Le roc frappait le roc, et c’était un bruit dur et mat qui retentissait sur les toits et les murs inachevés de la Cité d’hiver, et sur les hautes tentes rouges dressées sur son pourtour. Ak ! ak ! ak ! ak ! longtemps se poursuivit ce bruit de percussion, jusqu’à ce qu’on entendît soudain un second battement se superposer au premier en un contrepoint, kadak ! ak ! ak ! kadak ! Un autre encore se joignit au concert sur une note plus haute, y introduisant un rythme syncopé, puis vint un nouveau battement, et d’autres encore, tant et si bien que toute cadence se perdit dans un fracas continu, une avalanche de ces grands coups secs que faisait le roc sur le roc, où le rythme de chaque batteur était submergé, indiscernable.
Tandis que la cascade sonore débitait sans fin son déluge assourdissant, le Grand Ancien des hommes d’Askatévar sortit lentement de sa Grand-Tente et passa entre les rangées de tentes et de feux de camp dont la fumée s’élevait dans les rayons obliques de cette fin d’après-midi automnal. Les jambes raides et la démarche pesante, le vieillard traversa seul le campement de son peuple, franchit la porte de la Cité d’hiver, suivit un sentier ou une rue qui serpentait parmi les toits en forme de tente des maisons, et arriva à un espace libre au milieu de ces toitures pointues. Là étaient assis environ une centaine d’hommes, qui, les genoux au menton, martelaient le roc avec acharnement, en une percussion brutale, qui les plongeait dans une transe hypnotique. Wold s’assit pour fermer le cercle. Deux lourdes pierres usées par l’eau se trouvaient devant lui ; il prit la plus petite et la cogna sur l’autre avec une vigueur qui ne laissait rien à désirer : Klak ! klak ! klak ! À sa droite et à sa gauche, le vacarme allait bon train ; c’était un grondement crépitant de battements désordonnés, où l’on pouvait discerner un instant, de temps à autre, un certain rythme. Le rythme s’évanouissait, resurgissait, comme par un heureux enchaînement. Wold, qui avait attendu son retour, se saisit de ce rythme et, frappant à l’unisson, ne le lâcha plus. Tantôt il l’avait pour lui seul et sa percussion était dominante ; tantôt son voisin de gauche s’y accrochait, et leurs deux pierres se levaient et s’abaissaient d’un seul mouvement ; tantôt c’était son voisin de droite qui l’accompagnait ainsi, puis d’autres batteurs du cercle frappant de concert. Tant et si bien que cette cadence se dégagea du vacarme, s’imposa, plia chacune des voix discordantes à son rythme unique et incessant, et ce fut comme le battement percutant, unanime, infatigable du cœur des hommes d’Askatévar.
Ils ne connaissaient pas d’autre musique, ni d’autre danse.
Un homme bondit enfin et se mit au centre du cercle. Il avait la poitrine nue, les bras et les jambes peints de rayures noires, le visage encadré d’une chevelure qui faisait comme un nuage noir. Le rythme s’allégea, s’affaiblit, s’éteignit. Silence.
— Le messager venu du Nord a annoncé que les Gaal arrivent en force le long de la côte. Ils ont atteint Tlokna. Avez-vous tous entendu ?
Vaste murmure d’assentiment.
— Écoutez maintenant l’homme qui vous a convoqués pour battre pierres ! cria le héraut-chaman ; et Wold se leva péniblement. Il regardait droit devant lui, massif, cousu de cicatrices, immobile comme un roc séculaire.
— Un Hors Venu m’a rendu visite, dit-il enfin de sa voix grave affaiblie par l’âge. C’est leur chef à Landin. Il m’a dit que les Hors Venus ne sont plus nombreux, et il a sollicité l’aide des hommes.
Un brouhaha s’éleva du cercle de chefs de clans et de familles assis immobiles, les genoux au menton. Au-dessus de leurs têtes et des toits de bois pointus qui les environnaient, bien haut dans la lumière froide et dorée, planait un oiseau blanc, messager de l’hiver.
— Ce Hors Venu dit que la Sudaison n’avance pas par clans et par tribus, mais en une seule horde, des milliers et des milliers d’hommes conduits par un grand chef.
— Et qu’en sait-il ? rugit un homme. Le protocole n’était guère strict au Battage de pierres de Tévar, dont les chamans n’avaient jamais fait régner la même discipline qu’en certaines tribus.
— Il a envoyé des éclaireurs au nord ! répliqua Wold du même rugissement. Il a affirmé que les Gaal assiégeaient les Cités d’hiver et les capturaient. C’est ce que notre courrier a dit de Tlokna. Le Hors Venu pense que les guerriers de Tévar devraient s’allier aux Hors Venus et aux hommes de Pernmek et d’Allakskat, faire route jusqu’au nord de notre Terre et dévier la Sudaison vers la piste de montagne. Voilà ce qu’il a dit, et je l’ai entendu. Avez-vous tous entendu ?
Il se fit dans le cercle un tumulte qui n’était pas celui d’un acquiescement unanime ; un chef de clan se leva d’un bond.
— Grand Ancien, dit-il, la vérité parle toujours par ta bouche. Mais quand est-elle jamais sortie de celle d’un Hors Venu ? Depuis quand les hommes écoutent-ils les Hors Venus ? Je n’entends rien de ce qu’a dit ce Hors Venu. Qu’importe si sa Cité est détruite par la Sudaison ? Elle n’est pas habitée par des êtres humains ! Qu’ils périssent, et alors nous pourrons, nous les hommes, nous emparer de leur Terre.
Celui qui avait ainsi parlé, un nommé Walmek, était un grand brun, un fort en gueule ; Wold ne l’avait jamais aimé, et son aversion influença sa réponse.
— J’ai entendu, Walmek. Et ce n’est pas la première fois. Les Hors Venus sont-ils des hommes ou non ? Qui sait ? Peut-être sont-ils tombés du ciel comme dit la légende. Peut-être pas. Personne, cette Année, n’est jamais tombé du ciel… Ils ont figure humaine ; ils se battent en hommes. Et leurs femmes sont bien des femmes, ça je vous le garantis. Ils ont une certaine sagesse. Il vaut mieux les écouter !
Dans leur cercle solennel, tous les batteurs avaient souri d’une oreille à l’autre en entendant Wold faire allusion aux femmes des Hors Venus, et il s’en mordit la langue. Comment avait-il eu la bêtise d’évoquer devant eux ce vieux lien qui le rattachait aux étrangers. En tout cas, c’était de mauvais goût… après tout ça avait été son épouse.
Il s’assit tout confus, et l’on comprit qu’il ne parlerait plus.
Certains chefs, pourtant, furent suffisamment impressionnés par le récit du courrier et la mise en garde d’Agat pour s’opposer à ceux qui ne croyaient pas à la nouvelle ou voulaient en réduire la portée. Un des printanés de Wold, un homme qui adorait les raids et les coups de main, prit fait et cause pour la proposition d’Agat – marcher vers la frontière.
— C’est un coup monté pour éloigner nos hommes, les attirer au nord de notre Terre, où ils seront surpris par les premières neiges, tandis que les Hors Venus en profiteront pour nous voler nos troupeaux et nos femmes, et piller nos greniers. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des vauriens ! poursuivit Walmek. Pour cet homme enclin à débiter des insanités, c’était un sujet en or.
— Nos femmes, voilà ce qu’ils veulent, comme toujours. Rien d’étonnant à ce qu’ils se fassent rares et s’éteignent, ils ne conçoivent que des monstres. Ils veulent nos femmes pour en avoir des enfants humains et les garder pour eux ! Ainsi parla un jeune chef de famille surexcité. « Aagh ! »
Wold grogna, écœuré par ce méli-mélo de contre-vérités, mais il resta assis et laissa Oumaksuman remettre cet individu à sa place.
— Et si ce Hors Venu disait la vérité ? poursuivit Oumaksuman. S’il est exact que les Gaal traversent notre Terre en masse, par milliers ? Sommes-nous prêts à les combattre ?
— Mais les murs ne sont pas achevés, les portes ne sont pas fermées, la dernière moisson n’est pas engrangée, dit un chef plus âgé. C’était cela le fond du problème, bien plutôt que la méfiance qu’inspiraient les étrangers. Si les hommes valides partaient pour le Nord, pourrait-on compter sur les femmes, les enfants et les vieillards pour terminer avant l’assaut de l’hiver l’aménagement de la Cité d’hiver ? Peut-être oui, peut-être non. La parole d’un Hors Venu valait-elle que l’on prît un pareil risque ?
Wold lui-même n’avait pris aucune décision, il paraissait vouloir se ranger à celle des Anciens. Il avait de la sympathie pour le Hors Venu Agat et inclinait à penser qu’il n’était homme ni à se leurrer ni à leurrer les autres ; mais il n’aurait pu en jurer. En somme, les hommes étaient tous des étrangers les uns pour les autres, et pire que des étrangers parfois. On ne pouvait rien affirmer. Une armée de Gaal était-elle en marche vers Tévar ? C’était possible. Mais ce qui était certain c’est que l’hiver allait arriver. Lequel de ces deux ennemis fallait-il affronter en premier ?
Les Anciens inclinaient à ne rien faire, mais le clan d’Oumaksuman obtint qu’on envoyât des messagers aux deux Terres voisines d’Allakskat et de Pernmek pour en pressentir les habitants sur le projet d’une défense commune. Ce fut la seule décision qui fut prise ; le chaman libéra le hann décharné qu’il tenait en réserve pour le cas où l’on serait convenu de faire la guerre, décision qui ne pouvait être scellée que par la lapidation de cet animal. Puis l’assemblée se sépara.
Wold était assis sous la tente avec des hommes de sa famille autour d’un bon bhan chaud lorsqu’il entendit au-dehors tout un remue-ménage. Oumaksuman sortit, ordonna à tout le monde de déguerpir, et rentra dans la Grand-Tente sur les pas d’Agat, le Hors Venu.
— Sois le bienvenu, Autreterre, dit le vieillard en glissant à ses deux petits-fils un regard malicieux, puis-je t’inviter à notre table ?
Il aimait choquer les gens, cela depuis toujours. D’où ses escapades continuelles chez les Hors Venus au temps de sa jeunesse. Cette invitation le libérait du vague sentiment de honte qu’il avait ressenti d’avoir parlé devant les autres hommes de la Hors Venue qui, en des jours si lointains, avait été sa femme.
Calme et grave comme précédemment, Agat accepta et mangea suffisamment pour montrer qu’il prenait au sérieux ce geste d’hospitalité ; il attendit que tous eussent fini leur repas et que la femme d’Ukwet s’en fût allée en trottinant avec les restes, puis il dit :
— J’écoute, ô Grand Ancien !
— Je n’ai pas grand-chose à te dire, répondit Wold. Il rota. « Des courriers sont en route pour Pernmek et Allakskat. Mais peu d’hommes sont en faveur de la guerre. Le froid gagne tous les jours ; pour nous en abriter, il nous faut des murs, des toits. Nous ne nous promenons pas dans le tempassé comme on fait chez les tiens, mais nous savons ce qu’ont toujours été les usages des hommes et nous y restons attachés.
— Vos usages sont excellents, dit le Hors Venu, et c’est peut-être la raison pour laquelle les Gaal les ont adoptés. Lors des précédents hivers vous étiez plus forts qu’eux parce que vos clans étaient unis contre eux. Aujourd’hui ils ont appris de vous que la force réside dans le nombre.
— Il y a un si : si la nouvelle est vraie », dit Ukwet, qui était un des petits-fils de Wold, mais plus âgé, cependant, que son fils Oumaksuman.
Agat leva les yeux vers lui en silence. Et Ukwet dut fuir son regard droit et sombre.
— Si la nouvelle n’est pas vraie, pourquoi les Gaal sont-ils tellement en retard dans leur marche vers le sud ? dit Oumaksuman. Qu’est-ce qui les retient ? Ont-ils jamais attendu que les récoltes fussent rentrées ?
— Qui sait ? dit Wold. L’année passée ils sont arrivés bien avant l’étoile des Neiges. Je m’en souviens. Mais qui peut se rappeler l’avant-dernier hiver ?
— Peut-être suivent-ils la piste de la montagne et peut-être ne vont-ils jamais traverser l’Askatévar, dit l’autre petit-fils de Wold.
— Le courrier affirme qu’ils ont pris Tlokna, dit Oumaksuman d’un ton coupant, et Tlokna est au nord de Tévar sur la piste côtière. Pourquoi donc refusez-vous de croire à cette nouvelle, qu’attendez-vous pour agir ?
— Parce que faire la guerre en hiver, c’est s’y creuser sa propre tombe, grogna Wold.
— Mais s’ils viennent…
— S’ils viennent, nous combattrons.
Il se fit une pause. Pour une fois, Agat ne fixa personne de son regard sombre, mais garda les yeux baissés comme un être humain.
— On dit que les Hors Venus ont des dons étranges, dit Ukwet d’un ton narquois, se sentant le vent en poupe. J’ignore ce qu’il en est, car je suis né sur les glèbes d’été et je n’ai jamais vu de Hors Venus avant cette phase lunaire, à plus forte raison jamais mangé à la même table qu’un Hors Venu. Mais si ce sont des sorciers et s’ils ont de tels pouvoirs, pourquoi auraient-ils besoin de notre aide contre les Gaal ?
— Je ne t’entends pas ! dit Wold d’une voix de tonnerre, le visage empourpré, les larmes aux yeux. Ukwet se voila la face. Exaspéré par cette insolence envers un hôte et sous sa propre tente, comme aussi par son propre état de désarroi et d’indécision qui l’amenait à combattre l’un et l’autre parti tour à tour, Wold respirait péniblement et foudroyait des yeux le jeune homme, qui ne savait où se fourrer.
— Je parle, dit enfin Wold d’une voix sonore et grave qui n’était plus la voix rauque d’un vieillard. Je parle : écoutez ! Des courriers remonteront la piste côtière à la rencontre de la Sudaison. À deux jours d’intervalle, des guerriers les suivront mais sans franchir la frontière de notre Terre – tous les hommes nés entre la mi-printemps et la Jachère d’été. Si les Gaal arrivent en force, ces guerriers les détourneront vers l’est en direction des montagnes ; et, sinon, ils regagneront Tévar.
Oumaksuman laissa éclater une joie hilare et dit :
— Vous êtes notre seul chef, Grand Ancien.
Wold grogna, rota et rentra dans sa coquille :
— Mais c’est toi qui commanderas l’expédition, dit-il à Oumaksuman d’un ton glacial.
Agat n’avait rien dit depuis un bon moment.
— Nous pouvons, affirma-t-il, vous envoyer trois cent cinquante hommes. Nous suivrons la vieille route du littoral et ferons notre jonction avec vos hommes à la limite de l’Askatévar.
Il se leva et tendit la main. Wold ne répondit pas à ce geste parce qu’il lui en coûtait de s’être ainsi engagé et qu’il était encore tout secoué par l’émotion. Oumaksuman bondit, prompt comme l’éclair, et posa sa main sur celle du Hors Venu. Ils se firent face un moment à la lueur du feu, tels le jour et la nuit. Agat sombre et ténébreux, Oumaksuman clair et radieux.
La décision était prise et Wold savait qu’il pouvait l’imposer aux autres Anciens. Il savait aussi que c’était sa dernière décision. Il donnait à ses hommes l’ordre de faire la guerre ; mais le chef des guerriers, ce serait Oumaksuman, qui, à son retour, serait ainsi reconnu comme le chef le plus puissant parmi les hommes d’Askatévar. Wold venait de signer son abdication. Oumaksuman serait le nouveau et jeune maître de cette Terre. C’est lui qui fermerait le cercle des batteurs de pierres, qui prendrait la tête des chasseurs en hiver, des coups de main en été, des grandes errances au fil des longs jours d’été. Son Année commençait…
— Allez, dit Wold à tous les siens de son ton grognon. « Convoque un Battage pour demain, Oumaksuman. Dis au chaman d’attacher à un pieu un hann bien gras et bien sanguin. » Il n’adressa pas la parole à Agat. Tous les grands jeunes gens s’en allèrent. Accroupi auprès de l’âtre, le corps raide et les yeux perdus dans le feu, il semblait en fixer les flammes jaunes comme le foyer d’une gloire perdue, la chaleur d’un été que rien ne lui rendrait jamais.