La soute obscure grondait autour de Claire alors que la décélération en compressait la structure. Des coups sourds, accompagnés de sifflements aigus, faisaient vibrer la carcasse métallique de la navette.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Claire, affolée.
Elle relâcha une main cramponnée à la caisse derrière laquelle elle s’était cachée pour mieux serrer Andy contre elle.
— On a heurté quelque chose ? C’est quoi, ce bruit bizarre ?
Tony, en hâte, se mouilla le doigt et le leva au-dessus de sa tête.
— Il n’y a pas d’air.
Il déglutit, testant ses oreilles.
— On ne dépressurise pas.
Et pourtant le sifflement allait en augmentant.
Deux bruits mécaniques, retentissant l’un après l’autre, et qui ne ressemblaient en rien à ceux, familiers, de la fermeture des portes hermétiques, terrorisèrent Claire. La décélération se poursuivit, longuement, trop longuement, compliquée d’un nouvel effet de pression, cette fois en provenance du ventre de la navette. La paroi de la soute où étaient ancrées les caisses semblait peser sur elle, la repliant contre Andy.
Les yeux du petit étaient tout ronds, sa bouche figée sur un « Oh ! » muet de stupéfaction. Non, par pitié, ne te mets surtout pas à pleurer… Elle n’osait libérer le cri coincé dans sa propre gorge de crainte qu’il ne l’imite et lance son hurlement de sirène qui lui avait si souvent vrillé les tympans en pleine nuit. D’une voix tremblante, elle fredonna sa comptine préférée en lui pinçant légèrement le nez et les joues.
— Gâteau tout chaud, gâteau tout prêt,
Gentil boulanger, s’il te plaît,
Mets dans le four ta pâte brisée,
Ou c’est toi que je mangerai.
Si la chansonnette ne le fit pas rire aux éclats comme d’habitude, elle eut du moins le mérite de le détourner de ses inquiétudes.
Sans cesse, elle jetait des coups d’œil angoissés vers Tony dont le visage était exsangue.
— Claire… dit-il enfin, j’ai l’impression que cette navette va atterrir en gravispace ! Je parie que les bruits qu’on vient d’entendre sont ceux des ailes qui se déploient.
— Oh non ! Ce n’est pas possible ! Silver a bien vérifié le tableau horaire et…
— Apparemment, Silver a commis une grosse erreur.
— J’ai vérifié, moi aussi. Cette navette était censée charger de la marchandise à la station de transfert, et ensuite seulement aller en gravispace.
— Alors vous vous êtes mises à deux pour vous tromper, rétorqua-t-il d’une voix que la colère, masquant la peur, durcissait.
Je t’en prie, Tony, ne crie pas… Si je ne garde pas mon calme, Andy perdra le sien aussi… C’est toi qui as eu l’idée de ce voyage. Pas moi.
Tony roula sur le ventre et, les mains à plat sur… sur le sol – c’est ainsi que les gravs nommaient la direction d’où venait le vecteur de la force de gravitation –, se traîna jusqu’au plus proche hublot. La lumière qui s’en déversait était étrange.
— C’est tout blanc, Claire… On doit entrer dans une zone de nuages !
Des nuages… Claire les avait regardés pendant des heures tournoyer en direction de Rodeo. Ils lui avaient toujours paru aussi énormes que des limes. Elle regrettait de ne pouvoir rejoindre Tony pour les voir.
Andy était agrippé à son T-shirt. Imitant Tony, elle roula sur le côté, paumes au sol, et se redressa. Andy, apercevant son père, voulut, comme d’habitude, s’écarter de Claire pour le rejoindre. Mais dès qu’il la lâcha, le sol l’aimanta et lui assena un coup sur la tête.
L’espace d’un instant, il fut trop choqué pour crier. Puis il poussa un hurlement de douleur qui transperça les nerfs de Claire de part en part.
Tony, lui aussi, sursauta. Aussitôt, il revint vers eux.
— Pourquoi l’as-tu laissé tomber ? l’accusa-t-il. Mais qu’est-ce que tu fous, bon sang ? Fais-le taire, maintenant, et vite !
Claire roula de nouveau sur le dos, attirant Andy contre le coussin moelleux de son ventre pour le cajoler. Le timbre des ululements passa du suraigu de la peur au contralto de l’indignation, mais le volume n’avait pas varié d’un décibel.
— Ils vont l’entendre jusqu’au poste de pilotage ! pesta Tony. Fais quelque chose !
— J’essaie, qu’est-ce que tu crois ?… répondit-elle sur le même ton.
Ses mains tremblaient. Elle tenta de diriger le visage d’Andy vers sa poitrine, mais il se dégagea, glapissant de plus belle. Par chance, le bruit de l’atmosphère se précipitant sur la navette devenait assourdissant. Lorsque enfin le vacarme s’apaisa, Andy, épuisé, n’avait plus que la force de hoqueter. Il frotta son visage, brillant de larmes et de morve, contre le T-shirt de sa mère. Claire avait du mal à respirer avec ses sept kilos sur l’estomac et la poitrine, mais elle n’osait pas le déplacer.
D’autres claquements métalliques se répercutèrent sur les parois de la soute. Les vibrations des moteurs changèrent d’intensité, et Claire fut ballottée d’un côté à l’autre. Elle libéra deux de ses mains pour se caler entre les caisses de plastique.
Tony était allongé près d’eux, dévoré d’anxiété.
— On doit sûrement être en train de descendre pour atterrir.
Claire hocha la tête.
— Oui, dans un des spatioports. Il y aura des gens. Des gravs… On pourra peut-être leur expliquer qu’on s’est fait enfermer dans cette navette par accident, et ils nous renverront directement chez nous, suggéra-t-elle.
Tony serra les poings.
— Non ! Pas question d’abandonner maintenant. C’est notre unique chance de nous en sortir. Après… ce sera fini.
— Mais que peut-on faire d’autre ?
— On va sortir d’ici sans être vus, et on montera dans une autre navette qui ira à la station de transfert.
Il posa la main sur son bras alors qu’elle s’apprêtait à protester.
— On l’a fait une fois, Claire. On peut le refaire.
Elle secoua la tête, regrettant de ne pas avoir sa confiance. Ils n’eurent pas le loisir de poursuivre leur discussion. Une salve de violents coups sourds secoua le vaisseau tout entier, puis se fondit en un grondement continu. Le rayon de lumière tombant du hublot balaya la soute tandis que la navette atterrissait, remontait la piste et tournait. La soute s’obscurcit de nouveau, et les moteurs se turent. Le silence soudain était presque aussi effrayant que le vacarme qui l’avait précédé.
Claire relâcha les caisses. De tous les vecteurs d’accélération, un seul subsistait. Isolé, il devint écrasant.
La gravité.
Implacable, elle exerçait une puissante pression contre son dos. Claire eut une vision effrayante – cette pression la repoussait contre le plafond et écrasait Andy. Elle ferma les yeux sur cette illusion nauséeuse.
La main de Tony se referma sur son poignet. Suivant son regard, elle vit la porte, à l’avant de la soute, s’ouvrir.
Deux gravs, vêtus de la combinaison de maintenance de la compagnie, pénétrèrent dans la soute. La porte d’accès au fuselage de la navette s’ouvrit à son tour, et Ti passa la tête.
— Salut, les gars. Alors qu’est-ce qui se passe ?
— On est censés décharger et recharger en moins d’une heure, répondit un des employés. T’as juste le temps d’aller manger un morceau.
— C’est quoi, ce chargement ? Y a pas eu de presse comme ça depuis la dernière urgence médicale.
— Du matériel pour le spectacle que vous réservez à la vice-présidente du service financier.
— Apmad ? Elle n’arrive pas avant la fin de la semaine prochaine.
Le type ricana.
— C’est ce que tout le monde pensait. Mais elle vient de débarquer une semaine en avance dans son courrier privé, avec tout un commando de comptables. Apparemment, elle aime bien faire des inspections à l’improviste. La direction est ravie, comme tu t’en doutes…
— Ne ris pas trop fort, conseilla Ti. La direction s’arrange toujours pour partager son plaisir avec nous…
— Ça, on a déjà eu l’occasion de s’en apercevoir. Bon, allez, ne reste pas là, tu bloques la porte…
Les trois hommes disparurent dans le fuselage.
— Maintenant, murmura Tony en indiquant la porte ouverte.
Claire roula sur le côté et posa doucement Andy par terre. Son petit visage se fripa ; il s’apprêtait à protester. Se redressant sur les paumes, elle testa son équilibre. Son bras droit inférieur semblait être celui dont elle pouvait le plus facilement se passer. Elle l’utilisa pour prendre Andy et le serrer contre elle.
Collée au sol par l’affreuse gravité, elle commença à se traîner tant bien que mal, sur trois mains, vers la porte. Le poids d’Andy tirait sur ses bras comme si un puissant ressort l’entraînait vers le sol, et la tête du bébé retomba en arrière. Aussitôt, elle la retint avec sa main, ce qui lui provoqua une douleur dans l’épaule.
À côté d’elle, Tony, lui aussi, claudiquait sur trois mains. Avec la quatrième, il tirait sur la corde de leur sac de provisions. Lequel refusait de bouger.
— Flûte, jura Tony entre ses dents.
Il se rua sur le sac et le souleva, mais se rendit compte qu’il était beaucoup trop lourd pour le porter de la manière dont Claire portait Andy.
— Tu ne veux pas qu’on renonce ? demanda Claire d’une toute petite voix, connaissant déjà la réponse.
— Non !
Il s’empara du sac et le jeta sur ses épaules, puis se redressa pour le faire rouler sur son dos. De sa main gauche inférieure, il le stabilisa et s’avança en boitillant vers la porte.
— Je l’ai, c’est bon. Vas-y, qu’est-ce que t’attends ?
La navette était garée dans un entrepôt, vaste espace obscur au plafond sillonné de poutrelles. Les énormes plafonniers auraient fait d’excellentes cachettes s’il avait été possible de flotter jusque-là.
— Oh !…
Claire hésita. L’écoutille où elle venait d’arriver était reliée au sol du hangar par une sorte de rampe pliée en accordéon. De toute évidence, c’était un des aménagements que les gravs avaient imaginés pour combattre le danger permanent de la gravité.
— Un escalier…
Claire s’arrêta, la tête en bas. Le sang lui montait au visage.
— Continue ! la pressa Tony, derrière elle.
Cependant, il s’immobilisa net, lui aussi, en apercevant l’escalier.
— Oh non !…
Soudain inspirée, Claire pivota sur elle-même et commença à descendre les marches à reculons, la paume de sa main inférieure libre claquant sur la surface métallique à chacun de ses sauts. Ce n’était pas idéal, mais ils n’avaient guère le choix. Tony l’imita.
— Où on va, maintenant ? demanda Claire, haletante, quand ils atteignirent le bas des marches.
D’un mouvement du menton, Tony indiqua des machines et un amas de caisses entassées dans un coin.
— Cachons-nous là, pour l’instant. Il ne faut pas s’éloigner trop des navettes.
Ils s’y dirigèrent aussi vite qu’ils le purent. Les mains de Claire devinrent poisseuses d’huile et de saleté ; cela l’irrita au point qu’elle aurait volontiers bravé la mort rien que pour pouvoir les laver.
Dès qu’ils eurent atteint les caisses, un camion pénétra dans l’entrepôt ; une dizaine d’hommes et de femmes, tous vêtus de la combinaison de la compagnie, en jaillirent pour se précipiter vers la navette. Le cœur battant, Claire regarda l’équipe d’ouvriers disparaître dans les bras métalliques du navire. Combien de temps faudrait-il encore attendre avant de capituler ?…
Leo, en train de s’habiller dans le vestiaire, releva les yeux, alors que Pramod entrait dans le module pour le rejoindre.
— Tu as trouvé Tony ? demanda-t-il. En tant que chef d’équipe, il est censé mener la danse. Moi, je suis là en spectateur, rien de plus.
Pramod secoua la tête.
— On a cherché partout sans succès, monsieur.
Leo pesta entre ses dents.
— Il devrait être là depuis longtemps. Je n’arrête pas de l’appeler sur son bip…
Il s’approcha du hublot. À l’extérieur, dans le vide, un quaddie apportait le dernier élément à la nouvelle serre d’hydroponique qui devait être construite en présence de la vice-présidente du service financier. Une grande première pour son équipe de soudure.
— Bon, Pramod, on n’a plus le choix. Habille-toi. Tu vas prendre la place de Tony, et Bobbi prendra la tienne.
L’étonnement qui arrondit les yeux de Pramod se transforma aussitôt en trac.
— Tu n’as rien à craindre, le rassura Leo. Tu connais le boulot par cœur ; tu l’as déjà fait une bonne dizaine de fois toi-même. Et si tu as le moindre doute sur une des manipulations, je serai là, de toute façon. La sécurité d’abord… Toi et les tiens vivrez encore dans la structure que vous construirez aujourd’hui longtemps après que la vice-présidente Apmad et son cirque ambulant seront rentrés chez eux. Et je t’assure qu’elle aura davantage de respect pour un job effectué dans les règles de l’art, même si c’est plus long, que pour un boulot bâclé destiné à lui en mettre plein la vue.
Pour l’amour du ciel, faites que tout se passe bien ! avait imploré Van Atta. Suivez le programme, quoi qu’il arrive… On réglera les problèmes plus tard, quand elle sera partie. Il faut absolument que ces ouistitis lui apparaissent rentables, vous comprenez ?
— Sois tel que tu es, dit-il à Pramod, pas plus. Tu es efficace… et doué. Vous former a été un des plus grands plaisirs de ma carrière. Vas-y, maintenant, je te rejoins tout à l’heure.
Pramod fila pour aller chercher Bobbi. Leo, le front soucieux, s’approcha du terminal de la comconsole au fond du vestiaire.
Il entra son numéro d’identification et ses instructions. Rechercher Dr Sondra Yei. Au même instant, un message commença à clignoter dans le coin supérieur du vid avec son propre nom et un numéro. Il annula l’instruction.
Dès qu’il eut composé le numéro, il fut surpris de voir apparaître le visage du Dr Yei sur son vid.
— Sondra ? Je voulais justement vous joindre. Savez-vous où est Claire ?
— C’est bizarre que vous me posiez cette question. Je vous appelais pour savoir où je pourrais trouver Tony.
— Ah bon ? répondit Leo, s’efforçant de prendre un ton neutre. Pourquoi ?
— Parce qu’elle a disparu, et je pensais que Tony pourrait nous renseigner. Elle est censée faire une démonstration des techniques de puériculture en apesanteur à la vice-présidente Apmad après le déjeuner.
— Et, euh… Andy est-il à la crèche ou avec Claire ?
— Avec Claire, bien sûr.
— Ah !
— Leo…
Le Dr Yei fronça les sourcils.
— Sauriez-vous quelque chose que j’ignore ?
— Eh bien… Ce que je sais, c’est que Tony s’est montré distrait, depuis la semaine dernière. J’irais même jusqu’à dire… déprimé, mais ça, c’est votre rayon, n’est-ce pas ?
Une angoisse diffuse lui noua l’estomac.
— Auriez-vous oublié de me confier quelque chose, Sondra ? demanda-t-il.
Yei pinça les lèvres.
— Les programmes ont été un peu précipités pour tous les services. Claire a reçu sa nouvelle mission de reproduction. Mais Tony n’est pas concerné.
— Mission de reproduction ? Vous voulez dire… qu’elle doit avoir un autre enfant ?
Leo sentit le sang lui monter au visage. La colère qu’il avait jusque-là refoulée commença à bouillonner en lui.
— Est-ce pour mieux vous dissimuler ce que vous faites réellement que vous vous retranchez derrière ces formules ambiguës, docteur Yei ?
Yei s’apprêta à répondre, mais Leo ne lui en laissa pas le temps.
— Bon Dieu ! Vous êtes née comme ça, ou ce sont vos diplômes qui vous ont rendue inhumaine ?
Le teint de Yei vira au rouge brique ; sa voix devint hachée.
— Un ingénieur au grand cœur… On aura tout vu. N’allez surtout pas vous imaginer je ne sais quel scénario, monsieur Graf. La rencontre de Tony et de Claire a été programmée, au même titre que toutes celles qui suivront, et si certaines personnes avaient consenti à respecter mon planning initial, le problème qui se pose aujourd’hui aurait pu être évité. Je ne vois pas l’intérêt de payer un expert, si c’est pour ignorer ses conseils.
Tiens, tiens… on dirait que je ne suis pas le seul à avoir une dent contre Van Atta, songea Leo.
—… Je ne suis pas le créateur de l’Opération Cay, monsieur Graf, poursuivit Yei. Si je l’étais, croyez bien que je procéderais autrement. En l’occurrence, je suis tenue de jouer le rôle que l’on m’a assigné.
Elle maîtrisa tant bien que mal son emportement et revint au point de départ de leur conversation.
— Il faut que je retrouve Claire très vite, sinon je n’aurai d’autre choix que de prévenir Van Atta. Leo, il est essentiel que la vice-présidente Apmad commence son inspection par la crèche, avant qu’elle ait le temps de…
Elle s’interrompit, soupira.
— Avez-vous une idée de l’endroit où peuvent se cacher ces gosses ?
Leo secoua la tête. Une soudaine inspiration transforma toutefois ce geste sincère en mensonge.
— Promettez-moi de m’avertir, si vous les trouvez avant moi, d’accord ? dit-il.
Son ton presque humble apaisa l’agressivité qui avait marqué leur échange.
— Oui, bien sûr, dit-elle, avant de couper la communication.
Leo retourna à son placard, ôta en hâte son scaphandre pressurisé et s’empressa d’aller vérifier son intuition avant que le Dr Yei ait la même de son côté. Ce qui ne saurait sans doute tarder.
Silver se pencha sur son programme du jour. Paprika. Elle flotta à travers la serre jusqu’aux casiers à graines, trouva celui correspondant à l’épice désignée et en sortit un petit sachet qu’elle secoua distraitement. Les graines sèches dansèrent dans leur enveloppe de papier.
D’un geste machinal, elle saupoudra les petits pépins dans une boîte à germination en plastique. Ensuite, le robinet d’hydratation. Elle enfonça le tube d’eau dans la boutonnière en caoutchouc pratiquée sur le côté de la boîte et envoya une giclée soigneusement dosée. Après avoir replacé la boîte sur l’étagère d’incubation, elle la régla sur la température maximum prévue pour le paprika – clone hybride phototropique – apesanteur – différenciation axiale 297-X-P.
La lumière tombant des verrières ne cessait d’attirer son attention. Elle s’arrêta de travailler pour slalomer entre les végétubes et regarder la petite portion de Rodeo qu’elle pouvait apercevoir à travers la vitre. Claire et Tony se cachaient quelque part là-bas – s’ils ne s’étaient pas déjà rendus. À moins qu’ils ne fussent parvenus à monter dans une autre navette. À moins que quelque chose d’épouvantable ne leur fût arrivé. Son imagination débridée ne cessait de lui suggérer d’affreux scénarios catastrophes.
Le sifflement de la porte ramena Silver à la réalité. Mieux valait avoir l’air occupée. Qu’était-elle censée faire ensuite ? Ah oui, nettoyer les végétubes en vue de leur installation dans la nouvelle serre qui devait être construite sous le regard vigilant de la vice-présidente. Bon sang, pourquoi venait-elle les embêter, celle-là ? Encore que, grâce à elle, l’absence de Claire et de Tony avait des chances de passer inaperçue quelques heures de plus.
Elle se retourna et sentit son cœur se serrer en voyant qui venait d’entrer dans la serre.
À tout autre moment, elle aurait été heureuse de voir Leo. C’était un homme qui donnait une impression de solidité, peut-être en raison du calme qu’il montrait en toute circonstance. Et puis, il émanait de lui une certaine odeur qui lui évoquait des choses qu’elle avait eu la chance de tenir entre ses mains. Des choses qu’on lui avait apportées de gravispace – du bois, du cuir, des fleurs séchées… Devant son sourire, elle oublierait peut-être, le temps de sa visite, ses horribles visions.
À cet instant, toutefois, Leo ne souriait pas.
— Silver… ? Tu es là ?
L’espace d’une seconde, Silver envisagea de ne pas répondre et de rester dissimulée derrière les végétubes, mais le feuillage bruissa quand elle l’effleura par inadvertance. Sa tête émergea au-dessus des plantes.
— Oh !… Leo. Bonjour.
— Aurais-tu vu Claire ou Tony, récemment ? demanda-t-il sans préambule.
Toujours droit au but, avec lui. Leo, c’est plus court, avait-il dit la première fois qu’elle l’avait appelé « monsieur Graf ».
Il s’approcha des végétubes. Ils se parlèrent par-delà une barrière frisée de petits pois.
— Je n’ai vu personne d’autre que mon surveillant depuis ma prise de service, dit-elle, soulagée de pouvoir fournir une réponse honnête.
— Et quand les as-tu vus pour la dernière fois ?
— Oh !… ce devait être au moment de la relève. J’ai croisé Claire.
— Où ?
Elle indiqua la serre, d’un mouvement vague du menton.
— Ici.
Leo la considéra quelques instants avec un air pensif.
— Ce qui me plaît le plus en vous, les quaddies, c’est la précision avec laquelle vous répondez aux questions.
Sa remarque resta en suspens. L’image de Tony, de Claire et d’Andy se faufilant dans la navette revint hanter Silver avec une clarté hallucinante. Elle repensa à leur dernier entretien, lorsque les ultimes détails du projet avaient été mis en place, et s’en servit pour ne tricher qu’à demi avec la vérité.
— On a déjeuné ensemble juste avant le changement d’équipe à la station de nutrition n° 7.
Leo acquiesça.
— Je vois.
Il inclina la tête, la scrutant comme si elle représentait une énigme pour lui.
— Tu sais, Silver, je viens d’apprendre pour la nouvelle… mission de reproduction de Claire, comme ils disent. Et je n’ai pas besoin de dessin pour deviner que c’était ça qui perturbait Tony depuis quelque temps. Il avait du mal à l’accepter, n’est-ce pas ? Ça le… contrariait ?
— Ils avaient prévu de… commença Silver qui s’interrompit aussitôt.
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Moi, je serais drôlement heureuse d’avoir une mission de reproduction. Il y en a qui ne sont jamais contents…
Le visage de Leo devint soucieux.
— Silver… Tony était très préoccupé par cette histoire, je m’en suis rendu compte. Mais jusqu’à quel point ? Crois-tu que… qu’ils auraient pu faire quelque chose de désespéré ?
— De désespéré ? répéta Silver, la gorge nouée.
— Oui. En clair, ont-ils pu décider de se suicider ?
— Oh non ! se récria-t-elle, choquée. Ils ne feraient jamais une chose pareille !
Etait-ce un éclair de soulagement dans les yeux de Leo ? Non. Son inquiétude parut s’intensifier, au contraire.
— Eh bien moi, c’est ce que je redoute. Tony ne s’est pas montré au travail, et ça ne lui était encore jamais arrivé. Claire et Andy ont disparu aussi. On ne les retrouve pas. Nulle part. Quand on se sent aussi désespéré, quoi de plus facile que de franchir un sas ? Un froid intense, un bref instant de douleur et puis… adieu la vie. La grande évasion.
Les mains serrées, il secoua la tête.
— Et c’est ma faute. J’aurais dû être plus attentif… dire quelque chose…
Il releva les yeux vers Silver, guettant sa réaction.
— Non, ce n’est pas ça ! s’exclama-t-elle, horrifiée. C’est abominable, que vous pensiez ça…
Il fallait à tout prix qu’elle lui arrache cette idée de la tête. Inquiète, elle regarda autour d’eux pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre dans la serre.
— Je ne devrais pas vous le dire, mais je ne peux pas vous laisser penser… des choses aussi graves.
Le visage de Leo était un masque de concentration. Silver inspira fortement. Que pouvait-elle lui révéler ? Tout ? Ou juste ce qu’il fallait pour qu’il cesse de culpabiliser… ?
— Tony et Claire…
— Silver !
La voix du Dr Yei retentit dans la serre, couvrant le sifflement de la porte qui s’ouvrait. Celle de Van Atta lui fit aussitôt écho.
— Silver ! Où es-tu ?
— Et merde ! jura Leo entre ses dents, abandonnant son masque coupable pour exprimer sa frustration.
Silver, comprenant qu’il avait cherché à la manipuler, eut un mouvement de recul indigné.
— Oh, vous !…
Pourtant, elle faillit bien en rire. Qui l’aurait cru aussi subtil et rusé ? Elle l’avait mésestimé.
— Je t’en prie, Silver, avant qu’ils te tombent dessus… Je ne pourrai pas t’aider si…
Trop tard. Van Atta et Yei traversaient la serre dans leur direction.
— Silver, sais-tu où sont passés Tony et Claire ? demanda le Dr Yei d’un ton impérieux.
Leo se mura dans le silence, feignant de s’intéresser aux jeunes pousses d’un plant de haricots.
— Évidemment, qu’elle sait ! intervint Van Atta avant que Silver ait eu une chance de répondre. Ces deux filles sont inséparables.
Il se tourna, teigneux, vers Silver.
— Je te conseille de parler, et vite. On n’a pas de temps à perdre.
Les lèvres de Silver se pincèrent. Elle redressa le menton. Muette.
Le Dr Yei leva les yeux au ciel.
— Silver, dit-elle avec beaucoup plus de diplomatie, cette histoire est très sérieuse. Si, comme nous le soupçonnons, Tony et Claire ont essayé de quitter l’Habitat, ils pourraient être dans une situation très pénible, en ce moment. Et même en danger. Je suis heureuse de constater que tu tiens à être loyale envers eux, mais je te supplie d’être responsable avant tout – ce sont tes amis ; il est de ton devoir de penser à leur sécurité.
Le doute obscurcit les yeux de Silver. Elle entrouvrit les lèvres, hésitante, s’apprêta à répondre…
— Nom de Dieu ! hurla Van Atta. J’ai autre chose à foutre qu’à cajoler cette petite garce pour qu’elle consente à parler ! Cette emmerdeuse de vice-présidente est là-haut, en ce moment même, à attendre que le show débute. Elle commence déjà à poser des questions ; si elle n’obtient pas de réponses très vite, elle va venir les chercher elle-même. Et elle ne fait pas dans la dentelle, je vous assure. Ah, le moment est bien choisi pour ce genre de connerie ! Ils l’ont fait exprès, c’est pas possible autrement.
Son visage, cramoisi de rage, provoqua l’effet habituel sur Silver. Elle sentit son ventre se crisper, et sa vision se brouilla de larmes. Autrefois, elle aurait été prête à faire n’importe quoi pour qu’il se calme et plaisante de nouveau avec elle…
Mais pas cette fois-ci. Si elle avait éprouvé quelque sentiment pour lui, elle était aujourd’hui la première surprise de constater qu’il n’en restait quasi plus rien. Or une coquille vide pouvait se révéler plus résistante qu’elle n’y paraissait…
— Vous n’avez pas le pouvoir de me faire dire tout ce que vous voulez, murmura-t-elle.
— Et voilà ! lâcha Van Atta avec sarcasme. C’est bien ce que je pensais. C’est ça, votre programme de socialisation totale, docteur Yei ?
— Si vous aviez l’obligeance de ne pas enseigner un comportement antisocial à mes patients, rétorqua-t-elle, la mâchoire serrée, vous n’auriez pas à en subir l’inévitable retour de manivelle.
— Je suis un directeur, Yei. Et c’est mon boulot de bousculer les gens. C’est pour ça que GalacTech m’a confié la charge de ce gouffre financier. La maîtrise du comportement, c’est votre rayon, docteur Yei. Vous nous le serinez assez souvent, on ne risque pas de l’oublier. Alors faites votre job, et laissez-moi faire le mien comme je l’entends.
— Le modelage du comportement, rectifia-t-elle froidement.
— Mais ça sert à quoi si tout s’écroule dès qu’il y a un peu de vent dans les voiles ? Je veux quelque chose de solide, qui tienne la route. N’ai-je pas raison, Leo ?
Les doigts de Leo qui effleuraient une petite feuille de haricots se crispèrent. La feuille cassa net. Il sourit poliment. Ses yeux brillaient. De toute évidence, il préférait garder sa réponse pour lui.
Silver décida que la meilleure stratégie était encore celle du silence. Ne rien dire ; ne rien faire non plus. La crise finirait bien par passer. Après tout, ils ne pouvaient pas s’attaquer à elle physiquement. En tant que propriété de GalacTech, elle était intouchable. Le reste n’était que du bruit. Elle se réfugia dans le mutisme.
Le silence devint aussi épais que de la mélasse.
— Tu veux jouer au plus fin ? dit soudain Van Atta. D’accord !
Il se tourna vers Yei.
— Auriez-vous quelque chose qui ressemblerait au thiopental, à l’infirmerie, docteur ?
Elle écarquilla les yeux.
— Le thiopental n’est utilisé légalement que par les services de police, monsieur Van Atta.
— Je crois même qu’ils ont eux aussi besoin d’une autorisation des services judiciaires pour l’employer, renchérit Leo sans relever les yeux de la petite feuille verte qu’il roulait entre ses doigts.
— Sur les humains, Leo, mais ça…
Van Atta pointa son index sur Silver.
—… ce n’est pas un humain. Alors, docteur ?
— Pour répondre à votre question, monsieur Van Atta, non, notre infirmerie ne stocke pas de drogues illégales !
— Je n’ai pas parlé de thiopental, j’ai dit quelque chose qui y ressemble, rétorqua Van Atta, irrité. Un genre d’anesthésique amélioré pour les cas d’urgence…
— Parce qu’il s’agit d’un cas d’urgence ? demanda innocemment Leo. Pramod va remplacer Tony, et je suppose que Claire n’est pas la seule fille à avoir eu un enfant. Elle peut donc elle aussi se faire remplacer. Comment la vice-présidente verrait-elle la différence ?
— Si on nous appelle pour aller ramasser deux de nos quaddies à la petite cuillère en gravispace…
Silver serra les dents devant l’écho de ses propres scénarios catastrophes.
—… ou qu’on les retrouve congelés dehors, on aura du mal à étouffer l’affaire. Vous n’avez pas encore rencontré cette femme-là, Leo. Elle a un don infaillible pour mettre le nez là où elle ne devrait pas.
— Hmm…
Van Atta se tourna de nouveau vers Yei.
— Vous avez quelque chose ou non, docteur ? insista-t-il, presque menaçant. À moins que vous ne préfériez attendre qu’on nous appelle pour nous demander ce qu’on veut faire des corps ?
— Une intraveineuse de thalizine-R a le même effet que le thiopenta, à peu de chose près, marmonna Yei à contrecœur. Mais elle sera malade toute la journée.
— C’est qu’elle le voudra bien. Hein, Silver ? Tu as encore le choix. Moi, j’ai assez attendu comme ça. Dis-moi où ils sont partis, ou c’est la piqûre, et tout de suite.
Elle releva la tête, rassemblant son courage.
— Si vous me faites ça, murmura-t-elle sur un ton de dignité désespérée, c’est fini entre nous.
Van Atta s’en étouffa presque de rage.
— Fini entre nous ? Toi et tes copains conspirez pour saboter ma carrière devant les grands manitous de la compagnie, et tu oses me menacer, moi ? Ça, pour être fini, c’est fini, tu peux en être sûre !
— Capitaine Bannerji, service de sécurité, spatioport Trois, j’écoute, annonça George Bannerji dans sa comconsole.
— C’est vous, le responsable ? demanda d’un ton brusque l’homme tiré à quatre épingles qui apparut sur son vid.
Il était, de toute évidence, la proie de fortes émotions – teint empourpré, respiration saccadée. Un muscle se crispait sur la tempe.
Bannerji ôta les pieds de son bureau et se pencha en avant.
— Oui, monsieur.
— Je suis Bruce Van Atta. Directeur de l’Opération Cay à l’Habitat. Contrôlez mon empreinte vocale.
Bannerji se redressa sur son siège et pianota le code de vérification. Le mot « correct » s’inscrivit sur le visage de Van Atta.
— C’est bon, monsieur.
Van Atta marqua une légère pause, comme s’il cherchait ses mots. Quand il s’exprima, ce fut lentement, sur un ton calme qui contrastait avec la tension sur ses traits.
— Nous avons un léger problème, ici, capitaine.
Une sirène d’alarme se déclencha dans l’esprit de Bannerji.
— Oui ?
— Trois de nos… sujets expérimentaux se sont échappés de l’Habitat. Nous avons interrogé leur complice et avons tout lieu de croire qu’ils se sont embarqués clandestinement sur la navette B119. Ils sont donc à présent en liberté quelque part dans votre spatioport. Il est de la plus haute importance qu’ils soient capturés et renvoyés ici dans les plus brefs délais.
Les yeux de Bannerji s’arrondirent. Les informations à propos de l’Habitat étaient soigneusement filtrées, mais quiconque venait travailler sur Rodeo ne tardait pas à apprendre qu’il y était pratiqué des expériences génétiques sur les humains, et cela dans l’isolement complet. Il fallait quelque temps aux nouveaux employés pour se rendre compte que les histoires de créatures monstrueuses racontées par les anciens constituaient une sorte de bizutage exercé aux dépens de leur crédulité. Or Bannerji n’était sur Rodeo que depuis un mois…
Les mots du directeur de l’Habitat se répercutaient dans sa tête. Échappés. Capturés… Les animaux dangereux s’échappaient du zoo quand le gardien négligeait de refermer leur cage ; et c’est à la police que revenait le sale boulot de les capturer. De temps à autre, de terrifiantes armes biologiques échappaient à la vigilance des scientifiques et se répandaient dans la nature. Les criminels s’échappaient des prisons… À quoi avait-il affaire, exactement ?
— Comment pourrai-je les reconnaître, monsieur ? Est-ce qu’ils…
Bannerji déglutit avec difficulté.
— Est-ce qu’ils ressemblent à des êtres humains ?
— Non.
Van Atta, devant le désarroi de son interlocuteur, eut un reniflement ironique.
— Vous n’aurez aucun mal à les reconnaître, je vous le garantis, capitaine. Et quand vous les trouverez, appelez-moi aussitôt sur mon code privé. Je ne veux pas que cette histoire soit diffusée sur les canaux publics. Il est essentiel que tout ça reste entre nous, c’est compris ?
Bannerji imaginait déjà une panique générale.
— Oui, monsieur, tout à fait.
Sa propre panique ne concernait que lui. Il ne toucherait pas un salaire aussi confortable, si son rôle de chef de la sécurité ne consistait qu’à prendre des pots avec les copains à la cafétéria et à effectuer en toute tranquillité deux rondes par nuit dans des locaux déserts. Il avait toujours su que le jour viendrait où il devrait justifier sa paie.
Dès que Van Atta eut coupé la communication, Bannerji appela son adjoint sur sa comconsole et bipa également ses deux autres hommes, bien qu’ils ne fussent pas de service. Pas question de prendre à la légère une affaire qui faisait transpirer un grand chef.
Il déverrouilla l’armoire qui contenait les armes et signa les permis de port de neutraliseurs pour lui-même et ses subordonnés. Il soupesa un des neutraliseurs dans sa paume. C’était si léger, ce petit engin, on aurait dit un jouet. Était-ce efficace, au moins ? Pas sûr…
Bannerji réfléchit un instant, puis se tourna vers son bureau dont il ouvrit le dernier tiroir. Le revolver non déclaré était bien à l’abri dans sa boîte, fermée à clé elle aussi, le holster enroulé autour de lui comme un serpent endormi. Une fois que Bannerji l’eut fixé sous son aisselle et caché sous la veste de son uniforme, il se sentit déjà beaucoup mieux.
Il se redressa, prêt à accueillir ses hommes qui venaient prendre leur service.