Silver se cramponna des quatre mains au fauteuil du copilote, à la fois excitée et effrayée. La décélération, conjuguée à la force de la gravité, l’écrasait contre le cuir matelassé. Elle décrocha une de ses mains pour vérifier que son harnais de sécurité était bien attaché alors que la navette piquait du nez et que le sol aride de la planète semblait se précipiter vers eux. L’ombre du vaisseau planait sur la montagne du désert rouge au visage ridé comme celui d’une vieille femme.
Ti, assis à côté d’elle, pilotait avec une rare économie de mouvements. Ses mains, ses pieds bougeaient à peine. Ses yeux, en revanche très mobiles, passaient sans cesse de son écran de contrôle à l’horizon qui se balançait devant eux au gré des oscillations de la navette. De violentes bourrasques malmenaient le revêtement métallique de l’appareil. Silver commençait à comprendre pourquoi Leo n’avait pu mettre Zara ou tout autre quaddie aux commandes de la navette. Un atterrissage sur une planète était un exercice radicalement différent de la propulsion en apesanteur, surtout avec un vaisseau dont la taille atteignait presque celle d’un module de l’Habitat. Sans parler des pédales…
— Le lac asséché est là, annonça-t-il. Droit sur l’horizon.
— Est-ce que ce sera… beaucoup plus difficile d’atterrir là que sur une piste de spatioport ? demanda Silver, inquiète.
— Aucun problème, dit Ti en souriant. C’est comme une grande cuvette plate. En fait, on s’en sert comme piste d’atterrissage de secours. Il suffit d’éviter les grosses ornières au nord…
— Oh !… J’ignorais que tu avais déjà atterri ici.
— Pour moi, en fait, c’est la première fois. Mais j’en ai tellement entendu parler…
Il se cala dans son siège, attentif ; Silver décida de remettre toute conversation à plus tard.
Se retournant, elle regarda le Dr Minchenko qui lui adressa un sourire ironique, comme pour se moquer gentiment de son angoisse ; mais elle remarqua que lui aussi s’assurait que sa ceinture était bien bouclée.
Le sol se rua vers eux. Silver regretta qu’ils aient renoncé à attendre la nuit pour atterrir. Au moins elle n’aurait pas vu la mort en face. Bien sûr, elle pouvait fermer les yeux. Ce qu’elle fit. Elle les rouvrit toutefois aussitôt. Pourquoi rater cette expérience, finalement ? La dernière de sa vie. Quel dommage que Leo ne lui ait jamais fait la moindre avance ! Sans doute avait-il d’autres préoccupations…
La navette trébucha, cahota et gronda sur le sol craquelé. Après tout, elle non plus n’avait jamais fait la moindre avance à Leo. Quelle idiote… Savoir oser. Savoir prendre sa vie en main…
Le harnais s’enfonça entre ses seins tandis que la décélération la projetait en avant et que les vibrations se répercutaient dans ses dents.
— C’est pas aussi doux qu’une piste, cria Ti en lui adressant enfin un large sourire. Mais ça suffit.
Personne n’était terrorisé, ni ne priait. Un atterrissage réussi, en définitive. Ils roulèrent encore quelques instants, puis s’arrêtèrent au beau milieu de nulle part. Des pics montagneux carmin hérissaient un horizon désert. Le silence s’installa dans la carlingue.
— Bon, eh bien, on y est, dit Ti.
Il détacha son harnais et se tourna vers Minchenko qui quittait son siège.
— Alors ? Que fait-on, maintenant ? Où est-elle ?
— Auriez-vous l’amabilité de nous offrir un balayage extérieur ?
Une vue du paysage s’afficha sur l’écran de contrôle. Silver regardait distraitement. La gravité n’était pas aussi terrible que Claire la lui avait décrite, en fin de compte. Ses sensations étaient peu ou prou celles qu’elle avait éprouvées sous l’effet de la décélération à l’approche du couloir de navigation. Ou comme à la station de transfert, aussi, mais en plus fort. Bien sûr, elle aurait préféré que la forme du siège soit mieux ajustée à son corps…
— Et si la tour de contrôle de Rodeo nous a vus atterrir ? dit-elle. Et si les gardes de GalacTech arrivent ici les premiers ?
— Ce serait bien plus effrayant si la tour de contrôle nous avait ratés, répondit Ti. Quant à qui arrivera ici le premier… Qu’en pensez-vous, docteur Minchenko ?
— Mmmh, répondit le médecin, morose.
Son visage s’éclaira soudain, il se pencha pour faire un arrêt-image sur l’écran. Du doigt, il désigna une petite éclaboussure, à environ une quinzaine de kilomètres de là.
— Un nuage de poussière ? dit Ti, n’osant exprimer ses espoirs.
— La Land Rover, annonça Minchenko avec un sourire satisfait. Bien joué, ma fille…
L’éclaboussure devint une spirale de poussière orange accrochée à une Land Rover fonçant à toute allure vers eux. Cinq minutes plus tard, le véhicule s’arrêtait près de la navette. La silhouette visible sous la bulle de protection prit le temps d’ajuster un masque respiratoire, puis la bulle se souleva au moment même où la passerelle de la navette s’abaissait.
Le Dr Minchenko mit lui aussi son masque et, suivi de Ti, dévala les marches pour aller aider la vieille dame frêle aux cheveux gris qui se débattait avec un monceau de bagages. Elle s’en délesta avec plaisir sur les hommes, à l’exception d’une curieuse boîte noire en forme de cuillère qu’elle serra contre sa poitrine. Minchenko prit le bras de son épouse pour la soutenir tandis qu’elle gravissait les marches. Une fois dans l’habitacle de la navette, ils purent enfin ôter leurs masques.
— Ça va, Warren ? demanda Mme Minchenko.
— Très bien, assura-t-il.
— Je n’ai presque rien pu prendre… À vrai dire, le choix était difficile.
— Parfait. Au moins nous n’aurons pas à payer pour l’excédent de bagages, plaisanta-t-il.
Silver était fascinée par la forme que la gravité donnait à la robe de Mme Minchenko. Le tissu bordeaux tombait en plis souples sur ses chevilles bottées ; une ceinture argentée soulignait sa taille menue.
— C’est de la folie ! déclara Mme Minchenko. Ce genre de coup de tête n’est plus de notre âge ! J’ai été obligée d’abandonner ma harpe.
Son mari lui tapota l’épaule.
— Tu n’aurais pas pu t’en servir en apesanteur, de toute façon. Les cordes ne pourraient pas se remettre en place.
Il redevint sérieux :
— Ils veulent tuer mes quaddies, Ivy !
— Oui, je comprends…
Mme Minchenko adressa un sourire un peu distant à Silver, restée poliment à l’écart.
— Vous devez être Silver ?
— Oui, madame Minchenko, répondit-elle avec déférence.
Jamais elle n’avait vu de grav si âgée. À part bien sûr le Dr Minchenko et le Dr Cay lui-même.
— Il faut aller chercher Tony, maintenant, déclara Minchenko. On revient dès que possible. Silver t’aidera. Tu peux compter sur elle pour tenir le siège !
Les deux hommes sortirent et, quelques secondes plus tard, la Land Rover filait à travers le paysage désertique.
Silver et Mme Minchenko restèrent seules, face à face.
— Voilà… dit Mme Minchenko.
Silver haussa les épaules, intimidée.
— Je suis désolée que vous ayez dû renoncer à emporter toutes vos affaires. Et quitter votre maison.
— Oh !… je ne peux pas vraiment dire que je regretterai Rodeo.
Son regard s’attarda un instant sur l’horizon montagneux. Puis, en soupirant, elle s’assit et posa sa drôle de boîte sur ses genoux. Silver essayait d’imaginer à quoi ressemblerait de vivre le reste de son existence avec la même personne. Mme Minchenko avait-elle jamais été jeune ? Le Dr Minchenko, en tout cas, avait toujours été vieux, c’était certain.
— Comment avez-vous rencontré le Dr Minchenko ? demanda-t-elle, poussée par la curiosité.
— Oh !… c’est une longue histoire, répondit Mme Minchenko en souriant.
— Étiez-vous infirmière ? Ou tech en laboratoire ?
— Pas du tout. Je n’ai jamais travaillé dans le domaine médical. Dieu merci…
Sa main parcheminée caressa la boîte.
— Je suis musicienne. Silver écarquilla les yeux.
— Vous jouez sur les synthavids ? Vous programmez ? On a des synthavids dans notre bibliothèque…
Un demi-sourire étira les lèvres de la vieille dame.
— Il n’y a rien de synthétique dans ce que je fais. Je suis en quelque sorte une interprète-historienne. C’est-à-dire que je m’efforce de perpétuer une certaine tradition musicale. Si vous préférez, considérez-moi comme une pièce de musée vivante, qui aurait peut-être besoin d’un bon coup de plumeau…
Sous le regard captivé de Silver, elle ouvrit la boîte. Le bois acajou, patiné, refléta les lumières colorées de la cabine de pilotage. Mme Minchenko souleva l’instrument et le coinça sous son menton.
— C’est un violon.
— J’en ai déjà vu en photo. C’est un vrai ?
Mme Minchenko fit glisser l’archet sur les cordes. La musique était gaie et aérienne, comme… les danses des jeunes quaddies dans le gym, songea Silver à court de comparaison. Le son était très puissant.
— Et par où branchez-vous ces cordes sur les enceintes ? s’enquit-elle en tendant le cou pour mieux voir.
— Il n’y a pas d’enceintes. Le son vient du bois, rien d’autre.
— Mais ça remplit toute la cabine !
Les yeux de Mme Minchenko s’allumèrent d’une lueur de défi.
— Cet instrument pourrait remplir une salle de concert à lui tout seul.
— Vous avez donné des concerts ?
— Une fois, quand j’étais très jeune. J’avais votre âge, à peu de chose près. J’étais allée dans une école qui enseignait la musique. La seule qui existât sur ma planète. C’était un monde colonial où on ne laissait que peu de place à l’art. Un concours avait été organisé ; le gagnant ayant droit à un voyage sur la Terre, et à un contrat avec la maison de disques qui sponsorisait toute l’affaire. Je suis arrivée seconde du concours. Et comme il n’y avait pas de place pour tout le monde…
Elle soupira.
— Je n’ai eu pour toute consolation que le plaisir d’une bonne réussite personnelle. Heureusement, c’est à cette époque que j’ai rencontré Warren. Et je n’ai pas eu le temps de regretter mon échec car nous avons beaucoup voyagé dès le début de notre mariage. Ayant juste terminé ses études, il avait été engagé par GalacTech. De mon côté, j’ai enseigné à droite à gauche, à des gens assez passionnés pour vouloir apprendre l’art traditionnel de la musique. Voilà…
Elle inclina la tête, souriant.
— Vous ont-ils appris à jouer d’un instrument, au moins, sur ce satellite ?
— De la sifflûte. Mais pas longtemps…
— De la sifflûte ?
— Oui. C’est un petit tuyau en plastique dans lequel il faut souffler pour produire des sons. Une des surveillantes de la crèche en avait apporté quelques-unes quand j’avais… huit ans, à peu près. Mais au bout de deux semaines, les gravs ont commencé à se plaindre parce qu’on leur cassait les oreilles, il paraît. Alors elle a dû les remporter.
— Je vois. Warren ne m’en a jamais parlé.
Silver se pencha un peu plus encore vers le violon.
— Est-ce que je pourrais… ?
Elle s’arrêta, consciente de son audace. Sans doute Mme Minchenko verrait-elle d’un mauvais œil qu’elle touche cette précieuse antiquité. Et plus encore qu’elle oublie de la tenir et que la gravité la jette par terre.
— Vous voulez essayer ? proposa Mme Minchenko. Pourquoi pas ? Il semble que nous ayons un peu de temps devant nous…
— Je crains de…
— Mais non. Oh ! à une époque, je n’aurais autorisé personne à le toucher, pour rien au monde. Je l’ai même laissé enfermé dans un coffre à température contrôlée pendant des années. Sans en jouer. Comme dans un cercueil, en fait. Et puis, il n’y a pas si longtemps, j’ai fini par trouver stupide de l’avoir condamné ainsi. Alors je l’ai sorti pour le faire revivre. Tenez… Levez le menton, comme ça. Et coincez-le dessous, là…
Elle prit la main de Silver et lui replia les doigts sur le manche.
— Vous avez des doigts très fins et, euh… vous en avez beaucoup. Je me demande…
— Quoi ? l’encouragea Silver.
— Oh ! j’imaginais seulement un quaddie jouant de la guitare à douze cordes en apesanteur. Si vous n’étiez pas écrasée sur ce siège, vous pourriez amener votre main inférieure gauche…
C’était un jeu de lumière, sans doute. Un clin d’œil du soleil plongeant sur l’horizon en dents de scie et projetant ses rayons à travers les hublots de la cabine, mais les yeux de Mme Minchenko brillaient d’une lueur particulière.
— Bien, à présent, posez le bout des doigts sur les cordes, là, bien…
Le feu.
Le premier problème avait été de trouver assez de titane pur dans l’Habitat pour l’ajouter à la matière du miroir vortex brisé et compenser ainsi les inévitables pertes durant la re-fabrication. Leo savait qu’il ne se sentirait pas à l’aise à moins d’une confortable marge de quarante pour cent de matière supplémentaire.
Il aurait dû y avoir des bidons de titane pour stocker les liquides corrosifs – un seul bidon d’une centaine de litres leur aurait suffi. Ou bien des canalisations, enfin quelque chose… Pendant la première heure passée à ratisser l’Habitat, Leo avait eu le sentiment accablant que son plan allait échouer là, avant même d’avoir commencé. Et puis il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait dans un endroit inattendu – le service de nutrition. Une chambre froide pleine de grosses boîtes pesant au moins cinq cents grammes chacune. Leurs différents contenus avaient été transvasés en hâte dans tous les containers sur lesquels Leo et son équipe avaient pu mettre la main.
— Le nettoyage sera un bon exercice pour les plus jeunes, avait-il lancé, culpabilisé, à la responsable du service avant de disparaître, son forfait accompli.
Le deuxième problème avait été de trouver un lieu pour travailler. Pramod lui avait indiqué un des modules abandonnés, un cylindre d’environ quatre mètres de diamètre. Il leur avait fallu deux autres heures pour percer une ouverture sur le côté et entasser dans le fond tous les morceaux de métal conducteur récoltés un peu partout dans l’Habitat qu’ils avaient recouverts d’une plaque de revêtement arrachée à un autre module abandonné, puis broyés jusqu’à obtenir une sorte de bol concave dont la largeur occupait presque le diamètre du cylindre.
À présent, leur masse de titane était suspendue au centre du module. Les morceaux brisés du miroir vortex et les boîtes aplaties étaient liés par un fil de titane pur dont un quaddie astucieux avait découvert une grosse bobine dans un des ateliers. La curieuse sculpture de métal dense et gris reflétait les lueurs de leurs lampes de travail et un rayon de soleil qui filtrait par l’ouverture.
Leo regarda son équipe une dernière fois. Quatre quaddies, vêtus de leur scaphandre et armés d’un laser, étaient adossés aux murs, encadrant la masse. Les instruments de mesure de Leo flottaient autour de lui, reliés par une laisse à sa ceinture, à portée de ses mains gantées. Il modifia légèrement les commandes de son casque pour en assombrir la visière.
— Feu ! dit-il dans son canal com.
Quatre faisceaux laser jaillirent à l’unisson et attaquèrent la masse métallique. Il ne parut rien se passer pendant les premières minutes. Puis la masse se mit à luire. Rouge sombre, puis rouge clair, jaune, blanc… Enfin, une boîte de conserve commença à fondre et à s’amalgamer aux autres. Les quaddies continuèrent à déverser l’énergie.
D’après ses données télémétriques, Leo s’aperçut que la masse se mettait à dériver, bien que ce ne fut pas encore visible.
— Numéro quatre, augmente la pression d’environ dix pour cent, ordonna-t-il.
L’un des quaddies répondit d’un signe de la main et effleura une touche sur sa manette. La dérive cessa. Leo soupira, rassuré. Il avait eu un moment l’horrible vision de la masse fondue s’écrasant contre le mur du fond ou, pire, blessant mortellement l’un des quaddies. Mais les faisceaux qui la liquéfiaient semblaient aussi en mesure d’en contrôler les déplacements.
Le métal ressemblait désormais à une énorme bulle de liquide luminescent en passe de devenir une sphère parfaite. Leo surveillait l’opération, un sourire satisfait aux lèvres.
De nouveau, il vérifia ses données. Ils approchaient à présent de l’instant critique. Quand s’arrêter ? Ils devaient décharger assez d’énergie pour obtenir une fusion uniforme. Pas question d’oublier des grumeaux dans la béchamel… Mais pas trop non plus. Bien que ce fût imperceptible à l’œil nu, Leo savait que la bulle exhalait une vapeur métallique, un paramètre qu’il avait inclus.
Plus important encore, et ce serait l’étape suivante, chaque kilocalorie qu’ils déversaient dans cette masse de titane devrait en être extirpée. Dans un atelier équipé à cette fin, la masse aurait pris sa forme définitive dans un moule de cuivre, avec des tonnes de litres d’eau pour dissiper la chaleur et l’amener à la température souhaitée en un temps record. Enfin… une fois de plus, il avait dû faire appel au bon vieux système D… D pour démentiel et désespéré, bien sûr.
— Cessez le feu ! dit-il.
Leur sphère de métal fondu, blanc bleuté, pleine d’énergie en fusion, était parfaite. Leo vérifia sa position centrale et demanda au numéro deux d’appuyer une demi-seconde de plus sur la détente de son laser. Rien que pour lui imprimer une légère poussée sur la droite.
— Très bien, dit-il dans son canal com. Maintenant, on va sortir du module ce qui n’a rien à y faire, et recontrôler ce qui doit rester. On ne peut pas se permettre de lâcher la cuillère dans la soupe, compris ?
Leo rejoignit les quaddies pour les aider à jeter leur matériel par l’ouverture du module. Deux de ses assistants sortirent, les deux autres restant avec lui. Après que Leo se fut une dernière fois assuré de la bonne position de la sphère, tous trois se sanglèrent contre le mur.
— Prête, Zara ? appela-t-il sur le com.
— Prête, Leo, répondit-elle depuis son pousseur fixé à la poupe du module.
— N’oublie pas… tout en douceur. Mais de la fermeté. Imagine que ton pousseur est un scalpel, et que tu t’apprêtes à opérer un de tes amis.
— D’accord, Leo.
Il entendit le sourire dans sa voix. Ne fanfaronne pas, Zara, ce n’est pas le moment…
— Vas-y quand tu veux.
— J’y vais. Accrochez-vous, les gars !
Il n’y eut tout d’abord aucun changement notable. Puis Leo sentit les sangles tirer imperceptiblement sur ses épaules et sa taille. Le module, et non la boule de titane, bouge, dut-il se rappeler. Le métal restait sur place. Immobile. Et c’était le mur du fond qui s’avançait vers lui.
Ça marchait, bon Dieu ! La boule en fusion toucha le mur du fond et s’étala docilement dans son moule.
— Accélère un tout petit peu, ordonna-t-il.
Zara augmenta à peine la vitesse du pousseur et le titane fondu s’étira plus encore, proche des trois mètres de diamètre désirés. Déjà, il perdait de sa luminescence. Le flan de titane, après avoir refroidi, serait bientôt, grâce à une charge d’explosif, moulé dans sa forme définitive.
— C’est bon, Zara. Maintiens cette vitesse, maintenant…
L’étape suivante était tout aussi délicate. Le résultat ne serait pas parfait, il en avait conscience. Mais ils pouvaient atteindre un degré d’efficacité tout à fait honorable. Du moment qu’ils n’étaient pas contraints de refondre la masse pour recommencer. Ils avaient juste le temps de fabriquer un miroir. Pas deux.
Il pointa son indicateur de température sur le mur du fond. La masse refroidissait aussi vite qu’il l’avait espéré. Ils devraient cependant attendre encore deux bonnes heures pour pouvoir la détacher du mur et la manipuler sans risquer de la déformer.
— Bobbi, je te laisse avec Zara. Tout va bien, pour l’instant. Quand la température sera tombée à près de cinq cents degrés, fais-moi signe. On essaiera d’être prêts pour le refroidissement final et la seconde phase du moulage.
Avec d’infinies précautions pour ne pas faire vibrer les murs, Leo se détacha de son harnais et sortit du module. De là, il avait une bonne vue sur le D-620, à présent à moitié chargé, et Rodeo au-delà. Il activa ses propulseurs, puis s’éloigna du module dans la direction de l’Habitat, où l’attendait la phase II de l’opération « réparation-minute ».
Le soleil se couchait sur le lac asséché. Silver, anxieuse, surveillait l’écran de la cabine de pilotage qui balayait sans cesse l’horizon.
— Ils ne seront sans doute pas de retour avant au moins une heure, remarqua Mme Minchenko. Dans le meilleur des cas…
— Ce n’est pas ce que je regarde.
— Hmm…
La vieille dame inclina le dossier de son siège et fixa le plafond d’un air songeur.
— Non, bien sûr… Mais ne croyez-vous pas que si la tour de contrôle nous avait vus atterrir, ils auraient depuis longtemps envoyé un jetcopter ? Votre arrivée est peut-être bien passée inaperçue, en fin de compte.
— Peut-être aussi qu’ils sont un peu désorganisés, mais qu’ils vont nous tomber dessus d’une minute à l’autre, répondit Silver.
Mme Minchenko soupira.
— Oui… c’est possible.
Elle redressa la tête.
— Qu’êtes-vous censée faire, dans ce cas ?
— J’ai une arme.
Silver effleura le soudeur laser posé sur la console, tout près du siège où elle était installée.
— Mais je préférerais ne pas avoir à blesser quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un d’autre ? répéta Mme Minchenko avec une pointe de respect dans la voix.
Pourquoi les gens étaient-ils si impressionnés par un acte aussi peu glorieux ? se demanda Silver, agacée.
Soudain, elle se pencha, les yeux rivés sur l’écran.
— Oh ! oh !… Nous avons de la visite… Une voiture.
— Ce ne sont sûrement pas nos hommes, dit Mme Minchenko. Les choses auraient-elles mal tourné ?
— Ce n’est pas votre Land Rover.
Silver effleura quelques touches du clavier, zoomant sur le véhicule. Un rayon de soleil embrasa soudain le nuage de poussière.
— On dirait une voiture de la sécurité de GalacTech.
— Oh non !…
Mme Minchenko se redressa sur son siège.
— Que va-t-on faire ?
— Quoi qu’il arrive, on n’ouvre pas les écoutilles. Ça, c’est sûr.
Quelques minutes plus tard, la voiture s’arrêtait à une quinzaine de mètres de la navette. Une antenne sortit du toit. Aussitôt, Silver fit apparaître le menu com de l’ordinateur. Le vaisseau semblait avoir accès à une multitude de canaux. Elle se connecta sur celui de la sécurité : le 9999.
—… Ils sont muets, là-dedans, ou quoi ! Hé, vous, là-haut ! Répondez !
— Oui, dit Silver. Que voulez-vous ?
Un bref silence, puis :
— Pourquoi ne répondiez-vous pas ?
— J’ignorais que vous m’appeliez.
— Bon, en tout cas, cette navette appartient à GalacTech.
— Moi aussi. Et alors ?
— Hein… ? Écoutez, ma petite dame, je suis le sergent Fors, service de sécurité de GalacTech. Je vous demande de débarquer et de nous remettre cette navette.
Une voix en fond sonore, assez forte pour être distincte, intervint :
— Dis donc, Bern… tu crois qu’on touchera les dix pour cent ? Ce serait normal : on retrouve un objet volé, on le ramène et on touche la prime.
— Tu rêves, vieux, répondit un troisième homme. Dix pour cent sur une navette ? Ça ferait deux cent cinquante mille. T’imagines ?
Mme Minchenko, la voix légèrement chevrotante, se pencha pour intervenir :
— Jeune homme, ici Ivy Minchenko. Mon mari, le Dr Minchenko, a emprunté cette navette afin de répondre à une urgence médicale. Il en a non seulement le droit, mais le devoir, et le vôtre, de devoir, selon le règlement de GalacTech, est de l’aider et non de l’entraver dans l’exercice de ses fonctions.
Un grognement quelque peu ahuri accueillit ces propos péremptoires.
— Moi, mon devoir, c’est de récupérer cette navette. J’ai des ordres. Je ne suis pas au courant d’une urgence médicale.
— Eh bien, maintenant vous l’êtes.
De nouveau, la voix à l’arrière du véhicule :
— Il n’y a que deux femmes, là-dedans. On y va.
— Allez-vous, oui ou non, ouvrir cette écoutille ? demanda le sergent.
Silver ne répondit pas. Mme Minchenko haussa un sourcil interrogateur, et la quaddie secoua la tête. Non. La vieille dame acquiesça en soupirant.
Le sergent répéta sa question. Le ton montait. Silver devina qu’il contenait mal les obscénités dont il mourait d’envie de les abreuver. Trente secondes plus tard, la communication était soudain coupée.
Après quelques minutes, les portières de la voiture s’ouvrirent. Les trois hommes, le visage dissimulé sous leur masque, s’avancèrent jusqu’à la navette et levèrent la tête vers l’écoutille, loin au-dessus d’eux. Au terme d’une brève concertation, ils retournèrent à la voiture. Renoncent-ils ? se demanda Silver sans oser y croire. Non. Ils vinrent se garer juste sous l’écoutille frontale. Deux des hommes, armés d’outils, grimpèrent sur le toit.
— Ils ont des pinces, dit Silver, paniquée. Ils vont essayer de forcer le système de fermeture.
Des coups sourds commencèrent à retentir dans le vaisseau.
Mme Minchenko désigna le soudeur laser.
— Il est peut-être temps d’utiliser ça ? suggéra-t-elle, proche de l’affolement.
Silver hésita, puis secoua la tête.
— Non. Pas une deuxième fois. Mais il n’est pas question non plus que je les laisse endommager la navette, sinon on ne pourra jamais retourner là-haut.
Elle tendit les mains vers les commandes. Renonçant à vouloir atteindre les pédales, elle se concentra sur les moteurs qu’elle mit en route. Le droit d’abord. Ensuite le gauche. Le ronronnement fit vibrer le vaisseau. Maintenant les freins… Elle tira doucement le levier pour les desserrer. Rien ne se passa. Puis la navette bondit. Affolée, Silver remit le levier sur sa position initiale : la navette s’arrêta en piquant du nez. Le cœur battant, elle tâtonna pour faire apparaître les vérifications d’usage sur l’écran de contrôle et s’aperçut que le volet du frein avait rasé la voiture, d’un mètre tout au plus. Elle se sentit coupable à la pensée qu’elle aurait pu, par inattention, endommager l’aile droite, avec toutes les conséquences dramatiques que cela aurait entraînées pour eux tous.
Les gardes de la sécurité semblaient avoir disparu. Ah non ! Ils étaient là, dispersés autour de la navette, le nez dans la poussière. L’un d’eux se releva et se dirigea vers la voiture. Et maintenant ? Que faire ? Si elle stationnait là, ou même si elle roulait pour s’arrêter un peu plus loin, ce serait juste reculer pour mieux sauter. Ils reviendraient à la charge. L’un d’eux aurait bientôt l’idée géniale de crever les pneus. Ou autre chose. Les moyens tout simples ne manquaient pas pour immobiliser une navette.
Silver se résolut à tenter le tout pour le tout. Penchée sur ce siège vraiment pas conçu pour un quaddie, elle relâcha de nouveau les freins et actionna le réacteur de gauche. La navette bondit et dérapa sur quelques mètres. L’écran de contrôle lui montra la voiture apparaissant en ombre chinoise derrière le rideau de poussière orange qu’avait soulevé la manœuvre. L’image ondoyait sous la chaleur.
Elle tira aussi fort qu’elle le put sur les freins et, de nouveau, fit rugir le moteur de gauche, encore qu’elle n’osât pas le lancer à fond, comme elle avait vu Ti le faire au cours de l’atterrissage.
La verrière en plastique du véhicule se craquela, bomba et commença à fondre. Si elle avait bien compris les explications de Leo à propos de ce carburant utilisé par les gravs, l’effet de son petit numéro ne devrait pas tarder à se faire sentir…
Une boule de feu jaune engloutit tout à coup la voiture, éclipsant un instant la luminosité du soleil couchant. Des débris volèrent dans toutes les directions. Sur son écran, Silver vit les gardes détaler comme les lièvres qu’elle avait pu admirer sur ses vids clandestins.
Desserrant les freins, elle laissa la navette rouler sur la terre craquelée du lac. Par chance, le sol étant assez lisse, elle n’eut pas à se soucier de devoir utiliser le volant pour éviter les nids-de-poule.
Un des gardes leur courut après en agitant les bras, mais renonça vite. Au bout de deux ou trois kilomètres, Silver freina et s’arrêta.
— Bon, soupira-t-elle. Cette fois, je crois qu’on en est débarrassées.
— C’est sûr, répondit faiblement Mme Minchenko, se penchant à son tour pour observer l’écran.
Une colonne de fumée noire signalait l’endroit qu’elles venaient de quitter.
— J’espère qu’ils ont de bonnes réserves d’oxygène, dit Silver.
— Ô mon Dieu !… Peut-être devrions-nous y retourner pour… enfin, pour faire quelque chose. Il faut souhaiter qu’ils seront assez intelligents pour rester près de leur voiture en attendant du secours au lieu d’aller se perdre dans le désert.
La glace.
Leo, depuis la cabine de contrôle surplombant la baie de chargement de l’Habitat, observait les quatre quaddies qui manipulaient avec précaution le second miroir vortex du D-620, intact celui-là. C’était un objet peu pratique à transporter, une sorte d’énorme entonnoir de titane de trois mètres de diamètre, mathématiquement incurvé. Une très belle courbe, mais hors normes, ce dont il lui faudrait tenir compte dans le processus de refabrication.
Le miroir fut réinstallé dans son fouillis de circuits réfrigérants. Les quaddies se retirèrent. Depuis la cabine, Leo referma l’écoutille extérieure et rejoignit les quaddies dans la baie.
C’est Bobbi qui, grâce à un trait de génie, avait trouvé les seuls circuits réfrigérants assez grands pour faire l’affaire. Et une fois de plus à la Nutrition. La pauvre quaddie responsable du service avait levé les yeux au ciel en voyant Leo et sa bande débarquer de nouveau. Ils avaient vidé sans pitié sa plus grosse glacière et emporté les circuits jusqu’à leur atelier désormais installé dans un des énormes modules de déchargement encore disponibles. Leo estimait qu’il ne restait plus qu’un quart de l’Habitat à charger sous le D-620, bien qu’il eût privé les quaddies d’une douzaine de leurs meilleurs techs pour son opération.
Les trois quaddies autour de lui étaient emmitouflés dans plusieurs épaisseurs de T-shirts et des combinaisons abandonnées par les gravs. Des élastiques fermaient les jambes des combinaisons dans lesquelles ils avaient enfilé leurs bras inférieurs. Leurs mains – toutes leurs mains – étaient protégées par de gros gants de cuir et de laine. Parfait. Leo avait craint les engelures. Dans l’air glacé, de petits nuages blancs s’échappaient de sa bouche, aussitôt dissous.
— Pramod, on est prêts, annonça-t-il. Tu peux apporter les lances.
Pramod déroula plusieurs tuyaux qu’il distribua aux quaddies avant de vérifier leurs raccords à la plus proche arrivée d’eau. Leo, après avoir branché les circuits réfrigérants, prit lui-même une des lances.
— Observez bien comment je m’y prends, dit-il. Tout l’art réside dans la façon de laisser couler l’eau en douceur sur les surfaces froides en évitant les éclaboussures. En même temps, il faut bouger sans cesse, de sorte que vos tuyaux ne gèlent pas. Si vos doigts s’engourdissent, arrêtez-vous quelques instants pour vous réchauffer à côté. Inutile d’attraper l’onglée. Vous aurez encore besoin de vos mains.
Il passa à l’arrière du miroir vortex, niché parmi les circuits réfrigérants sans toutefois les toucher. Le miroir était resté à l’ombre plusieurs heures, ce qui lui avait permis de bien refroidir. Après avoir ouvert son tuyau, Leo laissa une grosse bulle d’eau argentée se répandre sur la surface du miroir et se transformer aussitôt en fines plumes de glace. Il projeta quelques gouttes sur les circuits réfrigérants ; elles gelèrent encore plus vite.
— Voilà. Comme ça. Commencez par l’extérieur du miroir. La glace doit être aussi solide que possible, et sans poches d’air. Et n’oubliez pas de placer le petit tuyau qui permettra l’évacuation d’air de la matrice, ensuite.
— Quelle épaisseur faut-il, Leo ? demanda Pramod qui regardait, fasciné, la glace se former sous sa lance.
— Un mètre, au minimum. La masse de glace doit égaler celle du métal. Mais comme nous n’aurons pas droit à une seconde chance, il faut qu’elle soit au moins le double de la masse métallique. J’irai vérifier les réserves d’eau, parce que si on peut arriver à deux mètres d’épaisseur, ce serait encore mieux. Mais on ne peut pas non plus priver l’Habitat d’eau.
— Comment avez-vous pu inventer tout ça ? s’enquit Pramod, très impressionné.
Leo secoua la tête avec ironie. Pramod le croyait capable d’avoir imaginé toute cette procédure technique, comme ça, sur un simple claquement de doigts.
— Je n’ai rien inventé, avoua-t-il. Je l’ai lu. C’est une vieille méthode qu’on utilisait pour les tests préliminaires, avant que la théorie des fractales ne soit perfectionnée et les simulations virtuelles couramment employées.
— Oh…
Pramod eut l’air un peu déçu.
Leo sourit.
— Si tu dois un jour choisir entre le savoir et l’inspiration, mon garçon, choisis le savoir. C’est beaucoup plus sûr.
Du moins l’espérait-il. Il s’écarta et regarda ses quaddies au travail. Pramod avait deux lances, une dans chaque paire de mains. Les bulles dégoulinaient sur les circuits réfrigérants et le miroir ; la glace s’épaississait à vue d’œil. Jusque-là, ils n’avaient pas gâché une seule goutte. Rassuré, Leo adressa un signe à Pramod et quitta la baie pour aller s’acquitter d’une tâche qu’il refusait de confier à quiconque.
Il se perdit deux fois en voulant se rendre au magasin des produits toxiques. Et dire qu’il avait lui-même conçu le nouvel agencement des modules… Rien d’étonnant à ce qu’il croisât autant de quaddies égarés dans les corridors.
Il régnait une température très fraîche dans ce module isolé du reste de l’Habitat, hormis une écoutille en acier épais et toujours fermée. Leo y trouva un de ses étudiants chargés de poursuivre la reconfiguration de l’Habitat.
— Comment ça se passe, Agba ? demanda-t-il.
— Plutôt bien.
Le garçon paraissait fatigué. Ses traits étaient tirés, ses yeux cernés, à la suite des heures interminables passées dans son scaphandre pressurisé.
— Ces stupides crampons nous ont vraiment retardés, mais on commence enfin à en voir le bout. Et le miroir, ça va ?
— Jusqu’à présent, oui. On atteint bientôt la phase de l’explosion, c’est pour ça que je suis ici. Est-ce que tu te souviens où on a pu mettre les explosifs ?
Les murs incurvés du module étaient recouverts de produits divers.
— Oui… ils étaient là.
Leo hocha la tête en souriant, puis son sourire se figea alors que les mots d’Agba pénétraient son esprit.
— Ça veut dire quoi, étaient ?
— On les a utilisés pour faire sauter les crampons.
— Pour faire sauter les crampons ? répéta Leo. Je croyais que vous les coupiez.
— Au début, oui, mais Tabbi a découvert qu’une toute petite charge bien placée pouvait les ouvrir sans problème. Et en plus, on peut en récupérer au moins la moitié, expliqua Agba, très fier de lui.
— Oui, mais… vous n’avez quand même pas tout utilisé ?
— Ben… y a eu un peu de gâchis. On en a renversé, tout d’abord… Dehors, bien sûr, s’empressa-t-il d’ajouter, se méprenant sur l’expression horrifiée de Leo.
Il leva une demi-bouteille pour la lui montrer.
— C’est tout ce qui reste. J’étais justement venu le chercher pour finir le boulot.
Leo lui arracha la bouteille des mains et la tint serrée contre son torse, comme s’il s’agissait d’une grenade.
— Je la garde ! s’exclama-t-il.
— Ah bon ! dit Agba. Désolé.
Il haussa les épaules.
— Ça veut dire qu’il faut se remettre à couper les crampons ?
— Oui. Allez, vas-y, ajouta Leo, de crainte d’exploser lui-même.
Agba, avec un sourire incertain, sortit du module. L’écoutille se referma, et Leo se retrouva seul avec son angoisse.
Réfléchis, mon vieux, s’ordonna-t-il. Ne panique pas. Il y avait sûrement quelque chose dans un recoin de son esprit qui allait surgir, lui permettant de franchir ce mur auquel il se heurtait soudain. Une petite échelle de corde… une fissure…
Il reconsidéra tous les paramètres en comptant sur ses doigts – Oh ! être un quaddie… – mais cette révision ne fit que confirmer ses craintes.
Les principales composantes exigées pour obtenir la forme complexe du miroir vortex étaient au nombre de trois : la matrice de glace, le flan de métal, et l’explosif pour unir les deux. Un mariage pour le moins volcanique. Et quel était le pied le plus important d’un trépied ? Celui qui manquait, bien sûr. Et dire qu’il croyait aborder la phase la plus simple de l’opération…
Désemparé, il entreprit de passer en revue toutes les étagères du magasin pour vérifier le contenu de la moindre bouteille, du plus petit bidon. On ne savait jamais… un litre ou deux de l’explosif auraient peut-être été oubliés quelque part, ou versés dans un autre flacon. Hélas, les quaddies étaient bien trop consciencieux. Tous les produits étaient étiquetés, classés par catégories. Agba avait même remis à jour l’étiquette collée sur la bouteille qu’il tenait à la main : Explosif type B-2,45 cl. Nbre bout restantes : 0.
Et puis, alors qu’il allait succomber au découragement, son épaule heurta un des énormes barils d’essence. Non, pas un… six barils de cette saloperie, atterris on ne savait trop comment ici, et à présent fixés au mur. Où était passé le reste des dix tonnes ? Mystère… De toute façon, il s’en fichait. À ce moment, il aurait volontiers échangé les barils contre trois ou quatre aspirines. Dix tonnes d’essence, alors que…
Il s’immobilisa soudain, cligna des yeux et exhala un « aaah… » de pure béatitude.
Un litre, un seul petit litre d’essence, mélangé à du tétranitrométhane, constituerait un explosif d’une puissance exceptionnelle.
Il aurait fallu le vérifier, pour en être sûr, mais il était certain de ne pas se tromper. Savoir et inspiration étaient, en fin de compte, indissociables. Le tétranitrométhane était utilisé comme source d’oxygène de secours dans plusieurs circuits de l’Habitat et des pousseurs. Il produisait plus de 02 au centimètre cube que l’oxygène liquide, et ce dans une version épurée des anciennes bougies au tétranitrométhane qui, lorsqu’elles brûlaient, exhalaient de l’oxygène.
Le cœur de Leo manqua soudain s’arrêter. Et si quelqu’un avait utilisé le tétranitrométhane, pour gonfler les ballons des petits ou autre chose… ? Bon. Inutile de s’affoler pour rien. Il verrait sur place.
Après avoir pris le temps de ranger la flasque d’explosif à sa place, il inscrivit en grosses lettres rouges sur les barils : CETTE ESSENCE APPARTIENT À LEO. LE PREMIER QUI S’AVISE D’Y TOUCHER AURA PERSONNELLEMENT AFFAIRE À LUI.
Il sortit ensuite en trombe du module et partit en quête du premier terminal de bibliothèque disponible.