STEFAN WUL Oms en série

PREMIÈRE PARTIE

1

En silence, le draag s’approcha du hublot donnant sur la salle de nature. Souriant, il regarda jouer sa fille.

C’était une jolie petite fille draag, avec de grands yeux rouges, une fente nasale étroite, une bouche mobile et, de chaque côté de son crâne lisse, deux tympans translucides à force de finesse.

Elle courait sur le gazon, faisait des culbutes et se laissait rouler jusqu’à la piscine en poussant des cris de joie. Puis elle descendait sous l’eau le plus bas possible et prenait assez d’élan pour surgir, telle une fusée, jusqu’au plongeoir où elle s’accrochait du bout des doigts.

Comme elle recommençait pour la troisième fois son manège, elle manqua le plongeoir et dut déplier la membrane de ses bras pour planer jusqu’au gazon.

Elle resta un moment debout, rêvant à quelque nouveau jeu. Menue pour ses sept ans, elle n’avait que trois mètres de haut.

Son père entra dans la salle de nature et s’avança vers elle. Il la prit par la main, souriant toujours. Elle leva la tête vers lui.

— Je t’avais promis une surprise, dit le draag.

Elle resta un moment immobile, puis, ses yeux rouges s’allumant de joie, elle serra de ses vingt petits doigts la main de son père et cria:

— L’ome du voisin a eu son petit!

— Elle en a eu deux, dit le draag. C’est assez rare. Nous te choisirons le plus beau. Ou plutôt non, tu le choisiras toi-même.

Elle tira le bras de son père en trépignant.

— Vite, père, emmène-moi les voir!

— Habille-toi d’abord, dit le draag en montrant la tunique abandonnée sur le gazon.

À la hâte, elle passa le mince vêtement et courut devant son père pour arriver plus vite. L’un suivant l’autre, ils traversèrent le terre-plein les séparant de la demeure voisine.

— Vite, père, disait l’enfant draag en se haussant sur ses jambes pour essayer de toucher l’introducteur, simple plaque brillante fixée sur la porte.

— Tu es trop petite, ne t’énerve pas, dit le draag en touchant de la main l’introducteur.

Le visage du voisin apparut sur la plaque et dit:

— Te voilà, Praw, je vois que tu m’amènes Tiwa.

— Et dans quel état d’impatience! sourit Praw de sa large fente buccale.

La porte s’ouvrit devant les visiteurs. Le voisin les attendait, debout à l’entrée de la salle de nature. Il déplia poliment ses membranes en étendant les bras.

— Bonheur sur toi, Praw.

— Bonheur sur toi, Faoz, répondit le père de Tiwa.

Déjà, se coulant sous les jambes du voisin, la petite courait sur le gazon. Son père la rappela, mi-indulgent, mi-sévère.

— Tiwa! Tu n’as pas salué.

Tiwa déplia rapidement une membrane.

— Bonheur…, dit-elle. Oh! voisin Faoz, où sont-ils? Où sont les petits oms?

De son gros œil rouge, Faoz fit un signe complice à Praw.

— Par ici, dit-il en traversant la salle.

Ils passèrent plusieurs portes et entrèrent dans une petite omerie où flottait une légère odeur animale, malgré la propreté immaculée des lieux.

Étendue sur un coussin, une ome allaitait ses deux petits. Elle les tenait serrés contre elle dans ses bras repliés, tandis qu’ils suçaient goulûment ses deux mamelles.

Tiwa se pencha en avant pour les voir de plus près.

— Oh! dit-elle, ils n’ont presque pas de poils sur la tête!

— Quand il s’agit d’un om, on dit des cheveux et non des poils, précisa Praw. Ils viennent de naître, leurs cheveux pousseront par la suite.

Elle regarda les longs cheveux blonds de la mère.

— Est-ce qu’ils auront des cheveux dorés, comme leur maman?

— Certainement, dit Faoz, le père était aussi de race dorée.

— Ils sont de race pure? s’étonna Praw. Tu sais, Tiwa, c’est un beau cadeau que tu reçois du voisin Faoz!

— Mais non, ça me fait plaisir pour Tiwa! Lequel choisis-tu, Tiwa?

La petite avança la main.

— Je peux les toucher?

— Attention, la mère pourrait mordre. Laisse-moi te les montrer.

Faoz déplia sa membrane et caressa les cheveux blonds de l’ome. Celle-ci gronda un peu, du fond de la gorge.

— Allons, allons, la calma son maître. Sois sage, Doucette. Je ne veux pas leur faire de mal. Je vais te les rendre aussitôt… Tu comprends?

Il prit les deux jumeaux en disant:

— Elle est intelligente et affectueuse, mais ça les rend toujours un peu hargneuses d’avoir des petits. C’est l’instinct!

Il posa un petit dans la main tendue de Tiwa. Le bébé se tortilla comme une petite grenouille en agitant deux minuscules poings fermés. Une goutte de lait coulait de sa bouche braillante et édentée.

— Qu’il est mignon! admira Tiwa.

Suppliante, l’ome s’accrochait tantôt aux jambes de son maître, tantôt à celles de Tiwa en disant sans arrêt: «Bébé! bébé!». Le draag lui caressa la tête de sa main libre.

— Mais oui, ma Doucette, on va te les rendre, mais oui, sois sage!

— Ils sont tout pareils, dit Tiwa en berçant le bébé dans le creux de sa main. Je choisis celui-là. Je peux l’emporter tout de suite?

Son père protesta.

— Non, il est encore trop jeune, tu le prendras dans quelques jours, quand il saura marcher.

La petite draag parut déçue. Ses yeux rouges se ternirent.

— Mais tu pourras venir le voir d’ici là, dit le voisin en lui enlevant le bébé.

— Oui, dit le père, quelques jours sont vite passés. Et puis, il faut me laisser le temps de faire aménager une omerie à la maison.

Tiwa désigna le coussin sur lequel la mère ome retournait ses petits en tous sens pour voir s’ils n’avaient pas souffert des draags.

— Il y aura un coussin comme ça dans l’omerie?

— Bien sûr.

— Et une mangeoire comme ça?

— Mais oui!

Elle sauta sur place en faisant claquer ses membranes axillaires. Elle chantonna:

— Un petit om! Un petit om!

Puis, soudain plus sérieuse:

— C’est la bête que je préfère!

Les deux draags sourirent.

— Et pourquoi?

— Parce que ça peut parler, ça peut même nager quand on leur apprend.

— Oui, mais assez mal… Eh bien! nous allons laisser notre voisin tranquille.

Il se tourna vers Faoz en dépliant ses membranes.

— Merci, Faoz. Bonheur sur toi!

— Bonheur, dit Faoz en les reconduisant. Ne me remerciez pas, c’est peu de chose.

Il caressa la tête lisse de Tiwa.

— Bonheur, petite. Et à bientôt!

— Bonheur sur toi, voisin Faoz.

Elle traversa le terre-plein en sautillant de joie, à la suite de son père. Elle était heureuse; dans quelques jours, les petits oms sauraient marcher, elle pourrait prendre le sien.

Il est vrai qu’un seul jour de la grosse planète Ygam équivalait à quarante-cinq jours d’une petite planète nommée Terre, monde très lointain d’où les oms étaient originaires.

2

Quand le petit om choisi par Tiwa fut assez grand pour marcher seul, on le sépara de sa mère. Le voisin Faoz exigea que cette séparation fût progressive, car il était bon et aimait les bêtes.

Il commença par confier le petit à Tiwa pendant une seule heure par jour, puis deux, et ainsi de suite… Ainsi, la mère et le petit se déshabituaient peu à peu l’un de l’autre. Au début, la mère geignit interminablement à chaque départ de son fils pour la demeure voisine. Puis elle reporta de plus en plus son affection sur son autre enfant.

Quand on installa définitivement le petit om dans l’omerie aménagée à son intention, la mère ne souffrit plus que d’un vague regret sans objet précis. Mais pendant plusieurs jours encore, elle geignait, par moments, sans bien savoir pourquoi.

Quand Tiwa sut qu’on ne lui reprendrait plus son petit om, elle dit:

— Cette fois, il est bien à moi! Comment vais-je l’appeler?

— Le nom de la mère ome est Doucette, conseilla son père, appelle-le Doucet.

Tiwa regarda le jeune animal qui arrachait à poignées le gazon de la salle de nature.

Il s’accroupissait sur ses petites jambes potelées, crispait ses poings dans l’herbe avec un air de béatitude sur le visage et jetait des touffes vertes dans l’eau de la piscine en poussant de grands rires de jubilation.

— Doucet ne lui irait pas, dit l’enfant draag. Regarde comme il est vigoureux!

— Il faut l’arrêter, dit Praw. Ce petit démon va saccager la salle de nature.

Il brandit les bras, déplia ses membranes et envoya du vent en direction du petit om, en disant:

— Hou! Veux-tu bien cesser, petit démon!

— Non, père, dit Tiwa, tu vas lui faire peur. Il ne sait pas ce qu’il fait, c’est une petite bête!

Mais l’animal ne semblait pas effrayé du tout. Imitant le draag, il agitait ses petits bras et criait à son tour:

— Hou! Ti démon, hou!

Le père et la fille éclatèrent de rire. Néanmoins, le draag fit deux grands pas vers l’om et le prit par une jambe. Il le fit tournoyer dans sa main et l’emmena dans l’omerie malgré les protestations de Tiwa.

— Il faut qu’il dorme un peu, dit-il en fermant la porte de l’omerie. Il a fait assez de bêtises depuis tout à l’heure, il a besoin de se reposer.

Il ajouta, pour détourner le mécontentement de sa petite fille:

— Finalement, quel nom vas-tu lui donner? Il a déjà de beaux cheveux, comme sa mère. Appelle-le Doré.

La petite fit la moue, tandis que son père la poussait doucement vers la salle de nature.

— Il y a trop d’oms qui s’appellent Doré parce qu’ils ont des cheveux comme ça, dit-elle.

À cet instant, on entendit au loin deux petits poings frapper la porte de l’omerie tandis qu’une voix aiguë criait:

— Hou, ti démon!

Les deux draags rirent encore.

— Il est terrible! s’exclama le père.

La petite cessa de rire d’un seul coup.

— Père, dit-elle, je l’appellerai Terrible.

Praw s’étonna:

— Ce n’est pas un nom d’om!

— Ça ne fait rien, père, je trouve que ça lui va bien. Pour aller plus vite, je lui dirai Terr!

Praw sourit.

— Fais comme tu veux, Tiwa, cet om est à toi.

— J’écrirai son nom sur son collier, je… Oh! père, il n’a pas encore de collier!

— Nous lui en achèterons un.

Tiwa trépigna.

— Tout de suite, père, tout de suite. Emmène-moi acheter un collier pour Terr!

Une draag aux yeux verts entra dans la salle de nature. Praw se tourna vers elle.

— Tu entends, Wami, la petite veut que j’achète un collier pour l’om.

Tiwa supplia la draag à son tour.

— Mère, tu veux bien? Tu veux bien que je sorte avec père pour acheter un collier à Terr?

— Terr? dit la mère de Tiwa. Qui est Terr?

— C’est le nom que j’ai donné à mon petit om.

La draag fit claquer ses membranes avec sévérité.

— Je n’entends plus parler que de cet om! dit-elle. Depuis qu’il est ici, tout marche de travers. Je parie que tu ne t’es pas instruite aujourd’hui?

Tiwa lança à la dérobée un regard malheureux sur les écouteurs d’instruction qui pendaient au mur.

— Non, mère, dit-elle d’une toute petite voix en clignant ses yeux rouges.

La draag s’approcha d’elle et lui enveloppa les épaules de sa membrane. Elle dit d’un ton plus doux:

— C’est bon, Tiwa, je te dispense encore d’instruction pour ce matin.

Elle se tourna vers Praw.

— Emmène-la acheter ce collier, Praw, si ça lui fait tant plaisir.

— C’était bien mon intention, dit le père, mais il faut qu’elle me promette de se mettre à l’étude dès notre retour.

Tiwa promit tout ce qu’on voulut et entraîna son père vers la porte de sortie.

Ils franchirent le terre-plein en diagonale et, pour aller plus vite, déplièrent leurs membranes pour se laisser planer jusqu’au sol.

Du haut de sa terrasse, le voisin Faoz les vit partir.

— Comment va le petit om? lança-t-il.

— Très bien, répondit Tiwa, nous allons lui acheter un collier.

Le père et la fille montèrent dans la sphère et fermèrent le couvercle. Bientôt, la sphère quitta le sol et fila vers la ville, dont on voyait les blocs à l’horizon.

— Où allons-nous trouver ce collier, père? demanda Tiwa.

— Au bloc 12 A, il y a une grande omerie d’exposition. On y trouve tout ce qu’il faut pour les oms. C’est de là que j’ai fait venir le matériel pour notre omerie personnelle.

Ils furent en quelques minutes aux portes de la ville et quittèrent la sphère pour emprunter le chemin mobile menant aux blocs A.

Par des tunnels ou des ponts, ils traversèrent successivement les blocs des autres quartiers et parvinrent au centre de la ville, où la foule était beaucoup plus nombreuse et où les sphères des surveillants et des techniciens semblaient de grosses bulles de savon suspendues en l’air.

Ils quittèrent le chemin 3 et se laissèrent porter par le chemin A jusqu’au bloc 12. Arrivés dans le hall du bloc 12, ils montèrent dix étages et Tiwa fut émerveillée.

Un grand couloir était bordé d’un côté par des vitrines où l’on pouvait voir des oms de toutes races. Certains étaient blonds comme Terr. D’autres avaient la peau noire et les cheveux bouclés. Certains mâles avaient une crinière qui prenait naissance entre l’œil et l’oreille et, cernant la bouche, se terminait au menton.

Plus loin, s’alignaient des cages de verre où l’on voyait des chiens, des lions de Mars, des oiseaux d’Ygam et toutes sortes d’autres animaux de l’univers. Mais Tiwa n’avait d’yeux que pour les oms, cette race de petits singes venus de la Terre.

L’intérêt exclusif de Tiwa pour ces animaux n’avait rien de particulièrement original pour une draag. L’om était de loin le compagnon le plus prisé, sur Ygam. Un proverbe ne disait-il pas: «L’om est le meilleur ami du draag»? D’ailleurs, c’est devant les cages d’oms que la foule était le plus nombreuse.

Praw laissa sa fille se distraire quelque temps à regarder les vitrines, puis il l’entraîna en disant:

— Le temps passe, petite. N’oublie pas que tu dois t’instruire en rentrant à la maison. Viens choisir un collier pour ton petit om.

Ils entrèrent dans une salle où l’on vendait toutes sortes de choses pour les animaux. Un vendeur se présenta aussitôt pour leur présenter différents modèles de colliers. Tiwa en choisit un grand de couleur bleue.

Elle s’inquiéta cependant de sa taille en disant:

— Jamais cela n’ira à mon petit om.

Mais le vendeur la rassura en lui indiquant un bouton qu’il fallait presser plus ou moins pour rapetisser ou agrandir le collier. Il lui proposa aussi une laisse magnétique, simple bracelet qu’il suffisait de se passer au poignet pour empêcher l’om de s’éloigner à plus de six millistades, bracelet et collier étant réglés l’un sur l’autre.

Praw fit faire un paquet et ressortit du bloc en compagnie de Tiwa toute contente.

Au bout d’une demi-heure, ils furent de retour à la maison. Tiwa s’empressa d’aller à l’omerie, passa le collier au cou de Terr et le bracelet à son propre poignet. Puis, tenant ses promesses, elle alla s’asseoir sur le gazon de la salle de nature et mit à ses tympans ses écouteurs d’instruction tandis que le petit om, bercé par ses caresses, s’endormait sur ses genoux.

«… cycle élémentaire, murmuraient doucement les écouteurs, dixième leçon. Cette leçon sera consacrée à l’Ygamographie. Fermez les yeux, s’il vous plaît.»

Tiwa ferma les yeux et une image mentale précise se forma sous son crâne. Une sphère tournait lentement, une sphère divisée en taches irrégulières, rouges et vertes.

«Notre dernière leçon traitait de la genèse des mers et des continents d’Ygam. Voici maintenant la répartition de ceux-ci tels que les draags les ont volontairement redisposés à la surface d’Ygam. Les continents d’Ygam sont au nombre de six: quatre artificiels et deux naturels. Ces derniers n’ont pas été retouchés par les draags. Ils ont gardé la forme que le hasard leur avait donnée et servent de réserve aux espèces inférieures.

«Les quatre continents retouchés par les draags sont de forme triangulaire équilatérale et de dimensions égales. Deux sont placés à égale distance l’un de l’autre dans l’hémisphère A, les deux autres sont placés à égale distance l’un de l’autre dans l’hémisphère B. Leurs pointes sont dirigées vers les pôles, leurs bases regardent l’équateur.

«Les continents naturels sont placés à l’équateur, mais le plus loin possible des continents rectifiés, c’est-à-dire…»

Le petit om, dans un songe agréable, voyait tourner une sphère bariolée. Il entendait des paroles qu’il ne comprenait pas et n’aurait même pas pu prononcer correctement.

La main de la draag reposant sur sa tête, il en résultait que le bracelet était tout proche du collier. Par un phénomène très simple, mais auquel personne n’avait jamais pensé, Terr entendait et voyait, dans son sommeil, tout ce que sa jeune maîtresse percevait elle-même par ses écouteurs.

Les paroles et les images tombaient dans son subconscient comme des graines dans la terre vierge.

3

Terr prit l’habitude de toujours dormir sur les genoux de Tiwa quand elle s’instruisait.

Au début, les parents draag l’en empêchaient, craignant que leur fille ne fût distraite par la présence du petit animal. Mais ils remarquèrent bientôt qu’ils avaient mal jugé les choses.

En effet, lorsque Tiwa était privée de la présence du petit om, elle écourtait ses heures d’instruction pour aller plus vite jouer avec lui. Au contraire, la compagnie de son petit camarade inférieur l’incitait à rester plus longtemps les écouteurs aux tympans. Praw et Wami finirent même, après s’être rendu compte du fait, par conseiller à l’enfant de prendre le petit om avec elle pour adoucir la corvée d’instruction journalière.


Un jour, lorsque Terr eut un peu grandi, Praw entendit du bruit dans l’omerie où il l’avait enfermé pour quelques heures. Il s’approcha, prêta l’oreille et entendit chantonner l’animal. Étrange chanson aux paroles plus étranges encore:

«La ville Klud est la plus grande ville du continent A sud, la ville Torm est la plus grande du continent A nord, nord, nord… L’élément d’origine des draags est l’eau; autrefois, les draags ne pouvaient pas respirer dans l’air… l’air… l’air! Aujourd’hui, ils sont amphibies grâce aux mutations obtenues par le savant Zarek, Zarek, rek, rek!..»

Praw n’en crut pas ses tympans. Il alla retrouver Wami, sa femme.

— Wami, lui dit-il, il arrive une chose extraordinaire!

— Et quoi donc?

— Le petit om sait… c’est incroyable… le petit om sait par cœur les leçons de Tiwa!

Wami haussa les épaules.

— Tu exagères toujours. Il se peut que Tiwa lui ait appris à prononcer quelques mots, mais de là…

Praw ne répondit pas et entraîna sa femme vers l’omerie. Derrière la porte close, une voix juvénile fredonnait:

«… c’est pourquoi, c’est pourquoi… les spores de glanel ne germent pas en terrain acide, acide… Tiwa, Tiwa, vilaine… laine, veux-tu t’instruire… L’atmo… l’atmosphère de la planète Sird se compose d’un tiers d’élément fort, fort, fort… et de deux tiers d’éléments faibles!»

Praw ouvrit brusquement la porte et trouva Terr assis sur son coussin et se balançant d’avant en arrière pour rythmer sa chanson sans queue ni tête.

Terr était devenu un beau petit garçon aux cheveux bouclant sur les épaules. Il se leva d’un bond et courut dans les jambes de Praw en lui demandant:

— Sucre!

Perdant toute dignité, Wami se mit à chanter elle-même pour entraîner l’animal:

— Tiwa, petite vilaine… laine, veux-tu t’instruire!

Mais Terr éclata de rire et se tortilla pour échapper à la main de Praw. De l’œil, il guignait l’espace vert de la chambre de nature où s’ébattait Tiwa. Le draag le lâcha et le laissa courir vers la piscine où il plongea en gloussant de joie.

Perplexes, les époux draag se regardèrent.

— Après tout, dit Wami, nous avons un om qui parle mieux que les autres, il ne faut pas en faire toute une histoire. Il ne comprend absolument rien à ce qu’il dit.

— Évidemment, dit Praw. Il mélange tout, la botanique et la cosmographie, l’ygamographie et la biologie…

Ils entrèrent à leur tour dans la salle de nature et s’adressèrent à Tiwa qui sortait de l’eau.

— Sais-tu que ton petit om peut parler?

— Bien sûr, dit Tiwa. J’essaye de lui apprendre à parler comme un draag, mais c’est difficile. Il y a des mots qu’il ne peut pas prononcer.

— Vraiment? dit Wami. Ton père et moi, nous venons de l’entendre réciter tes leçons par cœur.

Surprise, l’enfant draag secoua ses membranes pour les sécher un peu. Elle dit:

— Ce n’est pas possible, Terr parle tout juste comme un bébé draag et… je ne lui ai jamais appris mes leçons, il n’aurait pas pu…

— Nous l’avons entendu! affirma le père.

La petite secoua la tête.

— Alors, dit-elle, je ne sais pas… Peut-être… Je les ai peut-être récitées sans faire attention…

Praw se tourna vers sa femme:

— Je pensais que les oms ne pouvaient pas prononcer certains mots en raison d’une conformation spéciale de leur bouche, mais ce n’est pas ça!

— Que veux-tu dire?

Praw sourit.

— Imagine, dit-il, un draag particulièrement bête sur une planète étrangère. Il arriverait à connaître dans la langue des étrangers une bonne centaine de mots utiles: sucre, sortir, faim, soif. Mais il serait incapable de former des phrases.

— Et alors?

— Mais, suis-moi bien, il pourrait parfaitement «réciter» des phrases entendues, par cœur, sans en comprendre la signification. C’est exactement le cas du petit Terr.

Wami haussa encore les épaules.

— Voilà bien des mots pour un fait insignifiant! Cet om est très attaché à Tiwa, il la suit partout. Il a dû l’entendre réciter ses leçons et les a apprises machinalement sans savoir ce qu’il faisait. L’incident est clos, n’en parlons plus.

Elle se tourna vers Tiwa.

— Cela me fait penser à quelque chose; tu ne t’es pas encore instruite aujourd’hui. Dépêche-toi de mettre tes écouteurs.

Docilement, Tiwa alla pour décrocher ses écouteurs. Mais elle s’arrêta net. Sur le mur, le crochet était toujours là, mais les écouteurs avaient disparu.

Praw s’aperçut de la gêne de sa fille.

— Où les as-tu encore laissés traîner? dit-il en faisant claquer ses membranes.

— Je ne sais pas, père.

— Cherche bien. D’habitude tu t’assois sous les palmes, au bord de la piscine.

Ils cherchèrent dans l’herbe sans rien trouver. Tiwa plongea même pour explorer le fond de la piscine. Ils scrutèrent en vain les moindres recoins de la salle de nature.

— Je parie que tu as laissé Terr s’amuser avec, gronda Praw. Ces appareils sont très chers, tu n’es pas raisonnable, Tiwa.

Les yeux rouges de Tiwa se voilèrent de contrariété.

— Je t’assure, père…

— Je ne suis pas assez sévère avec toi, coupa le draag.

— Mais, père, je n’ai jamais laissé l’om jouer avec les écouteurs, c’est la vérité!

Le père resta songeur.

— Cela expliquerait pourtant bien des choses, dit-il… Où est Terr?

— Terr! appela la petite.

Le petit om ne répondit pas à cet appel.

— Il se cache, ce petit gredin, dit Praw. Terr, veux-tu venir! Terr, un sucre!

— Terr, viens chercher un sucre!

La mère draag revint dans la salle.

— Que se passe-t-il, dit-elle. Vous en faites un vacarme. Ce n’est plus le moment de jouer avec cet om. Je t’avais dit de t’instruire, Tiwa!

— Elle ne peut pas, gémit Praw, les écouteurs ont disparu! Terr a disparu aussi!

— Mais non, dit Wami, je viens de le voir dans le couloir.

— Terr!

Ils se précipitèrent tous les trois dans le couloir.

— Où était-il?

— Là, sur ce siège.

— Bon sang, jura Praw.

Il tendit un doigt vers le siège.

— Pourquoi gesticules-tu comme ça?

— Les écouteurs! dit Praw.

— Eh bien?

— L’om pouvait très bien atteindre les écouteurs en montant sur ce siège. Je parie qu’il s’amuse avec en ce moment. S’il les casse…!

Il alla vers l’omerie dont la porte était restée grande ouverte. La petite pièce était vide.

— Où est-il passé, ce petit démon?

Tiwa éclata en sanglots à l’idée d’avoir perdu son om.

— Au lieu de pleurer, dit sa mère, tu ferais mieux de mettre ton bracelet, c’est le seul moyen de le retrouver. Tu ne l’as pas perdu au moins?

— Je… Je l’ai laissé dans la poche de ma tunique, hoqueta Tiwa.

— Eh bien, fais vite!

La petite draag courut à la salle de nature, fouilla sa tunique et passa son bracelet. Elle y pressa un bouton. Elle leva une tête malheureuse.

— Eh bien? répéta le père draag.

— Il doit être déjà loin, pleurnicha Tiwa, le bracelet me tire un peu par là, mais pas beaucoup.

Elle désignait l’entrée de la maison. La porte était entrebâillée.

— Il est sorti! Je m’en doutais, dit Praw. Tire sur la laisse, Tiwa.

— Oh! non, dit Tiwa, si je tire trop fort, il va se cogner sur quelque chose. Il peut se faire très mal.

Agacé, le père draag lui prit le bracelet et pressa le bouton au maximum pour attirer à lui le plus fort possible le collier de Terr.

4

Terr courait. Il avait déjà franchi une dizaine de terre-pleins et avait dévalé un plan incliné à toute vitesse lorsqu’il se sentit brusquement étranglé par son collier. Il lâcha les écouteurs et porta les mains à son cou.

Tiré par une force invisible, il fit trois pas en arrière et se retourna pour subir la traction sur la nuque et non sur la gorge. Il fit encore quelques pas malgré lui et se cramponna de toutes ses forces à une barre métallique dépassant du parapet.

À cet instant, il sentit une main dure se poser sur son épaule. Il faillit crier de rage et tourna vers l’intrus un visage congestionné par l’effort. Un grand om à barbe noire était derrière lui et lui disait:

— C’que t’es ballot!

— Aide-moi, suffoqua Terr.

En ricanant, l’inconnu pressa le bouton du collier. Celui-ci s’élargit assez pour laisser passer la tête du petit om. L’om barbu ricana encore, brandit le collier qui paraissait vouloir s’envoler et le lâcha d’un seul coup. L’objet fila dans les airs, rebondit sur un terre-plein et disparut à leurs yeux.

— Faudrait qu’ils le prennent en pleine fente nasale! s’exclama le barbu. Ça les retarderait un peu!

Il poussa Terr par les épaules.

— Filons vite!

Le petit om suivit d’abord son nouvel allié qui détalait à toutes jambes, puis il s’arrêta net et revint sur ses pas.

— T’es fou! hurla son sauveur.

Sans répondre, Terr ramassa les écouteurs qu’il allait oublier, les posa sur son épaule et, plié sous leur poids, rattrapa son compagnon qui avait charitablement ralenti.

— Jette ça, conseilla le grand om, sans perdre une foulée.

— Non, j’en ai besoin, haleta Terr.

— C’est bien ce que j’disais, t’es fou. Allez donne.

Il arracha les écouteurs au petit garçon et les hissa sur ses propres épaules.

— Je suis plus fort que toi!

— Où allons-nous?

— T’occupe pas!

Une voix lointaine cria:

— Terr! Viens chercher un sucre!

Mais Terr n’entendait pas. Ses oreilles bourdonnaient. Il chancela et s’abattit sans connaissance, épuisé par un effort auquel sa vie d’animal de luxe ne l’avait pas habitué.

Son compagnon s’arrêta, parut chercher, avisa un coin d’ombre sous un palier de ciment et y cacha les écouteurs. Puis, se baissant, il ramassa le garçon inanimé et obliqua prudemment hors de la petite agglomération.

Il se coula dans un fossé environné de hautes herbes et, marchant à couvert pendant une bonne demi-heure, atteignit un terrain vague où achevaient de rouiller et de se disloquer une grande quantité de sphères hors d’usage.

Il déposa Terr sur le sol et le gifla sans aucune douceur. À la troisième gifle, le jeune garçon hoqueta et reprit ses sens. Il ouvrit la bouche et respira bruyamment.

— Ça va mieux? s’enquit le barbu.

— Oui… Bonheur sur toi…

— Je m’appelle Brave.

— Bonheur sur toi, Brave… je, mais qui es-tu?

— Un om!

— Je veux dire… tu sais parler!

— Toi aussi, petit.

— Je croyais être une exception. Je croyais être le seul om à savoir parler.

Brave se peigna la barbe avec les doigts.

— Tu n’es pas le seul, mais c’est rare. Et en général, un om qui sait parler ne peut souffrir la servitude.

Terr s’étonna:

— Il y a des mots que tu dis… je ne les comprends pas. Que veut dire servitude?

— Je t’expliquerai. Tes maîtres savent-ils que tu parles?

— Non… c’est-à-dire qu’ils commençaient à s’en douter. Moi, j’ai appris comme ça, à force de les entendre. Et puis j’entendais les leçons de Tiwa.

— Qui est Tiwa?

— Ma petite maîtresse. Alors, je savais parler, mais eux continuaient à m’adresser la parole comme à un… comme à un chien. Tu as déjà vu des chiens? C’est drôle, hein, c’est encore plus petit qu’un om! C’est gentil!.. Que disais-je?… Oui, alors je n’osais pas parler autrement que pour dire: sucre — moi content — faim… Et puis aujourd’hui, ils m’ont entendu parler normalement. Et ils faisaient des yeux terribles, et ils n’avaient pas l’air content. Ça m’a un peu effrayé, pas trop!..

— Et alors?

— Alors, je me suis dit: je ne leur montrerai plus que je sais parler, ils pourraient me fouetter comme lorsque j’ai volé du sucre à la cuisine.

— Et tu es parti?

— Non, pas tout de suite… Il faut que je t’explique qu’il y a une chose merveilleuse, une chose que j’aime par-dessus tout: les écouteurs d’instruction. Ils montrent des images, ils disent des choses. Et quand on sait ces choses-là, on se sent… comment dire… plus fort. Oui, c’est ça, plus fort!

— Alors, tu les as volés!

— Quoi?

— Les écouteurs!

— Ah! oui, j’avais l’impression qu’ils ne voulaient plus que je continue à les écouter quand Tiwa s’instruisait, alors pour moi, c’était terrible… Oui, je les ai volés.

Il se dressa d’un seul coup, le visage tout rouge.

— Où sont-ils? Tu les as perdus?

— J’les ai cachés, dit Brave. Nous les retrouverons.

Terr eut l’air très ennuyé.

— Tu es sûr?

— Oui, pour te faire plaisir. Parce que, pour moi, les écouteurs, c’est des sales trucs de draags, je trouve que ça sert à rien. Mais j’irai te les chercher. N’aie pas peur!

Brave se peigna encore la barbe et poursuivit:

— Alors, comme ça, tu es parti sans savoir où tu allais, comment t’allais vivre, manger, boire?

Terr prit un air penaud.

— Je n’ai pas pensé à tout ça!

— Ouais. Eh bien! je vais te dire. T’as eu de la chance de tomber sur moi.

— Que dis-tu?

Brave le singea en prenant une petite voix:

— Que dis-tu, que dis-tu? Va donc, eh, om de luxe! T’as tout à apprendre; des choses que les écouteurs ne disent pas!

Terr se gratta l’oreille:

— Quelquefois, je ne te comprends pas.

— Je sais, je sais. Bon, maintenant tu vas venir avec moi. Sans moi, t’es fichu. Et tu vas m’obéir. J’suis le chef de la bande.

— La bande?

— Ouais, la bande du Gros Arbre.

— Oh!

— Quoi, oh?

— Ce qui m’ennuie au fond, c’est que… j’ai peur que Tiwa soit malheureuse de m’avoir perdu.

Brave frappa ses mains avec impatience.

— Petit gars, tu dis des bêtises. Quand tu auras passé un peu de temps parmi nous, tu changeras de sentiments pour ta Tiwa, crois-moi. Allez, tu n’es plus fatigué maintenant. En route, nous avons une longue marche devant nous. La nuit tombe.

5

Ils marchèrent en effet fort longtemps dans la nuit. Si longtemps qu’à son réveil, Terr ne se rappela pas quand il s’était endormi.

Il se retrouva couché dans une espèce de nid fixé par des étais de bois entre les fourches d’un arbre. Partout, autour de lui, des rameaux se froissaient doucement sous la brise et laissaient passer d’ondoyantes taches de lumière venue du ciel étoilé.

Habituée aux coussins, sa peau fragile était irritée par les mille piqûres des brins d’herbes sèches constituant sa couche. Il se leva sur un coude en se grattant furieusement les jambes de son bras libre et appela doucement:

— Brave!

Quelque chose bougea sous lui; il baissa des yeux déjà habitués à l’obscurité et vit un om qu’il ne connaissait pas. Un vieil om à barbe et à cheveux blancs.

— Brave n’est pas là, dit le vieux, il est reparti chez les draags. Tu lui as fait perdre du temps, petit. Mais il était tout heureux de t’avoir sauvé.

— Qui es-tu, vieil om? demanda Terr.

Le vieillard lui fit signe de descendre. Terr, tremblant de vertige, s’aida des fissures et des nœuds du bois pour se laisser glisser jusqu’au vieux. Il se retrouva à ses côtés dans un nid un peu plus spacieux.

— Qui es-tu? répéta-t-il.

— Mon maître m’appelait Fidèle. Et vraiment, je méritais mon nom. Mon maître était un bon draag et il était impossible de ne pas l’aimer. Mais un jour, il est parti pour un long voyage et m’a confié à des voisins qui me battaient et ne me donnaient pas à manger. Alors, j’ai profité de la première occasion pour m’enfuir. Il y a de cela bien longtemps. Et toi, petit, comment t’appelles-tu?

— Je m’appelle Terr.

— Ça ne veut rien dire…

— C’est plus vite dit que Terrible.

Le vieillard eut un mince sourire:

— Terrible! Voyez-vous ça!

Il toucha les bras du jeune garçon et ajouta:

— Tu n’es pas trop mal bâti, mais tu as besoin de te faire des muscles. Quel âge as-tu?

— Tiwa, ma maîtresse, dit que j’ai cent jours… Pourquoi portes-tu un collier, Fidèle? N’es-tu pas un om sauvage?

— Tous les oms, même sauvages, portent un collier. N’as-tu pas remarqué celui de Brave?

— Non. Il a trop de barbe et de cheveux. Je n’ai pas remarqué.

— Ce sont de faux colliers, dit Fidèle. Si un om était trouvé sans collier, on le reprendrait. À moi-même, quand j’étais plus jeune, il est arrivé de me faire prendre par un garde. Quand il a vu mon collier, il a dit: «Cet om doit appartenir à quelqu’un du voisinage.» Et il m’a relâché. Nous te donnerons un faux collier.

Terr resta un instant songeur.

— J’ai très faim, dit-il, au bout d’un moment de silence. N’as-tu pas une pâtée à me donner?

Le vieux dressa un doigt en l’air.

— Au-dessus de ton nid, tu trouveras un godet de sève.

— De sève?

— Oui, Brave a entaillé le bois de l’arbre. La sève coule dans un godet à ton intention. Tu verras, cela ressemble au sucre. Tu n’auras plus faim ni soif.

Le petit om frémit à l’idée de se livrer encore à des acrobaties dangereuses. Mais, poussé par la faim, il escalada les branches et trouva le godet placé au-dessus de son nid.

Il y but un liquide épais et tiède, avec un très vague goût sucré. Cette grossière nourriture ne lui plut pas, mais il en prit assez pour se sentir moins faible et redescendit tenir compagnie au vieux Fidèle.

— Ça va mieux, petit? demanda le vieillard.

— Oui, mais je n’aime pas beaucoup ça.

— Tu t’y feras. Et puis nous avons quand même autre chose.

— Où sont les autres oms sauvages?

— Justement, ils sont tous en chasse pour ramener tout ce qui peut nous être utile. En général, ils le volent aux draags.

Une idée trotta par la tête de Terr.

— Volent-ils des écouteurs d’instruction?

Le vieux ricana:

— Non. Pour quoi faire?

Terr éluda la question.

— Moi, j’en ai volé.

— Ah?

— Oui. J’aime bien m’instruire. Ça me rend plus fort.

— Et tu es instruit?

— Un peu, je sais lire. Je comprends aussi beaucoup de choses parce que j’écoutais Tiwa pendant ses heures d’étude.

— Crois-moi, petit, l’instruction des draags est peut-être amusante, mais elle n’est d’aucune utilité aux oms. Ce qui te serait très utile, par contre, c’est de savoir courir vite, grimper aux arbres, voler sans te faire prendre…

Des bruits de voix et des froissements de feuillage se firent entendre au pied de l’arbre. Bientôt, on vit plusieurs silhouettes escalader les branches en contrebas. Jusqu’au moment où le visage de Brave apparut à la hauteur du nid.

— Tiens, dit celui-ci, l’om de luxe est réveillé.

Il montra les écouteurs posés à cheval sur son épaule et ajouta:

— Regarde ce que je t’apporte, om de luxe.

— Oh! dit Terr tout heureux, bonheur sur toi, Brave!

D’autres oms apparurent; l’un d’eux, noir et crépu, riait souvent en montrant ses dents blanches et répondait au nom de Charbon. Quelques femelles faisaient partie de la bande, ainsi que quelques enfants presque aussi jeunes que Terr. Ils étaient tous musclés par leur vie rude et portaient en se jouant de lourdes boîtes de conserve, des fruits géants, des rouleaux de fils métalliques et divers objets ravis aux draags.

Ils s’assemblèrent autour de Terr avec une bienveillante curiosité.

— Quel âge t’as? lui lança un jeune garçon.

— Cent jours, répondit Terr tout intimidé.

— Cent? Qu’est-ce que ça veut dire? Moi j’ai deux fois dix mains de mains de jours, plus deux, repartit le jeune garçon en rejetant fièrement ses longs cheveux en arrière. Fais voir si t’es costaud.

Joignant le geste à la parole, il donna une poussée à Terr et faillit le faire tomber du nid. Brave s’interposa et envoya une taloche dans la figure de l’agresseur.

— Du calme, Vaillant, Terr n’est pas encore habitué à la vie que nous menons.

— Tu as surveillé le bébé, Fidèle? s’enquit une ome aux formes sculpturales.

— Oui, fillette, ton bébé n’a besoin de rien.

— Je vais monter voir, dit l’ome en sautant de branche en branche vers le sommet de l’arbre.

Elle croisa Brave qui était monté poser les écouteurs dans le nid réservé à Terr. Brave se laissa tomber à cheval sur une branche toute proche. Il leva le bras et dit:

— Écoutez, vous tous. J’veux que tout le monde soit très gentil avec Terr. Pendant quelque temps, il se contentera de rester dans l’arbre et de ranger tout ce que nous rapportons, aidé de Fidèle. Il faut que cet om de luxe s’habitue à l’effort et se fasse des muscles. Après, j’veillerai à son éducation.

Il se tourna vers Terr:

— Quant à toi, comme je t’ai déjà dit, tu m’obéiras au doigt et à l’œil. Je t’ai rapporté tes écouteurs pour te faire plaisir, mais t’auras le droit de t’amuser avec qu’après avoir fait ton travail. Compris?

— Oui, dit Terr d’une toute petite voix.

Il se sentait tout triste, regrettait Tiwa et la salle de nature. Il avait un peu froid, se sentait alourdi par la sève à laquelle il n’était pas habitué. Bref, plus malheureux que jamais, il souhaitait se trouver enfermé dans une omerie confortable, loin de toutes ces brutes bienveillantes.

— Viens avec moi, dit Brave.

Docile, Terr le suivit, escalada des branches, passa les endroits difficiles en tirant sur de souples rameaux comme sur des cordes et parvint à une branche énorme. Il vit Brave disparaître dans un trou de cette branche et s’engagea à sa suite dans une espèce de caverne grossièrement taillée à même le bois.

— Je ne vois rien, il fait noir, dit Terr.

— Attends un peu, fit la voix de Brave.

Terr entendit un gémissement d’effort et la caverne s’éclaira d’un seul coup. Brave désignait fièrement une énorme pierre posée sur une tige de métal.

— Mais c’est… hasarda Terr.

— Oui, dit Brave, c’est une lampe de draag; les autres ne sont pas assez forts. Tu vois, je pose cette grosse pierre sur le bouton. Pour éteindre, j’enlève la pierre.

Terr jeta les yeux autour de lui. Il était dans un vaste magasin de bric-à-brac. Des piles de boîtes de toutes tailles s’alignaient en vrac sur le sol.

— Voilà, dit Brave. Tu vas ranger tout ça. Tu mettras les boîtes avec les boîtes, les rouleaux de fil avec les rouleaux de fil. Tu feras de même pour le reste.

— Mais, dit Terr en désignant une pile de boîtes, dois-je ranger celles qui sont déjà empilées?

Brave le regarda comme s’il avait affaire à un imbécile total.

— Tu ne vois pas qu’elles sont déjà rangées?

— Oh! non, dit Terr; tu as mis des boîtes d’aliments avec des boîtes de médicaments. Il y a même là une boîte de poudre pour soigner des membranes de draags.

Brave resta un moment silencieux.

— Toutes ces boîtes ont la même forme, dit-il enfin. Comment devines-tu ce qu’il y a dedans?

— C’est marqué dessus… Là, ces petits signes, c’est fait pour lire.

Brave se peigna la barbe d’un geste qui lui était familier. Il murmura:

— Alors, lire, ça veut dire deviner ce qu’il y a dans les boîtes avec les signes qui sont là? J’avais jamais bien compris ce que ça voulait dire: lire… Eh bien, si c’est comme ça, fais à ton idée. Ça nous évitera de passer des heures d’efforts à ouvrir des boîtes qui ne servent à rien.

— Bon!

Avant de sortir, Brave hésita:

— Dis-moi, petit… C’est avec les écouteurs d’instruction qu’on apprend à lire?

— Bien sûr.

Brave s’en alla en se grattant la tête.

6

Au bout de quelques jours, Terr fut parfaitement rompu à toutes les gymnastiques exigées par sa nouvelle vie arboricole.

Il avait un peu grandi, et ses muscles étaient plus nets sous sa peau bronzée. De plus en plus souvent, Brave l’emmenait courir dans les jardins d’alentour, lui enseignait à se cacher, à ramper sans être vu des draags, à voler des fruits et des légumes plus gros que lui.

Un jour, il lui donna un collier destiné à travestir sa situation irrégulière et l’emmena jusqu’à la ville.

— N’oublie pas, lui dit-il, qu’il ne faut jamais montrer à un draag que tu sais parler. Cela te permettra, entre autres choses, de pouvoir jouer les imbéciles si on te pose des questions sur tes maîtres ou sur les raisons pour lesquelles tu te trouves ici ou là. Pour le reste, j’t’ai appris assez de combines pour pouvoir t’en tirer tout seul.

Ils marchaient l’un derrière l’autre dans un fossé herbeux.

— Qu’allons-nous faire exactement? demanda Terr.

Brave eut un petit rire de plaisir anticipé.

— Je t’ai emmené parce que tu sais lire, dit-il. Nous allons voler. Tu liras ce qu’il y a dans les boîtes, comme ça je me donnerai pas de peine pour rien en volant des choses inutiles. Est-ce que tu sais nager?

— Oui, pourquoi?

— Tu verras bien. Maintenant, tais-toi. Nous allons continuer en silence.

Ils s’engagèrent dans un tuyau qui se perdait dans les profondeurs d’un mur de béton. Terr marchait à l’aise, mais devant lui, la grande silhouette de Brave était pliée en deux.

Ils bifurquèrent plusieurs fois dans l’ombre de plus en plus épaisse. Craignant de se perdre dans ce labyrinthe, Terr restait collé à son guide. Au bout d’un moment, ce dernier s’arrêta et lui dit à l’oreille:

— Maintenant, ça va monter. Tu grimperas facilement en t’aidant du dos et des genoux. Laisse-moi un tout petit peu d’avance pour ne pas me gêner.

Suant et soufflant, ils se hissèrent lentement dans un tube montant à la verticale. Bientôt, une lueur de jour se précisa au-dessus d’eux. Elle venait d’une petite grille obstruant l’entrée du conduit.

Les genoux et les reins bien calés contre les parois, Brave souleva doucement la grille et passa la tête au dehors. Rassuré par son observation, il émergea du tuyau et tendit la main à Terr pour l’aider à sortir.

Ils se trouvèrent dans une salle immense où des échafaudages métalliques soutenaient des machines qui ronronnaient tranquillement, sans aucune surveillance. Des roues géantes, des cames et des engrenages dansaient un ballet compliqué dans tous les angles de la salle.

L’attention de Terr fut attirée par des files de boîtes cylindriques avançant par saccades sur des glissières parallèles. Ces glissières se perdaient dans un tunnel obscur que Brave désigna du doigt.

— Il faut passer par là, dit-il en entraînant son jeune compagnon.

Ils grimpèrent par des croisillons métalliques et se hissèrent chacun sur une boîte. Secoué à chaque pulsation de la file, Terr se cramponna comme sur le toit d’un wagon en marche, tandis que Brave prenait de l’avance en sautant de boîte en boîte pour aller plus vite. Par orgueil, Terr se mit debout et le suivit aussi rapidement que possible, guidé dans l’ombre par de vagues reflets argentant les couvercles où il posait les pieds.

Ils parvinrent à une seconde salle où d’autres machines saisissaient les boîtes l’une après l’autre, les roulaient, les frappaient de divers caractères draags et les relâchaient dans un second tunnel.

Imitant son guide, Terr sauta à terre avant de se faire happer par les machines et courut au second tunnel.

La troisième salle était beaucoup plus grande que les autres. Le bruit y était supportable. Guidées par des glissières mobiles se décalant d’un cran par seconde, les boîtes s’empilaient le long des murs en colonnades bariolées.

— Voilà, dit Brave. Tu sais lire. Tu vas me dire quelles boîtes il faut prendre.

Terr lut des inscriptions qui ne lui apprirent pas grand-chose de bon. Il s’approcha d’une pile de boîtes et lut:


RECONSTITUANT MX

Extrait de foies de jeunes mammifères

associé à microéléments 1 et 2;

présenté sous forme de dragées.


— Celui-là est bon, affirma-t-il.

— Bien, dit Brave. Nous allons en voler dix boîtes. Terr regarda avec appréhension les boîtes aussi grandes que lui.

— Comment pourrons-nous emporter tout ça? dit-il. Ce n’est pas possible.

— J’vais t’expliquer. Viens près de cette fenêtre. Terr s’approcha docilement. Brave lui montra en contrebas un fort courant d’eaux sales recrachées par l’usine.

— Nous allons faire tomber les boîtes dans l’eau. Elles flotteront et seront poussées par le courant très loin d’ici. Je sais où. Il n’y aura plus qu’à aller les chercher avec les autres oms.

— Mais alors, s’exclama Terr, pourquoi seulement dix boîtes?

— Parce que ça se verrait! Ils se méfieraient et feraient surveiller l’usine. Nous ne pourrions plus revenir sans nous faire prendre. Tandis qu’avec dix boîtes de temps en temps, ils ne s’aperçoivent de rien; tu comprends? Allez, couche-les par terre une par une et roule-les jusqu’à moi, c’est pas difficile. Moi, j’vais les soulever pour les passer par-dessus le bord de la fenêtre.

Terr saisit une première boîte à pleins bras et tira de toutes ses forces, il réussit à la faire basculer et d’une poussée, l’envoya rouler près de Brave. Celui-ci se baissa, crispa les doigts sous la boîte et la remonta le long du mur avec un gémissement d’effort. Il la hissa sur le bord de la fenêtre et l’envoya dans le vide.

Pendant ce temps, Terr lui envoyait une deuxième boîte et se retournait déjà pour en saisir une autre lorsqu’il fut glacé sur place par la voix d’un draag.

— Je vous y prends, bande de voyous!

— Saute, s’exclama Brave, saute par la fenêtre!

Figé, Terr vit arriver sur lui l’immense stature du draag en colère. Alors que la main du géant s’inclinait vers le sol, le petit om bondit et courut à la fenêtre. Brave le saisit sous les aisselles et l’envoya dans la rigole qui coulait un demi-stade plus bas.

Terr plongea dans l’eau sale, refit surface et, entraîné à toute vitesse, tourna la tête pour voir Brave tomber à son tour. Il nagea de toutes ses forces dans le sens du courant, mais fut bientôt rattrapé par son compagnon.

— Je croyais qu’il allait te prendre, dit Terr.

— Il m’a pris, sourit Brave dans sa barbe humide, il m’a pris par les cheveux, mais je l’ai mordu et il a tout lâché.

7

À l’entrée du parc où nichaient les oms libres, on distinguait un rectangle de clarté dans la nuit.

Terr en fut intrigué. Brave eut beau lui démontrer que ce rectangle était un écriteau à l’usage des draags, et que les affaires des draags n’intéressaient pas les oms, le jeune garçon laissa son compagnon rentrer seul et alla prudemment rôder du côté de l’entrée normale des draags.

Il ne fut pas long à comprendre. L’écriteau disait:

«Parc fermé demain — Désomisation».

Terr courut à perdre haleine parmi les ombres du parc. Quand il arriva au bas de l’arbre, il dut rester un moment à reprendre haleine avant de grimper.

Enfin, il crispa ses ongles dans les rides de l’écorce et s’éleva parmi les branches.

Quand il déboucha à hauteur du camp, il trouva ses compagnons hilares en train de festoyer au clair des étoiles.

— Eh bien, Terr, demanda Brave, le prix du ticket d’entrée a augmenté?

Tous éclatèrent de rire. Mais Terr resta immobile, les bras ballants.

— Le parc sera fermé demain, dit-il simplement.

— Quelle horrible nouvelle! glapit Vaillant parmi de nouveaux rires.

Mais Terr ne bougea pas. Il ajouta:

— Fermé pour désomisation.

Les rires s’éteignirent. On fit taire trois bambins qui gazouillaient dans leurs nids.

— Qu’est-ce que tu dis? s’informa Brave, désimon…

— Désomisation, répéta Terr. Ça veut dire qu’ils vont essayer de supprimer tous les oms du parc.

Il posa la main sur le bras velu du chef.

— Brave, tu m’as dit un jour que deux autres tribus d’oms libres vivaient dans le parc. Il faut absolument les avertir.

Brave se mit debout sur sa branche et cracha dans le vide.

— T’es fou! Belle occasion d’en être débarrassés! La bande du Buisson Rouge a le meilleur coin du parc. Nous prendrons sa place une fois l’alerte passée. Quant aux autres, c’est que des vagabonds même pas organisés, des idiots. C’est à cause d’eux que les draags vont dis… disomer.

— Comment font-ils? demanda Charbon l’air inquiet, ils posent des pièges ou quoi?

— Je ne sais pas.

— Moi non plus, je n’ai jamais vu ça. Je n’ai même jamais entendu ça: désomition. Tu es sûr que ça veut dire… ce que t’as dit?

— Absolument sûr, dit Terr. Le mieux est de s’en aller pour…

Brave lui donna une tape sur la tête:

— Tais-toi! C’est moi qui commande ici.

Il regarda sa bande avec un certain air de majesté et dit:

— Voilà! Nous allons d’abord dormir un peu pour prendre des forces. La nuit commence à peine et nous avons beaucoup de temps devant nous. Mais pour qu’on nous surprenne pas, nous allons poster des veilleurs. Y m’en faut une main.

Il leva sa main en l’air, les doigts écartés.

— Qui se sent assez reposé pour veiller?

Plusieurs oms s’offrirent, dont Terr. Brave les compta en repliant un par un ses cinq doigts, et Terr fut compris dans son choix.

Brave fit rasseoir les autres et dit:

— Charbon veillera dans la sente du lac, à une main de double main de pas de l’arbre. Vaillant s’installera aux graviers, près du ruisseau. Terr, tu resteras à la fourche du Buisson Rouge. Vous deux, aux deux bouts de la grande allée. Quant à moi, je reste dans l’arbre sans fermer l’œil. Allez! Vous sifflerez si quelque chose ne va pas. Au moment du départ, je sifflerai pour vous rappeler au pied de l’arbre. Que les autres dorment!

Les veilleurs descendirent le long du tronc. Arrivé sur le sol, Terr quitta les autres et se dirigea vers la fourche du Buisson Rouge, là où la piste se divisait en deux pour mener d’une part à la grande entrée des draags, d’autre part au Buisson en escaladant des rocailles moussues.

Il grimpa sur une pile de deux ou trois pierres dominant la fourche et se tapit dans une faille du roc.

Prêtant l’oreille aux moindres soupirs de la brise dans les feuilles, les yeux dilatés dans le clair-obscur de la nuit, il resta longtemps immobile. Mais il était jeune, et bientôt, sa faction l’énerva.

Il sortit de sa cachette et gravit la piste du Buisson Rouge afin d’étendre son champ visuel. Il atteignit une petite terrasse herbeuse constituant un observatoire idéal. De là, son regard portait à plus de cent cinquante pas (Brave aurait dit à trois mains de double main, s’il avait été capable de compter jusque-là sans s’embrouiller).

Au bout d’un temps qui lui parut très long, il s’impatienta encore et tourna les yeux vers le sommet de la rocaille. Sa curiosité lui souffla de monter plus haut sous prétexte de voir plus loin.

Il obéit à son envie et se haussa parmi les plantes grimpantes.

Après quelques efforts, il prit pied sur le dos du tertre. Et là, mi-effrayé, mi-content, il put balayer du regard une partie du parc interdite à sa bande: le territoire du Buisson Rouge.

Aiguisant sa vue, il devina celui-ci, violet sous la lumière des étoiles, et tout hérissé de feuilles-dards. Alors, oubliant son appréhension et poussé par un sentiment vague et puissant à la fois, il dévala l’autre versant, courut quelques pas dans la prairie et hurla:

— Oh! bande du Buisson Rouge! Gare à vous, oms! Demain, les draags vont désomiser le parc.

Il répéta son appel, se retourna pour fuir, et s’étala de tout son long, la tête pleine des échos douloureux d’un coup de gourdin.

Un grand om noir se pencha sur lui en ricanant, le jeta comme une plume sur son épaule et courut vers le Buisson.

D’autres silhouettes vinrent à sa rencontre. Des questions se croisèrent.

— Qu’est-ce qu’il a dit?

— C’est un de la bande de Brave?

— J’ai rien compris.

— Qu’est-ce qu’on en fait?

— Dis-le à la Vieille!

Terr eut vaguement conscience d’être porté de main en main. Il échoua brutalement sur un tas de foin. Une giclée d’eau en pleine figure rappela ses sens.

Il s’assit en secouant la tête et se vit au milieu de visages inconnus. Devant lui, une silhouette recroquevillée. Une vieille ome noire, aux membres secs, à la chevelure blanche et crépue, le considérait sans bienveillance. Une pluie de questions rauques s’abattit:

— Que faisais-tu sur not’ territoire?

— Je… venais vous avertir.

— De quoi?

— De la désomisation de demain. Les draags…

— Tiens, tiens! Et qui t’a dit de venir nous avertir?

— Personne. C’était une idée personnelle.

— Une idée quoi?

— Personnelle. Une idée à moi.

— Tu causes comme un draag, petit. Pourquoi que tu causes comme un draag?

— On me l’a déjà dit. C’est parce que j’ai passé mon enfance chez les draags, et parce que je me suis un peu instruit.

— Ouais… Rigolez pas, vous autres, laissez-le s’expliquer un peu. Alors, comme ça, tu venais nous avertir que… quoi donc?

— Les draags vont désomiser. Ils vont tuer tous les oms du parc, ou les faire prisonniers, je ne sais pas… C’est inscrit sur l’écriteau, à la porte du parc.

Un grand om aux cheveux rouges l’interrompit:

— L’écoute pas, Vieille, c’est un truc de la bande à Brave pour nous faire quitter le Buisson!

— Ferme-la, Rouquin, dit la vieille. Et toi, petit, comment sais-tu ce qu’il y a sur l’écriteau?

— Je l’ai lu. J’ai appris à lire chez les draags, et ça rend toutes sortes de services.

La vieille se gratta les cheveux à deux mains puis, fatiguée de chercher un pou, fit signe à l’om noir qui avait assommé Terr.

— Gratte-moi, fils.

L’om noir lui étrilla vigoureusement la tête avec ses ongles.

— Ça va, ça va, dit la vieille. Et maintenant…

Elle attira son fils et lui dit quelque chose à l’oreille.

L’om noir s’éloigna sous une voûte de branches entrecroisées.

— Maintenant que vous êtes au courant, risqua Terr, je voudrais bien retourner avec Brave. Je…

— La ferme! dit l’ome.

Et comme il insistait, le rouquin lui envoya une gifle qui le fit rouler sur le tas de foin.

Furieux, Terr se releva lentement, l’œil mauvais. Et d’un seul coup, sans prévenir, il bondit sur son adversaire et lui envoya dans l’estomac un coup de tête qui le plia en deux.

Les autres s’en mêlèrent. Une pluie de coups abrégea sa victoire, il sentit sa main se nouer sur une gorge, ses dents crocher dans un bras et reperdit connaissance.


Quand il rouvrit les yeux, il se sentit ligoté. Des liens métalliques enserraient ses chevilles et ses poignets. Devant lui, la vieille ome se tordait de rire.

— Ben vrai! Ah! Ben vrai, tu m’en as amoché trois, petit! Hé, vous autres, ah, ah, le petit vous a donné du mal, pas vrai? C’est encore jeune, bien sûr, mais dans quelques jours, quand il aura grandi, ça fera un fameux gaillard!

Elle s’enroua dans une toux pénible, sa gorge siffla. Elle parut perdre la respiration et reprit enfin le contrôle d’elle-même, haletant et s’essuyant les yeux.

— Ouais, dit-elle plusieurs fois, ouais, ouais.

Puis se tournant vers son fils:

— Donne ça, toi.

L’om noir lui tendit un grand carré de papier bariolé. Elle le déplia devant Terr et cligna un œil.

— Voilà une étiquette, dit-elle. Si tu sais lire, dis-moi donc si ce qu’il y avait dans la boîte est bon à manger.

Terr se tut, il n’avait pas digéré sa correction. La vieille rit encore.

— Regardez-le, dit-elle, non, mais regardez-le! Ça boude, ça a mauvais caractère!

Puis soudain plus sérieuse:

— Écoute, petit. Tu me plais. J’aime bien les gars comme toi, durs et tout. T’es jeune, mais tu promets, pour sûr! Alors voilà. J’aurais plutôt envie de te croire, pour la… désomation. Mais je veux être sûre, tu comprends, sûre que tu m’as pas raconté des blagues. Si tu me réponds juste pour cette étiquette, je te laisse filer… Compris? Alors, dis-moi si c’est bon à manger, ce que dit l’étiquette. Prouve un peu que tu sais lire.

— Ça ne se mange pas, jeta brusquement Terr, c’est de la pâte Irsaan, pour colorer les vêtements des draags! De la pâte verte!

La vieille jeta autour d’elle des regards ravis.

— Bravo, dit-elle. Déliez-le, vous autres.

De mauvaise grâce, les oms obéirent et Terr se trouva libre en un clin d’œil.

— T’en vas pas tout de suite, dit la vieille tandis que l’adolescent se massait les poignets.

Elle s’approcha et lui parla sous le nez:

— Je te laisse filer, petit gars, mais si je m’aperçois que j’ai eu tort, prends garde. Je te retrouverai toujours! Au contraire, si tu nous as pas raconté des blagues, tu pourras toujours me demander quelque chose si tu en as besoin.

— J’ai dit la vérité, déclara Terr.

— Tant mieux, petit, tant mieux. Maintenant, file… Pas par là, idiot! Guide-le, Rouquin.

Terr suivit l’om aux cheveux rouges dans un dédale d’allées couvertes où filtrait un jour d’église, et déboucha brusquement dans la prairie. Ils se quittèrent sans un mot.

Terr fit une centaine de pas vers la rocaille, puis il détala à toutes jambes, atteignit la butte et l’escalada en quelques minutes.

Arrivé à la fourche, il reprit sa faction et se demanda si sa bande avait entendu le bruit provoqué par son équipée.

Il sut bientôt qu’il n’en était rien. Deux silhouettes qu’il reconnut pour celles de Charbon et de Vaillant apparurent au détour de la piste. Pour les guider vers lui, Terr lança un faible coup de sifflet.

— Qu’est-ce que tu fais? demanda Vaillant. T’as pas entendu le signal de Brave? Tout l’monde t’attend au pied de l’arbre.

— Mais tu saignes du nez? s’inquiéta Charbon. Qu’est-ce qui se passe?

Terr mentit.

— Je me suis assommé en tombant dans la rocaille, dit-il. Je viens juste de me réveiller.

8

— Te voilà, toi! dit Brave quand il les vit arriver.

— Il s’est assommé en tombant! annonça Vaillant.

— Je commençais à m’inquiéter. T’as rien de cassé?

Terr le rassura. Brave inspecta rapidement sa petite bande, une trentaine d’individus. La plupart des omes portaient des bébés. Les mâles étaient chargés de paquets hétéroclites. Le vieux Fidèle s’appuyait sur un bâton, il soufflait encore des fatigues de la descente.

Brave réfléchit. Sa raison rudimentaire lui dictait de fractionner sa bande en plusieurs groupes, plus mobiles et moins bruyants. Mais, craignant de perdre du monde en route, il écouta ses sentiments. Une fausse sécurité, une impression de force et de chaleur l’envahit, à considérer la tribu au complet. Il donna le signal du départ.

En file indienne, les oms suivirent la piste habituelle à leurs raids de pillards. Ils serpentèrent entre les palmes, franchirent à gué le ruisseau et sortirent du parc sans difficulté.

Ils piétinèrent ensuite à la queue leu leu dans la boue d’un fossé suivant la route. Des bruits de chute et des jurons éclatèrent çà et là, tandis que Brave criait «Silence» le plus discrètement possible.

Terr et Vaillant soutenaient le vieux Fidèle.

— Où allons-nous? souffla Vaillant.

— J’ai l’impression que Brave veut nous installer dans le terrain vague, en attendant mieux. Il n’a rien dit?

— Non. Mais je crois que tu as raison.

Le vieillard soufflait trop pour donner son avis. Il trébuchait lamentablement sur les moindres bosses de terrain et sa respiration ressemblait à une plainte.

Soudain, Brave ordonna de stopper. Des «chut» coururent dans la colonne. Chacun s’immobilisa. Terr et Vaillant aidèrent Fidèle à s’asseoir dans la boue.

— Silence! souffla encore la voix impérative de Brave.

Sur la route, un pas approchait. Un pas lent et lourd de draag. Un draag circulant à pied était chose rare, mais cela se voyait quelquefois, sinon pourquoi les routes auraient-elles existé! Les battements flasques fouettaient la chaussée en cadence, comme des coups de torchon mouillé. À mesure que le bruit s’amplifiait, on distinguait un certain décalage dans le rythme des pas.

— Deux draags! murmura Terr.

— Quoi? dit Vaillant.

Terr lui montra deux doigts… Déjà, on entendait le bourdonnement grave d’une conversation. Les bouches draags hachaient les mots, à leur façon saccadée, si difficile à reproduire par une gorge d’om. On distingua les deux silhouettes géantes arpentant pesamment la route. On vit la luminescence des yeux rouges dans la nuit. Des phrases prirent forme:

— … un peu fatigant, mais cet exercice nous rapproche de la nature.

— Oh! tu sais, notre nature serait plutôt de nager. Je me suis toujours demandé si le vieux Zarek avait eu raison de nous faire muter.

— Ne dis pas de sottises, nous avions atteint dans l’eau un degré d’évol…

— Bigre!

— Quoi?

— Ça sent l’om sale à pleine fente!

Les pas s’arrêtèrent tout près. Une trentaine de cœurs rythmèrent des musiques de peur dans la poitrine des oms.

— Ça doit en être pourri par ici.

— De la vermine! Les édiles devraient faire nettoyer tout ça. Avoir un om chez soi n’est pas une mauvaise chose: ça distrait. Mais tous ces oms sauvages, ça pille, c’est sale et ça se reproduit à une vitesse folle. Sans compter que ces bêtes sont malheureuses en liberté, pleines de poux et de maladies de peau!

— On s’en occupe.

— Pas assez. Il faudrait une désomisation générale.

Les deux draags se remirent en marche. Un bébé om choisit cet instant pour pleurer. Les pas s’arrêtèrent.

— Il y a un nid dans le fossé, dit un draag. Le bruit venait de par là.

— Voyons un peu.

Une lampe s’alluma, inonda le fossé, éblouissant les oms.

— Ça! dit un draag. Viens voir un peu. Une vraie colonie!

— Liquidons-en quelques-uns avant que les autres ne s’enfuient. Saute à pieds joints dans le fossé.

Deux masses obscurcirent les étoiles et basculèrent vers les oms, tandis que la voix de Brave criait:

— Bataille! Mordez-les aux jambes, mordez-les partout! Bataille!

Deux chocs sourds ébranlèrent le sol, au milieu de hurlements de terreur.

— Piétine-moi tout ça, dit la voix d’un draag.

— Bataille!

Le phare rapide de la lampe balaya le visage gris du vieux Fidèle effondré aux côtés de Terr. L’adolescent eut le temps de voir le corps du vieux: une bouillie sanglante. La voix lourde des draags tomba des hauteurs:

— Ça mord! Mais… canailles!

— Piétine, piétine!

Un pilonnement flasque nivelait le fond du fossé. Dans un rêve de frayeur et d’action, Terr bondit hors du trou, rencontra la main d’un draag s’appuyant au bord de la route. Il y mordit de toutes ses forces, se sentit emporté vers les étoiles. Une dure secousse ébranla ses mâchoires, tandis qu’il volait au loin, un lambeau de chair aux dents.

Il roula dans l’herbe, se demanda brusquement s’il rêvait tandis qu’autour de lui des silhouettes braillantes fonçaient vers le lieu du combat.

— Sautez dessus, mordez! Allons, les oms!

Il reconnut la voix rauque de la Vieille du Buisson et reprit courage. Il courut en boitillant vers le fossé sanglant, se perdit dans un tumulte de violences, mordit encore il ne savait quoi d’énorme et de palpitant effondré en travers du talus, tandis qu’une course ébranlait la route, plus loin, toujours plus loin…

— Crève les tympans! Mords! L’autre se sauve!

— Allez, les oms!

Il s’acharna des crocs sur une surface molle, les oreilles emplies d’un bourdonnement de folie meurtrière. Il sentit enfin le silence s’établir, un silence d’une étrange teneur: de victoire et d’atterrement.

— Le draag est mort, dit une voix.

— L’autre a fui!

Les oms se dénombrèrent, se cherchèrent dans la nuit. Des noms étaient lancés:

— Brave! Où est Brave?

On le trouva enfoncé dans la boue, à peine reconnaissable. Une voix, celle de la Vieille, réclama le silence. Tous les yeux se tournèrent vers la silhouette nerveuse et cassée se dressant sur le talus.

— Oms du Gros Arbre, dit-elle, sans nous, vous y passiez tous. Brave est mort. On va former la même bande, tous ensemble. Mais j’sais pas si vous vous rendez compte qu’on a tué un draag. Faut filer en vitesse!

Des bébés braillaient. Une ome gémissait sur un petit cadavre.

— Silence, les femelles! clama la Vieille. Moi aussi, j’ai perdu mon fils dans le coup. Mais ce qui est fait est fait. Ramassez vos morts et filons sans attendre, et au trot!

Peu après, elle traversa la route, suivie par une misérable troupe d’éclopés. Ils se perdirent dans la nuit.

Au bout d’une centaine de pas, Terr se retourna. Sur le champ de bataille, il vit la tête du draag vaincu renversée en arrière, face aux étoiles. Les deux yeux rouges perdaient peu à peu leur luminescence naturelle.

Terr rattrapa les siens en claquant des dents.

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