II Dans la tente rouge

— Cette eau de vaisselle est froide, grogna-t-il en repoussant son écuelle. Puis lorsqu’il vit le regard patient de la vieille Kerly, qui emportait sa soupe pour la réchauffer, il se traita de vieux grognon imbécile. Mais le fait était qu’aucune de ses épouses – il ne lui en restait qu’une seule – aucune de ses filles, aucune des femmes à son service n’avait jamais su préparer une écuelle de farine de bhan qui valût celles que lui mijotait Shakatany. Quelle cuisinière, celle-là, et si jeune !… sa dernière femme jeune. Et elle était morte, là-bas au Levant, morte jeune, alors que lui continuait à vivre, interminablement, en attendant la venue de l’hiver cruel.

Une fille entra, vêtue d’une tunique de cuir portant l’insigne trifolié de sa lignée, probablement une de ses petites-filles. Elle ressemblait un peu à Shakatany. Il lui parla sans pouvoir se rappeler son nom :

— Est-ce toi, femme, qui es rentrée tard la nuit dernière ?

Il reconnut la forme de sa tête et son sourire. C’était celle qu’il taquinait, celle qui était indolente, impudente, douce, solitaire ; l’enfant née hors saison. Comment diable s’appelait-elle ?

— Je vous apporte un message, Grand Ancien.

— De qui ?

— Un nom à coucher dehors – Jakat-abat-boltreterre ? Je m’y perds.

— Autreterre ? C’est le nom que les Hors Venus donnent à leurs chefs. Où as-tu vu cet homme ?

— Ce n’était pas un homme, Grand Ancien, c’était un Hors Venu. Il m’a chargé de vous saluer et de vous dire qu’il viendra aujourd’hui à Tévar pour parler au Grand Ancien.

— Vraiment ? dit Wold en inclinant légèrement la tête. Cette fille était d’une effronterie ! Et tu lui sers de messagère ?

— S’il m’a parlé, c’est par hasard.

— Voyez-vous ça ! Sais-tu, femme, que chez les hommes de la Terre de Pernmek une jeune fille qui adresse la parole à un Hors Venu est… châtiée ?

— De quelle façon ?

— Peu importe.

— Les hommes de Pernmek ne sont qu’une bande de mangeurs de kloob, des têtes rasées. D’ailleurs, que savent-ils des Hors Venus ? Ils ne viennent jamais sur la côte… Un jour, j’ai entendu dire dans une tente que le Grand Ancien de ma lignée avait eu comme épouse une Hors Venue. En d’autres temps.

— C’est vrai. En d’autres temps. La jeune fille attendait la suite, et Wold se souvenait de nouveau de ces jours lointains. C’était le printemps aux couleurs et aux parfums perdus depuis longtemps, aux fleurs fanées depuis quarante phases lunaires, et, là, une voix dont il avait presque oublié le son. « Elle était jeune. Elle est morte jeune. Morte sans avoir vu l’été. » Il ajouta au bout d’un moment : « En tout cas, qu’une jeune fille aille parler à un Hors Venu, c’est tout autre chose. Il y a une différence. »

— Laquelle ?

Malgré son impertinence, elle méritait une réponse.

— Il y a à ça plusieurs raisons, dont certaines valent plus que les autres. Celle-ci principalement : un Hors Venu n’épouse qu’une seule femme, donc si une femme humaine en épousait un, elle ne lui donnerait pas de fils.

— Pourquoi non ?

— On n’apprend donc plus rien dans la Grand-Tente ? Êtes-vous donc tous si ignorants ? Tout simplement parce que les humains et les Hors Venus ne peuvent concevoir d’enfants ensemble ! Tu ne le savais pas ? De telles unions sont stériles, ou bien la femme accouche de monstres difformes nés avant terme. Ma femme, Arilia, qui était une Hors Venue, est morte d’une fausse couche. Ces gens-là n’ont pas de principes ; leurs femmes sont comme des hommes, elles épousent qui elles veulent. Mais chez les Hommes il y a une loi : les femmes ont des partenaires humains, des époux humains, des enfants humains !

Rolerie avait l’air irrité, presque écœuré. Au bout d’un moment, elle dit en laissant errer son regard sur l’activité fiévreuse des hommes érigeant les murs de la Cité d’hiver :

— C’est une belle loi pour les femmes, à condition de trouver des partenaires…

Elle paraissait âgée de vingt phases lunaires, donc c’était bien elle qui était née hors saison, en plein milieu de la Jachère d’été, époque normalement inféconde. Les fils du printemps avaient maintenant deux ou trois fois son âge, ils étaient mariés et remariés, prolifiques ; ceux qui étaient nés en automne étaient encore tout enfants. Mais plus tard, un printané la choisirait comme troisième ou quatrième épouse ; elle n’avait pas à se plaindre. Peut-être pourrait-il la marier à quelqu’un, cela dépendait de sa filiation.

— Qui est ta mère, mon enfant ?

Elle fixa la boucle de ceinturon de l’Ancien et lui dit :

— Elle s’appelait Shakatany. L’avez-vous oubliée ?

— Non, Rolerie, répondit-il au bout d’un moment. Écoute-moi, ma fille, où as-tu parlé à cet Autreterre ? S’appelle-t-il Agat ?

— C’est là une partie de son nom.

— J’ai donc connu son père et le père de son père. Il est apparenté à la femme… La Hors Venue dont nous parlions. Peut-être est-il le fils de sa sœur ou le fils de son frère.

— C’est à dire votre neveu. Mon cousin, dit Rolerie, et elle éclata de rire. Wold aussi sourit franchement de la logique absurde de cette filiation.

— Je l’ai rencontré lorsque je suis allée voir l’océan, expliqua-t-elle. J’étais sur les sables. Avant cela j’ai vu un courrier qui venait du nord. Aucune des femmes n’est au courant. A-t-il apporté des nouvelles ? La Sudaison va-t-elle bientôt commencer ?

— C’est possible », dit Wold. Il avait encore oublié le nom de cette fille. « Va-t’en, mon enfant, va aider tes sœurs dans les champs », dit-il. Puis, oubliant son existence comme aussi l’écuelle de bhan qui n’était toujours pas revenue, il se leva lourdement et contourna sa Grand-Tente peinte en rouge pour fixer son regard sur le grouillement des travailleurs occupés à bâtir la Cité d’hiver. Plus loin, vers le nord, le ciel du matin était d’un bleu intense, limpide ; c’était un ciel froid sur les collines dénudées.

Il eut un souvenir très vif de la vie que l’on mène dans ces lapinières à toits pointus creusées dans la terre ; il revit les corps recroquevillés d’une centaine de dormeurs, les vieilles femmes qui se réveillent pour allumer des feux dont la chaleur et la fumée pénètrent les pores de la peau, il sentit l’odeur de l’herbe d’hiver qu’on fait bouillir, la chaleur puante de ces bruyants terriers creusés sous le sol glacé. Là-haut, en plein air, régnait un froid pur et silencieux ; et sur cette terre enneigée, balayée des vents, il avait en compagnie d’autres jeunes chassé l’oiseau des neiges, le korio et le gras wespry venu du grand Nord en suivant le cours des rivières gelées, tout cela bien loin, parfois, de Tévar. Et c’était là-bas, juste de l’autre côté de la vallée, qu’il avait vu jaillir d’un champ de neige la blanche tête ballante d’une goule des neiges. Avant cela, avant le temps des neiges, des glaces et des bêtes blanches de l’hiver, il avait eu jadis un temps radieux comme ce jour-là : un vent pur, un ciel bleu, un air froid sur les collines. Et lui qui n’était encore qu’un gosse vivant parmi les gosses et les femmes, il avait vu les faces plates et pâles d’hommes coiffés d’aigrettes rouges et portant des capes d’une étrange fourrure duveteuse de teinte grisâtre ; il avait entendu des voix semblables à des aboiements crier des mots qu’il ne comprenait pas, tandis que ses parents et les Anciens d’Askatévar répondaient sur un ton sévère aux faces plates, leur disant de passer leur chemin. Avant ce jour encore, un homme était descendu du nord en courant, un côté du visage brûlé et ensanglanté, et cet homme avait crié : « Les Gaal ! Les Gaal ! Ils ont traversé notre champ de Pekna !… »

Son cri rauque, il l’entendait encore, plus clairement qu’aucune des voix qu’il entendait tous les jours. Ce cri résonnait à travers toute une vie, à travers ces soixante phases lunaires qui séparaient l’homme qu’il était du gamin d’alors, tout yeux et tout oreilles, qui séparaient cette belle journée de la belle journée de jadis. Où était Pekna ? Perdue sous les pluies et les neiges ; et les dégels de printemps avaient emporté les ossements des hommes massacrés, les tentes pourries, le souvenir et jusqu’au nom de ce lieu.

Il n’y aurait pas, cette fois-ci, de massacre lorsque les Gaal, dans leur marche vers le sud, traverseraient la Terre d’Askatévar. Et cela parce que Wold avait pris ses précautions. C’était une chose qui avait du bon que de vivre aussi vieux avec le souvenir des malheurs d’antan. Il n’était pas un seul clan ou une seule famille de toute cette Terre qui eût été oublié dans les glèbes d’été pour y être surpris à l’improviste par les Gaal ou par les premiers blizzards. Ils étaient tous là. Deux mille environ, y compris les petits automnés qui grouillaient partout, gambadaient et se fourraient dans vos pattes. Tandis que les femmes jacassaient et glanaient dans les champs telles des volées d’oiseaux migrateurs, les hommes, en essaims fourmillants, bâtissaient les maisons et les murs de la Cité d’hiver avec de vieilles pierres sur de vieilles fondations, chassaient ce qui restait des animaux migrateurs, taillaient et remisaient sans fin le bois de la forêt et la tourbe du marais desséché, rabattaient les hann pour les installer dans de grandes étables où ils seraient nourris jusqu’à ce que vînt à pousser l’herbe d’hiver. Tous, en ce labeur poursuivi sans relâche depuis une demi-phase lunaire, lui avaient obéi, et il avait obéi à l’antique Loi des Hommes. Quand surgiraient les Gaal, ils fermeraient les portes de la ville ; quand viendrait le blizzard, ils fermeraient les portes de leur maisons de terre et ils survivraient jusqu’au printemps. Oui, ils survivraient.

D’un mouvement lent et lourd, il s’assit à terre derrière sa tente, allongeant au soleil ses jambes noueuses et couvertes de cicatrices. Le soleil paraissait petit et pâle, bien que le ciel fût d’une pureté sans tache ; on eût dit qu’il mesurait la moitié du grand soleil d’été, qu’il était plus petit même que la lune. Soleil décroissant, froid croissant, pensa-t-il. Le sol était détrempé par les pluies, qui si longtemps les avaient harcelés pendant toute cette phase lunaire, et strié çà et là de petits sillons tracés par les radiceaux en migrations. Quelle question lui avait posée cette fille ? Il s’agissait des Hors Venus – non, du courrier. Ce garçon était arrivé hier soir tout haletant – était-ce hier ? – et avait raconté que les Gaal avaient attaqué la Cité d’hiver de Tlokna, là-bas au nord, près des monts Verts. Était-ce un mensonge ou l’effet de la panique ? Ces barbares à nez aplati, souillés de fange et coiffés de plumes, ces hordes se ruant vers le sud comme des animaux sans abri à l’approche de l’hiver, elles étaient bien incapables de prendre une ville. Les Gaal avaient jadis pris Pekna ? Mais ce n’était là qu’un petit camp de chasseurs, et non une ville entourée de murs. Le messager mentait. Ils survivraient. Et cette vieille imbécile, qu’attendait-elle pour lui apporter son petit déjeuner ? Il faisait chaud maintenant, là, au soleil…

La huitième femme de Wold s’en vint pesamment avec un plat de bhan fumant, constata que son époux était endormi, soupira d’un air maussade et retourna du même pas lourd au feu sur lequel elle faisait la cuisine.

L’après-midi, quand le Hors Venu entra dans la tente de Wold, entouré de gardes rébarbatifs et suivi d’une ribambelle d’enfants qui le moquaient par leurs regards et leurs paroles, Wold se rappela ce que cette fille lui avait dit en riant : « Votre neveu, mon cousin. » Il se leva donc lourdement pour accueillir le Hors Venu, debout, la tête détournée, et lui tendit la main comme on fait d’égal à égal.

Et, sans hésiter, l’étranger le salua comme eût fait un égal. Ces gens-là avaient toujours cette arrogance, cet air de dire : « Je vous vaux bien. » Le croyaient-ils vraiment, c’était là une autre affaire. Cet individu était grand, bien fait, encore jeune ; il avait le port d’un chef. Abstraction faite de son teint foncé et de ses yeux sombres à la lueur inquiétante, il pouvait passer pour humain.

— Salut, Grand Ancien ; je suis Jacob Agat.

— Sois le bienvenu sous ma tente et sous celles de tous les miens, Autreterre.

— Mon cœur vous écoute », dit le Hors Venu, sur quoi Wold ne put se défendre d’un léger sourire : cette formule, il ne l’avait jamais plus entendue depuis le temps de son père. C’était un don étrange que possédaient ces gens-là : se rappeler les usages d’autrefois, déterrer ce qui était enfoui dans un passé lointain. Comment ce garçon pouvait-il donc connaître une expression dont seul Wold et peut-être quelques-uns des hommes les plus âgés de Tévar se souvenaient encore ? C’était là une de ces étrangetés qui valaient aux Hors Venus leur réputation de sorciers ; et c’est pourquoi on les craignait. Mais lui, Wold, ne les avait jamais craints.

— Une noble femme de votre famille a partagé ma tente, et j’ai maintes fois foulé au printemps les rues de votre cité. Je puis donc dire qu’aussi longtemps que je vivrai, nul homme de Tévar ne rompra la paix qui règne entre nos peuples !

— Aussi longtemps que je vivrai, nul homme de Landin ne la rompra !

Ému par son petit discours, le vieux chef avait les larmes aux yeux ; assis sur son coffre tendu de peaux peintes, il s’éclaircissait le gosier et clignotait des yeux. Agat se tenait droit, ses yeux sombres masqués de noir luisant dans son visage sombre. Les jeunes chasseurs qui l’escortaient paraissaient mal à l’aise, les enfants chuchotaient, risquaient des coups d’œil dans la tente, en rabattaient vers l’intérieur le côté ouvert. D’un seul geste, Wold les fit tous disparaître. Le côté de la tente fut abaissé, la vieille Kerly alluma le feu, puis décampa aussitôt, laissant Wold face à l’étranger.

— Assieds-toi », dit-il. Mais Agat ne s’assit pas.

— J’écoute », dit-il. Et il resta debout.

Si Wold ne l’invitait pas à s’asseoir en présence d’autres humains, alors il s’y refuserait ; il ne le ferait pas sans témoins. Ce n’est pas consciemment que le vieux chef aboutit à cette conclusion, mais plutôt par une faculté d’intuition qu’avait aiguisée une longue existence passée à guider les hommes et à les commander.

Il soupira et cria : « Femme ! » de sa voix de basse éraillée. La vieille Kerly reparut en écarquillant les yeux. « Assieds-toi », dit Wold à Agat, et ce dernier s’assit, les jambes croisées près du feu. « Sors », gronda le chef à l’adresse de sa femme, et elle s’éclipsa.

Silence. Minutieusement et laborieusement, Wold ouvrit une petite blague de cuir suspendue au ceinturon de sa tunique, sortit un fragment d’huile de gésine solidifiée, en rompit une parcelle minuscule, remit le morceau en place, referma le sac et mit le fragment sur un charbon ardent au coin du feu. Une fumée âcre et verdâtre monta en une mince spirale. Wold et l’étranger l’aspirèrent profondément, les yeux fermés. Wold s’appuya sur le grand pot d’urine enduit de poix et dit : « J’écoute.

— Grand Ancien, nous avons eu des nouvelles du Nord.

— Nous aussi. Un courrier est arrivé hier de là-bas. Était-ce bien la veille ?

— Vous a-t-il parlé de la Cité d’hiver de Tlokna ?

Le vieillard regarda un moment les flammes du feu, aspirant profondément comme pour tirer de la gésine une dernière bouffée de son parfum, se mordilla l’intérieur des lèvres, son visage sénile étant, il le savait, morne et sans expression – un vrai morceau de bois.

— Il me coûte d’annoncer de mauvaises nouvelles, dit l’étranger de sa voix calme et grave.

— Tu ne nous apprends rien. Nous connaissons la nouvelle. Mais il est difficile, Autreterre, de démêler le vrai du faux dans ce qu’on raconte sur ce qui se passe si loin de nous, dans d’autres tribus, d’autres Terres. Même à un courrier, il faut huit jours pour aller de Tlokna à Tévar, et le trajet demande deux fois plus de temps avec des tentes et des troupeaux de hann. Qui sait ? Les portes de Tévar seront prêtes à se fermer quand arrivera la Sudaison. Quant à vous, puisque vous ne quittez jamais votre cité, vous n’avez certainement nul besoin d’en réparer les portes.

— Grand Ancien, il nous faudra cette fois-ci des portes bien solides. Tlokna avait des remparts, des portes, des hommes en armes. Elle n’a plus rien de tout cela. Ce n’est pas une rumeur. Des hommes de Landin étaient là voici dix jours ; ils surveillaient les frontières de cette Terre pour y voir arriver les premiers Gaal. Mais les Gaal arrivent tous en même temps.

— Autreterre, j’écoute… Écoute maintenant. Il arrive que des hommes prennent peur et fuient devant l’ennemi avant même de l’avoir vu. On entend une chose et puis une autre. Mais je suis vieux. J’ai vécu deux automnes, j’ai vu venir l’hiver, j’ai vu les Gaal marcher vers le midi. Je vais te dire la vérité.

— J’écoute, dit l’étranger.

— Les Gaal habitent au nord, au-delà des plus lointaines Terres habitées par des hommes qui parlent notre langue. Ils ont là-bas, dit-on, de grandes pâtures d’été au pied de montagnes dont les hauteurs portent des rivières de glace. Après la mi-automne, le froid et les animaux des neiges commencent à envahir leurs glèbes, venus du grand Nord où c’est toujours l’hiver ; comme les bêtes, les Gaal émigrent vers le sud.

« Ils emportent leurs tentes mais ne bâtissent pas de cités, ne font pas provision de grain. Ils traversent la Terre de Tévar lorsque les étoiles de l’Arbre se lèvent au couchant et avant que n’apparaisse l’étoile des Neiges, au moment où l’automne va faire place à l’hiver. S’ils tombent sur des familles qui voyagent sans protection, des camps de chasseurs, des troupeaux ou des cultures qui ne sont pas défendus, ils tuent et volent. S’ils voient une Cité d’hiver toute construite et des hommes en armes sur ses murs, ils passent en brandissant leurs lances et en braillant, et nous envoyons aux derniers de la troupe quelques flèches dans les fesses… Ils vont encore très loin et ne s’arrêtent que beaucoup plus au sud ; certains disent qu’il fait plus chaud là où ils passent l’hiver – qui sait ? Mais c’est ça, la Sudaison. Je l’ai vue de mes yeux, Autreterre, j’ai vu les Gaal retourner vers le nord au moment du dégel, quand revivent les forêts. Ils n’attaquent pas les cités de pierre. Ils sont comme l’eau, une eau qui coule bruyamment : la pierre la partage et ne bouge pas. Et Tévar, c’est de la pierre ! »

Le jeune Hors Venu resta à méditer la tête basse assez longtemps pour que Wold pût un moment porter le regard droit sur son visage.

— Tout ce que vous dites, Grand Ancien, c’est la pure vérité ; les choses se sont toujours passées ainsi dans le passé. Mais… les temps ont changé. Je suis un guide parmi mon peuple comme vous en êtes un parmi le vôtre. Si je viens à vous, c’est en chef qui s’adresse à un autre chef pour l’appeler à l’aide. Croyez-moi, écoutez-moi, nos deux peuples doivent s’entraider. Il est chez les Gaal un grand homme, un chef qu’ils appellent Kouban ou Koban. Il a uni toutes leurs tribus pour en faire une armée. Les Gaal ne se contentent plus de voler des hann égarés sur leur chemin, ils assiègent et capturent les Cités d’hiver de toutes les Terres qui bordent la côte, ils tuent les printanés, réduisent leurs femmes en esclavage et laissent des guerriers dans chaque cité pour la tenir sous leur coupe pendant tout l’hiver. Le printemps venu, lorsque les Gaal repartiront vers le nord, ces guerriers resteront ; et ces territoires seront à eux – ces forêts, ces champs, ces glèbes d’été, ces cités et tous leurs habitants… ceux qui auront survécu…

Le vieillard détourna les yeux un moment, puis dit d’un ton pesant, irrité :

— Tu parles, je n’écoute pas. Tu dis que mon peuple sera battu, exterminé, réduit en esclavage. Nous sommes des hommes et tu es un Hors Venu. Réserve tes sombres paroles au sombre destin de ta propre engeance.

— Si les hommes sont en danger, nous sommes encore plus en danger. Savez-vous combien nous sommes maintenant à Landin, Grand Ancien ? Moins de deux mille.

— Si peu ? Que sont devenues vos autres villes ? Ton peuple était établi plus au nord sur la côte, au temps de ma jeunesse.

— Fini, tout cela. Les survivants sont venus à nous.

— Guerres ? Maladies ? Mais vous n’avez pas de maladies, vous autres, Hors Venus.

— Il est difficile de survivre en un monde pour lequel on n’est pas fait, dit Agat, lugubre et laconique. En tout cas, nous sommes peu nombreux, c’est notre faiblesse : nous sollicitons l’alliance de Tévar lors de la venue des Gaal. Et ils viendront d’ici moins de trente jours.

— Et même plus tôt, s’il y en a déjà à Tlokna. Ils sont en retard, la neige va tomber d’un jour à l’autre. Ils doivent se hâter.

— Non, ils ne se hâtent pas, Grand Ancien. Ils viennent lentement parce qu’ils arrivent tous ensemble – ils sont cinquante, soixante ou soixante-dix mille !

Wold eut soudain une horrible vision : il vit une horde interminable défilant en rangs serrés et franchissant les cols des montagnes sous la conduite d’un grand chef à tête plate comme une dalle, il vit les hommes de Tlokna – ou était-ce ceux de Tévar ? – gisant massacrés sous les murs détruits de leur cité, et la glace qui formait comme des dards sur le sang bourbeux… Il secoua la tête pour chasser ces visions. Que lui était-il arrivé ? En silence il se mâchonna les lèvres un moment.

— Eh bien, je vous ai entendu, Autreterre.

— Pas complètement, Grand Ancien. »

Muflerie de barbare, pensa Wold ; mais après tout, c’était un être d’un autre monde et un chef parmi les siens, il le laissa donc poursuivre son discours.

« Nous avons le temps de nous préparer. Si les hommes d’Askatévar font alliance avec ceux d’Allakskat et de Pernmek et s’ils acceptent notre aide, nous pouvons nous constituer une armée puissante. Si nous attendons les Gaal avec cette armée sur la frontière nord de vos trois Terres, alors la Sudaison pourrait bien, plutôt que d’affronter de telles forces, dévier de son chemin et descendre les pistes de montagne dirigées vers l’est. Deux fois dans le passé, ils ont ainsi, d’après nos annales, pris la direction du Levant. Puisque la saison est avancée, le froid déjà vif et qu’il ne reste guère de gibier, il se peut que les Gaal s’écartent de leur chemin et filent sans s’arrêter s’ils rencontrent des hommes prêts à se battre. Si je vois juste, Kouban n’a d’autre tactique que la surprise et la force du nombre. Nous pouvons le déjouer.

— Les hommes de Pernmek et d’Allakskat sont maintenant dans leurs Cités d’hiver, comme nous-mêmes. Tu ne connais donc pas encore les usages des hommes ? On ne fait pas la guerre en hiver !

— Eh bien, dites-le aux Gaal, Grand Ancien ! Faites comme vous voudrez, mais croyez-moi ! »

Le Hors Venu se leva, impulsivement, mû par l’intensité de sa plaidoirie et de sa mise en garde. Wold eut pitié de lui, c’était là un sentiment qu’il éprouvait souvent à l’égard des jeunes gens qui ne savent pas encore quel gâchis la vie fait continuellement de nos passions, de nos projets, de nos existences, de nos actions, tout cela broyé entre le désir et la crainte.

— Je t’ai entendu, dit-il avec une bonté à tout crin. Les Anciens de mon peuple entendront ce que tu m’as dit.

— Dans ce cas, puis-je venir demain pour savoir…

— Demain, après-demain…

— Il reste trente jours, Grand Ancien, trente jours au plus !

— Autreterre, les Gaal viendront et repartiront. L’hiver viendra et restera. Si un guerrier revient chez les siens pour y trouver une maison inachevée quand la terre se fait glace, à quoi cela l’avancera-t-il d’avoir été victorieux ? Quand nous serons prêts à affronter l’hiver, il sera temps de penser aux Gaal… Rassieds-toi donc un moment. De nouveau, il sortit laborieusement de sa blague un grain de gésine pour la dernière bouffée. « Ton père s’appelait Agat, lui aussi ? Je l’ai connu dans ma jeunesse. Et une de mes vauriennes de filles m’a raconté qu’elle t’avait rencontré alors qu’elle se promenait sur les sables. »

Le Hors Venu leva les yeux d’un réflexe rapide, puis répondit :

— Oui, nous nous sommes rencontrés. Sur les sables, avant le flux.

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