Lois McMaster Bujold Opération Cay

1

La planète Rodeo tournoyait à une vitesse vertigineuse au large du hublot. Une femme, que Leo Graf avait vue débarquer en même temps que lui du navire de saut, la suivit du regard un moment avant de s’asseoir sur une des banquettes de la station de transfert. Elle ferma les yeux, respirant avec peine, les rouvrit, rencontra ceux de Leo et haussa les épaules, gênée. Leo lui adressa un sourire compréhensif. Il compatissait ; lui-même avait la chance de n’avoir jamais été sujet au mal de l’espace. Il s’avança pour prendre la place de la voyageuse devant le hublot panoramique.

La couche de nuages effilochés tourbillonnant dans l’atmosphère de la planète laissait entrevoir une vaste étendue désertique de sable rouge. Rodeo était un monde marginal, inhabité en dehors des exploitations minières et pétrolières de GalacTech.

Que venait-il faire dans ce trou ? Ce n’était pas la première fois qu’il se posait la question. Les interventions techniques souterraines n’étaient pas trop dans ses cordes. D’après ce que la direction terrestre de GalacTech lui avait expliqué, il était ici pour enseigner les processus de contrôle de qualité dans les opérations de construction et de soudure en apesanteur. À qui ? Et pourquoi ici, au beau milieu de nulle part ? L’« Opération Cay » était un nom qui restait particulièrement discret sur l’objet de sa mission.

— Leo Graf ?

Leo se retourna.

— Oui ?

C’était un grand brun, la trentaine. Peut-être même la quarantaine. Difficile à dire. Un badge discret épinglé au revers de la veste le désignait comme un employé de la compagnie. Le style cadre dynamique et célibataire, songea Leo qui serra la main tannée de l’homme.

— Je suis Bruce Van Atta, se présenta celui-ci.

Proche de la quarantaine, blond, plutôt trapu, Leo portait comme d’ordinaire la combinaison rouge de la compagnie, en partie pour ne pas se démarquer des ouvriers qu’il supervisait, mais surtout pour se simplifier la vie. Un badge, sur la poitrine, indiquait son nom.

— Bienvenu à Rodeo, le trou perdu de l’univers, plaisanta Van Atta.

— Merci, dit Leo, répondant à son sourire.

— Je dirige à présent l’Opération Cay. Je serai donc votre patron. Je vous ai demandé en particulier, vous savez. Vous allez m’aider à promouvoir ce service. Vous êtes comme moi, je sais, vous n’avez aucune patience avec les tire-au-flanc. On ne m’a pas fait un cadeau, en me confiant ce job… mais si je parviens à mener cette opération jusqu’au bout, ce que j’ai bien l’intention de faire, alors je serai un véritable golden boy.

— Vous m’avez demandé en particulier ? répéta Leo, interloqué.

Toujours agréable d’être précédé par sa réputation, mais pourquoi fallait-il que ce soit au bout du monde ?

— À la direction, on m’a expliqué qu’on m’envoyait ici pour présenter une version longue de mon cours accéléré sur les tests de contrôle.

— Tiens ?… C’est ce qu’ils ont dit ?

Devant le hochement de tête de Leo, Van Atta éclata d’un rire sonore.

— Excès de zèle de la sécurité, je suppose. Vous risquez d’avoir une surprise. Et ce n’est sûrement pas moi qui vais la gâcher…

Le sourire ironique de Van Atta était aussi agaçant qu’un coup de coude dans les côtes.

J’ai déjà vu ce type quelque part. Et il semble persuadé que je le connais aussi, se dit Leo. Bon sang, il avait croisé des milliers d’employés GalacTech au cours de ses dix-huit ans de carrière. Peut-être Van Atta lâcherait-il à son insu une information qui le mettrait sur la voie.

— Mes instructions faisaient état d’un certain Dr Cay comme directeur de l’opération, dit-il. Est-il prévu que je le rencontre ?

— Ils auraient pu mettre les pendules à l’heure, répondit Van Atta. Le Dr Cay est mort l’année dernière. Si vous voulez mon avis, il aurait dû être mis à la retraite depuis longtemps, mais c’était le vice-président et le principal actionnaire de la boîte. Autrement dit, indéboulonnable. Mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Je l’ai remplacé.

Il secoua la tête.

— Je suis impatient de voir votre tête quand vous aurez fait le tour du coin… Allez, venez. Ma navette privée nous attend.


À l’exception du pilote, ils étaient seuls dans la navette de six places. Leo sentait le siège se mouler sur son corps durant les phases d’accélération. Rodeo s’éloignait en tournant au-dessous d’eux.

— Où allons-nous ? demanda Leo.

Van Atta, assis à côté de lui, pointa l’index.

— Vous voyez ce petit point à environ trente degrés au-dessus de l’horizon ? Regardez-le bien. C’est le berceau de l’Opération Cay.

Le petit point grossit rapidement, devenant une vaste structure chaotique, toute en angles et saillies, dont une multitude d’éclaboussures coloraient les ombres épaisses. L’œil exercé de Leo repéra aussitôt les réservoirs et les filtres des serres scintillant au soleil. Il estima la taille des panneaux solaires par rapport au volume de la structure.

— Un habitat orbital ?

— Tout à fait, confirma Van Atta.

— Il est énorme.

— En effet. Combien de gens peuvent y travailler, à votre avis ?

— Oh !… je dirais mille cinq cents personnes, environ.

Van Atta haussa les sourcils, déçu, semblait-il, de ne pas avoir à le contredire.

— C’est exact. Un personnel tournant de quatre cent quatre-vingt-quatorze employés GalacTech et mille résidents permanents.

Leo était perplexe.

— Permanents ?… Et… comment déconditionnez-vous tous ces gens de l’apesanteur ? Je ne vois pas de…

Il examina de nouveau l’énorme structure.

— Non, pas de « cage à écureuil ». Pas de gym non plus ?

— Si, il y en a un. Mais surtout, le personnel a droit à un mois de congé sur Rodeo après trois mois de travail.

— Ça doit vous coûter une fortune.

— L’Habitat nous est revenu quatre fois moins cher que l’équivalent en gravispace.

— Mais vous perdez sans doute ce que vous avez économisé sur les coûts de construction dans les frais de transport et de soins du personnel, argumenta Leo. Les voyages supplémentaires, les congés prolongés… tout retraité qui se casse un bras ou une jambe traînera GalacTech devant les tribunaux pour obtenir des dommages et intérêts, qu’il présente une réelle déminéralisation osseuse ou non.

— Nous avons aussi trouvé une solution à ce problème, répondit Van Atta. Quant à savoir si cette solution offre un bon rapport rendement-prix, eh bien… c’est ce que vous et moi allons nous efforcer de démontrer.

La navette s’accola à une écoutille de l’Habitat. Le pilote coupa les moteurs, ôta sa ceinture et flotta jusqu’à l’écoutille pour vérifier les joints.

— Prêt à débarquer, monsieur Van Atta.

— Merci, Grant.

Leo détacha ses sangles et s’étira, ravi de retrouver la légèreté familière de l’apesanteur. Il n’avait jamais connu les déprimantes nausées qui amenuisaient l’efficacité de nombreux employés. Son corps, en gravispace, n’avait aucune aptitude exceptionnelle. Ici, où la maîtrise de soi et l’intelligence comptaient plus que la force physique, il devenait presque un athlète. Souriant discrètement, il suivit Van Atta de poignée en poignée jusqu’à l’écoutille.

Un tech au visage rose se tenait derrière un pupitre de visualisation juste à l’entrée du corridor. Il portait un T-shirt rouge avec le logo de GalacTech exhibé sur son cœur. Ses boucles blondes et serrées évoquaient la toison d’un agneau. Peut-être était-ce dû à son extrême jeunesse.

— Bonjour, Tony, dit Van Atta sur un ton chaleureux.

— Bonjour, monsieur Van Atta.

Il sourit à Leo, puis inclina la tête en regardant Van Atta, dans l’attente manifeste d’être présenté.

— Est-ce le nouveau professeur dont vous nous avez parlé ?

— En effet. Leo Graf, je vous présente Tony ; c’est un de vos futurs étudiants. Il fait partie des résidents permanents de l’Habitat, ajouta Van Atta avec une curieuse insistance. Tony est soudeur, seconde catégorie. Mais il espère bien passer bientôt dans la première, hein, Tony ? Viens donc serrer la main de M. Graf.

Le sourire de Van Atta était un rien narquois, et Leo avait l’impression que, s’ils n’avaient pas été en apesanteur, il aurait aussitôt rebondi sur ses talons.

Tony sauta par-dessus le pupitre. Son short était du même rouge que son T-shirt et…

Leo cligna des yeux et, stupéfait, en oublia de respirer. Ce n’étaient pas des jambes qui sortaient du short, mais deux autres bras. Des bras tout à fait fonctionnels, d’ailleurs. À cet instant même, il utilisait sa… sa main gauche inférieure – quel autre nom lui donner ? – pour s’accrocher, la main droite supérieure tendue. Son sourire était franc ; pas la moindre trace d’embarras.

De surprise, Leo en avait lâché sa poignée ; il dut la rattraper en tâtonnant avant de pouvoir serrer la main offerte du garçon.

— Enchanté, parvint-il à articuler, la gorge sèche, s’efforçant de garder les yeux fixés sur ceux, bleus et vifs, de Tony.

— Bonjour, monsieur. J’attendais avec impatience de vous rencontrer.

La poignée de main de Tony était timide mais sincère.

— Mmmh… balbutia Leo. Quel est votre nom, Tony ?

— Tony n’est qu’un surnom, monsieur. Ma dénomination complète est TY-776-424-XG.

— Ah !… je crois que… que je vous appellerai Tony, alors, marmonna Leo, de plus en plus confondu.

Van Atta semblait boire du petit-lait.

— C’est ce que tout le monde fait, acquiesça Tony.

— Va chercher le sac de M. Graf, tu veux, Tony ? dit Van Atta. Venez, Leo, je vais vous montrer vos quartiers, et ensuite nous pourrons faire le tour du propriétaire.

Leo suivit son guide jusqu’au carrefour des corridors, jetant de fréquents coups d’œil incrédules par-dessus son épaule pour voir Tony s’élancer à travers la pièce et franchir l’écoutille avec la grâce et la rapidité d’un écureuil.

— C’est… commença-t-il.

Il secoua la tête, déglutit.

— C’est la malformation congénitale la plus extraordinaire que j’aie jamais vue. Celui qui lui a trouvé un job en apesanteur a eu une idée de génie. Ce serait un infirme, en gravispace.

— Malformation congénitale… répéta Van Atta.

Son sourire était devenu pensif.

— Oui, on pourrait le décrire ainsi, si vous voulez… Je regrette que vous n’ayez pas vu votre tête, quand il est sorti de derrière son pupitre. Mais j’admire votre sang-froid, remarquez. J’ai bien failli vomir, la première fois que j’en ai aperçu un, et pourtant j’avais été préparé. Mais on s’habitue assez vite à ces ouistitis, vous verrez.

— Parce qu’il y en a d’autres ?

— Il y en a mille – la première génération des nouveaux super-ouvriers de GalacTech. C’est ce qu’on appelle la bio-ingénierie, Leo. Un petit jeu très lucratif, quand on sait y faire. Et auquel j’ai bien l’intention de gagner…

Tony, la valise de Leo accrochée à sa main inférieure droite, passa entre les deux hommes dans le corridor cylindrique et s’arrêta devant eux en s’agrippant à l’aide de ses trois mains libres aux poignées fixées sur les parois.

— Monsieur Van Atta… Pourrais-je présenter M. Graf à quelqu’un avant qu’on l’accompagne à sa cabine ? Ça ne fera pas un grand détour… c’est à l’Hydroponique.

Van Atta réfléchit une seconde, puis sourit.

— Pourquoi pas ? Ce service est prévu sur le circuit de cet après-midi, de toute façon.

— Merci, monsieur ! s’écria Tony qui fila avec enthousiasme pour leur ouvrir les portes hermétiques au bout du corridor.

Il attendit qu’ils soient passés pour les refermer derrière eux.

La fascination qu’exerçait le garçon sur lui devenant franchement embarrassante, Leo s’efforça de fixer son attention alentour. L’Habitat avait en effet été conçu de manière très économique. Les locaux, pour la plupart préfabriqués, étaient diversement combinés. Ce n’était certes pas le nec plus ultra du design ; les bâtiments avaient l’air d’avoir poussé au petit bonheur la chance à mesure des nouveaux besoins. Cette sobriété manquait à coup sûr de gaieté, mais Leo approuva en revanche le soin qui avait été apporté au respect des normes de sécurité.

Ils traversèrent les dortoirs, les cuisines et les réfectoires, un atelier de réparations – Leo s’attarda pour l’étudier et dut accélérer l’allure pour rattraper son guide. Contrairement à la plupart des stations en apesanteur dans lesquelles il avait travaillé, aucun effort n’avait été fait ici pour maintenir un semblant d’horizontalité-verticalité destiné à ne pas déboussoler les résidents. La plupart des salles étaient cylindriques, avec des espaces de travail et de stockage disposés le long des murs.

Sur leur chemin, ils croisèrent une vingtaine de… d’individus à quatre mains, les nouveaux ouvriers modèles, les cousins de Tony… Quel nom leur donnait-on, officiellement ? se demanda Leo. Il les observait à la dérobée, détournant la tête quand l’un d’eux rencontrait son regard, ce qui arrivait souvent. Parce que, eux, contrairement à lui, ne se gênaient pas pour le dévisager et échanger des messes basses.

Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi Van Atta les appelait des ouistitis. Dépourvus des puissants muscles locomoteurs des bipèdes, ils étaient très minces de hanches. Les bras inférieurs avaient tendance à être plus forts, chez les hommes comme chez les femmes, tout en donnant l’impression trompeuse d’être moins longs que les bras supérieurs. S’il plissait les yeux pour ne plus distinguer que leur silhouette, ils avaient l’air d’avoir les jambes arquées.

Tous portaient la tenue confortable de Tony, short et T-shirt dont la couleur, à l’évidence, signalait le service auquel ils appartenaient. Leo aperçut un groupe, en jaune, penché studieusement autour d’un humain « normal » en combinaison GalacTech qui leur donnait un cours sur la fonction et la réparation d’une pompe. Ils lui évoquèrent de petits lézards brillants et vifs comme l’éclair, de ceux qui grimpent sur les murs.

Ils lui donnaient envie de hurler, presque de pleurer. Pas à cause des bras, pourtant, ni de toutes ces mains sans cesse en mouvement. Ils étaient presque arrivés au service d’hydroponique quand il put enfin déceler l’origine de son insupportable malaise. C’étaient leurs visages qui le perturbaient. Des visages d’enfants…

Une porte, sur laquelle était inscrit « Hydroponique D », glissa pour révéler une antichambre donnant sur une vaste serre d’une quinzaine de mètres de long. La lumière se déversait par les fenêtres en verre filtrant côté soleil et se reflétait sur une rangée de miroirs côté ombre. Les plantes vertes, qui poussaient dans des végétubes bien ordonnés, envahissaient l’immense serre. L’air était lourd de végétation et de produits chimiques.

Deux femmes à quatre bras, toutes deux en bleu, travaillaient dans l’antichambre. Elles flottaient autour d’un long végétube en plexiplastique perforé de trous où elles implantaient de minuscules semis, puis les fixaient au moyen d’un enduit végétal appliqué autour de chaque pousse neuve. Les racines, se développant vers l’intérieur, deviendraient un enchevêtrement compact qui absorberait la brume hydroponique nutritive circulant dans le tube ; les tiges et les feuilles s’épanouiraient au soleil et, enfin, porteraient les fruits inscrits dans leur matériel génétique. Des bananes en tire-bouchon ou des tomates bleu citron, songea Leo, quelque peu gagné par la démence de cet univers.

Une des deux jeunes femmes s’interrompit une seconde pour ajuster un paquet sous le bras. Le cerveau de Leo se figea. Le paquet n’était autre qu’un bébé.

Un bébé vivant… Le petit se tordait le cou derrière l’épaule de… sa mère, sans doute, pour regarder Leo. Il s’agrippait à elle, lui empoignant le sein comme s’il tenait à en affirmer la propriété.

— Argh… croassa-t-il.

— Aïe ! s’écria-t-elle en riant.

Libérant une de ses mains, elle détacha de sa poitrine les petits doigts grassouillets sans cesser de poursuivre sa tâche. Elle finit de fixer le plant dont elle s’occupait, puis saisit la bombe de fixatif qui flottait à côté d’elle, mais hors de portée du bébé, et en aspergea la pousse.

Mince et aérienne comme un elfe, la fille semblait fort étrange aux yeux de Leo. Ses cheveux courts et soyeux encadraient son visage ovale pour descendre en pointe au bas de la nuque. Ils étaient si épais que Leo songea à la fourrure d’un chat.

L’autre fille, aussi blonde que l’autre était brune, n’avait pas de bébé. C’est elle qui, la première, s’aperçut de leur arrivée. Elle sourit.

— On a de la compagnie, Claire.

Le visage de la brune s’illumina.

— Tony ! s’exclama-t-elle, ravie.

Le bébé relâcha trois de ses mains et les agita frénétiquement.

— D’accord, dit la jeune femme en riant. Tu veux voler vers papa, hein ?

Elle détacha la laisse reliant le harnais du petit à sa ceinture et souleva le bébé à bout de bras.

— Tu vas voir papa, Andy ? Tu voles ?

Le bébé accueillit la proposition en battant des quatre mains avec de petits cris de ravissement. Elle le poussa vers Tony qui le reçut dans ses bras avec un sourire extatique sous les yeux étonnés de Leo.

— Tu veux voler vers maman ? demanda-t-il à son tour.

— Ah ah… acquiesça Andy.

Tony le souleva, puis lui étira doucement les bras – en étoile de mer, songea Leo – et le poussa en lui imprimant un mouvement de rotation. Le bébé tournoya comme un Frisbee vers sa mère en gazouillant de plus belle.

Claire le renvoya une fois de plus vers son père – incroyable de penser que ce blondinet pût être déjà père – puis le suivit pour aller prendre la main que lui tendait Tony… et la garder dans la sienne.

— Claire, je te présente M. Graf, déclara Tony avec fierté, comme s’il exhibait un prix d’excellence. Il va m’enseigner les techniques de pointe de la soudure. Monsieur Graf, je vous présente Claire. Et notre fils Andy.

Andy avait grimpé sur la tête de son père et s’accrochait d’une main à ses cheveux et d’une autre à son oreille, sans quitter Leo de ses yeux ronds.

— Claire a été choisie pour être la première mère naturelle parmi nous, annonça-t-il.

— Ainsi que quatre autres filles, précisa Claire avec modestie.

— Elle était à la section Soudure aussi, mais elle ne peut plus travailler à l’extérieur, maintenant. Depuis la naissance d’Andy, elle navigue entre les services d’entretien, de technologie nutritionnelle et d’hydroponique.

— Selon le Dr Yei, il s’agit d’une expérience très importante, qui permettra de découvrir dans quels secteurs ma productivité se ressent le moins de la présence d’Andy avec moi, expliqua-t-elle. L’extérieur me manque un peu, c’était très excitant, mais… je me plais aussi, ici. Les tâches sont plus variées.

GalacTech réinventerait-il le travail féminin ? s’interrogea Leo avec ironie. Évidemment, il fallait reconnaître que ces créatures étaient sans doute de passionnants sujets d’expérience.

— Heureux de vous rencontrer, Claire, dit-il, le visage fermé.

Claire tira doucement sur la manche de Tony et, d’un mouvement du menton, indiqua sa collègue blonde qui s’était rapprochée.

— Et voici Silver, dit-il aussitôt. Elle travaille presque toujours dans ce service.

Silver salua Leo d’un hochement de tête. Ses cheveux mi-longs, ondulés, étaient très pâles, presque platine. Elle avait le genre de visage anguleux qui peut être ingrat à l’adolescence, mais saisissant de beauté et d’élégance à l’âge adulte. Son regard bleu était plus calme et moins timide que celui de Claire qui, déjà, était obligée de répondre à un nouveau caprice d’Andy. Le bébé fut bientôt remis en laisse.

— Bonjour, monsieur Van Atta, dit-elle avec une insistance discrète en pirouettant devant lui.

Ses yeux brillants l’imploraient de s’intéresser à elle. Leo remarqua que chacun de ses vingt ongles était laqué de vernis rose.

Van Atta répondit d’un petit sourire empreint de condescendance.

— Bonjour, Silver. Ça se passe bien, ici ?

— Il nous reste juste un végétube à faire après celui-ci. Nous aurons fini avant le changement d’équipe.

— Bien, très bien, dit Van Atta avec jovialité. Ah !… essaie de penser à te tenir debout, si je puis dire, quand tu t’adresses à un grav, mon ange.

Silver se redressa aussitôt pour s’adapter à l’orientation de Van Atta. Dans la mesure où la salle était de conception radiale, « debout » était une simple vue de l’esprit « van-attien », songea Leo. Mais où donc avait-il rencontré ce type, bon sang ?

— Parfait, nous vous laissons continuer, dit Van Atta en s’éloignant.

Leo le suivit. Tony aussi, non sans regret.

Andy avait reporté son attention sur sa mère ; ses petites mains fourragèrent avec détermination sous son T-shirt sur lequel apparurent aussitôt des taches humides.

Apparemment, c’était une fonction que les manipulations génétiques de la compagnie n’avaient pas altérée, remarqua Leo.

En silence, il rattrapa Van Atta. Pour l’instant, il réservait son opinion sur tout ce qu’il venait de voir et d’entendre. Car il avait la très nette impression de n’être pas au bout de ses surprises…


Ils s’arrêtèrent dans le bureau de Van Atta qui alluma les lampes et actionna la circulation d’air. D’après l’odeur de renfermé, Leo supposa qu’il n’y séjournait pas souvent, préférant sans doute passer le plus clair de son temps en gravispace. Un gros hublot offrait une vue imprenable sur Rodeo.

— J’ai gravi quelques échelons depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, dit Van Atta, le regard planté dans le sien.

La couche supérieure de l’atmosphère courant sur le bord de Rodeo produisait de spectaculaires effets de lumière prismatiques.

— Et je suis tout prêt à vous renvoyer l’ascenseur. Quand on atteint le sommet, il est bon de se rappeler qui vous a fait la courte échelle. C’est mon opinion, en tout cas.

Son haussement de sourcils invita Leo à abonder dans le sens de cette autosatisfaction manifeste.

Leo sondait en vain sa mémoire. La situation devenait très embarrassante. En souriant, il profita que Van Atta fût occupé à allumer sa comconsole pour se détourner et observer le sobre décor de la pièce.

Une petite plaque murale où était inscrite une maxime humoristique accrocha son regard. Le sixième jour, Dieu Se rendit compte qu’il ne pourrait pas tout faire Lui-même, alors Il créa les INGÉNIEURS. Le léger rire de Leo attira l’attention de Van Atta qui releva le nez de sa comconsole.

— J’aime bien, moi aussi, dit-il. Un cadeau de mon ex-femme… C’est à peu près la seule chose que cette garce m’a laissée quand on s’est séparés.

— Vous étiez un…

Leo ravala la fin de sa phrase – un ingénieur, à l’époque ? – alors que sa mémoire libérait enfin l’information souhaitée. Comment avait-il pu oublier ? Van Atta, quand il l’avait connu, n’était encore qu’un ingénieur subalterne. Cet arriviste aux manières onctueuses était-il le même imbécile qu’il avait envoyé sans ménagement à l’étage du dessus, au service administratif, rien que pour ne plus l’avoir dans les pattes sur le projet de la station Morita ? À quand cela remontait-il ? Dix ans ? Douze ?… Oui, c’était bien lui. Brucie-baby… Merde.

La comconsole de Van Atta dégorgea deux disquettes de données.

— Vous m’avez propulsé sur la voie express. J’ai toujours pensé que ça vous procurerait une certaine satisfaction de voir un de vos anciens étudiants se faire une place au soleil. Vous passez tellement de temps à enseigner…

Van Atta n’avait guère que cinq ans de moins que Leo. Lequel dut réprimer une profonde irritation. Pour qui le prenait-il, ce gratte-papier ? Pour un vieux prof à la retraite ? Il était ingénieur. Un ingénieur qui bossait sur le terrain, et qui n’avait pas peur de se salir les mains, en plus. Son travail, sous la houlette d’une conscience professionnelle impitoyable, frisait la perfection. Ses états de service étaient là pour le prouver…

Il laissa sa colère se dissiper dans un soupir. Finalement, c’était toujours la même chose, non ? Il avait vu des dizaines de subordonnés monter en grade, bien souvent des hommes qu’il avait formés lui-même. Mais dans l’esprit d’un Van Atta, c’était une faiblesse, évidemment, et non une question de fierté.

Van Atta poussa les disquettes vers lui.

— Votre emploi du temps et le programme des cours, dit-il. Venez, je vais vous montrer une partie du matériel sur lequel vous travaillerez. GalacTech a deux projets en préparation sur lesquels ils envisagent de lâcher les quaddies de Cay.

— Quaddies ?

— C’est le nom officiel.

— Hmm… Ce n’est pas un peu… péjoratif ?

Van Atta haussa les sourcils, étonné, puis secoua la tête.

— Non. En revanche, ne vous avisez pas de les appeler des « mutants ». Il y a eu une telle paranoïa après le fiasco du clonage militaire de Nuovo Brasilian… Cette opération aurait pu être menée à terme bien plus facilement dans l’orbite terrestre, si les manipulations génétiques n’avaient pas provoqué une véritable psychose collective. Mais revenons à nos moutons… les projets. Le premier est d’assembler des navires de saut en orbite autour d’Orient IV, et le second de construire la station Kline, un poste de transfert spatial dans un coin perdu au large de Tau Ceti – travail dans le froid, pas de planètes habitables dans le système, un soleil éteint… L’espace local ne compte pas moins de six couloirs de navigation. Potentiellement très rentable. Mais ça signifie un gros boulot de soudure dans les pires conditions d’apesanteur qui soient…

Leo, intéressé, en oublia son bref accès de colère. Depuis toujours, c’était le travail lui-même, et non la paie ou les primes, qui le motivait. On pouvait lui offrir un pont d’or pour rester dans un fauteuil, les deux coudes posés toute la sainte journée sur un bureau, il le refuserait sans même une seule seconde d’hésitation. Il suivit Van Atta dans le corridor où Tony les attendait avec sa valise.


— Je suppose que, si on en est là aujourd’hui, c’est grâce au développement des réplicateurs utérins, dit Van Atta tandis que Leo s’installait dans ses nouveaux quartiers – plus qu’une simple cabine, la pièce comprenait un cabinet de toilette, une comconsole ainsi qu’un confortable sac de couchage pour la nuit.

Pas de mal de dos le matin, songea Leo avec satisfaction. Les migraines, c’était un autre problème.

— J’en ai vaguement entendu parler, répondit-il. C’est encore une de ces inventions de la Colonie de Beta, n’est-ce pas ?

Van Atta hocha la tête.

— Oui. Les mondes extérieurs deviennent bien trop intelligents, depuis quelque temps. Si la Terre ne se ressaisit pas plus vite que ça, elle va finir par perdre sa suprématie.

Ce n’est que trop vrai, hélas, songea Leo. Cependant, l’histoire des découvertes, dans quelque domaine que ce fut, suggérait qu’il s’agissait là d’un processus inévitable. Les entreprises qui avaient investi des capitaux considérables dans un système répugnaient à y renoncer, aussi les retardataires les gagnaient-ils de vitesse. Au grand dam des ingénieurs trop loyaux…

— J’aurais cru que l’utilisation de ces réplicateurs était limitée aux urgences obstétriques.

— En fait, l’unique frein à leur utilisation réside dans leur prix exorbitant, expliqua Van Atta. Ce n’est sans doute qu’une question de temps avant que les femmes riches se mettent à abandonner leur devoir biologique et à concocter leurs gosses dedans. Mais pour GalacTech, cela permet de poursuivre les expérimentations en bio-ingénierie humaine sans avoir recours à des mères porteuses. Une approche scientifique nette et contrôlée. Mieux encore, ces quaddies sont totalement fabriqués, c’est-à-dire que leurs gènes proviennent d’une multitude de sources et qu’il est impossible d’identifier leurs parents. Ce qui évite quantité de problèmes légaux.

— Je veux bien le croire, acquiesça Leo.

— D’après ce que j’ai compris, cette entreprise était une véritable obsession pour le Dr Cay. Je ne l’ai jamais rencontré, mais, pour avoir réussi à faire accepter un projet dont les résultats ne devaient pas se révéler avant des années, c’était sûrement le genre d’homme doté d’un énorme charisme. La première fournée vient tout juste d’avoir vingt ans. La paire de bras supplémentaire est l’aspect le plus extravagant de l’histoire…

— J’ai souvent regretté de ne pas avoir quatre mains, en apesanteur, murmura Leo.

— Mais les mutations essentielles interviennent au niveau du métabolisme, poursuivit Van Atta. Ils ne sont jamais sujets aux nausées – on a modifié quelque chose au niveau de l’appareil vestibulaire, je crois – et l’entretien de leur tonus musculaire exige une quinzaine de minutes d’exercice quotidien, au maximum. Quand on pense aux heures que vous et moi devons passer au gymnase pour garder la forme pendant une longue période en apesanteur… Leurs os ne se détériorent absolument pas. Ils sont même plus résistants aux radiations que nous. Leur moelle osseuse et leurs gonades peuvent supporter quatre à cinq fois la dose de rems que nous serions capables d’absorber avant que GalacTech nous mette au rancart. Pour l’instant, les expérimentateurs insistent pour qu’ils se reproduisent très tôt, pendant que tous ces gènes coûteux sont encore frais. Après tout, c’est tout bénef pour nous – des ouvriers qui n’ont jamais besoin de congé en gravispace, et si résistants qu’ils donnent l’impression de pouvoir travailler sans jamais s’arrêter… Vous imaginez les économies ? Et ils peuvent même se reproduire entre eux, conclut Van Atta avec un rire satisfait.

Leo rangea ses dernières affaires.

— Et où iront-ils quand ils prendront leur retraite ? demanda-t-il.

Van Atta haussa les épaules.

— La compagnie trouvera bien quelque chose, le moment venu. Ce n’est pas mon problème, heureusement. Il y a belle lurette que j’aurai raccroché, alors.

— Que se passerait-il s’ils démissionnaient ? Supposons que quelqu’un leur offre un meilleur salaire. GalacTech en serait pour ses frais.

— Ah ! Je ne pense pas que vous ayez tout à fait saisi la perfection de cette mise en scène. Ils ne démissionneront pas, pour la bonne raison que ce ne sont pas des employés. Ce sont des biens d’équipement. Ils ne sont pas payés en argent – encore que j’échangerais volontiers mon salaire contre ce que GalacTech dépense chaque année pour leur entretien. Mais ces dépenses ne seront plus aussi élevées dès que la dernière couvée des réplicateurs deviendra plus autonome. Ils ont cessé d’en produire de nouveaux il y a environ cinq ans ; c’est à cette époque qu’ils ont envisagé de confier la reproduction aux quaddies eux-mêmes.

Van Atta s’humecta les lèvres, comme s’il savourait une blague salace.

— Le Syndicat de l’Espace va considérer ça comme de l’esclavage, vous savez, dit Leo.

— Même pire que ça, rétorqua Van Atta. Mais ils auront du mal à nous mettre des bâtons dans les roues. Ces petits singes ont leur sécurité assurée du berceau à la tombe. GalacTech est une vraie mère poule, pour eux. C’est une affaire en or pour nous, Leo.

Загрузка...