Troisième lettre
Marcus Mecenas Manilianus te salue, ô Tullia !
J’écris mon nom, puis j’écris ton nom, ô Tullia, mais en voyant le mien sur le papyrus, je me sens empli d’étonnement et je me demande si c’est bien moi qui trace ces mots ou si, en moi, un étranger le fait à ma place. Je ne suis plus le même homme, et parfois, au cours de ces jours derniers, j’ai pensé que le sortilège juif m’avait envoûté. Si tout s’est réellement déroulé comme je te l’ai raconté, alors j’ai été le témoin de choses qui n’étaient jamais advenues auparavant.
Je ne sais même pas si j’aurai le courage un jour de t’envoyer cette lettre ; les rouleaux précédents sont encore en ma possession. Peut-être cela vaut-il mieux ainsi, car s’il t’arrivait de me lire, sans doute penserais-tu que Marcus a perdu l’esprit. Je suis certain, cependant, que je ne suis pas un rêveur ; j’ai seulement tenté de chercher sur la terre autre chose que la pure vertu ou le seul plaisir des sens. Je reconnais qu’étant donné ma naissance, j’ai commis de nombreux excès du temps de ma jeunesse et que je n’ai jamais su trouver l’équilibre entre le renoncement et le plaisir. Tant mes veilles que mes jeûnes et mes exercices physiques à l’époque de l’école de Rhodes, tout chez moi fut un excès. Et mon amour pour toi, ô Tullia, a également été excessif, car il n’a jamais pu se rassasier de toi.
Mais, en dépit de tout, ne doute point qu’il y ait au fond de moi une force lucide et sereine qui m’interdit de me détruire. S’il n’y avait en moi ce vigile froidement attentif, je ne crois guère que j’aurais quitté Rome car, plutôt que de te perdre, j’aurais mille fois préféré perdre ma fortune ou ma vie. En traçant ces lignes, je sens mon esprit plus vif et alerte que jamais, car il cherche sans relâche à discerner la limite entre ce que mes yeux ont réellement vu et ce que j’ai seulement entendu dire.
Il me semble indispensable de relater point par point tout ce que j’ai vécu, quand bien même jamais je n’enverrais cette lettre ; je noterai aussi les choses sans importance, car je ne saurais encore distinguer ce qui est important de ce qui ne l’est point. J’ai peut-être été le témoin de l’avènement d’un nouveau dieu ! Cela paraîtra totalement absurde aux yeux de tous ceux qui n’auront point vécu une expérience semblable mais, à supposer que je n’ai pas rêvé, ce qui aujourd’hui paraît dénué de sens peut demain s’en trouver chargé. En écrivant ces mots, je plaide à l’évidence pour excuser ma volubilité ! Mais si en vérité tout est bien arrivé, alors le monde va changer, il a déjà changé, et nous sommes au seuil d’une nouvelle ère.
Mon veilleur intérieur me préserve de ne point ajouter foi à ce qu’ardemment je désire croire ; mais ai-je jamais désiré ce qui est advenu, cette chose totalement imprévisible ? Non, non je n’aurais pu l’imaginer ! Pas même en songe je n’aurais pu concevoir l’idée d’un pareil événement, car s’il m’est arrivé de rêver, c’est à un empire terrestre que je songeais. Il ne s’agit plus désormais de cela mais de quelque chose de radicalement différent, bien que je ne puisse encore en saisir le sens. Je me répète sans cesse que je ne dois point, guidé par ma seule vanité, voir dans ce qui s’est passé ce qui n’y est point : qui suis-je, moi Marcus, pour que cela me soit arrivé à moi ? Je connais mon peu d’importance. Mais cependant je ne peux nier ce que j’ai vu et c’est ce que je me limiterai à raconter.
Il était très tard lorsque je terminai ma lettre précédente et j’avais des crampes dans les doigts qui m’empêchèrent tout d’abord de trouver le sommeil. Puis je m’endormis profondément. Avant l’aube, je fus bientôt réveillé par un autre tremblement de terre, plus long et plus terrifiant que le premier. Le fracas des plats en argile qui se brisaient et la chute des boucliers tombés des supports où ils étaient accrochés, arrachèrent de leurs couches tous les occupants de la forteresse. Le dallage oscillait sous mes pieds avec tant de violence que je perdis l’équilibre et roulai au sol. Les sentinelles de faction dans la cour sonnèrent l’alarme. Je ne peux cacher mon admiration pour la discipline de la légion : malgré l’obscurité, pas un seul soldat ne sortit sans ses armes, bien que la première idée de chacun fût sans doute de fuir en terrain découvert afin d’échapper à d’éventuels effondrements de toitures.
Il faisait encore si sombre dans la cour que l’on dut allumer des torches. Une fois passés l’affolement et la confusion, on s’aperçut que la muraille s’était lézardée en plusieurs endroits, mais qu’il n’y avait point de victimes. On déplorait seulement quelques entorses, contusions et autres blessures légères occasionnées plus par la course dans l’obscurité que par la secousse elle-même. Le commandant de la garnison dépêcha des patrouilles dans la cité pour se rendre compte des dégâts et intima l’ordre aux vigiles de rester en état d’alerte, car les incendies causés par un tremblement de terre engendrent généralement plus de mal que le séisme proprement dit.
Le proconsul qui s’était levé également, se borna à se draper dans sa toge. Il demeura en haut de l’escalier, nu-pieds, et ne prit aucune part aux ordres qui fusaient dans la cour en bas. Il n’y eut plus de secousses, les coqs se mirent à chanter par la ville et l’on ne jugea point nécessaire d’envoyer les femmes de l’autre côté des remparts pour les mettre en sécurité. Nul d’entre nous, après une telle panique, ne voulut retourner se coucher. Les lueurs de l’aube éclaircirent le ciel et, lorsque les étoiles s’éteignirent, résonnèrent à nouveau les trompettes du temple, marquant ainsi que les cérémonies continuaient comme si rien n’était advenu.
On ordonna aux soldats de se préparer à effectuer leur service accoutumé, mais on ne leur servit qu’un repas froid car, par souci de sécurité, il fut interdit d’allumer du feu dans les cuisines. Les patrouilles revinrent les unes après les autres, rapportant qu’une grande panique régnait dans la cité et que beaucoup de gens s’étaient réfugiés dans la campagne, au-delà des remparts de la ville, bien qu’il n’y eût aucun dégât important hormis quelques murs écroulés. Apparemment, le tremblement de terre avait sévi dans une zone limitée, se manifestant avec le plus de violence dans la région de la forteresse et du temple.
Les gardes furent relevées et ce fut seulement avec un léger retard que la première cohorte défila par les rues de la ville jusqu’au cirque où elle allait faire ses exercices. Il y avait déjà de nombreuses années que ne se déroulait plus aucun combat de gladiateurs et de bêtes sauvages dans le magnifique édifice dont la piste était devenue le terrain de manœuvres de la légion.
Je regagnai ma chambre, écrasant sous mes pas les éclats de poteries. Je consacrai un certain temps à ma toilette et j’étais encore à me préparer lorsqu’une ordonnance vint m’annoncer que le proconsul m’attendait. Ponce Pilate avait décidé de siéger dans le vestibule en haut de l’escalier pour recevoir les visites du jour ; je crois qu’il avait jugé préférable de rester dehors, bien que rien sur son visage n’indiquât la moindre peur d’un nouveau tremblement de terre.
Le commandant et le scribe de la légion se trouvaient à ses côtés ainsi qu’Adénabar et deux légionnaires qui, selon la coutume syrienne, accompagnaient leurs explications et leurs protestations du mouvement vif de leurs mains malgré les visibles efforts qu’ils tentaient pour rester en position de garde-à-vous devant leurs supérieurs.
— Le tremblement de terre a retardé ce matin la relève, m’informa Ponce Pilate sur un ton irrité. Ces deux Syriens stupides ont été envoyés pour relever la garde nocturne devant ce maudit tombeau. La nuit dernière, on y avait laissé six hommes dont deux avaient pour mission de veiller tandis que les autres se reposaient. Et voici qu’ils reviennent nous dire que le sceau de la légion a été brisé, la pierre de l’entrée enlevée et que les gardes de nuit ont disparu.
Puis, s’adressant aux légionnaires, il demanda :
— Le corps se trouvait-il toujours dans le tombeau ?
— Nous n’avons pas pénétré à l’intérieur, répondirent les deux hommes en chœur. Nous n’en avions point reçu l’ordre.
— Pourquoi l’un de vous n’est-il pas resté là-bas pour surveiller tandis que l’autre se hâtait de venir nous informer ? Pendant que vous êtes tous les deux ici, n’importe qui peut entrer !
— Aucun d’entre nous n’a osé rester, avouèrent les soldats en toute simplicité.
Le chef de garnison crut bon de prendre la défense de ses hommes car, en définitive, c’était à lui qu’incombait la responsabilité du comportement de tous.
— Ils ont l’ordre de ne se déplacer qu’à deux à l’extérieur de la forteresse, dit-il brièvement.
Mais le visage des soldats n’exprimait point la peur de la mort mais bien plutôt la peur du tombeau lui-même, et la disparition de leurs compagnons les avait manifestement plongés dans une terreur pleine de superstition. Ainsi le comprit le proconsul qui s’indigna :
— Rien de surnaturel ne s’est passé ! La pierre du sépulcre a été, à l’évidence, déplacée par le tremblement de terre ! Et les Syriens, ces lâches superstitieux, ont abandonné leur poste et maintenant n’osent plus se présenter. Que l’on parte immédiatement à leur recherche ! Ils ont déserté et méritent la peine capitale.
S’adressant ensuite à moi, il expliqua :
— L’honneur de la légion est en jeu et je ne puis faire confiance à qui que ce soit qui ait un intérêt personnel dans cette affaire. Je n’ai nul besoin d’explications, je veux un témoin impartial. Toi, Marcus, tu es un homme raisonnable et suffisamment averti de notre loi. Emmène avec toi Adénabar et ces deux hommes. Et prenez avec vous une cohorte, si bon vous semble, afin d’isoler le tombeau et d’empêcher ces deux lascars de s’échapper. Renseigne-toi sur ce qui s’est passé et fais m’en un rapport !
Le chef de la garnison appela le trompette, ce qui eut le don de porter un comble au courroux du proconsul qui hurla, en se frappant la paume de son poing fermé :
— Mais vous êtes fous ! Vous n’avez nul besoin d’une cohorte ! Quelques hommes sûrs suffiront. Ce serait folie d’attirer l’attention en donnant de l’importance à une affaire bien assez honteuse pour nous. Allons ! Dépêchez-vous !
Adénabar réunit sur-le-champ une dizaine d’hommes auxquels, après qu’ils eurent formé les rangs, il ordonna le pas de course cadencé.
— Halte ! cria le proconsul qui s’empressa d’ajouter que « courir à travers la cité serait le moyen le plus sûr d’attirer à notre suite tous les curieux de la ville ».
Je fus, pour ma part, fort content de l’entendre car, même sans équipement, je n’aurais pu suivre qu’à grand peine le pas cadencé des légionnaires en dépit de la courte distance à parcourir.
Ceux qui s’étaient réfugiés en dehors des murailles pour fuir le tremblement de terre, s’en retournaient maintenant vers leurs maisons. Ils étaient bien trop préoccupés de leurs propres affaires pour prendre garde à nous, et ils en oublièrent même de cracher sur le passage des soldats en criant leurs habituelles malédictions.
Le jardin cachait une partie du tombeau. Nous pûmes cependant voir d’assez loin deux hommes qui en sortaient. C’était sans nul doute des adeptes du Nazaréen, car il me sembla que l’un d’eux était le beau jeune homme que j’avais vu sur la colline du supplice consolant les femmes en pleurs. L’autre, à la tête ronde, était corpulent et barbu. Lorsqu’ils nous aperçurent, ils s’enfuirent à toutes jambes et, malgré nos cris, disparurent rapidement, bientôt dissimulés à nos regards par les nombreux accidents du terrain.
— Cela commence ! s’exclama Adénabar mais, jugeant plus raisonnable de ne pas disperser nos forces, il n’ordonna point qu’on les poursuivît. Il savait d’ailleurs que les fuyards parviendraient de toute façon à échapper aux légionnaires à travers jardins, maquis, collines et autres grottes.
Nous les avions cependant vus bien assez pour savoir qu’ils n’emportaient rien du tombeau.
Arrivés devant l’ouverture béante, nous nous aperçûmes que le poids de la pierre d’entrée avait cassé le bord de la rainure ; elle était tombée en roulant vers le bas de la colline, jusqu’à heurter un autre rocher contre lequel elle s’était brisée. Pas une trace d’outil ! Si l’on avait ouvert le tombeau de l’extérieur, il aurait fallu faire rouler la pierre le long de la rainure. Un morceau de ruban pendait du sceau cassé de la légion. C’était le tremblement de terre qui, à l’évidence, avait arraché la pierre de l’endroit où elle se trouvait. De l’obscurité du sépulcre, s’exhalait une forte odeur de myrrhe et d’aloès qui imprégnait l’air humide de la montagne.
— Passe devant, je te suivrai, me pria Adénabar.
Son visage avait pris couleur de cendre. Il tremblait de tout son corps. Les légionnaires s’étaient arrêtés à une distance respectable de l’entrée, pressés les uns contre les autres comme un troupeau de moutons en proie à la frayeur.
Nous pénétrâmes ensemble dans la première pièce du caveau, puis, après avoir franchi une voûte plus étroite, nous arrivâmes dans le tombeau proprement dit. Tant que nos yeux ne furent pas accoutumés à la pénombre, à peine si nous pouvions distinguer le linceul blanc sur la dalle de pierre ; nous crûmes donc tous deux de prime abord que le corps était toujours là. Mais, lorsque nos regards recouvrèrent toute leur acuité, nous constatâmes que le cadavre du roi des Juifs avait disparu, abandonnant son drap mortuaire qui, raidi par les aromates, gardait encore les contours du corps. Le suaire, qui avait enveloppé la tête du mort, se trouvait dans un autre endroit.
Je me refusai à croire le témoignage de mes yeux et touchai de mes mains le vide entre le drap et le suaire. Rien ! Le linceul n’avait pas été déchiré, le corps avait tout simplement disparu de l’intérieur.
Même en pressant dessus, le drap conservait la forme du corps et il n’était ni déchiré, ni ouvert : j’en suis sûr, je l’ai vu. La disparition du corps était une chose proprement incroyable et cependant il avait disparu, on ne pouvait le nier, nos propres yeux en pouvaient témoigner.
— Vois-tu ce que je vois ?
La gorge nouée, j’approuvai d’un mouvement de tête et le centurion poursuivit dans un murmure :
— J’avais bien dit qu’il était fils de dieu !
Puis, reprenant son calme et cessant de trembler, il se passa la main sur le visage.
— C’est un tour de magie comme jamais je n’en ai vu ! ajouta-t-il. Il vaut mieux que nous soyons les seuls à le savoir jusqu’à nouvel ordre !
Eussions-nous recouru à la contrainte que nous ne serions pas parvenus à faire entrer les légionnaires dans le caveau : ils étaient tous en proie à une immense terreur depuis la disparition de leurs camarades, événement d’autant plus mystérieux que l’on ne voyait aucune trace de lutte sur le terrain.
Ni Adénabar ni moi-même ne tentâmes de trouver une explication au fait qu’il ait été possible à un être humain de s’extraire d’un linceul rigide sans l’ouvrir ; il était collé par la myrrhe et l’aloès et, s’il avait été forcé, il en serait resté quelque trace. Nulle main, si habile fût-elle, n’eût pu le remettre en place en imitant si parfaitement les contours du corps.
Une fois que j’eus accepté cette idée, je ressentis une si profonde impression de paix que la peur disparut de mon cœur. Mais je ne puis comprendre pourquoi mes terreurs ont pris fin lorsque je reconnus la réalité du miracle dont mes yeux étaient les témoins ; nous aurions dû, en toute logique, voir décupler notre épouvante ! Et pourtant, nous sortîmes du sépulcre l’esprit serein et annonçâmes avec tranquillité aux soldats que le corps ne se trouvait plus à l’intérieur.
Aucun ne manifesta le désir d’aller y voir de plus près, ce que d’ailleurs nous aurions interdit de faire. Certains se souvinrent alors de l’honneur de la légion et commencèrent à s’agiter pour nous montrer les entrées béantes d’autres tombeaux creusés dans les mêmes rochers. Le tremblement de terre avait dû être particulièrement violent en ce lieu, ce qui ne m’étonna guère. Les soldats suggérèrent alors d’enlever le cadavre d’un caveau plus ancien et de le substituer à celui du roi des Juifs disparu, mais j’interdis formellement jusqu’à la simple idée d’une telle action.
Nous étions encore indécis sur ce que nous devions entreprendre lorsque nous vîmes surgir, d’entre les broussailles et les aubépines, deux légionnaires qui s’approchaient furtivement de nous. Adénabar reconnut deux des déserteurs ; plein de colère, il se dirigea vers eux et leur ordonna de jeter à terre leurs armes et bouclier. Mais ils se récrièrent violemment, jurant qu’ils avaient accompli leur mission en gardant le sépulcre d’un abri caché : nul, à leur connaissance, n’avait jamais fixé la distance d’où l’on devait exercer la surveillance.
— Nous étions quatre à prendre du repos, dirent les sentinelles, pendant que les deux autres montaient la garde, lorsque la terre a tremblé. La pierre, qui s’était détachée de l’entrée, se mit à rouler dans notre direction et c’est véritablement une grande chance qu’aucun d’entre nous n’ait été écrasé ! Nous nous sommes alors cachés à une certaine distance d’où nous pouvions surveiller le tombeau car nous avions peur du tremblement de terre, et les quatre autres ont couru prévenir les Juifs de ce qui était arrivé puisque nous étions ici sur leur ordre et non par la volonté de la légion.
Leur histoire paraissait d’autant plus embrouillée qu’ils mettaient d’acharnement à se défendre.
— Bien sûr, nous avons vu arriver ces deux-là pour la relève ! continuèrent-ils. Mais nous n’avons pas voulu nous montrer malgré leurs appels, car nous attendions le retour de nos compagnons avec lesquels nous ne formons qu’un bloc ! S’il y a une explication à donner, nous la donnerons tous les six ensemble, après nous être concertés sur ce qu’il convient de raconter ou de taire.
Adénabar poursuivit avec moi leur interrogatoire et nous apprîmes qu’ils avaient repéré, très tôt le matin, deux femmes qui s’approchaient du tombeau chargées d’un paquet. Elles avaient hésité devant l’entrée, puis une seule des deux avait pénétré à l’intérieur pour en ressortir aussitôt. Juste à ce moment, le soleil qui se levait face aux gardes les avait éblouis, mais ils pouvaient jurer que les femmes n’avaient rien emporté au sépulcre pas plus qu’elles n’y avaient introduit quoi que ce fut : elles avaient en effet laissé devant l’entrée le paquet qu’elles portaient et l’avaient repris quand elles s’étaient enfuies en courant bien que les soldats ne les eussent pas dérangées.
Peu avant notre arrivée, deux hommes s’étaient également aventurés par là, un jeune précédant un homme mûr qui soufflait très fort ; le premier arrivé ne se risqua pas à entrer tout seul et se contenta de jeter un œil par l’ouverture en attendant son compagnon ; puis ils sont entrés l’un derrière l’autre ; les femmes, sans doute, les avaient incités à venir mais ils ne sont demeurés qu’un temps très court à l’intérieur et en sont sortis les mains vides. Les soldats juraient les avoir étroitement surveillés de leur cachette, prêts à leur sauter dessus s’ils avaient fait mine d’enlever le cadavre.
— On nous a placés ici pour surveiller un corps et nous avons accompli notre mission au mieux, en accord avec les ordres reçus ; même le tremblement de terre ne nous a pas fait fuir sauf que nous nous sommes retirés à une prudente distance, affirmèrent-ils avec un bel ensemble.
En les regardant attentivement, je crus lire dans leurs yeux qu’ils dissimulaient quelque chose.
— Le corps en tout cas a disparu ! criai-je sur un ton accusateur.
Ils protestèrent en gesticulant suivant la coutume syrienne.
— Ce n’est pas de notre faute ! Nous n’avons pas quitté le tombeau des yeux un seul instant !
Comprenant que nous n’en obtiendrions guère davantage, nous cessâmes nos questions. Sur ces entrefaites, arrivèrent de la cité les autres déserteurs de la garde, accompagnés de trois princes des prêtres, reconnaissables de loin au bijou qui ornait leur tête. Les quatre soldats, lorsqu’ils virent leurs compagnons au milieu de nous, se mirent à crier.
— Ne dites rien ! hurlèrent-ils en guise d’avertissements. Ne vous compromettez pas ! Tout est clair entre nous et les prêtres ! On leur a tout dit, ils nous ont compris et pardonné.
Les trois Juifs étaient sans doute membres du Sanhédrin car ils nous saluèrent avec courtoisie lorsqu’ils nous rejoignirent.
— Nous avons tardé à venir, dirent-ils, parce que nous avons voulu réunir le Conseil pour résoudre d’abord entre nous cette affaire. C’est à la demande du Sanhédrin et pour lui, que les légionnaires surveillent le tombeau. Nous ne voulons point qu’ils soient punis de leur négligence. Comment auraient-ils pu d’ailleurs imaginer la fourberie des adeptes du Nazaréen ? Nous en avons délibéré entre nous et décidé de laisser les soldats reprendre leurs rangs sans les inquiéter. Partez tranquilles, vous aussi ; ni les Romains, ni nous-mêmes, n’avons plus rien à faire ici. Puisque le malheur est déjà arrivé, nous l’acceptons et point n’est besoin de tapage ou d’inutiles commentaires.
— Non, ceci est une affaire soumise aux lois militaires de Rome et nous ferons une enquête comme il se doit : le cadavre de votre roi a disparu et ces soldats en étaient responsables.
— Qui es-tu toi ? demandèrent alors les grands prêtres, et pourquoi te mêles-tu de nos conversations ? Tu es jeune et ne portes point de barbe, mais tu dois respecter notre âge et notre dignité. Si nous devons débattre de cette affaire, ce n’est pas avec toi que nous en débattrons, mais avec le gouverneur en personne.
Je ne ressentais, après avoir vu dans le sépulcre ce que j’avais vu, que de la haine à l’égard de ces vieillards pleins d’astuce et de fourberie qui avaient pris part au procès de leur roi et contraint Ponce Pilate à le crucifier.
— Votre roi a laissé vide son tombeau, rétorquai-je avec fermeté. Et c’est pourquoi nous ferons la pleine lumière sur cette histoire !
— Pas notre roi ! C’est lui qui prétendait l’être ! se récrièrent-ils en proie au courroux. Quant à cette histoire, elle ne peut être plus claire : les sentinelles ont dormi et pendant leur sommeil les adeptes du Galiléen sont venus dérober le corps. Les soldats étaient tout prêts à en témoigner et à payer le prix de leur faute, mais nous leur pardonnons sans exiger leur châtiment.
Il existait un tel abîme entre leurs assertions et ce que mes yeux et ma raison avaient vu qu’il me devint évident qu’ils avaient réussi à circonvenir les légionnaires dans leurs manigances. Alors, m’adressant à Adénabar, je dis sur le ton du détachement :
— Selon la loi martiale de Rome, la sentinelle qui s’endort à son poste ou qui l’abandonne sans une autorisation de ses chefs doit être fouettée et passée par l’épée.
Les deux légionnaires sursautèrent en échangeant un regard, mais les quatre venus en compagnie des membres du Conseil s’efforcèrent de leur faire comprendre avec force clins d’yeux, coups de coude et autres grimaces qu’ils n’avaient rien à redouter.
— Ils n’assuraient point une garde pour le compte de Rome mais pour nous, répétèrent les grands prêtres. C’est donc à nous qu’il appartient de leur infliger une punition ou de leur pardonner.
C’est alors que, dans ma soif d’apprendre ce qui s’était réellement passé, je commis une erreur et dans le dessein d’effrayer les Juifs proposai :
— Entrez dans le sépulcre et voyez par vous-mêmes ce qu’il est advenu ! Ensuite vous pourrez interroger les soldats si vous en avez l’envie et l’audace !
Adénabar, plus avisé que moi, s’empressa d’ajouter :
— Eh quoi ? Des hommes pieux comme vous l’êtes se troublent à l’idée d’entrer dans le tombeau ?
Mais nos propos les amenèrent à penser que quelque chose à l’intérieur valait la peine d’être vu, et donc, après s’être consultés dans leur langue sacrée que je ne comprends pas, ils pénétrèrent en se courbant l’un après l’autre dans le sépulcre avant que nous eussions pu faire un geste pour les en empêcher. Ils y demeurèrent si longtemps, malgré l’exiguïté de l’endroit peu apte à contenir trois personnes, que je me décidai à jeter un œil à l’intérieur : les trois hommes, recroquevillés, discutaient avec animation.
Ils finirent par sortir, le visage empourpré et les yeux hagards.
— Nous nous sommes chargés d’impuretés pour être en mesure de témoigner nous-mêmes que tout s’est passé exactement comme les sentinelles nous l’avaient raconté. Il vaut mieux maintenant que nous nous rendions tous ensemble auprès du gouverneur afin de tirer l’affaire au clair ; ainsi éviterons-nous la propagation de mensongères histoires dépourvues de fondement.
Soudain, un soupçon s’empara de moi et je me précipitai dans le tombeau : quand mes yeux furent accoutumés aux ténèbres, je découvris que, dans leur recherche infructueuse du corps, ils avaient mis en pièces le linceul.
Je fus submergé par une atroce colère en me rendant compte que ma stupidité avait permis que fut détruite l’unique preuve de la façon surnaturelle dont le roi des Juifs était sorti de son tombeau. En ce même instant, la fatigue, le sommeil et l’odeur asphyxiante de la myrrhe me donnèrent des vertiges. Je ressentis une étrange sensation d’irréalité et l’impression très envahissante de la présence d’une force plus puissante que moi, comme si des mains invisibles me retenaient, m’empêchant de courir jeter mes accusations contre les Juifs. Puis, je retrouvai mon calme, la paix rentra dans mon esprit et je quittai, la tête basse, le sépulcre. Je n’adressai pas une seule parole aux prêtres, pas même un regard.
J’expliquai brièvement ce qu’ils avaient fait à Adénabar qui me jeta un regard hésitant et interrogateur à la fois, mais qui se contenta de faire un geste vague de la main suivant la coutume syrienne. Une nouvelle fois, il intima l’ordre aux sentinelles de déposer leurs armes, mais ces dernières se défendirent avec la dernière énergie.
— Est-ce un ordre ? Rendre nos armes serait reconnaître que nous avons commis une faute de discipline ! Par le dieu Taurus ! Nous étions de garde devant un tombeau juif pour le compte des Juifs ! Il n’était point interdit de dormir sur le lieu de la mission et nous avons au contraire fait preuve d’un grand courage en ne ressentant nulle crainte dans le noir qui régnait là-bas ! Laisse-nous nos armes et donne le temps aux membres du Sanhédrin d’expliquer l’histoire au proconsul ! Tu n’auras pas à t’en repentir, nous te le garantissons en leur nom et au nôtre.
Adénabar me jeta un regard en coin comme pour m’inviter à tirer moi aussi parti de l’affaire, puisque aussi bien nous n’étions point en mesure d’agir. Mais il ne m’en souffla pas un seul mot. Nous regagnâmes donc en bon ordre la cité. Les grands prêtres marchaient dans nos pas, car ils avaient décidé de relever toute surveillance devant le sépulcre en raison du vol du cadavre. Les six légionnaires formaient un groupe compact, parlant à voix basse avec excitation.
Lorsque nous pénétrâmes dans la cour de la forteresse, Ponce Pilate était toujours assis sur le coussin rouge de son siège de juge, en haut de l’escalier. On avait posé une table près de lui et il était occupé à ronger une aile de poulet grillé, jetant les os dans une assiette ; il s’était également fait servir du vin, et nous le trouvâmes dans une disposition d’esprit fort différente de celle dans laquelle nous l’avions laissé en le quittant. Lorsque nous nous présentâmes devant lui, tel fut son accueil :
— Installez-vous tous devant moi ! Je veux que l’on fasse la lumière une fois pour toutes sur l’affaire de ce maudit sépulcre. Mon secrétaire notera tout par écrit et vous, soldats de la légion, approchez-vous ! N’ayez point de peur et expliquez-moi tout, exactement comme c’est advenu.
Les soldats syriens examinèrent le proconsul puis les vieillards, sans nulle trace d’inquiétude sur leurs visages ; enfin, après une bousculade, l’un d’entre eux se détacha du groupe et prit la parole au nom de tous.
— Au nom du génie de l’empereur et du dieu Taurus, voici la vérité, commença-t-il. Avec ton autorisation, les Juifs nous ont payés pour surveiller le tombeau où l’on avait enseveli le Nazaréen crucifié. Cette nuit, nous étions tous les six de service. Après avoir vérifié que le sceau était intact, nous avons laissé s’éloigner la garde de jour et nous sommes installés par terre, devant le tombeau. La générosité des Juifs nous avait abondamment pourvus de vin afin que nous n’eussions point à souffrir du froid nocturne. Nous étions convenus entre nous que deux veilleraient tandis que les quatre autres jouiraient du sommeil. Mais, au petit matin, comme nul d’entre nous n’avait envie de dormir, nous avons joué aux dés, chanté, plaisanté et en définitive, il ne nous manquait que la présence de quelques femmes pour nous sentir parfaitement à notre aise. Mais tu n’ignores pas toi-même, ô seigneur, la perfidie des vins de Judée ! Nous en avions oublié l’ordre des tours de garde et discutions pour savoir qui devait dormir et qui devait rester éveillé. À vrai dire, nous étions tous pris de boisson si bien que je crois que nous nous sommes tous endormis, chacun d’entre nous sincèrement persuadé qu’il y en avait deux en train de monter la garde.
Il se tourna alors vers ses compagnons qui confirmèrent avec la plus grande effronterie.
— C’est cela ! Il a dit la vérité !
— Le tremblement de terre nous a réveillés, poursuivit l’orateur. C’est alors que nous nous sommes aperçus que les disciples du crucifié avaient ouvert le caveau ; ils en sortaient juste à ce moment-là, portant le cadavre ; très nombreux, ils avaient un aspect terriblement sanguinaire. Lorsqu’ils virent que nous étions réveillés, ils firent rouler le rocher de l’entrée dans notre direction et c’est ainsi qu’ils réussirent à s’échapper.
Pilate, affectant une vive curiosité, demanda alors :
— Combien étaient-ils ?
— Douze, assura le soldat sans sourciller, et ils brandissaient leurs armes en poussant de véritables rugissements pour nous effrayer.
L’un des membres du Sanhédrin intervint alors :
— Je ne crois point qu’ils fussent plus de onze car ils ont assassiné le douzième en représailles : des bergers ont en effet trouvé son corps ce matin-même près des remparts ; on l’avait pendu à un arbre avec sa propre ceinture !
— Ont-ils emporté le cadavre sans le toucher, demanda encore Pilate, ou bien lui avaient-ils ôté le linceul à l’intérieur ?
Le porte-parole montra quelque hésitation, se tourna vers ses compagnons avant de se décider à répondre :
— Je crois qu’ils l’ont sorti enveloppé dans son drap mortuaire. Ils étaient obligés de se hâter en raison du tremblement de terre !
Les vieillards se dressèrent en s’exclamant :
— Non ! Non c’est une erreur ! Ils ont laissé le linceul à l’intérieur du tombeau dans le but de faire croire au peuple que le cadavre avait ressuscité ! Nous avons pu nous-mêmes constater le désordre du linceul arraché !
— De toute façon, renchérit le légionnaire, nous avions bien du mal à distinguer les choses dans l’obscurité, sans compter que nous étions hébétés par le vin et les secousses.
— Vous avez cependant, en dépit des ténèbres, vu et observé tout le reste parfaitement, interrompit Pilate sur le ton de l’éloge. Voilà sans nul doute des hommes de grande valeur qui font honneur à la douzième légion.
Sa voix était si chargée de menaces que les soldats baissèrent la tête et se mirent à remuer les pieds avec inquiétude. Ils poussaient en avant leur porte-parole qui jeta un regard coupable aux prêtres avant de balbutier :
— Que la vérité soit dite… que la vérité soit…
Mais il fut incapable d’aller plus loin.
— Seigneur ! m’exclamai-je alors, mais Pilate, d’un geste, m’intima l’ordre de me taire.
— J’ai écouté attentivement le rapport de ces soldats dignes de notre confiance, dit-il avec autorité. J’ai mes raisons pour penser qu’ils nous ont fait un récit sincère de la vérité. Leurs informations satisfont également les membres du Sanhédrin qui n’exigent aucun châtiment à l’encontre des légionnaires. Je ne vois pas pourquoi je me mêlerais des affaires de discipline intérieure de la légion. Avez-vous compris ?
— Nous t’avons compris ! se hâtèrent de dire en chœur les vieillards.
— Nous t’avons compris, crièrent les soldats en tapant des pieds. Que les dieux de Rome et de Syrie te bénissent !
— Ainsi donc, cette affaire est classée, conclut le proconsul. Ce n’est pas trop tôt ! Si quelqu’un a quelque chose à dire, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais.
— Accorde-moi la parole ! suppliai-je, car ce simulacre d’audience me paraissait plus proche d’une comédie bouffonne que de la réalité.
Ponce Pilate, jouant la surprise, s’adressa alors à moi.
— Ah ! demanda-t-il, n’étais-tu pas, toi aussi, là-bas pour voir ce qui est advenu ?
— Non ! répondis-je. Je ne peux point dire cela. Toi-même m’as envoyé afin que je sois témoin des événements.
— Mais tu n’as rien vu ! m’interrompit le proconsul. Ces soldats, eux oui, ont tout vu ! Garde ta langue sur ce que tu ne comprends pas. Lorsque je t’ai envoyé, je croyais que les gardes avaient fui et que l’honneur de la légion était en péril, mais ils sont ici, doux comme des agneaux et ils avouent tout.
Il se leva sur ces mots, salua d’une ironique révérence les grands prêtres, leur signifiant ainsi leur congé, et ces derniers se retirèrent en lui rendant grâces. Lorsqu’ils eurent franchi le porche, les soldats se disposèrent à partir également mais le proconsul les arrêta d’un geste de la main.
— Demeurez encore ! leur cria-t-il, puis, s’adressant au commandant de la garde, il ajouta : À voir ton air sombre, il me vient à l’idée que le prince des prêtres n’a pas jugé opportun de puiser dans son trésor pour s’assurer de tes bonnes grâces. Ainsi que je viens de le dire, les questions de discipline dans la légion ne sont point de mon ressort. J’ai accordé mon pardon à ces hommes, mais cela ne met aucun obstacle à ce que toi, tu prennes sur toi de leur rendre la vie aussi dure que tu le désires ou que tu le juges bon dans l’intérêt du maintien de l’ordre. Cela ne me dérange guère si tu les mets aux arrêts pour quelque temps : ils pourront ainsi réfléchir à loisir à ce qui s’est passé réellement.
Puis il poursuivit à voix basse :
— Rien non plus ne t’empêche de fouiller leurs poches afin de connaître le prix que le Sanhédrin leur a versé en échange de leur déclaration.
La face revêche du commandant se fendit d’un large sourire. Il aboya un ordre et les soldats furent désarmés avant même de s’en rendre compte. Ils furent ensuite conduits au cachot où les accompagna le commandant en personne, qui n’avait point l’intention de se laisser berner sur le montant des sommes cachées.
Lorsqu’ils furent hors de vue, le proconsul ordonna avec un sourire :
— Adénabar, toi qui viens aussi de Syrie, va et tâche de savoir ce que ces canailles ont vu en réalité.
Puis, les jambes raides, Ponce se mit à gravir les marches, m’invitant aimablement à le suivre dans son bureau d’où il éloigna tout le monde. Il s’assit en poussant un soupir, se frictionna les genoux et me fit prendre place à mon tour.
— Allons, parle ! dit-il. Je vois que tu en meurs d’envie !
Et prenant une bourse en cuir dont il ôta d’un coup sec le cordon scellé qui la fermait, il se mit à faire glisser négligemment entre ses doigts des pièces d’or à l’effigie de Tibère.
— Seigneur, dis-je après un moment de réflexion, j’ignore pourquoi tu as agi comme tu viens de le faire, mais j’imagine que tu as tes raisons. Je n’ai point la compétence requise pour critiquer la manière dont tu t’acquittes de tes fonctions officielles.
Tout en faisant tinter les pièces d’or dans la paume de sa main, Pilate dit :
— J’ai affirmé, en effet, il y a un instant que j’avais mes raisons, les raisons les plus solides du monde, si le monde est toujours ce qu’il est. Tu sais très bien toi-même que les censeurs ne cessent de surveiller les proconsuls ; de nos jours, un poste dans les provinces n’est plus aussi lucratif que jadis du temps de la république. Alors, si les Juifs, par pure amitié, me forcent à accepter quelques menus présents, ne serais-je point fou de les refuser ? Je dois songer à mes vieux jours : je ne possède aucune fortune personnelle et Claudia administre la sienne avec prudence ! Étant donné l’importance de ton patrimoine, tu n’as pas, que je sache, à m’envier les cadeaux que j’ai reçus.
Il n’y avait nulle place pour l’envie en moi, car mon esprit était plein de ce que j’avais vu.
— Tu as dit : « Si le monde est toujours ce qu’il est », m’écriai-je, eh bien, je ne crois point qu’il soit le même, car le roi des Juifs qui a été crucifié a ressuscité des morts ! La pierre placée à l’entrée du sépulcre a roulé à la faveur du tremblement de terre ! Le roi est sorti en passant à travers son linceul et son suaire, quoi qu’en disent les légionnaires et ces prêtres pleins de fourberie !
Pilate me considéra avec une grande attention, mais ne dévoila rien de ses pensées. Je lui fis alors un récit détaillé de ce qu’en compagnie d’Adénabar, j’avais pu observer, d’abord devant le sépulcre puis à l’intérieur.
— Sans la moindre déchirure du linceul raidi ! insistai-je. Et afin que nul l’apprenne, ces vieux hypocrites en proie à la rage l’ont mis en pièces ! Toi-même, s’ils n’avaient point agi de la sorte, eusses pu vérifier que Jésus avait accompli sa promesse en ressuscitant le troisième jour et en abandonnant son tombeau ! Tu peux interroger Adénabar !
Pilate sourit sans cacher son ironie.
— Crois-tu vraiment que je me serais abaissé à pénétrer dans ce tombeau pour le plaisir de contempler les tours d’un magicien d’Israël ?
Son ton était empreint d’une si réelle compassion que je doutai un instant du témoignage de mes yeux et que se pressèrent en foule dans ma tête les tours qu’utilisent les Égyptiens pour duper les gens simples.
Le proconsul remit les pièces dans la bourse qu’il jeta par terre après en avoir soigneusement serré le cordon. Enfin, le visage ayant repris tout son sérieux, il poursuivit :
— En outre, je comprends parfaitement que les soldats aient menti et imaginé l’histoire qu’ils ont racontée après avoir été achetés par les grands prêtres. Un légionnaire ne dort pas lorsqu’il est de garde et surveille le sceau de sa propre légion ; de plus, les Syriens sont si superstitieux et si lâches qu’il est improbable qu’ils se soient risqués à sommeiller. C’est sans nul doute le tremblement de terre qui, comme tu le supposes, a ouvert le tombeau, mais je ne veux pas savoir la suite des événements.
Les coudes appuyés sur les genoux, son menton osseux reposant sur ses deux mains, il regardait fixement devant lui.
— Naturellement ce Juif m’a fait aussi très forte impression, observa-t-il pensivement. Une impression bien plus profonde que ce que tu imagines et que ce que Claudia veut croire ! Mais il ne faut point oublier que la Judée a toujours connu des êtres extraordinaires, prophètes et messies. Ils ont perverti le peuple et soulevé l’inquiétude jusqu’à ce qu’on les ait éliminés. Celui-là, pourtant, n’était point un agitateur, c’était un homme plein d’humilité. Je dois avouer que j’avais du mal à le regarder dans les yeux au cours de l’interrogatoire ; sache qu’il a comparu devant moi seul, hors de la présence des Juifs. Selon l’accusation portée par ces derniers, il se proclamait roi et, par conséquent, s’opposait à l’empereur ; mais il était clair qu’il considérait la royauté d’un point de vue tout symbolique, et, d’après mes renseignements, il ne refusait point de payer le tribut à César. Son royaume n’était pas de ce monde, m’a-t-il dit, et même il ajouta qu’il était né pour rendre témoignage à la vérité. Sais-tu que moi, qui suis un homme endurci, je me sentis touché par ces propos ? Certes, ce n’est point d’aujourd’hui que les sophistes ont démontré que la vérité absolue n’existe pas et que toute vérité est relative ! Néanmoins je lui demandai : « Qu’est-ce que la vérité ? » Mais il n’a pas su, ou pas voulu, me répondre.
Je n’ai rien trouvé de mal en cet homme, poursuivit-il plongé dans ses pensées. On me l’a amené dans un état pitoyable, ayant déjà subi les sévices des Juifs durant la nuit ; mais il me parut le plus innocent d’entre tous les hommes et le plus humble, dans le sens noble de ce mot. Il ne manifestait nulle crainte devant moi et ne se défendait même pas. On sentait en lui comme une force et je puis t’assurer que, malgré ma position, j’éprouvai une sorte de faiblesse en face de lui ; mais cette impression ne me gênait point, et je pourrais même dire que je me sentis meilleur après avoir parlé avec cet homme et écouté ses réponses empreintes de sérénité.
Et levant la tête, il m’adressa un sourire :
— Je t’explique tout cela pour que tu ne me juges point mal : je n’avais nulle mauvaise intention, mais la conjoncture politique ne lui était point favorable ! Rien ne pouvait le sauver et lui-même d’ailleurs ne faisait rien pour cela ! Tout au contraire, on aurait dit qu’il connaissait d’avance son destin et qu’il l’acceptait sans la moindre révolte.
Les traits durcis, il me regarda droit dans les yeux pour conclure :
— C’était un homme exceptionnel, un saint même si tu veux, mais pas un dieu ! C’était un homme, ô Marcus, un être humain comme toi ou moi ! Tu l’as vu mourir d’une mort d’homme et je ne puis croire que des charlatans arriveraient à te convaincre qu’un cadavre ressuscite ou disparaît au fond de son suaire ! On peut tout expliquer en ce monde et l’explication est d’habitude toute simple !
Visiblement, cette affaire ne laissait point de lui donner des inquiétudes, même si sa position de gouverneur le contraignait à s’en tenir aux seuls faits. Je compris qu’il ne pouvait agir différemment et résolus de ne point poursuivre. J’eus plus tard des regrets de n’avoir pas obtenu de lui, à ce moment où il faisait son examen de conscience, la totalité du récit de l’interrogatoire et des réponses du Nazaréen.
Adénabar se présenta peu après et le proconsul l’invita à parler d’un signe de tête.
— Que veux-tu que je dise, ô seigneur ?
— Ce n’est pas un prétoire ici ! grommela Pilate entre ses dents. C’est une conversation confidentielle, entre quatre murs, et je ne te demande pas la vérité, car nul n’en connaît grand-chose ici-bas ! Contente-toi donc de me conter ce que les hommes croient avoir vu.
— Ils ont reçu chacun trente pièces d’argent, se décida à dire le centurion, pour bien apprendre leur leçon. En réalité ils mouraient tellement de peur que c’est à peine s’ils osèrent prendre quelque repos, tant ils redoutaient la présence de fantômes dans les alentours du tombeau. Lorsque la terre a tremblé, au moins deux d’entre eux montaient la garde comme ils en avaient reçu l’ordre ; ils furent précipités au sol, tandis que les autres se réveillaient au fracas épouvantable que fit la pierre en se détachant de l’entrée et en dévalant dans leur direction tout en rebondissant dans les ténèbres.
Adénabar fit une pause silencieuse avant de poursuivre.
— Je ne fais que répéter ce qu’ils m’ont dit. Ils avaient d’ailleurs une telle envie de parler que je n’ai pas eu besoin d’avoir recours au fouet pour obtenir leurs aveux. Je dois ajouter que grande fut leur déception quand ils se virent dépouillés de leurs monnaies !
« Après avoir échappé à la pierre mortelle, ils virent, tout tremblants de peur, une sorte d’éclair fulgurant bien qu’il n’y eût point de tonnerre, qui les jeta à terre, les laissant comme morts et aveugles durant un certain temps ; lorsque, reprenant courage, ils s’approchèrent du tombeau, ils n’entendirent ni voix ni bruit de pas. Ils prétendent que personne n’aurait pu entrer ou emporter quoi que ce fût sans qu’ils s’en aperçussent. Après une discussion, ils laissèrent deux des leurs devant le caveau pour le surveiller et les quatre autres s’en allèrent informer les grands prêtres de ce qui s’était passé ; ils n’avaient pas eu le courage, seuls, de pénétrer à l’intérieur pour vérifier si le corps y reposait toujours.
Pilate médita sur ce qu’il venait d’entendre, puis posa son regard sur moi.
— Dis-moi, ô Marcus, quel est celui de ces deux récits qui te paraît le plus plausible ? Celui que les Juifs considèrent comme authentique, ou bien celui que tu achèves d’ouïr ?
— Je n’ignore rien de la logique des sophistes, rétorquai-je avec franchise, ni des vérités prônées par les cyniques. J’ai également été initié au cours de diverses cérémonies secrètes, mais nulle ne m’a convaincu en dépit de leur symbolisme. La philosophie m’a rendu sceptique et pourtant, la vérité de ce monde a toujours été pour moi comme la brûlure d’un poignard planté en plein cœur. Mais tout est clair pour moi désormais. Je l’ai vu mourir, puis, ce matin, j’ai vérifié que nulle force humaine n’aurait pu ouvrir son tombeau. Or, la vérité est chose simple, tu l’as dit toi-même : son règne a commencé ce matin sur cette terre qui a tremblé et ouvert le sépulcre. Sa lumière immaculée a aveuglé les soldats de garde au moment de sa résurrection et il est sorti du tombeau. C’est très simple ! Pourquoi ajouterais-je foi à des histoires compliquées qui ne correspondent point à la réalité des faits ?
— Tout cela est trop ridicule ! ô Marcus, s’exclama le proconsul. Tu es un citoyen de Rome, ne l’oublie pas ! Et toi, Adénabar, quelle histoire choisis-tu ?
— Moi, Seigneur, je n’ai aucun avis personnel au sujet de cette affaire, répondit le centurion avec diplomatie.
— Écoute, ô Marcus, me pria Ponce Pilate, penses-tu sérieusement que je doive devenir l’objet de la risée universelle en sonnant l’alarme auprès de toutes les garnisons stationnées en Judée, afin qu’elles se mettent en campagne dans le but de rechercher un homme ressuscité des morts ? Si j’ajoutais foi à tes paroles, ne serait-ce point là mon devoir ? Signalement : une blessure dans le côté ouverte jusqu’au cœur, marques de clous dans les poignets et les pieds, se prétend en outre roi des Juifs !
Puis, sur un ton plus persuasif encore, il ajouta :
— Nous allons tenter de faciliter ton choix. Je ne t’ai point demandé laquelle de ces histoires représentait à ton avis la vérité, mais laquelle apparaîtrait la plus crédible dans ce monde auquel, jusqu’à nouvel ordre, nous continuons d’appartenir. Ou encore, si tu préfères, laquelle convient le mieux, du point de vue politique, et satisfait tant les Juifs que les Romains ? Tu comprendras que, quelles que soient tes propres idées là-dessus, mon devoir exige que mes choix soient politiquement adaptés.
— Je vois à présent pourquoi tu l’as interrogé, lui aussi, sur la vérité ! répliquai-je plein d’amertume. Tu peux certes agir comme bon te semble et je comprends ton attitude. Les Juifs ont d’ailleurs résolu la question à ta place, qui t’ont offert une histoire plausible avec un cadeau en supplément pour assouplir ton jugement. Comment, dès lors, leur version ne serait-elle pas plus adaptée ? En aucune façon, je ne désire me mêler de cette affaire, afin que tu ne puisses point dans l’avenir m’accuser d’intrigue. Je ne suis pas si fou ! Mais tu me permettras de garder pour moi mon opinion que je n’ai point, évidemment, l’intention de crier sur tous les toits !
— Eh bien ! Nous sommes donc d’accord tous les trois ! affirma le proconsul sans plus d’inquiétude. Il est d’ailleurs préférable de tout oublier et le plus vite sera le mieux. Toi, Adénabar, tu garderas avec le commandant un tiers de l’argent versé par les prêtres ; ce n’est que justice, mais vous rendrez à chacun des soldats dix pièces d’argent afin qu’ils restent muets. Nous les muterons dans quelque temps et les enverrons dans un poste frontière, de préférence séparés les uns des autres. Et s’ils se mettaient à répandre imprudemment des contes absurdes, alors nous nous verrions dans l’obligation d’employer les grands moyens.
Je compris que cette menace voilée s’adressait également à ma propre personne et qu’il serait préférable pour moi de garder le silence, au moins pour le temps de mon séjour en Judée. Je reconnais d’ailleurs volontiers qu’il n’y a point dans tout le monde civilisé un seul endroit où se puisse raconter ce que j’ai vu et vécu. Partout on me prendrait pour un dément ou pour un mythomane désireux d’attirer l’attention sur lui ! En outre, au pire des cas, Pilate pourrait m’accuser d’agitation politique et soutenir même que je me suis mêlé des affaires judaïques à l’encontre des intérêts de Rome. On a vu des citoyens condamnés à mort pour bien moins que cela ces temps-ci !
Je frémis en y songeant et trouvai une consolation en pensant que ce n’est point pour l’expliquer aux autres que je recherche la vérité, mais seulement pour moi-même.
— J’espère, demandai-je humblement au proconsul lorsque Adénabar nous eût quittés, j’espère que tu ne verras aucun inconvénient à ce que je mène une enquête sur le roi des Juifs ? Je ne parle point de sa résurrection, sur laquelle je saurai me taire ; mais j’aimerais connaître ses œuvres et sa doctrine. Peut-être y découvrirai-je quelque idée digne d’être retenue. N’as-tu point toi-même reconnu que c’était un homme hors du commun ?
Pilate se gratta le menton en me considérant avec bienveillance.
— Je crois vraiment qu’il vaudrait mieux tout oublier et il ne me plaît guère que tu ailles te casser la tête sur des questions concernant la religion des Hébreux. Tu es jeune encore, riche, libre, tu as des amis influents et la vie te sourit ! Mais à chacun sa destinée ! Je ne mettrai nul obstacle sur ton chemin, à condition toutefois que tu saches satisfaire ta curiosité sans plus commettre d’imprudences et sans attirer l’attention. Certes, ces jours-ci, il n’est question que de cet homme à Jérusalem, mais tu connais comme moi la fragilité de la mémoire du peuple : ses disciples se disperseront par le vaste monde et retourneront dans leurs foyers. Crois-moi, d’ici un ou deux ans, plus personne ne se souviendra de lui.
L’entretien était clos, je le compris, nous n’avions plus rien à nous dire. Comme il ne me retint pas à déjeuner, je regagnai la salle des officiers. Dévoré d’inquiétude, je ne prêtai guère attention à leurs propos et j’étais trop agité pour m’étendre, à l’instar des autres, après le repas. Sans but précis, je sortis de la forteresse et allai me promener par la ville. Les rues étaient pleines de gens qui s’en retournaient chez eux après la fête. Il y avait des hommes venus de tous les coins du monde et je tentai de trouver quelque intérêt aux luxueuses marchandises dont regorgeaient les échoppes des marchands indigènes. Mais il m’avait été donné de voir les mêmes dans d’autres grandes métropoles et je n’en retirai à présent nul plaisir. Après un certain temps, je m’aperçus que seuls attiraient mes regards les mendiants avec leurs membres contrefaits, leurs yeux aveugles, leurs plaies purulentes, et cette constatation ne laissa point de m’étonner : lorsque l’on voyage, en effet, on rencontre si souvent des mendiants que l’on ne leur accorde guère plus d’attention qu’aux mouches ! Ils attendaient en files de chaque côté des rues menant au temple et, à ce qu’il me sembla, chacun disposait d’une place attitrée. Levant les mains et poussant des lamentations, ils se bousculaient entre eux.
C’était comme si j’avais souffert d’un défaut de la vue. Au lieu de voir les étalages somptueux, les Pharisiens aux manteaux ornés de grandes franges, les marchands orientaux et les jolies femmes avec leurs cruches pleines d’eau, je n’avais d’yeux que pour les pauvres, les contrefaits et les misérables. Mais je me lassai bientôt de cette promenade à travers la cité et, en arrivant devant la porte, je me trouvai une nouvelle fois face au lieu du supplice. Je le dépassai à la hâte et me dirigeai vers le jardin où l’on avait creusé le tombeau. Je fus frappé alors de la beauté de ce verger avec ses arbres fruitiers et ses fleurs que je n’avais point remarquées le matin. Bien que ce fût l’heure de la sieste, je n’avais guère sommeil. Mes pas me conduisirent près du caveau dans lequel je pénétrai une fois de plus ; je jetai un regard circulaire, le linceul avait disparu et seul flottait encore dans l’air le parfum des aromates.
Lorsque je le quittai, j’éprouvai une grande fatigue, plus intense que jamais auparavant. Certes, j’avais fort mal dormi les deux dernières nuits et les jours que j’étais en train de vivre me semblaient être les plus longs de ma vie. La démarche engourdie par l’épuisement, je me laissai tomber sur l’herbe à l’ombre d’un myrte, m’enveloppai dans mon manteau et sombrai dans un profond sommeil.
Le soleil commençait déjà à décliner lorsque j’ouvris les yeux. C’était la quatrième heure. Entouré du pépiement des oiseaux, je m’éveillai dans la fraîcheur du soir embaumé du parfum des résédas. Nulle fatigue ne pesait plus sur moi, mon angoisse avait disparu et je n’avais aucune envie de me torturer davantage avec de stériles pensées. Après une large inspiration, le monde me parut avoir rajeuni, je m’aperçus alors que l’épuisant vent sec venu du désert s’était apaisé et l’atmosphère rafraîchie ; peut-être même le vent s’était-il calmé dès le matin sans que je m’en fusse rendu compte.
Ma tête n’était plus douloureuse, les yeux ne me brûlaient plus par manque de sommeil et je n’avais ni faim ni soif : seule, la merveilleuse sensation de respirer, de vivre et d’exister, homme parmi les hommes, envahissait tout mon être.
Ce fut alors que j’aperçus le jardinier. Il soulevait les branches des arbres fruitiers dont il palpait les fruits point encore mûrs. Il portait le modeste manteau orné de petites franges des gens du peuple et sa tête était couverte pour se protéger du soleil. Craignant de l’avoir irrité en me reposant dans son jardin sans avoir demandé la permission – les coutumes du pays sont complexes et je ne les connais pas très bien –, je me levai aussitôt et, m’approchant de lui, le saluai courtoisement.
— Tu as un jardin merveilleux et j’espère que je ne t’ai point dérangé en venant m’asseoir ici sans ton autorisation, lui dis-je et je me sentais en cet instant l’ami du monde entier.
L’homme tourna son visage vers moi et me sourit avec cordialité, comme jamais jusqu’à ce jour aucun Juif ne l’avait fait en s’adressant à un Romain au visage rasé. Et ses paroles me remplirent également d’étonnement.
— Il y a une place pour toi en mon jardin, dit-il d’un ton très doux, presque timide. Je te connais.
Je pensai que sans doute il n’y voyait pas correctement et devait, pour cette raison, me confondre avec une autre personne de sa connaissance.
— Ne vois-tu pas que je ne suis point Juif ? demandai-je, avec curiosité. Comment peux-tu me connaître ?
— Je connais les miens et les miens me connaissent, affirma-t-il avec ce ton mystérieux, habituel à ceux de sa race.
Puis il m’invita à le suivre d’un geste de la main et, présumant qu’il désirait me montrer quelque chose ou me faire quelque présent en signe d’hospitalité, je l’accompagnai. Il me précédait et je remarquai qu’il boitait légèrement bien qu’il ne fût pas très âgé ; à un tournant du sentier, tandis qu’il soulevait la branche d’un arbre, je vis une blessure à sa main, une blessure point encore guérie. Et soudain, je restai comme pétrifié, mes membres paralysés refusant de m’obéir ; le jardinier tourna vers moi un regard plein de compréhension et poursuivit son chemin jusqu’à disparaître de ma vue derrière un rocher.
Lorsque mes pieds consentirent enfin à m’obéir, je me mis à courir à sa suite, en poussant un cri, mais après avoir fait le tour du rocher, je me rendis compte qu’il avait bel et bien disparu. Le sentier continuait, mais je ne vis nulle trace de l’homme et ne repérai aucun endroit où il eût pu se cacher en si peu de temps.
Les genoux tremblants, je m’assis au milieu du chemin en proie à la perplexité. J’ai relaté cette histoire comme je l’ai vécue et j’avoue, en toute sincérité, que durant un moment je crus avoir vu, en la personne de ce jardinier, le roi des Juifs ressuscité.
La blessure de sa main se trouvait juste là où le bourreau a coutume d’enfoncer les clous lorsqu’il crucifie un condamné de sorte que les os supportent le poids du corps qui se tend de douleur. En outre, il avait affirmé me connaître, et comment l’aurait-il pu s’il ne m’avait point vu du haut de sa croix ?
Mais ce moment d’exaltation passa, la terre reprit sa teinte grise à mes yeux et je retrouvai ma faculté de raisonnement. J’étais là, assis sur le sentier, couvert de poussière, et un paysan aimable m’avait souri. Comment en pouvais-je être bouleversé à ce point ? Ne pouvait-on rencontrer des Juifs aussi accueillants que les autres hommes ! De plus, un jardinier n’a-t-il pas plus de chances de se blesser aux mains en effectuant sa besogne ? Je devais avoir mal interprété son geste et, comme il ne désirait point ma compagnie, il s’était caché en un lieu qui lui était familier.
Et quand bien même il aurait été le roi des Juifs, pourquoi me serait-il apparu à moi ? Qui suis-je donc pour cela ? Et en admettant qu’il eût eu des raisons pour le faire, ne m’aurait-il point alors expliqué ses intentions et ce qu’il attendait de moi ? Mais ainsi, son apparition était totalement dépourvue de sens.
Il me vint également à l’esprit que j’avais tout simplement rêvé, mais lorsque je me levai et retournai sur mes pas, je retrouvai le myrte sous lequel je m’étais reposé. Non ! Je n’avais donc point rêvé ! Je me recouchai dans l’herbe. Ma raison et la façon de penser que l’on m’avait inculquée dès l’enfance, tout en moi s’insurgeait contre cette vision dépourvue de fondement. Certes, je reconnaissais avoir désiré ardemment rencontrer le crucifié vivant et ressuscité, mais je ne pouvais croire à la réalisation de mon désir et me tromper moi-même en prétendant l’avoir vu sous la forme d’un jardinier.
Mes pensées dès lors se séparèrent en deux et j’eus la terrifiante sensation de me dédoubler, un côté de ma personnalité voulant croire tandis que l’autre se moquait de cette crédulité. Le moqueur prétendait que je n’étais plus aussi jeune ni aussi résistant qu’autrefois ; la vie dissolue que j’avais menée à Alexandrie au cours de l’hiver, en buvant et veillant des nuits entières en compagnies frivoles ou bien en lisant de brumeuses prophéties, m’avait perturbé le jugement. En outre, la marche pour venir de Joppé, les émotions infligées par le hasard, avaient constitué la dernière goutte qui fait déborder le vase : je ne pouvais plus me fier à mes sens et encore moins à mes capacités de raisonnement.
Ponce Pilate, plus âgé que moi, est plein d’expérience et de jugement ; par conséquent, si j’étais doué du moindre bon sens, je devrais suivre son conseil : me reposer, me divertir en visitant les monuments de la ville sainte et tout oublier.
Je songeai aux démons qui, selon les croyances populaires, pénètrent dans les personnes affaiblies et prennent possession de leur corps. J’avais dormi près de sépulcres, m’exposant ainsi au danger. Mais je ne parvins pas à identifier le démon qui était en moi : était-ce celui qui s’entêtait à me convaincre de la résurrection du roi des Juifs que j’avais vu de mes propres yeux sous la forme d’un jardinier, ou bien était-ce celui qui se raillait de tout ?
À peine cette idée m’avait-elle effleuré l’esprit que le moqueur en moi s’enhardit : « Tu es arrivé à une telle extrémité que tu crois même aux démons des fils d’Israël ! Tu as pourtant suivi, à Alexandrie, les expériences des médecins qui dissèquent les corps humains, tu as même appris que certains étaient allés jusqu’à découper des cadavres de condamnés à mort pour y rechercher l’âme et tu n’ignores point qu’ils ne trouvèrent jamais rien. Et maintenant, tu t’imagines qu’un homme a ressuscité d’entre les morts bien que tu l’aies vu toi-même mourir sur la croix et que tu aies été présent lorsque le légionnaire lui a percé le cœur de sa lance ! Cela n’est pas possible et ce qui n’est pas possible ne peut être la vérité ! »
Mais le crédule répliquait : « Marcus, si tu abandonnes tout cela et que tu t’en ailles, jamais plus tu ne goûteras le repos, tu ne cesseras de souffrir à l’idée que tu as été le témoin d’un événement qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Ne sois point trop raisonnable ! La sagesse a ses limites et se trompe souvent comme l’ont suffisamment démontré les sophistes. Rien ne t’empêche de chercher, humblement et avec prudence, le fin mot de cette histoire. Cherche d’abord, tu penseras ensuite. Si de telles choses sont inconnues dans le passé, cela ne signifie point qu’elles ne puissent jamais advenir. Et d’un certain côté au moins, cette histoire a une réalité bien plus grande que les signes et augures auxquels tu as cru autrefois. Laisse parler ta sensibilité de préférence à ta raison : tu ne fais point partie des sept sages et ne dois point oublier que nul au monde ne fut jamais porté aux nues pour sa seule puissance de déduction : Sylla croyait en sa chance, César ne croyait guère que les ides de Mars lui fussent contraires ; même les animaux, qui pourtant n’ont aucune faculté de raisonnement, sont plus sages que l’homme car les oiseaux firent silence et les chevaux prirent le mors aux dents avant le tremblement de terre ; et tu sais bien que les rats s’enfuient du navire qui va faire naufrage. »
J’ai du mal à décrire ce dédoublement, il me semble en effet que personne ne le peut imaginer s’il ne l’a lui-même éprouvé ; c’est une expérience qui emplit d’épouvante et peut-être aurais-je perdu l’esprit si n’existait, au plus profond de mon être, une froide sérénité qui m’a toujours protégé, même au pire de mon trouble. Mais cette expérience a fait de moi un homme taciturne et j’en suis arrivé à la conclusion que seul l’essentiel doit m’importer désormais.
Lorsque enfin je retrouvai mon calme, déjà le crépuscule baignait les vallées dans l’ombre des montagnes. Au sommet de la colline, dominant la cité, resplendissait le temple des Hébreux, étincelant sous le soleil. Je me dirigeai vers la ville, à la recherche de la demeure de mon banquier auquel je désirais présenter mon billet à ordre : j’aurais besoin de quelque argent si je voulais poursuivre mes investigations. J’atteignis enfin le quartier neuf, près du théâtre et du palais du grand prêtre, et le banquier me reçut en personne après que j’eus expliqué à ses gens la raison de ma visite.
J’éprouvai une véritable surprise en le rencontrant, car cet homme ne ressemblait en rien aux divers types des hommes de sa race qu’il m’avait déjà été donné de voir. Dès l’abord, il m’invita à l’appeler par son nom grec d’Aristhènes.
— Je savais que tu allais venir, poursuivit-il. Un rouleau m’annonçant que tu avais pris la route m’est parvenu, et j’ai même éprouvé quelque crainte que tu ne fusses tombé sur une bande de voleurs durant ton voyage, car tu as tardé à te présenter. La première chose que font les étrangers en arrivant ici, c’est de venir me voir, pour changer leur argent naturellement, et aussi pour recevoir de bons conseils quant à la meilleure manière de le dépenser ; Jérusalem, en dépit d’une sévère apparence, est une métropole pleine de gaieté durant les fêtes. Mes clients reviennent me voir plus tard pour m’emprunter de l’argent afin de s’en retourner chez eux et, en toute sincérité, je dois reconnaître que je fais davantage de bénéfice avec ces prêts qu’avec les lettres de change. Je te raconte tout cela pour que tu saches que, si tu rencontrais des difficultés pendant ton séjour parmi nous, tu ne dois pas craindre de venir à moi. Rien de ce que peuvent faire de jeunes voyageurs impétueux ne m’étonne plus ! Lorsque j’ouvre ma porte dès la sonnerie des trompettes, il m’arrive souvent de découvrir un client endormi sur mon seuil, la tête reposant sur une pierre ! Il a perdu tout son bien au jeu, y compris son manteau et ses chaussures !
Il bavardait avec une insouciance de véritable homme du monde et ne me parut guère plus âgé que moi malgré son importante position. Il portait une petite barbe pour sauver les apparences, tandis que les franges au bord de son manteau étaient si minces que c’était à peine si on les voyait ; il était de plus coiffé à la grecque et délicatement parfumé. Bref, il paraissait être un homme de bien fort avenant.
Je lui racontai que je logeais dans la tour Antonia car, dans la crainte de troubles, les Romains m’avaient fortement conseillé de ne point résider dans la cité durant les fêtes. Il leva les bras au ciel avec une expression de surprise indignée.
— Mais c’est absolument faux et offensant pour nous ! dit-il. Notre Sanhédrin dispose d’une police tout à fait suffisante au maintien de l’ordre et nos sacerdotes poursuivent les trublions avec certainement plus d’efficacité que les Romains ! Certes, les habitants de Jérusalem n’ont guère d’affection pour les légionnaires syriens, mais c’est de leur faute bien évidemment ! En revanche, un étranger qui apporte de l’argent à la cité, respecte nos coutumes et observe les ordonnances, reçoit toujours le meilleur accueil : on le gâte, on s’en occupe, les guides se disputent l’honneur de le conduire et nos érudits sont toujours prêts à lui révéler les vérités de notre religion ; nous avons à son intention des auberges de toutes catégories, de la plus luxueuse à la plus modeste ; et, entre les murs de certaines maisons, on tolère, pour son plaisir, tous les divertissements imaginables venus d’Égypte, de Grèce ou de Babylone ! Il pourra même rencontrer ici des danseuses venues des Indes s’il a soif de jouissances exotiques ! Mais, naturellement, il vaudra mieux qu’il s’installe dans ce quartier nouvellement construit et proche du forum.
Je lui répondis que le vent d’est m’avait fort incommodé en me donnant de violents maux de tête et que je n’avais guère apprécié d’avoir été réveillé à l’aube par un tremblement de terre et le fracas des boucliers précipités au sol.
Il redoubla d’enthousiasme dans la défense de sa ville.
— Il ne faut point s’attacher à ces deux secousses de rien du tout ! Elles n’ont d’ailleurs fait aucun dégât ! Si tu avais dormi ici, dans le plus beau quartier, tu ne te serais même pas rendu compte de celle de ce matin : personnellement, je ne me suis point levé ! Il est possible cependant qu’elle ait été plus forte du côté de la forteresse.
Je tentai d’amener la conversation sur Jésus de Nazareth, bien que je susse pertinemment que ce faisant je manquais de courtoisie.
— De plus, vous avez crucifié votre roi juste au moment où j’atteignais la cité, ajoutai-je en affectant la colère, et je te prie de croire qu’il n’y avait rien de réjouissant dans ce spectacle !
Une ombre passa sur le visage du banquier, mais il frappa des mains et ordonna que l’on apportât du vin de miel et des pâtisseries.
— Quel étrange voyageur fais-tu, qui ne trouve que des sujets d’ennuis dans cette ville, la seule au monde pourtant qui soit véritablement sacrée ! Mais accorde-moi la grâce de prendre place et daigne m’écouter car je vois que tu ne connais point ce dont tu parles. Nous, les fils d’Abraham, nous sommes, il est vrai, férus d’écritures saintes et de prophéties ; mais il n’est guère difficile de le comprendre : nous avons la religion la plus merveilleuse qui soit et notre histoire est proprement incroyable. Songe que nous sommes la seule nation sur cette terre à vénérer un dieu unique, un dieu qui ne permet point d’en adorer d’autres, nous sommes également les seuls à posséder, ici à Jérusalem, un temple unique, où nous célébrons notre dieu selon les lois qu’il nous a lui-même dictées par la bouche du libérateur de notre peuple.
Il m’adressa un sourire en m’invitant à me servir un verre de vin et à goûter une pâtisserie, mais il ne m’offrit point lui-même à boire et je remarquai alors que les gâteaux à moi destinés ne se trouvaient pas sur le même plateau que les siens. Ayant suivi mon regard, il sourit.
— N’oublie point que je suis Juif et que j’ai mes préjugés, dit-il. Mais c’est seulement eu égard à mes domestiques que je ne partage pas mon verre avec toi ou que je ne mets point mes doigts dans le même plat. Ne va pas croire pour cela que je me considère comme supérieur à toi. Je suis un homme cultivé et transgresse maints commandements de la loi tout en essayant de me conformer aux apparences. Nous avons chez nous les Pharisiens qui empoisonnent leur propre vie et celle de tous en exigeant avec fanatisme une obéissance absolue à la tradition ! Et là réside notre contradiction, car c’est bien la tradition qui maintient l’unité de notre nation : dans toutes les cités du monde, en effet, la même loi unit les fils d’Israël et les contraint à ne point se mêler aux autres. S’il n’en avait pas été ainsi, eux qui ont supporté l’exil et l’esclavage en Égypte et à Babylone auraient disparu il y a fort longtemps d’entre les peuples. Pour ma part, moi qui suis un homme civilisé et qui me sens grec de cœur, je ne puis guère accepter que la lettre de la loi entrave la démarche de l’esprit. Et cependant, crois-moi, si cela s’avérait nécessaire, je me ferais mettre en pièces pour notre dieu et notre temple ! Notre histoire établit d’une manière évidente que nous sommes la nation élue de Dieu. Une fois ceci admis, il me semble que les questions de nourriture, de boisson, de lavage de mains ou de plats doivent peu importer à Dieu et n’ont pas grande signification auprès de son inconcevable splendeur ; il est vrai cependant que les coutumes complexes, les traditions, la circoncision, la sanctification du samedi et le reste – tout ceci qui est trop difficile à expliquer à un profane – maintiennent notre nation unie dans ce petit pays au carrefour de l’Orient et de l’Occident, afin qu’elle ne se mélange point avec les autres et qu’elle soit prête pour le règne de mille ans lorsque le Messie arrivera.
Il me jeta un rapide regard, puis s’empressa d’ajouter :
— Voilà ce qu’ont annoncé les prophètes, mais tu ne dois absolument pas le prendre au pied de la lettre, pas plus que tu ne dois croire que nous berçons le rêve de gouverner le monde avec l’aide du Messie. Il n’y a que le peuple, la plèbe comme vous dites, vous les Romains, pour se laisser aller à ces illusions. Par tempérament, nous sommes enclins à l’exaltation et c’est pourquoi surgissent constamment parmi nous des messies qui tentent leur chance ! Il n’y a pas un faiseur de miracles qui ne soit capable d’attirer à lui les pauvres gens : il suffit qu’il croit en lui suffisamment pour ce faire ! Mais n’aie aucun doute à ce sujet : nous saurons reconnaître le vrai lorsqu’il se présentera, si tant est qu’il se présente jamais ! Nous en avons une grande expérience : notre roi Macchabée a fait crucifier trois mille fanatiques ! Vraiment, je ne puis croire que tu éprouves quelque compassion pour un homme qui se faisait passer pour le Messie !
Tandis qu’il parlait, je ne cessais de déguster les gâteaux et le vin qui peu à peu me montait à la tête.
— Quelle volubilité, dis-je en souriant, et quel enthousiasme pour une affaire qui, selon tes propres dires, est dénuée de toute espèce d’importance !
— Les messies, crois-moi, n’ont qu’un temps, poursuivit-il. Seul notre dieu est éternel et le temple rassemble les Juifs pour les siècles des siècles. Nous avons toutes les raisons de savoir gré aux Romains d’avoir reconnu que notre religion nous faisait une place à part dans le concert des nations et de nous permettre de nous gouverner nous-mêmes. Aussi bien l’empereur Auguste que l’empereur Tibère ont fait preuve de magnanimité à notre égard en écoutant nos doléances ; grâce à eux, notre position a pu se stabiliser. À vrai dire, depuis que Rome s’est chargée de gouverner le monde civilisé, notre situation est incomparablement meilleure que s’il nous incombait d’entretenir une armée permanente, charge obligatoire de tout pays libre et qui épuiserait toutes nos ressources dans des conflits interminables avec des voisins pleins de cupidité. En l’état actuel des choses, nous disposons d’un solide garant dans chaque cité d’importance, même dans des régions aussi éloignées que la Gaule, la Bretagne ou les rivages des Scythes ; cette protection nous convient à la perfection et notre réputation commerciale est bien établie chez les Barbares. Personnellement, je consacre pour me distraire une partie de mon temps à l’exportation de fruits et de noisettes vers Rome. Le seul point noir réside dans le fait que nul d’entre nous ne soit capable d’exercer le métier d’armateur ; j’ignore pour quelle raison, mais l’onde amère n’inspire pas confiance à ceux de ma race !
« Tous les croyants qui en ont la possibilité affluent à Jérusalem pour offrir des sacrifices dans le temple ; ainsi, sous forme d’offrandes, se déversent sans relâche et s’accumulent des richesses innombrables. Tu comprendras dès lors qu’il nous soit impossible de tolérer que le peuple se laisse emporter par les rêves d’une quelconque royauté !
Il désirait manifestement me faire partager sa conviction du bien-fondé de la politique du Sanhédrin.
— Mais, malgré tout, nous vivons au bord du précipice ! dit-il en se penchant sur moi. Il suffirait qu’un procurateur avide fît sienne la devise : « Diviser pour régner ! » ; en encourageant ceux qui briguent le pouvoir, il provoquerait à coup sûr des émeutes et des révoltes qui lui permettraient de limiter notre autonomie tout en lui donnant l’occasion d’accaparer le tout ou une partie au moins des trésors du temple. Quoique, dans le fond, et sans parler de notre propre intérêt, il soit beaucoup plus avantageux pour Rome de maintenir les choses en l’état et de soutenir le Sanhédrin qui ne se mêle absolument pas de politique. Afin d’éclairer ta lanterne, je te dirai que notre Sanhédrin correspond en quelque sorte au sénat romain En font partie les grands prêtres, les scribes les plus érudits et un groupe de laïques influents, appelés les Anciens du peuple ; ces derniers qui ne sont pas nécessairement très âgé, appartiennent de plein droit au Conseil soit par leur fortune soit par l’importance de leur famille. Le peuple, en revanche, n’a aucune formation politique et il est hors de question de le laisser gouverner. Voilà pourquoi nous devons étouffer dans l’œuf la moindre tentative qui aurait pour but d’augmenter ses pouvoirs politiques ou de restaurer une monarchie, aussi inoffensive que paraisse la conspiration et même si elle se manifeste sous le couvert de notre religion ou de l’amour du prochain.
Mon silence chargé de mépris entraînait le banquier à parler avec plus de véhémence, comme s’il se défendait de quelque faute.
— Toi qui es un Romain habitué à ne vénérer que de simples images, tu ne peux imaginer l’immense influence exercée par une religion authentique. Elle constitue notre force en même temps qu’elle est notre plus grand péril, car les agitateurs doivent inévitablement recourir aux Écritures pour justifier leur cause et ce, quel que soit le but poursuivi.
« Évidemment, tu pourras dire que ce Jésus de Nazareth, crucifié la veille de la Pâques, était un juste, un innocent, un remarquable guérisseur et un grand prédicateur ! Je n’en disconviens pas ! Mais c’est justement un homme innocent et sincère qui attire le peuple par sa personnalité et ses promesses d’avenir meilleur, qui est toujours le plus dangereux ! Étant sans préparation politique, il devient l’instrument de ceux qui briguent le pouvoir tout en croyant avec naïveté agir pour le bien de tous ! Car ceux-là se moquent bien de détruire l’ensemble du système social et de perdre la nation tout entière qui finirait par tomber sous les coups des Romains ! Leur seul souci est de satisfaire leurs ambitions et de s’emparer du pouvoir ne fût-ce que pour peu de temps !
« Crois-moi, tout homme qui se présente comme un messie est un criminel politique, aussi sincère soit-il, et il mérite la mort !
Et, comme s’il craignait que sa conviction faiblît, il se hâta d’ajouter :
— De toute façon, il se rend coupable de blasphème, ce qui est un crime suivant notre loi. Je reconnais que ce n’est pas la loi qui compte pour des hommes comme nous, mais franchement, si ce Jésus était entré dans le temple une seule fois de plus, on aurait vu un grand désordre, les trublions en auraient profité pour s’emparer du pouvoir en se servant de lui comme d’un bouclier, et beaucoup de sang aurait coulé ! Les Romains auraient alors été obligés d’intervenir et que serait-il advenu ensuite ? La suppression de notre autonomie politique ! Qu’un homme meure plutôt que la nation entière périsse !
— J’ai déjà entendu cette phrase, rétorquai-je.
— Alors oublie-la ! répondit-il. Nous n’avons guère à nous vanter de sa mort. Tout au contraire ! Moi-même j’éprouve de la tristesse lorsque je pense à lui, car je crois qu’il n’était point un mauvais homme. Que n’est-il resté dans son pays ! Il ne lui serait rien arrivé de mal car là-bas, en Galilée, il y avait même des collecteurs d’impôts qui le protégeaient et l’on disait que le commandant de la garnison de Capharnaüm était son ami.
Je vis bien qu’il était inutile de faire une allusion à la résurrection du Nazaréen ; un tel propos n’aurait pu que me perdre dans l’estime de mon interlocuteur qui m’aurait pris pour un homme dépourvu de jugement.
— Tu m’as convaincu, dis-je après un bref silence, et je comprends à présent que sa mort fut nécessaire pour des raisons politiques. Mais j’ai pour habitude, lorsque je voyage, de collectionner des informations sur toutes sortes de curiosités ; cela me permet ensuite de distraire mes amis avec mes récits et, parfois même, d’apprendre quelque chose. Entre autres, je m’intéresse vivement aux questions de guérisons miraculeuses. J’ai eu l’occasion, au cours de ma jeunesse passée à Antioche, de voir un mage de Syrie fort habile en la matière. En Égypte également, il existe des lieux de pèlerinage où s’accomplissent de tels miracles. Il me plairait vraiment de faire la connaissance d’un des malades que cet homme a guéri, afin de savoir quelle était sa méthode.
Puis, comme pris soudain d’une idée subite, je m’exclamai :
— Le mieux serait de rencontrer un de ses disciples ! J’aurais ainsi une information de première main sur ce qu’ils pensent de lui et sur les intentions qu’il avait.
— Ils se sont certainement cachés, ou peut-être sont-ils déjà retournés se réfugier en Galilée, me répondit Aristhènes sur un ton qui me sembla courroucé. Que je sache, il n’avait guère plus de douze disciples proches, et l’un d’entre eux a dévoilé au Sanhédrin leur refuge nocturne. Ce sont tous de petites gens, des pêcheurs du lac de Tibériade ou quelque chose d’approchant, à part un dénommé Jean qui appartient à une très bonne famille et qui a fait des études et appris le grec. Je crois aussi qu’un collecteur d’impôts s’était adjoint à son groupe ; mais ils ne sont pas grand-chose, tu sais, tu ne pourras rien en apprendre. Cependant…
Il se tut un instant, me regarda, puis ajouta :
— Si tu éprouves quelque curiosité à ce sujet, bien que je ne puisse le comprendre car tu pourrais vraiment passer du bon temps à Jérusalem, nous avons un membre du Sanhédrin, Nicomède, qui pourrait te donner des informations. C’est un pieux érudit qui consacre sa vie à l’étude des Écritures. Aucun mal n’est en cet homme bien qu’il ait pris la défense de Jésus lors du conseil. Je pense seulement qu’il est trop naïf pour occuper un poste aussi important ! Il n’a d’ailleurs point assisté à la séance du Sanhédrin qui se tint durant la nuit, car sans doute n’aurait-il pas eu le courage de condamner le Nazaréen.
— J’ai entendu parler de lui, intervins-je. N’est-ce point lui qui fit descendre le roi de la croix et le mit au tombeau ? On dit qu’il a dépensé plus de cent livres en aromates destinés au linceul !
Le mot roi irrita visiblement Aristhènes mais il ne prit pas la peine de me corriger.
— Tu es vraiment au fait de tout ce qui se passe ! dit-il avec humeur. Son geste, ainsi que celui de Joseph d’Ariméthie, fut bien évidemment un geste de protestation, mais nous avons fermé les yeux : si cela peut les aider à calmer leur remords ! Joseph n’est qu’un ancien du peuple, tandis que Nicomède est un rabbin d’Israël et il devrait à ce titre se montrer plus circonspect… quoique, il ne soit guère avisé de se fier sans réflexion aux bonnes intentions de qui que ce soit ! Peut-être, après tout, qu’en ensevelissant le Galiléen, ils cherchent à rassembler autour de leurs personnes l’opposition qui existe à l’intérieur du Sanhédrin et ce, dans le but de diminuer le pouvoir du grand prêtre.
Fasciné soudain par cette idée, il s’écria :
— Eh ! Je ne suis pas ennemi d’une politique de ce genre ! L’impudence de Caïphe a atteint de telles proportions qu’elle porte tort à notre industrie ainsi qu’à notre commerce. Il a octroyé aux seuls membres de sa famille le droit de vendre les animaux destinés aux sacrifices et de changer de la monnaie dans l’enceinte du temple. Tu le croiras si tu veux, mais je ne dispose même pas d’une table de change à mon nom dans la cour ! Qui sait finalement si Nicomède, avec toute sa candeur, ne mène pas une saine politique ? Il n’est ni juste ni légal que la cour du temple se transforme en une foire d’empoigne, mais une concurrence raisonnable conviendrait dans le marché des changes. Les fidèles pèlerins y trouveraient également leur avantage, qui ne se verraient plus contraints à se conformer au cours établi par Caïphe pour tout échange effectué dans le temple.
Son commerce ne m’intéressant point, je l’interrompis derechef.
— J’aimerais rencontrer Nicomède, mais je crains que ma qualité de Romain ne me ferme sa porte.
— Mais, cher ami, protesta Aristhènes, c’est la meilleure recommandation auprès de lui. Un érudit de chez nous considère comme un honneur qu’un citoyen romain désire des éclaircissements sur notre religion. Tu devras te présenter à lui comme un homme fervent de Dieu. Cette attitude ouvre ici toutes les portes sans entraîner d’obligations. Je me ferai un plaisir de te recommander si tel est ton désir.
Nous sommes donc convenus qu’il enverrait un mot au rabbin pour lui expliquer mon souhait et que, le jour suivant, je me rendrais chez lui à la tombée de la nuit.
Je retirai un peu d’argent et laissai le reste à la banque. Aristhènes me proposa les services d’un guide plein d’expérience pour m’ouvrir toutes les portes secrètes de tous les plaisirs de Jérusalem, mais je l’assurai que j’avais fait un vœu après avoir vécu un hiver épuisant à Alexandrie. Ajoutant foi à mes paroles, il admira ma force de volonté tout en regrettant qu’elle me fît perdre bien des choses agréables.
Nous nous séparâmes bons amis et il m’accompagna jusqu’au seuil de sa maison où il m’offrit de me faire précéder par un serviteur chargé de m’ouvrir le chemin à grands cris, ce qu’également je refusai, n’ayant nulle envie d’attirer l’attention sur moi. Enfin, une ultime fois, il m’assura de son entier dévouement. C’est vraiment l’Hébreu le plus affable qu’il m’ait été donné de rencontrer, et pourtant, je ne sais pourquoi, je n’éprouve guère de sympathie à son égard ; ses explications, pourtant dépourvues de préjugés, ont rendu mon esprit plus froid et réveillé ma méfiance.
À mon arrivée à la forteresse Antonia, on m’annonça que Claudia Procula m’avait fait demander à plusieurs reprises. Je montai donc en hâte dans ses appartements de la tour ; elle se reposait dans sa chambre, mais elle passa rapidement un léger vêtement de soie et jeta une cape sur ses épaules pour se précipiter à ma rencontre avec sa dame de compagnie. Ses yeux brillaient d’un vif éclat et les rides de son visage me parurent comme effacées. Elle paraissait en proie à une vive exaltation.
— Marcus ! Ô Marcus ! s’écria-t-elle en me saisissant les deux mains, le roi des Juifs est ressuscité !
— Le proconsul ne t’a-t-il donc pas raconté que les disciples de Jésus ont subtilisé le cadavre pendant la nuit ? répondis-je. On en a dressé un procès-verbal officiel sur la foi de six légionnaires.
Claudia frappa du pied avec irritation.
— Est-ce que tu imagines que Ponce Pilate puisse admettre un fait qui n’intéresse ni sa bourse ni son confort ? Mais moi, j’ai des amis à Jérusalem : ignores-tu encore qu’une des femmes qui l’avait suivi, celle qu’il a délivrée de sept démons, s’est rendue ce matin à l’aube dans le sépulcre ? Elle l’a trouvé vide, mais elle a vu un ange aux vêtements aussi éblouissants que le soleil et dont le visage étincelait tel une flamme.
— Si c’est ainsi, dis-je sèchement, il ne fait aucun doute que la femme dont tu parles a été reprise par ses démons !
Je me sentis envahi par le découragement en me rendant compte de l’état dans lequel je me trouvais : ainsi donc, mon esprit était si troublé que j’avais les mêmes préoccupations que des femmes malades ?
— Ô Marcus, toi aussi ! reprocha Claudia en fondant en larmes. Et moi qui pensais que tu étais de son côté ! On m’avait même dit que tu étais allé voir et que tu avais aussi trouvé le sépulcre désert. Crois-tu donc davantage Ponce Pilate et quelques soldats vendus que le témoignage de tes propres yeux ?
Une vague de tendresse me submergea car les pleurs donnaient au visage de Claudia une sorte de lumière et j’aurais aimé pouvoir la consoler. Mais je savais qu’il eût été dangereux de confier ce que j’avais vu à une épouse irritée. D’autre part, les femmes de Jérusalem, en rêvant de la résurrection avec force visions et apparitions d’anges, servaient, à mon avis, la cause du Sanhédrin et rendaient le miracle encore plus incroyable.
— N’aie point de peine, ô Claudia, la suppliai-je. Tu sais bien que j’ai étudié fort sérieusement les textes des cyniques et qu’il est vraiment difficile pour moi de croire aux histoires surnaturelles. D’un autre côté, je ne veux rien rejeter catégoriquement. Allons, dis-moi qui est ce témoin dont tu parles, comment s’appelle-t-il ?
— Son nom est Marie, répondit Claudia pleine d’un enthousiasme qu’elle désirait me communiquer. C’est un nom très commun chez les gens d’ici, mais cette Marie est de Magdala, sur les rives du lac de Tibériade. Elle est riche et possède un élevage de colombes fort réputé. Ses colombiers fournissent au temple chaque année des milliers de colombes immaculées destinées aux sacrifices. Lorsque les démons s’emparèrent de son esprit, elle acquit une mauvaise réputation, mais après sa guérison par le rabbin de Nazareth, elle n’a plus été la même et l’a suivi à travers le pays. J’ai fait sa connaissance lors d’une visite chez de nobles amies de la ville et ce qu’elle dit au sujet de son maître me toucha profondément.
— Il faudrait que j’entende l’histoire de sa propre bouche pour pouvoir la croire, assuré-je. Peut-être n’est-ce qu’une pauvre femme exaltée qui rêve d’éveiller la curiosité des gens coûte que coûte ! Crois-tu, Claudia, que je pourrais la rencontrer ?
— Est-ce un péché de rêver ? s’écria-t-elle. Mes propres rêves m’ont poursuivie avec tant d’acharnement que j’ai mis en garde mon mari : il ne fallait pas condamner l’homme juste. En pleine nuit, un messager m’avait averti de sa capture et on me suppliait instamment de jouer de mon influence pour obtenir que Ponce Pilate ne l’envoyât pas à la mort ; mais je n’avais nul besoin de message secret, car mes songes étaient plus puissants. Et à présent encore, je suis persuadée que mon époux s’est rendu coupable de l’acte le plus insensé de sa vie en l’abandonnant à la croix qui l’attendait.
— Crois-tu que je pourrais rencontrer cette Marie ? insistai-je.
— Il ne convient pas qu’un homme adresse la parole à une femme juive, rétorqua-t-elle, et à plus forte raison si cet homme est un étranger. Je ne sais d’ailleurs guère où la trouver. Je reconnais qu’elle est femme à s’enflammer facilement ; étant donné ton esprit cynique, tu pourrais t’en faire une idée erronée si tu la voyais, mais tu ne m’empêcheras pas d’ajouter foi à son récit pour mon propre compte !
L’enthousiasme de Claudia commençait à faiblir.
— Et si je la rencontrais par hasard, me permettrais-tu de faire état de nos relations amicales pour la prier de me raconter en secret ce dont elle a été témoin ?
Elle murmura que jamais un homme ne serait en mesure de gagner la confiance d’une femme comme le serait une autre femme, et que d’ailleurs, les hommes en général ne sont jamais capables de comprendre vraiment une femme ! À contre-cœur elle accepta que je mentionnasse son nom si la chance me mettait en présence de son amie.
— Mais si, par ta faute, il lui arrive le moindre mal, tu devras en répondre devant moi, conclut-elle sur le ton de la menace.
Ainsi prit fin notre conversation. Nul doute que l’épouse du proconsul n’eût caressé le rêve de me voir partager sa foi enthousiaste dans la résurrection du roi des Juifs ! Cette résurrection à laquelle, bon gré mal gré, je suis bien contraint de croire puisque j’ai vu le linceul dans le sépulcre abandonné. Mon dessein en tout cas est de mettre au clair cette affaire d’une manière sensée.