Le Grand Conseil Draag se tenait tour à tour dans la capitale de chaque continent. Cette fois, il avait lieu à Klud, capitale d’A sud.
Dans une vaste salle ornée de bustes (les plus fameux édiles des temps passés), les quatre édiles présents trônaient chacun au milieu d’une vingtaine de subordonnés.
Admis comme orateur, le Maître Sinh était assis sur un matelas de confort, au centre de la salle, à égale distance des quatre grandes tables. Il parlait. Et la passion, la conviction de son exposé le faisaient un peu gesticuler. Sceptiques, certains édiles le soupçonnaient de cabotinage et murmuraient qu’il faisait des effets de membranes.
— Enfin, disait le Maître Sinh, les fiximages que vous avez entre les mains sont éloquentes. Je vous conjure, Édiles, de ne pas minimiser l’importance des faits. Les draags sont habitués depuis toujours à se considérer, avec raison, comme une race maîtresse. Si bien qu’imaginer une autre race capable de les supplanter leur paraît ridicule. Or, j’affirme que les oms constituent un danger pressant.
«Vous ne pouvez douter des images étalées sous vos yeux. Les oms ont créé une cité, se sont organisés, se sont armés. Vous pensez qu’il serait facile de les pulvériser et vous avez raison sur ce point… à condition qu’ils n’aient pas progressé quand vous prendrez la décision d’agir. À condition qu’ils n’aient pas trouvé une parade.
Il s’interrompit un instant et leva un bras en l’air avant de poursuivre:
— Or, les fiximages des derniers plans sont inquiétantes. Quelles sont ces trois grosses masses décantées des halos parasites par nos spécialistes? Certains ont parlé d’astronefs! Ce qui serait alarmant et prouverait une efficience technique ahurissante. Mais notre inquiétude devrait alors se nuancer d’un secret espoir, puisque la fabrication de ces engins révélerait chez les oms un désir d’exil, de fuite! Il serait alors politique d’essayer de prendre contact avec eux et de les aider dans leurs projets: nous en serions débarrassés… Malheureusement, ou heureusement, je ne pense pas qu’il s’agisse de cela. C’est trop tôt. Les oms n’en sont pas encore capables. Je pencherais vers une autre hypothèse, étayée par l’avis d’éminents spécialistes, et, sans même parler de spécialistes, par le simple bon sens.
Il s’essuya les tympans et désigna brusquement la carte d’A sud qui pendait derrière les délégués de ce continent.
— Les oms ont choisi un port! clama-t-il. Le port le plus proche du «Continent Sauvage». Et les trois objets énigmatiques sont des vaisseaux! Le profil, la forme de l’étrave, l’ombre du capot de passerelle, tout y est. Cela doit sauter à l’œil le moins averti!
Il regarda tour à tour les quatre Premiers Édiles, avec lenteur, et ponctua:
— Il faut faire vite, Édiles, les oms sont rapides. Si vous n’agissez pas à temps, le «Continent Sauvage» deviendra avant peu inabordable sans de grands désastres! Si vous frappez un grand coup, même pour rien, en admettant que mes idées ne soient que des hallucinations de vieillard, vous n’aurez fait que pourfendre une ombre, mais cela ne vous coûtera rien et vous aurez la conscience tranquille… J’ai parlé!
Il salua en écartant ses membranes, dit «bonheur sur vous» et sortit de la salle.
Dès qu’il eut disparu, l’Édile d’A sud leva la main. Trois têtes s’inclinèrent pour lui accorder la parole. Il réprima un sourire et dit:
— Édiles, le Maître Sinh est un draag de valeur, un savant. Et quoique son métier l’entraîne un peu trop loin dans ses prophéties…
Une vague d’amusement courut dans l’assemblée.
— … j’ai jugé bon de tenir compte de ses avertissements. Il est incontestable que l’om évolue, qu’il progresse, qu’il pourrait à la longue constituer un danger, qu’il a fondé une cité… J’ai donc pris les mesures que vous connaissez; des éléments de télébarrage cernent le vieux port. Je compte sur votre accord pour appuyer sur le bouton qui en commande la mise en marche.
— Bien. Dès demain, les oms seront dans l’impossibilité de sortir de leur cité!
— Il leur restera la mer, plaisanta quelqu’un.
Tout le monde sourit.
— Pour plaire au Maître Sinh, continua l’Édile d’A sud, je vous propose d’envoyer au port une escouade de militaires cuirassés. Ils auront l’ordre de tout balayer aux rayons durs si les oms leur font mauvais accueil. Nous pourrons alors visiter la cité morte pour, comme dit le Maître Sinh, apaiser notre conscience en constatant que nous avons bel et bien pourfendu une ombre.
Tout le monde applaudit en riant. L’orateur fit signe qu’il avait quelque chose à ajouter.
— Toutefois, prenons certains de ses avertissements en considération. J’ai personnellement ordonné sur mon continent une désomisation bimensuelle et une stérilisation des oms les plus intelligents. Je ne saurais trop vous conseiller d’adopter les mêmes mesures sur vos territoires respectifs.
L’Édile de B nord parla:
— J’appuie, dit-il simplement.
Les deux autres édiles répétèrent en chœur:
— J’appuie!
Ils pressèrent tour à tour un bouton qui apposait automatiquement leur sceau sur le décret enregistré à l’étage au-dessous par le télé-enregistreur des débats.
L’Édile de B sud leva la main:
— Je propose de suspendre la séance pour une demi-heure. À la reprise, nous entendrons l’intéressant rapport des ingénieurs de mon continent sur le rendement des usines d’alimentation.
Les autres n’y virent aucun inconvénient. Car le Conseil n’avait à régler que de minuscules problèmes. Les choses fonctionnaient depuis si longtemps à la perfection sur Ygam, la grande machine administrative y tournait sans à-coups depuis tant de lustres, qu’il n’y avait pratiquement rien à faire que la laisser tourner.
Tout le monde alla s’ébattre un moment dans la piscine du Palais, ravi d’avoir assisté à une séance qui changeait un peu de la monotonie coutumière.
Quelques jours plus tard, trois sphères de l’armée déposèrent une vingtaine de draags cuirassés aux abords du vieux port. À l’abri dans leurs scaphandres, les soldats avancèrent au milieu des ruines, sans subir la moindre attaque. Ils renversèrent quelques murs, fouillèrent les égouts, prirent des fiximages de quelques installations bizarres et, par acquit de conscience, passèrent soigneusement la ville aux rayons durs.
Ils n’avaient pas rencontré un seul om.
Quand les images rapportées par la petite expédition parvinrent à l’Édile de Klud, celui-ci gloussa de satisfaction et demanda le Maître Sinh par téléboîte intercontinentale.
— Savez-vous, lui dit-il, ce qu’étaient vos trois navires construits par les oms?… Trois grossières représentations de poissons… Comment? Mais si, Maître Sinh, j’ai les fiximages sous les yeux. Ce sont des tôles découpées en forme de poissons; ils ont même gravé des yeux et des écailles!.. Hein?… Non, vous pensiez que ces oms étaient de grands marins, ce n’étaient que de petits pêcheurs. Voilà la raison de leur installation au bord de la mer. Quant à ces poissons de métal, il s’agit sans doute d’un culte grossier… oui… Ils en sont là, en effet! Je dirais même qu’ils n’en sont «que» là! Tranquillisez-vous, il n’en reste plus un. À vrai dire, les soldats n’en ont pas rencontré, mais ils ont tout passé aux rayons durs. Les oms avaient dû s’enfouir prudemment dans leurs souterrains les plus profonds. Ils ne remonteront jamais. Leurs cadavres brûlés sont certainement méconnaissables à l’heure où je vous parle.
L’Édile pensait rassurer le savant par cette nouvelle, mais ses espoirs furent déçus et la contrariété voila ses yeux rouges tandis qu’il sentait son tympan vibrer presque douloureusement aux récriminations amères et aux véhémences oratoires du Maître Sinh. Il eut du mal à placer un mot:
— Mais… mais je… mais oui, naturellement, je vous dis que tout à été brûlé! Écoutez…
À la fin, il se rappela qu’il était Premier Édile et en eut assez des façons de son interlocuteur. Il décida de parler en Édile:
— Assez, Maître Sinh! Si vous continuez sur ce ton, vous injuriez à travers moi tout le Grand Conseil. Ce serait montrer bien peu de reconnaissance à un gouvernement qui a l’intention d’agrandir le musée!
Cette menace voilée parut envenimer les choses et l’Édile dut hausser encore le ton.
— Non, non et non, Maître Sinh! Je ne veux… Voulez-vous me laisser parler, s’il vous plaît, je suis votre Édile! Et malgré notre différence d’âge, j’ai l’intention de me faire respecter. Vous ignorez une chose, Sinh, c’est que sans moi et mon collègue d’A nord, les deux autres Édiles n’auraient même pas accepté de discuter la question! Vous… comment?… C’est possible, mon cher, mais dites-vous bien que lorsque cette histoire de poisson de métal va se répandre dans les sphères officielles, un rire énorme va balayer toute mesure superfétatoire contre les oms. Le Conseil vous a accordé deux désomisations par mois et la destruction du port. Ne lui demandez pas d’autres excentricités. Je regrette de vous parler sur ce ton, mais vous m’y avez obligé. Bonheur sur vous.
L’Édile coupa d’un geste sec et souffla de colère. Le Maître Sinh n’était vraiment pas raisonnable. Certes, la question des oms errants s’était posée, elle avait eu son heure d’actualité. Tout cela était juste. D’accord. Mais les mesures demandées par Sinh frisaient la démence sénile. Pourquoi pas une mobilisation générale?
Et puis… l’Édile avait chez lui deux oms de race noire, deux animaux magnifiques et débordant d’affection pour leur maître. Il n’arrivait pas à imaginer que les congénères de ses bêtes familières pussent présenter un grand danger pour les draags.
Les draags avaient agi très vite, compte tenu des lenteurs nécessaires à leurs décisions administratives.
Entre le moment où ils avaient fiximagé les ruines du port et l’anéantissement de la cité, il s’était à peine écoulé quinze jours.
Cependant, ces quinze jours équivalant pour les oms à près de deux ans terrestres, ceux-ci avaient abattu un travail considérable. Outre la traversée de l’océan, ils avaient eu le temps de percer et d’aménager sous les rives du lac un port caché pour l’un des navires, de démonter l’autre entièrement pour faire de ses débris trois centaines de lourds véhicules aptes à la progression en brousse.
Au fur et à mesure de leur construction, ces véhicules étaient envoyés en reconnaissance vers les Hauts Plateaux, lieu choisi pour l’installation définitive. Si bien qu’une navette de véritables chars blindés circulait constamment entre le camp de débarquement et les hauteurs, hissant peu à peu tout le matériel, les ouvriers et les techniciens nécessaires à l’édification d’une cité.
Terr lui-même fit plusieurs fois le voyage pour surveiller les travaux.
Enfin, par dizaines de mille, de longues files d’oms, flanquées par la protection des chars, montèrent lentement par les jungles.
Les bébés, les jeunes mères et les enfants en bas âge, quoique vaccinés contre toutes les maladies tropicales possibles, ne touchaient pratiquement pas le sol avant d’arriver au but. À la base de débarquement, Terr les avait consignés dans le navire intact. Pendant le voyage, ils restaient dans les chars. On évitait ainsi tout accident, car le pays était bourré de fauves, ou même d’animaux placides, mais dangereux par leurs proportions gigantesques.
Enfin, à peu près à l’époque où le draag Édile d’A sud rivait son clou au Maître Sinh, la dernière cohorte d’émigrants se prépara au départ.
Terr avait tenu à en être. Sauf deux ou trois voyages d’inspection, il était resté le plus longtemps possible sur les bords du lac pour rassurer par sa présence les derniers rangs. Les autres, en effet, avaient moins besoin de lui. Ils vivaient dans un climat plus sain, moins débilitant. Mais ceux que le sort avait momentanément oubliés montraient souvent des signes de nervosité. Le prestige et l’autorité de l’Édile leur était nécessaire.
Un jour, une centaine de chars venus de la cité neuve débouchèrent de la jungle et s’avancèrent vers le camp, solidement retranché entre trois rocs énormes. Ils étaient attendus depuis longtemps. Ils amenaient la relève des gardiens du navire.
Quand ils pénétrèrent sur la place centrale du camp, dans un nuage de poussière, une foule délirante sortit des baraquements en bois pour s’assembler autour d’eux. Leur arrivée signifiait pour les autres un prochain et massif déménagement. Le dernier.
La foule suante s’extasia sur le teint frais des deux cents gaillards qui sautèrent des machines. Ceux-ci riaient aux éclats, répondaient de bonne grâce à toutes les questions qu’on leur posait sur les Hauts Plateaux et se laissaient embrasser par les omes.
L’Édile arriva bientôt. Il monta debout sur la tourelle d’un char et étendit les bras pour demander un peu de silence. Puis il parla dans une téléboîte et sa voix emplit la place:
— Oms, dit-il, on m’annonce que la ville est achevée!
Des vivats éclatèrent de toute part et Terr dut encore lever les bras pour se faire entendre. Il continua, souvent interrompu par l’enthousiasme de ses auditeurs:
— Cela signifie que nous pouvons partir… Nous y serons demain… N’avais-je pas raison de vous promettre la réussite de l’Exode? Nous allons enfin vivre comme une race maîtresse!.. Quant à vous, gardiens du navire, vous avez vécu des mois sur les hauteurs. Votre tour est arrivé de relayer ceux qui se morfondent depuis si longtemps au bord du lac. Je sais que beaucoup se demandent pourquoi nous gardons ce navire, pourquoi nous ne l’avons pas démonté comme l’autre, ce qui aurait sans doute accéléré notre installation et aurait libéré plus de matériel. Je leur répondrai qu’un peu de bon sens suffit à prouver le bien-fondé de nos décisions. Nous ne savons pas encore ce que nous réserve l’avenir. Un bâtiment peut nous être nécessaire encore. D’ailleurs, oms de garde, vous savez que vous serez fréquemment relevés. Et maintenant, vous tous, préparez-vous. Le plan d’évacuation étant depuis longtemps mis au point, nous pouvons nous mettre en route d’ici deux heures! En route pour la cité neuve!
Quinze mille oms adultes firent exploser un formidable cri d’espoir, tandis que, dans la nursery du navire, deux mille bébés vagissants ignoraient tout du destin que leur préparaient leurs aînés.
Puis, la foule se disloqua, s’effilocha en tous sens vers les baraques, tandis que les chars manœuvraient dans la poussière les uns pour se garer, les autres pour se tourner vers la sortie et se mettre en position de départ.
Deux heures plus tard, l’avant-garde prenait la route, vite suivie de groupes de deux cents porteurs, chacun précédé d’un char bourré d’omes allaitant leur marmaille.
Quoique souvent parcourue, la route était à peine tracée. Conquise sur la jungle, elle était récupérée par elle après chaque passage et s’encombrait de jeunes arbres, de buissons et de prêles gigantesques. Les chars écrasaient tout sous leur poids et cahotaient douloureusement sur les débris des arbres abattus.
Dès les premiers stades, on pataugea dans la boue. Magma rougeâtre, la terre suintait comme une éponge. Très haut, les cimes des arbres se joignaient au-dessus de la route comme les piliers d’une architecture gothique. Elles formaient une voûte verdâtre d’où tombait un jour d’église, une forte pénombre coupée çà et là d’un rais de soleil oblique, comme un phare d’une sadique complaisance éclairant ici une mare grouillante de larves, là le squelette monstrueux d’un bossk adossé à une souche, avec sa tête ricanante tombée à ses côtés sur un matelas de feuilles pourries, plus loin une tantlèle, plante carnivore agitant voluptueusement ses tentacules dans la lumière, comme une danseuse orientale et perverse tordant ses membres sous un projecteur de théâtre…
Et l’on racontait en marchant de sinistres histoires. On se rappelait l’aventure arrivée aux premiers éclaireurs qui cherchaient le chemin des Plateaux. Souvent, ces oms épuisés par le climat, les yeux brouillés par la sueur et la tête bourdonnante d’hallucinations, s’étaient égarés dans la jungle. Et là, privés d’omes depuis longtemps, ils croyaient vraiment voir apparaître une danseuse lascive au détour d’un buisson. Ils avançaient, les mains tendues vers la plante que leur désir revêtait de toutes les séductions possibles, et succombaient à une étreinte délicieuse et fatale, vidés de leur sang par les suçoirs de la tantlèle, visage rongé par les baisers acides des corolles.
Rassurés par leur nombre, les émigrants riaient très fort en secouant la tête, mais ils détournaient subrepticement les yeux pour regarder ailleurs et parlaient vite d’autre chose.
Tous les deux stades, vingt porteurs montaient sur le dos d’un char et reposaient les muscles de leurs jambes. En fait, ils échangeaient leur fatigue contre une autre, car les soubresauts du véhicule leur cognaient les côtes sur la tôle. Pour ne pas glisser, ils devaient se cramponner dans des positions invraisemblables et, deux stades plus loin, c’était presque avec soulagement qu’ils laissaient la place à d’autres.
Après quelques lazzi et clins d’œil lancés aux omes occupant l’intérieur du char, après quelques sourires aux enfants, ils sautaient sur le sol et reprenaient leur charge sur leurs épaules.
Au cinquantième stade, on tomba sur le premier poste, le premier relais. Là, installés dans la gueule béante d’une caverne dentée de stalactites, un millier d’oms en accueillirent quinze mille.
Chacun se lava dans l’eau d’un torrent qui bouillonnait au fond de la grotte. Les médecins pansèrent des plaies, examinèrent les bébés un par un et accouchèrent quelques omes. On distribua des vivres et tout le monde s’endormit.
Les oms tombèrent dans un sommeil de brute, bercés par l’espoir. Encore neuf étapes, encore neuf haltes et l’on verrait la cité neuve!
L’Édile avait voulu donner l’exemple. Il avait marché comme les autres, en portant sa charge: deux lourdes ampoules de vaccin, matelassées d’un emballage de feuilles.
Allongé sur un tas d’herbes sèches, il dormait comme une souche lorsqu’un grondement de moteurs ricocha sous la voûte en tonitruants échos.
Des phares trouèrent la pénombre, des voix excitées se croisèrent et Terr se trouva debout, les yeux mi-clos, avant de comprendre qu’un om lui avait mis la main sur l’épaule pour l’éveiller.
— Quoi… quoi? dit-il d’une voix molle.
— Édile, c’est une patrouille!
Terr se frotta les paupières.
— Une… oui, et alors?
Il s’aperçut qu’un autre om accompagnait le premier.
— Chef de patrouille 4! lança l’om. Nous escortions une relève de deux cents oms pour le poste 1. Il y a une heure, nous avons croisé un bossk. J’ai fait stopper les moteurs pour ne pas l’énerver. Il a quand même attaqué.
«Nous lui avons tiré dessus. Blessé, il a écrasé deux chars et brûlé les trois quarts des oms. Nous avons alors donné toute la vitesse possible et nous arrivons pour vous prévenir. Il nous suit à la trace et paraît savoir où il va. Je pense qu’il sera là dans un quart d’heure si nous ne l’arrêtons pas avant. Je demande l’appui de vingt chars pour retourner à sa rencontre.
— Prenez cinquante chars si vous voulez.
— Ça ne servirait pas à grand chose. La route est étroite et nous serions empêtrés les uns dans les autres.
— Bon, partez devant avec vos vingt chars. Je vous suis avec les autres, nous le contournerons.
Terr se tourna vers celui qui l’avait réveillé:
— Donnez-moi un om connaissant bien la région.
— Mais… moi, si vous voulez, Édile.
Des bébés braillaient un peu partout. Terr se dirigea vers l’orifice lumineux de la caverne donnant sur la jungle.
— Avec un bruit pareil, dit-il, le bossk ne peut pas se tromper de direction.
Il sortit et jeta un coup d’œil rapide à quelques oms étendus qui gémissaient pendant qu’on pansait leurs brûlures.
Il sauta dans un char en compagnie de son guide et d’une dizaine de combattants. Les moteurs ronronnèrent. D’autres chars avaient pris les devants, on les voyait patiner à un demi-stade de là dans la boue, comme de gros insectes têtus et maladroits.
Terr se pencha sur la téléboîte du bord.
— Chef de patrouille 4! Nous essayons de maintenir l’écart d’un demi-stade entre vous et nous. Signalez le bossk dès qu’il sera en vue!
Quelques minutes plus tard, la voix du chef de patrouille annonça:
— Le voilà. Il nous a vus. Il s’est arrêté à cent millistades de nous. Nous nous sommes arrêtés aussi. Nous nous regardons sans bienveillance dans le blanc des yeux. Il rugit.
Un puissant braillement emplit la jungle.
— Nous l’entendons d’ici, dit Terr. Gardez la distance, à cent millistades, il ne peut vous brûler.
Il se pencha vers son guide:
— Nous allons le contourner. Droite ou gauche?
Le guide hésita:
— … Gauche! À droite, il y a des marais un peu plus loin, nous serions enlisés.
Terr reprit dans la téléboîte, tandis que les chars obliquaient dans une mer de feuillages:
— Il vaut mieux se mettre d’accord pour éviter les accidents. Nous le contournons par la gauche, réglez votre tir en conséquence! Où est-il blessé?
— Au torse et à la face, nous ne pouvions pas tirer ailleurs, l’angle était mauvais.
— En effet. Vous ne l’aurez pas comme ça… Visez les pattes. Il est plus…
— Il avance! cria le chef de patrouille.
— Ne le laissez pas approcher à moins de quarante millistades! Concentrez votre feu juste sous la rotule. Cherchez plutôt à l’estropier qu’à l’abattre. C’est plus facile!.. Nous arrivons.
— Il avance toujours… Feu!
Un sifflement déchira la jungle, puis un bruit de branches cassées.
— Revenons vers la route! ordonna Terr.
Les chars se frayèrent un chemin vers la droite. On devina une ombre gigantesque qui gesticulait derrière un rideau de feuilles.
— Visibilité suffisante? s’informa Terr.
— Par l’écran de transfiximage, oui!
— Déployez-vous!
Les chars s’étirèrent en quart de cercle. Chacun cherchant un angle favorable. Une voix parla dans la téléboîte.
— Le chef de patrouille est brûlé. Je prends le commandement… Feu!
— Sous la rotule gauche, commanda Terr.
— Feu! répéta le remplaçant du chef de patrouille, d’une voix enrouée couverte par des hurlements assourdissants.
— Feu! dit Terr.
Les chars lâchèrent des traits de feu mauve à travers les branches. Les rayons convergeaient vers un même point. Une masse confuse et géante s’effondra dans un craquement formidable.
— Nous l’avons! Il est tombé les pattes broyées.
— Sa tête est tournée vers vous?
— Oui.
— Bon, n’approchez pas et ne tirez plus, vous pourriez nous blesser. Nous arrivons pour l’achever par derrière.
Ils débouchèrent sur la route, en amont de la bête blessée. Vingt rayons mauves l’achevèrent d’une brûlure à la base du crâne. Le bossk eut un soubresaut, puis ses membres tremblants mollirent peu à peu.
Le bossk reposait sur le flanc. On voyait luire sa peau huileuse sur des bosses de muscles. Il dégageait une odeur insupportable. Voraces, des escadrilles de mouches s’abattaient déjà sur sa dépouille gigantesque.
Le premier groupe de chars était invisible. Les regards butaient sur le grand cadavre qui coupait la route. Terr parla dans la téléboîte.
— Bien travaillé, dit-il. Comment va le chef de patrouille?
— Il est mort, répondit une voix dans l’appareil. Le bossk l’a atteint en pleine figure d’un jet de salive. Les acides l’ont rendu méconnaissable.
L’Édile ne s’attarda pas en vaine sentimentalité.
— Y a-t-il des chars équipés de canons-harpons parmi nous?
— Deux, dit le guide en désignant un couple de véhicules un peu en arrière.
C’étaient des machines prévues pour débarrasser la route de certains obstacles gênants, comme des troncs d’arbres morts ou des rocs éboulés.
Terr fit lancer un harpon dans le garrot du monstre. La détonation fut suivie d’un choc mou tandis que le câble fouettait l’air à la suite du harpon vibrant à mi-hampe dans la chair morte.
Terr étudia la position de la bête et donna l’ordre de tirer un second projectile un peu plus bas. Puis les chars firent marche arrière, dérapant dans l’humus. Les câbles se tendirent à craquer, les harpons parurent sur le point d’arracher des quartiers de viande au cadavre. Mais celui-ci tourna lentement sur lui-même et bascula sur le dos.
Les chars poursuivirent leur effort, avancèrent encore de quelques millistades pour faire volter la bête sur une déclivité naturelle. En vain. Les chenilles métalliques arrachaient rageusement des paquets de terre noire. On sentait qu’il y avait équilibre presque parfait entre la force de traction et l’inertie de cette montagne de graisse. On sentait qu’il ne fallait qu’un coup de pouce pour réussir, pour vaincre le poids de l’animal.
Donnant l’exemple, Terr sauta sur le sol et prit un câble à pleines mains. Plusieurs oms l’imitèrent, nouant leurs poignes sur le métal, tirant pour aider les chars.
L’effort des deux machines les avait rapprochées. Les deux groupes de haleurs se mêlèrent presque en un seul grouillement de muscles tendus. La chenille avant d’un char frôla le flanc métallique de l’autre… Une étincelle prodigieuse jaillit comme la foudre, de ce contact imprévu. Tous les oms furent jetés à terre par la décharge.
Un moment de stupeur paralysa tout le monde. Quelques étincelles illuminèrent encore des visages ahuris. Puis un char glissa légèrement de côté, s’écarta de l’autre. Le phénomène cessa.
— Qu’est-ce que…? émit Terr.
— Je crois que je sais! dit la voix de Sav.
Terr tourna la tête et reconnut le naturaliste. Assis dans une ornière boueuse, celui-ci souriait.
— Tu es là, toi? s’étonna l’Édile.
— Je n’aurais pas voulu rater une chasse au bossk!
— Tu savais que les bossks…
— Dégagent de l’électricité, non!
— Alors?
Sav se mit debout et frotta sur sa tunique ses mains souillées de terre.
— En fait, nous produisons tous un peu d’électricité. Nos muscles, du moins, pourraient en produire. Oh! très peu!.. Si l’on réunit par un fil conducteur un point de la surface extérieure d’un muscle, et un point situé au centre de ce muscle, on obtient un courant!
— Oui, dit Terr, je sais bien, mais…
— Le premier harpon a plongé droit au centre du muscle saltipare, le plus gros muscle du bossk. L’autre pointe s’est presque piquée en séton, un peu plus bas. Je présume qu’après avoir traversé la couche de graisse elle effleure à peine la surface du saltipare. Les câbles étant métalliques, quand les deux chars se sont touchés, ils ont fermé le circuit. D’où cette décharge!
Terr branla la tête:
— Je n’aurais jamais cru…
— Tu oublies que ce muscle pèse des mégapoids à lui tout seul!
— Oui, eh bien… Mais que se passe-t-il, là-bas?
Des oms sortaient précautionneusement deux corps des chars immobiles.
— Les pilotes en ont pris un sacré coup, dit une voix. On fit cercle autour des accidentés. Pâles, haletants, ils firent entendre par monosyllabes qu’ils ne se sentaient pas capables de reprendre les commandes. On les porta à l’écart pour leur masser les côtes. Deux autres les remplacèrent.
— Attention, dit l’Édile. Doucement, cette fois! Écartez bien les deux chars l’un de l’autre.
Deux heures plus tard, de longues colonnes d’émigrants défilaient devant une falaise de viande noire bordant la route.
Au bout d’une journée interminable et coupée de haltes aux relais fortifiés, les oms débouchèrent de la jungle. Ils cheminèrent au flanc d’une montagne rase où, seuls, des blocs de craie montaient une garde séculaire, piqués droit comme des sentinelles au-dessus des vallées. Une brise fraîche caressa les échines fatiguées.
Très loin, par-dessus des stades et des stades de brousse, on revit les méandres de la rivière et l’océan miroitant. Mais l’horizon était bouché par les molles collines du Pot d’Écume.
Peu à peu, le sol fut moins déclive. On passa quelques chauves mamelons avant d’atteindre une étendue balayée par les vents d’ouest. L’interminable colonne serpenta longtemps encore parmi les collines, les entonnoirs et les vallées sèches entaillant le plateau. L’avance obstinée des oms mettait en fuite des troupeaux de cervuses, qui disparaissaient en quelques bonds dans la pierraille des canyons.
Très haut, des pics altiers dominaient comme un décor de théâtre ce paysage de fin du monde. Le bruit des chars courait par vagues sourdes, ondulait en sonores interférences avant de se perdre aux lointains. Et ce concerto monotone berçait la marche des oms.
Soudain, l’espace vibra d’une musique plus stridente. On crut d’abord qu’un char s’enrouait dans un effort imprévu. Mais peu à peu, tous les visages se renversèrent vers les nuages. Le bruit venait de là-haut.
Alors, la foule médusée vit apparaître une sphère lourde et ronde, comme un gigantesque poing menaçant, prêt à s’abattre sur le destin des oms libres.
Venue de l’ouest, la sphère se rapprocha dangereusement du plateau. Elle parut courir à la pointe des herbes, ricocher le long d’un tremplin naturel, reprit de la hauteur et tournoya longuement au-dessus des émigrants.
Après le premier moment de stupeur, un flottement disloqua les rangs. Des porteurs jetèrent leur charge et coururent au hasard. Certains roulèrent au fond d’avens traîtreusement ouverts sous leurs pas. Mais courir ne servait à rien. Où aller? L’immense troupeau parut le comprendre et s’immobilisa bientôt, à peine éparpillé, nu et sans défense sur le dos calcaire du plateau.
La sphère se rapprocha de nouveau et, prenant la colonne désorganisée en enfilade, vola tout le long d’elle. Sur son passage, la frayeur jetait les oms sur le sol. De proche en proche, ils parurent fauchés par une onde de choc.
Hébétés, ils gardèrent la pose longtemps après que la fusée eut disparu vers l’ouest après avoir effectué un grand détour au-dessus des jungles.
Le bruit s’apaisant, on entendit les recommandations diffusées par les chars où les pilotes clamaient les ordres de l’Édile.
— Vous ne vous êtes pas trompés, oms, c’était bien une sphère draag. Faites confiance à votre Édile et reprenez la marche. La nuit va tomber bientôt et la ville est proche. La ville où tout est prévu pour votre sauvegarde!
Chacun obéit et la colonne s’étira de nouveau vers son but. L’événement avait délié les langues nouées par la fatigue. Un bourdonnement montait de la foule.
— Une sphère draag!
— Pourquoi n’a-t-on pas tiré dessus?
— Il paraît que l’Édile l’a défendu!
— J’comprends pas.
— Mais alors, si les draags savent que l’Exode a réussi, le…
— Tais-toi donc! L’Édile sait ce qu’il fait. Et puis après tout, la ville est proche. Ça fait des jours qu’elle contient déjà des cent mille et des cent mille oms. C’est peut-être une vraie forteresse!
— Il paraît que…
— On m’a dit que…
— Un vrai paradis, bien sûr!
— C’est bien mieux qu’au vieux port!
Peu à peu, le crépuscule descendit, noya les horizons, cerna le champ visuel de chacun à ses plus proches voisins.
Quand la nuit fut totale, on buta sur un barrage de chars surgis de l’obscurité, avant de comprendre qu’on était arrivé aux portes de la cité promise.
Beaucoup furent déçus. Ils s’attendaient à voir des murs rassurants, des lumières, des banderoles, des tours hérissées de lance-rayons.
Or, il n’y avait rien. Rien que la nuit où des lampes isolées se balançaient çà et là. Rien que des voix monotones lançant des ordres blasés:
— Stop! Suivez votre char de section à gauche. À gauche, j’ai dit!
— La section suivante, avancez tout droit!
— Non, non, par rangs de trois personnes à la fois; avançons, avançons!
Et puis des appels:
— Douce!
— Rouquin!
— Allons, pas de désordre!
— Suivez vos chars!
— On n’y voit rien!
— Blonde!
— Ne cherchez pas vos omes, vous les retrouverez dans la ville. Personne ne peut perdre personne, ici!.. Allons!
Quelqu’un parla sous le nez d’un guide.
— Drôle de comité d’accueil! Je croyais qu’on aurait droit à une petite fête. Ça se fête, non, la dernière colonne d’émigrants?
Le guide recula son visage pour fuir une haleine fiévreuse.
— Allons, allons, avancez!
Tout cela au milieu des cris, des conversations, des questions, des ordres, des piaillements d’omes et d’enfants.
Chacun récriminait plus ou moins, aigri par les fatigues de la marche. Mais chacun sentait aussi battre son cœur à l’unisson d’une immense foule. Chacun réprimait dans le noir un sourire personnel, issu de la satisfaction de se sentir épaulé, bousculé par la présence rassurante des autres.
Grisés par le bruit martial des chars, par la présence toute proche d’une cité, par le piétinement infini du troupeau, les oms sentaient germer dans leurs cœurs une plante vivace, une plante qui poussait délicieusement ses racines intimes dans leurs tripes: le sens d’un bonheur collectif, une impression de force et de nombre qui faisait oublier les meurtrissures, les pieds blessés, la soif et la poussière.
Un grondement impératif de machine couvrit l’immense murmure. À grands coups de pinceaux lumineux, un char frayait sa route dans la multitude, tandis que, ouvert en grand, un haut-parleur clamait:
— Place! Place au char de l’Édile!
Et tous sentirent confusément la noblesse de la formule. Une espèce de poésie de la puissance dilata tous les cœurs. Chacun nargua en secret les draags et leurs sphères. L’ordre fut répété par cent, par mille bouches, transformé en vivats.
— Place à l’Édile! Place au char de l’Édile! Vive l’Édile! Bonheur sur l’Édile! Bonheur! Place au char!..
Le bruit de la lourde machine ébranla des voûtes, ses phares éclairèrent des parois scintillantes de cristaux. Et chacun s’aperçut qu’il marchait sous terre depuis déjà longtemps. Trompés par la nuit, les oms ne s’étaient pas vus entrer dans les grottes.
Les voix ne se perdaient plus dans la brise du plateau. Elles ricochaient, sonores, faisaient trois tours, revenaient sur elles-mêmes, s’enroulaient en d’étranges danses acoustiques. On provoqua les échos avec des rires d’enfants:
— Ho!
«Ho! Ho! Ho, ho, o, o…»
— Ha!
«Ha! Ha, a, a…»
— Vive l’Édile!
«Édile! Édile, dile, ile…»
— Ho! Ha! Édile, dile, o, a, Ha! Dile, o…
Ce fut un vrai vacarme de fête foraine, dominé par le brouhaha trop fort et incompréhensible des recommandations officielles.
Soudain, un grondement terrible suspendit ces jeux. Quelque chose d’énorme roulait au flanc des rocs, faisait voler en éclats un cristallin jeu d’orgues, s’écrasait en mille projectiles pesants qui roulaient encore avant de plonger lourdement dans un lac sans fond.
Les oms se turent, angoissés. La voix d’un guide devint audible:
— … Dangereux de faire du bruit! Certains rocs ne tiennent que par un fil et peuvent se décrocher brusquement!
On s’aperçut alors que les chars avaient disparu. Ils avaient dû obliquer par des voies réservées aux parcours rapides. Et leur bruit de ferraille s’était perdu dans les entrailles du sol.
Des «chut» coururent dans le noir. Tout le monde progressa en silence. On entendit alors chanter l’âme des grottes.
C’était, immense dans la nuit, le son A… un A magnifique et discret, éternellement chuchoté, inquiétant et interminable, soufflé comme une haleine par des gouffres invisibles. Puis, suivant les détours du trajet, un «Oooo!» sourd et profond. Et les oms aveugles peuplaient l’ombre d’hallucinations. Ils devinaient des entonnoirs ouverts comme des gueules, sur leur passage. Et puis des lèvres de pierre, distendues en grimaces figées.
— Pourquoi n’allume-t-on pas? osa demander quelqu’un.
Un guide répondit:
— Nous avons ordre d’économiser toutes les sources de lumière tant que le plan d’électrification ne sera pas accompli. Ne vous inquiétez pas et marchez les uns derrière les autres en vous tenant par la main. La route est sûre ici. Plus loin, on distribuera des flambeaux.
Des protestations étouffées jaillirent çà et là.
— Par la main! Comme si c’était commode!
— J’ai besoin de mes deux mains pour tenir ma charge!
La voix du guide reprit:
— Dans peu de temps, vous pourrez déposer vos charges. Patientez un peu.
Ils allaient dans la nuit. Leur instinct leur disait qu’ils franchissaient des abîmes sur des ponts naturels. Par moment, une acoustique compliquée leur envoyait un tumulte de cascade ou bien le sucement avide d’une galerie aspirant des eaux courantes.
Plus loin, ils se sentaient traverser des salles immenses où des gouttes jouaient un petit air rythmé, toujours recommencé, en tombant de très haut sur des pierres plates ou dans des vasques de formes différentes…
Enfin, ils virent des lumières. Des flammes se tordaient ici et là, répandant une odeur de résine, éclairant des circonvolutions rocheuses et des failles tourmentées.
Ils tombèrent sur un petit groupe d’oms empilant des paquets les uns sur les autres dans une anfractuosité.
— Posez vos charges! disait un guide au passage. Prenez ça, c’est moins lourd!
Il leur offrait des torches. Les mains avides se tendirent.
— Non, pas tous! protesta le guide. Une torche pour vingt oms.
À la lueur dansante des flambeaux, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient plus très nombreux, à peine quelques centaines. On leur expliqua que des groupes semblables avaient pris des chemins différents pour accéder à la ville.
— Il existe plusieurs passages. Cela évite les embouteillages et les accidents. Assez de questions, oms! Continuons par ici.
Ils s’engagèrent à la queue leu leu dans un couloir aux parois régulières qui, de toute évidence, avaient été taillées par les oms. Puis ils retrouvèrent un sol irrégulier sous leurs pieds et s’avancèrent dans un pays fantastique.
C’était une immense forêt. Des stalagmites bariolées par le reflet des torches montaient droit vers les voûtes perdues dans l’ombre. Comme des troncs d’arbres finement sculptés, d’élégantes colonnes étincelaient à l’infini.
— Tenez haut les torches, dit le guide. Et ne baissez pas la tête. Nous avançons jusqu’à la taille dans une mare de gaz irrespirables. Courage! Encore une heure de marche et vous verrez la ville, ses lumières, ses maisons…
— Ses matelas! cria quelqu’un.
Épuisés, les oms eurent le courage de rire.
Le char de l’Édile fonçait dans un couloir réservé aux chefs.
Il se perdit à toute vitesse dans un dédale d’abîmes et d’arcades et atteignit la ville en une demi-heure.
Ce furent d’abord des avenues nivelées par de fréquents passages et jalonnées de lumières électriques. Puis d’immenses cirques aux parois truffées d’orifices et de rampes d’accès, puis d’innombrables ponts métalliques jetés sur des torrents aux rives disciplinées par le plastobéton, et dans lesquels on voyait tourner des roues à aubes.
Plus loin, des masses d’ouvriers hissaient des poutrelles, manœuvraient des treuils, installaient des réseaux de fils conducteurs, scellaient des garde-fous le long des précipices, travaillaient avec une ardeur décuplée par le sens de l’intérêt collectif.
Le char freina sur une pente raide, vira sur la droite et stoppa devant un porche gardé par deux sentinelles.
L’Édile sauta sur le sol, fit un geste d’amitié au pilote du char et s’approcha d’un factionnaire.
— Bonheur sur vous, Édile, dit l’om.
— Annonce-moi au Conseil, dit Terr. Séance d’urgence.
Il s’engouffra dans le bâtiment tandis que l’om se penchait sur une téléboîte.
Une dizaine d’oms siégeaient autour d’une table ronde. L’Édile parlait.
— Que cette sphère soit passée là par hasard ou nous ait délibérément cherchés ne change rien au résultat: les draags savent que le continent est peuplé de milliers d’oms. Ils savent que nous avons des chars, et comme il est impensable que nous ayons passé l’océan à la nage ou sur des bateaux primitifs, ils savent que nous sommes capables de construire des bâtiments. Sans se tromper, ils vont nous croire à la longue capables de tout. Même de les vaincre. Si j’étais un Édile draag, je voterais pour une destruction immédiate et totale des oms!
Charb coupa:
— En mettant les choses au pire, nous avons toute la nuit devant nous pour échafauder un plan de défense.
— Quel plan de défense? ironisa Terr. Qu’avons-nous à notre disposition? Quelques chars équipés de lance-rayons mous, un peu de courant électrique et nos poitrines nues! Cela me paraît très insuffisant contre des fusées à rayons durs.
Vaill émit un espoir:
— Ils ne connaissent pas la situation exacte de la ville.
Terr bondit:
— Non, dit-il, non et non! Dis ça à la foule pour la rassurer, Vaill, mais pas à moi! Pas au Conseil! Ils ont repéré la direction de la colonne. Ils savent que nous affectionnons les souterrains. Ils connaissent la géologie du continent. Bref, ils savent où nous sommes!
— Alors, je ne vois qu’un moyen, dit un maître-bord, c’est de reprendre la mer, d’essayer d’atteindre l’autre Continent Sauvage.
— Avec un seul bâtiment! Ne dites pas de bêtises!
— Nous disperser provisoirement et fonder une ville ailleurs, suggéra Charb.
Un silence pénible régna. Demander aux oms tous ces nouveaux efforts paraissait impossible. Et de toute façon, il faudrait encore quinze jours pour agir de la sorte.
— Fonder plusieurs petites villes au fur et à mesure du démontage de celle-ci. Et quand celle-ci sera attaquée, tant pis pour elle et pour ses habitants. Ils seront sacrifiés pour que vive la race.
— Non, dit Terr. Nous vivrons ou nous mourrons tous ensemble. C’est assez des pauvres compagnons que nous avons laissés chez les draags. Pas deux fois! Et puis, la vie des autres serait précaire, perpétuellement menacée. Les draags passeraient le continent au crible, vous pensez bien!
— Alors?
Terr se leva et marcha de long en large, en envoyant des coups de pied dans les murs de temps en temps. Soudain, il se frappa le front.
— Le télébarrage! rugit-il.
Après un moment de surprise, Vaill donna un coup de poing sur la table.
— C’est vrai!
— Où sont les éléments de télébarrage que nous avons récupérés autour du vieux port?
— Sous-maître, dit un maître-bord, où sont les listes?
Un om jeune se leva.
— Je vais les chercher, dit-il.
Quelques minutes plus tard, il était de retour. Il posa de lourds registres devant l’Édile.
Celui-ci les ouvrit de ses doigts nerveux.
— Voyons… Sucre, suif, tachymètre… Tamis…
Il leva la tête:
— Tamis? Qui a eu l’idée saugrenue de charger les bâtiments avec des trucs pareils?
— Non, Édile, protesta un maître-bord. Ce sont des tamiseurs de rayons!
Terr chercha plus loin.
— Tarières… Télébarrage! Les éléments sont au nombre de cent cinquante. Cinquante ont été perdus avec le bâtiment 3. Les cent autres sont répartis, comme suit: cinquante dans la ville, salle 7, réserve B, cinquante dans le navire resté à la base de débarquement (soute 2).
Il déplia une carte du Continent Sauvage en disant:
— On voit que les draags sont riches, ils n’ont pas fait les choses à moitié. Cent cinquante éléments pour cerner un petit port! Il y aurait de quoi protéger tout le continent.
— Nous pouvons faire cet émetteur! dit Charb avec enthousiasme.
— Et le courant?
— Le plan d’équipement électrique prévoit une puissance totale de 50 000 unités. En remplaçant, lors d’une attaque, toutes les lampes et tous les appareils par de simples torches ou de simples feux, en consacrant tout le courant disponible à l’émetteur…
— Nous aurons 50 000 puissances! coupa Terr. C’est insuffisant. À première vue, du moins.
Il poussa la carte sous le nez d’un technicien.
— Nous sommes à six cents stades de la côte la plus proche, à trois mille stades de la plus éloignée. Qu’en pensez-vous?
Le technicien se livra à un rapide calcul.
— Il nous faudrait cent cinquante mille puissances pour que le télébarrage ne déçoive pas nos espoirs.
— Peut-on les obtenir en forçant le plan d’électrification?
— Non, Édile. Pas avant des mois. Nous n’avons pas assez de matériel.
Vaill mit sa main sur l’épaule de Terr, les yeux brillants.
— En y ajoutant les piles des chars et celles de toutes les téléboîtes… et celles du navire que j’allais oublier!
Terr se frappa dans les mains et parla dans une téléboîte.
— Statistiques? Ici, l’Édile. Toutes affaires cessantes, voulez-vous me faire le total de toute l’énergie disponible en électricité… Non, tout! En additionnant les piles des téléboîtes et des chars, celles du navire, les piles de chauffage, tout, vous comprenez? Quand aurai-je la réponse?
Un quart d’heure plus tard, la réponse arrivait: cent vingt mille puissances.
— C’est trop bête, dit Terr. Il ne nous manque que trente mille unités.
Son front se plissa. Où trouver le complément? Il rêvait de turbines, de courant, d’étincelles géantes. Une image l’assaillit:
— Les bossks! dit-il.
Personne n’eut l’air de comprendre. Il dut leur rappeler l’accident survenu dans la jungle, parla d’électricité musculaire. L’idée était à la fois géniale et baroque.
Sav ne faisait pas partie du conseil. On eut besoin de ses lumières. On le fit demander par téléboîte et Terr lui exposa ses difficultés, ses espoirs. Mais le naturaliste branlait la tête.
— Non, dit-il. Vous vous êtes laissé entraîner par votre imagination. Réfléchissez au nombre de bossks nécessaires au projet. Il faudrait les chercher, les tuer, car je doute qu’on puisse leur faire comprendre nos difficultés pour qu’ils viennent de plein gré…
Il eut un rire sans joie pour saluer sa plaisanterie et poursuivit:
— Ce ne serait pas un mince travail et ça prendrait du temps. Vous ne réussiriez à tirer ici que des charognes sans utilité. Ces muscles seraient depuis longtemps en pleine putréfaction.
— Mais pourquoi s’attacher aux bossks? Il ne manque pas d’animaux gigantesques dans ce pays. Je suppose que le phénomène serait identique.
— Le problème aussi. Je…
— Des cervuses!
— Évidemment, ce serait plus facile à tuer et à transporter. Mais vous passeriez un temps fou à mettre leurs muscles en série, et au moment de vous en servir, la putréfaction aurait fait son œuvre. Il faudrait tout recommencer… Au fond ce n’est pas bête comme idée, mais à deux conditions: utiliser des animaux en très grand nombre, les utiliser vivants! Ce qui pose des problèmes insolubles à si brève échéance. Il faudrait de véritables écuries, ou des étables, appelez ça comme vous voudrez. Trouver un moyen de faire rester les bêtes tranquilles, leur fournir de la nourriture… oh! la la! Vous auriez plus vite fait d’essayer de mettre des turbines en route, ou de fabriquer des écrans solaires.
— Pas de matériel! dit sombrement l’Édile. Le plan ne prévoyait qu’un débit de 50 000 unités.
Sav se gratta le front.
— À moins que…
— Quoi?
— En cas d’attaque, avons-nous besoin de beaucoup d’oms?
— Si nous avions des armes, il nous faudrait autant d’oms que d’armes, mais nous n’avons rien. Les oms seraient plutôt une charge, une cible à protéger. Ils ne serviront à rien dans la lutte s’ils ont les mains vides. Seuls quelques centaines pourraient s’occuper de l’émetteur et de divers petits postes d’alerte. Ce serait une guerre intégralement défensive.
Sav prit le bras de l’Édile et dit en lui massant familièrement le biceps:
— Sais-tu combien ce muscle peut donner?
— Je l’ai su. Rappelle-le-moi.
Sav sourit.
— Environ 5 millièmes d’unité de puissance.
Terr dégagea son bras avec mauvaise humeur et haussa les épaules. Mais Sav regarda fièrement les membres du Conseil et clama:
— Si je prends quatre muscles par om, j’obtiens 20 millièmes. Si j’utilise deux millions d’oms, c’est-à-dire huit millions de muscles, j’ai une source gratuite de 40 000 puissances, soit 10 000 de plus que nécessaire!
Tout le monde garda le silence. Terr rompit la glace.
— C’est idiot!
— Pas plus que tes histoires de bossks! Je dirais même beaucoup moins.
L’évidence était là, renforcée par les chiffres. Mais le plan paraissait si absurde que tout le monde s’étonnait de ne pouvoir le balayer d’un seul argument.
— Il faudrait des tonnes de…
— De quoi? coupa Sav. Je vais vous le dire: de fils conducteurs et d’aiguilles. Faites vérifier dans les réserves si vous avez le nécessaire. Si vous me donnez quelques transformateurs par-dessus le marché, je m’occupe du reste.
Puis il explosa.
— Bon sang! Ça vaut tellement le coup qu’il ne faudrait pas hésiter à arracher la moitié de l’installation déjà en place pour se procurer le matériel.
La sphère volait dans la nuit. Elle mit dix longues heures à franchir l’océan. Trois autres heures la menèrent à Klud.
Quand le pilote draag vit les lumières de la capitale d’A sud, il surveilla son tableau de bord, attendit que les deux courbes mauves ondulant sur l’écran se confondissent en une seule et laissa descendre l’appareil à la verticale. La sphère se posa doucement sur le sphérodrome.
Le pilote décapota et sauta sur le sol. Des phares s’avançaient vers lui, sur le terrain. Il se baissa, tassé sur lui-même comme un malfaiteur pris au piège. Puis il courut. Ses pas flasques et précipités ébranlèrent le ciment.
À gauche, d’autres phares trouèrent la nuit, aveuglant de plein fouet le fugitif. Celui-ci tourna sur lui-même et changea de direction. Mais fatigué, s’avouant soudain qu’il ne pouvait réussir, il s’immobilisa et attendit l’approche des voitures de la police.
Des voix jaillirent:
— Ne bougez pas, nos lance-rayons sont braqués sur vous!
Bientôt, les voitures stoppèrent à proximité. Cinq grands draags portant brassards métalliques furent sur le pilote clandestin en quelques secondes.
— Suivez-nous!
Le coupable garda un maintien orgueilleux.
— J’exige de comparaître immédiatement devant le chef-police du sphérodrome. C’est la loi!
— Tiens, tiens, voyez-vous ça?
— Ce citoyen connaît la loi, pas l’Édile!
— Montez dans la voiture et attendez qu’on vous interroge. Passez-lui les chaînes, vous autres!
— Vous regretterez de m’avoir brutalisé.
— Qui parle de brutalités? Taisez-vous, c’est compris.
— Oh! Sarev. C’est la sphère volée à Torm.
— Tu es sûr?
— C’est le même matricule.
— Pose les scellés sur l’ouverture du capot et fais-la remorquer au dépôt spécial. En route, vous autres!
Quelques minutes plus tard, on poussait le pilote dans un local vivement éclairé. Les draags de la police montraient tous des mines sévères ou froidement ironiques.
Assis derrière une table, un draag à brassard rouge et or commença l’interrogatoire.
— Votre nom?
— Êtes-vous le chef-police du sphérodrome?
— Non. Mais je vous ordonne quand même de répondre à mes questions.
— Je refuse. J’ai une déclaration à faire au chef-police.
Le policier eut un geste de colère, ses yeux rouges s’allumèrent. Puis il se calma d’un seul coup.
— Après tout, dit-il, ça m’est égal. Vous ne faites de tort qu’à vous-même. S’il vous plaît de moisir en cellule plusieurs jours avant de vous décider à répondre, ça vous regarde.
— Je connais la loi, clama le prisonnier. Vous ne pouvez refuser de me mettre en contact avec le chef-police.
— Parfaitement exact! Mais quand vous aurez décliné vos nom, âge, qualité et domicile. Et de toute façon pas avant demain matin. Vous figurez-vous qu’on réveille le chef-police au milieu de la nuit pour un petit voleur?
Le coupable réfléchit un instant et perdit un peu de sa morgue.
— C’est bon, dit-il enfin. Je m’appelle Xeb Liaer, vingt-sept ans, naturaliste avec grade d’assistant à la Faculté de Torm, A nord. J’ai agi d’accord avec le Maître Sinh, mon supérieur. Je demande à parler au chef-police afin qu’il me mette en rapport avec l’Édile de ce continent.
— Un rien! Que faisiez-vous dans cette sphère?
— Je n’ai plus rien à vous dire. Que ceci: il est de la plus extrême urgence de faire ce que je vous demande. À vous de prendre vos responsabilités.
Tard dans la matinée, l’Édile d’A sud reçut une communication d’un chef-police. Celui-ci parla d’un fou se prétendant mandaté par le Maître Sinh, et d’un vol de sphère. L’Édile n’y comprit rien. Toutefois, le nom du Maître Sinh lui échauffa les tympans et, voulant en avoir le cœur net, il ordonna qu’on obéît au fou en l’introduisant au Palais. Il lui réserva une audience de cinq minutes dans l’après-midi.
Les pseudo-révélations du fou, ses exigences et son air arrogant mirent l’Édile dans une colère épouvantable. Il fit remettre le délinquant en cellule jusqu’à plus ample informé. Mais, par acquit de conscience, il fit envoyer un message à l’Édile d’A nord.
Celui-ci n’en prit connaissance que le lendemain. Dès qu’il eut un moment libre, c’est-à-dire vers le soir du même jour, il se mit en télérapport avec le Maître Sinh. Quand il eut compris de quoi il s’agissait, le vieux savant poussa un soupir de satisfaction et de soulagement.
— Je craignais déjà qu’il ne lui fût arrivé malheur, dit-il.
L’Édile suffoqua:
— Comment? Vous avouez que ce draag agissait sur votre ordre! Mais c’est insensé! Passez me voir sans tarder, Maître Sinh. Je vous attends au Palais.
— Je ne demande que cela, Édile. J’arrive dans un instant.
Les explications furent orageuses. L’Édile brandit la loi. Le Maître lui répondit qu’il ne respectait la loi que lorsqu’elle n’était pas absurde.
— Mais enfin, Sinh, réfléchissez. Vous savez que les vols personnels sont interdits pendant la nuit, surtout les vols intercontinentaux! Vous savez qu’un voyage aux Continents Sauvages nécessite des vaccinations et des autorisations spéciales. Pour comble de folie, vous prenez une sphère d’État! Ce n’est plus une contravention, c’est un véritable délit! Vous rendez-vous compte que vous avez violé une brochette d’édits, de règlements, de…
— Je ne dis pas le contraire, Édile. Mieux, je m’en enorgueillis.
— Comment?
— Parfaitement. Vous me parlez de règlements alors que toute notre civilisation est en jeu. Ce jeune draag nous rapporte des renseignements alarmants sur les progrès des oms et vous ne pensez qu’à des histoires de contraventions! Qui de nous deux est fou? Je sais que l’on s’est moqué de moi au Conseil. J’ai donc fait ma petite enquête personnelle, car je suis sûr d’avoir raison. L’Édile de Klud a bien ri quand il a trouvé ces trois tôles découpées en poissons. Il n’a pas compris que c’était un trompe-l’œil. Je persiste à croire que les oms ont fabriqué des vaisseaux. D’ailleurs, j’ai des preuves. On a récupéré hier soir des débris de submersible sur une plage d’A sud. Une portion de coque à demi pleine d’eau a flotté dans le Siwo jusqu’au détour équatorial et…
L’Édile fulmina:
— Assez avec vos histoires d’oms!
— Vraiment? Si vous fuyez les histoires d’oms, ce sont elles qui vont nous tomber dessus d’ici peu, mais vous l’aurez voulu. J’exige que le Conseil examine en ma présence les fiximages rapportées par mon assistant.
— Vous rêvez!
— Je le voudrais bien. Vous êtes-vous seulement donné la peine de demander des précisions à votre collègue d’A sud? A-t-on développé les fiximages?
— La sphère est sous scellés.
Le vieillard eut un soupir rauque. Il replia ses membranes avec accablement.
— Quand je pense que mon assistant a parlé de dix mille oms et que vous êtes là, à remâcher de petits griefs sans…
— L’exagération même de ce chiffre prouve son manque de sérieux! Mais avant de discuter des résultats douteux de cette expédition, il faut régler la question de son illégalité. Vous mettez les choses à l’envers.
Le maître se leva, mû par une colère froide.
— Je vois qu’il n’y a rien à faire pour vous convaincre qu’un danger nous menace tous. J’agirai donc autrement. Je suis le Maître Sinh. Vous êtes donc obligé de faire droit à ma modeste requête. Voulez-vous me donner une autorisation officielle de vol de nuit? Je pars immédiatement pour Klud. Là, je vous tiens, tout Édile que vous êtes. La loi m’autorise en outre à agir avec la même autorité auprès de l’Édile d’A sud. J’exigerai l’ouverture des scellés, j’exigerai une entrevue avec mon assistant. J’exigerai une communication scientifique à tous les journaux. Communication scientifique! Entendez-vous? Les journaux ne peuvent «légalement» s’y opposer. Mais la teneur en sera telle que le peuple va s’enflammer. Une crainte terrible va submerger les draags; une crainte terrible et salutaire! Nous verrons si vous n’êtes pas obligé de réunir le Conseil dans les deux jours, sous la poussée de l’opinion! Vous parlez toujours de loi, vous allez voir comment je sais m’en servir! Vous y risquez votre place, Édile. Je suis désolé d’en arriver à cette extrémité.
Sur des stades et des stades de couloirs souterrains, des oms, mâles et femelles, étaient allongés les uns à côté des autres, comme des morts.
Aux carrefours, de grands feux brûlaient, rouge et or, réchauffant l’atmosphère, enfumant les voûtes. Les craquements et les soupirs des broussailles torturées par les flammes, les silhouettes noires et dansantes activant les brasiers, les reliefs tourmentés, tout rappelait l’enfer. Jusqu’à ces longues rangées de cadavres vivants, immobiles, formant d’interminables chaînes rayonnant autour des salles, peuplant les corniches et les ponts suspendus au-dessus des abîmes.
La cité semblait une immense nécropole où chacun attendait son tour d’incinération. Nus, les oms gisaient sur le dos. On leur avait transpercé les bras et les jambes avec des aiguilles qui pompaient le courant de leurs muscles. Ils étaient liés entre eux par des fils métalliques. Ils souffraient en silence depuis des heures.
Au début, les piqûres avaient été supportables.
Mais peu à peu, la présence étrangère du métal brûlait les chairs. Des crampes tordaient les membres, çà et là, diminuant ainsi le rendement de l’immense pile vivante.
En nombre insuffisant, quelques médecins couraient de couloir en couloir, distribuant des conseils, de bonnes paroles, et de rares stupéfiants pour atténuer les souffrances. D’autres se penchaient sur des muscles noués, les massaient doucement pour en chasser la raideur tétanique.
D’autres, enfin, arrachaient les aiguilles d’un coup sec et libéraient ceux dont les plaies s’étaient infectées malgré les précautions. Héroïques, certains refusaient de céder leur place.
Par moments, on entendait des soupirs tremblés ou des plaintes… «À boire!» Et des chariots poussés par des bras diligents et surmenés cahotaient d’om en om, distribuant une maigre pitance d’entretien.
On avait dû arracher presque toute l’installation électrique des souterrains pour obtenir un matériel suffisant. Mais pour l’entretien du moral, on avait laissé en place quelques diffuseurs d’où filtraient de temps en temps les encouragements officiels.
Ainsi, deux millions de citoyens se sacrifiaient en un vaste holocauste pour la cause commune. Ils donnaient leur fluide galvanique comme on donne son sang.
Et goutte à goutte, unité par unité, l’énergie s’ajoutait à l’énergie, courait en fleuve le long des fils, s’ajoutait dans les accumulateurs à la force issue des piles et des turbines hydrauliques, constituait un capital électrique nécessaire à la défense de la cité.
Par téléboîtes, les expéditions en brousse annonçaient leur retour. Elles avaient passé toute la nuit à disposer les éléments de barrage aux points stratégiques du continent. Pour atteindre certains endroits inaccessibles autrement, le dernier navire avait fait lentement le tour des côtes, lâchant ici et là des commandos qui posaient les éléments où il fallait.
D’ores et déjà, les oms pouvaient parer à une première attaque par fusées. Deux millions cinq cent mille oms pouvaient tenir tête à un milliard de draags!
Dans une salle spéciale, l’émetteur était en place.
Tous les renseignements se concentraient dans la salle du Conseil, transformée en quartier général, et d’où ricochaient les ordres de l’Édile.
— Édile! Les oms des nurseries n’en peuvent plus. Ils se surmènent depuis trop longtemps et commencent à faire des sottises.
— Faites-les relever par les oms du couloir 4. Ils échangeront la nature de leur fatigue. Les uns seront très heureux de se coucher, même avec des aiguilles dans les bras, et les autres vont pouvoir enfin bouger après deux jours d’immobilité!
Terr se tourna vers Charb.
— Il y a trop de bébés. J’aurais dû freiner les naissances. C’est une charge inutile.
— Pas pour plus tard.
— Sans doute, mais il n’y aura pas de «plus tard» si nous flanchons maintenant.
Bourdonnement d’une téléboîte. Charb pressa le bouton:
— Oui?
— Ici, Vaill. Le rendement baisse!
— Pourquoi?
— Les médecins exemptent de plus en plus d’individus. Je me demande s’ils pourront tenir encore longtemps. Et puis… Il y a eu un accident. Presque mille oms sont morts asphyxiés par les feux dans la salle 13.
Charb jeta un coup d’œil à Terr qui communiquait avec Sav. Il jugea inutile de l’accabler de ce détail tragique.
— Cache-le aux autres, souffla-t-il dans la téléboîte. Et fais discrètement le nécessaire. Y a-t-il des rentrées d’expéditions?
— On m’annonce deux cents oms aux portes de la ville.
— Fais-les mettre immédiatement en batterie, ça les reposera.
— Il y a autre chose, quinze omes ont été électrocutées dans le couloir 7. L’une d’elles s’est endormie et a eu un geste malheureux dans son sommeil. Je te le signale en passant; j’ai fait le nécessaire…
Pendant ce temps, Terr écoutait toujours un exposé de Sav.
— Et alors? Je sais bien que nous avons des bombes, mais nous n’avons pas de fusées pour les envoyer. Il nous est impossible de faire une guerre offensive.
— Réfléchis un peu, Terr. Quand les draags vont savoir que leurs fusées et leurs bulles tombent à l’eau, que vont-ils faire?
— Ils enverront un corps de débarquement par mer, évidemment. Mais à ce moment-là, ce sera une bataille d’infanterie. Malgré nos moyens réduits, dans la brousse et avec notre mobilité, nous avons des chances de les décourager, sinon de les vaincre.
— Que dirais-tu si je te donnais le moyen d’envoyer des bombes sur les ports?
— Je dirais que tu es un génie ou un fou. Parle toujours…
— Écoute, je ne suis pas physicien, moi. Je ne connais rien aux bombes. La façon de les fabriquer, de les modifier ou de les faire exploser ne m’intéresse pas. Je laisse cela aux techniciens. Mais il m’est venu une idée simple, une idée de naturaliste, pour les envoyer sur les côtes draags. Il faut les faire voyager sur des flotteurs jusqu’à l’entrée des ports.
Terr prit un air agacé et déçu.
— Alors, tu n’es pas un génie, tu es fou. Pense au temps et aux difficultés qu’il nous a fallu surmonter pour traverser l’océan. Nous n’avons plus qu’un seul navire et tu voudrais le voir aller mouiller des bombes au nez et à la barbe des draags. Les piles du navire sont tout juste suffisantes pour son expédition autour de nos côtes. Et puis, il faudrait mettre les flotteurs au point!
— Écoute-moi bien, Terr. Je sais par les registres que cinq cents bombes se trouvent à bord du navire; où est-il en ce moment?
— Il traverse précautionneusement la baie des pronges entre deux eaux.
— C’est bien ce que je pensais. Hier, il était au Cap Noir. En somme, il ne lui faut pas beaucoup d’efforts pour atteindre le point 7.36 du Siwo?
— Pour quoi faire?
— À cet endroit, le Siwo longe les rivages de l’île Pourrie. C’est un véritable dépotoir d’œufs de pronge non fécondés qui, plus légers, s’échouent sur les plages. Beaucoup se brisent sur les récifs pendant les marées, mais il en reste assez d’intacts. Et voilà tes flotteurs! Il suffit de percer deux trous dans chaque coquille pour vider la pourriture, d’introduire une bombe à la place avec un lest permettant une immersion suffisante pour cacher l’engin aux regards. Reboucher les trous n’est pas un gros problème. Le déclenchement de la bombe pourrait être étudié par les techniciens à partir de la brisure accidentelle de la coquille, sous l’étrave d’un navire draag, par exemple.
Terr secoua la tête et dit:
— Cela ne me donne pas le moyen d’envoyer les œufs sur les continents draags.
— Déplie une carte, cher Édile. Tu y verras deux courants très intéressants, capables de faire dériver les œufs vers leur but, le «Siwo Retour» qui oblique vers le nord et va se perdre en éventail vers les deux bases d’A nord et d’A sud; et le grand Courant Équatorial, qui file directement vers les côtes de B nord. Pour ce dernier continent, j’avoue que les explosions auront lieu un peu au hasard!.. Si j’étais le Conseil Draag, c’est là que j’ordonnerais de prendre la mer. Le «Siwo Retour» ne peut pas manquer les navires draags au mouillage. Même si certaines bombes manquent leur but, les navires coulés perdront autant de corps de débarquement que nous n’aurons pas à combattre. Quant aux autres explosions, imagine leur effet moral sur les draags! Après leur premier échec, dû à notre télébarrage, ils vont nous prendre pour des adversaires dangereux et nous pourrons peut-être obtenir une paix basée sur la coexistence. Ce ne sera plus qu’une question de bluff diplomatique.
— Oh là! Arrête-toi un peu. Ne t’emballe pas, dit Terr. J’admets qu’il y a là une idée. Écoute, nous avons le temps, le navire ne sortira pas de la baie des pronges avant deux longues heures. Je te donne carte blanche pour réunir les spécialistes nécessaires à l’étude du projet. Débrouille-toi pour les trouver où ils sont. À propos, où es-tu affecté?
— À quoi veux-tu qu’on affecte un naturaliste, dans ces circonstances? Je suis rentré dans le troupeau, c’est-à-dire que je viens de passer deux jours allongé dans le couloir 7. Ça m’a donné le temps de penser aux pronges.
— Ça va?
— J’ai les jambes en compote et j’ai de la peine à bouger les bras. Mais ça ne m’empêchera pas de dénicher les spécialistes.
— Bonne chance!
Terr ferma la téléboîte et se tourna vers Charb. Celui-ci écrivait quelque chose sous la dictée de son appareil. Il était mortellement pâle, à sa façon d’om de couleur, ce qui lui donnait un teint grisâtre.
L’Édile se pencha sur le texte et sentit son cœur s’arrêter. Il lut ceci:
«Unité de pillage n°104, transformée unité de renseignements. Affectée Klud (A sud)… (indéchiffrable)… nouveau Grand Conseil draag exceptionnellement présidé par Maître Sinh a voté le… (indéchiffrable)… percé le secret militaire et nous annoncent que dix fusées seront lancées sur les Hauts Plateaux du Continent Sauvage à 28 heures, 7 x. — Je répète. — Nos agents ont percé le… (indéchiffrable)… Sauvage à 28 heures, 7 x».
Les anciens édiles draags avaient perdu leurs sièges sous la poussée populaire. Pour apaiser la frayeur et les désordres, il avait fallu annoncer que le Maître Sinh prenait les choses en main.
Toutefois, une vaste chasse à l’om s’était spontanément organisée sur les quatre continents artificiels. Les draags allaient jusqu’à brûler les parcs ou les vieux bâtiments suspects. Sous l’effet de cette frénésie de meurtre, on vit surgir des oms de partout. Ils sortaient par bandes des caniveaux enfumés, couraient par les rues en hurlant, sortaient des terrains vagues à demi cernés par les flammes, s’enfuyaient en troupes nombreuses et affolées par les campagnes. Quoique prévenus, jamais les draags n’auraient imaginé en voir autant. Il avait fallu cette chasse pour révéler le nombre incroyable d’oms libres vivant de rapines aux dépens de la Société. Plus on en tuait, plus on en trouvait à tuer.
La terreur les rendait agressifs. Ils mordaient au passage, bondissaient de leurs trous pour sauter à la figure des chasseurs penchés sur eux, lançaient des projectiles. Certains avaient envahi des arsenaux et soutenaient un siège en règle en jetant des grenades à rayons.
Néanmoins, certains draags étaient restés chez eux. Atterrés par les événements, ils caressaient en pleurant leurs oms de luxe inoffensifs avant de les sacrifier. D’autres refusaient d’obéir à leurs voisins, parfois à leurs familles. Ils clamaient bien haut que leurs oms étaient restés de bons animaux sans intelligence et les défendaient de toutes leurs forces. D’autres encore agissaient par ruse. Ils montraient des cadavres anonymes en affirmant qu’ils avaient tué leurs oms, alors qu’ils les tenaient cachés.
Mais la plupart des victimes furent des oms sauvages à peine dégrossis, ahuris de la subite colère des draags après tant d’années de tolérance. Ceux qui avaient appartenu à l’organisation du vieux port flairaient depuis longtemps le danger. Ils s’étaient mis à l’abri dans des cachettes introuvables et continuaient tant bien que mal à renseigner par téléboîte la ville du Continent Sauvage. Ou bien, plus actifs, ils faisaient sauter des bâtiments publics ou des voies de communication.
Cependant, le Maître Sinh bénéficiait d’un vieux titre tombé en désuétude depuis des lustres. On l’appelait Édile Suprême et son pouvoir était absolu.
Pour lors, environné de conseillers, il était installé dans une salle du Palais de Klud et fixait un planisphère lumineux d’Ygam.
À vingt-huit heures sept, on vit s’allumer trois points bleus au sud d’A nord, et sept autres points le long des côtes d’A sud. Les fusées étaient lancées vers le Continent Sauvage. Elles portaient des charges de mort à destination des Hauts Plateaux et l’on pouvait suivre leurs lentes trajectoires sur la carte qui se rayait peu à peu de lignes convergentes.
Quand les trajectoires furent à quelques stades du continent, le Maître Sinh serra les accoudoirs de son matelas de confort et pencha sa grosse tête en avant.
— Cette fois!.. dit-il.
Mais, à la stupéfaction générale, les lignes lumineuses s’éteignirent brusquement. Une seconde d’épais silence régna parmi les draags. Puis, chacun s’exclama, douta du bon fonctionnement de l’écran-planisphère, commenta désobligeamment la valeur des techniciens. Le Maître Sinh déploya une membrane pour calmer du geste le tumulte.
— Faites vérifier! dit-il.
Un draag s’empara d’une téléboîte, mais celle-ci bourdonnait déjà d’un appel.
— Comment? Oui, les fusées… Eh bien? Vous êtes sûr!.. J’en réfère immédiatement à l’Édile Suprême.
Il reposa l’appareil et une douloureuse stupéfaction peinte dans ses yeux rouges:
— Les dix fusées sont tombées à la mer.
Le Maître Sinh ne laissa rien paraître de son émotion.
— Faites envoyer dix autres fusées des continents B, dit-il d’une voix froide.
Un quart d’heure plus tard, les dix nouveaux projectiles subissaient le même sort.
— Ils ont un barrage! dit quelqu’un. C’est incroyable!
L’Édile Suprême ordonna de bombarder sans arrêt pendant une heure. Pendant une heure on vit les trajectoires s’éteindre régulièrement à quelques stades du continent.
On fit envoyer des bulles de reconnaissance. Elles ne revinrent pas. Alors, la mort dans l’âme, le Maître Sinh ordonna le départ des vaisseaux de débarquement.
— Il est probable que les moteurs s’arrêteront à dix stades des côtes, dit-il. Nos draags continueront à la nage. Nous avons au moins cette supériorité sur les oms, nous sommes d’excellents nageurs.
Une heure plus tard, une terrible nouvelle arrivait au Palais. Sur quarante navires, trente avaient été frappés par des engins inconnus et coulés à deux stades des ports. Puis, à cinq stades en mer, deux nouvelles explosions envoyaient trois autres navires par le fond.
L’affolement gagnant les troupes rescapées, l’Édile Suprême annula ses ordres et se prit la tête dans les mains, au milieu de la consternation générale.
— C’est épouvantable, murmura-t-il. Je n’imaginais pas avoir raison à ce point!
C’est alors qu’une téléboîte bourdonna pour la centième fois de la journée.
— Quelle catastrophe nous annonce-t-on encore! soupira le Maître Sinh.
Un draag se pencha sur la téléboîte et s’exclama:
— Envoyez le texte immédiatement.
Il se tourna vers le vieux draag découragé:
— Édile Suprême, dit-il. On vient de capter une émission des oms. Ils nous font des propositions.
Dans la ville des Hauts Plateaux, loin de chanter victoire, on attendait anxieusement la réponse des draags. Les oms étaient épuisés par une longue nuit de combat où, cependant, la plupart n’avaient rien fait d’autre que de rester couchés avec des aiguilles dans les membres pour donner du courant à l’émetteur.
Dans la salle du Conseil, Terr tripotait nerveusement le texte de ses propositions. Il en remâchait des passages à mi-voix:
— «Depuis des années déjà, des millions d’oms s’embarquent clandestinement à destination du Continent Sauvage. Nous y avons bâti une civilisation qui vaut bien la vôtre. Draags, pourquoi poursuivre une guerre inutile alors que vous avez tout à gagner à collaborer avec nous? Nous ne sommes pas vos ennemis. Nous nous sommes contentés de nous défendre. Il nous serait pourtant facile de brûler vos capitales…»
Terr soupira et jeta son papier sur la table.
— Ce bluff est notre dernière chance, dit-il. Il nous reste juste assez de courant pour dévier une vingtaine de fusées. Les oms ne tiennent plus le coup. Il ne reste qu’une petite centaine de milliers d’individus courageux en batterie. Il a fallu exempter progressivement tous les autres.
Charb lui mit la main sur l’épaule.
— Ne te désole pas. De toute façon, nous aurions mené une vie misérable chez les draags. Grâce à toi, nous avons vécu une extraordinaire aventure. Et d’ailleurs, rien ne dit que…
Une téléboîte bourdonna. Vaill se précipita sur elle et se releva presque aussitôt, les joues rouges d’excitation.
— Les draags acceptent nos propositions! cria-t-il.
Tout le monde se dressa d’un seul coup, assailli d’une joie presque douloureuse. Puis ce furent des rires et des embrassades, des vivats et des cabrioles bien peu dignes d’un Conseil.
Quand le calme revint, Terr frappa du poing sur la table.
— Pour maintenir notre bluff jusqu’au bout, dit-il, il faut que les plénipotentiaires se présentent aux draags dans un appareil éblouissant. Un navire draag doit rencontrer le nôtre dans cinq jours, en plein océan, à mi-chemin de nos côtes respectives. En cinq jours, nous avons le temps de faire des merveilles. Je veux que le navire soit révisé à fond, repeint, équipé de fausses antennes et de lance-rayons postiches qui donnent aux draags une haute idée de nos techniques. Nous n’avons pas de vérifications à craindre. Leur taille les empêche de visiter un bâtiment dont les accès sont à notre mesure.
Vaill lui coupa la parole. Il était blême.
— Nous n’avons pas pensé à une chose, dit-il. Les navires draags vont continuer de sauter sur les œufs qui pourrissent le «Siwo Retour»! Les draags vont nous suspecter de déloyauté et reprendre une offensive désespérée!
— C’est prévu, ricana Terr. Les draags sont avertis que la sortie de leurs ports militaires est menacée par nos armes. Ils acceptent d’envoyer leur bateau par un port civil situé plus au sud, dans une zone sans danger. Nous avons été intransigeants sur ce point parce que nous ne pouvions pas faire autrement. J’avais d’ailleurs une peur bleue qu’ils refusent de s’abaisser à ce point.
Vaill s’étonna:
— En somme, c’est une espèce d’ultimatum. Et ils ont accepté!
— Extraordinaire, mais vrai! Tu oublies que les draags se sont déshabitués de la guerre depuis des lustres. L’échec de leur offensive a brisé leur moral. Cela nous permet des airs de vainqueurs. Ils nous croient capables de tout. Nous allons pouvoir dicter des conditions qui, très osées de notre part, leur paraîtront d’une douceur relative étant donné nos succès.
Un vacarme filtrait de toute la ville troglodyte. Un om entra dans la salle, les yeux fous, le sourire aux lèvres.
— On demande l’Édile, cria-t-il. Montrez-vous, Édile, ou bien la foule va forcer les barrages.
Suivi des membres du Conseil, Terr enfila un corridor menant à une ouverture. Il déboucha sur une terrasse, à mi-hauteur d’une grotte immense, et leva les deux mains, salué par une foule hurlante d’oms en délire.
Le bas de la grotte grouillait de visages levés, de bouches ouvertes, de silhouettes gesticulantes. Dans leur enthousiasme primitif, des femelles s’arrachaient les cheveux et les jetaient vers l’Édile, des mâles formaient des pyramides de muscles au sommet desquelles des enfants riaient aux éclats en agitant leurs petits bras.
Cinq jours plus tard, deux navires se rencontraient en pleine mer et se saluaient en lançant des gerbes de rayons vers le ciel.
Le bâtiment des oms brillait de mille feux sous le soleil. Il s’avança rapidement vers le bateau draag et l’accosta en une manœuvre impeccable. Rangés sur le pont, les hommes d’équipage, casqués et magnifiques dans leurs uniformes, rendaient les honneurs à leurs adversaires de naguère.
Sanglé dans une tunique luisante, botté de plastique, arborant un rutilant pectoral, Terr monta lentement à bord du vaisseau draag, suivi par une dizaine d’oms.
Les draags n’en revenaient pas de rencontrer des oms accoutrés de la sorte. Ils les avaient toujours vus nus et humiliés par le port d’un collier. Et ce spectacle leur aurait paru comique s’ils ne s’étaient pas rappelé les événements des jours précédents.
Lui-même paré des insignes de sa fonction, le Maître Sinh accueillit l’Édile des oms avec de grands égards et l’invita à le suivre dans sa cabine.
Ils eurent une longue conversation. Terr s’efforçait de parler lentement et de bien prononcer toutes les consonnes pour se faire comprendre du draag. Mais sa pensée allait beaucoup plus vite que ses mots et lui donnait l’avantage dans la discussion.
Le vieux draag n’en était pas dupe et se sentait en infériorité.
— Je crains fort, disait-il, que la signature de ces accords ne vous rendent bientôt maîtres de la planète. Vous êtes beaucoup plus rapides que nous. Certes, nous vivons plus longtemps, mais vous vous multipliez très vite. Vos techniques, votre civilisation n’auront pas de mal à dépasser la nôtre en peu d’années.
Terr fut absolu et sincère dans sa réponse.
— Non! dit-il. Il existe, Édile Suprême, un grand danger pour une race évoluée: la sclérose. Vous connaissez le passé des oms et vous en savez quelque chose. Quand une civilisation atteint son point de perfection, elle devient une gigantesque machine, incapable de progrès, et dont tous les membres ne sont plus que des rouages sans pensée.
— C’est de cette situation que nous vous avons tirés en vous amenant sur Ygam.
— Je sais. Nous vous en sommes en quelque sorte reconnaissants. C’est pourquoi je vous mets en garde, Édile Suprême. Votre société donne des signes de sénilité. Elle est trop parfaite, et peu à peu, les draags deviennent des robots routiniers. Voyez le mal que vous avez eu à réveiller l’énergie de vos congénères. Encore quelques dizaines de lustres sur cette pente facile et vous ne serez plus qu’une vaste «fourmilière» sans âme. J’emploie des mots que vous connaissez, puisque vous avez étudié les animaux terrestres.
Le Maître Sinh eut un vague geste de membrane. Il se pencha en avant pour être à la hauteur de son interlocuteur.
— Nous serons encore plus à votre merci.
— Pas du tout. Car si vous étudiez bien l’article 10 du traité que, je l’espère, vous allez signer tout à l’heure, vous en verrez tout l’intérêt pour nos deux peuples. Il prévoit une large association de nos deux civilisations. Il n’y aura plus de race maîtresse, mais deux races égales, qui travailleront côte à côte, en se faisant mutuellement bénéficier de leurs progrès. En sentant près de vous cette amicale rivalité, vous éviterez la sclérose collective dont je parlais tout à l’heure. Et vous jouerez le même rôle sur nous. Je prévois pour nos deux races un avenir extraordinaire, conquis grâce au ressort de l’émulation.
— Tout cela sera bien long à mettre en route. Les draags sont encore désemparés à votre sujet. Certains vous chérissent comme de gentils animaux, d’autres vous craignent comme de futurs conquérants.
— Et ces deux attitudes nous blessent autant l’une que l’autre, l’une dans notre orgueil, l’autre dans notre loyauté. Les plaies sont encore trop fraîches. Faites confiance au temps.
L’Édile Suprême des draags tendit lentement sa main vers celle de l’Édile des oms. Puis il apposa son sceau au bas du traité.
Il redressa son vieux corps et alla ouvrir la porte de la cabine.
— Draags, dit-il, et vous, petits oms, j’ai signé! Le travail de vos Édiles est terminé. La mise au point des détails sera votée par les conseils. Nos deux races sont unies pour le meilleur et pour le pire!
Dans le soir doré descendant sur la mer, deux vaisseaux s’accotaient l’un à l’autre, comme deux amis. Des hymnes draags et des chants d’oms ondulaient dans la brise.