du chemin dès qu’ils repéraient des soldats en faction, et les paysans sortaient alors de leurs champs en jurant et se lamentant de ce que ces troupeaux de voyageurs vinssent piétiner leurs cultures et saccager leurs vignes pour éviter les postes.

Nous passâmes sans encombre et l’on ne nous fouilla pas ; nous eûmes toutefois à payer le péage trois fois pour nos deux ânes. Au milieu du jour, nous fîmes halte près d’un puits pour laisser reposer les bêtes et prendre quelque nourriture nous-même ; et tout à coup, me revint à l’esprit une chose que j’avais totalement oubliée, qui m’attrista et me poussa à m’enquérir auprès de Nâtan si Marie la Magdaléenne avait reçu le message ou si nous devions rebrousser chemin pour aller la chercher. Mon esprit ne retrouva son calme que lorsqu’il m’eut assuré que tous ceux qui avaient été dans l’attente avaient reçu le message.

Je profitai de ces moments de repos pour examiner ceux qui poursuivaient leur route sans s’accorder le plus léger arrêt à cette heure la plus chaude de la journée et m’amusai à tenter de reconnaître ceux qui se rendaient à la montagne. Certains visages exprimaient un espoir plein d’ardeur, comme si ni la poussière du chemin ni la fatigue de leurs membres ne comptaient pour eux. En revanche, ceux qui avaient assisté aux courses marchaient la tête basse d’une allure traînante. Beaucoup de gens avaient coupé des branches d’arbres pour se protéger du soleil particulièrement chaud ce jour-là. Un beau garçon passa devant nous tenant le bras d’un vieil homme aveugle.

Alors que nous nous préparions à repartir, nous entendîmes dans le lointain une galopade de chevaux et le roulement d’un char accompagnés de cris d’avertissements. Puis un quadrige gris qui la veille avait participé à la course fila devant nous à grand fracas. L’aurige, obligé de faire halte au poste précédent, se proposait maintenant de rattraper le temps perdu sans se soucier de ceux qui marchaient sur le chemin. Nul doute qu’à la vitesse où il allait, il ne finît par renverser quelqu’un sur cette route grouillante de monde. Et nous vîmes qu’en effet un accident avait eu lieu lorsque nous parvînmes au tournant : un attroupement s’était formé sur le bas-côté, on levait le poing en direction du char qui s’éloignait. Le jeune homme qui conduisait l’aveugle avait réussi à écarter le vieil homme à temps, mais lui-même avait été piétiné par les chevaux ; son front était en sang, il souffrait d’une blessure à la tête et probablement d’une fracture à une jambe, car il n’arrivait pas à se tenir debout lorsqu’il essayait de se lever ; le vieillard lançait des plaintes irritées sans comprendre ce qui venait de se passer.

Les gens attroupés, se rendant compte qu’il fallait prêter main-forte, eurent tôt fait de se disperser et de reprendre leur route. Le jeune homme essuya le sang qui coulait sur son visage et se palpa la jambe. Je l’observai avec curiosité, songeant qu’il pouvait remercier la fortune d’être toujours en vie. Dominant sa douleur, il répondit à mon regard puis rassura l’aveugle avec quelques mots tristes. Nous aurions poursuivi notre voyage si Myrina n’eût crié à Nâtan d’arrêter les ânes, puis sauté du sien d’un mouvement souple ; s’agenouillant près du jeune homme, elle lui palpa la jambe avec ses deux mains.

— Elle est cassée ! cria-t-elle à notre adresse.

— Si tu as satisfait ta curiosité, répondis-je sur le ton de l’ironie, nous partirons maintenant, car nous sommes pressés.

— Homme d’Israël, dit le garçon, prenez mon père aveugle en pitié pour la grâce de Dieu ! Nous ne sommes point des gens de mauvaise réputation, mon père a perdu la vue et on lui a promis qu’il trouverait le guérisseur si cette nuit il parvenait à le rejoindre. Demain il sera trop tard ! Pour moi, peu importe, mais je vous en supplie, emmenez mon père avec vous et accompagnez-le jusqu’à l’endroit où commence la plaine de Nazareth. Là-bas, un autre le prendra en pitié et le conduira sur le bon chemin.

— Nombreux sont les chemins et il est facile de s’égarer en maints d’entre eux ! intervint Nâtan. Es-tu sûr du chemin, jeune homme ?

Un sourire illumina le visage du garçon en dépit de sa souffrance de sorte que, même avec la face couverte de sang, et bien qu’il fût triste et désemparé, il était d’une grande beauté.

— Il n’y a qu’un seul chemin, répondit-il sur un ton allègre.

— Ainsi avons-nous le même, reprit Nâtan en me lançant un regard interrogateur.

À contrecœur, je descendis de l’âne et dis :

— Viens ici, aveugle, je te monterai sur mon âne et moi je continuerai à pieds !

Myrina proposa :

— En vérité, si nous suivons le même chemin, et s’ils se rendent également à la montagne, pourquoi laisserions-nous le fils à la merci du hasard ? Il montera mon âne, cela m’est égal de marcher !

— Je ne voudrais point vous déranger, dit le jeune homme, mais si nous sommes fils du même père, il vous bénira certainement de m’avoir tendu une main secourable en ce moment critique !

J’eus bien du mal à accepter que ce pauvre garçon à la jambe cassée et son père furieux qui grommelait dans sa barbe fussent mes égaux ; comment pouvaient-ils avoir le même droit que moi, et même plus de droit encore car ils étaient fils d’Israël, à chercher Jésus le Nazaréen ? Mais lorsque j’eus enfin compris, je rendis grâce à Myrina dont la bonté naturelle avait su devancer la lenteur de mes pensées. Ensemble, nous lavâmes le visage du garçon, lui bandâmes la tête, puis fîmes des attelles pour sa jambe fracturée ; nous lui fabriquâmes également une canne sur laquelle s’appuyer et, en sautant sur sa jambe valide, il put se déplacer jusqu’à l’âne. Son père, déjà en selle et prêt à partir, écoutait tout ce que nous disions en remuant la tête avec inquiétude. Soudain, il s’écria d’une voix autoritaire :

— Qui est cette fille dont j’entends la voix et qui sait à peine parler notre langue ? Qu’elle ne te touche pas au moins, ô mon fils ! Et qu’elle ferme sa bouche ! Ne la regarde même pas afin d’éviter que son esprit immonde ne nous rende impurs en ce voyage sacré !

— Mon père respecte la loi, dit le jeune homme d’un air embarrassé. Il l’a suivie toute sa vie rigoureusement et le malheur ne l’a certes point frappé pour son manque de piété. Essayez de comprendre ! Pour rien au monde, il ne voudrait se sentir impur avant de rencontrer le guérisseur.

Malgré ses protestations, l’aveugle s’accrochait des deux mains à sa monture, de sorte que nous aurions eu beaucoup de mal à le jeter à bas quand bien même l’eussions-nous tenté de force. Alors s’évanouirent toutes mes bonnes intentions et je lui reprochai avec véhémence :

— Ceux de ta propre race t’ont abandonné sur le bord du chemin ! La jeune fille est grecque et moi je suis un païen incirconcis bien que j’aille vêtu à la manière judaïque. Mais j’espère que tu ne te sentiras pas souillé au contact de mon âne sur le dos duquel tu restes assis avec tant d’obstination.

Nâtan dit sur le ton de la conciliation :

— N’aie nulle crainte, ô vieillard aveugle ! Moi aussi je suis un fils d’Israël et fais partie des doux de la terre. Ils cherchent le même chemin que moi. Sache que jadis j’ai vécu dans une maison fermée du désert où j’ai appris à lire les Écritures. J’ai distribué mes biens aux fils de la lumière avec lesquels j’ai partagé la nourriture. Mais comme je n’étais guère doué pour les études, j’ai quitté le désert à la recherche du nouveau maître de la sagesse ; j’ai suivi un prophète vêtu de peaux de chameaux qui annonçait l’avènement du royaume et a baptisé notre Seigneur. On a tué ce prophète et je fis vœu de garder le silence afin de ne point tomber en la tentation de parler de choses que seul un maître véritable de la sagesse peut connaître. Mais l’heure est venue à présent, et c’est pourquoi je suis délié de ma promesse.

« Crois-moi toi qui ne vois point ! En ces temps que nous vivons, il n’y a pas parmi le peuple ni en nulle génération un seul homme pur et sans péché. Ni les ablutions, ni les sacrifices, ni le maître le plus grave ne te peuvent purifier. Mais le Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous et nous ne l’avons pas connu. Il a été crucifié, et il a ressuscité des morts pour nous délivrer de nos péchés. Si tu crois en lui, tes yeux guériront et tu recouvreras la vue. Mais si tu te considères comme plus pur que nous, alors je pense que tu ne guériras point.

Le vieux se lamenta à haute voix et, tenant l’âne d’une seule main, chercha avec l’autre à saisir le bord de son manteau afin de gratter ses habits.

— Ô père, ces étrangers ont eu pitié de nous, dit son fils en l’arrêtant, tandis que les justes nous abandonnaient ! N’aie point le cœur endurci et ne les outrage pas ! Le soleil de notre père éclaire les bons et les méchants et les fils d’Israël aussi bien que les païens. Ne cherche pas à briller plus que son soleil, ô toi qui as déjà reçu le châtiment de la cécité.

Mais l’aveugle lui intima l’ordre de se taire et pria Nâtan de tirer l’âne en avant afin de ne point demeurer trop proche de nous ; Myrina resta derrière avec moi et le jeune homme ralentit le pas de sa monture pour cheminer à nos côtés.

— Mon père a du mal à se délivrer de l’ancien, expliqua-t-il avec calme. Mais votre guide a bien parlé, nul homme juste en effet n’existe sur cette terre et, même si je m’échinais à accomplir la loi, je n’arriverais point à me libérer de mes péchés. Je ne m’estime pas meilleur qu’un païen et je n’arrive pas à imaginer que votre miséricorde me puisse remplir d’immondices.

Je le regardai : son visage, tendu par la souffrance, était jaune comme cire et il serrait les dents pour ne point tomber.

— En voyant la pureté de ta face aux yeux brillants, je ne puis croire que tu pèches à dessein.

— Dieu créa l’homme à son image et ressemblance, reprit-il. Mais après la chute de nos premiers ancêtres, Adam et Ève, l’image divine s’est troublée en moi et j’ai honte de ma nudité devant Dieu.

— J’ai entendu et lu cela, mais je n’en ai jamais saisi le sens, répondis-je. L’érudit hébreu d’Alexandrie m’en expliquait seulement le symbolisme.

Le jeune homme ébaucha un sourire.

— Comment pourrais-je, moi un garçon sans la moindre culture, y comprendre quelque chose ? Mais j’ai vu Jésus le Nazaréen sur la rive du lac, il rendait la vue aux aveugles et les boiteux ou les paralysés eux-mêmes pouvaient marcher. Il disait qu’il était le pain de vie. J’aurais de tout mon cœur voulu le suivre, mais mon père est plein de sévérité ; si c’était un homme bon et aimable, je me serais enfui de chez moi, mais mon cœur me persuadait que si je partais à la suite de Jésus, ce serait seulement pour échapper à la rigueur paternelle. Mon père suivait davantage les enseignements des rabbins de la synagogue qui ont condamné Jésus que ce dernier, parce qu’il fréquentait des pécheurs. Combien de fois m’a-t-il fouetté pour avoir délaissé mes tâches et être allé l’entendre prêcher ! Mon père pensait qu’il pervertissait les gens, mais en moins de temps qu’il n’en faut à un coq pour lancer son chant, il perdit la vue ; il avait dit les prières nocturnes avant d’aller se coucher, mais le lendemain en se réveillant, il ne voyait plus rien, à tel point qu’il crut que le jour n’était point encore levé ! Le désespoir s’empara de lui mais nul ne put le guérir ; alors il se sentit disposé à croire en Jésus et voulut partir à sa recherche. Hélas ! le maître avait quitté la Galilée pour Jérusalem où on l’avait crucifié. Mon père chercha du secours auprès des doux de la terre qui lui révélèrent que le Nazaréen avait ressuscité et lui indiquèrent le jour, l’heure du rendez-vous et le chemin que nous devions suivre pour y arriver. Mon père est absolument persuadé que Jésus lui rendra la vue si nous le rejoignons à temps. C’est ce que je crois également, mais je préférerais cependant que le but de sa quête fût le royaume et non pas la lumière de ses yeux.

Myrina, pleine d’intérêt, me demanda de lui traduire ce que le jeune homme avait dit et fut remplie d’étonnement à l’entendre.

— Le cœur de ce garçon est pur comme je ne croyais guère qu’il en existât en ce monde ! dit-elle. Pourquoi donc est-ce lui qui a subi cet accident ?

— Ne le demande point puisque lui-même accepte sans une plainte ! répondis-je. Il oublie sa propre souffrance et ne se soucie que du bien-être de son père. La loi des fils d’Israël les oblige à honorer leurs père et mère.

Mais Nâtan, qui comprend le grec, entendant mon explication se retourna et dit :

— En effet, telle était la loi. Mais on m’a dit que Jésus de Nazareth prêchait que pour entrer dans son royaume l’époux devait abandonner l’épouse, le fils son père, sa mère, son frère et sa sœur, et le riche sa maison et ses biens. Lorsque le maître appelait, le pêcheur devait laisser ses filets dans le lac, le laboureur ses bœufs dans le champ et celui qui voulait d’abord enterrer son père, il ne lui permettait point de s’approcher de lui.

L’aveugle poussa des cris de lamentations.

— Je suis tombé entre les mains de renégats et c’est Satan en personne qui me conduit ! Que peut-on espérer de bon d’un chemin fréquenté par des hommes qui assassinent la loi avec leurs paroles !

La tristesse s’empara de son fils qui tenta cependant de le réconforter.

— J’ai entendu Jésus prêcher cela. Il appela bienheureux les doux et les artisans de paix. Il a défendu de prononcer des paroles mauvaises ou de tenir tête aux méchants et ordonné d’aimer nos ennemis et de prier pour nos persécuteurs. Il a assuré que son père connaissait tous nos besoins et les satisferait si, sans nous préoccuper du lendemain, nous nous soucions en premier lieu de son royaume.

Ces propos me surprenant, je dis sur le ton du doute :

— J’ai entendu maintes choses sur lui et ses enseignements ! Sa doctrine se contredit suivant celui qui l’expose, si bien que je ne sais plus à présent ce que je dois croire à son sujet.

Myrina leva vers moi des yeux étonnés.

— Pourquoi vous mettre à discuter lorsque nous nous rendons auprès de lui ? dit-elle. Je crois que je suis la plus heureuse car, ne sachant presque rien de lui, je suis comme une coupe vide que l’on peut remplir à loisir.

Je me sentis touché à vif par ces mots. Tandis que nous cheminions derrière les ânes, les yeux fixés sur la poussière du chemin, je me remémorai tous les événements antérieurs, réfléchissant à l’état d’esprit avec lequel je les avais perçus. Je ne trouvais plus nul bien en moi et mon sentiment de charité ne me paraissait plus guère suffisant. Je m’assurai cependant encore une fois que je n’étais point parti en quête du ressuscité par simple curiosité. En mon cœur, j’invoquai le nom du Nazaréen et l’implorai pour être délivré de ma vanité et de mon égoïsme, de ma science et de mon raisonnement proprement humain, et même de mon jugement afin que moi aussi je fusse une coupe vide prête à recueillir toute sa vérité si son désir était de la verser en moi.

Je levai les yeux après ma prière et vis la montagne qui se profilait là-bas, tout au bout de la plaine : le soleil crépusculaire nimbait d’or son sommet arrondi. Dès le premier regard, je sus que cette montagne si élevée et aux formes si pleines d’harmonie était celle que nous cherchions. Nous suivîmes tout d’abord le grand chemin, franchissant le lit d’un ruisseau à sec, puis un sentier qui escaladait le flanc de la montagne en direction du sud, évitant de la sorte la cité qui, selon Nâtan, se trouvait sur le côté nord. Les champs cultivés firent bientôt place au maquis, nous atteignîmes l’ombre de la montagne et fîmes halte : tout n’était que silence autour de nous, ni chant ni cri d’animal, pas une âme qui vive. Et le silence était si profond que j’en vins à me demander si nous avions pris le bon chemin ; mais la terre, les arbres et la beauté de la montagne, tout me disait que cet endroit était sacré. La paix inonda mon esprit et je n’éprouvai plus aucune impatience.

Nâtan, de son côté, ne semblait plus pressé. J’ai le sentiment qu’il avait choisi ce sentier plus ardu afin d’éviter les autres pèlerins et d’échapper aux questions inutiles ; après avoir consulté le ciel et les ombres toujours plus épaisses, il retint les ânes pour qu’ils prissent quelque repos. Je m’étonnai, en tant que Romain, que les doux n’eussent établi nulle surveillance sur les chemins conduisant à la montagne ; s’agissant d’une réunion secrète touchant une telle foule, les adeptes auraient dû, à mon point de vue, placer quelques-uns des leurs sur les sentiers afin de guider les arrivants et de repousser, le cas échéant, les indésirables. Nous reprîmes la marche lorsque les trois étoiles s’allumèrent dans le ciel, et parvînmes, à la nuit tombée, près du sommet de la montagne, découvrant alors une immense foule de gens assis par terre en petits groupes.

Tout restait incroyablement silencieux, les hommes parlant entre eux à voix basse si bien que l’on eût dit la rumeur d’une brise suave caressant la montagne. Nâtan attacha les ânes dans un coin du bois à l’abri des regards, puis aida l’aveugle à mettre pied à terre tandis que Myrina et moi soutenions son fils. Nous approchâmes de la multitude, prenant place sur le sol près d’un groupe de fidèles. De l’autre côté de l’assemblée, nous aperçûmes une grande agitation et des ombres qui se rapprochaient. Ceux qui arrivaient se laissaient tomber sur le sol en silence, puis attendaient à l’instar des autres. Le murmure assourdi des voix m’amena à penser que des centaines de personnes se trouvaient déjà réunies sur le sommet de la montagne, mais jamais je n’aurais pu imaginer qu’une foule aussi considérable eût pu attendre dans un si profond silence.

Ainsi passa la première veille de la nuit, et cependant nul ne se lassa de l’attente et nul ne se leva pour partir. Il n’y avait pas de lune, mais la brillante clarté des étoiles tombait telle une pluie d’argent sur la terre. Je sentais la présence d’une puissance toujours plus intense. Mettant alors mon bras autour de Myrina, j’eus l’impression que son frêle corps était raidi dans la tension de l’attente ; comme une fois à Jérusalem alors que je me trouvais dans ma chambre, la sensation d’avoir reçu de lourdes gouttes me fit porter la main à mon visage, mais je ne remarquai nulle trace d’humidité.

Soudain, je vis que les gens levaient la tête pour mieux voir et je les imitai. Au milieu de la multitude, sous le rayon des étoiles, se dressa une haute silhouette qui, s’adressant au peuple assemblé, dit à haute voix :

— Hommes, mes frères !

Il se fit aussitôt un silence sépulcral. Et la voix poursuivit :

— Le grain mûrit en vue de la moisson et voici que déjà l’on prépare la fête de la récolte et que les quarante jours qu’il nous accorda sont sur le point d’être écoulés. L’heure vient et le départ approche. Là où il va nous ne pouvons le suivre. Il était le pain descendu du ciel. Qui mangera ce pain, vivra à jamais. Le pain qu’il nous a donné, c’est sa chair pour la vie du monde. Et nous ne discutons plus pour savoir comment cela se peut. Il peut donner sa chair à manger, nous les Onze l’avons déjà vu et nous en témoignons. Il nous a révélé le secret du royaume. En vérité, si vous ne mangez point la chair du fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Mais qui mange sa chair et boit son sang a la vie éternelle et ressuscitera au dernier jour. Car sa chair est vraiment une nourriture et son sang vraiment une boisson. Qui mange sa chair et boit son sang demeure en lui. Mais s’il en est parmi nous qui s’offensent de ce langage et jugent cette doctrine trop forte, qu’ils se lèvent et s’éloignent : nul ne les jugera.

Personne ne quitta les lieux, pas même moi que ce mystère pourtant emplissait de frayeur. Je n’aurais d’ailleurs pu me lever, car mes bras et mes jambes étaient comme endormis tandis que j’écoutais en retenant ma respiration.

L’orateur demeura un long temps sans ajouter une parole, planté comme un roc à la clarté des étoiles, entouré de la multitude silencieuse. Puis il reprit avec la simplicité d’un enfant :

— Nous avons mangé l’agneau pascal avec lui cette nuit où il fut trahi. Or, il prit le pain et après avoir prononcé la bénédiction, le rompit et nous le donna en disant : « Ceci est mon corps ! » Puis, prenant une coupe, il rendit grâce et nous la donna en disant : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. »

Et voici que celui qui parlait ajouta en levant les bras :

— Prenez donc, mangez et buvez, vous tous qui l’aimez, vous tous qui le pleurez et qui croyez qu’il est le Christ, fils de Dieu. Bénissez le pain en son nom, partagez-le et donnez-le vous les uns les autres, puis bénissez le vin en son nom et donnez-le vous à boire les uns aux autres, afin que celui qui a donne à celui qui n’a pas et que nul ne demeure les mains vides. Puis, après avoir mangé et bu, veillons et attendons sa venue.

Lorsqu’il eut terminé son discours, il s’allongea par terre et un léger mouvement agita la foule quand tous se levèrent pour se laver les mains et s’entraider. Nous n’avions pas beaucoup d’eau, Nâtan cependant la versa sur nos mains, puis sur celles de l’aveugle et de son fils, me laissant ensuite saisir la jarre et lui rendre le même service. Nos provisions en revanche étaient abondantes, mais le vieillard nous supplia en tremblant de le laisser manger son propre pain et boire sa propre boisson.

Nul n’élevait la voix et le chuchotement de la multitude ressemblait au murmure du vent.

Je ne me sentis plus guère offensé de ce que le vieil homme avait refusé, pour obéir à sa loi, de partager notre nourriture. Nâtan donc bénit son pain au nom de Jésus-Christ, puis l’ayant partagé, donna une moitié au père et l’autre au fils ; il bénit ensuite notre pain blanc, en donna un morceau à Myrina et à moi, gardant un autre pour lui-même.

— Que ce pain soit le pain de la vie éternelle comme ils l’ont dit. Qu’il te serve pour la vie et non pour la mort.

Je répondis avec humilité :

— Que sa volonté soit faite puisqu’il est le fils de Dieu ! Et si sa volonté est qu’il me serve pour la mort du fait que je suis étranger, je me soumettrai.

Après avoir mangé le pain, Nâtan bénit la boisson de l’aveugle et lui donna à boire, puis fit de même pour le garçon ; il mélangea le vin et l’eau pour nous et bénit la coupe. Je bus, puis Nâtan. La coupe resta dans les mains de Myrina. Ainsi nous mangeâmes et nous bûmes à l’instar de tous ceux qui étaient autour de nous, partageant leurs vivres entre eux.

Mais le vieil homme après quelques bouchées fondit en larmes et se lamenta en remuant la tête :

— Voici que j’ai mangé le corps du fils de Dieu et bu son sang. Je crois que tout lui est possible. Qu’il prenne en pitié mon incrédulité !

Myrina me tendit la coupe. Je bus et la passai à Nâtan qui but lui aussi et la coupe revint entre les mains de la jeune fille qui, après avoir étanché sa soif, la renversa et murmura en l’examinant d’un air perplexe :

— La coupe est toujours pleine !

Aussi étonné qu’elle, j’ajoutai :

— J’étais persuadé que nous avions mangé le pain, mais le voici entier près de moi ! Est-ce toi, ô Nâtan, qui l’as posé là ?

— Non ! Non, je n’ai point mis le pain à côté de toi !

Peut-être en avions-nous amené plus que ce que nous croyions ?

Nous bûmes encore et la coupe ne se vida point. Mais plus rien de ce qui advenait ne m’étonnait à présent, tout se passait comme dans un rêve transparent, bien que je fusse assis sur le sol et conscient du froid qui montait de la terre. Je voyais le firmament étoilé au-dessus de ma tête et j’entendais autour de moi la rumeur confuse de la foule semblable au chuchotis des vagues mourant sur une grève. J’étais tout entier habité par la conviction que Jésus de Nazareth allait apparaître et que je le verrais : j’avais mangé son pain, et il ne m’avait point étranglé, j’avais bu son vin, et il ne m’avait point étouffé.

Ainsi passa le temps de la seconde veille nocturne et je suis certain que nul d’entre nous ne s’endormit. Tous attendaient, et cette attente était dépourvue d’impatience. C’était plutôt comme une préparation.

— L’aube est-elle déjà là ? demanda soudain l’aveugle en levant la tête. Il me semble que je vois la clarté du jour.

Je tournai les yeux d’un côté et de l’autre et demeurai le regard fixé sur la foule.

Tous, à présent, nous levions la tête pour regarder et voici que nous vîmes le ressuscité au milieu des siens. Comment et à quel point était-il apparu, je ne le saurais dire, mais on ne pouvait se tromper : il allait, tout de blanc vêtu, et la vive clarté des étoiles se reflétait sur lui si bien qu’il semblait irradier la lumière ; son visage brillait également. Il marchait à pas lents parmi la foule, s’arrêtant parfois comme pour saluer les siens et tendant les mains vers eux comme pour les bénir.

Toutes les têtes levées demeuraient fixées dans la même direction, mais nul n’osait bouger et courir à sa rencontre. Nous entendîmes tout à coup une femme crier d’une voix extraordinairement puissante.

— Mon Seigneur et mon Dieu ! lança-t-elle en un cri mêlé de rires et de larmes, se jetant à plat ventre devant lui.

La foule sursauta mais le Nazaréen, s’inclinant vers elle, effleura de sa main la tête de la femme qui se calma sur-le-champ. La respiration de la multitude n’était dans le silence qu’un immense soupir, et l’on pouvait entendre murmurer de tous côtés :

— C’est lui ! Le Seigneur est venu parmi nous !

L’aveugle, agenouillé sur le sol, tendait sa tête en levant les bras.

— Je ne vois pas ! dit-il. Je ne vois que la lumière comme si le soleil m’éblouissait les yeux !

Je ne puis préciser la durée de son séjour parmi nous, on eût dit que le temps lui-même avait arrêté sa course. Mais il était vraiment vivant tandis qu’il évoluait au milieu des gens, s’arrêtant avec les siens sans oublier personne. Tout était simple et naturel, et si évident qu’il ne subsistait plus l’ombre d’un doute en mon esprit. La seule chose que je puisse comprendre, c’est qu’en le voyant cette nuit-là je me suis trouvé dans son royaume.

Il se rapprochait de nous peu à peu et tout en moi devenait fluide comme une eau frémissant au souffle de la brise légère. On eût dit qu’il parlait aux hommes tout en les bénissant, mais l’on n’entendait nulle parole ; pourtant, je vis l’un d’eux hocher la tête avec enthousiasme comme s’il lui répondait. Enfin il fut là, devant nous, posant son regard sur nous. Son visage plein de langueur resplendissait et en ses yeux brillait le royaume. Je vis remuer les lèvres de l’aveugle sans percevoir le moindre son, à tel point que je me demandai si je n’étais point subitement devenu sourd. Jésus, étendant son bras, passa ses doigts sur les yeux du vieillard avant de poser sa main sur la tête du jeune homme ; le père et le fils se jetèrent à ses pieds et demeurèrent immobiles : ainsi gisaient de toutes parts ceux qu’il avait touchés.

Puis il posa les yeux sur moi et son regard était tel que j’eus peur de mourir s’il venait à me toucher. Mes lèvres remuèrent, sans doute même parlai-je, bien que je n’entendisse point ma voix. Je crois avoir demandé :

— Seigneur, accepte-moi dans ton royaume.

Il répondit :

— Ce n’est pas en me disant : « Seigneur ! Seigneur ! » que l’on entrera dans le royaume des cieux, mais c’est en écoutant ce que je dis et en faisant la volonté de mon père.

Je demandai encore :

— Que dis-tu et quelle est donc la volonté de ton père ?

Il répondit :

— Tu le sais déjà : ce que tu fais à un de ces petits, c’est à moi seul que tu le fais.

Je dus alors lui poser une question sur son royaume, car il me sourit comme on sourit à un enfant obstiné, disant :

— On ne peut dire du royaume des cieux qu’il soit ici ou là, mais il est en toi et en tous ceux qui me connaissent. Il dit encore : « Je n’abandonnerai aucun de ceux qui m’appellent parce que, si deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux jusqu’à la fin des temps. Et jamais tu ne seras si seul que je ne me trouve avec toi lorsque tu m’appelles. »

Ses yeux quittèrent mon visage pour se poser sur Nâtan. Je vis qu’il bougeait sa bouche, mais n’entendis rien. Après Nâtan, il regarda avec douceur Myrina qui, elle, ne fit pas un mouvement.

Puis Jésus se retourna et disparut parmi les siens.

L’aveugle et son fils, étendus sur le sol, paraissaient sans vie. Nâtan, remarquant ma crainte, secoua la tête en chuchotant :

— Ils ne sont pas morts mais endormis. Ne les touche pas !

Les onze se pressaient autour de Jésus et l’on eût dit qu’il leur parlait avec tendresse et qu’ils lui répondaient. Mais soudain, mes yeux se remplirent de larmes si bien que je ne le vis plus qu’à travers une brume éblouissante, entouré des Onze. Lorsque se tarirent mes larmes, il avait disparu et je ne saurais dire ni quand ni comment il nous abandonna. Je sentis plutôt que je ne vis qu’il n’était plus là, car la force cessa de nous soutenir ; c’était comme la fin d’un rêve. J’éternuai et remarquai que m’était revenu l’usage de mes membres.

Le temps reprit son cours. Levant les yeux vers le ciel, j’observai que la troisième veille avait commencé et que bientôt le jour se lèverait. Certains se redressèrent, regardant autour d’eux comme à la recherche de quelque chose ; des cris et des discussions désordonnées fusaient de toutes parts comme si tous à la fois tentaient d’expliquer ce que le Nazaréen avait dit à chacun en particulier.

Moi-même je m’écriai plein d’allégresse :

— Nâtan ! Ô Nâtan ! Je lui ai parlé et il m’a répondu ! Tu es témoin qu’il ne m’a pas refusé son royaume !

— Je ne peux être ton témoin, répondit Nâtan, en secouant la tête. Certes j’ai vu tes lèvres remuer, mais je n’ai pas entendu un seul mot. En revanche, moi je lui ai parlé et il m’a répondu !

Myrina me serra le bras de ses deux mains.

— Je n’ai pas osé ouvrir la bouche, dit-elle avec extase, mais il m’a reconnue et m’a dit avec un sourire que je n’aurai plus jamais soif en cette vie puisque je lui avais donné à boire quand il avait soif.

— Vous avez tous les deux perdu la raison, il ne vous a rien dit ! éclata Nâtan en colère. Je suis le seul de nous trois auquel il ait adressé la parole ! Il m’a indiqué le chemin. Il a dit qu’il n’est rien d’extérieur à l’homme qui pénétrant en lui par la bouche puisse le rendre impur, mais que c’est ce qui sort par la bouche de l’homme qui le rend impur. Il y a beaucoup de demeures dans son royaume. Chacun recevra selon la mesure et personne ne sera oublié s’il demande avec ferveur. Je dois croire dans les Onze car il les a choisis pour messagers. Son royaume est semblable à un grain de sénevé qui pousse lentement mais devient un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches.

Il se tut, regardant au loin comme à l’écoute.

— Il m’a dit encore maintes choses, conclut-il d’une voix timide, mais j’ai bien peur d’avoir oublié. J’espère que tout me reviendra avec le temps.

Je me sentais profondément émerveillé. Son royaume demeurait encore en moi tel que Jésus me l’avait dit et la paix emplit mon esprit.

— N’aie point de colère contre moi, ô Nâtan ! suppliai-je. En vérité, j’ai cru qu’il m’avait parlé et je le crois encore maintenant. Peut-être s’est-il adressé à chacun selon son attente. S’il m’était donné de graver par écrit tout ce qu’il a dit aux siens au cours de cette nuit, sans doute qu’un livre n’y suffirait point ! C’est pourquoi peut-être tout le monde n’a pu entendre ce qu’il disait à chacun.

Nâtan, reprenant son calme, appuya ses mains sur mes épaules.

— J’ai vu pour le moins qu’il t’a regardé et que rien de mal n’en est advenu. Aussi, je pose la main sur toi sans te considérer comme un être impur.

Après avoir tenu conseil, nous jugeâmes préférable de quitter la montagne avant le jour, afin que personne ne pût me reconnaître ; mais l’aveugle et son fils dormaient encore, étendus tels des corps privés de vie à même la terre et comme nous n’osâmes ni les réveiller ni les abandonner à leur sort, nous fûmes contraints de rester assis en les attendant. Aux premières lueurs de l’aube, l’extase et l’allégresse allèrent augmentant parmi la foule ; les uns chantaient des chants d’action de grâces, d’autres couraient à perdre haleine de groupe en groupe pour saluer leurs amis et rendre témoignage de ce qu’ils avaient vu le ressuscité. On les voyait, le visage rouge d’excitation, qui se lançaient les uns aux autres :

— La paix soit avec toi ! T’a-t-il remis tes péchés à toi aussi ? T’a-t-il promis la vie éternelle ? En vérité, nous qui l’avons vu ici sur la montagne, jamais nous ne mourrons !

Les membres endoloris, je sentais la dureté de la terre sur laquelle j’étais assis, et je me tordais les mains pour réveiller la vie en moi. Tandis qu’à la lumière grandissante les gens se reconnaissaient entre eux, les Onze, par groupes de deux ou de trois se mirent à circuler parmi l’assemblée. Je les vis qui réveillaient et relevaient ceux que le Nazaréen avait touchés et qui gisaient tels des morts.

Trois d’entre eux s’approchaient de nous. À sa tête ronde et ses larges épaules, je reconnus celui qui, élevant la voix, avait entretenu cette nuit la multitude de la pure doctrine et je remarquai, à la lueur blafarde du petit jour, son visage volontaire et entêté couvert de barbe. Près de lui avançait le jeune Jean : bien que très pâle, sa face était toujours la plus pure et la plus lumineuse qu’il m’ait été donné de voir, et j’éprouvai un grand soulagement à la contempler. Le troisième homme m’était inconnu mais, en le voyant, je sus qu’il faisait partie des Onze ; je suis incapable d’expliquer cette certitude, je dirai seulement qu’il y avait en lui quelque chose de Jésus le Nazaréen, bien que d’une manière différente et plus diffuse, comme filtrée à travers un voile.

Je me souvins alors du pêcheur solitaire, rencontré une nuit sur la rive du lac et tentai de retrouver ses traits après avoir contemplé le ressuscité face à face ; mais je ne pourrais affirmer que ce fût le même homme. J’étais cependant persuadé de l’avoir vu au bord du lac et d’avoir parlé avec qui, même si je ne l’avais point reconnu sur le moment. Mais pourquoi s’était-il manifesté devant moi précisément ? C’est une question à laquelle je ne saurais répondre.

Plus les trois hommes se rapprochaient de nous, plus m’envahissait un sentiment de culpabilité, à tel point que je détournai ma tête pour tenter de dissimuler mon visage à leurs regards. Mais ils ne s’arrêtèrent point devant moi. Se penchant sur le vieil homme, ils le relevèrent en le secouant :

— Réveille-toi dormeur !

L’aveugle se frotta les yeux avec le dos de sa main et les regarda.

— Je vous vois, s’écria-t-il. Vous êtes trois hommes mais en réalité, je ne vous connais pas !

Le premier des trois prit la parole :

— Nous sommes les messagers élus par Jésus de Nazareth, le fils de Dieu. Je suis Simon, qu’il appela Pierre. Mais qui es-tu, ô toi que nous ne connaissons pas ?

L’aveugle se toucha le front et regarda autour de lui avec ses yeux qui voyaient à présent.

— Cette nuit, j’ai vu une immense clarté, expliqua-t-il plein de gaieté. La force m’a frappé sur les yeux, me causant une si grande douleur que j’ai perdu connaissance. Mais je suis réveillé et mes yeux voient alors que j’étais aveugle en arrivant ici !

En proie à l’émotion, il se pencha vers son fils qu’il secoua un peu afin de le tirer du sommeil ; il l’aida à se remettre debout et l’embrassa avec effusion.

— Jésus le ressuscité m’a guéri cette nuit ! s’exclama-t-il. Que béni soit son nom ! Toute ma vie, je veux glorifier Dieu qui l’a envoyé.

Encore à moitié endormi, le garçon ôta le bandage de sa tête : la blessure, complètement guérie, n’avait laissé sur son front qu’une cicatrice. Debout sur ses deux jambes, il ne ressentait plus la moindre douleur ; voyant les attelles qui immobilisaient sa jambe, il se baissa pour les enlever et frotta la partie ainsi dégagée.

— Ma jambe n’est plus cassée, affirma-t-il plein de surprise.

Simon Pierre renchérit :

— Il a guéri cette nuit tous ceux qu’il avait appelés parmi le peuple pour rendre témoignage de sa résurrection. Tous ensemble, nous avons pu le contempler. Et il ne s’est point contenté de rendre la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds et l’usage de leurs membres aux infirmes, il nous a également lavés de nos fautes et ouvert les portes de la vie éternelle.

« Nous ne connaissions point ces deux-là et ne les avions point appelés, mais le maître les a guéris de leurs maux. D’autres parmi la foule sont ici qui ne furent point invités, mais Jésus n’en a renvoyé aucun cette nuit.

Il tendit un doigt accusateur dans ma direction et poursuivit :

— Mais je connais cet homme ! À Jérusalem, il nous importunait sans répit de ses questions pleines de malice, égarant les femmes et induisant en tentation Simon de Cyrènes, ainsi que Zachée ! C’est lui que Thomas fut contraint de visiter afin de lui interdire d’abuser du nom de notre rabbin ! C’est l’idolâtre Marc, le Romain ! Comment peut-il bien se trouver ici ?

Simon Pierre sursauta et, brandissant son poing, s’écria :

— Ainsi donc, il y a un traître parmi nous !

Mais Jean et l’autre lui saisirent le bras.

— N’attirons point l’attention, dirent-ils en guise d’avertissement. Mieux vaut l’amener à l’écart, sinon le peuple apeuré le lapiderait et l’on devrait rendre compte de son sang car il est citoyen romain.

Pierre, hors d’haleine, posa sur moi un regard lourd de menaces.

— Nombreux sont les fanatiques parmi la multitude. Que dirais-tu, ô Romain, si je te livrais entre leurs mains ? Ils te conduiraient dans une grotte et plus jamais tu ne verrais la lumière du jour !

— Je ne te crains pas, ni toi ni aucun homme au monde, répliquai-je fermement. Pourquoi aurais-je peur quand ton maître ne m’a point rejeté cette nuit ? Douterais-tu par hasard qu’il eût pu m’interdire de venir jusqu’ici ?

Les trois hommes, en proie à l’inquiétude, nous firent pénétrer dans le bois où nous avions attaché nos ânes ; là, ils se concertèrent pour décider de l’opportunité d’appeler les autres disciples. Je déduisis de leurs propos que Nicomède, Simon de Cyrènes ainsi que Zachée, que je connaissais tous, se trouvaient en ces lieux parmi la foule.

Jean dit enfin :

— Plus nous appellerons de gens, plus grand sera le désordre inutile ! Le Romain a raison, le Seigneur ne l’a point chassé, je ne comprends pas pourquoi, mais c’est ainsi ! Est-ce que par hasard le serviteur pourrait avoir plus de sagesse que son maître ?

Une fois à l’écart de la foule, le vieil homme et son fils intervinrent en notre faveur, expliquant ce qui s’était passé et comment, les prenant en pitié, je les avais conduits jusqu’à la montagne.

— Ainsi donc, coupa Simon Pierre avec violence, la chute du garçon sous les pieds des chevaux et sa jambe cassée n’étaient point des signes suffisants pour vous ? Vous n’étiez point invités et le Seigneur ne voulait pas de vous sur la montagne !

Le jeune homme, blessé au cœur par ces paroles, se mit à genoux devant le disciple.

— Pardonnez-moi, ô justes ! supplia-t-il. Je n’avais point de mauvaises intentions et n’agissais que pour mon père. Je n’ai rien demandé au Seigneur pour ma jambe, je n’y songeais même pas ! Il m’a touché et guéri dans son infinie bonté et m’a de la sorte tout pardonné. Faites de même pour moi et pour mon père !

Il ne me coûtait guère de m’humilier moi aussi devant ces hommes si remplis d’angoisse et d’inquiétude.

— Si tel est votre désir, ô hommes de Dieu, je me jetterai à vos pieds, dis-je. Accordez-moi votre pardon, je vous en supplie, ô vous qui êtes les plus grands de son royaume. Je ne suis pas un traître et ne vous veux nul mal ! Si vous le jugez nécessaire, ma bouche restera close à jamais sur tout ce que j’ai vu. Mais si vous le désirez, je suis prêt à rendre témoignage de sa résurrection devant le monde entier et devant l’empereur lui-même.

Simon Pierre palpait sa tunique comme pour déchirer ses vêtements.

— Tais-toi, insensé ! ordonna-t-il. Que dirait le peuple si un Romain idolâtre venait porter témoignage du royaume ? Mieux vaudrait que tu n’eusses jamais entendu parler du chemin ! Car si tu as échappé au mal cette nuit, tu retourneras au mal et au monde comme le chien retourne à son vomi ! Tu n’es guère plus à nos yeux que la vomissure d’un chien !

Puis, se tournant avec colère vers Nâtan, il dit sur le ton de l’accusation :

— Je t’ai vu à Capharnaüm et t’ai fait confiance ! Mais tu nous a trahis en amenant un païen à la fête de la vie éternelle !

— Écoute, Simon, ô toi le pêcheur d’hommes, répondit Nâtan en se frottant le nez, ne t’ai-je point prêté un âne à Capharnaüm pour te permettre de transporter jusqu’ici ta vieille belle-mère ?

Pierre se troubla et jeta un regard coupable vers ses deux compagnons.

— Que vient faire cela ? grommela-t-il. Suzanne a parlé en ta faveur et je me suis fié à toi !

— Cet âne appartient au Romain, poursuivit Nâtan sans se hâter. Marc est un homme pacifique mais si tu le fâches, il reprendra son âne, même si par ailleurs il se montre plein de miséricorde ; de sorte que tu seras obligé de demeurer assis sur la montagne avec ta belle-mère, et Suzanne vous tiendra compagnie, elle qui est venue montée sur l’autre âne du Romain.

Simon Pierre, visiblement indécis, frappa le sol de ses pieds avant d’admettre :

— Ma belle-mère est une femme acariâtre ; jadis, elle maugréait même contre Jésus qu’elle accusait de m’entraîner dans une vie de paresse, puisque j’avais abandonné mes filets pour le suivre. Mais, depuis qu’il l’a guérie de fièvres dont elle a failli mourir, elle ne dit plus un mot. Je ne voudrais point la laisser ici, mais nous devons absolument rejoindre Jérusalem avant la fin des quarante jours. Il nous faudra marcher jour et nuit et attendre là-bas que la promesse s’accomplisse. Alors, si ma belle-mère ne dispose plus de son âne pour se rendre à Capharnaüm, me voilà bien embarrassé !

— Je ne rendrai pas le mal pour le mal, le rassurai-je. Je te laisserai l’animal de bon cœur, même si je ne suis à tes yeux que de la vomissure de chien. Tu peux également prendre ces deux autres-là pour les femmes, nous n’en avons plus besoin car nous pouvons marcher. Ainsi donc garde-les, et Nâtan les récupérera à Capharnaüm. Quant à moi, je quitterai ces lieux sans bruit et sans déranger personne. Ne profère nulle malédiction à mon endroit et ne dépêche pas tes fanatiques à ma poursuite car je doute qu’une telle attitude soit conforme à vos lois.

Jean intervint alors pour tenter d’apaiser les esprits.

— Comprends-nous, ô Romain ! pria-t-il. Tout n’est point encore éclairci pour nous et la promesse n’est pas accomplie. Nous savons seulement ceci, le chemin et la porte sont étroits et nous n’osons les élargir de notre seule autorité.

Le troisième disciple ajouta :

— Il nous a donné l’ordre de convertir tous les peuples, mais nous ignorons encore comment et quand cela sera possible. Il devrait avant toute chose construire un royaume pour Israël. C’est à Jérusalem que tout nous sera expliqué.

Devant ces trois hommes qui tels des frères se tenaient par la main, j’éprouvais de l’envie et de l’angoisse à la fois en songeant à l’héritage que le Nazaréen leur avait laissé afin qu’ils le répartissent entre les hommes. Je me jetai à leurs pieds pour les supplier une fois encore.

— Je laisse à vous trois et à tous les autres les paroles de la vie éternelle. Je me plie à votre volonté bien que vous soyez des hommes simples. Tous les érudits expliqueraient sa doctrine, chacun selon sa science propre et en y ajoutant de son cru tandis que vous, vous n’avez certainement en tête que d’obéir à sa volonté le mieux qu’il vous sera possible. Je l’ai vu, il ne m’a point repoussé et n’a mis aucun obstacle à ma présence ; j’ai cru même, lorsqu’il s’est approché de moi, qu’il m’avait adressé la parole, mais je suis prêt à effacer ce souvenir de ma mémoire si tel est votre désir. Je ne vous demande même pas la potion de l’immortalité, permettez-moi seulement de conserver son royaume au fond de mon cœur ! Ne me rejetez point tout à fait ! Je croirai tout suivant vos explications et n’ajouterai rien de personnel à vos enseignements ; je ne vous demande point de me révéler le secret. Je mets tous mes biens à votre disposition et en tant que citoyen romain, j’interviendrai en votre faveur si vous êtes convoqués devant les gouverneurs ou poursuivis pour sa cause.

— Ni avec de l’or ni avec de l’argent ! dit Simon Pierre en levant la main.

— Moi, Jacques, s’exclama le troisième disciple, je me souviens qu’il nous a dit de parler sans inquiétude si l’on nous faisait comparaître devant les autorités, car ce que nous aurons à dire nous sera donné sur le moment en fonction de la nécessité.

Et voici que les yeux de Jean se remplirent de larmes et qu’il me regarda avec la même expression de tendresse qu’une autre fois déjà.

— Je t’aime, ô Romain, dit-il, je t’aime pour ton humilité et je suis pénétré du sentiment que tu ne nous veux aucun mal. La mère de Jésus qu’il m’a donnée au pied de la croix, m’a conté ceci : il est descendu dans le royaume des ombres, il en a brisé les portes et délivré les morts. Ainsi affranchira-t-il les peuples idolâtres, mais nous ignorons encore de quelle manière. Aspire à la paix, prie, jeûne et purifie-toi ; mais n’ouvre point la bouche à son sujet, afin de ne pas égarer les hommes autour de toi avec ton ignorance. Laisse-nous le soin d’accomplir notre tâche.

Je me relevai en baissant la tête et en luttant pour étouffer mon orgueil, mais sans laisser de penser que l’héritage du Nazaréen se disperserait aux quatre vents du monde pour finir par se perdre s’il restait à la charge de ces seuls disciples sans culture. Puis je trouvai une consolation à songer que Jésus sans doute savait ce qu’il faisait.

— Prends les ânes, dis-je à Nâtan, et mets-toi à la disposition des femmes. Sois leur protecteur et ramène-les saines et sauves chacune à sa destination ou à Capharnaüm. Repose-toi ensuite, puis viens me chercher aux thermes de Tibériade.

— Cela ne me plaît guère que tu traverses à pied la Galilée avec cette jeune fille pour seule compagnie, protesta Nâtan.

Je découvris, en jetant un coup d’œil autour de moi, que l’aveugle qui avait récupéré la vue, avait profité de mon inattention pour disparaître avec son fils. Mais j’avais, ancrée en moi, la conviction absolue que même si tous les hommes m’abandonnaient, toujours Jésus de Nazareth serait à mes côtés.

— La paix soit avec vous tous, dis-je.

Et prenant Myrina par la main, je me mis en devoir de descendre la montagne, empruntant le même chemin que celui par lequel nous étions arrivés. Tournant la tête une dernière fois, je vis la foule innombrable en mouvement sur le flanc de la montagne, les hommes cherchant leurs amis pour les saluer avec ferveur ; maints d’entre eux déjà, fatigués par une nuit de veille, s’étaient allongés sur le sol enveloppés dans leurs manteaux, afin de dormir quelques heures avant de reprendre le chemin du retour.

Tout en marchant, je me remémorai les événements de cette nuit ; je trouvai tout à fait naturel que le vieil homme eût récupéré la vue et que la jambe de son fils se fût guérie, si tant est qu’elle eût été fracturée. Ces miracles ne paraissaient nullement étonnants et même n’avaient à mes yeux aucune importance : sa bonté était si grande qu’en apparaissant aux siens il avait également soulagé de leurs maux physiques tous ceux qui n’étaient point invités.

Les quarante jours étaient presque écoulés et bientôt il regagnerait la maison de son père. Je m’efforçai de m’accoutumer à l’idée qu’en dépit de ce fait, il serait à mes côtés si je l’appelais. Cette idée était extraordinaire et si quelqu’un d’autre m’en eût parlé, elle m’aurait paru complètement absurde ; mais force me fut pourtant d’y croire, tant le fait de le voir de mes propres yeux m’avait profondément impressionné.

Plongé dans ces pensées, je suivais le sentier qui descendait à travers le maquis, tenant Myrina par la main. Un renard traversa juste devant nous.

— Tu as sans doute oublié que tu n’es point seul, dit Myrina en me regardant, bien que tu me tiennes par la main !

Je posai sur elle mes yeux comme au sortir d’un rêve, et eus la conviction que le Nazaréen m’avait donné à Myrina à la place de son frère pour qu’elle ne succombât point. Il ne pouvait la confier aux fils d’Israël qui ne l’auraient pas acceptée et m’avait choisi moi parce que j’étais romain. Et tout cela, il l’avait fait pour une gorgée d’eau !

Puis me vint à l’esprit une autre pensée, qui me jeta dans un grand trouble : moi, je n’avais rien donné à Jésus de Nazareth, tandis qu’il n’avait cessé de me couvrir de prévenances ; il m’avait même offert à manger et permis de me réchauffer et de sécher mes habits devant son feu sur les bords de la mer de Galilée, s’il était en vérité ce pêcheur solitaire. Je pourrais le servir à mon tour si je considérais désormais Myrina comme ma sœur.

— Ô Myrina, dis-je, tu es pour moi à partir de maintenant ma véritable sœur et je ne t’abandonnerai jamais. Tout ce que je possède t’appartient et tâche de supporter mes défauts et ma vanité.

— Marc, ô mon frère, tu devras me supporter également ! répondit-elle en serrant ma main dans la sienne. Mais, avant toute chose, raconte-moi ce qui s’est passé, dis-moi que voulaient de nous ces trois hommes et la raison pour laquelle ils te jetaient des regards si noirs de méfiance.

Mais comme les messagers m’avaient ordonné de me taire, je n’osai même pas lui dire ce que je comprenais du Nazaréen et de son royaume.

— Ces hommes étaient trois des onze justes auxquels Jésus a révélé le secret du royaume ; ils nous rejettent parce que nous ne sommes point fils d’Israël et nous considèrent de ce fait comme des païens immondes. Ils m’ont interdit de faire aucun commentaire sur le royaume du Nazaréen. Dis-moi donc ce que tu penses de ce que nous avons vécu !

Myrina répondit après avoir réfléchi :

— En premier lieu, nous avons mangé le repas du sacrifice comme lorsque l’on enterre Adonis en Syrie et qu’il revient ensuite à la vie ; mais ce repas était différent, car Jésus de Nazareth s’est offert lui-même en sacrifice avant de ressusciter ; j’ai cru cette nuit qu’il est le fils de Dieu. Ensuite le vin ne s’est point tari dans notre coupe et notre pain resta inentamé à nos côtés ; mais cela ne prouva rien à mes yeux. Cependant je l’ai aimé de toutes mes forces lorsqu’il a posé son regard sur moi, et je me suis sentie à ce moment prête à tout faire pour lui. C’est là un grand mystère, bien plus grand que les mystères des Grecs ou des Égyptiens. Je pense que son royaume est invisible mais qu’il est là pourtant, de telle sorte que je suis en lui même quand mes pieds foulent ce sentier sur le flanc de cette montagne en ce monde-ci ; et il me serait impossible de me détacher de son royaume quand bien même je le voudrais ; mais je n’éprouve aucune crainte car il est plein de douceur et je suis en lui dépourvue de péché.

Étonné, je regardai son visage pâle et ses yeux verts et lui dis avec envie :

— En vérité, il t’a bénie sur la montagne et tu es plus heureuse que moi. Sa vérité, en effet, doit être aussi simple que le pain et le vin afin que le plus pauvre puisse s’en saisir. La science des hommes fait en moi comme un mur plein de ténèbres, l’érudition est un filet duquel je ne puis me démêler et la logique des sophistes un piège dans lequel mon pied reste pris. Ô ma sœur, aide-moi à m’en souvenir à l’heure de la tentation !

Nous étions parvenus tout en devisant au pied de la montagne ; regardant alentour, je m’aperçus que nous nous étions éloignés du sentier de la veille et que nous nous trouvions d’un autre côté, mais je n’en ressentis nulle inquiétude et nul embarras car, m’orientant d’après le soleil, je repris la bonne direction qui, pensai-je, nous devait conduire tout droit à la grand-route. En outre, rien ne nous pressait. Cette nuit demeurerait gravée dans mon cœur et plus jamais je n’éprouverais de hâte puisque ayant sans doute tout reçu, je n’avais plus rien à attendre. J’avais en ma possession un trésor qui peut-être nous suffirait à Myrina et à moi-même à condition de mener une vie pleine de sagesse le reste de nos jours.

En comprenant cela, je me sentis pénétré d’une profonde langueur, plus fatigué que je n’avais jamais été.

— Myrina, je ne puis faire un pas de plus ! Désormais tout endroit me conviendra également, arrêtons-nous ici et dormons à l’ombre de ce figuier ; nous avons toute la vie devant nous pour cheminer ensemble ! À présent que le royaume est proche et que nous nous sentons bien, reposons-nous !

Nous fîmes halte donc au pied du figuier et je m’endormis, serrant Myrina dans mes bras. Nous nous réveillâmes à la huitième heure, lorsque les ombres déjà commençaient à se déplacer. Nous reprîmes notre marche le long des champs et des sentiers en cherchant à rejoindre la route. Nous allions sans dire un mot mais il me semblait être né une seconde fois et je sentais en Myrina la présence d’une sœur.

Je respirai, le cœur plein de bonheur, admirant les champs dorés de Galilée et les pentes grises de ses collines aux reflets bleutés et il n’y avait en moi nulle pensée mauvaise à l’égard de nul homme.

À ma grande surprise, les premières personnes que nous rencontrâmes sur notre chemin furent la Magdaléenne, montée sur un âne, et Marie de Beerot, pieds nus dans la poussière, derrière l’animal qu’elle stimulait avec une branche. Je frappai des mains pour marquer ma surprise et courus à elles afin de les saluer, mais la Magdaléenne, me regardant comme si elle ne me connaissait guère, ne se réjouit point de me voir.

— Vraiment, est-ce toi qui reviens de la montagne ? demanda-t-elle sur un ton acerbe. J’aurais été bien embarrassée si j’avais dû compter sur toi seul ! Et quelle est cette fille que tu traînes avec toi alors que tu viens à peine de te libérer de l’autre ?

Les deux Marie toisèrent Myrina des pieds à la tête et je compris que la Magdaléenne s’était figurée que je l’accompagnerais à l’assemblée, ce dont nous n’avions pourtant point convenu ; elle-même d’ailleurs ne m’avait dépêché nul message. Mais mieux valait ne point échanger de reproches et je m’empressai de suggérer :

— Permets-moi de t’accompagner et de te servir de protecteur puisque tu n’as point d’homme avec toi. La nuit va bientôt tomber, mettons-nous en quête d’une hôtellerie où nous dînerons ensemble, puis demain je te conduirai jusqu’à ta maison.

Mais mes propos blessèrent profondément Marie de Magdala.

— J’avais autrefois maints compagnons qui m’offraient leur litière et les protecteurs ne me manquaient point ! s’écria-t-elle avec orgueil. Mais après avoir vu mon Seigneur sur la montagne, j’ai avec lui suffisante compagnie, sans que tu viennes m’insulter et me dire que nul homme ne chemine avec moi !

J’eus le sentiment que les choses n’avaient point dû s’arranger à son goût après la réunion sur la montagne, mais ma surprise ne fit que croître lorsque Marie de Beerot m’apostropha sur un ton plein de courroux.

— On peut dire que tu es un homme frivole à l’esprit changeant, pour avoir si vite trouvé une consolation ! Bien que, naturellement, je m’en réjouisse pour toi ! Tu n’as plus rien à attendre désormais, mes péchés m’ont été pardonnés et je suis purifiée. Je ne peux, à présent que j’ai recouvré ma virginité, te fréquenter davantage car tu es un Romain idolâtre. Cesse donc de poser sur moi ces yeux pleins de désir et empêche cette fille de rien du tout de me regarder de cet air supérieur comme si elle voulait me transpercer avec ses yeux horribles !

Myrina heureusement ne comprenait guère son discours, mais elle saisit le sens des regards des deux femmes et baissa la tête.

— Que vous est-il arrivé et pourquoi me parlez-vous sur ce ton ? demandai-je navré pour ma compagne.

Marie de Beerot raconta :

— Ce matin, j’ai rencontré sur la montagne un jeune homme dont les yeux sont purs comme l’eau d’une source ; sa barbe n’est pas encore rude à son menton. Il m’a regardée et je lui ai plu ; il a promis d’envoyer sous peu un ami dans la maison de Marie à Magdala afin que nous puissions rompre ensemble les jarres de vin. Son amour est plein d’impatience et je veux également me hâter tant que je reste pure. Son père possède un champ et une vigne, des oliviers et des brebis : je n’en demande pas plus pour mon bonheur.

Elle ajouta après une pause :

— Son père a donné lui aussi son accord ; il ne voit aucune objection à me croire vierge, car Jésus de Nazareth lui a rendu la vue cette nuit ; en outre, point n’est besoin de payer pour m’obtenir.

La Magdaléenne confirma :

— Elle dit la vérité. Il a suffi que je la perde un instant de vue pour qu’elle trouve un prétendant ! Sinon, j’aurais été contrainte de la marier avec toi, ce qui aurait constitué une faute car les filles d’Israël ne peuvent épouser des païens : en revanche, les hommes ne rencontrent point les mêmes difficultés. À vrai dire, c’est une véritable chance que le père du garçon ait recouvré la vue car dans sa joie, il est convaincu que Marie s’est lavée également de tous ses péchés. Les autres, tout en y croyant, ne se seraient point mariés avec elle étant donné son passé.

Face au visage de marbre blanc de cette femme, je pensai en moi-même qu’elle aurait sans doute eu le pouvoir et la force nécessaires pour m’obliger à épouser Marie même sans mon consentement.

— Je ne peux que rendre grâces pour ta chance et la mienne, ô Marie de Beerot, dis-je poussant un soupir de soulagement. Mais mes rêves m’ont apporté un présage dont je ne saisis point le sens : je marchais à travers le désert avec cette jeune Grecque et Marie de Beerot se trouvait avec nous.

La Magdaléenne leva vivement la tête.

— Raconte ce que tu as vu avec exactitude. Es-tu sûr que Marie t’accompagnait ?

Je contai donc mon rêve, n’omettant aucun des détails dont je pus me souvenir et qui s’échappaient de ma mémoire au fur et à mesure que je les mentionnais.

— Nul doute qu’elle ne fût avec nous, conclus-je avec sincérité. Elle montait un âne comme toi à présent, elle avait grossi, paraissait gonflée et sa bouche avait un pli amer. Je la reconnus toutefois à ses yeux.

— Tu n’as pas le droit, cria Marie de Beerot en colère, tu n’as pas le droit de rêver de moi de cette manière ! Je ne te crois pas ! C’est toi qui grossiras, tes péchés te feront gonfler, les dents te tomberont de la bouche et ta tête perdra tous ses cheveux !

— Oublions ce rêve ! proposai-je avec un geste de conciliation. Pourquoi nous insulter, alors que nous avons tous pu contempler le ressuscité sur la montagne et qu’il n’a rejeté aucun d’entre nous, pas même Myrina !

Je contai brièvement dans quelles circonstances je l’avais rencontrée et tout ce qui nous était arrivé, sans oublier la coupe de vin inépuisable dans ses mains. Je parlai aussi du jeune homme renversé sur le chemin par le quadrige et que nous avions secouru pour l’amener à la montagne avec son vieux père. Marie de Magdala ponctuait mon récit de hochements de tête.

— Tout ce qui devait advenir est advenu. Il a conduit les païens et les fils d’Israël auprès des fils d’Israël. À présent, es ombres s’allongent et je n’aime guère cet endroit avec ma bourse trop pleine. Je ne leur ai pas laissé d’argent en effet, parce qu’ils ont refusé de m’amener avec eux à Jérusalem et que Pierre m’a même intimé l’ordre de retourner chez moi ! Le pire, c’est que je n’arrive point à comprendre ce qu’ils vont chercher maintenant dans la Ville sainte ! Accompagne-moi donc et arrêtons-nous ensemble dans une hôtellerie ; et nous nous séparerons comme deux bons amis lorsque je serai en sûreté dans ma demeure.

Nous poursuivîmes donc tous les quatre sur ce chemin où il n’y avait déjà plus guère de monde. Tout le temps qu’avait duré notre discussion, Myrina était restée silencieuse, les yeux fixés au sol et j’en avais conçu un profond respect à son égard. Lorsque nous reprîmes la marche, elle me demanda à voix basse qui étaient les deux femmes ; je lui expliquai que Marie de Magdala avait suivi Jésus dans ses pérégrinations et que c’était elle la première qui avait trouvé vide le sépulcre, ce qui inspira à la jeune fille une attitude pleine de déférence envers la Magdaléenne. Elle alla sur-le-champ se placer à sa hauteur et se mit à marcher à côté de son âne.

— Parle-moi du ressuscité, ô toi la plus heureuse des femmes ! lui dit-elle sur le ton du respect.

Son humilité fut agréable à Marie qui, la regardant avec bienveillance, lui raconta en langue grecque des anecdotes sur Jésus : elle avait rencontré sur la montagne un couple originaire de Cana aux noces duquel le maître avait accompli son premier miracle, changeant de l’eau en vin pour plaire aux invités. Puis elle parla de la naissance de Jésus, disant qu’un ange était apparu à sa mère Marie qui conçut en son sein d’une manière surnaturelle et que Joseph, auquel elle était fiancée, avait voulu la répudier mais qu’en songe, une apparition l’en dissuada.

Il me sembla, en l’écoutant, mieux comprendre les hommes élus par Jésus comme messagers et saisir pourquoi ils jugeaient que la Magdaléenne était trop bavarde. Mais Myrina, les yeux brillants, buvait ses paroles en retenant sa respiration.

À la fin, ne pouvant me contenir plus longtemps, j’intervins en ces termes :

— Si l’on en croit les légendes, les dieux de Grèce et de Rome se sont unis aux filles des hommes et elles mirent des fils au monde ; ainsi, le premier père de Rome fut-il un descendant de la déesse Aphrodite. De nos jours, les érudits donnent une explication symbolique à ces légendes, de même qu’à Alexandrie les savants parmi les fils d’Israël commentent les symboles des fables de leurs écritures sacrées. À mon avis, Jésus de Nazareth n’a guère besoin de ce genre d’histoires pour être le fils de Dieu.

Marie de Magdala se fâcha en m’entendant parler de la sorte.

— Nous les femmes, nous sommes toutes semblables, dit-elle en posant sa main sur l’épaule de Myrina, il n’y a guère de différence entre nous que nous soyons grecques ou filles d’Israël, et jamais les hommes ne peuvent nous comprendre ! Quant à toi, ô Romain, ne viens pas nous parler des dieux liés à la terre qui asservissent l’homme par de fallacieuses images de la vie ; ces dieux, après la venue en ce monde de Jésus-Christ, n’exercent plus aucun pouvoir sur les hommes si ces derniers ne se livrent pas à eux en recherchant le mal exprès. Mais j’ai dit la vérité ! C’est Marie elle-même, la mère de Jésus, qui nous en fit confidence, à moi ainsi qu’aux autres femmes qui suivaient son fils. Hérode, le vieux roi plein de cruauté, croyait lui aussi qu’un roi d’Israël était né et il ordonna de tuer tous les enfants de sexe mâle de Bethléem dans l’espoir de se débarrasser de lui. Tu trouveras tous les témoins que tu voudras de cette histoire !

J’écoutai et réfléchis : certes la Magdaléenne avait une excessive facilité à voir des anges, des apparitions ou des songes, mais la mère de Jésus ne pouvait être ainsi ! J’avais vu son visage pétrifié de douleur au pied de la croix ; j’étais pénétré de l’idée qu’elle n’ouvrait point la bouche inutilement et qu’elle savait garder le silence tandis que les autres parlaient. Quelle raison l’aurait poussée à raconter une histoire semblable si elle n’était vraie ? La justification de Jésus de Nazareth était toute en ses œuvres ; si je croyais en elles – et je ne pouvais douter de leur véracité après avoir connu Lazare – pourquoi ne pouvais-je accorder ma foi à cette nouvelle histoire ? Pourquoi l’esprit ne serait-il point en mesure de faire concevoir une femme dès lors que Dieu s’est fait homme sur la terre ? À côté de ce miracle, tous les autres ont bien peu d’importance !

Myrina questionna encore la Magdaléenne qui me lança un regard chargé de reproches.

— Il a parlé à plusieurs reprises d’un semeur sorti pour semer. Des grains sont tombés sur les endroits pierreux où ils n’ont pas trouvé beaucoup de terre ; d’autres sont tombés sur les épines et les épines ont monté et les ont étouffés ; mais d’autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné beaucoup de fruits. Tous ceux qui entendent ses paroles et croient en lui ne sont pas aptes pour son royaume, poursuivit Marie. Et toi, ô Romain, ton cœur n’est pas dur mais trop mou, et c’est ta faiblesse. Une fois que tu auras rejoint tes semblables, les épines et les chapons monteront autour de toi et te fermeront le chemin du royaume.

La tristesse m’envahit à ces paroles. J’embrassai du regard le crépuscule de Galilée qui teignait de rouge les collines aux pentes couvertes du vert sombre des vignes.

— Comment pourrais-je oublier ? m’exclamai-je. Jusqu’au jour de ma mort, je me souviendrai de ce paysage de Galilée, de la montagne, et de Jésus tel qu’il m’est apparu. Et jamais je ne serai si seul qu’il ne soit avec moi lorsque je l’appellerai !

J’ajoutai après avoir réfléchi :

— Je ne suis pas digne d’être son serviteur. Le roi partira pour une terre lointaine bientôt, dès que les quarante jours seront écoulés. Je ne saurais dire s’il m’a confié une mine, mais s’il en est ainsi, les messagers de son choix m’ont ordonné de l’enterrer dans le sol et cela est cause de mon angoisse. Mais il m’a fait une promesse en laquelle je veux croire. Je ne te la dirai point cependant de peur que tu ne te ries de moi.

Je pensai qu’un jour il me faudrait mourir pour glorifier son nom, même si je n’arrivais pas à y croire : ainsi avait parlé le pêcheur solitaire cette nuit-là sur la rive du lac. Je me réjouis en ma chair d’être citoyen romain car, le moment venu, une épée me trancherait la tête, m’épargnant le terrible supplice de la croix que je ne pourrais supporter. Et cette prophétie ne me semblait plus si redoutable, mais bien plutôt la seule manière pour moi de démontrer à Jésus de Nazareth que je lui appartenais.

Aux dernières lueurs du jour, la Magdaléenne nous fit quitter la route pour suivre un chemin muletier menant à Magdala à travers les montagnes. Nous fîmes halte après le coucher du soleil dans une auberge qu’elle connaissait. Il y avait là une telle affluence que toutes les provisions avaient été épuisées, mais par égard pour Marie l’hôtelier se mit en devoir de chercher un endroit où elle pût reposer. Les gens, assis autour des feux à même le sol, parlaient à voix basse, et la rumeur de discussions animées nous parvenait également de la terrasse. Ils parlaient tous avec la voix de l’amitié et ceux qui avaient de la nourriture la partageaient avec ceux qui n’avaient rien si bien que Myrina et moi, nous pûmes tremper notre pain dans le plat commun.

Je me sentais étranger au milieu de ces Galiléens, moi qui aurais tant voulu pouvoir prendre place, lorsque fraîchit la nuit, devant le feu réconfortant et discuter avec eux de l’apparition du Nazaréen devant les siens, de son royaume, de la rémission des péchés et de la vie éternelle ; mais nul ne me reconnut pour son frère ! L’aubergiste toutefois conduisit les ânes dans la cour, balaya l’écurie et nous donna de la paille, permettant ainsi à Myrina et à moi de ne point passer la nuit à la belle étoile.

Tandis que les autres chuchotaient à la lumière de l’unique lampe, j’enseignai à ma compagne la prière que je tenais de Suzanne ; cette prière qui lui apportait confiance et réconfort lui convenait parfaitement, assura la jeune fille. Elle ajouta qu’elle éprouvait un grand soulagement de ne plus être obligée de prier en observant les différentes phases de la lune ou en déchiffrant les figures incompréhensibles du sel répandu ; on ne peut en effet jamais savoir quand on s’est trompé de mot ou de geste et la moindre faute annule l’efficacité de la prière.

Le matin suivant, la première personne que je vis en ouvrant les yeux fut Marie de Beerot qui m’observait, assise dans la paille à mes côtés. Quand elle s’aperçut que j’étais réveillé, elle dit tout bas en remuant la tête et se tordant les doigts :

— J’avais chaud et ne pouvais dormir ! Et puis, je voulais voir de mes yeux ce que tu fais et la position de tes mains près de cette étrangère. Moi aussi, j’aurais préféré dormir ainsi dans la paille, la tête reposant sur ta poitrine, plutôt que dans la couche étroite de la Magdaléenne, où les insectes ne me laissent nul répit. Nous avons dormi ainsi durant notre voyage de Jérusalem à Tibériade, le long du fleuve de Judée. Oublie mes paroles désagréables ! J’étais si troublée lorsque je t’ai vu apparaître à l’improviste sur le chemin devant nous, et avec cette Grecque, que je ne savais plus ce que je disais. Rien n’est clair encore dans ma tête ! Toute la nuit, j’ai été la proie de terribles remords de conscience pour m’être mise à aimer si promptement ce jeune homme et avoir promis d’attendre son ami à Magdala. Peut-être va-t-il se rétracter et n’envoyer personne !

Je m’empressai de la rassurer :

— Ce garçon ignore le mensonge ! Je suis sûr que son messager se présentera en temps voulu pour te conduire à la couche nuptiale suivant la coutume de Galilée ; les gens du village boiront du vin, frapperont des pieds en cadence, joueront de la musique et chanteront joyeusement en ton honneur !

Marie, cessant de se tordre les doigts, répondit d’une voix enflée par la colère :

— Tu fais exprès de ne pas comprendre ! J’ai eu le temps de penser à cette affaire toute la nuit et je regrette tant que c’est à peine si j’ai pu fermer l’œil. ! Tu vas sans doute me trouver affreuse avec mes yeux rougis par deux nuits de veille ! Certes, je sais que mes péchés ont été pardonnés et que je suis vierge derechef comme si jamais un homme ne m’avait approchée ; et toi aussi tu le sais puisque tu connais Jésus ! Mais je n’ai donné au jeune homme que les éclaircissements indispensables sur mon passé afin de ne point lui faire de peine inutilement, et maintenant, je suis torturée à l’idée que ses parents et tous ceux du village qui vont venir inspecter le drap le matin, ne trouvent point les preuves de mon innocence ; ils vont me jeter dehors à coups de pierres et de bâton et me reprendront l’anneau ! Vous les Romains, vous n’êtes pas aussi pointilleux, mais je connais ma race et les gens de Galilée sont sur ce point semblables à ceux de Beerot !

— La Magdaléenne est une femme d’expérience et qui élève en outre des colombes, rappelai-je à la jeune éplorée. Fais-lui confiance. Le jour des noces, les Romains sacrifient une paire de colombes à Vénus afin que la mariée ne soit point déshonorée.

— N’insiste pas ! dit Marie un ton plus haut avec un air de reproche. Voudrais-tu insinuer que tu ne m’as pas amenée de Jérusalem pour me laver de mes péchés et me préparer pour toi ? Certes, je n’agis point suivant la loi de mon peuple en épousant un Romain, mais je suis prête, au nom de Jésus, à enfreindre la loi pour sauver un des petits parmi mes frères.

Puis, jetant un regard amer sur Myrina, elle ajouta :

— Je n’éprouve nulle rancune à son égard, cela n’en vaut guère la peine ! Je ne t’en voudrais même pas si tu veux la garder comme concubine, ce n’est pas considéré comme un bien grand péché pour un homme et les Pharisiens eux-mêmes ne sont pas toujours irréprochables sur ce chapitre ! Je la surveillerai et lui apprendrai à rester à sa place, de sorte qu’elle ne se départira point de son actuelle humilité.

Myrina, réveillée depuis un moment déjà, nous observait à travers ses cils, essayant de comprendre les propos de Marie. Puis elle ouvrit tout grands ses yeux et se souleva pour s’asseoir dans la paille.

— Lorsque je me suis endormie, je me sentis pleine de confiance mais à présent, à la pâle lueur du jour, le froid me pénètre. Peut-être l’heure de la vérité sonne-t-elle dans le froid du petit matin et non dans la tiédeur nocturne ? Je n’ai pas tout compris, mais suffisamment, cependant, pour savoir que cette jeune juive a certaines exigences vis-à-vis de toi. Si je représente le moindre obstacle pour elle et les autres, notre fraternité va devenir une charge pour toi ; je suis prête à partir pour suivre mon propre chemin : j’ai toujours l’or en ma possession de sorte que je suis en mesure de me débrouiller. Ne t’inquiète donc pas et ne tiens aucun compte de moi pour régler tes affaires avec cette belle fille d’Israël.

Marie, ignorant la langue grecque, regardait Myrina avec méfiance.

— N’écoute pas ce qu’elle dit, s’écria-t-elle. Elle a beau employer de jolis mots avec cette voix soumise, je connais bien la fourberie des Grecs alors que toi tu n’entends rien aux femmes !

Puis, fondant en larmes et se cachant le visage dans ses mains, elle se lamenta :

— Ah ! Comme tu as le cœur dur ! Ne comprends-tu pas que je suis prête à tout sacrifier pour toi et à te suivre pour tenter de t’arracher à l’immonde idolâtrie ?

Myrina la regarda puis me toucha la main.

— Pourquoi la fais-tu pleurer ? demanda-t-elle, ses yeux verts agrandis par la peur. Ne vois-tu pas comme elle est jolie avec ses yeux qui brillent ? Sa bouche est si douce et si rouge qu’hier, en la voyant, je me sentais jalouse avec mon nez aplati et mes yeux sans beauté, moi qui n’ai même pas de poitrine comme les autres femmes.

Je regardai l’une et l’autre de ces filles, en proie à l’affolement, croyant voir se réaliser mon songe. Moi qui jamais n’avais pensé au mariage ! Marie de Beerot, étant fille d’Israël, toute sa vie se croirait meilleure que moi ; elle réduirait Myrina à l’esclavage et réussirait peut-être, à force de tracasseries à ce que je consente, pour qu’elle me laisse enfin tranquille, à me faire circoncire. Nombreux sont les Romains qui, par faiblesse de caractère, y ont consenti même s’ils sont parvenus à s’en cacher.

Puis soudain me vint à l’esprit une idée inquiétante : et s’il fallait qu’il en fût ainsi ? Peut-être serait-ce seulement à travers le dieu sans image des Juifs que je parviendrais à trouver le chemin du royaume du Nazaréen ? Et peut-être ses disciples cesseraient-ils de me repousser si, grâce à Marie de Beerot, je devenais un véritable prosélyte ? Ayant quitté Rome de ma propre volonté, n’étais-je point libre d’organiser ma vie à mon gré ? Si la douleur qui suit une opération représentait l’unique obstacle à ma réunion avec les disciples de Jésus, c’était en vérité un sacrifice bien minime, et j’ai au cours de ma vie éprouvé de pires souffrances !

Cependant, mon esprit luttait contre cette idée : les plus hautes autorités de cette religion, ses grands prêtres, ses scribes, et ses anciens, tous avaient condamné à mort le Nazaréen ! Je sentais tout au fond de moi que c’eût été abandonner et trahir Jésus que d’accourir à leur temple, cet éblouissant abattoir, pour les supplier de m’y accueillir. Mieux valait rester doux et humble de cœur plutôt que me faire circoncire sous de faux prétextes, dans le seul but de me faire admettre dans la compagnie des disciples qui ne m’acceptaient point tel que j’étais.

Marie avait séché ses larmes et m’observait avec attention. Myrina de son côté me contemplait d’un air éperdu. La comparant avec la bavarde fille d’Israël, je n’eus que tendresse pour elle et compris que je la préférerai toute ma vie.

— Il n’est point nécessaire que tu te sacrifies pour moi, ô Marie ! dis-je d’une voix décidée après avoir repris mes esprits. Te séparer de la nation élue de Dieu ne pourrait te mener qu’à ta perte, car je suis un païen immonde. Souviens-toi d’autre part que c’est moi qui, monté sur mon âne, ai conduit le garçon à la jambe cassée sur la montagne. Tu ne peux faillir à la promesse que tu lui as faite ! Je me verrai donc dans l’obligation de me séparer de toi, non sans te laisser cependant un présent de noces tel que tu ne te trouveras point dans une dépendance totale vis-à-vis de ton époux.

Ce discours parut la persuader. Elle se contenta de répliquer sans plus verser de larmes :

— On ne récolte en ce monde qu’ingratitude et je commence à croire que les Romains sont des chiens ! Mais, lorsque tu seras mollement étendu sur des coussins, bien à l’abri de rideaux ruisselants de parfums, aie une pensée pour moi, souviens-toi alors que ces mains faites pour la caresse tournent la pierre du moulin et que la fumée fait larmoyer mes yeux tandis que je m’échine à cuire des pains.

Mais elle ne réussit guère à m’attendrir pour la simple raison que je ne la croyais point ! J’imaginais, au contraire, qu’elle ferait travailler son époux comme un esclave et que plus tard, devenue vieille, elle serait la terreur de ses gendres et de ses brus. Quoique, naturellement, je pusse me tromper dans mes prévisions ! Elle fit vraiment tout ce qui était en son pouvoir pour me faire sortir de mes gonds, mais elle finit par m’octroyer son pardon.

— Je devrais en toute justice te cracher au visage, conclut-elle. Hélas ! Je suis forcée d’accepter ton cadeau de noces afin de me présenter avec dignité devant les parents de mon époux ! Encore qu’il ne s’agisse nullement d’un cadeau, mais bien d’une dette dont tu t’acquittes après avoir violé toutes tes promesses !

Bien que dévoré de l’envie de lui demander quand je lui avais promis quelque chose, je gardai le silence prudemment ! Tandis que nous discutions de la sorte, les clients de l’auberge étaient peu à peu sortis pour reprendre leur voyage et Marie de Magdala vint nous retrouver, le visage plein de lumière.

— À quoi bon discuter ? dit-elle. Venez dehors et contemplez la brillante beauté de son monde baigné de soleil ! Son royaume se trouve sur la terre ! Je n’ai plus de rancune en moi, même pas pour Pierre ! J’ai rêvé cette nuit et compris que la grâce est descendue sur le monde : des colombes blanches venant du ciel se sont posées sur la tête de deux hommes ainsi que sur toi, ô Romain. Je n’ai point qualité pour repousser qui que ce soit, car nous serons jugés à l’aune d’une si grande charité que nul, quel que soit son mérite, ne demeurera les mains vides. Un père peut infliger un châtiment à son fils désobéissant mais jamais ne l’abandonnera totalement. C’est pourquoi je ne fais point de distinction entre les Romains et les Hébreux, car tous les êtres humains sous la voûte céleste sont désormais frères et sœurs ; je ne rejette même pas les Samaritains, bien que le sorcier qui faisait de moi son esclave en utilisant les démons dont j’étais possédée, fût natif de Samarie.

Marie de Magdala me prit dans ses bras et me baisa sur les joues ; une force enivrante semblait émaner de sa personne et tout s’illumina devant mes yeux, j’aurais voulu sauter et rire tel un petit enfant. Elle donna une accolade à Myrina également puis, étreignant tendrement Marie de Beerot, lui donna le doux nom de fille. Une grande allégresse s’empara de nous tous et nous quittâmes l’hôtellerie sans songer à boire ni à manger tant le royaume nous avait rassasiés. En vérité, nous cheminions ce jour-là par le royaume, même si nous nous trouvions encore sur la terre.

Nous atteignîmes l’après-midi la mer de Galilée et la maison de la Magdaléenne. Ses serviteurs accoururent pour la saluer car elle était partie avec la seule Marie de Beerot sans avertir personne, et ils avaient attendu tout ce temps en redoutant que les démons ne se fussent emparés de leur maîtresse une nouvelle fois.

— Prenez des vêtements neufs et apprêtez une grande fête pour cette nuit ! enjoignit-elle. Faites tout pour le mieux ! Nous vivons des jours de joie et de félicité car Jésus de Nazareth, ressuscité des morts, est apparu aux siens ! Ils sont plus de cinq cents ceux qui peuvent en rendre témoignage ! Rendez-vous donc à Magdala et conviez tous ceux qui voudront venir ! Mais n’invitez point les Pharisiens, ni les chefs de la synagogue, pas plus que les anciens ni les riches ! Invitez les pauvres et les misérables, les publicains et les collecteurs d’impôts et même les étrangers ! Dites à tous : « Marie la Magdaléenne n’appelle aujourd’hui à sa fête que les pécheurs. Elle n’invite point les justes à l’image du Seigneur qui reçut les pécheurs, car nul n’était immonde à ses yeux. Il a porté la rémission des péchés sur la terre ! »

Ainsi parla-t-elle à ses serviteurs sous l’emprise de l’extase et eux, tout en secouant la tête, obéirent à ses ordres. Elle m’appela à l’écart et, me regardant avec tendresse dans les yeux, posa ses mains sur mes épaules, en disant :

— L’heure est venue de notre séparation. Sache que moi au moins je te reconnais pour un fils du royaume, même si les autres te chassent. Tu auras encore de mauvais jours, car nul ne peut éviter le péché. Ne laisse point ton cœur s’endurcir en toi, ne fais pas étalage de ta piété devant les hommes et ne profère point de promesses exagérées. Confesse le péché même si tu y succombes, ce que tu ne pourras éviter, et ne cherche pas de vaines excuses dans le fait que tu n’es guère pire que les autres puisqu’ils succombent également. Mais si tu souffres pour Jésus lorsque tu commets une faute, si cela t’emplit de désespoir au lieu de te donner de la joie, alors tu seras prêt pour la conversion. Il n’existe d’ailleurs de péché si terrible que Jésus ne le puisse pardonner si tu le pries en te repentant du fond du cœur. Je suis convaincue que nul ne s’éloigne de lui qui ne soit en mesure de trouver le chemin qui le ramène à lui, tant sa miséricorde est infinie. Cependant, tu éviteras nombre de maux en suivant le chemin du royaume. Et maintenant, je vais te révéler un mystère qui me fut éclairé en songe : le chemin est le royaume.

Ses yeux brillants de larmes fixés sur les miens, elle poursuivit :

— Telle est la doctrine de Marie la Magdaléenne, une doctrine qui a sans doute mûri en moi tandis que je l’écoutais, assise à ses pieds. Après tout ce qui est advenu, chacun parlera de lui à sa manière, chacun selon son propre jugement ; le mien n’est certes pas plus juste que celui des autres, mais je ne crois pas non plus me tromper davantage.

Elle parla encore :

— Ils m’ont ordonné de me taire parce que je suis une femme, je resterai donc désormais humblement silencieuse en leur présence. Mais je te confierai à toi que Jésus, qui s’est fait homme, accepta la souffrance de son corps pour sauver le monde. Il savait ce qui allait arriver et l’annonça clairement à maintes reprises : il voulait s’offrir en sacrifice pour tous et fonder ainsi la nouvelle alliance, effaçant les péchés du monde entier comme fils de l’homme et fils de Dieu à la fois. Il a rempli mon âme d’allégresse.

Ainsi parla-t-elle, et j’appris sa doctrine que pourtant je ne comprenais point. Puis, devisant de choses et d’autres, nous nous mîmes d’accord sur le cadeau que je devais envoyer de Tibériade à la jeune Marie. Après la noce de cette dernière, qu’elle désirait célébrer le plus tôt possible connaissant bien sa protégée, elle avait l’intention de se rendre une fois encore à Jérusalem pour voir si les disciples ne manquaient de rien ; ils ignoraient en effet, au moment de leur départ, la durée de leur séjour dans la Ville sainte et Thomas avait dit seulement : « Nous allons à Jérusalem où nous attendrons que la promesse s’accomplisse, dussions-nous y rester douze ans ! »

Elle me raccompagna jusqu’au seuil de sa maison et Marie de Beerot versa des larmes si amères qu’elle en eut les yeux tout gonflés. Myrina pleura aussi par amitié pour la Magdaléenne, tandis que je sentais profondément ancrée en moi la douce certitude que, quoi qu’il arrivât, je pourrais toujours revenir en ces lieux chercher auprès de Marie la paix que mon esprit ne serait point parvenu à trouver ailleurs ; je n’avais point l’intention de revenir, mais il est toujours bon de savoir qu’il y a quelque part dans le monde un endroit où l’on peut retourner, même si on ne le fait jamais.

Je marchai en silence avec Myrina jusqu’à Magdala où nous empruntâmes la route qui conduit à Tibériade ; n’étant fatigué ni l’un ni l’autre, nous jugeâmes inutile de louer une barque ce que nous aurions pu faire facilement à Magdala. Tout en marchant, je regardai autour de moi, respirant l’odeur de la mer, et je songeai que je n’avais plus rien à faire en Galilée, pays étranger pour moi ; je songeai également que je n’avais cependant aucune hâte à le quitter et ces pensées rendaient notre promenade silencieuse le long des rives sereines du lac étincelant. En outre, je n’étais pas seul : Myrina se trouvait à mes côtés.

Nous atteignîmes la cité au crépuscule, lorsque le soleil couchant vira au rouge. J’avais dans l’idée de traverser la ville afin de regagner les thermes, mais à la hauteur du forum un homme de haute stature vint en face de nous, si absorbé dans ses pensées qu’il me heurta avant que j’eusse le temps de m’écarter de son chemin, m’obligeant à m’accrocher à son bras pour ne point tomber. L’homme sursauta comme tiré d’un rêve, puis leva son visage vers moi : je reconnus alors avec surprise Simon de Cyrènes.

— La paix soit avec toi, dis-je sans grand enthousiasme, craignant son courroux.

Mais il se contenta de me sourire avec mélancolie sans se fâcher.

— Toi, le Romain ! La paix soit avec toi également !

Je lâchai son bras sans reprendre mon pas immédiatement : nous restions donc face à face à nous regarder. Nous ne nous étions pas revus depuis le fameux soir dans sa maison, mais il paraissait avoir considérablement vieilli en ce court laps de temps. À voir son regard sombre dans son visage soucieux, on avait l’impression que cet homme ne trouvait en ce monde nul sujet de satisfaction.

J’aurais pu le quitter sans plus de discours, mais il me vint soudain à l’esprit que notre brutale rencontre avait peut-être une signification.

— M’as-tu pardonné ce qui s’est passé en ta demeure ? demandai-je avec humilité. Ils m’ont accusé de tout, mais en vérité je ne crois point que tout fut de ma faute. Cependant, si tu m’en gardes encore rancune, je te prie de me pardonner.

— Je ne te garde nulle rancune ! répondit Simon. Je t’ai d’ailleurs envoyé un message pour te dire que je ne te voulais aucun mal !

— Mais tu ne me souhaitais aucun bien non plus ! répliquai-je. Tu as rompu avec moi ! Es-tu convaincu à présent que je ne suis pas un magicien ? Quelle est maintenant ton opinion sur ce qui s’est passé ?

Il jeta un regard soupçonneux alentour. Le forum était à cette heure désert.

— Aie confiance en moi ! le suppliai-je en levant la main. Je viens de la montagne comme toi ! Que penses-tu ?

— Il est vrai que nous étions plus de cinq cents rassemblés là-bas ! admit-il avec un soupir. Il n’y a donc pas à s’étonner si je ne t’ai point vu. Mais si tu y étais vraiment, tu dois connaître mon opinion !

« J’ai quitté Jérusalem en toute hâte en apprenant qu’il avait promis de se rendre en Galilée devant tous, poursuivit-il sans me laisser le temps de répondre. Beaucoup d’autres ont abandonné la ville en même temps, mais l’attente était si longue et les nouvelles si contradictoires que l’on ne savait plus que penser. Nombreux étaient ceux qui doutaient que Jésus eût apparu à ses disciples sur les bords du lac ; certains regagnèrent Jérusalem pleins de déception. Mais la vie a fait de moi un être résigné, un esclave en effet doit savoir tout supporter, et je possède en outre quelques intérêts en Galilée qui requièrent parfois ma présence : je n’ai donc pas perdu mon temps. J’en vins à souhaiter au fond de mon cœur que les dires des disciples ne fussent point avérés et l’attente vaine m’apporta le calme. Je m’imaginais pouvoir rentrer à Jérusalem et reprendre ma vie d’autrefois, celle qui me convient, qui me permet de donner à mes fils le meilleur de ce que j’ai découvert, à savoir la religion d’Israël, la civilisation grecque, la paix romaine accompagnées de quelques biens judicieusement distribués. Mais après avoir reçu le message, je me suis rendu sur la montagne, et je l’ai vu !

Tous les muscles de son visage tendus, Simon de Cyrènes continua de raconter sur un ton courroucé :

— J’ai donc vérifié qu’en effet il avait ressuscité d’entre les morts et force me fut de croire qu’il était le Messie ! Et à présent, je suis obligé de tout recommencer à nouveau ! Ainsi donc, sur cette terre, il existe autre chose que ce que l’œil peut voir, que ce que la main peut toucher et que ce que l’on peut mesurer avec des poids et des mesures ! Il est si terrible d’en avoir conscience ! Je voudrais maudire le jour où je croisai sa route et me chargeai de sa croix ! Tout ce que je croyais avoir édifié si solidement à l’intention de mes enfants s’en va à la dérive à cause de lui !

« Tu veux connaître mon opinion sur tout cela ? Eh bien, je réfléchis sur ce que je dois faire pour me rendre digne de lui et convertir mes fils en citoyens de son royaume. Les lois qu’il a dictées sont tout à fait contraires à la justice et dépourvues de pitié à l’égard d’un ancien esclave enrichi après avoir conquis sa liberté ! Mais à présent que je suis convaincu de sa résurrection, je n’ai plus d’autre solution que celle de me soumettre à ses lois. J’espérais avoir au moins la possibilité de marchander avec lui, comme cela se pratique au cours de toute tractation commerciale entre nommes normaux : mais lui n’est pas un homme normal ! Depuis que je l’ai vu cette nuit sur la montagne, j’ai compris qu’il n’est pas question de marchander avec lui : je dois devenir son esclave sans restriction, il n’y a pas d’échappatoire, et c’est lui qui décidera ensuite de m’accorder ou non ma carte d’affranchi. Moi, je n’ai plus rien à faire ! Voilà, ô Romain, les pensées dans lesquelles j’étais si profondément plongé lorsque je me suis heurté à toi.

— Mais ne me repousses-tu point moi, un Romain idolâtre ? m’écriai-je avec étonnement.

— Pourquoi un fils d’Israël trouverait-il grâce devant lui plus qu’un Romain ou un Grec ? répondit-il en me jetant un regard surpris. À présent, je vois toutes choses d’un œil neuf ; c’est l’affaire de Jésus de séparer les justes des méchants et je serais fou d’imaginer que moi, je suis capable de distinguer les siens de ceux qui ne le sont pas ! Même sur ce point d’ailleurs, il est injuste. À vrai dire, en y réfléchissant bien, tout ce qui le concerne reste un peu obscur. Je ne suis point de ceux qui croient conquérir la gloire en allant vivre dans les bois en marge de la société ; je suis un homme positif et, à mes yeux, les actions ont plus de signification que les sentiments ; ma vie à moi s’inscrit parmi les hommes qu’ils soient Juifs ou Romains. En outre, je pressens de terribles bouleversements dans mon pays si telle est l’alliance du pain et du vin. On dit qu’il a pleuré sur Jérusalem et peut-être me reste-t-il une chance d’arriver à temps pour sauver ce qui m’appartient de cette entreprise vouée à la faillite s’il est avéré que le temple ne sauve personne. J’irai vivre dans un autre pays avec mes fils ! Mais pour l’instant je me sens incapable de dire quoi que ce soit avec certitude.

Il parlait sur un ton plaintif, ses pensées sautant d’un sujet à l’autre.

— Lui as-tu parlé sur la montagne ? demandai-je.

— Comment aurais-je osé lui adresser la parole ? dit-il en ouvrant des yeux de dément. Il m’a suffi de le voir !

— Les Onze ne veulent rien savoir de moi, avouai-je avec timidité. Et Pierre, parce que je suis Romain, m’a même interdit de parler de lui.

— Lorsqu’ils auront mon âge, assura-t-il, et qu’ils auront souffert comme j’ai souffert, ils verront plus clair. Ce ne sont que des hommes et il n’en existe point de parfaits ; cependant, les êtres lents et à l’esprit simple font moins de mal que ceux que leur intelligence et leur ambition ont placés à des postes de responsabilité. Je m’estimerai heureux s’ils n’abîment point totalement l’héritage de Jésus. De toute façon, on ne fera pas grand-chose si le royaume dépend de ces onze hommes, quoiqu’il soit possible que leur mission les grandisse comme cela s’est déjà produit dans le passé. Mieux vaut cela en tout cas que si l’héritage tombait entre les mains de scribes querelleurs !

— Que signifie pour toi cet héritage ? pris-je le risque de lui demander.

Sans nous en être rendu compte, nous nous étions mis à marcher, l’un à côté de l’autre, allant et venant par le forum tels des sophistes en pleine discussion tandis que Myrina s’était assise sur la borne milliaire(3) de la ville pour se reposer. Simon de Cyrènes s’arrêta pour me fixer de ses yeux sombres et laissa retomber sa main levée en signe d’impuissance.

— Si je le savais ! dit-il sur le ton de la lamentation. Pendant la longue attente, on m’a rapporté maintes choses sur sa doctrine et je n’ai pas tardé à souhaiter que ce ne fussent que bavardages d’un prophète égaré ; sa propre mère avec ses frères le tenaient pour un être déraisonnable et ont tenté en vain de lui faire réintégrer son foyer après ses deux premiers prêches en Galilée. Il se montrait trop impitoyable à l’égard des justes et témoignait trop d’indulgence pour les pécheurs ! Certains sages jugèrent même qu’il accomplissait ses miracles avec l’aide d’un ancien esprit du mal nommé Bélial. Aussi ne prêtais-je guère attention à ses discours que l’on me répétait ; tantôt il affirmait une chose, tantôt il en affirmait une autre et ceux qui l’avaient écouté m’ont soutenu qu’il avait dans une même journée parlé de plusieurs manières différentes ! Tu peux dès lors imaginer quel effroyable coup j’ai reçu en constatant que cet homme dont j’avais porté la croix sur mon épaule jusqu’au Golgotha était toujours vivant ! Je ne puis le nier mais je ne le comprends pas !

Pressant ses mains l’une contre l’autre, il poursuivit :

— Il a dit : « Remets-nous nos dettes comme nous avons remis à nos débiteurs. » Voilà un enseignement dont je saisis le sens mais contre lequel je m’insurge amèrement ! Il faudrait donc que je remette ses dettes à Hérode Antipas ? Chaque fois qu’il vient à Jérusalem, il m’envoie son intendant Chousa pour m’emprunter de l’argent ; à vrai dire, je n’ai jamais nourri l’espoir de le récupérer, il ne s’agit guère d’ailleurs de sommes importantes, plutôt de gratifications dissimulées – j’évite ainsi qu’il ne porte préjudice à mes intérêts en Pérée et en Galilée. Toutefois, j’ai la vague impression que je devrais me présenter devant le prince et lui remettre ses dettes, non seulement du bout des lèvres, mais du fond de mon cœur. Et je sais qu’il s’est moqué de Jésus avant sa mise en croix. Certes, j’ai déjà fait grâce de leurs créances à quelques Galiléens peu fortunés : j’avais pourtant caressé l’idée de réunir leurs parcelles de terrain en une seule propriété, relativement considérable, et de la mettre au nom de mon fils Rufus ; mais ce sont des hommes chargés de famille qui se sont endettés à cause des triples tributs ! Je ne te conte point cela par vantardise, Jésus en effet a dit que la main gauche doit ignorer ce que fait la droite, donc à plus forte raison les étrangers, mais parce que je voudrais que tu me donnes un conseil. Ne serait-il pas, à ton avis, plus judicieux de recouvrer autant que faire se peut des créances du prince et de les distribuer aux déshérités plutôt que de lui remettre ses dettes ?

Simon pesait ses mots avec sérieux et je me penchai à mon tour sur ses préoccupations.

— Tu te soucies trop de tes biens et de ce que l’on te doit, dis-je. J’ai de la fortune moi aussi, mais peu m’importe ce que je possède en ce moment ! Peut-être dois-je cette attitude au fait que je suis devenu riche sans aucun effort et d’une manière que d’aucuns ont même qualifiée de peu honorable.

— Je te conseille de prendre patience et de ne point agir à l’aveuglette. On m’a dit que les disciples se proposent de demeurer à Jérusalem jusqu’à ce qu’une certaine promesse soit accomplie et que la lumière soit faite sur toutes choses, dussent-ils attendre douze ans ! Pourquoi veux-tu aller plus vite qu’eux ?

— Parce que je suis un homme dur et méchant, répliqua Simon sans hésitation comme s’il eût déjà longtemps débattu de cette question. J’ai hâte d’obtenir la rémission des dettes contractées par mon manque de piété.

— Tu n’as rien changé de tes manières de penser, tu es toujours un commerçant, affirmai-je. Tu crois que si tu donnes quelque chose, tu dois recevoir aussitôt une récompense. Je pense, moi, que nul ne recevra de Jésus selon ses propres mérites, mais qu’il s’est fait homme sur cette terre pour racheter lui-même tous les péchés du monde, l’homme n’étant jamais à même de racheter ses propres fautes. Cela n’a pas de sens mais tu l’as dit toi-même, sa doctrine est pleine d’enseignements absurdes aux yeux d’un savant.

Le Cyrénéen porta une main à son front en poussant un profond soupir.

— Je ne vois point ce que tu veux dire et je souffre de plus en plus de la tête ! Ainsi donc tu considères que, lorsque je veux acheter le pardon de mes péchés à ma façon, c’est le geste d’orgueil d’un esclave devenu homme de négoce. Qui es-tu donc pour me faire la leçon ? N’as-tu pas dit que l’on t’avait interdit de parler du Nazaréen ?

— Pardonne-moi, ô Simon, murmurai-je en me repentant de ma légèreté. Tu as raison, qui suis-je pour te faire la leçon ? Tu m’as demandé un conseil et je me suis fourvoyé dans ma réponse ; je ne comprends pas plus que toi, peut-être même beaucoup moins car tu es un homme plus âgé que moi et de grande expérience. Cherche son royaume à ta manière tandis que j’essaierai de le trouver à la mienne.

D’un geste machinal, Simon caressa de sa main rugueuse la joue de Myrina, toujours assise sur la borne milliaire de la cité.

— Ah ! Si j’avais une fille ! dit-il tout bas. J’ai toujours désiré avoir une fille ! Peut-être mon cœur serait-il plus enclin à l’indulgence si j’avais eu une petite fille avec mes deux garçons !

Puis il examina sa main d’un air dubitatif. Le soir était tombé et déjà l’on avait allumé les lumières de la ville.

— Nous avons beaucoup parlé, dit-il, et plus le temps passait plus l’inquiétude envahissait mon esprit. Il a suffi cependant que j’effleure la joue de ta fille pour que s’évanouisse mon malaise : je me sens à présent tout à fait bien.

— Myrina n’est point ma fille, je ne suis pas assez vieux pour cela, répliquai-je. C’est ma sœur et elle ne comprend pas ta langue.

— Elle devait être avec toi sur la montagne, affirma-t-il, les yeux fixés sur sa main. Je l’ai senti en touchant sa joue, alors que je n’ai rien éprouvé quand je me suis heurté à toi ni quand tu t’es agrippé à mon bras. D’elle j’ai reçu la paix et ma tête n’est plus encombrée de pensées inutiles. Il n’était pas prévu que j’écouterais tes sophismes mais que ma main toucherait la joue de ta sœur !

Il se montrait injuste à mon égard, mais je renonçai à discuter avec lui pour ne point altérer sa paix si vraiment il l’avait obtenue en caressant le visage de Myrina. Je me sentais plus las d’avoir parlé avec lui que d’avoir marché tout le jour, aussi mon seul désir était-il de regagner mon hôtel au plus vite ; mais Simon insista pour nous accompagner et nous partîmes tenant chacun Myrina par la main.

Quand nous arrivâmes devant une auberge illuminée, Simon nous invita à dîner et nous entrâmes en ce lieu où des Juifs peu sourcilleux mangeaient à la même table que les païens.

Nous rompîmes donc le pain et nul ne s’offusqua de la présence de Myrina avec nous tandis que nous mangions le poisson et la salade. Simon nous fit servir du vin, lui-même ne buvant que de l’eau. L’excellent repas arrosé de vin aviva l’éclat des yeux de notre compagne et ses joues maigres prirent de vives couleurs ; je me sentais moi-même envahi d’une douce sensation de bien-être. Simon, tout en mangeant, conversait sur un ton aimable et suave, bien différent de celui de tout à l’heure. Il nous conta, pour nous être agréable, une histoire dans le dialecte grec en usage à Cyrènes.

— Il existe de l’autre côté du monde un redoutable empire d’où provient la totalité de la soie que Rome utilise ; cet empire se trouve à une telle distance, que l’on doit traverser maints et maints pays pour arriver à Tyr après un voyage de deux années. Si rouge est la terre de l’Empire romain, celle de l’empire de la soie est jaune ; ce n’est point une légende car j’ai vu moi-même à Tyr un homme à la peau jaune, qui ne devait pas sa couleur à une maladie mais qui nous assura que, chez lui, tous étaient ainsi jaunes depuis la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts ! Il affirma également que son pays, plus puissant que Rome, connaissait une civilisation si raffinée que la civilisation romaine en comparaison faisait figure de barbarie ; je pense, quant à moi, qu’à l’instar de tous les exilés, il exagérait en parlant de sa terre. Toutefois, il raconta, recoupant en ceci les récits de nombre de voyageurs, qu’un nouveau roi était né là-bas qui, après avoir détrôné le roi en place, se donna le nom de fils du Ciel ; il transforma l’ordre ancien, déclarant que la terre appartenait à tous de sorte que plus rien n’appartenait à personne : tout le monde avait pour obligation de cultiver le bien commun, tandis que le roi se chargeait de pourvoir aux nécessités de chacun selon ses besoins. Cela s’est passé il n’y a pas très longtemps et ce fils du Ciel gouverna durant vingt années ; on apprit à Tyr il n’y a guère, que les paysans soulevés l’avaient renversé et que le nouveau souverain avait rétabli l’ancien régime. L’exilé quitta sur-le-champ la ville pour regagner son pays où il exerçait, avant l’avènement du roi possédé des démons, de hautes fonctions.

« Naturellement cette histoire comporte une grande part de légende, poursuivit-il. Par exemple, d’après cet homme à la peau jaune, ce sont des vers qui fabriquent toute la soie de sorte que les hommes n’ont plus qu’à en recueillir les fils et à les tisser.

« J’ai pensé maintes fois à ce fils du Ciel et à son ordre absurde… Dans l’Empire romain, un changement semblable pourrait bien advenir car seule une minorité possède la terre, et chaque jour davantage, tandis que tous les autres sont esclaves ou journaliers. Dès lors qu’il en est ainsi, qu’importe à la majorité que la terre soit commune et travaillée pour l’État ou qu’elle soit la propriété de quelques-uns ? Et quand je réfléchis au sujet de Jésus de Nazareth, il me vient avec angoisse l’idée qu’il se propose d’instituer sur la terre un ordre de ce genre, un ordre où nul ne possédera rien, tout devenant commun. Seul un ancien esclave se trouve à même de mesurer tout le danger que représente une façon d’agir aussi dépourvue de sens ! Même un esclave éprouve le besoin de posséder quelque chose en propre, si peu que ce soit, pour pouvoir continuer à vivre sa vie ; je me souviens qu’à Cyrènes, les esclaves se vantaient de leurs fers quand ils étaient plus grands ou plus lourds que ceux des autres !

« Quoi qu’il en soit, je me rassure en pensant que le royaume du Nazaréen n’est point de ce monde ; s’il avait prétendu établir un régime semblable, il aurait vu le jour comme empereur de Rome et non pas comme roi des Juifs !

— Il n’est guère prudent de débattre de politique en un lieu public ! m’empressai-je d’avertir Simon. Le royaume de Jésus, d’après ce que je comprends, est descendu sur terre lorsqu’il naquit et demeure encore parmi nous tout en étant invisible si bien qu’il n’y a pas un seul potentat au monde capable de le découvrir : on peut poursuivre ses adeptes, mais nul n’a le pouvoir de le détruire puisqu’il se trouve à l’intérieur de chacun de nous.

Mon ami remua la tête d’un air désabusé.

— Ah ! Comme tu manques d’expérience et comme tu connais mal l’humaine nature ! murmura-t-il. Le fils du Ciel fut renversé après vingt ans de règne et son royaume était pourtant dans l’ordre des choses explicables ; comment un royaume invisible pourrait-il subsister, une fois Jésus parti ? Crois-moi, après notre mort, son souvenir ne durera guère sur la terre. Comment celui qui n’aura point vu de ses yeux que Jésus est véritablement le fils de Dieu, comment celui-là pourra-t-il accorder sa foi à un royaume invisible ? On pourrait à la rigueur conserver durant une centaine d’années quelques-uns de ses enseignements, si sa doctrine était conforme à la raison humaine au lieu d’être en franche contradiction avec tout notre passé.

— Tu ne crois donc point que sa cause et son nom changeront la face du monde ? demandai-je, le cœur empli de tristesse à son discours.

— Non ! répondit-il avec sincérité. Non, car Dieu lui-même ne peut plus rien changer ni au monde ni à l’homme. Ces Galiléens ont tenté par force d’en faire leur roi après l’avoir vu nourrir cinq mille personnes ! S’ils ont interprété ses paroles si mal, comment ceux qui ne l’auront même pas vu seraient-ils en mesure de les mieux interpréter ? N’oublie pas que sa doctrine, qui est dangereuse, suscite maintes défiances. Il a appelé les pécheurs et, jusque sur la croix, il a promis le royaume au malfaiteur supplicié à ses côtés, suivant les dires des témoins. Bref, seule la racaille qui n’a rien à perdre peut écouter sa doctrine, tandis que ceux qui s’en défient veilleront désormais à ce qu’elle ne se répande point outre mesure.

Myrina leva la main et caressa les joues couvertes de barbe du Cyrénéen.

— Pourquoi cette inquiétude et pourquoi te faire du souci pour la propagation de sa doctrine ? dit-elle avec le sourire. Peut-être cela ne concerne-t-il ni toi, ni mon frère Marc ni moi ! Mieux vaut nous réjouir à cause de lui puisque nous l’avons vu sur la montagne. Il est une bienfaisante lumière et plus jamais je ne me sentirai abandonnée, maintenant qu’il m’a été donné de la contempler. Pourquoi ne parles-tu que de ténèbres remplies de mal ?

Myrina avait jusque là gardé un silence si discret que nous fûmes aussi surpris de l’entendre que si la table se fût mise à parler. Et, malgré la honte que nous éprouvâmes pour la légèreté de notre bavardage, un sentiment d’allégresse nous envahit tous deux en voyant son visage éclatant de lumière. Le royaume nous était rendu et mon cœur frémit dans ma poitrine, débordant d’amour pour Myrina ainsi que pour Simon. Nous restâmes un long temps à nous regarder sans dire un mot et ni le bruit ni l’agitation des autres commensaux de l’auberge ne nous dérangeaient.

Simon, après avoir réglé généreusement nos dépenses, nous accompagna jusqu’aux thermes de Tibériade et prit congé de nous devant l’hôtel grec.

Myrina et moi, nous étions si éreintés après notre longue marche et tout ce que nous avions vécu, que nous dormîmes dans notre chambre aux rideaux fermés jusqu’à la neuvième heure et notre allégresse emplissait encore notre cœur à notre réveil. Je tressaillis pourtant à l’idée de devoir rendre visite à Claudia Procula pour lui rapporter tout ce dont j’avais été témoin sur la montagne. Myrina, remarquant mon émotion, m’en demanda la raison. Je lui racontai tout ce qui concernait l’épouse du proconsul et ses maladies, et elle me proposa de venir avec moi afin de témoigner, elle aussi, et de porter le message de joie ensemble.

Mais j’avais besoin, avant tout autre chose, de me laver de tous les soucis et désagréments du voyage et de me débarrasser de mon manteau qui empestait la sueur et de ma tunique sale. Je voulais des vêtements propres et ne voyais plus désormais aucune raison de porter la barbe et de cacher mon origine. Je me rendis donc aux thermes où je me fis raser, boucler la chevelure et épiler tout le corps afin de me sentir vraiment propre. Puis on me fit un massage qui m’ôta les restes de fatigue et l’on m’oignit le corps de parfums ; enfin je m’habillai à la manière romaine, offrant à l’esclave mes vieux vêtements.

Après avoir retrouvé mon ancienne apparence, j’éprouvai quelque honte d’avoir tenté d’entrer dans les bonnes grâces des fils d’Israël en me laissant pousser la barbe et en portant des franges cousues aux bords de mon manteau. Revenu dans la chambre, je retirai l’anneau d’or de ma bourse et le mis à mon pouce.

Myrina revint vêtue d’une tunique brodée de fils d’or et je vis qu’elle aussi s’était fait coiffer et maquiller. Nous échangeâmes un long regard comme si nous étions devenus des étrangers. J’aurais dû me réjouir en m’apercevant que ma compagne ne me ferait point rougir devant les riches clients des thermes ou devant Claudia Procula. Mais à vrai dire, sa métamorphose ne me procura nul plaisir ! J’aimais mieux la frêle jeune fille au visage pâle qui avait dormi dans mes bras sur les pentes de la montagne de Galilée, vêtue seulement d’un vieux manteau fané.

Mais comme elle s’était arrangée à mon intention, je n’osai lui adresser un seul reproche ni lui dire que ses vieilles sandales de danseuse me plaisaient infiniment plus que les chaussures peintes et les fils d’or qui la paraient à présent. Elle me regarda comme m’eût regardé une inconnue et dit :

— C’est ainsi que je t’ai vu dans le bateau de Joppé. Tu portais un vêtement semblable lorsque tu me fis don d’une lourde pièce d’argent. Sans doute est-il juste que tu me rappelles qui tu es et qui je suis. Je n’avais guère réfléchi en te proposant de venir avec toi chez l’épouse du proconsul de Rome.

J’éprouvai l’allégresse que nous avions ressentie tous deux en nous retrouvant au réveil.

— J’avais seulement envie de me sentir propre parce que j’étais las de ma barbe et du manteau en laine imprégné de sueur. Si mon ombre même fait fuir à mon approche les fils d’Israël respectueux de leur loi, peut-être qu’un jour viendra où les hommes du monde entier cracheront à la vue d’un fils d’Israël. J’ai cru que tu te réjouirais de me voir ainsi.

Mais entre nous s’éleva comme un mur de froideur. L’idée que je commettais une imprudence en emmenant la jeune fille chez Claudia Procula effleura mon esprit et il me sembla la trahir en pensant de la sorte ce que je ne voulais pour rien au monde. Je dus insister un certain temps pour qu’elle acceptât de m’accompagner et finalement un serviteur se présenta, l’épouse du proconsul attendant ma visite.

En approchant du palais d’été, je remarquai que les curieux en avaient à présent déserté les abords et que les soldats de la garde rouge du prince Hérode Antipas avaient cessé leur faction. Un seul légionnaire syrien de l’escorte de Claudia nous fit nonchalamment signe que le passage était libre. Ainsi la visite à Tibériade de l’épouse du procurateur de Judée n’était plus qu’une banalité et Claudia Procula une curiste huppée parmi d’autres.

Elle ne s’était guère mise en frais pour moi et me reçut, étendue dans une pièce derrière une tenture que l’air faisait onduler. Des rides autour de ses yeux et un sillon amer gravé aux commissures de ses lèvres la vieillissaient considérablement. L’air calme et avenant, elle paraissait en revanche ne plus souffrir de ses troubles. En examinant avec curiosité Myrina, elle m’adressa un regard interrogateur.

— Voici ma sœur Myrina, la présentai-je, qui était avec moi sur la montagne. Je te l’ai amenée, ô Claudia, pour que nous parlions tous trois à l’abri des oreilles étrangères.

Claudia, après un instant de réflexion, intima l’ordre à sa dame de compagnie de sortir mais ne nous invita point cependant à nous asseoir, de sorte que nous restâmes debout devant elle. Elle se mit à bavarder avec affabilité tout en jetant sans cesse de petits coups d’œil sur ma compagne.

— Quel dommage que tu ne sois point venu avec moi après les courses à la fête du prince ! Tu aurais appris maintes choses intéressantes sur les coutumes du pays ! Je dois reconnaître que Hérode Antipas vaut bien mieux que sa réputation, dont il souffre d’ailleurs sincèrement et qu’il ne doit qu’à sa peu commune situation. Il m’a offert un collier persan à trois rangs et nous avons parlé de tout en toute franchise. Certes, sa fille Salomé est une catin sans vergogne qui fait de lui ce qu’elle veut et ce au seul profit de sa mère Hérodiade qui n’est plus toute jeune ; mais apparemment, l’inceste n’est point sujet de honte aux yeux des descendants d’Hérode le Grand et serait plutôt une tradition. Nous autres Romains, en tout cas, ne sommes guère compétents pour juger des mœurs des orientaux qui savent pour le moins se montrer charmants lorsque cela leur plaît de l’être. Hérodiade ne manque point d’envergure, elle poursuit le but, m’a-t-il semblé, d’obtenir le titre de roi pour son époux, ce qui fut l’objet de nombreux commentaires.

« Il est capital pour Ponce Pilate que le prince de Galilée reste en bons termes avec Tibère, même si Hérodiade sait bien que l’empereur n’est plus qu’un vieil impotent. Tu sais que Pilate est du côté de Séjan auquel nous devons le poste de procurateur de la Judée ; les choses étant actuellement ce qu’elles sont, Pilate et Hérode ont tout intérêt à marcher main dans la main et nous sommes tout à fait d’accord sur ce point avec la princesse ; ainsi n’aurais-je point effectué ce voyage en vain et je suis prête à présent à regagner Césarée.

Au fond, Claudia Procula ne révélait rien de bien dangereux, car tout homme sensé est au fait de tout cela. Il est vrai que Tibère est un vieillard malade et que le seul nom de Séjan suscite de telles craintes que les Romains avisés restent dans une expectative silencieuse, attendant le moment où il obtiendra la charge de tribun et donc le pouvoir officiel.

J’eus l’impression que Claudia tentait de vérifier du regard si Myrina comprenait le latin lorsque soudain, tendant un doigt vers elle, elle s’exclama avec véhémence :

— Par Jupiter ! Cette fille est le portrait de Tullia !

Je regardai avec frayeur la jeune fille, et durant un instant, j’eus en effet la sensation qu’elle te ressemblait, ô Tullia ! Et je fus sur-le-champ convaincu que jamais je ne t’enverrais ces rouleaux et que mon désir de te voir était à jamais éteint, l’impression de te retrouver devant moi dans la personne de Myrina ne soulevant en mon cœur que haine et répulsion. Mais bientôt l’illusion s’évanouit et en examinant chaque trait de mon amie, je me rendis vite compte qu’elle n’a absolument rien de toi.

Claudia Procula poursuivit néanmoins sur un ton narquois :

— Je crois qu’elle ferait vaguement penser à Tullia si elle en possédait les yeux sombres et brillants, le nez à l’arête fine, les cheveux de jais et la bouche pleine !

Je ne saurais dire si son seul propos était de blesser Myrina. Il me semble cependant qu’elle se demandait sérieusement ce qui lui rappelait ta personne, ô Tullia, dans cette jeune Grecque qui n’a rien de commun avec toi, je te l’assure !

— Laisse ma sœur en paix, répliquai-je avec colère. Elle sait qu’elle n’est point une beauté et moi je ne veux pas me souvenir de Tullia ! Parlons en grec ! Désires-tu oui ou non savoir ce qui est advenu sur la montagne ?

— Ah oui ! s’écria-t-elle. Que s’est-il donc passé ? As-tu vu Jésus de Nazareth ?

— Nous l’avons vu tous les deux, repris-je. Il a ressuscité des morts. Il est toujours en vie !

Elle me fit alors une question surprenante :

— Comment sais-tu que c’était vraiment Jésus de Nazareth ?

Cette question qui ne m’avait point effleuré l’esprit me décontenança quelques instants, puis je finis par dire :

— C’était lui ! Bien sûr que c’était lui ! Qui cela aurait-il pu être ? Il y avait là-bas plus de cinq cents personnes qui le connaissaient, affirmai-je avec un sourire forcé. D’ailleurs, je l’ai moi-même regardé en face et cela suffit ! Jésus est un homme hors du commun.

Myrina intervint à son tour :

— Un homme ordinaire n’a point son regard !

— Vous l’avez vu la nuit, reprit Claudia, nous examinant tous deux avec intérêt. N’était-ce point une nuit sans lune et très obscure ?

— En effet, la nuit était noire, admis-je. Mais il faisait tout de même suffisamment clair pour le voir, on ne peut le confondre !

— Mais je ne doute pas un instant que ce fût lui et tout le reste ! Cependant d’une part j’ai reçu ici à plusieurs reprises le médecin de la cour qui me soignait et d’autre part j’ai parlé avec Hérodiade : ils savent que nombre de Galiléens ont cru reconnaître Jésus dans un homme à l’aspect étrange qui se promène par tout le pays. Mais les avis sont partagés à son sujet et nul n’est capable de le décrire avec exactitude. À la cour, on ne croit guère qu’il s’agisse de Jésus ; on pense plutôt qu’il s’agit d’un dément ou d’un possédé qui s’est à dessein blessé aux mains et aux pieds, ou encore que ses disciples, après avoir dérobé le cadavre dans le sépulcre, ont cherché quelqu’un pour tenir son rôle afin de prolonger la comédie.

Remarquant mon regard, elle s’empressa d’ajouter :

— Je ne fais que répéter ce que l’on m’a raconté, je ne dis pas que ce soit là mon opinion ! Il y a tellement de possibilités ! Dans le désert, sur les rives de la mer Morte, les membres d’une secte judaïque vivent dans une maison isolée ; ils prennent leur repas en commun, se baptisent dans l’eau et ils ont atteint un tel degré de sainteté à force de jeûnes, de prières et de chasteté, qu’ils sont véritablement devenus des hommes hors du commun ; on dit que leurs blancs vêtements irradient la lumière dans les ténèbres. Ils entretiennent de secrètes relations non seulement avec Jérusalem mais également avec d’autres pays. Persécutés par Hérode le Grand qui les jugeait extrêmement dangereux, à l’époque de ce souverain ils se réfugièrent à Damas d’où ils sont revenus lors de la mort du Nazaréen.

« On a fort peu d’informations à leur sujet, car ils ne reçoivent personne. On sait néanmoins qu’il existe dans leur ordre différents degrés de sagesse et peut-être les plus sages possèdent-ils réellement des connaissances supérieures à celles du reste des mortels.

« Mon médecin, après en avoir débattu avec d’autres savants, a suggéré hier que cette secte, pour un motif que nous ignorons, a peut-être suivi avec diligence l’activité de Jésus, le protégeant même à son insu. Le fait que deux membres éminents du Sanhédrin aient pris la peine d’ensevelir le crucifié paraît particulièrement suspect ; Marie de Magdala a vu, le matin suivant, une silhouette éblouissante, qu’elle prit pour un ange, gardant le tombeau ; en outre, les disciples de Jésus sont de petites gens qui, en proie à la frayeur, n’ont peut-être point eu le courage de voler le corps, tâche qui, en revanche, ne présentait guère de difficulté pour les sages de la secte en question : ils ont fort bien pu, par des pratiques magiques, rendre la vie au cadavre ou mander l’un des leurs par tout le pays de Galilée, se faisant passer pour Jésus ressuscité.

« Il est difficile de deviner pourquoi ils tiennent tant à ce que le peuple croit à la résurrection du Nazaréen : ou bien ils ont quelque intérêt à voir réduire l’autorité du temple – mais l’on a tendance, comme le soulignait le médecin, à trouver des motifs politiques dans tout lorsque l’on est accoutumé à s’occuper de politique – ou bien des raisons touchant la religion et qu’ils sont les seuls à connaître, motivent leurs agissements. Mais ils sont trop prudents pour poursuivre très longtemps cette mystification. Pour moi, l’histoire a pris fin lorsque cet homme, quel qu’il soit, s’est présenté sur la montagne dans les ténèbres de la nuit devant les adeptes du Nazaréen.

Constatant l’air dubitatif avec lequel j’écoutais son discours, Claudia Procula s’arrêta de parler, agita une fois encore ses mains et affirma :

— Je me contente de te raconter ce que disent les autres, moi, je ne le crois pas. Cela n’implique pas, en tout cas, que les disciples les plus proches se trompent même en pleine nuit, à moins qu’ils ne soient partie prenante dans la mystification. Dis-moi une seule chose : lui as-tu parlé de moi ?

— Je ne puis t’expliquer clairement, murmurai-je plein de trouble, je crois que même si je l’eusse voulu, je n’aurais pu lui parler de toi, car je n’avais plus une seule pensée dans ma tête lorsque je l’ai vu.

À ma grande surprise elle ne m’adressa nul reproche.

— C’est exactement ce que m’a dit Jeanne, déclara-t-elle sur un ton satisfait. Mais elle a ramassé le matin de la terre que Jésus avait foulée aux pieds et me l’a rapportée enveloppée dans un morceau de tissu afin qu’en la touchant ou en me la posant sur le front je guérisse durant la nuit. Mais je n’en ai plus besoin !

Me regardant alors d’un air plein de mystère, elle ajouta :

— Moi aussi, je me suis rendue sur la montagne avec les autres et j’ai guéri !

Mon ébahissement provoqua un rire joyeux.

— Je t’ai pris au piège ! s’écria-t-elle en battant des mains avec bonheur. Assieds-toi près de moi, ô Marcus, et toi aussi, jeune fille. Je ne dis pas que je me trouvais physiquement sur la montagne mais cette nuit-là, j’ai fait un rêve très agréable. Tu sais comme je suis sensible et instable ; dans mes rêves, on me pinçait, me griffait, me tirait les cheveux et je ressentais tout cela comme une réalité, ne pouvant faire un mouvement malgré tous mes efforts jusqu’au moment où recouvrant ma voix, je poussais un cri de terreur qui m’arrachait au sommeil trempée de sueur et si exténuée que je n’osais plus me rendormir de la nuit.

« Nous parlions de la montagne, reprit-elle avec calme. Ce rendez-vous occupant mon esprit, il n’y a pas lieu de s’étonner que moi qui suis si sensible, je m’y sois rendue en songe. L’obscurité était si dense, que je supposai plutôt que je ne vis qu’il y avait autour de moi de nombreuses silhouettes immobiles, attendant à genoux. Je n’éprouvais nulle crainte. Soudain se dressa devant moi un personnage lumineux, mais je n’osai point lever la tête vers lui, non parce que j’avais peur mais parce que j’avais l’intuition que mieux valait ne point contempler son visage. Le personnage me demanda avec une voix pleine de tendresse : « Claudia Procula, m’entends-tu ? » Je répondis : « J’entends ta voix. » Il dit alors : « Je suis Jésus de Nazareth, le roi des Juifs que ton époux a fait crucifier à Jérusalem. » Je répondis : « Oui, tu l’as dit. » Il me dit alors quelques mots au sujet de brebis, mais je n’en saisis point le sens ni même y prêtai grande attention, n’étant guère familiarisée avec l’élevage de moutons. Mais j’eus l’impression que ses yeux étaient lourds de reproche. « Je suis le pasteur, dit-il. Je ne permets point que le voleur tue mes brebis. » Je compris qu’il se référait à Ponce Pilate en parlant de voleur et m’empressai de le rassurer : « Il est probable qu’à présent il ne poursuivra plus tes brebis, et d’ailleurs il ne t’aurait pas tué s’il n’y avait été contraint pour des raisons politiques. » Mais il ne prit garde à mon excuse, je devinai qu’il n’attachait nulle importance à cet aspect de la question et qu’il n’en tenait pas rigueur à mon époux. Il continua toutefois de m’entretenir de brebis, disant : « J’ai d’autres brebis. » Ne sachant que répondre pour être agréable, je suggérai : « Je ne doute point que tu ne sois un bon pasteur. » Ces mots lui plurent manifestement car il répondit aussitôt : « Tu l’as dit, je suis le bon pasteur et le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. » Une forte envie de pleurer s’empara de moi et j’aurais voulu le supplier de m’accepter dans son troupeau, mais n’en eus point le courage ; je sentis seulement qu’il posait sa main sur ma tête et je me réveillai ; en ouvrant les yeux, j’avais toujours la sensation de sa main sur moi. Jamais je n’avais fait un rêve si beau ! Je le fixai dans ma mémoire afin de n’en point oublier de détails, puis me replongeai dans un très long sommeil. Depuis lors, je n’ai plus eu de cauchemar ! Je pense qu’il m’a guérie à condition que Ponce Pilate cesse de persécuter ses adeptes.

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