Le Premier Édile du continent A nord étira ses membranes. Il jeta un œil sur son cadran axillaire et souffla d’impatience. Quittant sa table, il fit les cent pas dans sa loge de travail. Il attendait quelqu’un.
Visite étrange. Que pouvait lui vouloir le Maître Sinh? Il lui sembla se rappeler que celui-ci avait invoqué l’urgence pour obtenir ce rendez-vous.
Il avait à peine arpenté deux fois la pièce quand une voix sortit du diffuseur, annonçant l’éminent visiteur.
— Faites monter! ordonna brièvement le Premier Édile.
Et il ouvrit la porte à l’avance pour honorer le Maître Sinh, grand savant naturaliste du continent.
Quand celui-ci apparut, l’Édile le salua respectueusement.
— Bonheur sur vous, Maître. Entrez dans ma loge et mettez-vous à l’aise.
— Bonheur sur vous, Premier Édile, je suis heureux de vous voir.
Après quelques politesses, les deux draags s’allongèrent face à face sur des matelas de confort.
— Vous aviez parlé d’urgence? fit lentement le Premier tout en cachant soigneusement sa nervosité.
«Vieux fou, songeait-il, quelle idée compliquée a germé dans ta cervelle?»
— En effet, émit la gorge enrouée du vieillard. Je n’irai pas par quatre chemins. Je demande des mesures immédiates contre les oms.
— Les oms? s’étonna le Premier.
— Oui. La situation devient inquiétante. Rassurez-vous, je n’empiète pas sur vos attributions. Il ne me serait pas venu à l’idée de m’occuper des mesures nécessaires à l’hygiène du continent. Mais cela dépasse l’hygiène. Les oms constituent un danger, un danger qui s’affirme de jour en jour!
Il tira de sa tunique divers papiers et demanda:
— Combien, à votre avis, y a-t-il d’oms sur Ygam?
Abasourdi, le Premier eut un geste évasif.
— Il m’est difficile de préciser, avoua-t-il. Le recensement de cette année donne environ dix millions pour le seul continent A nord.
Il coupa de la main une interruption du Maître en ajoutant:
— Bien sûr, il faut y ajouter environ un ou deux millions d’oms errants. Mais certainement pas plus. La désomisation urbaine stoppe leur invasion tous les deux ans.
— Sans être très précis, déclara le Maître, les chiffres que j’ai là dépassent de beaucoup ceux que vous venez d’énoncer, Premier Édile.
D’un geste d’excuse, il atténua la violence de sa contradiction avant de poursuivre:
— Les estimations de la Faculté approchent certainement la vérité de plus près, sans vous offenser.
Il eut un autre geste rassurant:
— Le Conseil Continental est parfait, mon cher Premier, parfait en tout point. Et les mesures qu’il prend sont effectuées avec une régularité digne d’éloges. Mais vos collaborateurs n’ont pas été amenés, comme nous, à étudier la question d’aussi près. Ce qui est tout à fait normal, d’ailleurs. Chacun son métier.
Il toussa un peu, gêné de la brutalité de sa franchise, et dit:
— J’ai parlé de métier. Le nôtre nous a conduits à recenser les oms errants par des méthodes nouvelles, basées sur le nombre de pistes et sur la fréquence des pillages.
Le Premier rit.
— Pillage est un bien grand mot! protesta-t-il. Quelques menus larcins!
— Ne riez pas. Le nombre d’oms sans collier approche de trente millions, sur notre continent. J’ai pris contact avec mes confrères des autres continents. Ils ont utilisé la même méthode. Une simple addition nous donne un total de cent cinquante millions plus trente-cinq millions régulièrement déclarés par leurs maîtres. Il y a donc près de deux cents millions d’oms sur notre planète.
Les deux draags gardèrent un instant le silence. Le Premier reprit la parole au bout d’un instant.
— J’avoue que vous me confondez. Mais comme je n’aurais garde de douter de vos affirmations savantes, nous allons agir. Pensez-vous que dix désomisations par an soient suffisantes pour enrayer l’invasion? Je peux aussi durcir la réglementation des élevages de luxe. Qu’en pensez-vous?
Le vieux draag secoua la tête.
— Pas suffisant, dit-il. Il n’y a pas qu’un problème de multiplication des oms, mais un autre, celui de leur évolution. Et le deuxième est plus préoccupant que le premier.
— Leur… évolution? Expliquez-vous, Maître.
Le savant se redressa sur son matelas de confort et fit claquer ses membranes avec détermination.
— Je vais être obligé de vous faire un cours, s’excusa-t-il. Oh! tranquillisez-vous, je n’entrerai pas dans les détails. Vous savez que les oms ont été acclimatés sur Ygam par nos ancêtres du Deuxième Âge?
— Certes, ils les ont ramenés de la Terre.
— Leur planète d’origine! C’est cela même… Eh bien! savez-vous quelle forme d’organisation avaient les oms, chez eux?
Le premier s’étonna.
— Organisation, dites-vous? Mais ce sont des animaux! Ils erraient par familles, je suppose, ou bien en troupeaux sauvages!
— Pas du tout! Ils vivaient dans de vastes agglomérations de terriers cimentés, où chacun avait sa place. Ils constituaient des sociétés d’environ un million d’individus. Une hiérarchisation étroite y maintenait une discipline sans défaut, automatique. On y choyait les reproductrices, dont le seul travail était d’enfanter. À sa naissance, chaque bébé subissait une sélection qui le destinait à la reproduction, au travail ou au combat. Ils avaient un langage rudimentaire.
— Un langage!
— Parfaitement. Oh! juste quelques vocables servant à des ordres précis, toujours les mêmes! La rigidité de leur organisation les dispensait de perfectionner leurs moyens d’expression. Je pense à un exemple intéressant, un cri d’alerte: fourmi!
— Fourmi? Qu’est-ce que…
— Un cri d’alerte, vous dis-je. Et il est intéressant parce qu’il indiquait l’approche de leur ennemi traditionnel: un insecte géant organisé d’une manière similaire et vivant, lui aussi, dans des cités rudimentaires. Mais passons… Avez-vous entendu parler de la théorie de Spraw?
— Ma foi, non!
— Spraw était un savant du dernier lustre. Il prétendait que les oms avaient connu autrefois une civilisation plus brillante, analogue à la nôtre, mais qu’il fallait voir dans sa perfection même la raison d’une sclérose progressive, d’une fixation du mode de vie. Étroitement emprisonnés dans leurs lois et leurs règlements, les oms n’auraient plus éprouvé le besoin de penser. L’instinct aurait pris la relève de leur intelligence. Pourquoi réfléchir quand on mène une vie parfaite où chacun sait d’avance ce qu’il doit faire? L’intelligence des oms se serait, comment dirais-je, atrophiée progressivement, comme un organe inutile. Il y aurait eu légère régression du niveau de vie, puis fixation. Ainsi se seraient arrêtés les progrès de leur civilisation.
Le Premier Édile ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis il y renonça, faisant simplement signe à son hôte de poursuivre.
— Ce n’était qu’une théorie, dit le Maître. Depuis quelques jours, nous savons que Spraw avait raison. Une mission archéologique a découvert sur la Terre une ville d’oms. Pas une cité primitive de terriers, comprenez-vous? Une ville! Et mille indices nous affirment que cette ville fut l’œuvre d’oms civilisés! On l’a trouvée par miracle sous les boues littorales d’un océan. Le résultat des fouilles nous étonne un peu plus tous les jours. C’est un événement considérable.
De ses poings fermés, le Premier Édile se frotta vigoureusement les tympans.
— Je vois où vous voulez en venir, devina-t-il. Vous craignez que les oms errants ne reconstituent leur ancienne civilisation, avec tous les dangers que cette éventualité créerait pour la nôtre. Cela me paraît…
— Excessif? coupa le savant. Écoutez bien, mon cher Premier. Chacun sait que l’om est un animal intelligent. Ce qui est grave, c’est qu’il le devient de plus en plus. Certains oms parlent. Non pas seulement quelques mots! Ils forment des phrases! L’om savant est devenu une attraction fréquente dans les spectacles, à tel point que la foule s’en désintéresse. C’est un numéro sans aucune originalité. Or, au dernier lustre, alors que j’étais enfant, cette attraction n’existait pas! J’ai ici…
Il fouilla dans ses papiers.
— J’ai apporté des relevés de statistiques. Dans la seule ville de Torm, il a été déclaré à la police par des propriétaires…
Il lut:
— Au mois du Lion 713: cent trois pertes d’oms. Au mois de l’Oiseau: cent quarante-cinq pertes. Mois du Poisson: deux cent dix. Ensuite, de mois en mois, nous avons successivement: deux cent vingt-sept, trois cent deux, sept cent vingt et un, bond fantastique! Pour arriver au mois dernier avec (tenez-vous bien) mille deux cent trente-six déclarations de perte! On devrait dire déclarations de fugue. Dans chaque cas, l’om en question se montrait particulièrement intelligent. Dans un cas sur trois, la fugue volontaire est prouvée.
Il parla encore longtemps, donna d’autres chiffres, s’appuya sur des faits et conclut:
— Voilà ce que nous avons provoqué! Nous avons… détribalisé l’om, nous l’avons rendu à son individualité. Il y a certes perdu les trois quarts de ses instincts sociaux tyranniques, mais non son instinct grégaire. Et il retrouve en plus son intelligence, son goût de la liberté; peut-être demain son goût de la conquête. Nous l’avons sorti de l’impasse de l’instinct pour le replacer sur la route du progrès.
Le Premier Édile se leva.
— Vous m’avez convaincu, Maître Sinh, dit-il. Je vais intervenir au Grand Conseil. Mais tranquillisez-vous un peu, ajouta-t-il dans un sourire, la conquête des draags par les oms n’est pas pour demain!
— Ne riez pas, Premier, nous n’en savons rien!
— Il ne faut rien exagérer.
— Vraiment? Et l’accident de Klud?
Le Premier leva les bras au plafond:
— Cette vieille histoire! Il n’est même pas prouvé que ces deux draags aient été agressés par des oms. Personnellement, j’ai peine à le croire!
Le Maître fouilla sa poche de tunique:
— Moi, j’ai des preuves, dit-il. Regardez ce que m’a donné un confrère du continent Sud.
Il tendit une fiximage au Premier Édile et commenta:
— L’endroit était peu fréquenté. On n’a retrouvé les cadavres qu’au bout de six jours et la décomposition en était avancée. Impossible de rien tirer du premier cadavre, celui du fossé. Mais à deux stades de là, le draag effondré sur la route avait moins souffert. Regardez ça!
— C’est?
— Le flanc droit, au niveau de la vingt-troisième côte. Une belle morsure d’om, n’est-ce pas?
Sur la côte du continent A, un petit port abandonné depuis longtemps par les draags hébergeait dans ses sous-sols une étrange cité.
Dans un réseau de canalisations souterraines et d’anciens égouts, une ville cachée avait installé ses rues, ses unités d’habitation et ses bâtiments publics. Une ville d’oms. De trois millions d’oms!
Une activité fiévreuse y régnait. Sans arrêt, de petites unités de commando se présentaient à ses portes, ramenant de chez les draags une foule de paquets hétéroclites: boîtes d’aliments, ferraille, outils, écouteurs d’instruction. On déposait tout cela en vrac et, tandis que chaque chef d’unité faisait son rapport et signalait ses pertes, d’autres oms classaient le butin, faisaient rouler les boîtes sur la pente de certains couloirs, transportaient avec précaution les écouteurs vers les centres d’étude.
Au centre de la ville, un ancien collecteur avait été cloisonné en chambres de travail pour abriter les services officiels. Dans l’une de ces chambres, un grand om à barbe blonde considérait d’un air sévère les graphiques ornant les murs. Il désigna l’un d’eux.
— Les stocks d’aliments augmentent encore, dit-il. Vingt mille poids! J’ai déjà signifié ma volonté de stopper les arrivées. C’est du temps et de l’énergie perdus. Nous avons là de quoi tenir un an après l’exode!
— Ne te fâche pas, Terr, dit un Noir d’âge mûr assis en face de lui. Tes ordres n’ont pas eu le temps d’arriver partout. Les unités ne sont pas toutes munies de téléboîtes.
— J’avais pourtant dit…
— Je sais. Vaillant fait ce qu’il peut, mais l’usine en question se trouve à cent cinquante stades d’ici. Pour l’atteindre, il faut progresser sur deux stades en terrain découvert, et comme la région n’est desservie par aucun pont roulant, nous avons bien des difficultés à obtenir le matériel. J’ai affecté la moitié des monteurs de télé aux ateliers E, pour qu’ils ne restent pas inoccupés.
Terr inscrivit quelque chose dans un carnet. Puis il en tourna plusieurs feuillets, sourcils froncés.
— Pas trop de pertes, hier?
— La moyenne. Toujours pas de nouvelles de l’opération Klud?
— Pourvu qu’ils réussissent! Sans ces pièces, nous ne pourrons jamais partir. Les trois machines ne seront que d’inutiles tas de ferraille.
— Fais confiance à Vaillant. Il a mis ses meilleurs oms dans le coup.
Une lampe clignota sur une boîte cubique. Terr enfonça un bouton:
— Oui?
— Ici Vaill, dit une voix.
Terr et Charbon se sourirent.
— Eh bien? dit Terr.
— Les pièces arrivent, Terr. J’en touche une du doigt pendant que je parle. Les deux autres sont en route, quelque part du côté de la Sente 4. Pratiquement, nous les avons.
— Bravo, exulta Terr. Fais vite porter la première aux ateliers!
— Par la glissière, elle y sera dans quelques minutes.
— Sans casse, j’espère.
— Mes gars sont en train de la matelasser. Ne t’inquiète pas.
Terr donna une bourrade de satisfaction dans les côtes de Charbon. Il rangea son carnet dans la poche de sa tunique et dit:
— Premiers essais en bassin dans trois jours, vieux Charb! Il faut que j’aille voir ça!
Charb lui mit la main sur l’épaule.
— Méfie-toi, petit. Tu te surmènes. Tu dors à peine, tu manges à toute vitesse et…
— Je ne me suis jamais senti aussi bien.
À cet instant, un remue-ménage filtra de la pièce voisine. Quelqu’un heurta la porte.
— Oui!
Un om au visage ridé apparut.
— Terr, dit-il, la Vieille est mal. Elle te demande.
Terr et Charb se jetèrent un regard éloquent. Ils quittèrent la chambre sans un mot et se rendirent dans un couloir de circulation. Terr enfonça le bouton de priorité et attendit une minute, tandis que des lampes rouges s’allumaient dans le lointain à tous les carrefours. Puis il enjamba la selle du chariot. Charb se plaça derrière lui.
Ils roulèrent sur la pente, de plus en plus vite. Au neuvième millistade, Terr freina et, bloquant le véhicule sur la crémaillère d’ascension, se précipita dans un couloir adjacent. Après avoir salué au passage plusieurs notoriétés de la cité, il entra chez la Vieille.
Celle-ci était allongée sur un matelas de confort. Une couverture cachait ses jambes. Elle fit un faible signe de la main.
— Laissez-moi… seule avec lui, souffla-t-elle.
Charb mit un doigt sur ses lèvres et entraîna doucement les deux médecins dehors.
Terr s’agenouilla au chevet de la vieille ome noire. Il lui prit les mains et les trouva glacées. Une odeur de pharmacie flottait autour d’elle.
— Petit, dit-elle, j’verrai pas l’Exode.
— Ne parle pas, souffla Terr, tu te fatigues.
Elle eut un petit rire cassé. Une toux secoua ses épaules pointues sous la tunique. Elle désigna du doigt un flacon sur une table. Terr lui fit boire quelques gouttes et lui remonta un peu la tête. Elle s’apaisa bientôt.
— Écoute… je voulais te voir avant… de m’en aller. Si… si! J’ai pas peur, tu sais! Je voulais te dire que… que je t’aime bien, petit. Faut pas faire une tête comme ça. Regarde, moi, je rigole… On s’en va tous. Un jour, ça sera ton tour, dans longtemps, j’espère.
Elle branla la tête.
— C’est pas bien malin, ce que je dis là. Je suis qu’une vieille sotte. Vous tous, avec… les écouteurs des draags, vous êtes plus intelligents que moi. Même les petits… les tout petits oms qui savent lire les paroles draags, maintenant. C’est grâce à toi, ça. Pour l’intelligence, tu es un peu là. Mais… au début, quand tu étais encore un petit, tout ce qu’on a fait, c’est grâce à moi. Parce que j’étais… énergique, pas vrai?
Terr l’approuva de la tête. Elle serrait son vieux poing nerveux sur la couverture.
— Moi l’énergie, toi… (elle lui frappa lentement le front du doigt)… la tête. Alors, je voulais te dire… Avec ta tête, si je te donne mon énergie, tu réussiras l’Exode. Faut les deux. Je sais bien que tu en as, de l’énergie, mais je te donne la mienne en plus. Tout à l’heure, je serai plus là. C’est toi qui vas tout commander… D’ailleurs, depuis des jours, tu commandes déjà. Les autres t’écoutent, pas vrai?
Elle haleta un moment sans rien dire, puis ses mains emprisonnèrent celles de Terr, comme des serres.
— Tu sens? Tu sens, petit? Mon énergie qui coule de mes bras? Elle va dans les tiens. Je te la donne. Elle me quitte. Tu sens? Tu…
Sa tête pesa plus lourd sur l’étoffe. Ses lèvres violettes restèrent figées dans un sourire.
— Vieille? dit Terr.
Il dégagea doucement ses mains tièdes des doigts froids de la morte. Il lui ferma les yeux, resta un moment penché sur elle. Puis il se dirigea d’un pas lent vers la porte.
Tout le monde était debout dans la pièce voisine. Terr leur fit signe que c’était fini. Sans regarder derrière lui, il sortit, suivi de Charb dont les grosses lèvres tremblaient d’émotion.
Dans le grand couloir, une foule s’était agglutinée, prévenue par des rumeurs imprécises. Tous regardaient Terr, apparu en haut des marches.
— La Vieille est morte, annonça-t-il d’une voix sans timbre.
La stupeur figea la foule. Depuis toujours, la Vieille était le symbole de leur unité, de leurs espérances, de leur destin. Mais quand Terr fit mine de descendre, une voix d’ome lança:
— Vive l’Édile!
Cela déclencha une explosion de vivats.
— Terr! Notre Édile! Vive l’Édile des Oms! Vive l’Exode!
Sans succès d’abord, Terr leva la main pour endiguer le tumulte. Un tic nerveux fit trembler son menton, sous sa barbe blonde.
Quelqu’un sortit de la résidence de la Vieille et joua des coudes pour se placer tout près du nouvel édile et lui présenter une téléboîte. À la vue du petit appareil, la foule s’apaisa par degrés.
— Oms libres, dit Terr, la Vieille est morte en m’adjurant de réussir l’Exode. Depuis des jours et des jours, elle a lutté pour nous. Puis elle a lutté contre la mort.
Plus qu’à la foule présente, il sentait sa voix s’adresser par les ondes à des milliers d’oms penchés sur leurs récepteurs dans toute la ville, et plus loin, aux sentinelles des postes avancés jalonnant les pistes. Plus loin encore, peut-être, son discours allait réveiller l’énergie des unités de pillage en action dans les villes draags.
Quelque part, aux environs de Klud, un enfant draag s’amusait à enregistrer les parasites d’une téléboîte. Par jeu, il les faisait repasser dans un plurigraphe. Il s’avisa soudain que certains bruits ressemblaient à des paroles. Des mots draags, comme prononcés à toute vitesse et déformés par un gosier animal, sonnèrent à ses tympans.
Surpris et curieux, l’enfant draag recula le fil du plurigraphe et repassa plus lentement les sons étranges: «Oms libres, nasilla l’appareil, la Vieille est morte…»
Le reste se perdit dans un orage de crépitements. Par instant, on captait cependant des mots isolés: «lutté… exode… oms…»
L’enfant draag se dressa, ravi et faisant claquer ses membranes.
— Père, cria-t-il. Il y a des oms qui parlent dans le plurigraphe!
— Je t’ai défendu de jouer avec cet appareil, dit une voix venue de la pièce voisine.
L’enfant draag sortit. On l’entendit insister:
— J’ai fait une voix d’om avec le plurigraphe. Ça disait: «om libre, la vieille est morte…»
Profitant de sa solitude, un om de luxe, jusque-là couché sur un coussin, sortit de son faux sommeil, bondit sur le plurigraphe et arracha le fil. En une seconde, cachant le fil cassé dans son poing, il reprit sa paresseuse position et ferma les yeux.
— Quelle sottise! dit le père draag en entrant dans la pièce. Ça ne veut rien dire… Tiens, regarde, tu as cassé le fil. Joue à autre chose!
Il prit l’appareil et poussa l’enfant dans la salle de nature. Le petit draag plongea dans la piscine et n’y pensa plus.
Penché sur sa téléboîte, Charb prit quelques notes, dit «merci» et jeta un papier sur la table de Terr.
Celui-ci le lut rapidement, sourcils froncés.
— Nous courons ce danger tous les jours, dit-il enfin. Il faut absolument interdire toute communication en clair. Fais le nécessaire pour que les gars du centre 10 établissent un code.
— Cela va tout retarder.
— Je sais bien. Mais imagine que nos télécommunications aient été captées par des draags adultes. Ils nous auraient vite trouvés. Nous aurions échoué tout près du but.
Il se leva et posa la main sur l’épaule de Charb.
— Nous avons une supériorité sur les draags: la rapidité. Notre différence d’échelle nous a poussés à déformer leur langue de telle sorte qu’ils ne peuvent suivre le rythme de nos paroles. De plus, nous avalons la plupart de leurs consonnes. Sans ces petits avantages, il y a longtemps que nous aurions perdu la partie.
Charb suivait son idée.
— Établir un code, l’apprendre. Supprimer pendant ce temps toute télécommunication! Le rythme de nos efforts sera paralysé pendant trois jours au moins!
— Tant pis. Nous pouvons nous le permettre. J’ai parlé de rapidité, à l’instant. Songe qu’il faut un quart de lustre à un draag pour atteindre l’âge adulte. Il ne faut qu’une année à un om!
Il se plongea dans des souvenirs personnels et dit:
— Quand j’ai quitté les draags, Tiwa, ma petite maîtresse, était une fillette. Elle est encore une fillette aujourd’hui. Elle n’a seulement que des rudiments d’instruction. Et moi, je suis un om à barbe blonde. J’ai eu six enfants. J’ai étudié les mathématiques, je connais à fond l’ygamographie et j’ai assez de notions pour parler de n’importe quoi avec nos techniciens. J’ai mis au point des règles provisoires d’économie à l’usage des oms, j’ai jeté les bases de l’économie 2 qui nous servira sur le continent sauvage où nous voulons nous établir. Rapidité, toujours. Nous vivons à un autre rythme et c’est notre principal atout.
Il jeta un regard affectueux sur les graphiques tapissant les murs et poursuivit:
— En un an, nous avons fondé cette ville, organisé des réseaux de renseignements, poussé la natalité, formé des spécialistes, accumulé un matériel fantastique… Nos progrès vont à pas de géant. Pendant la même période, les draags ont tout juste réussi à voter cette petite loi de désomisation que nous avons prise de vitesse. L’exode aura lieu avant que cette loi ne soit appliquée à fond. Je le répète, nous devons perdre ces trois jours, afin de ne pas tout gâcher. D’ailleurs, les télécommunications seront bientôt réservées aux espions seuls. Les raids n’auront plus de raison d’être. Nous avons déjà tout ce qu’il nous faut pour effectuer l’Exode et mettre en application l’économie 2. Nous allons bientôt vivre repliés sur nous-mêmes dans cette ville. Les téléfils suffiront.
Il enfonça un bouton de la téléboîte et dit:
— Ateliers!
L’appareil ronronna un instant, émit quelques déclics avant de laisser sourdre une voix.
— Ici, Central Ateliers; qui parle?
— L’Édile. Où en êtes-vous, pour l’appareil 3?
— Ne quittez pas, Édile. Je vous branche sur la salle 3.
— Ici chef de salle 3!
— Ici l’Édile. Et cette plaque?
— Nous perçons le dernier trou, Édile. Dans une heure, il n’y aura plus qu’à monter sur coque.
— Votre foret s’est usé?
— Ça ira. Le changer nous prendrait plus de temps.
— Bon. Je descends voir.
Terr coupa et se tourna vers Charb.
— Fais le nécessaire, pour le code!
Charb acquiesça en avançant la main vers sa téléboîte. Terr sortit, sauta sur un chariot et se laissa glisser jusqu’aux ateliers.
Il traversa les entrepôts mécaniques, les petits ateliers de précision et parvint aux salles de montage. Dans les deux premières trônaient les appareils terminés: deux énormes vaisseaux fabriqués avec des pièces détachées ravies aux usines draags. Des files d’oms y chargeaient le fret nécessaire à l’Exode.
De la salle 3 filtrait le cri modulé du métal mordu par le métal, et le vaste murmure d’oms haletants sous l’effort. Terr y entra.
Une plaie carrée béait au flanc du troisième vaisseau, montrant des organes de verre et des ganglions de fils multicolores. Plus loin, une plaque courbe était calée sur le sol par des tasseaux de plastique. Juchés sur un échafaudage, une centaine d’oms maintenaient un énorme vilebrequin à la verticale, tandis qu’une autre centaine de travailleurs tournaient sans fin dans les roues d’écureuils entraînant le foret. La sueur coulait par litres le long des entretoises, dégouttait sur la plaque surchauffée, bouillait en dansant au milieu des copeaux de métal. De main en main, des bidons d’huile arrivaient sans arrêt des entrepôts. Une dizaine d’hercules aux muscles vernis par la chaleur vidaient le lubrifiant sous la mèche du foret.
Deux femelles aux cheveux noués sur la nuque abattaient un travail de mâle. Terr s’approcha d’elles.
— Que font-elles ici? demanda-t-il au chef de salle qui s’empressait à sa rencontre.
— Elles sont stériles, répondit l’om. Elles ont demandé à servir autrement.
Terr s’écarta sur le passage d’un bidon roulé par des bras vigoureux. Marchant vers le vaisseau, il grimpa l’échelle menant à l’écoutille. Toujours suivi de l’ingénieur, il entra dans le ventre de l’appareil par un plan incliné. Au passage, ses doigts caressaient amoureusement le lisse des cloisons.
Ses pas le menèrent à la chambre des cartes, derrière le poste de pilotage. À son entrée, un petit groupe d’étudiants se leva.
— Vive l’Édile!
— Ça va bien, dit Terr. Asseyez-vous et continuez votre travail.
Il se pencha sur une carte, posa quelques questions précises, reçut les réponses en ricochets et tourna un sourire vers l’officier instructeur.
— Ma parole, dit-il, ces jeunes en savent plus que moi!
L’officier eut un geste mi-compréhensif, mi-respectueux signifiant: chacun son métier, le vôtre est de commander.
À cet instant, les lumières cliquetèrent trois fois et s’éteignirent.
— Une panne! dit quelqu’un.
Mais les lampes jetèrent trois nouveaux éclairs avant de laisser la nuit s’installer définitivement.
— Une alerte! dit Terr. Plus un geste! Qui peut me passer une lampe de poche?
Un objet froid lui fut glissé dans la main. Il pressa le bouton et balaya la pièce d’un pinceau lumineux.
— Observez les consignes, dit-il brièvement à ses compagnons immobiles. Chef de salle, guidez-moi hors des ateliers.
Dans la salle 3, le travail avait cessé. Perchés sur leurs poutrelles ou disséminés là où l’alerte les avait surpris, les oms restaient immobiles dans une atmosphère étouffante de sueur et de métal brûlant.
Terr traversa rapidement le chantier, quitta le chef de salle et courut dans les couloirs menant au Central de Surveillance. Sur son passage, il croisait des ombres silencieuses. À l’entrée du Centre, quelqu’un l’arrêta.
— Édile! dit Terr en éclairant son visage.
Le factionnaire le laissa entrer. Terr s’élança dans l’escalier menant au Mirador principal. On appelait ainsi certains points stratégiquement disposés en haut des ruines de la ville draag.
Étouffant le bruit de ses pas, il pénétra dans la cabine en éteignant sa lampe. Vaill et Charb s’y trouvaient déjà en compagnie de quelques veilleurs. Vaill désigna l’étendue sableuse, souillée de rares touffes d’herbe. À un demi-stade de la ville, une sphère avait atterri. Un, deux… cinq draags gigantesques vaquaient aux alentours.
Le plus grand s’était juché sur une dune et contemplait l’océan. Un autre, vautré dans le sable, grignotait béatement le contenu d’une boîte de conserve. Les trois derniers se penchaient sur le moteur de la sphère décapotée. Du mirador, on entendait le lourd murmure de leur conversation.
— Ils sont en panne, souffla Charb.
Terr secoua lentement la tête:
— Je n’aime pas ça, dit-il.
Quêtant une explication, ses compagnons lui jetèrent des regards étonnés. Mais il se tut, attentif aux moindres gestes des géants batraciens.
Au bout de longues heures, les draags remontèrent dans leur appareil, qui décolla aussitôt. En quelques secondes, la sphère disparut à l’horizon.
— Fin d’alerte! ordonna Terr.
Et tandis qu’un om transmettait son ordre par téléboîte, il regarda ses amis d’un air grave.
— Aucune sphère ne passe jamais par ici, dit-il. Ces draags sont venus dans un but précis. Leur panne était un simulacre.
Vaill protesta:
— Comment peux-tu être aussi affirmatif?
Terr poursuivit sans répondre directement:
— Avez-vous déjà vu un draag manger couché sur le côté? En avez-vous déjà vu mettre une heure à vider une boîte d’aliments? Celui-là jouait la comédie! Il fiximageait les ruines!
Charb fit un bond.
— Tu es sûr?
— Aussi sûr, dit Terr, que l’autre enfonçait je ne sais quoi dans le sable, avec un air détaché. Il a cerné la ville de détecteurs ou de quelque chose d’approchant, tout en affectant de se promener. Suivez-moi dans les dunes, nous allons voir ça de près.
Ils descendirent du mirador et coururent à l’endroit où le draag avait commencé son travail. Il ne leur fallut pas longtemps pour tirer du sable un objet rond surmonté d’une antenne de métal.
— Qu’est-ce que c’est? demanda Vaillant.
— Je voudrais bien le savoir, dit Terr. Fais-moi porter ça avec précaution jusqu’aux laboratoires.
Il regarda ses amis et ajouta:
— Oms! Le temps presse. Nous effectuerons l’Exode la nuit prochaine. Les draags sont trop lents pour prendre une décision d’ici là.
— Mais le troisième appareil n’est pas prêt!
— Il le sera. Nous allons tripler la cadence. Nous le mettrons à l’eau sans essais. Il n’est plus question de répétition générale. Charb! Fais le nécessaire auprès des chefs de salle. Je veux que l’on charge le troisième navire dès maintenant, sans attendre qu’il soit terminé. S’il y a du retard, nous le remorquerons avec les deux autres.
— Comment n’avons-nous pas été prévenus par les réseaux?
— Les faux oms de luxe ne peuvent pas se glisser partout. Et puis, le Grand Conseil ne se tient pas sur ce continent!
— Les unités de pillage n’auront pas le temps de rentrer.
— Je sais. J’en souffre plus que vous ne pouvez l’imaginer. Mais nous ne saurions sacrifier l’Exode pour quelques vies d’oms. Nous allons prendre un risque, cependant. Vaill, fais rentrer le plus de monde possible par téléboîte. J’espère que tes appels ne seront pas captés. Dis à ceux qui sont trop loin d’interrompre toute activité régulière et de se réfugier là où ils pourront.
Tout en revenant vers les ruines, Terr plissa le front.
— Pourvu qu’ils n’aient pas décelé les trois navires, dit-il. Avons-nous de la tôle fine?
— Je vais demander aux réserves, dit Charb. Mais j’imagine qu’il en reste des mégapoids. Pourquoi?
L’Édile eut un geste vague.
— Je médite un petit truquage pour tromper les draags.
Un timbre vibra sur la table du Premier Édile A sud. Il pressa un bouton et dit «Oui?».
— L’opération «Vieux Port» est terminée, Premier Édile, dit une voix. Les fiximages sont au laboratoire.
L’Édile tressaillit.
— Faites-les monter à mesure qu’elles sortent, ordonna-t-il.
Il toucha un autre contact et dit:
— Le Maître Sinh doit arriver dans quelques minutes au sphérodrome intercontinental. Faites le nécessaire pour qu’il soit chez moi le plus tôt possible.
Bientôt, les premières épreuves fiximagées tombèrent dans le tiroir réservé aux plis d’urgence. L’Édile s’en empara et les étala sur sa table. Il scruta les vues agrandies de la ville abandonnée. De temps en temps, il gloussait. De faibles indices lui révélaient dans ces ruines une forte concentration d’oms. Il encadra d’un trait rouge un ancien caniveau truffé d’empreintes de pieds nus, fit de même autour de trois petites silhouettes se découpant à contre-jour dans la faille d’un vieux mur et nota la présence insolite d’une pile de boîtes neuves, mal cachées par un rideau d’herbes.
On lui annonça l’arrivée du Maître Sinh. Ils ne se perdirent pas en vaines politesses. L’Édile désigna les images au vieux savant. Celui-ci les parcourut rapidement du regard et dit:
— Ce n’est pas très intéressant. Nous savions déjà qu’il y avait des oms dans cette ville. Vous n’avez travaillé qu’en surface?
— Non pas, Maître, dit l’Édile.
Il se pencha sur le tiroir et en tira d’autres épreuves.
— Voici des transfiximages.
— Quelle profondeur?
— Voyez, c’est écrit au coin de la feuille: 50 millistades.
Le Maître Sinh eut un «ah» satisfait. Il inclina son crâne ridé vers la table. Bientôt, son doigt nerveux se posa en haut de l’image.
— Voyez! dit-il simplement.
L’épreuve était nette. Les rayons avaient percé les premiers plans sans les fixer sur le film. On voyait une coupe superficielle des ruines les plus proches de l’appareil.
— Des oms! fit l’Édile.
— Bien sûr, des oms! répondit en écho le vieillard. Ce qui m’intéresse, c’est cela! Ces objets noirs autour desquels ils s’assemblent par groupe de trois!
— Des…
— Des armes de poche, des lance-rayons! Ces oms sont armés, mon cher Premier! Est-ce que vous vous rendez compte! Bien sûr, étant donné leur petite taille, ils ont besoin de trois servants par arme là où nous n’avons qu’à presser la détente avec un doigt. Regardez ça, ils ont modifié ces armes à leur usage. Chaque lance-rayons est monté sur affût à ressort. Ils ont soudé un levier à chaque bouton de tir.
Il éplucha rapidement plusieurs clichés, désignant ici et là des batteries stratégiquement disposées:
— Tenez! Là et là… Ici! Encore trois! À leur échelle, c’est une véritable artillerie! Vous rendez-vous compte qu’au moindre geste offensif, vos draags étaient tués pratiquement à bout portant?
— C’est effrayant!
Le Maître hocha pensivement sa grosse tête ridée par l’âge.
— Voyons le reste, dit-il en s’emparant des épreuves qui s’accumulaient dans le tiroir. Ici, nous avons… quatre centistades de profondeur… voyons… oh! là! Regardez-moi ça, Premier. Ces couloirs, ces escaliers, ces… qu’est-ce que cela?
— Des lampes, je crois!
— Mais oui, des réseaux de lampes pour éclairer ce… labyrinthe! Ils ne font pas d’économies. Ils doivent avoir des piles en quantité… Et là?
Il passait à d’autres images. Dix centistades, trente, quarante. Les épreuves étaient de plus en plus floues avec la profondeur. Chaque «coupe» s’auréolait un peu partout de la projection parasite des plans précédents.
Néanmoins, les deux draags reconnurent des entrepôts d’armes, de vivres, d’outils; des dortoirs, des nurseries; des salles d’instruction bourrées d’écouteurs sur lesquels se penchaient, par dix, des grappes d’étudiants.
— Voilà le plus dangereux, dit le Maître Sinh. Le reste ne serait rien. Ces écouteurs leur divulguent nos techniques, et toute une science que nous avons mis des lustres à perfectionner.
— Votre dernière phrase est rassurante, argua le Premier. Si nous avons mis des lustres…
— Mais non, vous n’y êtes pas du tout, coupa le Maître. Songez que nous nous sommes laissé piller une science toute faite! Ils n’ont qu’à prendre ce que nous avons dû longuement bâtir. Voyez où ils en sont au bout de quelques mois! Malheur sur nous si nous n’intervenons pas. Ils nous dépasseront! Ils ont de prodigieuses facultés d’assimilation. D’ailleurs, tout cela ne m’étonne qu’à moitié. Quand j’ai su qu’ils communiquaient par téléréseaux, j’en ai conclu qu’ils étaient capables de fabriquer des téléboîtes facilement transportables. S’ils sont capables de ça, ils le sont de tout le reste… Voyons les dernières images.
Les dernières feuilles étaient pratiquement indéchiffrables. La superposition des divers plans brouillait toute interprétation raisonnable.
— Je vais faire décanter ça par le laboratoire, dit le Premier Édile.
Passant de la parole aux actes, il jeta les images dans un tiroir et dicta ses ordres par télé.
— Quand auront-ils fini? s’informa le Maître.
— Pas avant demain, malheureusement.
Le savant soupira et fit craquer ses vieilles membranes desséchées.
— J’ai pris d’autres mesures, dit l’Édile. Je vous en ai parlé.
— Oui, je sais. Un télébarrage!
— La ville est pratiquement cernée. S’ils ont des véhicules à moteur ou des bulles, il leur sera impossible de s’en servir.
Le vieillard eut un geste découragé vers les fiximages répandues sur la table.
— Après avoir vu tout ça, dit-il, je me demande s’ils n’ont pas repéré le manège de vos agents. Ils sont capables d’avoir déterré vos éléments et d’en avoir changé la longueur d’onde à leur usage.
— Tout de même! Mes draags ont agi discrètement!
— Discrètement à notre échelle. Mais un geste imperceptible peut se présenter comme une énorme maladresse aux yeux d’un petit om un peu observateur. Je crois qu’il faudra envisager des mesures plus brutales, plus décisives.
— Tout écraser sans prévenir?
— Peut-être. Je ne pense pas qu’ils puissent nous combattre à armes égales. Pas encore. Mais nous n’avons repéré qu’une ville. Et s’il y en avait d’autres?
La contrariété obscurcit un peu les yeux rouges de l’Édile.
— Cela m’étonnerait. Les rares télémessages que nous avons captés…
— Les rares télémessages! dit amèrement le Maître. Cela prouve que vous ne les avez pas tous captés. Imaginez qu’ils aient un code. Imaginez qu’une dizaine de cités semblables fonctionnent en secret sur chacun des quatre continents!
— Rien ne nous permet d’échafauder de telles suppositions. Les Édiles des autres continents n’ont rien décelé de plus inquiétant chez eux que des activités désordonnées d’oms errants. La désomisation…
— Je me demande si la désomisation ne favorise pas l’évolution des oms en leur donnant la nécessité d’une organisation défensive!
Le premier Édile leva les bras en l’air, membranes tendues:
— Mais c’est vous-même, Maître, qui avez le premier conseillé cette mesure préventive à mon collègue d’A nord!
— J’ai pu commettre une erreur, je ne suis pas infaillible. J’ignorais encore les proportions du danger… Croyez-moi, le moment est venu de se demander si les draags sont encore la race maîtresse d’Ygam.
— Vous poussez les choses au noir, dit l’Édile en émettant un son de crécelle ressemblant au rire.
— Oh! ne riez pas, protesta le maître. J’étudie les oms depuis longtemps. Depuis longtemps je m’émerveille des facultés de cet… animal. Le danger est terrible. Il y a Conseil dans huit jours. Sachez que j’ai l’intention d’y proposer une désomisation immédiate et totale.
— Mais vous n’y pensez pas! Le public n’a pas été tenu au courant de nos soucis. Vous allez susciter une levée de boucliers. Beaucoup de gens sont très attachés à leurs oms!
— Quand ils seront au courant…
— Mais non, Maître Sinh. Une autre raison s’oppose à ce projet. Si vous claironnez partout la vérité, les oms organisés le sauront. Ils vont réagir et trouver quelque chose pour anéantir notre action ou, du moins, en affaiblir la portée. Il faut les prendre par surprise!
Le Maître resta un moment pensif.
— Peut-être avez-vous raison, dit-il enfin. Nous pourrions prétexter une épidémie et rendre obligatoire la vaccination des oms contre une maladie fantôme. À la faveur de ce mensonge nous pourrions, non pas tuer les oms, mais détruire certains centres cérébraux pour leur enlever toute intelligence. Qu’en pensez-vous?
— Cela me paraît habile. Je vais faire étudier la question… Bonheur sur vous, Maître Sinh, vous avez quand même réussi à m’effrayer! Dès demain, je réunirai un conseil restreint à l’échelle continentale pour envisager une action d’envergure.
Le Maître se leva.
— Bonheur, Premier Édile. Faites vite si vous m’en croyez!
Il regarda son cadran axillaire.
— Je serai dans une heure à Torm, dit-il. Je vais en parler à votre collègue d’A nord. Mais il est déjà tard. Soyez assez aimable pour le faire prévenir de ma visite.
Sous un ciel topaze aux teintes foncées par le couchant, une vaste mer de sang frais se berçait mollement d’un horizon à l’autre. Des courants gorgés de plancton promenaient leurs arabesques au hasard des brises.
Points perdus dans l’immense poème, trois navires taillaient leur route, obstinément. Ils taillaient dans un océan de couleurs, insensibles aux grâces nonchalantes, aux languides enchantements des vagues qui rutilaient de mille facettes en se pavanant dans leurs fastes.
Cap à l’est, ils emportaient dans leurs flancs tout l’espoir d’une race en rupture de chaînes. Ils allaient en triangle, les deux premiers remorquant l’autre, dont la coque grouillait d’oms encordés.
Fouettés d’embruns, sueur lavée par la bave vermeille de la mer, les oms pesaient par grappes, de tout leur poids, sur le dos luisant du dernier navire. Muscles noués par l’effort, étaux de chair vautrés en force sur étaux de fer, ils maintenaient les écrous géants sur les lèvres de la dernière plaque. On terminait le navire en plein voyage.
Les oms avaient oublié tout souci personnel. Les souffrances individuelles ne comptaient plus. Ils n’étaient qu’une seule âme tendue vers un seul but. Parfois, assommés par la gifle splendide d’une vague, certains perdaient connaissance et pesaient d’un poids mort au milieu des autres, qui s’en apercevaient à peine. Déséquilibrés, d’autres pendaient étranglés à leur corde, comme des breloques au flanc rond de la coque. Les hasards du roulis les achevaient à coups de bains intermittents. Le navire tirait dans son sillage une bonne vingtaine de pantins inertes glissant sur le dos musclé de l’océan.
À l’intérieur, dans un labeur symétrique, d’autres suffoquaient sous la tôle, dans l’odeur animale de l’effort mêlée à celle du métal chauffé. Des dos carrés saignaient, arc-boutés depuis des heures sous les étais d’un tournevis, manœuvré au tourniquet par des dizaines de bras.
Régulièrement, l’eau pénétrait en poudre par les fentes et douchait durement les plaies et les baves d’effort. D’autres travailleurs pompaient sans arrêt, rejetant à la mer la saumure d’oxydes et d’urée qui leur ballottait à mi-jambes. Tout cela dans une pénombre de vapeurs et de faux jours poisseux, dans un vaste murmure de jurons et d’ahans, soutenant le cri modulé du pas de vis grinçant à mort; symphonie démente rythmée par les coups de cymbales de la mer.
Quand tout fut terminé, la nuit avait depuis longtemps noyé les splendeurs du couchant.
Harassées, les équipes extérieures repassèrent une à une l’écoutille. Les pompeurs furent relevés tandis que les techniciens commençaient la mise en place du dernier réacteur. Le plus dur était fait.
Le chef de chantier prévint le maître-bord qui annonça aussitôt la bonne nouvelle à Terr. La communication passa par le téléfil tendu entre les deux navires.
— Parfait, dit Terr. Combien de temps pour finir?
Le maître-bord 3 hésita:
— C’est difficile à préciser, Édile. Entre dix et quinze heures, d’après le chef. Sans parler des difficultés créées par la houle, le séchage des bobines prendra du temps. Si c’était à refaire…
— Oui, je sais, dit Terr. Nous n’aurions pas monté les bobines avant le départ. Le séchage va durer plus que le temps gagné au montage. Toute action improvisée comporte fatalement des erreurs. Mais ne parlons pas du passé.
Terr se tourna vers le maître-bord 1 debout à ses côtés.
— Combien, pour le Siwo?
— Douze heures, sans forcer l’allure.
— Vous avez entendu votre collègue du vaisseau 1? dit Terr penché sur la téléboîte. Dans douze heures, nous atteindrons le courant de Siwo. Il faudrait que tout soit terminé d’ici là.
La voix du maître 3 hésita de nouveau:
— Je ne crois pas qu’il soit prudent d’y compter, Édile.
— Faites de votre mieux. Prévenez-moi dans dix heures de l’état des travaux. Si vous avez du retard, nous réduirons la vitesse.
— Entendu.
Terr coupa et marcha de long en large dans la cabine.
— Nous gagnerons un temps fou en profitant de la vitesse du Siwo, dit-il. Ce détour nous raccourcit le voyage. Mais il n’est pas question de continuer le remorquage à cette vitesse. Quel écart prévoyez-vous entre chaque navire?
— La prudence nous impose un demi-stade, au minimum. Mais je viens de parler aux ingénieurs à ce sujet. Ils craignent que les bâtiments ne tiennent pas le coup à plus de cent stades-heure.
— Quelle est la vitesse du Siwo?
— Sous cette latitude: trente stades. Mais la vitesse double au confluent du Siwo sud. Et le courant sud est parsemé d’œufs-îles. Les coques vont souffrir. Nous devrons réduire à quinze stades notre propre allure. Quinze plus soixante, nous filerons quand même à soixante-quinze. Mais notre vitesse restera de quinze par rapport aux œufs. Nous les briserons au passage. En allant plus vite, nous finirons par nous briser nous-mêmes.
Terr fronça les sourcils.
— Et les pronges? dit-il.
Le maître-bord eut un geste rassurant.
— D’après les écouteurs spécialisés, les œufs n’écloront pas à cet endroit, surtout en cette saison. L’incubation n’est pas terminée.
Il montra une carte, toucha un point au milieu des mers teintes en rouge:
— C’est par là que l’éclosion commence, tout près de l’équateur. Notre route n’y passe pas.
— Les éclosions provoquées?
— C’est rarement dangereux. Certes, les pronges sont vivants dans l’œuf. Mais la cassure de celui-ci les tue en même temps.
— J’ai entendu parler de survivance.
— C’est très bref. Ils sont rapidement noyés. Nous ferions peut-être mieux d’en parler à Sav, si vous voulez, Édile.
Terr posa la main sur la téléboîte, hésita et dit:
— Je vais aller le trouver moi-même.
Le maître-bord salua et grimpa l’échelle menant à la passerelle. Terr sortit dans le couloir. Il descendit au pont inférieur, traversa les soutes latérales où des oms vérifiaient les amarres du fret, et parvint à la coursive gauche. Une centaine de pas le mena aux loges. Il entra, salué affectueusement par tous.
— Où est Sav? demanda-t-il.
— Troisième loge, dit quelqu’un.
Il traversa la foule, distribuant çà et là une parole d’amitié ou d’encouragement, frappant cordialement l’épaule d’une ome tordue par les nausées. Dans la troisième loge, il trouva Sav assis dans un coin, vautré parmi des cartes du continent sauvage.
Le naturaliste leva de ses paperasses une tête grisonnante.
— Tiens, l’Édile! Vous avez besoin de moi?
Terr l’entraîna à l’écart.
— Dans le privé, tu n’es pas obligé de me donner de l’Édile, dit Terr. Je suis venu te parler des pronges.
— Oui?
— C’est dangereux?
— Tout ce qu’il y a de plus dangereux!
Terr secoua la tête:
— Non, je veux dire: à l’explosion provoquée?
Sav se pinça le nez.
— Ça dépend, dit-il. En général, ils sont trop faibles. Pas autant qu’un om né avant terme, cependant. Étant donné leur poids, ils peuvent avoir un geste «lourd» de conséquences.
Il cligna de l’œil en commentant:
— Je sais choisir mes expressions, hein!
— Tu es très spirituel!
— Merci. Je disais donc: d’après les écouteurs en notre possession, le pronge nouveau-né peut avoir un geste malheureux, dans son agonie. Le mois dernier, les unités de pillage ont ramené un vieil écouteur dans lequel j’ai déniché des précisions là-dessus. Neuf fois sur dix, il n’y a pas de danger.
— C’est gai! dit Terr. Comme nous allons en rencontrer des milliers, nous n’aurons que des centaines de coups durs. Tu n’as rien à me dire de rassurant?
— Si. C’est trop jeune pour nager et ça crie très fort avant de couler. Il ne faut pas s’effrayer, paraît-il. Plus ça crie, plus ça coule vite. Ils vident l’air de leurs poumons, tu comprends? Mais pour gueuler, ça gueule! Ça couvre le bruit de la mer. J’ai hâte de voir ça!
— J’espère bien que nous ne le verrons pas de trop près. Tu n’as pas entendu parler d’un moyen de les rendre totalement inoffensifs?
Sav hocha la tête.
— Si. Aller le plus vite possible. C’est ce que faisaient les draags quand ils naviguaient sur de petits bâtiments.
Terr soupira.
— Malheureusement, nous ne pourrons pas en faire autant, les coques ne tiendraient pas le coup. Mais… que viens-tu de dire? Les draags eux-mêmes craignaient les bébés-pronges?
— Évidemment! Ça date du temps de la vieille navigation. À cette époque-là, il n’était pas rare de voir un pronge nouer au passage ses tentacules sur l’hélice. Avant de mourir, il pouvait très bien démolir le bâtiment. Et même quand celui-ci en réchappait, avec son hélice endommagée, il risquait de tournoyer des mois dans le Siwo avant de se fracasser sur les récifs d’Ambala, au terminus. Les armes à rayons n’existaient pas encore, les balles ricochaient sur les pronges et ne les achevaient pas assez vite pour éviter l’accident. Mais comme je te l’ai déjà dit, ces choses-là étaient rares. Les draags forçaient l’allure et crevaient tous les œufs au passage, sans que les pronges aient le temps de causer des dégâts.
Terr saisit Sav par la manche.
— Et tu me dis tout cela maintenant?
— Tu ne m’as rien demandé! protesta le naturaliste. Tu m’as fait dire par Charb de me consacrer à l’étude de la faune et de la flore du continent sauvage! Je supposais que vous saviez tout cela et que vous aviez pris des précautions.
Terr le lâcha et branla la tête:
— Tu as raison, dit-il, c’est ma faute. Je n’imaginais pas… c’est ma faute.
— Nous avons des armes! suggéra Sav.
— Il est impossible de s’en servir. Il faudrait les monter sur la coque et… c’est trop tard.
— Évite le Siwo.
— Impossible aussi. Le voyage est prévu pour un temps déterminé. Nous ne pouvons nous passer du Siwo sans perdre deux jours. Et les réacteurs doivent être révisés tous les dix mille stades.
— Alors, je ne vois qu’une solution: voyager en plongée.
— Nous ne tiendrons jamais tout ce temps sous l’eau.
— Je veux dire: plonger le plus souvent possible.
— Et perdre du temps, murmura lentement Terr. Je vais en parler aux maîtres-bords. On verra bien.
Il fit mine de s’éloigner, puis se retournant.
— Combien pèse un pronge nouveau-né?
— De dix à quinze mille poids.
— Autant que les trois bâtiments réunis, soupira Terr. Merci, Sav.
À cet instant, toutes les sonneries du navire se mirent en branle. Terr bondit, traversa les trois loges et se rua sur la téléboîte de coursive.
— Ici, l’Édile! hurla-t-il. Que se passe-t-il, maître-bord?
— Bulle draag au sud! annonça l’officier. Nous plongeons, tous feux éteints. Je ne pense pas qu’elle nous ait repérés.
— Les autres?
— Ça va! Le bâtiment trois nous suit. Les câbles tiennent. Nous réduisons à cinq stades.
Vingt longues heures plus tard, une aube sale se leva sur la mer. Une mer lie de vin traversée d’ouest en est par un courant mordoré: le Siwo.
Les trois bâtiments naviguaient de conserve, espacés d’un demi-stade les uns des autres. Autour d’eux, des poissons volants bondissaient, de crêtes d’or en creux violets. Ils scintillaient sur la mer comme des paillettes sur les plis d’un manteau. Parfois, quelques-uns retombaient sur le pont noir d’un navire et sautillaient en désordre avant d’être rejetés par le coup de roulis suivant.
Au bout d’une heure encore, on vit le premier œuf de pronge, comme une colline ronde et verdâtre se dandinant au gré des lames. Il fut simple de l’éviter. Il tournoya longtemps, dans le remous créé par le passage des bateaux, disparut au loin.
Mais déjà, deux nouvelles boules géantes se devinaient à l’horizon. Filant trente stades, on les rattrapa sans peine. Le navire 1 dut louvoyer un peu pour passer entre elles.
Puis ce furent des groupes de cinq, sept, quinze œufs à la fois, qu’il fallut contourner. On perdit du temps. Quand la mer en fut couverte, Terr ordonna, la mort dans l’âme, de forcer l’allure et d’aller droit devant.
Tout excité, Sav avait demandé l’autorisation de monter sur la passerelle. Cinq oms s’y trouvaient déjà: l’Édile, le maître-bord et le sous-maître, l’om de barre et, assis dans un angle, le préposé à la téléboîte. Les trois navires étant séparés, on avait dû rétablir entre eux les communications sans fil; on usait d’un code.
Le naturaliste se plaça de manière à ne gêner personne et, mains serrées sur la rambarde, ouvrit de grands yeux.
Le premier œuf ne fut pas éperonné. Il roula tout le long de la coque avec un bruit de tonnerre. Le second fut abordé de plein fouet et explosa sur la proue, dans un jaillissement d’humeur verdâtre qui souilla la vitre de la passerelle. Les oms eurent la sensation de traverser un pot de marmelade.
Piquant du nez dans un creux, le navire donna l’impression de s’ébrouer, il se lava des traînées visqueuses répandues sur le pont et attaqua un autre œuf. Avec un craquement terrible, celui-ci vida sa crème dans les vagues. Des débris mous furent emportés de chaque côté, pêle-mêle avec des embryons d’organes, de couleur orange.
Sav regarda l’Édile en souriant.
— Pour l’instant, ça va bien, dit-il. Ces œufs sont encore jeunes. Dans une heure ou deux, nous risquons de toucher des petits pronges un peu plus gaillards.
Terr dit sèchement:
— On dirait que ça vous fait plaisir, Sav!
La naturaliste se retrancha derrière une mine penaude:
— Oh non! dit-il gauchement.
Mais l’éclat de ses yeux démentait ses paroles.
Le pont bouillait d’acides répandus, vite balayés par les vagues. De temps en temps, on voyait les deux autres navires, à droite et à gauche. Ils défonçaient allègrement les boules qui leur barraient le passage. La téléboîte n’enregistrait que de bonnes nouvelles de leur part. Tout cela paraissait facile et sans danger. Les oms eurent d’abord un vulgaire plaisir sportif à fracasser les obstacles. Puis, habitués au vacarme, rassurés sur la solidité relative de la coque, ils finirent par trouver monotone cette étrange navigation.
Les explosions continuaient. Il semblait même qu’elles fussent de plus en plus réussies. Certains œufs sautaient comme des bombes, avec un bruit d’artillerie assourdissant. Quelques-uns paraissaient se dégonfler comme des baudruches. D’autres faisaient voler au loin les éclats de leurs coquilles, qui ricochaient parfois sur le dos des vagues.
— Des gaz! dit Sav. Ça doit empester, dehors!
Terr le regarda:
— Quoi, des gaz?
— Oui, précisa le naturaliste. Ces œufs sont chargés de gaz dus à l’attaque des acides sur la face interne de la coquille. Ils sont plus proches de l’éclosion naturelle. Tenez!
Il pointa son doigt vers le pont. Un paquet déchiré de circonvolutions verdâtres battait par spasmes, avant d’être emporté.
— C’était un cœur, dit Sav, un cœur déjà formé! Chaque pronge en a cinq.
— Cinq cœurs?
— Oui. Et deux foies, comme les draags.
Un œuf gigantesque parut arriver comme la foudre sur le navire. Haussé par une vague tandis que le bâtiment piquait, il s’écrasa sur le capot de la passerelle, dégorgeant une chape de liquide glauque qui anéantit toute visibilité.
Le maître-bord ordonna une plongée pour se débarrasser des immondices maculant les vitres.
En remontant à la surface, le navire éperonna une autre sphère. Des lambeaux de membranes flottèrent comme des linges mouillés aux angles du capot. Et l’on put filer sans entrave en eau libre, à la rencontre d’un autre banc d’œufs se profilant au loin.
Le radio tendit au maître-bord un papier que celui-ci lut à l’Édile: le vaisseau 3 signalait une légère avarie. Déséquilibrées par les chocs, deux lourdes bobines d’induction avaient cassé leurs attaches et arraché dans leur chute une partie de l’installation.
— Demandez combien de temps il leur faut pour arranger ça, ordonna Terr.
La réponse ne tarda pas:
— Trente minutes!
Terr regarda l’horizon bourrelé de collines rondes. Il leva un sourcil vers le maître-bord.
— Nous y serons dans vingt minutes, estima l’officier.
— Moteurs en panne! ordonna l’Édile. Faites donner les mêmes ordres aux deux autres bâtiments.
Loin sur la gauche, un peu en arrière, on vit quelques œufs exploser. Les navires 2 et 3 firent bientôt leur apparition et se rapprochèrent du navire-édile. Celui-ci filait encore sur son erre. Un œuf géant tournait comme un toton dans son sillage. Sa coquille polie et trempée d’embruns captait les reflets du ciel tourmenté.
Au passage du bâtiment 2, l’œuf bascula dans un contre-remous et fila droit sur la route du bâtiment 3. Celui-ci ne chercha pas à l’éviter. On entendit un choc fêlé, claquant sur l’étendue, et les oms virent leur premier pronge vivant!
L’énormité du spectacle en ralentit les phases. Comme dans un rêve, on vit une longue lézarde sinuer au pourtour de la coquille. Le bateau disparut sous un flot d’humeurs malsaines. Comme un diable sort d’une boîte, un être verdâtre parut se dresser dans la portion inférieure de l’œuf, formant nacelle. Le pronge sembla debout sur la mer, avec ses yeux mi-clos de nouveau-né. Son visage énorme et fripé s’ornait de touffes de tentacules aux commissures des lèvres. La cocasserie de ce poupard moustachu, en équilibre au flanc d’une vague, fut balayée par son cri.
Le bouche molle s’ouvrit comme un entonnoir et brama vers les nuages. Le son vibrant, monstrueux, claqua sur la mer comme un fouet sur un tambour. L’eau lisse se rida de petites ondes à un stade à la ronde et l’océan parut avoir la chair de poule.
Le pronge déplia maladroitement un aileron, sans cesser son vacarme. Il tournoya, perdit l’équilibre et s’abattit comme une gifle.
Quand la pluie d’écume retomba, on vit encore flotter la tête aux yeux plissés. Mais l’eau lourde s’engouffrait déjà dans la bouche ouverte, noyant un gargouillis d’agonie. On vit l’aileron s’agiter, se rabattre en demi-cercle sur le navire 3 qui s’éloignait déjà. Celui-ci parut se cabrer, fit un looping au ras d’une lame et disparut. Pour toujours.
Pâle, au bout d’une heure d’infructueuses plongées, l’Édile fit abandonner les recherches.
— Adieu, braves compagnons, dit-il. Quant à nous… c’est impossible! Nous ne passerons pas. Laissons-nous dériver au gré du Siwo pour ménager les réacteurs. Perdons deux jours. C’est ton avis, Sav?
— Tu as raison, dit celui-ci. Le premier pronge nous coûte un navire. Et nous devons encore rencontrer des milliers d’œufs. Naviguons à leur vitesse, mais surtout ne les brisons pas… Nous y passerions tous!
Les traits tirés, il jeta un regard sur la mer. Ils dérivaient au milieu de coupoles vertes, qui trinquaient doucement, à petits chocs, entre elles et sur la coque des navires.
Ce furent deux longs jours d’angoisse, où l’on vécut dans la hantise de briser un œuf. Par moments, des coups de vent tiède précipitaient la danse et les coquilles heurtaient plus rudement les navires. Chacun serrait alors les dents, dans l’attente d’un fracas qui eût pu libérer vingt pronges à la fois.
En fait, on vit naître encore un pronge avant terme, à quelques encablures. Deux œufs se fendirent l’un contre l’autre. Le premier ne vomit qu’un magma sans danger, mais l’autre s’ouvrit sur un monstre barrissant qui coula tout droit, gueule ouverte, comme s’il avait fait vœu de beugler jusqu’à la fin des temps.
À la fin du deuxième jour, le Siwo obliqua peu à peu vers l’équateur, vers la Baie des Pronges, où ceux-ci naissaient à terme, s’accouplaient et folâtraient de longs mois avant de prendre leur vol annuel vers les pôles. Aux pôles, ils pondaient dans les eaux du courant et le cycle recommençait.
Terr décida de quitter le Siwo. Et comme il eût été dommage d’avoir un accident au dernier moment, les deux navires parcoururent en plongée les dix stades qui les affranchissaient du fleuve marin.
La nuit suivante fut calme. Mais le soleil levant révéla des eaux pourpres. On approchait du Pot d’Écume, là où l’océan, travaillé par des vents contraires, moussait d’incroyable manière.
Peu à peu, au fil des heures, les bâtiments fendirent une mer crémeuse. Le navire-édile allait devant. Son étrave effilochait au passage des paquets de mousse blanchâtre, puis de véritables ballots de coton flottant à la surface, puis des montagnes de spumosités ressemblant de loin à des icebergs.
Bientôt, l’eau fut invisible; le ciel aussi. On dut avancer à l’aveuglette au milieu d’une géante et savonneuse lessive, dans un monde irisé, traversé de reflets magiques et multicolores. Mille sphères transparentes s’amalgamaient autour des navires, au-dessus, partout, bavant et moutonnant, pétillant de mille feux différents.
Ils allèrent longtemps dans les jeux d’une lumière variant à l’infini ses spectres et ses raies, ses images et ses mirages, ses réfringences et ses franges, dans un chromatisme irréel, dans une géométrie où l’œil se perdait en perspectives multiconcaves.
Et très loin au-dessus d’eux, invisible, le ciel jouait avec ses nuages d’or, projetait ses fantaisies dans la mousse comme l’artisan d’un géant kaléidoscope.
Les yeux brûlés de merveilles, ils n’émergèrent qu’au soir de ce palais des mirages flottant sur la mer. Et là, brusquement apparu au détour d’une colline d’écume, un autre mirage les attendait.
Loin sur l’horizon, et pourtant si réel qu’on avait envie d’avancer la main, découpant ses montagnes en contre-jour au-dessus d’une mer étale et brillante, le Continent Sauvage paraissait flotter au-dessus des eaux, comme une île aérienne.
Terr fit ouvrir le capot. Une bouffée de parfums s’engouffra sur la passerelle, comme déléguée par la terre pour accueillir les oms. Calme plat dans la baie. Très haut, quelques oiseaux tournoyaient en croassant dans l’air tiède.
On ouvrit les écoutilles. Une foule d’émigrants peupla les ponts. Terr eut un mot heureux, s’accordant poétiquement au cadre. Il fit un geste de la main.
— Oms, dit-il. Le destin nous offre le Continent Sauvage comme un gâteau sur un plat d’argent!
Il se tourna vers Sav en ajoutant:
— On n’a même pas oublié la garniture.
Il désignait ainsi des îles de fleurs et de fruits étranges qui flottaient çà et là, mollement bercées, léchées sur leurs bords à petits coups de langue tiède par des vaguelettes.
Sav parut sortir d’un songe. Il regarda les fruits et les fleurs que l’étrave bousculait lentement au passage.
— Je ne te conseille pas d’y porter la main, dit-il.
— Parce que?
— Fruits de pandanes!
— C’est donc ça!
— Oui. Brûlures mortelles!
En se rapprochant, on distinguait des détails. Le continent se découpait en plans panoramiques où dominaient le rouge, l’or et le violet, suivant la distance. Des brises languides échevelaient paresseusement des palmes penchées sur les plages. Plus loin, des vallées sinuaient aux flancs des monts. Les jungles bruissaient de jacassements animaux. Des bouffées puissantes de parfums tournoyaient entre les caps et les promontoires.
— Voilà la rivière! dit l’Édile.
Un peu à droite, un estuaire répandait ses eaux vertes dans la baie mordorée.
Une heure plus tard, les deux navires remontaient le cours d’eau, passaient lentement sous des dais de feuillage, sous des arcs de triomphe de lianes entrelacées d’où tombait une pluie molle de pétales.
À chaque détour, les méandres cachaient une surprise, panache d’un pandane au sommet d’un mont, plages de sable noir où brillaient des micas, arche de pierre polie enjambant la vallée.
Sav observait les rives:
— Un pegoss! annonçait-il.
Et l’on voyait une masse aux membres lourds s’ébrouer dans la vase.
— Une cervuse, un bossk!
Et l’on devinait la fuite d’une silhouette gracieuse sous les branches, poursuivie par un trot saccadé.
Des appels, des feulements, des crécelles s’entrecroisaient d’une berge à l’autre, au-dessus de la tête des oms.
Quand la nuit tomba tout à fait, on atteignit le lac figurant sur les cartes. L’Édile ordonna d’ancrer dans une crique. Deux détonations sourdes, des ondes concentriques à la surface, les deux ancres obus avaient harponné le fond, fixant solidement les navires au mouillage.
Terr interdit tout débarquement. Il descendit dans la chambre des cartes, en compagnie de Sav et de deux officiers. Charb et Vaill qui avaient voyagé sur le bâtiment 2, vinrent bientôt les rejoindre, en passant d’un bord à l’autre. Le maître-bord 2 et le sous-maître les suivirent.
— Oms, dit Terr, l’Exode a réussi. Il nous a coûté cher et j’aime mieux ne pas parler du bâtiment 3. Inutile de s’attendrir sur le passé. D’autres dangers nous attendent sans doute. Mais nous sommes à l’abri des draags. Ils mettent très rarement le pied sur ce continent. Il nous sera facile de nous cacher longtemps. Il sera plus difficile de nous organiser pour survivre. Nos réserves ne dureront pas toujours. Et là où nous sommes, il n’y a pas d’usines ou d’entrepôts à piller. Nous ne sommes plus les parasites des draags, mais la race maîtresse de cette portion sauvage d’Ygam.
Nous ne devons plus de comptes qu’à nous-mêmes, mais nous ne pouvons plus compter que sur nous-mêmes… Et puis, n’oublions pas que nous avons un devoir à remplir. Nous sommes privilégiés. Des millions d’oms sont toujours prisonniers des draags.
Il faudra les ravir à cet esclavage. Ce grand projet demandera peut-être la durée de plusieurs générations. Nous ne le verrons sans doute pas réalisé. Mais qu’il brille au-dessus de nous comme un but sacré à atteindre. Qu’il fouaille nos énergies! Et les enfants de nos enfants réussiront peut-être!
Il déplia une carte et posa son doigt au milieu.
— Les Hauts Plateaux, dit-il. C’est là que notre installation est prévue. Les jungles qui nous entourent sont trop malsaines, malgré leurs séductions…